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Banco a Porto Rico pour Coplan

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  PAUL KENNY
  
  
  
  BANCO A PORTO RICO POUR COPLAN
  
  
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3ea), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L, 122-4).
  
  Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
  
  No 1995 Éditions Fleuve Noir.
  
  ISBN 2-265-05457-7
  
  ISSN 0768-178-X
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Avril
  
  Zepp Ochovitz adorait Genève. Il n’était jusqu’à la netteté des quotidiens que lisaient les hommes d’affaires à la terrasse des cafés, qu’il n’appréciât. Ils les tenaient d’une main, tout en dévorant leurs croissants et en buvant leur café. Le papier n’était pas froissé, ni tordu, ni mutilé, ni taché et, miracle, les doigts n’étaient pas souillés par l’encre d’imprimerie. Quant aux piétons, ils circulaient sans hâte excessive, à l’opposé de leurs congénères de Rome, de Paris ou de New York City.
  
  Genève, cité d’ordre paisible, serrée autour de son lac aux eaux agitées par les voiles blanches, aux myriades de fleurs cernant les taches bleu-vert des fontaines centenaires, pouvait s’enorgueillir de ses murs médiévaux et de ses institutions sacrées, comme de ses somptueuses propriétés sur le bord de l’eau dont les guides tentaient d’estimer la valeur lorsqu’ils indiquaient à leur cargaison de touristes à qui elles appartenaient. Ici, la frivolité était à peine tolérée et le rire retenu comme s’il risquait d’entamer les agios des banques.
  
  Zepp Ochovitz s’assit à une terrasse sur le quai du Mont Blanc et commanda un petit déjeuner, bien qu’il eût déjà sacrifié à ce rite dans sa chambre d’hôtel. Machinalement, il déplia le journal abandonné par le client précédent, consulta les manchettes et fit la moue. Rien d’inaccoutumé. Massacres en Afrique, efforts en vue d’un accord entre les deux Corée, baisse du dollar et inondations dans le Kansas et le Missouri.
  
  Tranquillement, car il était en avance pour le rendez-vous, il grignota ses croissants et but son café. Quand il eut fini, il contempla les joggeurs et les files de passants sur le trottoir impeccablement lavé de frais. Bientôt, il aperçut Valeri Borissov qui obliquait vers l’établissement. Cérémonieusement, il se leva pour l’accueillir. Il savait que l’astronome était sensible aux attentions, tant il était bouffi d’orgueil sur ses capacités.
  
  Souriant avec chaleur, il évita que son regard ne s’appesantisse sur le visage blanc aux traits mous, aux poches sous les yeux délavés, soulignés par des paupières lourdes et injectées de sang.
  
  — Cher ami, que puis-je vous offrir ? s’enquit-il en se rasseyant, imité par l’arrivant.
  
  — Une double vodka. Le temps est plutôt frisquet, sans oublier ce vent froid qui souffle du lac.
  
  Ochovitz claqua des doigts à l’intention du garçon et commanda une double vodka et un expresso. Intérieurement, il s’étonnait que le Russe se montrât si frileux. À Genève, il faisait quand même moins froid qu’à Moscou. Lorsque les boissons furent apportées, Ochovitz se pencha en avant en plongeant son regard dans celui un peu vacillant de son vis-à-vis. Au cours de ses jeunes années, et avant d’être radié du Barreau de Phoenix en Arizona, il avait eu la même attitude quand il interrogeait un témoin convoqué par le district attorney.
  
  — Vous avez réfléchi ?
  
  Borissov tourna la tête en direction du lac.
  
  — La réponse est non, fit-il avec effort.
  
  Ochovitz étouffa un petit rire.
  
  — Vous voilà devenu bien scrupuleux, goloub tchik(1). Pourtant, votre dossier ne révèle pas chez vous des cas de conscience douloureux, des principes rigides, un code de l’honneur austère et exigeant, mais bien plutôt une morale relâchée et une éthique qui laisse à désirer.
  
  Le Russe haussa les épaules.
  
  — Ce n’est pas une question de déontologie mais de survie.
  
  — Survie ?
  
  — Votre projet est dangereux.
  
  — Il l’est, concéda l’Américain. Mais qu’avez-vous à perdre ?
  
  — J’ai une femme et trois enfants à Moscou.
  
  — Dont vous assurez à peine la subsistance, contra Ochovitz. Vos ressources, vous les dilapidez entre les cuisses des filles superbes qu’offre Tania Cherotova dans son bordel du boulevard Kalinine.
  
  L’astronome n’avait pas la langue dans sa poche :
  
  — Ma vie privée ne vous concerne pas. C’est vous qui m’avez approché. Allez donc vous faire voir, si ma réponse ne vous satisfait pas.
  
  Il fit mine de se lever après avoir vidé sa double vodka. Ochovitz posa une main apaisante sur son avant-bras.
  
  — Ne vous énervez pas. Je ne critique pas, j’analyse. J’ai une meilleure offre à vous proposer.
  
  — Laquelle ? questionna le Russe, radouci.
  
  — Trois cent cinquante mille dollars au lieu de deux cent cinquante mille. Avec cet argent, vous pourriez vivre tranquille à l’étranger. Ici à Genève, vous pourriez le placer et, à l’heure actuelle, il vous rapporterait sur un compte bloqué à cinq ans environ treize pour cent, soit quarante-cinq mille cinq cents dollars par an. De quoi vous divertir entre les bras des plus jolies hétaïres de la Terre, en Suisse ou ailleurs. Je conseillerais plutôt ailleurs. Depuis que Calvin s’est installé ici au XVIe siècle, la cité n’est pas réputée pour offrir des plaisirs haut de gamme comme ceux que vous affectionnez. Par exemple, je suis persuadé que les Thaïlandaises recueilleraient plus vos faveurs.
  
  Borissov fit signe au garçon.
  
  — Une double vodka.
  
  Ochovitz se rasséréna. L’astronome était accroché.
  
  — Je n’ai besoin que de votre acceptation verbale. Rien d’écrit. Pas de contrat. Dans les quarante-huit heures, la somme vous est versée sur un compte numéroté dans un établissement bancaire des plus discrets, comme il sied à la Confédération helvétique, à moins que vous ne préfériez un paradis fiscal dans les Caraïbes. Au choix. Naturellement, si vous ne teniez pas votre part du marché, vous le regretteriez.
  
  — Vous n’exigez pas de garanties ?
  
  — Notre garantie, c’est votre vie. Vous la perdriez si vous tentiez de nous doubler. Où que vous soyez, chez Tania Cherotova ou dans un bordel de Bangkok, au coin d’une rue chaude ou dans la baignoire de votre chambre d’hôtel dans un palace des Caraïbes. Nous frappons n’importe où.
  
  Borissov frissonna et tendit la main vers la vodka qu’on lui apportait.
  
  — Justement, quelque chose me gêne.
  
  — Quoi donc ? pressa Ochovitz.
  
  — L’organisation pour laquelle vous travaillez. De quoi s’agit-il ?
  
  Avec des gestes onctueux, Ochovitz alluma une cigarette, aspira une longue bouffée qu’il rejeta à travers les narines.
  
  — Soyez assuré, goloubtchik, qu’il ne s’agit nullement de la Mafia sicilienne, de la Cosa Nostra américaine, de la Ndrangheta calabraise ou de la Camorra napolitaine. Nous ne sommes pas des gangsters. Le nom de l’organisation qui m’a chargé de vous faire cette proposition ne vous dirait rien pour la simple raison qu’il n’existe pas. Nous ne figurons dans aucun registre du commerce ou ni sur la liste des sociétés les plus riches du monde, bien que nous disposions de fonds gigantesques. Si vous voulez absolument une dénomination, acceptez celle-ci : un gouvernement en exil.
  
  Borissov manqua s’étrangler.
  
  — Un gouvernement en exil ? répéta-t-il, abasourdi.
  
  Ochovitz eut un sourire indulgent.
  
  — Je ne vois pas de meilleure définition.
  
  L’astronome coula un regard en direction du quai et, à son tour, admira la propreté du trottoir, des véhicules, des bus et des passants. Quel changement quand on venait de Moscou. Ochovitz attendait patiemment. Il savait que le dénouement était proche. Borissov vida son verre.
  
  — J’accepte, lâcha-t-il.
  
  — Sage décision, goloubtchik, félicita l’Américain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Septembre
  
  Le Vieux tenait la grande forme. Francis Coplan et le commissaire divisionnaire Tourain s’en aperçurent immédiatement. Quand il était au mieux de ses possibilités physiques et intellectuelles, il portait l’uniforme. À l’inverse, c’était un costume civil. La tenue d’été était impeccablement repassée et les plis en fil de rasoir encadraient les décorations françaises à gauche et, à droite, les décorations étrangères et le brevet métallique de parachutiste. Les trois étoiles sur les épaulettes noires brillaient comme si leur éclat cherchait à accrocher les rayons de soleil en provenance du boulevard Mortier.
  
  — Notre ami Tourain sait déjà pourquoi nous sommes réunis aujourd’hui, commença de sa voix bien posée le patron des Services spéciaux français. En voici la raison. Un astronome du nom de Romain Legall a été poignardé de nuit à son domicile, à quelques pas de son observatoire doté d’un télescope géant, un Spacewatch de 91 centimètres de diamètre. Lieu de l’assassinat, la pointe du Grouin près de Cancale en Bretagne.
  
  Coplan alluma une Gitane, intrigué. Un astronome ? Cela était nouveau. Où voulait en venir le Vieux puisque la Bretagne ne figurait pas dans la juridiction de la D.G.S.E. ?
  
  — Rien de crapuleux dans ce meurtre, poursuivit le Vieux. Le tueur a frappé et s’en est allé sans rien déranger ou dérober. Travail proprement exécuté, sans bavures. Pas de carnage. Un simple coup de poignard sous l’omoplate gauche et Legall est mort sur le coup. Pas d’empreintes digitales inconnues dans la demeure, a indiqué la Brigade Criminelle du S.R.P.J. de Rennes. Plus que probablement, la victime connaissait son assassin et lui a ouvert la porte.
  
  — Un crime passionnel ? proposa Coplan qui commençait à s’ennuyer.
  
  — Romain Legall était célibataire, intervint Tourain, et il menait une vie calme et tranquille, entièrement consacrée à l’astronomie. Une gouvernante prenait soin de lui. Elle est hors de cause.
  
  — Nous soupçonnons un autre mobile, reprit le Vieux. Legall aurait pu mettre le doigt sur une découverte importante dans le ciel permettant à la science française d’effectuer un bond en avant. Cette découverte aurait gêné des intérêts privés. En tout cas, c’est la thèse retenue par le C.N.R.S. et le ministère, d’où la raison de votre présence dans ce bureau, mon cher Coplan.
  
  — L’affaire est du ressort de la D.S.T., protesta ce dernier en se tournant vers Tourain.
  
  Le Vieux agita la main.
  
  — Ce n’est pas tout. Une semaine plus tôt, un premier astronome français, Vincent Delarue, a disparu aux Maldives à bord de son Beechcraft Kingair 90, précédant ainsi de trois jours la mort d’un astronome américain du nom de Duff Wilson. Ce dernier a été assassiné à Jaffna, sur l’île de Ceylan.
  
  Coplan comprit alors pourquoi le Vieux l’avait convoqué.
  
  — Vous soupçonnez une affaire aux ramifications internationales ?
  
  — Pas impossible. C’est aussi l’attitude du ministère et du C.N.R.S.
  
  — C’est aussi la mienne, intercala Tourain.
  
  Le Vieux tendit à Coplan trois chemises cartonnées.
  
  — Les dossiers. Pas grand-chose en ce qui concerne Vincent Delarue et Duff Wilson.
  
  Coplan s’adressa à Tourain :
  
  — Pour commencer, j’imagine que vous êtes d’accord pour que nous allions nous promener à la pointe du Grouin ?
  
  — Tout à fait d’accord, acquiesça l’homme de la D.S.T.
  
  — Faites-vous accompagner par Poitevin, le délégué du C.N.R.S., et n’oubliez pas de rencontrer le patron de la Criminelle, le commissaire principal Martineau. Inutile de froisser les susceptibilités, recommanda le Vieux.
  
  — Rendez-vous ici demain, conclut Tourain en se levant.
  
  Durant le reste de la journée, Coplan se consacra à l’étude des dossiers remis par le Vieux. Comme ce dernier l’avait souligné, leur contenu était mince. Certes, la coïncidence était troublante. Trois morts d’astronomes en un délai aussi rapide donnaient à réfléchir. Néanmoins, elles avaient eu lieu dans trois endroits différents du monde. Alors, fallait-il croire à une affaire aux dimensions internationales ou, plus logiquement, se fonder sur la loi des séries ? D’autant que rien n’indiquait que la disparition aux Maldives de Vincent Delarue aux commandes de son Beechcraft Kingair 90 fût due à quelque chose d’autre qu’un simple accident aérien.
  
  Malgré tout, Coplan étudia les dossiers des trois hommes qui tous avaient dépassé la cinquantaine. Avant de s’attacher à leur personnalité, il remarqua qu’ils n’exerçaient aucune autre activité que celle d’astronome. En réalité, ils vivaient de leurs ressources personnelles auxquelles s’ajoutaient les subsides versés par des organismes d’État ou privés : le C.N.R.S. pour Romain Legall et Vincent Delarue, l’University of California at Los Angeles pour l’Américain Duff Wilson.
  
  Professionnellement, ils étaient reconnus par leurs pairs comme hautement qualifiés. Leur tâche consistait à ausculter le firmament quasiment en permanence et à noter les anomalies et les dangers qui surgissaient quotidiennement, certains bénins, d’autres très importants pour la conquête spatiale. Le hasard n’avait pas présidé au choix de l’emplacement où ils avaient installé leur poste d’observation. La pointe du Grouin, les Maldives, Ceylan constituaient des endroits rêvés pour qui souhaitait scruter le ciel. Ces points sur la Terre bénéficiaient dans l’exosphère d’une sorte de tunnel donnant accès directement au ciel le plus large.
  
  Leurs observations donnaient lieu à des rapports qu’ils communiquaient à leur bailleur de fonds.
  
  Dans le dossier, Romain Legall était qualifié d’homme doux et paisible, un rêveur qui avait consacré sa vie à la contemplation du ciel. On ne lui connaissait aucune liaison sentimentale. Quant à Vincent Delarue, il était marié, et Duff Wilson vivait avec une jolie Sri Lankaise qu’il avait envisagé d’épouser.
  
  La personnalité de ces deux derniers était moins connue, certainement parce que la Brigade Criminelle n’avait pas eu le loisir d’enquêter sur leur compte.
  
  Le lendemain, Coplan arriva à la pointe du Grouin en compagnie de Tourain, de Poitevin, délégué du C.N.R.S., et du commissaire principal Martineau du S.R.P.J. de Rennes.
  
  — L’arme du crime n’a pas été retrouvée, monologuait celui-ci. Travail exécuté de sang-froid. Un seul coup porté sous l’omoplate gauche. C’était un samedi soir et le parking de l’hôtel-café-restaurant était fort encombré. L’assassin a eu toute facilité pour s’esquiver sans être remarqué. D’ailleurs, nous n’avons retrouvé aucun témoin, pas plus que nous n’avons pu mettre la main sur des empreintes digitales n’appartenant pas à la victime ou à ses familiers.
  
  — Ses familiers ? releva Coplan.
  
  — J’aurais dû utiliser ce terme au singulier, rectifia le policier. En réalité, une seule personne avait l’habitude de pénétrer dans les lieux. Armelle Cloarec, sa gouvernante. Elle vit à Cancale.
  
  Pendant qu’il visitait les lieux du crime, Coplan interrogea le représentant du C.N.R.S. :
  
  — Vous avez examiné ses notes ?
  
  — Je les ai passées au peigne fin. Rien d’extraordinaire.
  
  Coplan se tourna vers le policier :
  
  — Les papiers personnels ?
  
  — Quasiment rien. La correspondance de la victime se limitait à des sujets professionnels. Romain Legall était l’homme d’une seule passion, l’astronomie. De ce que nous savons et de ce que nous a affirmé Armelle Cloarec, il n’avait pas d’autre corde à son arc.
  
  Néanmoins, Coplan se pencha sur cette correspondance privée mais n’en tira rien, pas plus que de la correspondance professionnelle. Tourain l’assistait, sous l’œil maussade du commissaire principal Martineau, agacé que la D.S.T. et la D.G.S.E. empiètent sur son territoire. Quant à Poitevin, il se cantonnait dans l’observatoire, installé respectueusement devant le télescope géant, le Spacewatch au diamètre de 91 centimètres.
  
  Coplan fit convoquer la gouvernante par Martineau. Celle-ci arriva de Cancale au volant d’une petite Honda rouge. C’était une grande femme au visage austère, aux yeux gris typiquement bretons, au chignon relevé sur le haut de la tête et aux vêtements noirs, en signe de deuil après la mort de celui qu’elle avait servi fidèlement depuis une quinzaine d’années. Elle avait fait vite pour venir et sur ses mains traînaient encore quelques fines écailles d’huîtres qu’elle était en train d’ouvrir au moment de l’appel téléphonique.
  
  Coplan et Tourain l’interrogèrent avec bienveillance, un peu comme si elle était la veuve, ce que probablement elle se considérait, même si entre elle et le défunt n’avait jamais existé de lien sentimental et qu’elle fut sept fois grand-mère. Visiblement, elle était encore bouleversée par la tragédie et les larmes mouillaient sa voix.
  
  — Vous l’avez servi durant presque quinze ans, résuma Tourain, vous connaissiez toutes ses relations. Parmi elles, en aurait-il une qui vous semblerait suspecte ?
  
  — Je l’ai déjà dit au commissaire principal Martineau. M. Legall ne fréquentait personne. En revanche, il écrivait beaucoup, mais toujours à ses correspondants professionnels.
  
  — Pourtant, la police pense que, la nuit du meurtre, il a ouvert sa porte à un familier.
  
  — Je ne vois vraiment pas qui ce pourrait être.
  
  Coplan prit le relais :
  
  — Vous qui le connaissiez bien après toutes ces années, avez-vous remarqué un changement de comportement dans son attitude, dans ses habitudes ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Non.
  
  Dépité, Coplan s’apprêtait à mettre fin à l’entretien lorsque, brusquement, Armelle Cloarec leva une main hésitante.
  
  — Attendez, il y a peut-être quelque chose.
  
  Coplan et Tourain tendirent l’oreille.
  
  — Le voyage à Porto Rico, déclara-t-elle, les yeux soudain plus vifs. Voici deux mois. Il faut vous dire que M. Legall détestait voyager. Il était du genre casanier. En outre, il éprouvait une peur bleue de l’avion depuis que les terroristes du Moyen-Orient placent des explosifs dans les soutes à bagages. Et, soudain, il décide d’aller à Porto Rico où il était invité. J’en étais estomaquée. Malgré mon insistance, il a refusé de m’en dire plus mais paraissait gêné. Il est resté là-bas près de trois semaines.
  
  — Qui l’avait invité ? voulut savoir Coplan.
  
  — Je l’ignore.
  
  — Comment était-il à son retour ? questionna Tourain.
  
  — Très triste. Il mangeait du bout des lèvres.
  
  — Un chagrin d’amour ?
  
  — Ce n’était pas le genre. Plutôt une déception professionnelle.
  
  — Il a été prolixe à ce sujet ?
  
  — Non. Complètement silencieux. Pas un mot sur son séjour à Porto Rico.
  
  Coplan et Tourain ne tirèrent plus rien d’Armelle Cloarec. Ce soir-là, Coplan invita Martineau, Poitevin et Tourain autour d’une table abondamment fournie en fruits de mer et en moules marinières, dans un restaurant coté sur le quai de Cancale.
  
  — J’ai toujours été un fana des huîtres creuses, saliva Tourain, pourtant habituellement connu pour se contenter de sandwiches aux rillettes.
  
  Le lendemain, Coplan était à son bureau, confortablement installé devant sa console reliée à l’ordinateur central. Assez rapidement, il localisa le voyage à Porto Rico de Romain Legall. Départ sur le vol Air France AF 043 avec changement à Miami pour le vol Américain Airlines AA 694. Retour par les vols AA 1400 via New York City et AF 078.
  
  Bien évidemment, l’ordinateur resta muet sur les allées et venues de l’intéressé sur l’île que Washington tentait désespérément de transformer en 51e État.
  
  Il alla en rendre compte au Vieux qui fumait un des merveilleux havanes que lui envoyait l’attaché militaire à Cuba.
  
  — Le ministère est très préoccupé par cette affaire, répéta ce dernier. Il semble que, tout à coup, ce soient les choses du ciel qui priment celles de la terre. Je ne peux lutter contre, alors obéissons. Mon cher Coplan, vous avez deviné où je veux en venir.
  
  — Je file à Ceylan et aux Maldives ?
  
  — Dans un premier temps. Ensuite, peut-être à Porto Rico.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Après la brève parenthèse pacifique qui n’avait duré qu’un an, la minorité tamoule avait repris la guerre civile qui l’opposait à l’armée sri lankaise. Sous la bannière de la L.T.T.E., Liberation Tigers of Tamil Eelam, les rebelles qui combattaient pour l’indépendance du nord-est de l’île de Ceylan, où ils étaient majoritaires, harcelaient vaillamment les troupes gouvernementales pour qui Jaffna, la ville-sanctuaire des Tamouls, était devenue un piège fatal.
  
  Dans cette atmosphère de siège, Coplan, qui voyageait sous l’I.F. de Francis Catry, rendit visite au quartier général de la police où il fut reçu par le commandant de la Sécurité Publique, un major nommé Awardenne. Vêtu d’un uniforme froissé, souillé de cendres de cigare et de taches suspectes, l’homme paraissait indolent et paresseux, et peu disposé à quitter son bureau merveilleusement climatisé pour se rendre sur le terrain. Par ailleurs, il était un peu ridicule avec sa moustache en guidon de vélo qui imitait celle des sergents-majors de l’armée des Indes au temps des fastes de l’Empire britannique. De plus, son abord était franchement antipathique.
  
  — Ce sont des bandits tamouls qui ont tué et dévalisé Duff Wilson, affirma-t-il catégoriquement. Il circulait seul à bord de sa voiture dans une zone particulièrement dangereuse où pullule cette racaille tamoule. Des gens sans foi ni loi. Ils ont bloqué la route et il a été forcé de stopper. Ils ne lui ont pas fait de quartier. C’est dans leurs habitudes. Qu’attendre d’autre de pareils scélérats ?
  
  Lancé dans cette diatribe, il était difficile de le stopper et Coplan n’essaya pas de le faire. Quand le major Awardenne eut épuisé le sujet, Coplan tenta d’approfondir les choses :
  
  — Vous avez recueilli des témoignages et des preuves allant dans le sens de votre thèse ?
  
  Une expression offusquée fit trembler la moustache en guidon de vélo.
  
  — Les témoins ne parlent pas, quand ils existent. Ils ont trop peur des représailles. Laissez-moi ajouter que l’ambassade et le consulat des États-Unis partagent nos conclusions. Ce sont ces salopards de rebelles qui ont commis ce meurtre.
  
  — Votre enquête a peut-être manqué de subtilité ? insinua Coplan, offensant à dessein son interlocuteur.
  
  Effectivement, le major bondit, outragé :
  
  — Subtilité ? C’est un mot qu’il me faudrait chercher dans le dictionnaire. Ici, quotidiennement, nous sommes confrontés à des pillages, des viols, des assassinats. Où devrait intervenir la subtilité ? C’est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. Vous autres Occidentaux êtes riches. Vous vous autorisez tous les luxes, pas nous. Nous nous contentons d’enregistrer tous ces crimes.
  
  — Et de les inscrire dans vos statistiques ?
  
  Awardenne eut un rictus méprisant.
  
  — Vous êtes affligé d’une personnalité particulièrement déplaisante, monsieur Catry. Une chose dont je me réjouis, c’est que vous ne serviez pas sous mes ordres. La subtilité n’a jamais été synonyme d’efficacité.
  
  Le ton était insultant mais Coplan s’en moquait. Il savait que la police ne s’était livrée à aucune enquête et avait considéré comme acquis que la mort de Duff Wilson avait été occasionnée par des pillards tamouls, une mort qui était entrée, parmi tant d’autres, dans les statistiques de la police sri lankaise.
  
  Malgré tout prudent, il quitta l’officier sur une formule courtoise et se rendit au consulat des États-Unis où le vice-consul lui confirma d’une voix indignée que son ambassade et lui-même tenaient l’homicide de leur compatriote pour un acte criminel perpétré par les rebelles luttant contre le gouvernement de Colombo.
  
  — Une perte énorme pour la science, déplora-t-il, le visage grave. Duff Wilson recueillait des renseignements fort intéressants qu’il communiquait à l’University of California at Los Angeles qui le parrainait.
  
  — Avait-il découvert récemment quelque chose qui sortait de l’ordinaire ?
  
  — Je ne le pense pas.
  
  Poitevin, l’homme du C.N.R.S., avait eu la même réponse lorsque Coplan l’avait interrogé sur les informations récentes transmises par Romain Legall.
  
  — Vous le connaissiez bien ?
  
  — Je dînais une fois par semaine chez lui. Sa compagne, Mallika, cuisinait les plats sri lankais traditionnels de façon merveilleuse.
  
  Quand il lui rendit visite, Mallika ne cuisinait pas, mais nourrissait de graines un couple de perroquets au plumage rouge, vert et or. L’espace entourant la maison était planté de goyaviers et de jaquiers. Les fruits de ces derniers, à l’odeur ravageuse de végétation pourrie, monopolisaient l’atmosphère au grand désagrément de Coplan qui ne supportait pas leurs effluves, à tel point qu’il n’était jamais parvenu à goûter à leur chair que les gourmets affirmaient délectable. En contrebas de la demeure, sur le flanc de la colline, des femmes se livraient au labeur harassant de la cueillette du thé « champagne ».
  
  Dans les veines de Mallika coulait le sang des envahisseurs européens, portugais, néerlandais, français et anglais, qui avaient posé le pied sur l’île et avaient choisi femme chez les Cinghalaises. Ce mélange ancestral avait donné une superbe créature à la peau claire, aux yeux noirs immenses, et à la chevelure d’ébène striée de mèches blondes.
  
  Coplan lui exposa les raisons de sa venue et, immédiatement, les joues de la jeune femme se mouillèrent de larmes. Dans un excellent anglais, elle raconta combien elle avait vécu heureuse avec son amant américain, un homme intelligent et bon, un savant pour qui le ciel était aussi familier que les goyaviers et les jaquiers de son jardin.
  
  — Il vous parlait de ses découvertes ? questionna Coplan devant le jus de goyave qu’elle lui avait offert.
  
  — Franchement, je n’étais guère intéressée.
  
  Il alluma une des Gitanes qu’il avait apportées de Paris.
  
  — Pourrais-je visiter son bureau ?
  
  — Vous avez eu du flair de venir aujourd’hui. Le consulat américain a prévu de le déménager demain ainsi que l’observatoire. Ce sera une corvée pour moi car je déteste le vice-consul. Il me méprise parce que je vivais en concubinage avec Duff. La seule chose qu’il apprécie en moi, c’est ma façon de cuisiner. Finissez donc votre jus de goyave et je vous emmène.
  
  Pas plus qu’à la pointe du Grouin, Coplan ne comprit les inscriptions cabalistiques truffant les annotations du défunt. Il se contenta donc à les photocopier dans l’intention de les transmettre à Poitevin. Après tout, consciemment ou inconsciemment, l’Américain avait pu mettre le doigt sur une découverte importante en observant les étoiles.
  
  Ceci fait, il consulta les archives, déchiffra les rapports expédiés à l’University of California at Los Angeles et bâilla d’ennui devant le caractère ésotérique de ces longues pages. Le temps passa vite et Mallika réapparut et abaissa le commutateur.
  
  — Le crépuscule est tombé. Je dois reconnaître que vous avez de bons yeux.
  
  Il se tourna vers la fenêtre. Effectivement, le disque solaire s’enfonçait au-delà de la plantation de thé dans un rougeoiement éclatant.
  
  — Vous devez avoir faim ?
  
  — À vrai dire, oui, avoua-t-il.
  
  — Venez, j’ai préparé un sha jehani korma.
  
  Mallika avait installé la table du dîner sur une terrasse vitrée d’où étaient exclus les moustiques et qui était délicieusement rafraîchie pour chasser la moiteur ambiante. Les flammes des bougies plantées dans les chandeliers frémissaient sous le souffle régulier du climatiseur. À l’entrée de la terrasse, et conformément à la tradition bouddhiste, un peu d’encens brûlait devant le chevalet qui supportait le portrait de Duff Wilson exécuté par un artiste local.
  
  Le sha jehani korma fut succulent et Coplan félicita l’hôtesse.
  
  — Comment faites-vous ?
  
  — C’est un plat compliqué, à base d’agneau, de yaourt, de girofle, de cannelle, de poivre rouge, de cardamome, de grains de pavot, de macis en poudre, de noix de muscade, de curcuma, de gingembre, de pistaches, d’amandes, d’abricots secs, d’oignons, de safran et de coriandre.
  
  — C’est tout ? Vous n’oubliez rien ? plaisanta-t-il.
  
  Elle sourit à son tour.
  
  — J’ai oublié le cumin.
  
  — C’est une O.N.U. culinaire.
  
  Ils terminèrent leur repas par une salade de fruits frais, des goyaves, des sapotilles, des ramboutans et des mangoustans, puis Mallika servit le thé. Elle venait d’emplir les tasses lorsqu’un gros insecte sombre, venu du salon attenant, anesthésié par l’air froid, se posa avec indolence sur son épaule gauche. Calmement, elle plaça la théière entre les tasses et, de son poing droit, écrasa l’importun. Le geste fut fatal au beau tissu d’un blanc immaculé de sa blouse brodée à la mode tamoule, car l’insecte laissa une grosse tache noire. Mallika eut une moue dégoûtée et, instantanément, tourna les talons.
  
  — Je vais me changer, lança-t-elle à Coplan.
  
  Coplan fut en alerte dès qu’il la vit revenir. À la place de la blouse, elle portait un T-shirt jaune sur lequel était dessinée l’esquisse de la forteresse El Morro à San Juan de Porto Rico, dont le nom figurait d’ailleurs dessous.
  
  — Duff Wilson était originaire de Porto Rico ? questionna-t-il d’un ton léger en sachant pertinemment que l’intéressé était né dans le Nebraska.
  
  Elle passa sa main sur le tissu.
  
  — Vous faites allusion à ce T-shirt ? Duff me l’a rapporté de Porto Rico il y a six semaines. Avec d’autres cadeaux merveilleux.
  
  — Qu’allait-il faire là-bas ?
  
  — Il ne me l’a pas dit et, comme toutes les femmes asiatiques, je ne pose pas de questions indiscrètes à un homme. C’était sans doute pour son travail.
  
  — Il est resté longtemps ?
  
  — Un peu moins de trois semaines.
  
  Il était donc à Porto Rico en même temps que Romain Legall, calcula Coplan. Voilà un élément qui resserrait les liens entre ces morts suspectes, exulta-t-il. Lui qui avait été sceptique jusque-là commençait à changer d’avis.
  
  — Il s’absentait souvent ?
  
  — Non, jamais. Du moins, pas depuis que je vivais avec lui, c’est-à-dire quatre ans. Sauf une fois, cependant, quand il est allé aux Maldives rendre visite à un confrère, un Français comme vous.
  
  Coplan tressaillit. Vincent Delarue ?
  
  — C’était quand ?
  
  — Il y a environ deux ans.
  
  — Il vous a emmenée ?
  
  — Non. J’ai profité de son voyage pour aller passer trois semaines dans ma famille à Colombo.
  
  Il l’interrogea encore longuement mais n’apprit rien d’intéressant. Vers minuit, il se leva pour prendre congé et se souvint alors qu’il avait laissé dans le bureau les photocopies destinées à Poitevin. Il s’en alla les chercher. Sur le chemin du retour, entre l’observatoire et la demeure, alors que, d’une main, il se bouchait les narines pour ne pas respirer l’odeur des fruits du jaquier qu’il considérait comme nauséabonde, il s’arrêta net. À travers la vitre de la terrasse, il venait d’apercevoir deux silhouettes masculines encagoulées de noir.
  
  Au pied d’un goyavier, il posa le sac en plastique contenant les photocopies et, précautionneusement, ses oreilles à l’affût, avança vers la maison.
  
  Sur une table de jardin, Mallika avait abandonné un exemplaire du magazine Elle dans son édition en langue anglaise. Il s’en empara et, dans le sens de la longueur, le roula en un cylindre compact. Grâce à un léger détour, il atteignit les trois marches de l’escalier qui desservait l’arrière de la demeure. La porte n’était pas verrouillée. Il entra et enfila le couloir obscur en se dirigeant à tâtons. En débouchant dans la partie postérieure du hall, il s’arrêta pour se repérer et tendit l’oreille. Bruits suspects en provenance du salon. Il marcha dans cette direction.
  
  La porte du salon s’ouvrit devant lui et les deux silhouettes encagoulées surgirent sur le seuil. À la main, elles tenaient des poignards à la lame ensanglantée. Les deux hommes marquèrent un temps de surprise qui fut favorable à Coplan. D’un bond, il fut sur le premier et, à l’aide de son arme improvisée, lui porta un coup violent et sec au niveau de la carotide. Le choc créa une dépression dans l’artère, un caillot se forma, monta au cerveau et rompit le fil de la vie.
  
  Tué sur le coup, l’homme chuta de tout son long en lâchant son poignard que Coplan se baissa pour ramasser. Cependant, l’acolyte ne lui en laissa pas le temps. Sa lame partit de haut en bas en visant la carotide. À cet instant, Coplan se propulsa sur le dos et ses chevilles cisaillèrent celles de son adversaire qui, malgré tout, tenait fermement son arme. Le coup dévié, il tenta de se rétablir. Cet homme était puissant et musclé, et pesait un poids respectable. D’un effort surhumain, il se plaqua sur Coplan qui, à travers les trous dans la cagoule, voyait les yeux briller dangereusement. D’un coup fulgurant sous le menton, porté avec le tranchant de la main, il lui releva la tête et, déséquilibré, l’homme bascula légèrement sur le côté. Sa force de récupération était étonnante puisque, dans l’instant qui suivit, sa lame plongea vers le cœur de Coplan qui parvint à se dérober à l’ultime seconde, et l’acier se planta dans le bois du plancher.
  
  Coplan réussit à s’arracher à l’étreinte pesant sur lui et se jeta vers l’endroit où gisait le premier poignard. Le manche bien en main, il se remit debout. L’autre l’avait déjà imité et se dandinait d’un pied sur l’autre en cherchant à porter le coup fatal.
  
  Coplan sut immédiatement que le duel serait sans merci. Son adversaire s’avança lentement. Sa main libre battait l’air pour tromper son opposant. Il ignorait que ce dernier était un expert en la matière. Mille fois, il avait eu l’occasion, à l’entraînement ou sur le terrain, d’agiter vicieusement la main qui ne tient pas l’arme, pour capter l’attention de l’ennemi. Dès que les yeux d’en face décrochaient l’espace d’une seconde en direction de la main-appât qui bougeait, il fallait bondir et frapper au cœur sans rémission, sinon la pointe de la lame adverse transperçait celui de l’hésitant.
  
  Cette fois, il en fut de même. Coplan réussit à bluffer la masse athlétique qui se mouvait devant lui et, inexorablement, son geste fulgurant se révéla mortel.
  
  Sans plus attendre, il entra dans le salon, épouvanté à l’idée de ce qu’il allait découvrir. Hélas, son pressentiment, alimenté par la vision des lames ensanglantées des deux poignards, se révéla fondé.
  
  Mallika gisait sur l’épais tapis aux arabesques multicolores et tarabiscotées qui étaient une spécialité de Jaffna. Les grosses fibres absorbaient goulûment le sang qui s’écoulait des deux affreuses blessures dans le cou.
  
  Romain Legall aussi avait été tué à l’aide d’un poignard, se souvint Coplan à cet instant-là, en s’agenouillant près du corps. Tout de suite, il fut visible qu’il ne pouvait secourir la jeune femme. Alors, délicatement, le cœur serré, il rabattit les paupières et déposa un baiser léger sur la joue qui déjà tiédissait.
  
  Il ressortit pour aller récupérer le sac contenant les photocopies et quitta les lieux au volant de la Bronco de location.
  
  Par crainte d’attaques-suicides de la part des commandos tamouls, le quartier général de la police se trouvait en état de siège. Tout autour, les vieilles maisons avaient été dynamitées pour créer un no man’s land éclairé à giorno par les puissants projecteurs des miradors. Devant le mur d’enceinte, d’antiques chars d’assaut de fabrication soviétique veillaient au grain. À la porte d’entrée, derrière leur fortin constitué de sacs emplis de sable, les sentinelles caressaient la crosse de leur Kalashnikov.
  
  Coplan rencontra les pires difficultés pour obtenir que l’on réveillât le major Awardenne. Le chef de poste semblait terrorisé par l’éventuelle réaction de son supérieur. Enfin, au bout d’une heure, il consentit à téléphoner. Une autre heure fut nécessaire avant qu’Awardenne daignât se présenter au poste de police.
  
  Son regard traduisait admirablement sa colère, qu’il réfrénait dans sa voix.
  
  — Je vous écoute, fit-il d’un ton glacé.
  
  Coplan lui relata les événements de la nuit. Awardenne ne l’interrompit pas et, quand il eut fini, il commanda le rassemblement d’une équipe de policiers et d’une puissante escorte. À bord de la Ford Bronco, Coplan précéda la cohorte de véhicules aux tourelles armées de mitrailleuses.
  
  Quelle ne fut pas sa surprise quand il arriva à destination ! Les trois cadavres avaient disparu, ainsi que le tapis gorgé de sang et les poignards. Le plancher avait été soigneusement lavé et, dans l’intervalle, l’eau avait eu le temps de sécher, d’autant que la climatisation avait été coupée afin d’accélérer le processus. Seule demeurait le trou étroit creusé dans le bois par la pointe du second poignard. Évidemment, ce n’était pas une preuve suffisante pour convaincre le major qui contenait mal sa fureur :
  
  — Franchement, monsieur Catry, vous vous moquez de moi !
  
  — Je vous assure que…
  
  Sous son bras gauche, Awardenne serrait un stick, à la manière des officiers britanniques de l’armée des Indes. De sa main droite, il le saisit et frappa violemment Coplan en travers de la gorge. Le coup arracha à ce dernier un cri de douleur. Impossible de répliquer, se raisonna-t-il, empourpré de colère. Les policiers l’auraient assommé sur-le-champ et jeté dans un cul-de-basse-fosse à leur retour au quartier général. Il serra les poings de rage mais n’esquissa pas un geste pour venger l’affront.
  
  Awardenne s’approcha de lui et, en postillonnant sous sa moustache ridicule, l’apostropha avec virulence :
  
  — Monsieur Catry, j’ignore quelles véritables intentions ont présidé à votre venue dans ce pays, mais, dès que j’ai posé mon premier regard sur vous, j’ai su que vous étiez pourri jusqu’à la moelle des os. Ici, nous n’avons pas besoin de personnages de votre espèce. C’est pourquoi je vous expulse comme la loi martiale m’en donne le droit. Certes, à vos yeux, railla-t-il, cette décision manquera de subtilité, je vous le concède. Nous allons passer par votre hôtel, vous rassemblerez vos affaires et nous vous transférerons par avion à Colombo. Ne vous occupez pas de la restitution de votre Ford, nous nous en chargerons.
  
  Coplan ne protesta pas. Il n’avait plus rien à faire à Ceylan. En ce qui concernait la mort de Mallika, il n’éprouvait aucun doute. Le meurtre n’avait pas été commis par des pillards tamouls mais par des tueurs à gages. Il était plus que probable que ce nouvel assassinat était lié à ceux de Duff Wilson et de Romain Legall.
  
  Néanmoins, ne voulant pas être en reste, il décocha sa flèche du Parthe :
  
  — Vous refusez de me croire. Cette attitude me rappelle un vieux proverbe chinois. Quand le sage montre du doigt la lune, l’imbécile regarde le doigt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  L’eau était putride parce qu’elle baignait des coraux morts. En bateau, la traversée entre l’aéroport situé sur l’île de Hulule et Male, la capitale, durait environ vingt minutes. L’océan était sillonné par les dhonis, chargés du produit de la pêche, et constellé de particules de volubilis, cette plante pionnière des plages de sable tropicales, dont le ressac arrachait des fragments pour les entraîner vers le large.
  
  Coplan évita de justesse un jet de salive, nourri de bétel et de clous de girofle, projeté par un vieux Maldivien, et que le vent avait déporté dans sa direction. L’homme se confondit en excuses.
  
  Quand Coplan arriva enfin à Male, il se fit conduire au Nasandhura Palace Hotel, situé à quelques encablures du Chantier Naval, où il se doucha et changea de vêtements avant de téléphoner à Laure Delarue, l’épouse de l’astronome disparu à bord de son Beechcraft Kingair 90. Il lui exposa les raisons de sa venue et elle l’invita à déjeuner le lendemain.
  
  En retrait de la plage, elle habitait une maison en pierre corallienne, au toit recouvert de feuilles de palmier, construite à cent mètres de l’observatoire et de son télescope géant. La demeure donnait une impression de solidité et de résistance aux fortes pluies de la mousson. Tout autour, les couronnes immenses des manguiers et les hauts palmiers semblaient vouloir flirter avec le télescope. Se dressaient encore des arbres à pain, des papayers et des bananiers, tandis que des hibiscus mêlaient leurs couleurs variées et éclatantes à celles des frangipaniers, des bougainvillées et des phlox.
  
  Laure Delarue était une femme sportive aux larges épaules et à la peau bronzée. Ses yeux clairs se voilèrent de tristesse quand elle évoqua la mémoire de son mari.
  
  — Pour moi, il est mort, déclara-t-elle, car il est impensable qu’il soit quelque part et qu’il ne me donne pas de ses nouvelles. Ce que je regrette, c’est que son corps n’ait pas été retrouvé.
  
  — Vous croyez que son appareil s’est abîmé dans les flots ?
  
  — J’en suis sûre, d’autant qu’un indigène m’a assuré que l’épave du Beechcraft se trouverait au nord-est de l’atoll de Giravaru. Je possède la position approximative. Mais venez donc, le garudiya n’attendra pas.
  
  — Le garudiya ?
  
  — Une soupe de poissons, avec du riz, des piments, des oignons crus et du jus de citron.
  
  Le plat était succulent, constata Coplan, ravi. Tout en le dégustant, il n’oublia pas les raisons qui l’avaient amené aux Maldives. Mine de rien, il évoqua Porto Rico et Laure Delarue mordit à l’hameçon :
  
  — Voici deux mois, mon mari y a effectué un voyage.
  
  — Dans quel but ?
  
  — Une rencontre professionnelle entre astronomes. L’aller et retour était payé ainsi que les frais de séjour. J’avais l’intention d’accompagner Vincent mais j’ai été complètement immobilisée après une plongée dans une zone inconnue. Je n’ai vraiment pas eu de chance. J’ai été piquée par des oursins-diadèmes, des anesthosomas et des hermodices. J’étais couverte d’ampoules envenimées et de blessures urticantes. En outre, j’avais mal récupéré du choc provoqué par ma rencontre avec une physalie. J’ai donc recommandé à Vincent de partir sans moi.
  
  — Qui étaient les autres astronomes ?
  
  — Ils étaient trois. Vincent n’en connaissait qu’un, celui dont vous m’avez parlé et qui est mort assassiné à Ceylan, Duff Wilson. Nous l’avions reçu ici. Un homme fort sympathique.
  
  Trois, calcula Coplan. Romain Legall et Duff Wilson. Qui était le troisième ? Était-il mort lui aussi ?
  
  — À son retour, que vous a-t-il raconté sur son séjour à Porto Rico ?
  
  Elle fronça les sourcils et se leva.
  
  — Je vais chercher le dessert, éluda-t-elle.
  
  Il s’agissait de bananes flambées au rhum.
  
  — C’est étrange, annonça-t-elle enfin d’une voix oppressée, il me dissimulait quelque chose, je l’ai bien senti. Il s’est surtout étendu sur l’aspect touristique de son voyage. Je n’allais pas me satisfaire de ses dérobades, si bien que, quand même, il m’a révélé que l’homme qui les avait invités et qui avait réglé tous leurs frais de déplacement, leur avait fait une proposition curieuse, assortie d’une fort belle rémunération que tous avaient refusée, malgré l’ampleur de la somme offerte.
  
  — Combien ?
  
  — Il ne l’a pas précisé.
  
  — A-t-il cité son nom ?
  
  — Non.
  
  — À quel hôtel résidait-il à San Juan ?
  
  — Au Caribe-Hilton.
  
  Après avoir bu son café, Coplan réclama des cartes géographiques et localisa l’atoll de Giravaru où un indigène prétendait que gisait l’épave du Beechcraft.
  
  — Où se rendait votre mari lorsqu’il est monté dans son appareil ?
  
  — À Colombo, en vue d’acheter des pièces mécaniques destinées au télescope.
  
  Coplan étudia la carte.
  
  — Colombo, remarqua-t-il, se loge au nord-est de l’aéroport de Hulule et l’atoll de Giravaru au nord-ouest. Pourquoi votre mari aurait-il pris la direction opposée ?
  
  — À cause des vents. C’est ce que font les pilotes. Ensuite, plus au nord, ils reviennent à leur direction première.
  
  Satisfait, Coplan restitua les cartes.
  
  — Savez-vous que je suis un expert en plongée sous-marine ? Je pourrais peut-être vous aider à retrouver l’épave si elle est bien où votre indigène la situe.
  
  Elle battit des mains.
  
  — Vraiment vous pourriez ?
  
  — Bien sûr.
  
  Le lendemain, dans Marine Drive, le long du port des dhonis, Coplan découvrit le magasin qu’il cherchait et où il loua un équipement de plongée sous-marine. Plus loin, il loua une vedette à moteur dernier cri. Le propriétaire entendait gagner sa saison avec cette location et le prix en était élevé : 2 000 rufiyaas(2) par jour sans l’essence. Coplan paya sans sourciller et passa le reste de la journée à tester ses emplettes et à vérifier les entrailles de la vedette. Le soir, il dîna chez Laure Delarue qui, dans l’intervalle, s’était préparée à l’expédition.
  
  Le lendemain, ils appareillèrent.
  
  Les cheveux blancs, l’œil bleu, la peau sombre, le visage buriné par le vent et les embruns, l’indigène, nommé Machmoud, descendait sûrement de ces Tamouls du sud de l’Inde qui figuraient parmi les premiers à avoir peuplé les atolls des Maldives. Parlant encore l’élu, l’ancien cinghalais, ces Tamouls avaient, bien que bouddhistes, adopté l’islam tout en restant fidèles à leurs anciennes coutumes. Entre autres choses, ils prétendaient vivre selon des principes moraux d’une valeur plus élevée que celle du reste du monde. Ainsi ne se mariaient-ils qu’une fois dans leur vie et récusaient-ils la séparation d’avec le conjoint.
  
  L’homme était torse nu et le bas du corps était enveloppé dans un sarong. Sans difficulté, il accepta de les guider. À plusieurs centaines de mètres des récifs, il fit signe à Coplan de stopper.
  
  — C’est par ici, déclara-t-il en dihevi, la langue locale.
  
  — Vous êtes sûr ? objecta Laure Delarue dans la même langue. La dernière fois, c’était plus loin.
  
  — Non, c’est par ici, s’obstina l’homme, têtu.
  
  Laure Delarue jeta une bouée, prit la barre et décrivit des cercles autour de celle-ci pendant que Coplan revêtait sa tenue de plongée, passait son masque, chaussait ses palmes et harnachait ses bouteilles d’oxygène.
  
  Il sauta dans l’eau et se laissa couler. Bientôt, il aboutit à un fouillis d’herbes marines, essentiellement des thallophytes et des cymadocées. Il avait allumé son projecteur, bloqué sur sa poitrine, et explorait du regard. La vie sous-marine était riche. Brèmes décolorées, seiches, gastéropodes, annélides, étoiles de mer rapaces, mulets et mulles, crabes et crevettes, holothuries et crinoïdes dont étaient friands les Chinois. Coplan se souvenait d’en avoir mangé dans un restaurant de Hong Kong où elles étaient servies sous l’appellation de trepang.
  
  Vers treize heures il remonta. Il n’avait rien trouvé. Laure Delarue lui confectionna un déjeuner léger. Elle n’était nullement découragée. Dans l’après-midi, il n’obtint pas plus de succès. Au crépuscule ils retournèrent à terre. Machmoud regagna sa hutte tandis que Coplan et l’épouse de l’astronome disparu dormaient dans des hamacs attachés à deux cocotiers aux pieds chevelus enracinés dans le sable de la plage.
  
  Ce ne fut que le troisième jour que Coplan repéra l’épave. Ses morceaux étaient éparpillés autour de rameaux de corail, à proximité de la bordure récifale, où pullulaient les gorgones. Sur les débris métalliques s’étaient agglutinés des coquillages, dont des cauris.
  
  Coplan se faufila entre les arêtes vives des coraux en tentant d’éviter les poissons-rasoirs qui risquaient d’entailler sa tenue. Sa visibilité était excellente. Des algues rouges se ventousaient aux ailes du Beechcraft, déjà vampirisées par des anémones de mer et cernées par des poissons-empereurs.
  
  Coplan localisa enfin la carlingue du bimoteur. En l’examinant de près, il ne fut pas long à découvrir que les commandes avaient été sabotées, les câbles du gouvernail sectionnés de telle façon qu’en vol, ils cèdent sous l’effort.
  
  Un assassinat, comme dans le cas de Romain Legall et de Duff Wilson. Que s’était-il passé à Porto Rico pour que l’on ait décidé d’éliminer les trois hommes ? Quelle était cette proposition, assortie d’une grosse somme d’argent, que ceux-ci avaient refusée ? Et qui était le quatrième homme ? Était-il mort lui aussi, comme ses compagnons ?
  
  Malgré ses recherches, il ne put découvrir le cadavre de Vincent Delarue, dont la veuve pleura longuement dans ses bras quand il remonta à bord de la vedette. Gêné, Machmoud détournait le regard.
  
  — Il faudra prévenir la police, conseilla Coplan. Le Beechcraft a été saboté.
  
  — Mais pourquoi ? sanglota-t-elle.
  
  — Le meurtre de votre mari est en liaison avec son séjour à Porto Rico. Rassemblez vos souvenirs. Vous revient-il en mémoire quelque chose que vous ne m’ayez pas dit ? Prenez tout votre temps.
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Pour le moment, je pense uniquement au corps de mon mari. Aucun espoir de le retrouver ?
  
  Coplan évita de lui dire que le flux et le reflux l’avaient probablement délogé et qu’il flottait désormais entre deux eaux, s’il n’avait été dévoré par les poissons et, plus vraisemblablement, par les requins dont le large était infesté.
  
  Malgré le flot de questions qu’il lui posa, Laure Delarue fut dans l’incapacité de mieux éclairer sa lanterne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Poitevin portait un costume croisé gris fer, fort élégant, et une cravate marine à pois rouges dont il triturait l’extrémité inférieure avec une ardeur telle que le tissu en était froissé.
  
  — Rien d’important dans les notes de Duff Wilson, déclara-t-il avec une certaine condescendance. Il semble avoir été obnubilé par la chute de la météorite près de Bombay en juillet dernier.
  
  — Racontez-moi, invita Coplan.
  
  — Une météorite au poids estimé à une tonne est entrée dans l’atmosphère à une vitesse de 50 kilomètres seconde. Heureusement, la friction l’a rendue incandescente, ce qui explique la boule de feu suivie d’une queue de flammèches que les témoins ont vue. Duff Wilson avait déjà repéré cette météorite, passée inaperçue ailleurs. Ses fragments ont explosé au sol sans provoquer ni dégâts ni victimes. Le bruit, cependant, a été terrifiant et a été entendu à des lieues à la ronde.
  
  — Ce phénomène se produit souvent ?
  
  — Chaque année, 10 000 tonnes de météorites tombent sur notre planète. Certaines sont réduites en poudre dans la haute atmosphère et seule une poussière impalpable parvient jusqu’à nous. Celles qui ne se désagrègent pas tombent généralement dans les mers et les océans.
  
  — Curieux, remarque Coplan. Existe-t-il dans l’univers une clause de sauvegarde qui protégerait les surfaces non marines ?
  
  — Une clause de sauvegarde mathématique, cher ami, puisque les surfaces marines occupent 70 % de la Terre.
  
  — Votre terme « généralement » va bien plus loin que 70 %, objecta encore Coplan.
  
  — C’est vrai, concéda le scientifique. Imaginons alors que l’eau exerce une puissante attraction sur un objet venu d’un autre monde. Tant mieux car certaines météorites atteignent et dépassent 100 tonnes. Elles creusent des cratères profonds et provoquent des dégâts matériels et humains à l’échelle parfois d’une nation. Par exemple, une météorite qui aurait un kilomètre de diamètre détruirait la Belgique.
  
  Coplan eut un haut-le-corps.
  
  — Je n’exagère pas, protesta Poitevin. Tenez, au début de ce siècle en Sibérie, la chute d’une météorite dévasta une région dans un rayon de cent kilomètres en brûlant la végétation. Heureusement, cette région ne comprenait pas d’habitations et aucune victime connue ne fut à déplorer. Petit détail, l’explosion fut entendue à 1 500 kilomètres de distance.
  
  — La fameuse explosion de la Toungouska, se souvint alors Coplan qui, avant que Poitevin ne l’évoque, avait oublié cet épisode.
  
  — Bravo pour votre érudition.
  
  — En résumé, rien à attendre de Duff Wilson ?
  
  — Non.
  
  Coplan s’en fut à son rendez-vous avec le Vieux qui n’eut qu’une simple phrase :
  
  — Allez à San Juan de Porto Rico.
  
  Le lendemain, Coplan survolait la Laguna Torrecilla et atterrissait à l’aéroport international Luis Muñoz Marin. Au comptoir Avis il loua une Nissan Stanza et se rendit au Caribe-Hilton où par fax il avait réservé une chambre.
  
  Dès son arrivée, il tenta de remonter la piste Vincent Delarue. Il en fut pour ses frais. De son passage il ne subsistait qu’une note d’hôtel facturant les nuits, les breakfasts et les taxes locales. Il remarqua quand même que quatre dîners au restaurant de l’hôtel figuraient sur la note, ce qui laissait imaginer que Delarue avait invité les trois autres astronomes si, du moins, il s’agissait bien d’eux.
  
  Le lendemain, Coplan se lança dans une prospection des hôtels de la capitale après s’être assuré que personne au Caribe-Hilton ne se souvenait du séjour de Delarue.
  
  La ville respirait la prospérité, surtout si l’on se fiait aux immeubles géants, style Miami, qui avaient envahi les rivages de la baie de San Juan. Pendant longtemps, les barons du sucre avaient vécu sur l’île en pachas, pendant que les couches modestes trimaient pour un salaire de misère et des conditions de vie précaire. Après le deuxième conflit mondial, la situation avait évolué et les Portoricains connaissaient à présent le niveau de vie le plus élevé d’Amérique latine.
  
  Dans la circulation trépidante et les rues embouteillées, Coplan passa d’un hôtel à un autre, en commençant par les plus luxueux. Sur les trottoirs, la foule était bigarrée et de nombreux adolescents portaient un T-shirt à l’effigie de Coqui, la petite grenouille devenue le symbole et la mascotte de Porto Rico et dont les cris stridents réveillaient le matin le plus endormi des hommes.
  
  Au Condado Plaza, dans la Calle Ashford, il retrouva la trace du passage de Duff Wilson, grâce à sa note d’hôtel conservée en mémoire dans l’ordinateur. Mais rien d’autre, bien qu’il distribuât de généreux pourboires au personnel qui ne se rappelait pas cet Américain.
  
  En revanche, la chance lui sourit dans l’Avenida Isla Verde, au El San Juan Hotel Casino. Cette fois, il tomba sur Romain Legall. En consultant sa note, il s’aperçut que deux bouteilles de champagne lui avaient été facturées avant d’être annulées, tandis que la valeur de quatre autres bouteilles était déduite du total.
  
  — Vous aviez réservé à ce client un traitement de V.I.P. ? questionna-t-il à l’adresse de l’assistant manager, un jeune homme sémillant, mince et élégant, plutôt beau garçon, dont le seul défaut physique apparent était un cou de vautour le long duquel coulissait un col de chemise trop large.
  
  Coplan lui tendit la note en soulignant de l’index les rubriques concernées.
  
  — Oh, je me souviens, rit le Portoricain. Non, bien sûr, pas de traitement V.I.P. pour lui parce qu’il nous était complètement inconnu. Simplement, il y a eu un incident au night-club de notre établissement. Ce Legall était attablé avec la chanteuse, Stefania Del Farol. Ils buvaient du champagne…
  
  Coplan fut suffoqué. En mémoire, il avait la description qui lui avait été faite de la personnalité de Romain Legall, une description renforcée par celle à laquelle s’était livrée la gouvernante, Armelle Cloarec. Un doux rêveur que les plaisirs de la chair et les sorties nocturnes laissaient indifférent. Et voilà qu’il passait ses soirées avec une chanteuse de cabaret.
  
  — Au beau milieu de leur tête-à-tête, poursuivait l’assistant manager, l’ex-petit ami de Stefania a surgi et a provoqué un scandale. Il a même frappé Legall et menacé de le tuer. Les videurs l’ont expulsé. Pour faire oublier l’incident à Legall, l’hôtel lui a fait cette fleur sur les bouteilles de champagne. Nous n’aimons pas que les clients gardent de nous un mauvais souvenir.
  
  Le soir même, Coplan envoyait une superbe gerbe de roses rouges dans la loge de Stefania Del Farol. Le rouge était la couleur fétiche des chanteuses américaines.
  
  Vêtue comme une danseuse de flamenco andalouse, la jeune femme se distinguait ainsi du style classique des chanteuses de night-clubs.
  
  
  
  We left so many words unspoken,
  
  We had so many charms unbroken…
  
  
  
  Sa voix était chaude et envoûtante, à la manière des artistes de jazz américaines. Un peu rauque aussi. Pour le reste, elle était jolie fille. Un corps sculptural, de longs cheveux sombres, des yeux noirs et un teint de miel.
  
  Elle alternait les chansons en anglais et en espagnol.
  
  
  
  Aquellos ojos verdes de mirada serena
  
  Dejaron en mi aima eternas haces de amor…
  
  
  
  Coplan était sous le charme. Quand elle vint le rejoindre à sa table après son tour de chant, elle avait effacé dans sa loge son maquillage outrancier et paraissait plus jeune. Malgré tout, son regard restait rusé et calculateur.
  
  Coplan voulut commander du champagne, mais elle refusa :
  
  — Je ne peux rester longtemps, je suis vraiment très fatiguée. Nous avons changé d’orchestre et, toute la journée, il nous a fallu reprendre les répétitions à zéro. Vraiment harassant ! Voici ce que je vous propose. Invitez-moi à déjeuner demain midi. Nous aurons tout le temps de bavarder du sujet qui vous intéresse.
  
  Le lendemain, elle l’entraîna dans le plus vieux restaurant de la capitale, le Mallorquina, dans la Calle San Justo. Coplan goûta au plat national, Vasapao, un ragoût de crabe, servi avec un avocat en tranches, et termina avec des tostones, des tranches de banane frites deux fois pour être plus croustillantes. Le tout arrosé d’un excellent vin blanc de Californie.
  
  Tout en dégustant sa glace à la guava, Stefania consentit enfin à parler de Romain Legall :
  
  — José, mon ex-boy-friend, avait un caractère très violent et très jaloux, comme tous les Portoricains. Il a causé un scandale au night-club. Ce manque de sang-froid ne lui a pas porté chance puisqu’il a été tué le lendemain…
  
  Coplan haussa un sourcil étonné.
  
  — Dans quelles circonstances ?
  
  — Une rixe dans un bouge près du port de Mayagüez. Un méchant coup de couteau dans le cœur.
  
  — Pourquoi menaçait-il de tuer Legall ?
  
  — Simple jalousie. Rien d’autre.
  
  Quand Stefania brossa le portrait de l’astronome, Coplan fut à nouveau stupéfait. L’ermite de la pointe du Grouin s’était transformé en volcan sexuel.
  
  — Il voulait m’épouser et me ramener en France. J’ai été émue. Au cours de ma vie, j’en ai vu des vertes et des pas mûres. J’ai débuté à l’âge de quinze ans. Dans le métier, avec ma mère comme chaperon. Comme elle en tenait pour la bibine, elle ne s’était pas aperçue que les mecs me culbutaient pour m’autoriser à chanter devant le micro. Et puis, j’ai pris le pli, et j’ai ramé comme une dingue pour arriver où je suis. L’enfer ! J’ai réfléchi à la proposition de Romain. Si j’acceptais, finis les ennuis, les cachets difficiles, les ruptures de contrat, les agents artistiques et les mecs qui abusaient de leur pouvoir sur moi. J’ai hésité mais, finalement, j’ai refusé. Trop de choses nous séparaient, Romain et moi. J’ai eu tort. Trois jours après son départ pour la France, mon contrat ici a été rompu. Dans une semaine, je n’aurai plus de travail à San Juan.
  
  — Vous avez du talent, consola Coplan. Je suis sûr qu’ailleurs on fera appel à vous.
  
  — Le talent n’est rien sans contrat. Bien sûr, j’ai un petit espoir à Las Vegas. L’ennui c’est que là-bas la Mafia ne me protège pas, et sans sa protection, à Las Vegas, c’est dur. Je n’ai jamais voulu tomber dans leurs filets. Certes, ils offrent une protection à vie mais piquent 50 % des gains. On raconte que même Sinatra n’y échappe pas. Je ne sais pas si c’est vrai.
  
  Coplan alluma une Gitane ramena la conversation sur Romain Legall :
  
  — Vous a-t-il présentée à quelqu’un ?
  
  — À ses amis.
  
  — Qui étaient-ils ?
  
  — Un Français, un Américain et un Écossais.
  
  — Vous souvenez-vous de leurs noms ?
  
  — Les prénoms seulement. Vincent, Duff et Joss. Celui-ci donnait une soirée au Soldier of Fortune Club à la Punta Cangrejos. L’ambiance était horriblement ennuyeuse, style réunion d’anciens combattants, de vieux de la vieille. Y avait des types pleins de cicatrices sur les joues, à faire peur. J’ai filé à l’anglaise. La faute en incombait à Romain. Il était tellement amoureux qu’il m’emmenait partout.
  
  — De quoi parlait Legall avec ses amis ?
  
  — D’un homme dont ils ne mentionnaient jamais le nom. Ils devaient le rencontrer et ce qu’il avait à leur dire les intriguait au plus haut point. À un moment, je me suis même demandé si je n’étais pas tombée entre les mains d’agents secrets, tant ils avaient l’air mystérieux. Seulement, je savais bien que Romain n’était pas un agent secret, mais un astronome. Je n’ai jamais entendu quelqu’un parler du ciel, des planètes et des étoiles, comme il le faisait.
  
  — Savez-vous ce que venait faire Legall à Porto Rico ?
  
  — Rencontrer l’homme dont je viens de parler.
  
  — Uniquement cela ?
  
  — Oui.
  
  — Et vous n’avez aucune indication sur cet homme ?
  
  — Franchement non.
  
  L’Écossais, ce Joss, semblait être le dernier du quatuor. Était-il encore en vie ou bien était-il mort comme ses trois compagnons ?
  
  Après avoir reconduit Stefania au Caribe-Hilton, Coplan prit la direction de la Punta Cangrejos. Pour l’atteindre, il dut emprunter le bac à l’extrémité de la Boca de Cangrejos.
  
  La campagne était aussi calme et verdoyante que San Juan était bruyant et vivant.
  
  Le Soldier of Fortune Club était campé sur la plage et cerné par des cèdres roses et des jacarandas à clochettes. Dans la salle de bar, Coplan reconnut immédiatement l’ambiance propre aux soldats de fortune nostalgiques de leurs épopées. Sur les murs en bois, les trophées évoquaient les exploits de mercenaires au Liban, en Rhodésie, au Yémen, au Zaïre, en Érythrée ou au Surinam. S’y ajoutaient des photographies sur lesquelles on voyait des hommes serrés dans leur tenue camouflée, coiffés d’un béret rouge, vert ou noir, brandissant joyeusement un pistolet-mitrailleur Uzi ou un fusil d’assaut Heckler & Koch, ou bien présentant les armes devant un drapeau qui montait en haut du mât. Parfois, ce drapeau n’était rien d’autre que l’étendard de la flibuste, tête de mort et tibias entrecroisés en argenté sur fond noir. Véritable musée, des décorations de tous les pays du monde encadraient les fanions des cohortes disparues ou les bannières des États, tels le Biafra ou le Katanga, que l’O.N.U. avait rayés d’un trait de plume de ses effectifs. Naturellement, nulle part n’étaient mentionnés le sang versé ou les soldes impayées par les gouvernements en fuite, pas plus que les coins de jungle où pourrissaient les cadavres des compagnons de fortune et d’infortune.
  
  Ici, on sacrifiait au culte des héros, pas des morts, et ces visions de guerres lointaines auraient constitué un cauchemar vivant pour un pacifiste.
  
  — Vous cherchez quelqu’un ? lança une voix rogue dans le dos de Coplan qui se retourna.
  
  L’homme portait une guayabera, cette chemise typiquement portoricaine, plissée et brodée, passée par-dessus un pantalon crème qui tire-bouchonnait au-dessus des espadrilles. Sur ses avant-bras nus zigzaguaient des cicatrices qui composaient d’étranges arabesques. Le visage était osseux, assis sur des mâchoires massives, à la peau bleutée par une barbe rétive au rasoir. Dans les orbites brillaient des yeux gris et froids.
  
  — Avez-vous des nouvelles de Joss ? répliqua Coplan.
  
  Décontenancé, l’homme plissa les yeux et passa derrière le comptoir. D’autorité, il sortit deux bouteilles de bière Budweiser et les plaça sur le comptoir avant de les décapsuler et d’avancer deux verres.
  
  — Vous connaissez Joss ? fit-il d’une voix râpeuse.
  
  Coplan but une gorgée.
  
  — Non, mais je m’intéresse à lui.
  
  — Expliquez-vous.
  
  En fardant à peine la vérité et en jouant le rôle d’un détective privé, Coplan satisfit la curiosité de son hôte. Rassuré sur les intentions de son visiteur, ce dernier se présenta :
  
  — Lou Borofka, originaire de Croatie. La Croatie, c’est comme un atoll du Pacifique. À marée haute, il disparaît. À marée basse, il est là. Historiquement, c’est pareil pour la Croatie. Elle s’est toujours trompée de siècle. Un jour, elle existe, un autre jour, elle n’existe plus.
  
  — En ce moment, elle existe, fit remarquer Coplan qui avait compris que la moue de dérision sur les lèvres de son interlocuteur et l’humour frisant le désespoir traduisaient son amertume de ne plus être le mercenaire de ses jeunes années. Revenons à Joss, si vous le voulez bien.
  
  — Son nom est Campbell. Un vieux copain. Un de ces Écossais excentriques, un peu dingues, extravagants. Un grand buveur qui avait toujours deux verres d’avance sur les autres. Et fallait le voir avec un F.-M. entre les pognes, comment d’une rafale il coupait les gens d’en face en deux. Il a raccroché les gants en 79 quand la Rhodésie est devenue le Zimbabwe et que la guerre civile a pris fin. Quinze ans, déjà ! soupira Borofka.
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — Il s’est consacré à l’astronomie, sa passion de toujours. Je me souviens encore comment il nous détaillait le ciel dans un campement en pleine brousse. Tout à l’heure, vous parliez de ses trois copains astronomes et de la chanteuse. Je me rappelle cette soirée. Joss avait commandé un dîner et j’avais réussi à rameuter une dizaine d’anciens soldats qui vivent sur l’île. On a bien rigolé en évoquant le vieux temps. Bien sûr, ses trois copains astronomes étaient un peu perdus dans cette ambiance. Quant à la chanteuse, elle s’est tirée. Joss, les autres gars et moi, on était au septième ciel. Faut dire qu’on avait tous frôlé la mort. Pas celle du matador, par un bel après-midi sévillan, pendant que la foule crie olé, mais la vraie, celle du coin du bois, sans ambulanciers et sans trousse médicale. Je me souviens aussi que Joss me charriait.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que je suis détective privé à mes heures. Comme vous.
  
  — Moi c’est à temps complet, s’empressa de rectifier Coplan. Au fait, où puis-je trouver Joss ?
  
  Le front de Borofka se rembrunit.
  
  — Au cimetière de Fraserburgh en Écosse.
  
  Coplan tressaillit. Ainsi le quatrième de la bande était mort lui aussi, comme il l’avait supputé.
  
  — C’est moi qui ai accompli les formalités et rapatrié le corps. C’est moi aussi qui ai téléphoné à sa veuve. Elle fut d’un calme étonnant quand je lui ai annoncé la triste nouvelle. Le flegme britannique, j’imagine. Une Portoricaine aurait déchiré ses vêtements et hurlé dans le téléphone. Pas elle. Stupéfiant !
  
  — Qu’est-il arrivé à Joss ? questionna Coplan, un peu agacé par les éternelles digressions de son interlocuteur.
  
  — Il est allé à Tibes où existe un instrument astronomique vieux de seize siècles. Son intention était de se faire traduire par les caraïbologues qui travaillent sur ce site les inscriptions tracées par les Indiens sur les pierres qui soutiennent cet instrument. Il a passé la nuit dans sa Pontiac Transport six places et ne s’est jamais réveillé car de grosses roches ont écrasé le véhicule. Il y a beaucoup d’éboulis à Tibes en raison des travaux d’excavation pour dégager les ruines.
  
  — Selon vous, un accident ?
  
  — Indubitablement. Quoi d’autre ?
  
  Évidemment, Coplan n’adhérait pas à cette thèse mais n’en dit rien sur le moment. Pour lui, Joss Campbell avait été assassiné, comme Romain Legall, Vincent Delarue, Duff Wilson et Mallika.
  
  Mais pour quelles raisons ?
  
  — Joss vous a-t-il parlé de l’homme que lui et ses amis devaient rencontrer à San Juan et qui était susceptible de leur faire une proposition extraordinaire ?
  
  — Non. Nous avons surtout évoqué nos combats dans le désert du Yémen, dans la brousse du Katanga ou de la Rhodésie. Réciproquement, nous nous étions sauvé la vie. Ce sont des choses qui lient et…
  
  Coplan le sentit reparti dans ses récits de guerre et dans sa nostalgie. Il l’interrompit :
  
  — Il vous a quand même dit pourquoi il venait à San Juan ?
  
  — Un congrès d’astronomes, si je me souviens bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Sur la côte, dans un chahut de plages éblouissantes et de roches déchiquetées, l’océan tricotait deux baies à l’endroit et trois golfes à l’envers sous ses flots turquoise.
  
  Au comptoir Avis, Coplan avait échangé sa Nissan Stanza contre une Pontiac Transport 6 places. Dans la boutique d’un avitailleur, il avait fait l’emplette de couverture, de nourriture et d’une glacière car, là où il allait, il avait peu de chances de se loger et de se nourrir. En effet, situé au nord de Ponce, le centre religieux indien de Tibes avait été découvert récemment, avait expliqué Lou Borofka. En 1975, à la suite d’un ouragan qui avait fait déborder le rio Portugues, le site s’était dégagé partiellement de la vase et des broussailles après être resté caché seize siècles et n’avoir pas connu la colonisation espagnole.
  
  Il traversa Ponce et son surprenant mélange de styles néo-classique, arts déco et créole, et obliqua vers l’intérieur de l’île pour atteindre Tibes dans la soirée. Alimentés par les groupes électrogènes, les campements des chercheurs étaient alignés sur la berge orientale du rio Portugues. Coplan parqua la Pontiac loin des éboulis de roches, dîna frugalement et s’enroula dans une couverture sur les sièges arrière après avoir verrouillé les portes et posé sur la banquette le pistolet prêté par Lou Borofka.
  
  Aux premières lueurs de l’aube, il était debout. En sacrifiant plusieurs bouteilles d’Évian, il procéda à sa toilette, puis se confectionna un café fort qu’il avala en grignotant des biscuits. Quand les scientifiques se réveillèrent, il commença sa prospection. Sans peine, il retrouva les caraïbologues avec lesquels Joss Campbell avait dialogué et qui lui avaient traduit les inscriptions sur les pierres. Ils lui montrèrent aussi l’endroit où s’était produit l’accident mortel.
  
  — Les rares descendants des Caraïbes qui vivent encore par ici ont assuré qu’il s’agissait d’une vengeance d’Ah Puch, le dieu de la mort que l’on représente avec un crâne décharné et des sonnettes, et de son associé, le dieu Ek Chuah, déclara l’un d’eux.
  
  Coplan ne croyait pas à l’influence pernicieuse des dieux. Pas plus Ah Puch et Ek Chuah que les autres. Pour lui, l’Écossais avait été victime d’un meurtre, comme ses trois compagnons et Mallika.
  
  Naturellement, en contemplant les roches, il était impossible de dire si la main de l’homme avait joué un rôle quelconque dans leur éboulement, d’autant que les semaines avaient passé et que les pluies avaient lavé toute trace de perfidie.
  
  Pour ces scientifiques, cela ne faisait aucun doute. La mort de Joss Campbell était purement accidentelle. Comme l’avait dit Lou Borofka, les éboulis étaient fréquents sur le site à cause des travaux de déblaiement.
  
  — Seuls 13 hectares ont été mis à jour, commenta un ethnologue, soit le dixième de ce que nous espérons. En ce moment, des archéologues dégagent un yucayeque(3) datant du 1er siècle.
  
  Quant aux inscriptions traduites, elles avaient fait rire l’Écossais.
  
  « — Ces Igneris étaient loin de savoir ce que nous savons aujourd’hui ! s’était-il esclaffé. Doit-on les appeler des Igneris ou des Ignares ? »
  
  Sans avoir récolté la moindre information valable, Coplan quitta la cordillère et regagna San Juan. En chemin, il fut obsédé par l’étrange comportement de Romain Legall en compagnie de Stefania Del Farol. Cet homme effacé, terne et discret, timide et gauche, s’attaquait à son antithèse, une chanteuse de cabaret au passé sulfureux. Si l’on en croyait celle-ci, il se transformait alors en conquérant et en bombe sexuelle. Non, pas en conquérant, en amoureux transi, rectifia-t-il avec objectivité. Il allait jusqu’à proposer le mariage, comme s’il n’avait plus les pieds sur terre et que son flirt permanent avec les étoiles l’ait transporté sur une autre planète. Certes, il avait pu être saisi par le démon de midi. Ce cas était fréquent, et les longs séjours solitaires à la pointe du Grouin entre son télescope et les discours ennuyeux tenus par la gouvernante Armelle Cloarec avaient pu anesthésier ses réflexes durant des décennies avant que le voyage à Porto Rico ne joue le rôle de détonateur. Confronté à la température tropicale, aux plages paradisiaques, à la beauté exotique des femmes, il aurait perdu la boussole ?
  
  Cependant, Coplan devait compter avec la personnalité trouble de Stefania. Il n’oubliait pas son regard rusé et ses dérobades retorses. Lui avait-elle livré l’entière vérité ?
  
  En outre, elle qui était fort sollicitée de par sa profession, comment avait-elle pu accepter durant toutes ces journées et ces nuits les hommages d’un homme qui, s’il savait décliner les étoiles et identifier les planètes, n’était qu’un nain dans le langage de l’amour et des relations avec les femmes ?
  
  Il atteignit San Juan tard dans la nuit. À cette heure, le tour de chant de Stefania était terminé et elle devait être de retour chez elle. Il décida de lui rendre une visite nocturne. À tout hasard, elle lui avait donné son adresse dans l’Avenida Ponce de Leon, en plein cœur du quartier des affaires de Hato Rey. À l’adresse, Coplan découvrit une belle construction qui paraissait être le seul immeuble d’habitation dans le paysage de tours en verre et béton.
  
  Il gara la Pontiac le long du trottoir et avança dans l’allée cimentée en direction du hall. La douceur de la nuit se tressait d’ondes odorantes grâce au parfum grisant des frangipaniers. Les projecteurs jalonnant l’allée dispersaient leurs faisceaux à travers la pelouse verte jusqu’aux massifs d’hibiscus.
  
  L’œil de Coplan accrocha une forme claire qui tombait du ciel. L’instant d’après, il vit un corps humain s’écraser sur l’herbe. La nausée aux lèvres, il se précipita. Le cou disloqué, les yeux vitreux, la bouche ensanglantée, Stefania gisait devant lui, sous l’éclairage cruel de l’un des projecteurs.
  
  Il leva le regard vers la façade. Au huitième étage, celui où résidait la chanteuse, la lumière inondait une terrasse. Derrière, la baie vitrée était ouverte. En raison de l’heure tardive, on ne voyait aucune autre lumière à l’étage.
  
  Pourquoi n’avait-elle pas crié ? Aucun être humain ne peut s’empêcher de crier au cours d’une chute de huit étages, qu’il s’agisse d’un geste volontaire ou involontaire.
  
  Pourquoi Stefania n’avait-elle pas crié ?
  
  Il fouilla le pantalon blanc sur lequel étaient tombées quelques gouttes de sang. Mouchoir, pièces de monnaie, un paquet de cigarettes mentholées, un briquet Dunhill, un trousseau de clés. Il empocha celui-ci et remorqua le corps derrière le rideau d’hibiscus où on ne risquait pas de le découvrir durant la nuit.
  
  En s’approchant du hall, il repéra les deux huissiers à l’aspect rébarbatif. Le premier ressemblait à ces sultans fous des Mille et Une Nuits qui fouettaient les femmes de leur harem quand elles échouaient à susciter le désir en eux. Quant au second, il offrait une mine sournoise et doucereuse et un visage en lame de couteau qui ne laissaient rien présager de bon.
  
  Pourquoi se faire remarquer par ces personnages patibulaires ? raisonna Coplan qui se demanda par quel miracle des hommes à la figure aussi peu engageante avaient été choisis pour ce rôle.
  
  Il fit le tour de l’immeuble et tomba sur la porte de service. En essayant les clés du trousseau, il trouva celle qui ouvrait la porte.
  
  Une faible lumière brillait à l’extrémité du couloir. Il s’en servit comme guide et aboutit dans la buanderie. Machines à laver, séchoirs, distributeurs de cigarettes, de glaçons et de boissons, tout, naturellement, était payant.
  
  Il évita d’emprunter l’ascenseur et grimpa les marches de l’escalier de secours.
  
  Sur le palier du huitième étage et grâce à la plaquette métallique accrochée au trousseau, il repéra la porte de l’appartement qu’avait occupé Stefania. 8 B. Il occupait le coin nord-ouest de l’immeuble. Coplan ouvrit la fenêtre du palier, enjamba la barre et se faufila sur la corniche, le dos tourné vers le vide, ses deux mains plaquées sur la paroi. Centimètre par centimètre, il progressa jusqu’à ce que sa hanche touche la rampe de la terrasse. Il se projeta à l’horizontale et passa par-dessus cette rampe. En atterrissant, il écrasa un pot de fleurs sous ses reins. Il se releva, brossa le terreau collé à ses vêtements et dégagea de sa ceinture le Smith & Wesson 469 que lui avait prêté Lou Borofka.
  
  Peut-être y avait-il quelqu’un à l’intérieur ? Il attendit plusieurs minutes, conjecturant que si ce quelqu’un existait, il aurait été alerté par le bruit consécutif au bris du pot de fleurs.
  
  Finalement, il enjamba le rail de la baie vitrée et entra dans le salon, les sens à l’affût, le Smith & Wesson aux aguets. Précautionneusement, il visita l’appartement. Il était vide de toute présence humaine. Aucun désordre non plus.
  
  Dans un recoin du salon, sur une table-bureau, était posée une antique machine à écrire mécanique, une Underwood semi-portable qui avait connu de meilleurs jours. Une feuille de papier était glissée sous son rouleau. Coplan se pencha. Une lettre d’adieux, non signée. Coplan secoua la tête. Trop classique. Il n’y croyait pas.
  
  
  
  Je n’ai plus de travail. J’avais l’espoir de décrocher un contrat à Las Vegas mais la Mafia m’a refusé l’accès à la Ville Sainte. Je ne sais pas de quel côté me tourner et je suis si fatiguée. À vingt-huit ans, je suis trop vieille pour réussir dans la chanson. Oui, je suis vraiment fatiguée. Je préfère mourir.
  
  Stefania.
  
  
  
  Comme le reste du texte, le prénom était dactylographié. Trop facile, se dit Coplan, plus que sceptique. Trop de gens mouraient dans cette affaire. C’était le sixième cadavre. Et puis, il y avait le cri qu’elle n’avait pas poussé. Par ailleurs, la chanteuse ne lui avait pas donné l’impression d’une personne dépourvue de combativité devant l’adversité. Bien au contraire. En outre, le désespoir semblait pour elle être un sentiment étranger.
  
  Pour Coplan, les choses étaient claires. Faux suicide. En réalité, meurtre. Il imagina la séquence d’événements. Stefania avait probablement ouvert la porte à quelqu’un qu’elle connaissait. À la première occasion, l’assassin, alors qu’elle lui tournait le dos, lui avait brisé la nuque et l’avait précipitée dans le vide. Ainsi s’expliquait l’absence de cris. Le bris de la nuque, calculait le tueur, serait mis sur le compte de la chute du haut de huit étages.
  
  Coplan entreprit de fouiller l’appartement. Ce qui le surprit fut le contenu du sac en plastique déniché entre le haut du buffet et le plafond de la cuisine. Un rouleau de sparadrap et un micromagnétophone du genre de ceux affectionnés par les espions et les agents sous couverture du F.B.I. et de la D.E.A. pour piéger les trafiquants de drogue. À quoi s’en était servie Stefania ? Sûrement pas pour enregistrer ses chansons. Le sparadrap, plus que probablement, était utilisé pour coller l’appareil entre les seins. Dans le sac, Coplan découvrit encore des cassettes vierges miniatures enveloppées dans leur cellophane.
  
  Bizarre.
  
  Dans la chambre à coucher, le drap et le dessus de lit étaient rabattus. Avant que la mort ne s’abatte sur elle, Stefania s’apprêtait à prendre un repos bien gagné. Sur le lecteur passait un CD en volume bas. Coplan reconnut la voix de Shirley Horn et la chanson, After You’ve Gone. Il frissonna. Un titre prémonitoire. Il se baissa pour éteindre l’appareil, car il estimait indécent que la musique continuât à jouer alors que celle à laquelle elle était destinée était morte dans des circonstances aussi affreuses. En procédant à ce geste, il vit que le coffret du CD avait glissé entre les pieds de la table de nuit et le mur. Il le récupéra et voulut placer le disque dans son logement, mais le coffret ne se refermait pas. En vérifiant, il découvrit que deux lettres grossissaient l’épaisseur de la jaquette intérieure qui récapitulait les interprètes, les instrumentistes et les compositeurs pour chacune des 28 chansons gravées sur le CD. L’intuition lui vint que ce n’était pas un hasard si le coffret gisait entre le mur et les pieds de la table. Stefania l’avait glissé à dessein à cet emplacement pour cacher les lettres. Peut-être au moment où l’assassin avait sonné à la porte ?
  
  Il dégagea la jaquette et déplia la première lettre qui avait été postée à Miami.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Yusuf ouvrit la bouteille de champagne. Du meilleur. Du Comtes de Champagne Taittinger 1986. Il n’aimait que les champagnes sublimes. Il emplit la coupe en cristal et goûta au nectar. Frais à point. Il se sentait en pleine forme pour espionner les filles.
  
  Il marcha jusqu’à l’immense console et réembobina les cassettes enregistrées durant son absence sur chacun des 60 magnétoscopes. En attendant le retour des images, il s’en alla prendre sa coupe et savoura son champagne, assis dans l’un des fauteuils de la pièce gigantesque qui occupait toute la largeur de la façade de la tour.
  
  Au dernier hoquet des réembobineurs, il activa la lecture sur les 60 écrans. Au fur et à mesure, il faisait pivoter son fauteuil pour suivre les évolutions. Son acuité et sa rapidité visuelles étaient fantastiques, nourries de nombreuses séances devant les écrans au fil des années. En un dixième de seconde, il séparait le bon grain de l’ivraie.
  
  Un instant, il s’attarda sur la soirée tango donnée par Carmencita Lopez. Au milieu des couples gominés, caparaçonnés de paillettes et de falbalas, Carmencita, en smoking, était affalée dans un fauteuil et arborait une mine de cocker attristé. Ne trouvait-elle pas chaussure à son pied ?
  
  Chez Conception Valladolid était donnée une autre soirée, fort différente. Comme à l’accoutumée chez la styliste, l’alcool avait coulé à flots et les couples dansaient au milieu des confettis piétinés, des fleurs flétries par la fumée des cigarettes, et des verres renversés. Une troisième soirée dansante chez Sabrina Urtizberea, la Mexicaine. Tequila-rock et rythmes chicanos. Sabrina dansait avec frénésie, comme si sa vie en dépendait. Un jour, ses poumons lâcheraient, c’était sûr. Yusuf imagina l’explosion. Les poumons qui éclataient et, sous la poussée, les seins s’échappaient et filaient jusqu’à lui pour se plaquer sur sa bouche, les pointes s’infiltrant entre ses dents. Il sourit, ravi à cette évocation.
  
  Sous sa robe de chambre, il sentit son sexe se gonfler.
  
  Il compta. Quatorze filles n’étaient pas dans leur appartement. Pas mal d’autres étaient seules et regardaient à la télévision le dernier film d’Arnold Schwartzenegger. Les connasses. En dehors des muscles, ce type-là n’avait rien. Qu’est-ce qu’elles avaient à s’extasier devant sa gueule ?
  
  Scène de ménage entre Amalia Guadajo et son amant Cristanio. Yusuf augmenta le son. Le ton montait. Grand déballage. Les saillies cruelles déchiquetaient comme des couteaux. Les objets volaient à travers la pièce et les gifles claquaient.
  
  Yusuf partit d’un rire inextinguible.
  
  Ingrid Lundgren, la Suédoise, apportait la dernière touche à la toile posée sur le chevalet. Yusuf détestait sa peinture. Trop apprêtée, pas assez naturelle et figurative.
  
  Et puis, il y avait les cinq call-girls, Mina Sanchez, Candy Golinski, Marcia De Almeida, Mercedes Ortiz et Asunción Rodriguez, qui attendaient vainement un appel. Que se passait-il à San Juan ? En déclin, le marché de la chair à l’encan ? La peur du SIDA malgré les préservatifs que vantaient tant les télévisions ? Un reflux de la flambée touristique ?
  
  La Haïtienne Arlette Duchesneau, réfugiée politique parce qu’elle était en désaccord avec la junte régnant à Port-au-Prince, se livrait à son passe-temps favori : enfoncer des aiguilles de toutes les couleurs dans le cœur des poupées qu’elle avait confectionnées, sans doute pour assouvir sa vengeance sur ses ennemis politiques. Yusuf savait qu’il s’agissait là d’un vieux rite vaudou. Grande était la vindicte de la belle Haïtienne à l’encontre des militaires en place dans son pays natal.
  
  Maria-Luz Queipo constituait la grande déception de Yusuf. Jamais elle ne faisait l’amour. Ni avec un homme ni avec une femme. Il avait découvert pourquoi. Maria-Luz appartenait à une congrégation catholique dont les membres se sécularisaient en civil. Une religieuse. Yusuf enrageait et regrettait qu’elle fût là. Dommage qu’elle ait prononcé des vœux de chasteté ! Elle était si jolie !
  
  Une autre de ses déceptions était Samantha Veracruz qui était en réalité un travesti. Comme il s’était trompé sur son compte ! Il s’en mordait encore les doigts !
  
  Enfin, il tomba sur le spectacle qu’il espérait. Comme un feu follet lubrique, Scarlet Las Roces dévorait le corps de son amante d’une langue avide. Sa compagne était une Noire sublime qui ressemblait un peu à Arlette Duchesneau. Sur un autre écran, Janette McCloskey, la cascadeuse aux muscles en béton subissait les assauts de son boy-friend Jimmy Vasco, un videur de discothèque doté d’une carrure comme celle d’un champion de kickboxing.
  
  Yusuf déboucla la ceinture de sa robe de chambre et son sexe se tendit à la verticale. Il écarta les pans, fouilla dans une poche et en sortit un mouchoir qu’il déplia sur son pubis.
  
  Vraiment, il était gâté, exulta-t-il. Des lesbiennes sur un écran, des hétéros sur un autre. Parallèlement. Une bonne soirée ! Il se caressa lentement pour faire durer le plaisir. Le videur de discothèque fourbissait avec ardeur l’entrecuisse de la New-Yorkaise, tandis que la belle Noire suçait Scarlett. Follement excitant. Ah, les chiennes ! Ah, les salopes !
  
  Il sentait le plaisir grandir en lui. Bientôt, il explosa et se vida sur le mouchoir. Il s’essuya avec soin, repoussa la douche à plus tard et se leva pour aller emplir sa coupe. C’était vraiment merveilleux. Un sublime champagne allié à cet instant délectable. Il tenait la pleine forme.
  
  C’étaient deux excellentes cassettes dont il conserverait les morceaux choisis qui iraient rejoindre sa collection.
  
  Il resserra la ceinture de sa robe de chambre et jeta le mouchoir dans le sac à linge sale et alla le remplacer. Successivement, il vida deux autres coupes de champagne et retourna s’asseoir. Provisoirement, Scarlett et la Noire d’un côté, la cascadeuse et le videur de discothèque de l’autre, avaient terminé leurs ébats. Il les entendait prononcer des paroles amoureuses d’une sentimentalité exacerbée. Il détestait la guimauve. Aussi baissa-t-il le son.
  
  Que se passait-il chez les autres ?
  
  La soirée chez Conception Valladolid tournait à l’orgie, comme c’était prévisible, et les couples forniquaient dans tous les coins. La styliste s’était trouvé un partenaire, un barbu aux fesses couvertes de poils frisés.
  
  Yusuf fit la moue. Il n’était guère inspiré.
  
  Trudi Fassmuller entra dans sa douche et, un bref instant seulement, il put admirer sa plastique superbe. En effet, le téléphone sonna et elle revêtit sa robe de chambre. Ce n’était que partie remise, se consola-t-il. Mina Sanchez et Candy Golinski n’étaient plus là. Sans doute des clients avaient-ils appelé les deux call-girls.
  
  À un moment, il stoppa les cassettes et appuya sur les boutons commandant l’accès direct aux 60 appartements. Presque toutes dormaient. Avec ou sans amants de l’un ou l’autre sexe. Le plaisir des sens imposait ses limites. Cependant, inlassablement, Arlette Duchesneau transperçait le cœur de ses poupées, tandis que Concepcion Valladolid nettoyait paresseusement son appartement dévasté, comme si elle refusait de se réveiller sur un champ de bataille. Sofia Etchebetegui, qui s’endormait tôt, éprouvait toujours une petite faim au milieu de la nuit. Là, elle se découpait des tranches de bien-me-sabe(4) en tirant la langue avec gourmandise. Elle portait une culotte diaphane et ses seins étaient à l’air. Yusuf saliva abondamment. Elle avait un corps parfait, bien dessiné, sensuel. Il la contempla longuement, puis passa chez Stefania Del Farol.
  
  Il sursauta. Qui était ce type ? Un cambrioleur ? Impossible. Pas avec les deux cerbères qui veillaient au grain dans le hall.
  
  Il bondit et manqua renverser sa coupe. Vivement, il pianota sur les touches du téléphone. Au bout d’une minute, Zepp Ochovitz répondit d’une voix enrouée. Yusuf le mit au courant.
  
  — Découvrez qui il est, ordonna-t-il. Faites vite, vous habitez loin d’ici et j’ignore combien de temps il va rester dans les lieux.
  
  — D’accord.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan lut la première lettre :
  
  
  
  Je file à Las Vegas pour t’obtenir un contrat. J’ai bon espoir au Sands, au Golden Nugget et au Silver Slipper. Mais, avant, faudra qu’on s’occupe de la femme. Y a plein de fric à ramasser avec elle. On la saignera à blanc. De même pour ton Français. Là encore, y a quelque chose à tirer. Rappelle-toi ce que disait ton père quand il est sorti de Sing-Sing : ce ne sont pas les pigeons qui manquent, ce sont les faisans. Bon, faut que je réfléchisse à tout ça. Si tu as besoin des cassettes, va au Debarcadero dans la Calle Cristo. Demande à voir Miguel. Montre-lui la lettre jointe. Il te les remettra. Grosses bises câlines.
  
  Juanito.
  
  
  
  La seconde lettre était courte :
  
  
  
  Miguel
  
  Remets le paquet au porteur de ce mot.
  
  Juanito.
  
  
  
  Coplan empocha les deux missives. Stefania, déduisit-il, n’avait pas été celle qu’elle voulait accréditer. Terrible hérédité, un père qui sortait de prison. Elle-même semblait portée sur le chantage et l’arnaque. Tempérament vicieux. Le Français était sûrement Romain Legall. Les cassettes évoquées par Juanito avaient probablement été enregistrées à l’aide du matériel que Coplan avait découvert dans le sac en plastique. À l’insu de la victime. En tout cas, la première lettre contredisait totalement la teneur de la lettre de suicide. Stefania attendait un contrat à Las Vegas. Dans ce cas, pourquoi se serait-elle suicidée alors que tous les espoirs étaient permis ?
  
  Il s’agissait bien d’un assassinat. Le sixième dans cette affaire.
  
  Il poursuivit sa fouille mais ne dénicha plus rien d’intéressant. Il emporta le sac en plastique et son contenu, le lecteur de cassettes et un lot de photos montrant la chanteuse dans des poses variées. Pour ressortir, il emprunta le même itinéraire et, sur la pelouse, ramena le corps de Stefania à l’endroit où il s’était écrasé sur le sol. Dans la poche du pantalon blanc, il replaça le trousseau de clés.
  
  Quand il remonta dans la Pontiac, il ne vit pas la silhouette de l’homme caché derrière les frangipaniers.
  
  Dans la Calle Cristo, le Debarcadero fermait.
  
  — Miguel est là ? lança Coplan à l’employé qui baissait le rideau de fer.
  
  — Y a longtemps qu’il est parti. Revenez ce soir, on rouvre à vingt et une heures.
  
  Coplan leva les yeux vers le ciel qui blanchissait et consulta sa montre-bracelet. Pas loin de cinq heures et demie.
  
  Il prit le chemin de son hôtel. Dans sa chambre, il se doucha et se fit monter par le room-service un copieux breakfast. Puis il se coucha. Sous l’oreiller il plaça le Smith & Wesson 469 prêté par Lou Borofka.
  
  Pour qui sonnerait le glas la prochaine fois ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Loin du Musée des Arts et de la bibliothèque de livres rares, la Calle Cristo se peuplait de prostituées noires, mafflues, aux cuisses énormes, portant perruque blonde et cuissardes roses. Quelques-unes fondirent sur Coplan quand il tourna le coin de la rue. Il feignit de ne pas entendre les invites prometteuses et tarifées, et accéléra le pas.
  
  Au Debarcadero, l’œil alourdi par les chopes de bière, un client glissait une coupure de vingt dollars dans la jarretière fatiguée d’une danseuse topless qui ricanait stupidement. En gilet de cuir à même leur peau rôtie par le soleil, deux autres, ivres morts, se prosternaient devant une déesse au string d’un rouge vif qui tranchait sur le sombre de sa peau.
  
  Coplan commanda un Blue Lagoon et demanda à parler à Miguel. Aussitôt, la mine du barman se fit méfiante.
  
  — De la part de qui ? croassa-t-il.
  
  — Juanito.
  
  Puis Coplan alluma une Gitane et se consacra à son cocktail, comme si l’affaire était déjà réglée.
  
  Cinq minutes plus tard, un homme obèse, diamant dans le lobe de chaque oreille, les cheveux cascadant jusqu’aux reins, s’approcha du comptoir. Dans les pupilles noires très rétrécies, Coplan reconnut les signes du myosis provoqué par les morphiniques.
  
  — Vous n’êtes pas Juanito.
  
  Sans mot dire, Coplan lui tendit la seconde lettre. Miguel la déplia, la lut et hocha gravement la tête.
  
  — D’accord.
  
  Il repartit et revint en tenant à la main un petit paquet enveloppé dans du papier kraft, clos par des bandes d’un sparadrap identique à celui contenu dans le sac en plastique découvert chez Stefania Del Farol. Coplan s’en empara, vida son Blue Lagoon, régla sa consommation et ressortit.
  
  Un client modestement vêtu d’une veste de treillis militaire, d’un pantalon de jean, d’un maillot rayé de la marine marchande et coiffé d’une casquette de joueur de base-ball abandonna sa table dans le fond de la salle et alla s’enfermer dans la cabine téléphonique.
  
  À la cinquième sonnerie, il entendit la voix de Zepp Ochovitz et lui rendit compte.
  
  Coplan retourna à sa chambre d’hôtel et ouvrit le paquet. Il ne contenait qu’une cassette qu’il plaça dans le lecteur.
  
  Voix de femme : … Je ressentais une pulsion irrésistible, quelque chose qui vous submerge, qui vous subjugue, qui s’empare de vous tyranniquement, un asservissement auquel on se soumet docilement…
  
  Voix d’homme : Je connais. Continuez.
  
  Voix de femme : Je suis jeune et belle, vous en conviendrez.
  
  Voix d’homme : Bien volontiers.
  
  Sans être interrompue, la femme raconta qu’un soir elle s’était rendue à l’écart du port, dans le quartier des entrepôts où vivait une population sordide, composée de clochards, d’ivrognes et de vagabonds. Là, sans vergogne, sans pudeur, elle s’était donnée à eux.
  
  Voix de femme : Ils étaient sales, leurs vêtements étaient déchirés et souillés, leurs chaussures éculées, leurs cheveux graisseux, leur barbe pas rasée, leurs voix avinées et ils sentaient mauvais. Ils m’ont déshabillée en un tour de main…
  
  Voix d’homme : Vous aviez peur ? Vous éprouviez du plaisir ?
  
  Voix de femme : Aucune peur. En revanche, un plaisir intense.
  
  Voix d’homme : Combien étaient-ils ?
  
  Voix de femme : Ils se sont succédé toute la nuit. Je ne les ai pas comptés. Peut-être une trentaine, peut-être plus. Ils s’étaient donné le mot et rappliquaient d’un peu partout. Quand le jour s’est levé, ils m’ont chassée en m’insultant, en m’humiliant, en me crachant dessus, en me battant, en déchirant mes vêtements. J’étais meurtrie, couverte d’ecchymoses, mais follement heureuse.
  
  Voix d’homme : Avez-vous renouvelé l’expérience ?
  
  Voix de femme : Naturellement ! Éprouver de telles extases me transcendait.
  
  Voix d’homme : Avez-vous ressenti de la honte ?
  
  Voix de femme : À vrai dire non. À votre avis, suis-je une salope ?
  
  Voix d’homme : J’aurais tendance à répondre par l’affirmative si vous ne m’aviez appelé en consultation, ce qui suppose que vous êtes prête à subir une thérapie.
  
  Voix de femme : À présent, j’ai peur d’attraper ce qu’il est convenu d’appeler une maladie honteuse, ce qui ne signifie pas que j’ai honte.
  
  Voix d’homme : Ma chère amie, à l’issue de cette thérapie, vous éprouverez de la honte, je puis vous l’assurer.
  
  *
  
  * *
  
  Zepp Ochovitz appréciait que Yusuf Khaled conservât les vieux principes de la politesse orientale sans jamais se départir de sa courtoisie innée. Là, il lui avait offert un verre de raki et poussé vers lui un plat de purée de pois chiches à l’harissa dans lequel il trempait des biscuits secs.
  
  Malgré la chaleur, son hôte portait un costume de flanelle grise, taillé à Saville Row à Londres, qui tombait à la perfection. L’Américain était un peu jaloux. Lui avait beau faire couper ses costumes à Saville Row ou chez Brooks à New York, ils lui allaient comme des sacs de pommes de terre.
  
  Yusuf avoisinait la soixantaine mais conservait l’allure et la souplesse d’un joueur de squash. C’est à peine si ses cheveux grisonnaient. Il portait toujours une cravate et n’ouvrait jamais le col de sa chemise afin de tenir dissimulée, par coquetterie, l’horrible cicatrice laissée en haut de la poitrine par la balle qui avait failli mettre fin à tout jamais à sa fabuleuse carrière. En son for intérieur, Zepp Ochovitz stigmatisait l’abondance de bagues et de chevalières qui ornaient ses doigts et qui lui donnaient l’apparence d’un truand enrichi.
  
  Yusuf le laissa vider son verre de raki et terminer son omous avant de questionner :
  
  — Alors, cet homme ?
  
  — Un détective privé français du nom de Francis Catry. Il réside au Caribe-Hilton. Aujourd’hui, il est allé prendre un mystérieux paquet au Debarcadero, un bar de la Galle Cristo. Précédemment, au Caribe-Hilton, il a enquêté sur le passage de Vincent Delarue.
  
  Yusuf s’autorisa un sourire.
  
  — Et, la nuit dernière, il était chez Stefania Del Farol après sa mort.
  
  — Ce qui pourrait le relier à Romain Legall.
  
  — Il faut qu’on sache ce qu’il cherche exactement.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan trouva Lou Borofka en train de nettoyer à l’huile de paraffine les pièces démontées d’un Beretta 92 F, arme qu’affectionnaient les mercenaires.
  
  — Vous avez déniché quelque chose à Tibes ?
  
  — Non.
  
  — Vous voyez bien que j’avais raison, triompha le Croate. Il s’agit d’un accident pur et simple. Si bien, j’imagine, que mon Smith & Wesson 469 ne vous a été d’aucune utilité ?
  
  — En effet, mais je le garde encore, si vous n’y voyez pas d’objection ?
  
  — Pas d’objection. Chez nous, les soldats de fortune, on avait coutume de dire que les trois meilleurs amis d’un soldat sont ses jambes et son flingue.
  
  — J’en ajouterais un quatrième, fit Coplan, l’œil pétillant de malice.
  
  — Lequel ?
  
  — Son flair. Sans flair, il tombera dans une embuscade, butera dans la sentinelle cachée derrière les fourrés, chutera dans le piège creusé sous les fondrières de la route ou ne distinguera pas le sniper blotti dans les frondaisons des arbres.
  
  Borofka lui tapota amicalement le bras.
  
  — Vous êtes flic privé ou soldat de fortune ?
  
  — Aujourd’hui, je suis flic privé et c’est au flic privé que vous êtes aussi à vos moments perdus que je voudrais confier une mission, généreusement rétribuée naturellement.
  
  Le front de Borofka se plissa.
  
  — Je vous écoute.
  
  Coplan lui tendit une des photos de Stefania et le quotidien du soir dans lequel était relaté sur une colonne le suicide de la chanteuse.
  
  — En réalité, il s’agit probablement d’un assassinat, déclara-t-il sur le ton de la confidence. Enquêtez discrètement sur le passé de la victime. Entre autres choses, elle était acoquinée avec un garçon prénommé Juanito qui actuellement se trouverait à Miami ou à Las Vegas. Miguel, le patron du Debarcadero dans la Calle Cristo, le connaît. Ces deux-là seraient associés dans une double affaire de chantage et d’extorsion de fonds. Elle a aussi rencontré votre ami Joss Campbell et était ici lors de la fameuse soirée qu’il a donnée en compagnie de vos amis et des siens.
  
  Le Croate examina la photo.
  
  — Je la reconnais. C’est la chanteuse qui s’est esquivée en catimini.
  
  — Exactement.
  
  — Je la revois bien. Un des amis de Joss, un Français, la serrait de près.
  
  Coplan déposa une enveloppe sur le comptoir.
  
  — Vos premiers frais. La location de votre Smith & Wesson est comprise dans la somme.
  
  Borofka fronça les sourcils.
  
  — Pourquoi dites-vous qu’il s’agit probablement d’un assassinat et non d’un suicide ? s’enquit-il, les yeux posés sur l’article du journal.
  
  — Laissez-moi jouir seul de mes petits secrets.
  
  — Mon enquête serait plus efficace et rapide si j’en savais plus.
  
  — Contentez-vous de ce que je vous ai fourni.
  
  Coplan s’apprêtait à partir lorsqu’une femme entra. Elle était assez époustouflante, admira Coplan. Ses cheveux d’ébène, tirés en arrière, lui retombaient presque jusqu’aux reins. Coplan en tenait pour les cheveux longs, symbole pour lui de la féminité. Le regard était incendiaire et la bouche charnue et sensuelle promettait un tempérament de feu. Le visage était joli, discrètement accentué par un maquillage de bon goût sans exagération. Elle portait un bustier noir sur une jupe jonquille très courte qui dévoilait ses jambes fines et racées.
  
  — L’un de vous est-il Lou Borofka ? questionna-t-elle d’une voix chaude aux inflexions un peu rauques.
  
  — C’est moi, répondit le Croate.
  
  — Je cherche un de vos amis, Joss Campbell.
  
  Coplan tressaillit, tandis que l’ancien mercenaire tournait vers lui un regard gêné. Coplan, intrigué, décida de prendre la direction des opérations.
  
  — Il est mort accidentellement, assena-t-il.
  
  Elle pâlit.
  
  — Mon Dieu, c’est impossible ! Il était si plein de vie quand je l’ai vu à San Juan il y a sept ou huit semaines !
  
  — Le propre des accidents c’est justement de frapper des gens en pleine possession de leurs moyens, remarqua Coplan sentencieusement.
  
  — Il vous avait parlé de moi ? s’étonna Borofka.
  
  — La dernière fois où je l’ai vu, il m’a dit qu’il partait assister à une soirée chez son vieil ami Lou Borofka qui tenait le Soldier of Fortune Club à la Punta Cangrejos. Le lendemain, j’ai dû me rendre à New York pour raisons professionnelles et ne suis revenue ici qu’avant-hier. D’après ce que m’avait dit Joss, il serait encore sur l’île. À son hôtel, on m’a simplement indiqué qu’il était parti. Je suis venue chez vous parce que vous qui êtes son ami pourriez peut-être me communiquer son numéro de téléphone en Écosse.
  
  Le tempérament de détective privé de Borofka reprit le dessus :
  
  — À quel hôtel vous êtes-vous adressée ?
  
  — Au Horned Dorset Primavera à Rincon.
  
  Le Croate approuva d’un bref signe de tête. Quant à Coplan, une des phrases prononcées par la belle jeune femme l’étonnait. Elle affirmait que l’Écossais devait encore se trouver sur l’île. Or l’enquête à laquelle il s’était livré à la pointe du Grouin, à Ceylan et aux Maldives prouvait que ni Romain Legall, ni Duff Wilson, ni Vincent Delarue n’avaient jamais envisagé un séjour aussi long à Porto Rico. Joss Campbell faisait-il exception ? À moins qu’il n’ait accepté la mystérieuse proposition, assortie d’une somptueuse somme d’argent, faite par l’homme qui leur avait à tous les quatre offert le voyage et le séjour à San Juan. Dans ce cas, l’accord aurait requis la prolongation de ce séjour. Si cette hypothèse se vérifiait, qu’avait-on demandé à l’Écossais d’effectuer à Porto Rico ?
  
  Cependant, s’il avait été assassiné comme les trois autres, comme aussi Mallika et Stefania, quel avait été le mobile qui avait présidé à cette hécatombe ? Un élément lié à la proposition faite par l’homme énigmatique dont les quatre astronomes tenaient le nom secret ?
  
  La jeune femme tendit une main à Borofka et l’autre à Coplan.
  
  — Je m’appelle Sharyne Azevedo. Je voudrais en savoir plus. Comment est-il mort ?
  
  Lou Borofka le lui expliqua et Coplan vit des larmes perler à ses yeux, qu’elle refoula difficilement. Attendri, le Croate lui servit une tequila dans laquelle il pressa le jus d’un demi-citron.
  
  — Buvez, ça vous fera du bien.
  
  Elle obéit et son chagrin parut se stabiliser.
  
  — Vous le connaissiez depuis longtemps ? glissa Coplan.
  
  — Quelques années. Bien entendu, précisa-t-elle, je savais qu’il était marié et vivait en Écosse. Il faisait de fréquents voyages en Californie où nous nous rencontrions.
  
  — Pourquoi en Californie ?
  
  — Son activité d’astronome était subventionnée par l’University of California at Los Angeles.
  
  Comme Duff Wilson, pensa Coplan. Délicatement, sans le spécifier, Sharyne Azevedo faisait comprendre qu’elle avait été la maîtresse de Joss Campbell.
  
  — Évidemment, inutile de me donner son numéro de téléphone en Écosse. Je n’ai nulle envie de tomber sur la veuve. Ce serait indécent.
  
  Coplan flairait la bonne aubaine. Voilà quelqu’un qui, durant cette période fatidique à San Juan durant laquelle les quatre astronomes attendaient de rencontrer l’énigmatique personnage à la proposition envoûtante, avait été en contact avec l’une des futures victimes. Consciemment ou inconsciemment savait-elle quelque chose ?
  
  Il adressa à Borofka un signe de connivence à la dérobée et s’adressa à Sharyne Azevedo :
  
  — Moi-même je m’intéresse à sa présence ici à cette époque. Je suis détective privé.
  
  Elle parut alarmée :
  
  — C’est la veuve qui paie vos honoraires ?
  
  — Non, non, pas du tout. C’est l’University of California at Los Angeles.
  
  Elle le regarda, suffoquée.
  
  — Mais pourquoi ? Ma liaison avec Joss n’intéresse pas les universitaires. Ils ont d’autres chats à fouetter !
  
  Il secoua la tête.
  
  — Vous n’êtes pas du tout concernée par mes investigations qui ne visent que le plan professionnel.
  
  À ses oreilles pendaient d’extravagantes boucles multicolores qui tremblaient tant leur propriétaire semblait émue. Machinalement, elle les immobilisa comme si elle craignait qu’elles ne traduisent ses sentiments.
  
  — Le plan professionnel ? Je ne comprends pas.
  
  Il s’approcha d’elle et respira les effluves de Dune de Christian Dior. Le nom seul évoquait le désert et la canicule. Tout à fait conforme à la personnalité qu’elle dégageait et au tempérament de feu que ses lèvres promettaient.
  
  — Accepteriez-vous de dîner avec moi pour que nous en parlions plus longuement ?
  
  Elle inspecta Coplan des pieds à la tête, un peu interloquée. À la manière de l’assistant du directeur de casting qui jauge les qualités et les défauts d’un candidat à un second rôle. Puis elle se tourna vers Borofka, comme pour chercher du secours de son côté, mais n’en trouva aucun car le Croate s’était détourné et astiquait avec un chiffon l’étagère aux liqueurs, sans cependant perdre une bribe du dialogue.
  
  — Je suis vraiment curieuse, avoua-t-elle. Pourtant, je me méfie. Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, disait Joss. Et le Diable est toujours dans le camp des savants. Bien entendu, il parlait de lui-même puisqu’il était un savant. Il voulait dire que Dieu le punirait peut-être pour avoir voulu trop en savoir sur le ciel, les planètes et les étoiles.
  
  Coplan eut un vague sourire.
  
  — J’avais compris, merci. Mon invitation ?
  
  Elle hésita puis lâcha :
  
  — Ce soir vingt heures à la Casa Esmeralda sur la plage de Condado.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Véritable splendeur, la Casa Esmeralda, constata Coplan. La façade mélangeait avec succès le baroque espagnol et le néo-classique italianisant. Autour, des palmiers et des séquoias. À l’intérieur, des murs tapissés de soieries indiennes. Sharyne Azevedo n’affectionnait visiblement pas les restaurants miteux. Elle avait choisi le super-luxe.
  
  Elle était en retard. En l’attendant, il contempla la baie où, dans la nuit, scintillaient les feux des navires qui gagnaient le port ou appareillaient pour un long voyage. Plus tard, pour patienter en compagnie de sa tequila perdido, il consulta la carte. Rien de portoricain dans le menu qui, de toute façon, était libellé en français, de la salade de crabe à la crème de caviar pressé, au foie de veau à la moutarde en passant par le mille-feuille de bœuf cru à la sauce dijonnaise.
  
  Son invitée arriva enfin à 21 heures. Elle portait une robe à la rare élégance et des bijoux coûteux. Son sourire était alléchant.
  
  — Pardonnez mon retard.
  
  Après avoir trempé ses lèvres dans son cocktail Margarita, elle monologua longuement pour dire combien elle avait été bouleversée en apprenant la mort de Joss Campbell. Puis elle voulut savoir pourquoi Coplan enquêtait sur l’Écossais. Dans un premier temps, Coplan éluda :
  
  — À l’époque où vous l’avez vu ici, vous avez rencontré ses amis ?
  
  — Non.
  
  — C’étaient des astronomes. Il vous a parlé d’eux ?
  
  Elle eut un sourire railleur.
  
  — Francis, vous êtes l’un des hommes les plus sexy que j’aie rencontrés. Quand vous êtes dans une pièce, au bar du Soldier of Fortune Club ou ici, vous donnez l’impression d’être un taureau qui va entrer dans l’arène…
  
  Coplan se demanda si, pour oser une telle comparaison, elle avait séjourné en Espagne ou lu Hemingway.
  
  — Vous êtes une aficionada de tauromachie ?
  
  — À mes heures. Ce que je veux dire, c’est que vous qui êtes probablement un homme à femmes, compte tenu des atouts physiques que vous possédez, vous n’imaginez tout de même pas que lorsqu’un homme et une femme se rencontrent après une longue absence, ils évoquent leurs amis réciproques ?
  
  — Joss vous a quand même parlé de Lou Borofka.
  
  — À cause de cette soirée avec les mercenaires.
  
  — Donc, vous n’avez rencontré aucun de ses amis ?
  
  — Non. Maintenant, dites-moi pourquoi vous enquêtez sur Joss ?
  
  La fable concoctée par Coplan était toute prête. Il la servit sur un plateau :
  
  — L’University of California at Los Angeles pense que Joss Campbell et les trois amis astronomes qu’il avait rejoints ici ont découvert dans le ciel un élément vital qui vaut beaucoup d’argent et qu’ils ont essayé de vendre à quelqu’un, une puissance, un gouvernement, un particulier, on ne sait pas.
  
  Elle avait terminé son Margarita et le maître d’hôtel vint prendre la commande. La lèvre gourmande, elle choisit un homard au vinaigre de cidre et des langoustines sautées au safran. Quand le maître d’hôtel se fut éloigné, elle accepta la Gitane que Coplan lui offrait.
  
  — J’adore les cigarettes françaises. Elles me rappellent les trois séjours à Paris en compagnie de Joss et les huîtres que nous mangions à Cancale.
  
  — Que faisiez-vous à Cancale ?
  
  — Je me baignais et Joss allait voir un de ses amis que je n’ai jamais vu. À Paris, je me souviens que nous avions dîné dans un restaurant italien où un gangster avait été assassiné. On nous a juré que ce jour-là l’on ne distinguait plus le sang de la sauce marinara et que la victime était tellement truffée de balles que les spaghettis ressortaient de l’estomac. Plus drôle, lorsque nous y avons dîné, les clients se battaient pour obtenir la table où ce gangster était mort.
  
  Elle tira une longue bouffée.
  
  — Ceci dit, je trouve votre histoire étrange. Si Joss et ses amis avaient déniché quelque chose de sensationnel dans le ciel, pourquoi ne pas le proposer à l’University of California ? Elle est riche et aurait payé. De toute façon, cette attitude est contraire à la personnalité de Joss. Il devait trop sur le plan financier à l’institution qui le patronnait pour la trahir. Pour finir, avez-vous interrogé ses amis astronomes ?
  
  Coplan ménagea ses effets. D’abord, à petites gorgées, il vida sa tequila perdido, puis lâcha, ses yeux soudés dans ceux de son invitée :
  
  — Ils sont morts.
  
  Une expression ahurie se peignit sur ses traits dont la beauté était rehaussée par un léger maquillage.
  
  — Tous les trois ? Ceux qui étaient ici avec lui ?
  
  — Oui. Ils ont été assassinés. Comme peut-être Joss Campbell.
  
  Cette fois, elle fut prise d’une vive agitation et écrasa sa cigarette dans le cendrier. D’une voix brusquement enrouée, elle répéta :
  
  — Joss assassiné ?
  
  — C’est une hypothèse, se rattrapa Coplan qui ne souhaitait pas entrer dans les détails. Maintenant, si vous voulez bien m’aider à venger Joss au cas où elle serait exacte, reprenez votre calme et racontez-moi en détail, à l’exception des scènes intimes, ce que vous avez fait en compagnie de Joss lors de son séjour ici. Tâchez aussi de vous souvenir des confidences qu’il aurait pu vous faire en dehors des sentiments qu’il vous portait.
  
  Sans se faire prier plus avant, elle s’exécuta en s’interrompant seulement lorsque les plats lui furent présentés. Coplan l’écouta attentivement mais n’apprit rien.
  
  — Vous a-t-il dit ce qu’il venait faire à San Juan ?
  
  — Mais me voir ! se récria-t-elle, un brin agacée. Nous avions rendez-vous ! Il m’avait téléphoné d’Écosse ! C’est pourquoi j’éprouve des difficultés à croire à vos histoires ! Alors, cessons d’en parler !
  
  Quand elle eut terminé ses langoustines sautées au safran, elle se fit triste et versa à nouveau dans la nostalgie et l’évocation de ses jours heureux avec Joss Campbell. Après le dessert, Coplan régla l’addition et accompagna Sharyne jusqu’à sa voiture avant de regagner son hôtel.
  
  Son sommeil fut interrompu par des coups insistants frappés à la porte. Il alluma la lampe de chevet, saisit le Smith & Wesson et marcha jusqu’à la porte. Parvenu à celle-ci, il s’effaça contre le mur.
  
  — Qui est-ce ? questionna-t-il.
  
  — Sharyne Azevedo.
  
  Il enfonça l’automatique dans la ceinture du pantalon de pyjama et rabattit la veste pour le dissimuler. Son autre main déverrouilla la porte.
  
  Sharyne paraissait confuse :
  
  — Je ne pouvais pas dormir à cause de vous, expliqua-t-elle, l’œil hardi.
  
  — Entrez.
  
  — Vous savez, je disais la vérité, poursuivit-elle une fois à l’intérieur de la chambre. Je vous comparais à un taureau. Je ne vous mentais pas. Vous ne pouvez pas savoir ce que l’évocation d’un taureau provoque en moi. Voilà, pour me résumer, j’éprouve une folle envie de faire l’amour avec vous. Je suis sûre que vous êtes un volcan sexuel.
  
  La dernière fois où il avait entendu cette expression, elle était prononcée par Stefania Del Farol et se référait à Romain Legall. Porto Rico présentait-elle la particularité de transformer les hommes en volcans sexuels ?
  
  — Vous semblez hésiter, persifla-t-elle. C’est la surprise ? Le sommeil interrompu ? L’affront à votre orgueil masculin parce que, au lieu de choisir, vous êtes choisi ? Le temps est révolu où il était assigné aux hommes de choisir. Aujourd’hui, les rôles sont inversés. Tant pis pour ceux qui ne le comprennent pas. Toute révolution laisse sur le carreau des tombereaux de victimes.
  
  Coplan se dit que, sans doute, elle était un peu folle mais, par ailleurs, tellement belle et attirante. D’ailleurs, elle ne lui laissait plus le temps d’hésiter. En un tour de main elle se dévêtit et fonça vers la salle de bains. Il profita de son absence pour placer le Smith & Wesson sous le lit, du côté où il dormait.
  
  Quand elle revint, elle le débarrassa, impérieusement, de sa veste et de son pantalon de pyjama.
  
  — Dépêchons-nous ! haleta-t-elle. J’ai les cuisses toutes brûlantes !
  
  Elle ne mentait pas. Coplan s’enfonça dans une fournaise. Dans les veines de Sharyne coulait le sang torride des conquistadores qui, sous les ordres de Christophe Colomb, avaient posé le pied à la Punta del Morro. Peut-être avait-elle hérité d’eux cette passion pour les arènes de lumière, brûlées par le soleil, où galopait le taureau. En tout cas, elle préférait l’amour brutal, violent, comme la charge sur le matador, mais retardait l’échéance, tel le torero qui esquive, grâce à une passe de muleta, l’assaut furieux de la bête. En artiste, Coplan se conformait à ses désirs, soignant son œuvre, sans pour autant bouder son propre plaisir. Entre ses mains puissantes, le corps de Sharyne vibrait avec passion, réaction qui ne manquait pas d’accroître sa libido. Ses narines respiraient les effluves de Dune qui évoquaient la Schéhérazade des Mille et Une Nuits.
  
  Insensiblement, ils avançaient vers le stade suprême. Arc-boutée sur ses reins, cognant contre le ventre de son partenaire, Sharyne gémit, puis hurla en exhalant des syllabes rauques, et Coplan la rejoignit avec un temps de retard qu’elle lui pardonna.
  
  — Je savais que je ne me trompais pas en décidant de venir te voir, roucoula-t-elle en roulant sur le flanc, son corps trempé de sueur malgré la climatisation.
  
  À nouveau, elle fonça vers la salle de bains en entraînant Coplan.
  
  — Une douche à deux, c’est l’antichambre à des plaisirs renouvelés, énonça-t-elle.
  
  D’autres étreintes suivirent car Sharyne était insatiable. Dès que Coplan faiblissait, elle ravivait ses forces en procédant à des caresses inédites. Tard dans la nuit, ils s’endormirent enfin. À huit heures, Sharyne se leva, se doucha et se rhabilla. Elle paraissait pressée.
  
  — J’ai un rendez-vous important. Je te recontacte.
  
  Elle courut jusqu’à la porte, l’ouvrit et disparut. Coplan était déconcerté, ce qui le confortait dans son idée que la belle jeune femme était un peu folle.
  
  Il se fit monter un copieux breakfast pour récupérer ses forces. Au moment où il déposait le plateau sur le plancher, le téléphone sonna. C’était Lou Borofka.
  
  — Je n’ai pas perdu mon temps, annonça-t-il. J’ai contacté quelques bons amis et ai touché le jackpot. En fait, cette Stefania Del Farol bénéficiait d’une certaine notoriété à San Juan en raison de sa beauté, même si son talent était contesté. On ne peut tout avoir. Bref, le Juanito en question n’est pas passé inaperçu. En réalité, il s’agit d’un truand du nom de Juan Gomez Garcia, vaguement affilié à la mafia cubaine de Miami. Un drôle de coco, prêt à tout. Brièvement, il a été l’amant de votre Stefania. Un copain m’a refilé son adresse près de San Cristobal. Je voudrais y jeter un œil mais je me méfie. Juanito est peut-être à Miami ou à Las Vegas, mais il est possible qu’il ait prêté les lieux à quelqu’un. En conséquence, j’aimerais que vous m’accompagniez.
  
  Coplan le trouva bien pusillanime pour un détective privé dont la précédente carrière avait été celle de mercenaire.
  
  — D’accord.
  
  Coplan entendit le Croate respirer, au bout du fil comme soulagé.
  
  — Je passe vous prendre à votre hôtel. N’oubliez pas le Smith & Wesson.
  
  L’immeuble où vivait Juan Gomez Garcia se dressait au bord du canyon le plus profond de l’île qui, entre les communes d’Aibonito et de Barranquitas, plongeait de 230 mètres le long de falaises plantées de vignes et au-dessus de chutes d’eau vertigineuses.
  
  Borofka sonna à la porte de l’appartement et insista sans obtenir plus de réponse. Il était habile à ouvrir une porte, dut reconnaître Coplan. L’appartement était spacieux et les murs attestaient du narcissisme de l’occupant des lieux. Sa belle gueule de latin lover aux cheveux surgominés s’étalait partout. Borofka pointa le doigt vers une photographie.
  
  — Juanito est ici en compagnie de Pepe Sandoval, le Cubain de Miami. Un usurier. Je connaissais un ingénieur des mines qui avait découvert un filon d’or au Costa Rica. Aucune banque ne voulait financer son projet. Il s’est adressé à Pepe Sandoval. Le lendemain, il avait dix millions de dollars. L’intérêt ? Deux et demi pour cent la semaine. Mon ami a questionné : « Vous n’exigez pas de garantie ? » Pepe Sandoval a répondu : « La garantie c’est toi ou, si ce n’est pas toi, ta femme et tes gosses, ou encore tous ensemble. » Finalement, mon ami a réussi à revendre sa mine à un consortium un mois avant la première échéance annuelle, sinon sa famille et lui-même y passaient. Il a remboursé Pepe, capital et intérêts, et, dans cette affaire, n’a pas gagné un centime.
  
  On distinguait aussi quelques photos de Juanito en compagnie de Stefania Del Farol dans l’intimité.
  
  D’un naturel apparemment méfiant, l’occupant des lieux ne conservait chez lui aucun papier, même pas un agenda ou un répertoire téléphonique.
  
  Sauf une coupure de journal en espagnol, glissée dans une chemise cartonnée sur la couverture de laquelle était inscrit LEGALL. Coplan l’emporta lorsque Borofka mit fin à leurs recherches.
  
  — Fichons le camp, il n’y a rien à glaner ici. Qu’avez-vous trouvé dans cette chemise ?
  
  — Un article sur la comète Shoemaker-Levy 9.
  
  Le Croate haussa les épaules avec fatalisme :
  
  — Dans le fond, pourquoi s’intéresser au ciel ? Tant de problèmes se posent sur notre Terre qu’on ne parvient pas à résoudre !
  
  — Qui vous prouve que ce que l’on découvrira dans l’Univers ne nous aidera pas à résoudre les problèmes de notre planète ? rétorqua Coplan.
  
  De retour dans sa chambre d’hôtel, il lut attentivement l’article qui datait de l’année précédente. Une comète, baptisée Shoemaker-Levy 9 du nom de ses découvreurs, s’était catapultée dans Jupiter, la plus grosse planète du système solaire, située à 760 millions de kilomètres de la Terre dont elle faisait 319 fois le volume. Le choc s’était produit à la vitesse de 216 000 kilomètres-heure et la puissance en était estimée à 20 millions de mégatonnes, soit dix mille fois la totalité des arsenaux nucléaires possédés sur la Terre. Cette explosion ayant eu lieu du côté obscur de Jupiter, elle n’avait pu être filmée.
  
  — Terrifiant, murmura Coplan pour lui-même.
  
  Mais cet impact titanesque s’était produit le 16 juillet de l’année précédente. Quel rapport existait donc entre cet événement et les six morts violentes ?
  
  Compte tenu du décalage horaire, il était tout juste huit heures du matin à Paris. Une heure plus tard, il parvint à obtenir Poitevin au C.N.R.S. et lui fit part de sa découverte.
  
  — Shoemaker-Levy 9, je connais, acquiesça le scientifique. Seulement, c’est du passé et la mort de Legall est récente. En outre, aucun secret n’est attaché au phénomène de Shoemaker-Levy 9. À l’époque, les savants du monde entier ont eu l’occasion de s’installer derrière leur télescope et de tenter d’apercevoir l’explosion. D’ailleurs, ils ont été déçus, puisqu’elle s’est produite côté face obscure de Jupiter. Moi-même j’étais à mon poste. Quel désappointement ! J’attendais tant de cette expérience ! Non, à mon avis, laissez tomber cette piste, elle ne vous mènera à rien.
  
  Oui, mais pourquoi Juanito, et vraisemblablement Stefania, s’y intéressaient-ils ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Repue après l’amour, Sharyne accepta le champagne que Coplan versait dans sa coupe.
  
  — Offre-moi donc une de tes sublimes cigarettes françaises. Elles me rappellent Paris.
  
  Coplan lui alluma une Gitane et en glissa une entre ses propres lèvres.
  
  — Au fait, que fais-tu dans la vie ? questionna-t-il.
  
  — Rien. Je voyage. Je m’amuse ou je m’ennuie. Je passe aussi d’un mari à un autre. Mon dernier fiancé en date m’a quittée. Il était juif et, dans la religion juive, il est prescrit que quand l’épouse meurt, le veuf doit épouser la sœur de sa femme décédée si la sœur est libre. Au lieu de divorcer pour m’épouser, il est devenu veuf et a obéi aux préceptes de sa religion. Dans le fond, tant mieux. Je commençais à me demander si je ne commettais pas une erreur.
  
  — Tu as eu beaucoup de maris ?
  
  — Quatre, et je n’ai que trente ans ! Le premier est mort dans un accident d’avion au Mexique alors qu’il avait rendez-vous pour signer un important contrat de fournitures alimentaires. Le deuxième était italien et me refusait le droit à la parole. Dès que j’ouvrais la bouche, il me criait : Omertà ! Pourtant, il n’était ni sicilien ni mafioso, ce qui ne l’a pas empêché de mourir à Palerme lors d’une fusillade dans la rue ! Le troisième était raciste et ne digérait pas que j’ai été l’épouse d’un Italien. Pour lui, les Italiens, les Grecs, les Arabes, les Brésiliens et les Mexicains constituaient des sous-races exotiques à peine dignes de porter ses valises ou de cirer ses chaussures. En fait, il a eu raison de se méfier de l’exotisme puisqu’il a été tué à Port-au-Prince par un Haïtien à qui il refusait de donner son portefeuille. Quant au quatrième, c’était un bourgeois névrosé issu de la bonne société de Minneapolis, qui avait la triste habitude de prendre ses interlocuteurs à rebrousse-poil et avait la manie de la persécution. Le monde entier lui était hostile et il dressait quotidiennement la liste des gens qui lui en voulaient. Des maris ou des amants trompés, des maîtresses abandonnées et humiliées, des parents spoliés de leur héritage, des associés trahis, des…
  
  — Et, naturellement, lui aussi a été victime de mort violente, comme les trois premiers, railla Coplan.
  
  — Pas du tout ! protesta Sharyne, l’air outragé. J’ai divorcé ! Lui est toujours vivant !
  
  — Trois fois veuve, une fois divorcée, c’est un joli record !
  
  Les yeux de la jeune femme s’embuèrent de larmes.
  
  — Et tu oublies Joss !
  
  Elle sanglota sur l’épaule de Coplan, puis, donnant l’impression d’être fortement secouée, elle but coup sur coup plusieurs coupes de champagne et s’endormit, sans plus s’abandonner à ses débordements sexuels.
  
  Le lendemain, comme la fois précédente, elle partit relativement tôt. Borofka appela vers midi :
  
  — Je voudrais vous montrer quelque chose.
  
  — Quoi donc ?
  
  — Je passe vous prendre à votre hôtel, interrompit le Croate.
  
  — Où allons-nous ? questionna Coplan quand, une demi-heure plus tard, il s’installa sur le siège passager.
  
  — À Rio Piedras.
  
  Ce quartier du grand San Juan était surtout connu pour son jardin botanique.
  
  — Ne comptez pas sur moi pour admirer les jardins d’orchidées, me baigner dans un étang de lotus ou baguenauder le long d’un sentier jalonné de bambous, protesta vivement Coplan.
  
  — Nous allons au bureau de Juanito, précisa Borofka qui conduisait avec maestria en serrant de près les públicos, ces minibus qui monopolisaient la voie de droite. Vous allez être surpris.
  
  Le bureau en question se logeait dans un vieil immeuble crasseux, à la peinture écaillée et aux murs fissurés. Sans difficulté, Borofka déverrouilla la porte. Contraste saisissant, l’intérieur était fraîchement repeint et l’ameublement ultramoderne. Sur une table s’entassaient des paquets. Coplan les déficela. Une pluie de brochures cascada sur ses chaussures.
  
  Il en consulta une. À la troisième page, il subodora la tentative d’escroquerie.
  
  Ces brochures étaient destinées à une éventuelle clientèle européenne et proposaient des prêts à souscrire auprès de banques offshore confortablement logées dans les paradis fiscaux traditionnels du Belize, de Nevis, des Caïmans ou de Panama. Confidentialité complète, gamme totale de services, archives tenues secrètes, domiciliation gratuite, choix de 75 établissements bancaires… vantait le texte.
  
  En ces temps de crise où l’urgence affaiblissait la vigilance en supprimant le code moral, où les restrictions du crédit accordé par les banques honorables étranglaient les patrons et les entreprises, les escrocs voyaient poindre de beaux jours.
  
  Adossés à des banques situées dans les paradis fiscaux et qui n’étaient que des coquilles vides, ils étaient à l’affût des gogos attirés par le faible intérêt exigé pour le prêt bancaire, dans tous les cas inférieur à celui demandé par les banques traditionnelles.
  
  Agréablement surpris, le pigeon posait quand même quelques questions. La commission ? Un pour cent du montant du prêt, immédiatement exigible, naturellement, en même temps que le gage à verser avant l’obtention du prêt. Pas grand-chose, ce gage, dix pour cent du montant du prêt. La résidait la beauté de l’escroquerie. Ce gage n’était pas remis au prêteur mais à une tierce partie, une banque complice, dont le rôle consistait à conserver cet argent et à le faire fructifier jusqu’à remboursement complet du prêt avant de le restituer à l’emprunteur. Bien entendu, les choses traînaient en longueur après que ce dernier eût satisfait à ses obligations et le prêt n’arrivait pas. Au stade ultérieur, la banque complice transférait le gage à une banque amie, qui elle aussi était une coquille vide, et était domiciliée à Chypre, à Madère, ou à Jersey, ou encore à Gibraltar, qui elle-même le reprêtait officiellement à une troisième banque qui faisait faillite aux Bahamas ou aux îles Turks et Caïcos ou mieux à Anguilla.
  
  L’arnaque était grandiose et des sociétés huppées s’y étaient laissées prendre, dont des mutuelles de fonctionnaires au Royaume-Uni et en France et l’Armée du Salut à Londres, savait Coplan.
  
  Les documents étaient rédigés en anglais et quand on n’ignorait pas que gage dans cette langue se traduisait par escrow…
  
  — C’est des bidonneurs, non ? fit Borofka en jetant sur le sol la brochure qu’il venait de lire.
  
  — C’est aussi mon avis.
  
  — Juanito doit travailler pour Pepe Sandoval. Juanito n’a pas l’envergure pour monter un tel coup. Il doit servir de boîte aux lettres, rien de plus. Au fait, je sais où il a pris ses quartiers à Las Vegas. Il ne s’emmerde pas.
  
  — Où ?
  
  — Au Luxor.
  
  — Effectivement.
  
  Borofka sortit deux bouteilles de bière du réfrigérateur et les décapsula avant d’en tendre une à Coplan qui réfléchissait en fumant une Gitane. Loans & Savings Company of Bahia de los Camarones était le nom bidon de la société mise sur pied pour duper les gogos. Elle acceptait donc les investissements prétendument rémunérés à 18 %. En réalité, le procédé était identique. Le dépôt était dispersé dans des banques offshore sans que l’on puisse retrouver sa trace au bout de huit mois. Quant aux sièges sociaux de ces banques, ce n’étaient la plupart du temps que des boutiques miteuses, des arrière-cours minables ou des trous à rats dans une rue sordide de Nassau, de Georgetown ou de Panama City.
  
  Mais peu importaient ces dentelles entourant l’arnaque, se dit Coplan, tout à sa réflexion en sirotant sa bière et en fumant sa Gitane pendant que le Croate se livrait à une fouille minutieuse du bureau. Si Romain Legall, Vincent Delarue, Duff Wilson et Joss Campbell avaient accepté la proposition de l’homme mystérieux, alors ils auraient été à la tête d’une petite fortune. Grâce à Stefania, Juanito le savait et avait pu imaginer de les escroquer par le biais de la Loans & Savings Company of Bahia de los Camarones. Cette hypothèse était confortée par la phrase dans sa lettre qui visait Romain Legall.
  
  Comme Coplan l’avait déjà conjecturé, la chanteuse ne lui avait pas livré l’entière vérité alors que, au contraire, Juanito était au fait de cette vérité. Certainement aussi connaissait-il l’identité de l’énigmatique personnage que les quatre astronomes devaient rencontrer.
  
  Il imita son compagnon et fouilla lui aussi. Coplan découvrit que Juanito n’était pas l’âne obtus que décrivait Borofka. Il témoignait de dispositions certaines pour l’escroquerie, même s’il œuvrait sous le parrainage de Pepe Sandoval à Miami. Dans le fichier, il dénicha la liste des vaisseaux fantômes, c’est-à-dire les banques complices sur lesquelles s’appuyaient les faisans. Coplan n’était pas vraiment intéressé. Ce qu’il cherchait, c’étaient des preuves étayant son hypothèse.
  
  Il n’en trouva pas.
  
  Borofka haussa les épaules.
  
  — Qu’en dites-vous ?
  
  — On s’en va. Emportez les bouteilles vides.
  
  Coplan fourra ses bouts de cigarettes dans sa poche et quitta les lieux en compagnie du Croate. Quand ce dernier le déposa devant le Caribe-Hilton, il lui recommanda :
  
  — Continuez ainsi, vous êtes sur la bonne voie. Je serai absent quelques jours et reprendrai contact avec vous lors de mon retour. Voici qui devrait vous aider à patienter.
  
  Il lui tendit une coupure de mille dollars.
  
  Dans sa chambre, il téléphona au Vieux, qui buvait son café et dévorait ses croissants, et lui rendit compte.
  
  Mécontent, le patron des Services spéciaux grogna :
  
  — Vous ne progressez pas. Accélérez, bon sang, j’ai sur le dos le ministre, sans compter l’Élysée pour qui il y a sûrement anguille sous roche dans cette affaire.
  
  — Pourquoi l’Élysée ?
  
  — Le C.N.R.S. pousse à la roue. Ses têtes pensantes sont persuadées qu’un gros coup se cache derrière ces morts mystérieuses.
  
  — Le C.N.R.S. n’a peut-être pas tort.
  
  — Alors, ramenez-moi du concret !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Dernière folie américaine, le Luxor, hôtel-casino-parc d’attractions, dressait sa pyramide haute de 160 mètres dans le ciel du Nevada. Au-dessus de La Mecque du jeu, son phare illuminait la nuit du désert et semblait vouloir traquer, au-delà des limites de la ville, les chiens de prairie, les vipères, les scorpions, les mygales et les coyotes qui peuplaient les alentours arides. Architecture à la Disneyworld, dimensions pharaoniques, mégalomanie débridée, kitsch pompier, architectes et décorateurs n’avaient pas lésiné pour tenter de ressusciter l’ancienne Égypte. La pyramide aux trente-neuf étages était la réplique exacte de celle de Khéops. Face à un obélisque, le sphinx de dix étages qui montait une garde symbolique semblait avoir été transféré de Louxor. Des rayons lasers jaillissant de ses orbites composaient sur l’écran, formé par les jets d’eau, des figures mouvantes qui laissaient pantois les visiteurs. Épris de gigantisme, les promoteurs avaient construit au-dessus du casino trois cités vouées au passé, au présent et à l’avenir. Au milieu de leurs antres aux siècles disparus ou aux visions futuristes crépitaient 25 000 machines à sous, tandis que, dans les sous-sols, coulait une rivière artificielle longue de huit kilomètres, censée représenter le Nil.
  
  Ce nouveau royaume de Las Vegas, qui ressemblait à un péplum hollywoodien, happait les pèlerins de la ville sainte fascinés par les mirages du gain facile. Coplan se faufila à travers la foule. Ici, le personnel était déguisé en Toutankhamon ou en Cléopâtre d’opérette. Il frôla une Nefertiti éblouissante à la perruque taillée au cordeau.
  
  Il emprunta l’un des 24 ascenseurs et aboutit au 33e étage. Juan Gomez Garcia occupait la suite 3306, avait-il appris à la réception après avoir glissé un généreux pourboire à l’employé vêtu comme un adorateur d’Osiris.
  
  Il frappa à la porte sans obtenir de réponse. Il inspecta le couloir. Personne. La lame de son couteau de poche ouvrit la porte sans difficulté.
  
  Encadré par des colonnes carrées montant jusqu’au plafond et constellées de hiéroglyphes, surmonté de fresques reproduisant des scènes de la vie quotidienne dans l’Ancienne Égypte, le lit se serait facilement accommodé de la présence d’une famille de six personnes.
  
  À peine entré, Coplan respira les effluves de First de Van Cleef et Arpels. Au pied du pot où s’enfonçait le tronc d’un palmier nain, il repéra des babouches bleu nuit. Il s’arrêta net et écouta. Un bruissement d’eau lui chatouilla les oreilles et il fit demi-tour. Soudain, une porte s’ouvrit et, encore éclaboussée d’eau, une fille se dressa devant lui. Derrière elle, on apercevait l’eau frémissante d’un jacuzzi. La fille n’était ni Nefertiti ni Cléopâtre, mais une blonde splendide, au corps sculptural. Dotée également d’un sang-froid étonnant car c’est à peine si ses sourcils se haussèrent.
  
  — Vous êtes un employé de l’hôtel ? Bizarre, vous n’êtes pas travesti en pharaon.
  
  — Je suis venu voir Juanito.
  
  — Et la porte était ouverte ? fit-elle, sardonique.
  
  — Dans le monde où nous évoluons, Juanito et moi, les portes fermées ne posent pas de problèmes.
  
  — Je vois. Juanito n’est pas là.
  
  — Je m’en étais aperçu. Ne vous occupez pas de moi, terminez votre séance de jacuzzi, je trouverai le bar tout seul.
  
  Il tourna les talons. On ne lésinait pas sur l’espace dans les suites. Le bar aurait accueilli sans problèmes la dynastie des Ramsès. Coplan se confectionna un tequila perdido et, entre les amphores qui servaient de cendriers, s’installa dans un fauteuil satrapique.
  
  Un quart d’heure plus tard, la fille réapparut, vêtue seulement d’un kimono rouge. Elle était pieds nus et enfila les babouches.
  
  — Mon nom est Ann Jo.
  
  — Francis.
  
  Avec nonchalance, il alluma une Gitane et Ann Jo fonça vers le bar où elle se versa une large rasade de porto.
  
  — Quand revient Juanito ? questionna Coplan.
  
  Elle but, en observant attentivement Coplan par-dessus le bord du verre.
  
  — Vous n’êtes pas d’ici.
  
  — C’est exact.
  
  — D’où ?
  
  — San Juan de Porto Rico.
  
  Elle hocha la tête avec un respect religieux, comme si Coplan avait indiqué Saint-Pierre de Rome.
  
  — Ce porto est trop jeune, énonça-t-elle gravement. On aurait dû attendre qu’il vieillisse avant d’ouvrir la bouteille. C’est un crime.
  
  — Pire, un infanticide, renvoya Coplan, amusé. Quand revient Juanito ? répéta-t-il, nullement ébranlé par les digressions dont Ann Jo semblait friande.
  
  — Il ne revient pas, je l’ai viré.
  
  Coplan se leva et écrasa sa Gitane dans l’amphore.
  
  — Où puis-je le trouver ?
  
  — Vous ne le trouverez pas si je ne vous aide pas.
  
  — Pourquoi m’aideriez-vous ?
  
  — J’ai viré Juanito mais nous sommes restés bon copains. Notre tort, c’est comme le porto, nous n’avons pas laissé vieillir notre amour. Ce n’est plus de l’infanticide, comme vous dites, c’est du suicide. Je connais bien Porto Rico et San Juan. Je chantais au casino du San Juan Hotel et Casino.
  
  Coplan manifesta son étonnement :
  
  — Vous avez connu Stefania Del Farol ?
  
  — Bien sûr. Nous sortions à quatre avec un autre garçon, mais nous n’étions pas un quatuor. Nous n’étions que trois et demie et c’était moi la demie, les deux garçons s’intéressant surtout à Stefania.
  
  — Vous n’avez plus de rivale, Stefania est morte.
  
  Ann Jo ne marqua aucune surprise.
  
  — Moi je suis née dans le Dakota du Sud et, chez nous, on dit toujours que lorsque sonne le glas, c’est toujours pour une salope.
  
  — Pourquoi une salope ? rétorqua Coplan, remis en selle.
  
  — Juanito vous le dira sûrement. Je m’habille et on y va ?
  
  — D’accord.
  
  Quand elle revint, elle portait une robe époustouflante, très sexy tant elle lui collait au corps. Ses seins agressifs tendaient le tissu comme pour rivaliser avec les Nefertiti et les Cléopâtre qui hantaient le hall où aurait pu se garer une flotte de 747.
  
  Elle conduisait une Continental dernier cri, au volant de laquelle elle dévala le Strip en direction du nord. Avec un brin de nostalgie, Coplan examinait les plus beaux fleurons de Las Vegas qui, c’était la loi impitoyable du marché, allaient céder du terrain après l’arrivée du Luxor. L’Aladin, le Bally’s Grand, ex-M.G.M, le Treasure lsland, le Flamingo, le Desert Inn sur la droite. Le Dunes, le Caesar’s Palace, le Frontier, le Silver Slipper, le Stardust, le Circus Circus, sur la gauche. Céder du terrain ou disparaître. Comme le Thunderbird avant eux.
  
  La Continental traversa successivement Flamingo Road, Sahara Avenue, Charleston Boulevard avant d’aborder Fremont Street et le Casino Center où elle tourna à droite dans Bonanza Road pour rejoindre Lake Mead Boulevard. À un moment, Ann Jo s’arrêta pour refaire le plein d’essence à une station Union Oil ’76.
  
  — C’est encore loin ? interrogea Coplan.
  
  — Pas plus d’un quart d’heure.
  
  À la sortie de la ville, le paysage changea. Ici, on prenait pied dans le désert. La Continental dépassa quelques yuccas aux grosses fleurs blanches et des saguaros qui dressaient en retrait de la route leur silhouette de candélabre.
  
  Ann Jo s’arrêta enfin devant un ranch d’allure mexicaine ou texane.
  
  — Vous êtes arrivé, annonça-t-elle.
  
  Coplan inspecta les environs déserts.
  
  — Vous êtes sûre qu’il est là ?
  
  — Allez sonner, je vous attends.
  
  Méfiant, il s’approcha du portail. Sous sa veste et sur sa hanche gauche, il portait un Beretta 950 calibré en .22 LR, pesant un peu plus de 250 grammes, acheté dans un bar louche de Fremont Street, au cœur de Casino Center. Son doigt insista sur le bouton de sonnette et le volet d’un judas percé dans le bois coulissa sur son rail. Un visage apparut.
  
  — Il veut rencontrer Juanito, cria Ann Jo dans le dos de Coplan.
  
  Un rictus sinistre tordit le coin de la bouche de l’homme et Coplan comprit qu’il était tombé dans un traquenard. Vivement, sa main dégagea le Beretta. Mais Ann Jo démarra en trombe et son aile avant droite toucha Coplan à la cuisse et le catapulta sur le gravier où il procéda à un roulé-boulé fulgurant. Déjà, cependant, le portail s’était ouvert et deux hommes braquaient sur lui leur Micro Uzi. Instantanément, il s’immobilisa.
  
  — Lâche ton arme et avance sur ta gauche, puis plaque-toi sur le ventre.
  
  Coplan fut forcé d’obéir. Des menottes claquèrent à ses poignets ramenés dans le dos.
  
  — Tu peux te remettre debout à présent.
  
  Coplan obtempéra. Un troisième homme sortit du ranch. Très latin lover à l’image de Juanito, sauf qu’il avait des cheveux longs, et portait une tenue de cuir noir très moulante, décorée de façon ahurissante de chaînes à rivets ajourés, incrustée de boucles, de croix, de fleurs de lis en argent massif. À son cou et à ses poignets, des bracelets.
  
  Ann Jo sortit de la Continental et il vint lui déposer un baiser sur la joue.
  
  — Brave fille, félicita-t-il.
  
  Elle se pencha et lui parla rapidement dans le creux de l’oreille pendant qu’il hochait la tête avec approbation en conservant les yeux fixés sur Coplan.
  
  — Brave fille, répéta-t-il en l’embrassant à nouveau. Maintenant, tu peux repartir. Je me souviendrai de ce que tu as fait pour moi.
  
  — Fais-lui en chier à ce connard, lança-t-elle en jetant à Coplan un regard de mépris avant de réintégrer sa voiture, de faire demi-tour et de démarrer en trombe en direction de Las Vegas.
  
  — Allez, les gars, emmenez-le, commanda le latin lover en frottant ses cuisses bardées de cuir.
  
  Coplan fut entraîné à l’intérieur du ranch et conduit à une ancienne étable. Les murs requéraient un sérieux coup de peinture tandis que le sol inégal rabotait les semelles. Coplan fut poussé sur une chaise devant une longue table au bois tailladé par les pointes des couteaux qui s’y étaient plantées.
  
  L’homme en cuir noir s’assit en face de lui.
  
  — Ainsi, tu viens de Porto Rico, tu te prénommes Francis et tu veux rencontrer Juanito. Raconte-moi tout et n’oublie rien.
  
  Pour appuyer ses dires, il enfonça dans le bois de la table la lame d’une dague qu’il arracha à sa ceinture où elle voisinait jusque-là avec une chaîne ornée de croix potencées qui, savait Coplan, étaient utilisées comme signes de ralliement par l’une des mafias colombiennes récemment installées dans La Mecque du jeu.
  
  Coplan adopta un air innocent et livra les éléments qu’il considérait comme non compromettants. Tout simplement, fabula-t-il, il enquêtait sur la mort suspecte de Joss Campbell à Tibes et sur ses liens avec trois autres astronomes disparus dans des circonstances aussi suspectes. Il évoqua le prétendu suicide de Stefania, ses relations avec Juanito et termina en soulignant qu’il n’était pas impossible que ce dernier puisse éclairer sa lanterne, d’où son voyage dans la capitale des machines à sous. Son histoire se tenait, était-il persuadé.
  
  — Donc, tu serais un flic privé, rien d’autre ?
  
  — Rien d’autre.
  
  — Tu as entendu parler de la Loans & Savings Compagny of Bahia de los Camarones ?
  
  Coplan n’hésita que l’espace d’une seconde.
  
  — Non.
  
  — Et de l’arnaque sur la Maritime Cargo Olivarez Limited ?
  
  — Je ne vois pas de quoi vous parlez.
  
  L’un des deux suppôts du Latin Lover fixait Coplan avec haine. Visiblement, c’était un Indien. Probablement un Navajo, ou un Pueblo diagnostiqua Coplan qui se demanda avec amusement tant la haine était intense, si l’homme le soupçonnait d’avoir ancestralement contribué à l’extermination de ses aïeux au temps de la Conquête de l’Ouest.
  
  Quant au latin lover, il eut un rire sinistre qui aurait fait passer un frisson glacé dans le dos de quelqu’un moins aguerri que Coplan.
  
  — Je vais te mettre à l’épreuve pour découvrir si tu dis la vérité.
  
  — Allez-y, invita Coplan, impassible.
  
  — Je vais te refiler aux mygales.
  
  Malgré son sang-froid, Coplan sentit son cœur accélérer son rythme.
  
  — Vois-tu, poursuivit l’homme en cuir, manifestement satisfait de l’effet qu’il produisait, j’appartiens à une nouvelle génération. Le monde approche de l’an 2000. Alors, finies les méthodes du Moyen ge. Les coups, les tortures, la coercition physique, c’est dépassé et bon pour les Siciliens moustachus et arriérés de Cosa Nostra. Moi je préfère les aveux spontanés provoqués par l’anticipation de la peur.
  
  — Je n’ai pas peur des mygales, assena Coplan froidement.
  
  — Attends donc de les voir. Les mygales, c’est la première étape. En réserve, j’ai les coyotes affamés, les vipères corail, les lézards venimeux et les rats-kangourous.
  
  — Je n’ai pas plus peur de ces animaux que des mygales, renvoya Coplan d’une voix aussi ferme.
  
  — Nous verrons bien. Moi je parie que si tu ne m’as pas dit toute la vérité, tu changeras vite d’avis, et que tu me livreras tout ce que tu sais. En particulier, où est l’argent de la Maritime Cargo Olivarez Limited.
  
  — Je ne sais rien de cet argent.
  
  Le latin lover haussa les épaules, se leva et lança :
  
  — On y va, les gars.
  
  L’Indien se jeta sur Coplan, aidé par son comparse, et, après avoir culbuté la chaise, tous deux l’entraînèrent en lui serrant les bras à les broyer. Sous l’étable était ménagé un cachot, à peine éclairé par l’ouverture d’un soupirail. D’une main, l’Indien abaissa un commutateur et, à l’extrémité de son fil qui pendait du plafond, une ampoule s’alluma.
  
  Poussé en avant, Coplan fut collé contre le mur et ses menottes furent attachées à une chaîne reliée à un gros anneau métallique scellé dans le mur en béton. À cinquante centimètres de cet anneau se logeait un bouton que le chef du trio désigna.
  
  — Quand tu en auras marre des mygales et que tu seras prêt à me dire la vérité, presse ce bouton.
  
  Les trois hommes quittèrent le minuscule cachot et, quelques minutes plus tard, Coplan entendit un bruit qui ressemblait à celui produit par un soufflet de forge. Il leva la tête et visualisa le trou sombre dans le plafond, d’un diamètre de tuyau de poêle. Et, soudain, en pluie, les grosses araignées lui tombèrent sur les cheveux, le cou, les épaules. Il ne put s’empêcher de pousser un cri à leur contact à la fois velouté et visqueux. Énergiquement, il secouait la tête dans tous les sens pour se débarrasser de leurs corps mous et noirs, de leurs pattes velues qui s’accrochaient à ses joues comme des ventouses. Plusieurs tombèrent à ses pieds. Elles étaient énormes et immondes. Il reconnut l’espèce à laquelle elles appartenaient. Des théraphosa leblondi. Personne ne savait si leur venin était mortel ou pas.
  
  Quelques-unes s’étaient glissées sous son col de chemise et descendaient vers la chaleur des aisselles. Bientôt, il sentit leurs cruelles morsures. Rageusement, il écrasa celles qui frôlaient ses chaussures. D’autres restaient accrochées à son cuir chevelu, leur abdomen renflé et mou et leurs pattes soyeuses collant à la peau. Il grimaçait et sursautait quand elles le mordaient impunément. L’une d’elles descendit sur son front et stoppa son mouvement sur l’arête du nez. Il vit ses yeux monstrueusement proéminents et globuleux, sournois et fixes. Soudain, il eut peur qu’elle ne le morde à l’œil et, à nouveau, secoua violemment la tête. La mygale restait soudée à la peau par ses pattes-ventouses et résistait aux mouvements qu’il imprimait à son visage. Finalement, elle mordit à la narine droite et remonta vers le front. Quand elle atteignit la racine des cheveux, il se déplaça sur le côté et donna un coup de tête dans le mur. Écrasée, la bête tomba sur le sol. C’était la bonne tactique, se réjouit-il. Grâce à des manœuvres identiques, il se débarrassa de celles qui campaient sur ses joues et sur ses oreilles.
  
  Les heures passèrent et les morsures cessèrent. Vidées de leur venin, abreuvées de sang, sans doute ces bêtes répugnantes dormaient-elles.
  
  Soudain, il fut pris de violentes nausées et les vomissements martyrisèrent son estomac. Quand ce phénomène prit fin, il fut envahi par une torpeur irrésistible. Ses forces l’abandonnèrent et il tomba sur les genoux, puis sur le flanc droit, retenu par la chaîne à bout de course.
  
  Le venin est-il mortel ?
  
  La question lui traversa le cerveau avant qu’il ne perde connaissance.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Yusuf ouvrit la bouteille de Comtes de Champagne Taittinger 1986 et emplit sa coupe, en se réjouissant à l’avance du spectacle qu’il allait s’offrir. Confortablement installé dans son fauteuil pivotant, il activa les 60 écrans.
  
  Il ne s’intéressa pas à Maria-Luz Queipo, la religieuse en civil, ni à Samantha Veracruz, le travelo. À la moindre occasion, se débarrasser de ces deux-là. Ils n’avaient aucune place dans le décor.
  
  Concepcion Valladolid se promenait dans son appartement, parfaitement excitante dans son body voile fantaisie avec la découpe en fine dentelle, ornée de petits cœurs rouges. La mine gourmande, Yusuf la regarda évoluer. Il adorait ses fesses bien rondes, bien charnues. Chez elle, Sabrina Urtizberea, la Mexicaine, n’était pas mal non plus. Soutien-gorge imitation vipère, slip tanga sexy en filet élastique et bas transparents noirs à pois floqués blancs. Vraiment affriolant.
  
  De son côté, la Suédoise Ingrid Lundgren apportait des retouches à sa toile. Décidément, Yusuf détestait son style. Qu’avait-elle besoin de sophistiquer sa peinture ?
  
  Il rit en se souvenant de la plaisanterie qu’il avait lancée à Téhéran quand on lui avait demandé ce qu’il pensait des minimalistes et des maximalistes en peinture. « Les seconds n’ont pas grand-chose à dire et les premiers n’ont rien à dire », avait-il répondu à la grande joie de son interlocutrice.
  
  Selon lui, Ingrid Lundgren était une minimaliste.
  
  Comme à l’accoutumée, la sex-machine qu’était Amalia Guadajo, telle une belle mécanique bien huilée, fabriquait des orgasmes à la chaîne entre les bras du solide Cristanio. Adepte des cadences infernales, elle ne laissait aucun répit à son partenaire. Rien de monotone avec ce couple. En dehors des scènes de ménage, il donnait libre cours à sa sensualité et à sa lubricité.
  
  Yusuf défit la ceinture de sa robe de chambre et caressa son sexe qui se gonflait à la vue des ébats dans la chambre d’Amalia Guadajo. De l’autre main, il sortit un mouchoir de la poche et le déplia sur sa cuisse gauche. Ses caresses se firent plus pressantes sur son sexe. Cristanio était au meilleur de sa forme. Il sabrait comme un Cosaque sorti de sa steppe. Ce gaillard viril n’en était pas moins fétichiste puisqu’il avait enfilé des chaussures de femme à talons aiguilles qui devaient torturer ses pieds. Quant à Amalia, elle était à la fois luxuriante et luxurieuse.
  
  Yusuf n’eut pas le temps d’achever l’opération de masturbation à laquelle il se livrait. Le téléphone sonna. Agacé, il décrocha en se morigénant pour ne pas s’être placé sur répondeur. Les casse-pieds choisissaient toujours le plus mauvais moment.
  
  C’était Zepp Ochovitz.
  
  — Mauvaise nouvelle, annonça-t-il.
  
  Yusuf pressa un bouton pour enregistrer la scène érotique chez Amalia Guadajo. Il y reviendrait plus tard. Dans le mouvement, le mouchoir tomba à terre.
  
  — De quoi s’agit-il ?
  
  — Un des Russes, Leonid Pammikov, est décédé. Il s’était soûlé à mort à la vodka, une des plaies endémiques de la Russie, et n’a pas obtempéré aux ordres de stopper en arrivant à un barrage policier. Chez Eltsine on ne plaisante pas avec ces choses. Sans doute les habitudes de l’ancien temps. En tout cas, les miliciens ont arrosé sa voiture de rafales de mitraillette. Tué sur le coup.
  
  Yusuf soupira.
  
  — Heureusement, il était l’un de ceux sur lesquels nous comptions le moins.
  
  — C’est vrai. Heureusement.
  
  — Pas de nouvelles de Francis Catry ?
  
  — Il n’est pas réapparu à Porto Rico. Il est peut-être dégoûté ?
  
  — Méfiez-vous des Français. Ils ont l’air comme ça superficiels, inconstants, légers, amateurs. En réalité, ce sont des coriaces qui trompent leur monde, bien plus subtils que ces lourdauds d’Américains ou de Britanniques.
  
  — Je suis américain, rappela Ochovitz avec quelque aigreur.
  
  — Votre sang slave vous évite de tomber dans la balourdise de vos compatriotes, s’empressa de rectifier Yusuf, soudain diplomate. Vous faites surveiller le Caribe-Hilton ?
  
  — Jour et nuit.
  
  — Il a emporté tous ses bagages ?
  
  — Il n’a rien laissé et n’a procédé à aucune réservation concernant son retour éventuel.
  
  — Un autre hôtel ?
  
  — Ils sont tous sous surveillance.
  
  Yusuf jeta un coup d’œil sur les écrans. Candy Golinski, une des cinq call-girls, retouchait en hâte son maquillage devant la coiffeuse, puis se ruait vers la porte. Sans doute un rendez-vous. Ses consœurs étaient absentes. Probablement occupées professionnellement, elles aussi. Dans sa chambre, Scarlet Las Roces embrassait à pleine bouche une adolescente blonde tout juste pubère.
  
  — Est-ce que l’on tente de remplacer Leonid Pammikov par quelqu’un d’autre ? reprit Ochovitz.
  
  À regret, Yusuf détacha son regard du corps de la jolie adolescente étreinte par Scarlet Las Roces.
  
  — Voyons, Zepp, vous savez bien que la période de recrutement est terminée. Il est trop tard pour remplacer Pammikov. Trop tard, vous entendez ?
  
  Il raccrocha. À l’autre bout du fil, Ochovitz en fit autant. D’un œil lugubre, il contempla le combiné téléphonique. C’était pour quand, l’opération ? Yusuf se refusait à lui communiquer la date.
  
  *
  
  * *
  
  L’eau glacée réveilla Coplan, en même temps qu’elle lava les vomissures. Il papillonna des paupières et, peu à peu, reprit ses esprits.
  
  — Bravo, félicita le latin lover, tu n’as pas bronché, malgré les mygales. Tu as une sacrée nature ! Voici plus de six mois, deux types sont morts sous leurs morsures. Il est vrai que d’autres, comme toi, en ont réchappé, dont un croupier du Caesar’s Palace qui est sorti d’ici frais comme un gardon. Statistiquement, tu avais une chance sur trois de mourir. Donc, j’ai tendance à te croire, mais pas tout à fait quand même. Pour mieux me rendre compte, je vais te refiler aux rats-kangourous. Attention, ils sont affamés et féroces ! Allez-y, les gars !
  
  L’Indien et son acolyte ôtèrent la chaîne des menottes et entraînèrent Coplan qui protesta :
  
  — J’ai encore des mygales sur le corps, sur le dos, sous les aisselles.
  
  Le latin lover eut un rire satanique.
  
  — Faudra faire avec, compañero. On te les enlèvera si tu passes le test.
  
  Coplan fut enchaîné dans un cachot identique au premier, sauf qu’une grille le séparait d’un second cachot dans lequel un homme enchaîné criait des insultes aux arrivants. Le latin lover eut une moue sardonique.
  
  — Tu voulais voir Juanito, le voilà !
  
  En riant, le trio quitta le cachot. Coplan fixa le prisonnier de l’autre côté de la grille :
  
  — Juanito ?
  
  L’autre releva la tête. Coplan éprouva du mal à le reconnaître. Son visage n’évoquait que de loin celui qui resplendissait sur les photographies punaisées aux murs de son appartement surplombant les falaises de Barranquitas. Bien sûr, on retrouvait les yeux de velours, mais les lèvres charnues et sensuelles étaient gonflées et violacées. Sous la barbe de deux jours, les joues étaient bouffies. Plus de cheveux surgominés, mais des mèches poisseuses qui s’enchevêtraient sur le front et les tempes.
  
  — Qui tu es, toi ? hoqueta le captif.
  
  — Un ami de Stefania.
  
  Un éclair traversa les yeux de velours.
  
  — Quelle Stefania ?
  
  — La chanteuse. Stefania Del Farol. Au fait, elle est morte. Assassinée.
  
  Un nouveau hoquet. Plus douloureux cette fois, et mêlé d’incrédulité.
  
  — Morte, Stefania ? Et assassinée ? Par qui ?
  
  Rapidement, Coplan bâtit une histoire plausible, à son avantage, qui respectait partiellement la vérité :
  
  — Stefania avait confiance en moi. Avant sa mort, elle m’a remis le paquet que tu avais confié à Miguel au Debarcadero. Moi je suis un détective privé qui enquête sur la mort en France de Romain Legall, le Français follement amoureux de Stefania au point de vouloir l’épouser. À mon avis, sa mort est liée à ce rendez-vous insolite qu’il avait à San Juan avec trois autres astronomes et un homme mystérieux qui devait leur verser une grosse somme d’argent en échange de quelque chose. Stefania n’a pu éclairer ma lanterne à ce sujet. Elle n’a pas pu ou n’a pas voulu. En tout cas, je suis persuadé que mon enquête à San Juan a terrorisé quelqu’un à Porto Rico et que ce quelqu’un s’est résolu à supprimer Stefania pour lui interdire de m’en dire plus. Alors, pour progresser, je suis venu à Las Vegas pour te rencontrer et savoir si tu avais des soupçons. Et au Luxor, je me suis fait kidnapper par l’entremise d’Ann Jo.
  
  — La salope, éructa Juanito. Au fait, comment savais-tu où je résidais à Las Vegas ?
  
  — Stefania m’avait dit que tu étais à Miami ou à Las Vegas. Alors, j’ai prospecté les hôtels chic à Miami et ne t’ai pas trouvé. Je me suis rendu à Las Vegas et ai procédé de même. Finalement, j’ai rebondi sur ta trace au Luxor.
  
  — Que t’a dit Stefania à mon sujet ?
  
  — Que vous étiez associés pour le meilleur et pour le pire dans des affaires… euh… un peu douteuses. C’est sans doute pour ces raisons que tu es dans ce cachot.
  
  Lin rire amer distendit les lèvres gercées du Portoricain :
  
  — C’est à peu près ça. Et ils te soupçonnent d’être un complice ?
  
  — Tout juste.
  
  — Au fait, moi je sais qui a engagé Stefania pour qu’elle vampe ce Français.
  
  Coplan tressaillit.
  
  — Qui ?
  
  — On en reparlera si on se sort de ce traquenard. Tu disais que tu avais la cassette ?
  
  — Elle est en sécurité.
  
  — La femme parle à son psy. Cette cassette vaut de l’or. Stefania l’a piquée à sa propriétaire qui vivait dans le même immeuble qu’elle. Un jeu d’enfant. C’est moi qui ai montré à Stefania comment faire.
  
  Soudain, Juanito poussa un hurlement. La trappe sur sa gauche venait de basculer et une demi-douzaine de rats-kangourous sautèrent dans le cachot. Dans un premier temps, ils se regroupèrent autour des jambes du Portoricain qui, à la différence de Coplan, avait les chevilles enserrées dans des menottes, comme ses poignets ramenés dans le dos. Ces bêtes monstrueuses flairaient, mordillaient le tissu du pantalon. Juanito se débattait frénétiquement.
  
  Ils avaient la taille d’un gros lièvre et, comme les marsupiaux d’Australie dont ils tiraient la seconde moitié de leur nom, étaient dotés de membres postérieurs très longs et, pour les femelles, d’une poche ventrale. Leur pelage était brun-roux.
  
  Comme si un ordre leur avait été lancé, ils s’attaquèrent soudain au tissu et le déchirèrent en lambeaux. Juanito hurla à nouveau de toute la force de ses poumons.
  
  Horrifié, Coplan vit sur sa droite la trappe se soulever et son propre cachot fut envahi par des bêtes répugnantes, toutes pareilles à leurs congénères du cachot d’en face. Sans round d’observation, elles se précipitèrent sur lui et mordirent dans ses jambes. Mesurant sa chance de ne pas avoir les chevilles entravées, il balança des ruades furieuses pour se dépêtrer de l’assaut. L’un après l’autre, ses pieds shootaient avec une force décuplée par le dégoût, en ayant l’impression de vouloir marquer un but victorieux lors d’une finale de Coupe du Monde. Il obtint quelques succès et quatre rats-kangourous se couchèrent sur le flanc, knock-out.
  
  Il avait tapé si fort que l’un d’eux, une femelle, avait eu la mâchoire brisée et qu’une de ses canines avait été arrachée et gisait au pied de Coplan.
  
  Nacrée, encore tachée de sang à la racine, elle aimantait le regard de Coplan avec sa pointe effilée. Il respira un grand coup car il venait d’avoir l’inspiration. À nouveau, il frappa les bêtes immondes qui l’assaillaient, puis, du talon, ramena la canine contre le mur derrière lui. En tirant sur la chaîne, il s’accroupit et tâtonna. Ses doigts enfin repérèrent la canine et, délicatement, il la saisit entre le pouce et l’index, en laissant libre la pointe effilée de la dent. Ensuite, à tâtons cette fois encore, il chercha le trou de serrure des menottes. Quand il l’eut trouvé, il y introduisit la pointe effilée de la canine et ses doigts s’activèrent ferme pendant que ses pieds bataillaient contre les rats-kangourous.
  
  À cause de l’intense sudation qui inondait sa peau, la dent glissa entre le pouce et l’index et il dut se rebaisser pour la récupérer et rééditer l’opération. Enfin, après dix minutes, ses efforts furent récompensés et la menotte de gauche se débloqua. Cette fois plus à l’aise, il répéta la manœuvre avec celle de droite.
  
  De l’autre côté de la grille, le pantalon de Juanito ressemblait à un manteau d’Arlequin dont on aurait défait les coutures. Le sang ruisselait de ses cuisses et de ses mollets et il paraissait à moitié groggy.
  
  — Courage ! cria Coplan.
  
  Le Portoricain releva péniblement la tête.
  
  — Je ne parlerai pas, lança-t-il d’une voix sourde. Si je trahis les miens, mon sort sera encore pire que celui-ci. Je préférerais que ces salauds me filent une balle dans la tête plutôt que de me faire bouffer par ces saloperies de rats !
  
  Coplan multiplia les efforts pour repousser les attaques des bêtes. Comme celles de Juanito, ses jambes saignaient. À un degré moindre, cependant. Dans les yeux de ses agresseurs il lisait une férocité qui ne présageait rien de bon pour quelqu’un à l’âme pusillanime.
  
  Haletant, Coplan pressa le bouton sans le lâcher. Les rats-kangourous survivants n’avaient pas abdiqué et rappliquaient pour se venger de cette proie si coriace qui refusait de se laisser dévorer. Grâce à ses membres postérieurs d’une élasticité époustouflante, un mâle sauta jusqu’à la main qui écrasait le bouton et la mordit cruellement. Coplan grinça des dents mais ne retira pas ses doigts. D’une main, il encercla le cou de la bête avec la chaîne et serra brutalement. Le cou rompu, son agresseur retomba sur le sol. Du pied, Coplan repoussa les gueules menaçantes qui voulaient mordre dans sa chair.
  
  Quand il entendit le fracas de la porte que l’on déverrouillait, il ramena les mains en arrière sur les menottes, comme s’il était encore enchaîné.
  
  Réjoui, le latin lover contempla le spectacle qui lui était offert, pendant que l’Indien et son comparse repoussaient les bêtes vers la trappe à l’aide de grosses fourches.
  
  — Ainsi, tu as flanché ! s’exclama-t-il. Ce qui prouve que tu ne m’as pas dit la vérité !
  
  — Non, je ne l’ai pas dite, je sais tout sur l’arnaque de la Maritime Cargo Olivarez Limited, déclara Coplan pour insuffler la confiance, les yeux volontairement agrandis de terreur.
  
  Et, dans la foulée, il lâcha les menottes et bondit. Sa tête partit en arrière puis revint brutalement en avant pour frapper le latin lover sur l’arête du nez. Les os craquèrent. Déjà, la main droite de Coplan se rabattit totalement à l’horizontale sur sa gauche et repartit sur la droite. Comme un coup de fouet, le tranchant de la main cisailla la carotide de l’Indien qui lâcha sa fourche dont Coplan saisit le manche à la volée.
  
  Un duel alors s’engagea avec le comparse qui avait réagi avec promptitude. Cependant, les forces de Coplan étaient décuplées par la rage d’avoir été soumis à un traitement aussi odieux. Il feinta sur sa gauche, fit un pas de côté, puis recula, feignit de trébucher sur un rat-kangourou, l’autre saisit sa chance, mais Coplan évita les dents de la fourche par un brusque retrait du corps sur la droite et planta son outil dans la poitrine de son adversaire.
  
  Déjà l’Indien s’était ressaisi et tentait de ramasser la fourche de son acolyte. Coplan ne lui en laissa pas le temps. Sa fourche s’enfonça dans son épaule. Le hurlement que poussa l’Indien fut immédiatement couvert par la détonation. Coplan tourna vivement la tête. Le latin lover avait quelque peu récupéré et, à la main, il tenait un Colt .38 à la gueule mauvaise. À cause des larmes qui brouillaient son regard et s’écoulaient dans le sang ruisselant du nez fracassé, il avait pris l’Indien pour Coplan et sa balle avait foré un gros trou dans son front.
  
  D’un coup de fourche, Coplan cloua au sol le poignet armé et délogea le Colt .38 de la main immobilisée. Il le fourra dans sa ceinture et ramassa l’autre fourche.
  
  — Amuse-toi bien avec tes rats-kangourous, lança-t-il d’un ton ironique au latin lover. Parle-leur de l’arnaque de la Maritime Cargo Olivares Limited. Ils en connaissent peut-être les tenants et aboutissants ?
  
  De sa main valide, l’autre tentait désespérément d’arracher le manche de la fourche.
  
  — Écoute, t’es pas un mauvais mec, on peut s’arranger. Enlève-moi cette saloperie. J’ai plein de fric, tu sais. Plus que Juanito. T’as l’air d’un mariolle. Des types comme toi, j’en cherche. Allez, arrache-moi cette vacherie.
  
  Coplan fonça vers la porte qu’il ouvrit et referma précipitamment sur ses talons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Coplan stoppa devant le cachot dans lequel était enfermé Juanito et souleva les trois barres d’acier qui bloquaient la porte. Armé de sa fourche, il entra et commença par faire le ménage, encouragé par le Portoricain qui avait recouvré son tonus :
  
  — Fous-leur en plein la gueule à ces saloperies ! Vas-y, plus fort.
  
  Coplan ayant refermé la porte derrière lui, les rats-kangourous n’avaient plus qu’une issue devant cette attaque furieuse : la trappe. Les vivants s’y engouffrèrent et Coplan y jeta les morts, puis il referma le volet métallique. Sans désemparer, il sortit la canine de sa poche et délivra Juanito des menottes aux poignets et aux chevilles. Celui-ci faillit l’embrasser, tant il rayonnait :
  
  — Toi t’es un sacré mec ! Chapeau, monsieur l’artiste !
  
  — Viens, ne nous éternisons pas ici.
  
  Ils sortirent rapidement dans le couloir. Dans la ceinture de Coplan, Juanito avait repéré le Colt. 38. Il voulut s’en emparer. Coplan le repoussa avec violence :
  
  — Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux me doubler ?
  
  Juanito éclata de rire.
  
  — Te doubler ? Tu rigoles ? Personne n’aurait envie de doubler un maestro dans ton genre. Non, voilà. Les trois autres, ils sont morts ?
  
  — L’un est mort, les deux autres en piteux état.
  
  — Alors, prête-moi ce flingue, je veux liquider les deux ordures encore vivantes.
  
  — Pas question. Viens.
  
  Mécontent, Juanito grogna mais suivit Coplan.
  
  — Il faudrait se laver, se changer, se désinfecter, plaida-t-il. On ne peut pas rester comme ça. Qui peut savoir quelles maladies nous ont refilées ces saloperies de rats-kangourous ?
  
  — Pas ici. Viens.
  
  À présent, ils couraient. L’extrémité du couloir débouchait en contrebas du garage, brillamment éclairé par les projecteurs qui pointillaient le périmètre autour de la superbe hacienda. À droite, des saguaros alternaient avec les yuccas à fleurs blanches. Dans le ciel, un trait de lumière traversait le firmament, celui du faisceau lumineux jaillissant du sommet de la pyramide du Luxor, le plus puissant rayon artificiel du monde. À 2000 mètres d’altitude, il aurait brouillé la vue d’un pilote de ligne. D’ailleurs, les commandants de bord en descente sur l’aéroport international Mc Carran évitaient soigneusement de tourner la tête dans sa direction.
  
  Ni Coplan ni Juanito ne lui prêtèrent attention. Ils couraient vers le garage.
  
  Sept voitures étaient rangées sous l’auvent. Essoufflés, tous les deux s’arrêtaient pour opérer leur choix lorsqu’une puissante Chrysler, après avoir franchi le portail du ranch, avança dans leur direction.
  
  Juanito s’affola :
  
  — Ce sont leurs amis, je reconnais la bagnole.
  
  Les phares les éclaboussèrent de lumière et Juanito gémit :
  
  — S’ils m’ont identifié, nous sommes perdus. Même si nous fauchons une des bagnoles, ils vont nous donner la chasse et, avec leur Chrysler, nous n’aurons aucune chance de leur échapper ! Toi l’artiste, tu n’as pas une idée ?
  
  Coplan en avait une. Sous l’auvent, il avait repéré le dragster. Les Américains raffolaient des courses de dragsters, deuxième sport mécanique en vogue aux États-Unis. Des monstres à la puissance démultipliée de 4000 chevaux s’affrontaient à mort. Le bolide passait à 600 kilomètres-heure en 5 secondes. Pour atteindre cette vitesse vertigineuse, il fonctionnait au nitro-méthane et en brûlait 70 litres en 4 secondes.
  
  Coplan entraîna Juanito.
  
  — Le dragster !
  
  Quatre hommes sortaient de la Chrysler et Coplan aperçut les armes dans leurs poings.
  
  Il mit en marche et vérifia le niveau de carburant pendant que Juanito se jetait sur le siège passager. Le plein avait été fait.
  
  — Attache ta ceinture, recommanda-t-il.
  
  Lui-même boucla la sienne puis, brutalement, il lança le moteur gonflé à bloc. Le bolide parut s’envoler. Naturellement, Coplan n’avait nullement l’intention d’atteindre la vitesse maximale. Il se contenta d’un raisonnable 200 kilomètres-heure. En un éclair, il passa devant la Chrysler, salué par une salve de détonations. Des balles s’enfoncèrent dans la carrosserie tandis que tous deux courbaient l’échine.
  
  — Bravo, l’artiste, félicita Juanito, suffoqué, tu as eu une riche idée !
  
  Coplan freina en douceur pour aborder le virage après le portail. Il voulut prendre à gauche, mais Juanito l’arrêta.
  
  — À droite, hombre !
  
  Dans un premier temps, Coplan obéit, puis questionna :
  
  — Pourquoi à droite ?
  
  — Je t’explique. Il faut sortir du Nevada. Non seulement Las Vegas mais aussi tout l’État sont aux ordres des Sicilos de la Mafia.
  
  — Nous étions aux mains des Siciliens ?
  
  — Non. Des Colombiens. C’est du pareil au même. Le Nevada est un « territoire ouvert », comme l’ont décrété les Sicilos. N’importe qui s’y installe, les Sicilos bien sûr, la Tel-Aviv Connection, les Cubains, les Colombiens et les Asiatiques. Si un des gangs nous recherche, les autres lui donnent un coup de main. Et comme l’État est quadrillé par les Sicilos depuis le temps qu’ils y sont installés, qu’ils se sont assuré le concours de la police, nous sommes fichus si nous ne passons pas la frontière.
  
  — Laquelle ? Celle d’Arizona ou celle de Californie ?
  
  — La Californie est plus proche. Une fois dans cet État, nous serons plus en sécurité. Bon, voici l’itinéraire. Suis cette route. Nous redescendons sur East Las Vegas pour atteindre Henderson. Pas question d’emprunter l’Autoroute 15. Nous prendrons la Route 27 puis la 25 jusqu’à Jean à travers les Black Mountains. Ensuite, direction ouest par la 12. Nous passons Goodsprings et, après, la frontière par le col de Wilson. Attention, dans ces coins-là, il te faudra réduire sérieusement la vitesse de ton bolide. Ce sont des routes à gravier.
  
  — On nous suit ?
  
  Juanito inspecta longuement le rétroviseur.
  
  — On les a semés, s’enthousiasma-t-il.
  
  Coplan réduisit sa vitesse. À East Las Vegas il stoppa le long d’un parking.
  
  — Tu sais voler une voiture ?
  
  Le Portoricain arbora une mine supérieure.
  
  — Qu’est-ce que tu crois ?
  
  — Alors, on y va.
  
  — Et ce dragster ?
  
  — Le réservoir est presque à sec. À 200 à l’heure, cet engin consomme un litre de nitro-méthane à la seconde. Dépêche-toi.
  
  Juanito n’avait pas menti. En un clin d’œil, il mit en marche une puissante Chrysler, anonyme dans sa robe gris foncé.
  
  — Nous serons à égalité avec nos poursuivants, se réjouit-il.
  
  — Bravo, l’artiste, félicita Coplan. Maintenant, pressons-nous, nous n’avons que deux minutes d’avance.
  
  Juanito conduisait comme un as du volant, bien au-delà de la vitesse autorisée des 90 kilomètres.
  
  Coplan avait fait une croix sur ses bagages laissés au Rodeway Inn. De toute façon, il ne s’agissait que de vêtements. Ses biens les plus précieux étaient entreposés chez Lou Borofka.
  
  — C’était quoi, cette arnaque de la Maritime Cargo ?
  
  Juanito eut un rire sonore.
  
  — Dix millions de dollars.
  
  — J’imagine que Pepe Sandoval a pris le gros morceau et que tu n’as ramassé que des miettes ?
  
  — Dis donc, tu en sais des choses, toi ? s’étonna le Portoricain.
  
  — Je me suis renseigné avant de prendre l’avion pour Miami et Las Vegas.
  
  — Quelle est ta source ?
  
  — Des amis qui me veulent du bien.
  
  Coplan planifia ses prochaines étapes. En douceur, il devait amener Juanito à lui révéler le nom de l’homme qui avait rencontré les quatre astronomes.
  
  *
  
  * *
  
  La lune dessinait de sa lumière crue et froide les contours des épines rocheuses qui barraient l’horizon à une distance respectueuse de la route. Des arbres de Josué dressaient leurs branches ébouriffées, moignons d’innombrables épouvantails cherchant à effrayer l’automobiliste téméraire qui aurait tenté de percer le mystère de la nuit du désert.
  
  Mitch Bagler n’en avait cure. Échouer si près du but, enrageait-il.
  
  Condamné à 164 ans d’emprisonnement dans l’État d’Arizona pour de multiples hold-up, il s’était vu extrader dans l’État du Nevada pour une série de meurtres.
  
  Au Nevada, il risquait la peine de mort. On ne plaisantait pas avec le crime, à Pioche, siège du comté de Lincoln. Grâce à l’obstination de ses habitants, l’extradition avait été accordée par l’État d’Arizona. À Pioche, une agglomération née entre le fusil et la Bible, héritière des pionniers de l’Ouest, le massacreur devait périr, comme au temps des caravanes de chariots et des shérifs habiles à dresser une potence.
  
  Les autorités de Pioche n’avaient pas d’argent. Qu’à cela ne tienne. Les habitants s’étaient cotisés puis avaient écrit aux journaux et aux chaînes de télévision des cinquante États pour réunir les fonds nécessaires pour couvrir les frais d’extradition et de procès. Les dons avaient afflué de tout le pays, surtout en provenance des plus humbles.
  
  Trois jours avant le début du procès, il avait réussi à s’évader de la geôle du comté de Lincoln. Quel bon tour il avait joué à ces pedzouilles qui ne rêvaient qu’à une chose, le voir mourir après avoir subi l’injection fatale. Sa seule chance d’échapper à ce désagrément mortel, était de sortir du Nevada qui était entouré par cinq États limitrophes, l’Oregon, l’Idaho, l’Utah, l’Arizona et la Californie. À exclure, les deux premiers situés trop au nord, l’Utah, peuplé de fanatiques mormons où il ne ferait pas bon se faire capturer par la police et, enfin, l’Arizona qui s’empresserait de l’extrader à nouveau. Ne demeurait que la tolérante et libérale Californie qui, depuis toujours, répugnait à extrader les criminels.
  
  Et voilà qu’il tombait en panne au moment, où il allait atteindre la terre promise.
  
  Il dévida un chapelet de jurons obscènes et frappa rageusement à coups de pied la carrosserie du véhicule défaillant.
  
  Évidemment, pas un chat ne passait sur cette route que personne n’empruntait jamais. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il avait opté pour cet itinéraire. En tout cas, il avait poussé la Buick en travers de la route. Ainsi, si un automobiliste se présentait, il serait obligé de stopper. Le reste allait de soi.
  
  *
  
  * *
  
  — Qui est l’homme que devait rencontrer Romain Legall ?
  
  — La frontière avec la Californie n’est plus loin, éluda Juanito.
  
  — Tu ne réponds pas à ma question, insista Coplan.
  
  Juanito soupira.
  
  — Écoute, on se connaît depuis peu. C’est vrai, tu m’as sauvé la vie. Je ne l’oublie pas. Seulement, ce que tu me demandes, c’est un gros truc. Énorme. Y a plein de fric à gagner. Pour toi et pour moi. Tu ne vas pas végéter toute ta vie dans des enquêtes minables. Vise le gros coup. Moi je te l’offre sur un plateau. Alors, sois patient. Voici comment je vois les choses. On passe en Californie dans une demi-heure. On rattrape l’Autoroute 15 et on fonce sur Los Angeles par Barstow et San Bernardino. J’ai du fric à L.A. On change ces vêtements pourris, on se fait soigner et on s’envole pour San Juan. Dans l’avion, je te mets au courant, ça te va ?
  
  Coplan hésita. C’était lui qui avait le Colt .38. À n’importe quel moment, il pouvait intimer l’ordre à Juanito de stopper et le forcer à des révélations en lui posant le canon de l’arme sur la tempe. Néanmoins, il fallait se souvenir que le Portoricain avait résisté aux mygales et aux rats-kangourous et n’avait rien avoué au latin lover.
  
  En serait-il autrement ici, à 1600 mètres d’altitude maintenant qu’ils avaient passé le col Wilson, dans la nuit fraîche du désert ? Coplan en doutait. Tête de mule, Juanito ne démordrait pas de sa position. Dans le fond, il avait le tempérament d’un joueur. Quitte ou double. Il avait préféré perdre la vie dans le ranch plutôt que de trahir Pepe Sandoval. Les Portoricains étaient connus pour être obstinés et tenaces.
  
  — Pepe Sandoval est au courant ?
  
  — Non.
  
  L’espoir naquit en Coplan. Si le mafieux cubain ignorait l’affaire, Juanito aurait moins de raisons de se taire puisqu’il ne craindrait plus les représailles pour avoir été trop bavard.
  
  Coplan effleura la crosse du Colt .38.
  
  — Et la cassette ? Celle sur laquelle une femme confie ses aventures érotiques ?
  
  Juanito pouffa.
  
  — Là encore, il y a du fric à prendre.
  
  — Chantage ?
  
  — Qu’est-ce que tu crois ?
  
  — Explique-moi pourquoi tu as découpé cet article sur la comète Shoemaker-Levy qui a percuté Jupiter l’année dernière. Tu t’intéresses à l’espace interstellaire ?
  
  Juanito eut un rire gras.
  
  — Ton Français, il n’était pas astronome ? Voilà la raison. Ne cherche pas plus loin. On reparlera de tout ça dans l’avion qui nous mènera à San Juan.
  
  Coplan empoigna la crosse du Colt .38. Il était bien décidé à faire parler Juanito sur-le-champ.
  
  — Merde ! s’exclama soudain ce dernier. Qu’est-ce qu’elle fout, cette putain de voiture en travers de la route ? Ses feux ne sont pas allumés, ce ne sont pourtant pas des flics !
  
  Il freina sèchement à quelques mètres du véhicule.
  
  — Tiens, y a un mec.
  
  Mitch Begler s’avança avec nonchalance. Pas donner l’éveil. Sûrement pas une bagnole de flics. Ces enfoirés n’utilisaient pas d’aussi belles Chrysler.
  
  Juanito baissa sa vitre :
  
  — T’as des ennuis, hombre ?
  
  — Je suis en panne. Une vacherie dans ce coin paumé.
  
  Il baissa la tête, inspecta rapidement l’intérieur de la voiture et sollicita d’une voix geignarde :
  
  — Vous ne voulez pas me donner un coup de main ?
  
  — T’es en panne d’essence ? questionna Juanito.
  
  De sous son blouson en toile légère, Mitch Begler sortit rapidement le revolver volé au gardien de prison qu’il avait étranglé.
  
  — Sortez de là, vous deux, et vite, sinon je flingue !
  
  Juanito ouvrit sa portière, sauta à terre et témoigna du courage qui l’habitait, en bondissant sur le fugitif. Malheureusement, ce dernier était doté de prompts réflexes. Son index écrasa la détente et sa balle se logea entre les sourcils. Déjà Coplan faisait feu sur l’assassin. Ses projectiles s’enfoncèrent dans la gorge et culbutèrent Mitch Begler dans le ravin où jappaient les coyotes.
  
  Morose, Coplan transporta le cadavre de Juanito sur le siège passager de la Buick et entreprit de pousser celle-ci dans le ravin.
  
  Ainsi, à cause de cet automobiliste en panne, probablement un criminel en fuite, il avait perdu son plus précieux témoin.
  
  Mécontent, il poursuivit sa route vers la Californie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  — Rien de neuf, déclara Lou Borofka. Et vous ?
  
  — J’ai eu un très bref entretien avec Juanito. Je n’ai rien appris.
  
  Coplan ne tenait nullement à mettre le Croate au courant de ses aventures américaines.
  
  — Que dois-je faire ? interrogea ce dernier.
  
  — Restez sur la piste Juanito jusqu’à nouvel ordre.
  
  Coplan récupéra ses bagages et regagna le Caribe-Hilton où il prit une douche et examina les cicatrices laissées par les morsures des rats-kangourous et qui avaient été désinfectées et soignées à Los Angeles, à l’adresse figurant dans les fichiers de la D.G.S.E. Généreusement rétribué, le praticien n’avait pas posé de questions indiscrètes, comme il convenait à un médecin qui s’était vu retirer son permis d’exercer par suite d’attouchements sexuels sur ses patientes, audaces que la loi réprouvait.
  
  Comme les piqûres des mygales, les morsures des rats-kangourous étaient en bonne voie de guérison.
  
  Il changea de costume et s’apprêtait à aller dîner quand on frappa à la porte. C’était Sharyne. Elle paraissait en colère.
  
  — Où étais-tu passé ? Vraiment, tu appartiens au genre lâcheur ! Moi qui essaie de me remettre de la mort de Joss et qui pensais avoir trouvé une consolation entre tes bras, je suis servie ! Comme disait Disraeli, on ne peut pas garder les hommes qui nous plaisent et on ne peut pas se débarrasser de ceux qui nous ennuient.
  
  — Pourtant, tu as été gâtée, rétorqua Coplan. Trois décès et un divorce t’ont délivrée opportunément de tes maris.
  
  Elle fronça les sourcils, choquée :
  
  — Tu ne me soupçonnes pas d’avoir assassiné les trois premiers ?
  
  Il rit.
  
  — Je plaisantais. Il est l’heure de dîner. Tu viens ? Je t’invite.
  
  — Avec plaisir. Où donc étais-tu ?
  
  — Je jouais gros jeu à Las Vegas.
  
  — Je suis folle de Las Vegas. Tu as gagné ?
  
  — Non. La chance n’était pas avec moi.
  
  Il l’emmena à Santurce déguster un pionono, un hamburger fortement pimenté, enveloppé dans des tranches de banane, et arrosé d’un rouge californien.
  
  À la fin, en savourant son fromage blanc, accompagné de biscuits salés et d’une tranche de goyave, elle susurra :
  
  — Tu m’as manqué. J’ai une très forte envie de faire l’amour avec toi. S’il n’y avait pas tous ces dîneurs, je te flanquerai là sur la moquette et je te chevaucherais.
  
  Elle le chevaucha effectivement, mais plus tard, et non sur la moquette du restaurant, mais sur son lit, dans sa chambre du Caribe-Hilton.
  
  Le lendemain, comme à son habitude, elle partit tôt, après l’avoir fougueusement embrassé.
  
  — Tu es un amant merveilleux et adorable. Tu parviendras à me faire oublier Joss. Je te recontacte.
  
  Une heure plus tard, pendant que Coplan avalait son breakfast, le téléphone sonna.
  
  — Ici Robert Estabena, avocat au barreau de San Juan.
  
  La voix était bien posée, étudiée, aux inflexions un peu langoureuses, comme il seyait à l’anglais parlé à Porto Rico.
  
  — Je me demande, monsieur Catry, si vous accepteriez d’assister à un très bon match de tennis cet après-midi à l’Estadio Municipal de Hato Rey. Je me suis permis de faire déposer à la réception de votre hôtel une enveloppe contenant un billet. Une très bonne place. Un peu comme un fauteuil de ring pour un combat de boxe.
  
  — Et pour quelle raison devrais-je assister à ce match ?
  
  — Il me serait agréable de traiter avec vous d’un sujet crucial. Or, il se trouve que j’adore assister à un match de tennis avant de conclure une affaire importante. Un péché mignon. Chaque individu sur terre a ses faiblesses, ses tics ou ses hobbies.
  
  — Une affaire en rapport avec quoi ?
  
  — Votre séjour à San Juan.
  
  La curiosité de Coplan était aiguisée. Bougeait-on en face ?
  
  — Le match est à quinze heures, reprit son interlocuteur. Y serez-vous ?
  
  — J’y serai, se décida Coplan.
  
  — J’y trouverai grand plaisir.
  
  À quatorze heures trente, Coplan entra dans l’Estadio Municipal. Une hôtesse le guida jusqu’à sa place. À gauche, le siège contigu était encore inoccupé. Coplan s’était coiffé d’un chapeau blanc en toile légère car le soleil tapait dur.
  
  Deux minutes avant le début du match, Robert Estabena arriva. Il suçait une glace à la guava. Dans son visage maigre brillaient des yeux noirs et intelligents, tandis qu’un nez aquilin se terminait au-dessus d’une grosse moustache qui rejoignait une barbiche un peu ridicule aux poils poivre et sel, comme les cheveux retenus par un catogan. Par-dessus un pantalon crème, il portait la traditionnelle chemise guayabera plissée et brodée.
  
  Il tendit une main ferme.
  
  — Ravi de vous rencontrer, monsieur Catry. Je crois que nous allons assister à une belle partie.
  
  Il se trompait. Celle qui, encore à 42 ans, attirait la foule de ses anciens admirateurs, ne parvenait plus à monter à temps au filet pour une percée offensive dont la vigueur lui avait permis dans le passé d’être championne à Wimbledon, à Flushing Meadows, à Sydney ou à Roland-Garros et de remporter des Tournois du Grand Chelem. Rien n’y faisait, ni les sévères régimes alimentaires, ni les exercices devant un panier de basket pour l’agilité, ni les poids qu’elle avait soulevés pour durcir ses muscles. Ses passing-shots se perdaient dans les panneaux publicitaires, ses revers s’élevaient dans l’air chaud pour se faire smasher et ses slices envoyaient ses balles dans le filet. Elle semblait immergée dans ses souvenirs datant de l’époque où elle avait remporté 72 victoires consécutives, plutôt que dans le match qu’elle livrait à une joueuse classée 117e mondiale et qui n’avait rien à faire, même si elle menait aux points, face à celle qui avait été une immense championne.
  
  — Attristant, fit Estabena.
  
  — Pathétique, renchérit Coplan.
  
  — Je suis déçu.
  
  Celle qui, dans le domaine du tennis, avait été la contrepartie de Diego Maradona dans celui du football, perdit la partie, mais fidèle à son habitude, fit la révérence au public avec, dans les yeux, des larmes qui n’étaient pas provoquées par l’intense éclat du soleil.
  
  — Elle aurait dû s’arrêter après Wimbledon il y a quelques années, compatit Estabena, et se consacrer définitivement au jardinage. Venez, il fait chaud, nous allons boire un verre.
  
  Coplan avait téléphoné à Lou Borofka pour prendre des renseignements sur l’avocat et appris qu’il était spécialisé dans les affaires louches. Entre autres choses, il défendait les trafiquants de drogue et parvenait à les faire acquitter grâce à des astuces de procédure.
  
  Le bar était délicieusement climatisé. Estabena commanda des Margaritas.
  
  — Je suis mandaté pour vous offrir une grosse somme d’argent en échange de la livraison de renseignements sur votre mission ici. Mon client sait que vous êtes détective privé et vos agissements pourraient le gêner dans la conclusion d’affaires qu’il traite actuellement. Il s’agit de cent mille dollars.
  
  L’avocat plissa les yeux afin de mieux dévisager Coplan et de lire quel effet produisait l’énoncé de cette somme.
  
  Coplan demeura imperturbable.
  
  — Qui est votre client ?
  
  Estabena sirota son cocktail.
  
  — À la vérité, je l’ignore. Je suis connu à San Juan pour être l’intermédiaire idéal. Mes clients conservent l’anonymat. Les affaires se traitent en liquide. Paiement intégral à l’avance, honoraires compris. Moi je reste froid comme un serpent. Je fais mon boulot, un point c’est tout, et exécute les ordres de mon mandant.
  
  — Sans états d’âme ? persifla Coplan.
  
  — Dans le monde actuel, personne ne peut se permettre d’états d’âme. La jungle gagne peu à peu les nations les plus civilisées. Au coin de chaque rue se tient quelqu’un prêt à vous truander.
  
  — Vous n’avez aucune idée de l’identité de votre mandant ?
  
  — Surtout pas. Je ne cherche pas à savoir. Le sage est celui qui ne voit rien, n’entend rien et ne sait rien. C’est lui qui détient les meilleures chances de voir renouvelé son passeport pour une existence sans à-coups mortels.
  
  Coplan alluma une Gitane et tira une longue bouffée.
  
  — Des cigarettes françaises ! s’émerveilla son hôte. J’en fume quand je voyage à Paris. Les Français sont des gens si raffinés, qui savent allier à doses harmonieuses tous les plaisirs de la vie. Au fait, cent mille dollars, c’est le pactole pour un privé, non ? Finies, les missions minables.
  
  Juanito avait tenu un langage identique, se souvint Coplan qui, à petites gorgées, dégusta son cocktail sans répondre, puis se leva.
  
  — Dites à votre mandant que je ne suis pas intéressé.
  
  Estabena l’arrêta d’un geste :
  
  — Vous avez tort. Les offres généreuses ne se refusent pas. Voyons, réfléchissez. Si quelqu’un vous propose une aussi grosse somme, c’est que l’enjeu est important.
  
  — Quel enjeu ?
  
  — Je l’ignore, bien entendu.
  
  — Dans l’éventualité où j’accepterais, quelle serait la procédure ?
  
  — Par écrit, vous devrez définir la nature de votre mission à Porto Rico, décrire dans le moindre détail vos activités depuis le jour où vous êtes arrivé, indiquer les identités et adresses des gens que vous avez rencontrés, communiquer les renseignements que vous aurez recueillis et, naturellement, dire pour qui vous travaillez. Enfin, point très important tout de même, vous engager à quitter notre île et à dissuader votre client de poursuivre ses investigations à Porto Rico.
  
  — Et si cet engagement n’était pas tenu ?
  
  Estabena eut un sourire triste.
  
  — Les voies de mon mandant, comme celles du Seigneur, sont impénétrables.
  
  Coplan décida de changer son fusil d’épaule :
  
  — Je vais réfléchir. Donnez-moi quarante-huit heures.
  
  L’avocat lui tendit une carte de visite.
  
  — Appelez-moi le soir après 23 heures. Même la nuit. Je n’ai besoin que d’un court laps de sommeil. La vie est trop brève pour la gaspiller dans un lit.
  
  De retour au Caribe-Hilton, Coplan prit le bottin par rues et le feuilleta jusqu’à ce qu’il tombe sur l’immeuble où avait vécu Stefania Del Farol dans Hato Rey. Il fut surpris. Une soixantaine de noms et tous féminins. En se faisant passer pour un vendeur de polices d’assurance, il appela systématiquement les numéros des locataires.
  
  Avant de procéder à cette opération, il avait réécouté plusieurs fois la cassette récupérée au Debarcadero, afin de s’imprégner des caractéristiques de la voix. Celle-ci possédait des inflexions particulières, graves, un peu gutturales, entrecoupée de diphtongues qui rocaillaient. On devinait que l’anglais n’était pas sa langue maternelle.
  
  Quand elles répondaient, les locataires abrégeaient rapidement la conversation dès qu’il annonçait l’objet de son appel. Néanmoins, si courte que fût la réponse, Coplan bénéficiait d’un laps de temps suffisant pour se forger une opinion. Celle qu’il cherchait n’était pas celle-là. Pour la plupart, les locataires étaient absentes et recouraient toutes au répondeur. Dans ce cas, le message qu’elles laissaient occupait une plage passablement longue pour qu’il puisse, là encore, rayer l’intéressée de la liste des possibles.
  
  Au fur et à mesure de ses progrès, son index gauche sautait d’un nom à l’autre. Soudain, il s’arrêta, stupéfait. Était-ce possible ? Il n’en croyait pas ses yeux.
  
  Il alla se confectionner un tequilla perdido au bar et alluma une Gitane pour mieux réfléchir. Vraiment, les coïncidences s’accumulaient. Il éprouvait des difficultés à croire aux coïncidences.
  
  Quand il eut vidé son cocktail et achevé de fumer sa cigarette, il reprit le cours de sa prospection. Au trente-huitième appel, il tressaillit. Le disque dévidait sa litanie. Je suis absente pour un court moment. Laissez-moi un message après le bip sonore, je vous recontacterai…
  
  Il relut le nom, Ingrid Lundgren, artiste peintre.
  
  C’était elle. Probablement une étrangère si l’on se fiait aux nom et prénom. Sans doute une Scandinave.
  
  D’heure en heure il répéta les appels jusqu’à ce que l’intéressée elle-même, et non plus le répondeur, se manifeste.
  
  — J’aimerais m’entretenir avec vous de vos expériences sexuelles, dans le quartier du port, en compagnie des vagabonds et des clochards, telles que vous les avez décrites à votre psy.
  
  Il y eut un long silence à l’autre bout du fil.
  
  — Mon nom est Francis Catry, poursuivit Coplan. Je serai chez vous dans une heure. D’accord ?
  
  Autre silence, puis, faiblement :
  
  — D’accord.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Les huissiers étaient bien les mêmes que ceux présents la nuit où Stefania était morte. Coplan se souvenait de celui qui ressemblait à un sultan des Mille et Une Nuits prompt à fouetter les captives de son harem quand elles ne sacrifiaient pas à leurs devoirs. Quant à l’autre, au visage de voyou, sournois et inquiétant, on l’aurait imaginé sans mal à un coin de rue louche, guettant sa proie.
  
  Coplan s’annonça, et le premier cerbère téléphona à Ingrid Lundgren. Le feu vert obtenu, il pointa le doigt en direction de la batterie d’ascenseurs :
  
  — Huitième étage, appartement 8 C.
  
  Stefania Del Farol avait résidé au 8 B, se souvint Coplan.
  
  Ingrid Lundgren portait une robe toute simple, noire, ornée d’un clip en or au-dessus du sein gauche. Ses cheveux d’un blond doré collaient à son front et à ses joues en s’harmonisant avec la pâleur des traits et du cou, tandis que les yeux bleus affectaient une fausse indifférence dont Coplan ne fut pas dupe. Incontestablement, elle était belle.
  
  — Entrez.
  
  Il s’exécuta et repéra le chevalet et la toile qu’il examina d’un œil critique. Joli travail, dut-il s’avouer. D’emblée, l’artiste avait récusé la facilité et apprêté son ouvrage, visiblement fascinée par l’art primitif caraïbe, les fresques précolombiennes, les poteries et les marionnettes populaires de Porto Rico.
  
  La décoration témoignait d’un goût certain. Chaises en fer battu, capitonnées en lin, moquette moirée dans des tons sourds, rideaux en drap de laine couleur taupe surpiqués en losange, table en frêne blanchi. Sur cette dernière, Coplan déposa son sac en plastique et en sortit le lecteur de cassettes qu’il mit en marche.
  
  La Suédoise devint toute pâle et défaillit. Coplan se précipita mais elle le repoussa d’un geste brutal et se ressaisit.
  
  — Combien ? siffla-t-elle quand la bande resta muette.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  — Vous vous trompez, je ne suis pas un maître chanteur. Cette cassette est à vous. Je vous en fais cadeau sans contrepartie financière. Et, croyez-moi, à ma connaissance, il n’existe pas d’autres copies.
  
  Ingrid Lundgren le regardait, étonnée mais encore méfiante. Coplan jugea bon de se situer à ses yeux. Quand il eut fini, elle semblait rassérénée.
  
  — Je boirais bien quelque chose, amorça-t-il.
  
  Elle battit des mains.
  
  — Moi aussi. Quelque chose de fort !
  
  Elle opta pour deux chi-chis dans lesquels elle avait forcé sur la vodka au détriment du sirop de noix de coco. Coplan crut que son estomac explosait. Un peu hagard, il désigna la toile :
  
  — J’aime énormément.
  
  — Malheureusement, je ne vends pas beaucoup.
  
  — Souvenez-vous de ce qu’a dit Picasso à Miró un jour où ce dernier était déprimé parce qu’il ne vendait pas. Fais exactement comme si tu attendais l’autobus, a conseillé Picasso. Fais la queue, ton tour viendra.
  
  Elle eut un sourire triste.
  
  — J’attendrai l’autobus.
  
  Il la sentit en confiance et la questionna. Naturellement, elle avait bien connu Stefania Del Farol qui venait admirer ses œuvres et son travail sur le chevalet, en même temps qu’elle avait partagé de nombreux déjeuners avec elle. Évidemment, elle ignorait que ces bonnes relations et cette intimité avaient permis à la chanteuse de lui dérober la cassette qui n’était qu’une copie, l’original étant conservé par le psy.
  
  Peu avare de confidences, Stefania ne lui avait pas caché ses sorties avec l’astronome français Romain Legall ni l’offre de mariage faite par ce dernier. En réalité, Stefania était payée pour vamper le Français, avoua le peintre.
  
  — Payée par qui ? poussa Coplan en se remémorant les allusions voilées auxquelles s’était livré Juanito.
  
  — Elle n’a pas dit.
  
  — Aucune idée ?
  
  Elle hésita.
  
  — Je vous en prie, encouragea Coplan. Même si votre hypothèse vous parait farfelue, exprimez-la.
  
  La belle Suédoise donna l’impression de se jeter à l’eau :
  
  — À plusieurs reprises, Stefania m’a demandé si je me sentais épiée. Or, c’est bizarre, j’éprouvais ce sentiment, sans qu’un élément précis ne vienne l’étayer. Était-ce mon extrême sensibilité d’artiste qui me jouait des tours ? Apparemment pas, puisque Stefania évoquait un problème similaire. Et, un jour, elle m’a dit qu’elle avait rencontré celui qui l’épiait.
  
  — Elle n’a pas mentionné son nom ?
  
  — Elle a éludé toutes mes questions. Elle a seulement dit qu’elle avait la preuve qu’il disait la vérité puisqu’il lui avait décrit les scarabées qu’elle avait tatoués sous les seins.
  
  — Il aurait pu les remarquer sur une plage, objecta Coplan.
  
  — Impossible. Stefania avait horreur des plages et des piscines. Elle ne se dévêtait que dans sa baignoire ou dans les bras de ses amants.
  
  — Cette dernière confidence date de quand ?
  
  — Un peu avant d’être payée pour entrer en contact avec l’astronome.
  
  Coplan n’apprit plus rien et déclina l’offre d’un second chi-chi. Les cocktails que confectionnait Ingrid Lundgren étaient par trop explosifs.
  
  En revanche, il accepta une San Miguel bien glacée au Soldier of Fortune Club où Lou Borofka s’apprêtait à se coucher après une retransmission d’un match de football entre les Falcons d’Atlanta et les Saints de New Orleans.
  
  — Score 49 à 42 pour les Saints, se réjouit le Croate. L’offensive a payé des deux côtés. Bon, pour être franc avec vous car je ne mérite pas votre fric, je stagne.
  
  — J’ai autre chose pour vous, déclara Coplan après avoir avalé une lampée de bière.
  
  — Quoi donc ?
  
  — Un petit problème à résoudre.
  
  *
  
  * *
  
  Accorte, la serveuse du room-service considérait Coplan avec intérêt en déposant le plateau du breakfast.
  
  — Avez-vous besoin de quelque chose d’autre ? questionna-t-elle en titillant ses lèvres de la pointe de la langue.
  
  — Faites-moi l’inventaire de ce que vous proposez, renvoya-t-il en contemplant la superbe silhouette, affriolante dans son uniforme moulant étroitement ses formes.
  
  Elle s’exécuta, l’air gourmand, et il l’arrêta au milieu de son énumération :
  
  — Oui, c’est ça qu’il me faut. Juste ce que vous venez de décrire.
  
  Elle sourit, ravie. Coplan ne s’était pas trompé sur la science qui habitait ses lèvres et sa langue. En un rien de temps, elle le délivra de l’engourdissement du sommeil. Gratifiée d’une jolie récompense, elle minauda :
  
  — Nous n’avons pas épuisé l’inventaire.
  
  — Je suis encore à San Juan pour quelque temps.
  
  Dès qu’elle fut partie, il attaqua ses œufs sur le plat, accompagnés de morcillas, des saucisses grillées, et déplia le journal.
  
  Les grosses manchettes lui sautèrent aux yeux.
  
  Un collectif d’astronomes avait tenu une conférence de presse à San Juan. Cinq savants seulement présidaient la séance. Néanmoins, ils représentaient quatorze de leurs confrères dispersés dans le monde, de la Patagonie au Zimbabwe en passant par la terre de Feu, le Tibet, les îles Sakhaline ou la Tasmanie. Ces dix-neuf scientifiques appartenaient à sept nationalités différentes. Ils n’étaient guère différents de Romain Legall, de Vincent Delarue, de Duff Wilson et de Joss Campbell. Leur passion : observer le ciel. Pas d’autre corde à leur violon. Pour sacrifier à ce feu sacré, à ce culte dévorant, ils bénéficiaient de leurs propres ressources, bien souvent maigres, et de l’aide d’organismes officiels, d’universités et de mécènes privés. Célibataires pour la plupart, ils vivaient dans des coins isolés où le ciel était dégagé et exempt d’intempéries les trois quarts de l’année, ce qui leur permettait, à travers leurs télescopes Spacewatch de scruter l’Univers à l’affût d’anomalies dont ils rendaient compte à ceux qui les parrainaient.
  
  Coplan sentit un frisson désagréable lui zigzaguer dans le dos quand il lut la teneur de la conférence de presse.
  
  Comme l’année précédente, une comète avait surgi de derrière la face obscure de Jupiter. Si la première avait été baptisée Shoemaker-Levy du nom de ses découvreurs, celle-ci portait les noms de ceux qui l’avaient repérée avant tous les autres, Leder-Borissov, un Australien et un Russe.
  
  Leder-Borissov, juraient les dix-neuf scientifiques, n’allait pas s’écraser dans Jupiter comme Shoemaker-Levy, mais, après de multiples circonvolutions, foncer vers la Terre qu’elle percuterait à la vitesse de 216 000 kilomètres-heure. Leurs calculs étaient affinés, certifiaient-ils. Leder-Borissov se catapulterait dans l’État d’Israël dans un délai de six à sept mois, Jupiter étant situé à 760 millions de kilomètres de la Terre et la comète voyageant à la vitesse de 216 000 kilomètres-heure.
  
  Coplan repoussa le plateau breakfast sans finir ses œufs et ses saucisses, avala son jus d’orange pour étancher sa soif soudaine, et bondit sur le téléphone pour appeler le Vieux.
  
  *
  
  * *
  
  Yusuf sifflotait un air joyeux. Ses affaires marchaient bien. Il commença par passer un coup de téléphone dans le golfe Persique pour rassurer son homologue qui était réfugié dans la fraîcheur de son harem où ses 4 épouses légitimes et ses 123 concubines veillaient à tour de rôle à satisfaire ses moindres désirs.
  
  — La première étape est franchie.
  
  — Je crains un peu les réactions, déclara l’émir tout en caressant les formes opulentes de sa dernière trouvaille, une Yéménite tout juste pubère.
  
  — Tout marchera bien, rassura Yusuf.
  
  Il raccrocha, se dévêtit et passa sa robe de chambre en vérifiant la présence du mouchoir dans l’une des poches.
  
  Voyons ce qui s’est passé dans l’immeuble hier soir, se dit-il, la mine gourmande. Les touches pressées, il réembobina les bandes magnétiques et se positionna à 22 heures.
  
  Bien installé dans son fauteuil, la ceinture de sa robe de chambre dénouée, le mouchoir déplié sur sa cuisse gauche, il actionna la mise en marche.
  
  La Haïtienne Arlette Duchesneau, comme à l’accoutumée, plantait des aiguilles dorées dans le cœur des poupées qu’elle avait confectionnées dans de la mie de pain. Une vraie folle. Il faudrait s’en débarrasser à la moindre occasion. Peut-être, de son propre chef, regagnerait-elle son île natale si la situation se rétablissait à Port-au-Prince ?
  
  Marie-Luz Queipo, la religieuse en civil, était agenouillée sur son prie-Dieu. Spectacle édifiant. Elle aussi à virer, comme le travesti Samantha Veracruz. Heureusement que d’autres lui procuraient des satisfactions. Tiens, Kathryne Sandrelli était revenue de son périple en Nouvelle-Angleterre. De beaux jours s’annonçaient car Kathryne était une baiseuse extraordinaire.
  
  La saison était bonne pour les cinq call-girls dans les bras de leurs clients mais Yusuf ne se décida pas à s’attarder sur ces ébats tarifés, d’autant que les filles ne se dépensaient pas en témoignant d’une énergie débridée. Une autre fois.
  
  Severyne Churrascador était en compagnie de son fiancé, un beau garçon. Cependant, le débat semblait s’éterniser. Qu’attendaient-ils pour se mettre au lit ? Il écouta le dialogue. Ils discutaient de leurs vacances passées. Débile.
  
  Quant à Encarnación Yaguaz, elle tenait la main de son boy-friend, mais tous deux regardaient la retransmission d’un match de football. Les Saints de New Orleans contre les Falcons d’Atlanta. Encore plus débile. Qui, en dehors des Américains, comprenait quelque chose à ce sport violent et brutal ? Ils avaient eu beau organiser la Coupe du Monde, ils ne s’étaient pas pour autant convertis à la beauté de l’unique football qui se pratiquait sur terre.
  
  Son regard passa chez Ingrid Lundgren et il sursauta. Que faisait Francis Catry chez elle ?
  
  Il renoua sa ceinture, se leva et téléphona à Zepp Ochovitz.
  
  *
  
  * *
  
  Coplan alluma une Gitane et déplia le journal.
  
  Les autorités scientifiques américaines, françaises, britanniques et allemandes démentaient les propos tenus lors de la conférence de presse de San Juan.
  
  La comète Leder-Borissov existait bien. Cependant, aucun élément ne permettait d’affirmer qu’elle ne percuterait pas Jupiter au lieu de la Terre. Si, malgré tout, elle devait prendre celle-ci pour cible, il était impossible de déterminer le point de chute, que ce soit Israël ou quelque autre endroit du globe. Quant au Pentagone, il jurait qu’en dernier ressort, il serait loisible de détruire Leder-Borissov à l’aide de missiles nucléaires avant qu’elle n’explose sur la Terre.
  
  Pourtant, malgré ces serments rassurants, les consulats occidentaux à Tel-Aviv étaient assiégés par les candidats à l’émigration. Des queues énormes s’étiraient sur les trottoirs le long des bâtiments abritant les représentations diplomatiques. L’article citait une femme qui s’était exclamée : « Allons-nous encore devenir des Juifs errants ? »
  
  Coplan jeta le journal et, au volant de sa voiture de location, rejoignit Punta Cangrejo. Devant le bar de son club, Lou Borofka astiquait la rampe en cuivre.
  
  — J’ai les renseignements que vous cherchiez, annonça-t-il en passant de l’autre côté du bar pour attraper une mince enveloppe qu’il tendit à son visiteur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Sharyne était assez époustouflante dans sa minijupe bouton d’or qui dévoilait ses cuisses somptueuses et son chemisier guayabera que gonflaient ses seins guerriers. Coplan sentit son ventre s’embraser. La belle Portoricaine l’embrassa fougueusement, puis elle le fixa d’un air gourmand.
  
  — Demain, c’est samedi, le début du week-end et, coup de chance, des amis me prêtent leur villa dans l’île de Vieques, ainsi que leur vedette rapide. Je t’emmène. Qu’en dis-tu ?
  
  Elle le dévisageait avec anxiété. Il réfléchit et, en une minute, prit sa décision :
  
  — D’accord.
  
  — Les provisions sont sur place. Pas besoin d’emporter de la nourriture ou des boissons. Tu sais pêcher ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Nous prendrons des langoustes et je te les servirai farcies avec une sauce sofrito.
  
  — Alléchant.
  
  À nouveau, elle l’embrassa.
  
  — Je repars. Cette nuit, je garde les enfants d’une amie divorcée qui fait un voyage éclair à Miami. Demain, je passe te prendre à dix heures. Cet arrangement te convient ?
  
  — Tout à fait.
  
  — Tu verras, à Vieques nous réunirons tous les plaisirs des sens.
  
  Le lendemain matin, l’accorte employée du room-service posa le plateau du breakfast sur la table et, sans plus de formalités, se déshabilla.
  
  — Article 7 du catalogue, annonça-t-elle.
  
  Elle faisait l’amour comme une Caraïbe qui s’empresse de délivrer un marin de Christophe Colomb de la libido accumulée pendant les frustrants mois en mer. Son corps se tendait et se détendait avec une force stupéfiante, telle la boule de fonte, lancée par la grue, qui vient frapper la façade d’un immeuble en démolition. À ce régime, Coplan n’eut guère à s’appesantir sur les raffinements de la chair.
  
  Elle sauta à bas du lit et lui lança :
  
  — J’ai fait vite pour que le café ne refroidisse pas.
  
  Quand elle eut disparu, il décapita le premier œuf à la coque et déplia le journal.
  
  Des Russes et des Ukrainiens intervenaient dans le débat et confirmaient les déclarations des 19 de la conférence de presse de San Juan. Leder-Borissov tomberait sur l’État d’Israël, affirmaient-ils catégoriquement. Ils ajoutaient qu’ils ne croyaient pas que des fusées nucléaires puissent anéantir totalement la comète, si elles la touchaient, compte tenu de sa fantastique vitesse à 216.000 kilomètres-heure. La collision serait dantesque, ajoutaient-ils. Le choc aurait la puissance de 6 millions de bombes H.
  
  Terrifiant, s’alarma Coplan.
  
  À Tucson en Arizona, un des meilleurs emplacements au monde pour observer le ciel, un des plus grands savants américains remarquait à juste titre que les comètes restaient indifférentes aux frontières géographiques. Pour lui, dire que Leder-Borissov broierait l’État d’Israël n’avait aucun sens. Si ce mammouth rocheux et glacé tombait sur Tel-Aviv, ce ne serait pas seulement l’État hébreu qui serait dévasté mais également les territoires occupés, la bande de Gaza, Jéricho, la Jordanie, le Sud-Liban, la Syrie et le Sinaï égyptien, puisque Leder-Borissov, mesurant un diamètre de 10 kilomètres, creuserait un cratère de 150 kilomètres de diamètre en projetant dans la stratosphère un nuage de poussière qui voilerait le soleil durant des mois sur cette région, en infligeant une nuit totale.
  
  À Washington, sénateurs et représentants des 50 États bataillaient pour que soit voté un plan d’urgence tandis que les savants occidentaux se liguaient pour rassurer l’univers et jurer que Leder-Borissov se désintégrerait dans Jupiter.
  
  Leurs propos ne rassuraient pourtant pas à Tel-Aviv où les représentations diplomatiques étaient débordées par l’afflux des candidats à l’émigration. Dans une quarantaine d’ambassades et de consulats, trente mille demandes de visas avaient été déjà enregistrées. On estimait atteindre cinq cent mille dans les deux semaines qui venaient. Dans l’ex-Union soviétique, les juifs qui avaient voulu émigrer en Israël refusaient maintenant de partir. La panique était totale. Elle risquait de s’étendre aux territoires arabes de cette partie du monde.
  
  À dix heures, Sharyne fut exacte au rendez-vous. Elle était aussi attirante que la veille dans son pantalon corsaire en coton blanc, étroitement moulant, et son bustier-corselet lacé avec une désinvolture qui permettait d’admirer sa poitrine généreuse. Elle s’était coiffée d’un chapeau de paille et son poignet gauche s’ornait d’un bracelet imitant le style aztèque.
  
  — Je me réjouis de passer deux jours complets avec toi, lança-t-elle avec une gaieté communicative.
  
  Ils se rendirent à Fajardo, une agglomération écrasée sous le soleil et la surpopulation, d’où partaient les ferries à destination des deux principales îles-satellites de Porto Rico, Culebras et Vieques.
  
  Sur le quai où était amarrée la vedette à moteur, des adolescents pinçaient les cinq doubles cordes de leurs cuatros qui rendaient une sonorité voisine de celle de la mandoline. Ils distrayaient les voyageurs en partance qui leur jetaient des pièces. En préparation de la fête de la Toussaint, ils s’étaient voilés le visage avec des vejigantes, ces masques de cérémonie en noix de coco sculptée.
  
  Sharyne pilotait avec aisance.
  
  — Mon père m’a appris quand j’étais encore toute jeune, dit-elle. Lui-même avait appris avec mon grand-père qui…
  
  Elle rit.
  
  — … était un bootlegger au temps de la Prohibition. Il appareillait de Mayagüez et allait se ravitailler en alcools à Santo Domingo en République Dominicaine.
  
  — Il a fait fortune ?
  
  — Oui, mais il a eu tort d’investir son argent dans des cercles de jeux à La Havane. Quand Fidel Castro a pris le pouvoir en 1959, il a confisqué les biens américains. Mon grand-père est mort de chagrin l’année suivante. En réalité, je ne l’ai jamais connu. Je suis née plus tard.
  
  La villa se logeait sur la côte de Mosquito Bay, près de récifs coralliens qui rappelèrent à Coplan ceux des Maldives qu’il avait explorés en compagnie de Laure Delarue à la recherche du Beechcraft Kingair 90. Plus loin se dressait le vieux phare et le vent apportait les cris des colonies d’oiseaux qui peuplaient les rivages.
  
  Coplan amarra la vedette à la bitte du débarcadère fraîchement repeint en blanc.
  
  Construite dans le style hispano-gothique, la villa conservait des proportions modestes par rapport à la taille de la piscine. À une extrémité de celle-ci, un Neptune en pierre veillait sur son eau limpide. Dans sa main droite curieusement cassée, le dieu de la Mer tenait un trident aux pointes métalliques acérées. L’autre extrémité était encadrée par deux cyprès dont la présence jetait une note à la fois romantique et funèbre sur le dallage en faux marbre.
  
  — On dépose nos bagages, on prend une douche et on va tout de suite à la pêche aux langoustes, décida Sharyne. À deux pas d’ici, sur le corail, il y a un coin formidable. Mais attention à ne pas glisser. Le corail est coupant et les plaies s’infectent très vite sous cette chaleur.
  
  Effectivement, leur pêche fut fructueuse. Ils revinrent à la villa et la jeune femme se déshabilla intégralement.
  
  — On pique une tête dans la piscine ? proposa-t-elle.
  
  Sans mot dire, Coplan l’imita.
  
  — On fait la course ? suggéra-t-elle en riant.
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Mais tu m’accordes un handicap ?
  
  — Combien ?
  
  — Vingt mètres, à cause de la taille de la piscine. C’est presque la distance d’ici à la Lune.
  
  Cette comparaison lui remit désagréablement Leder-Borissov en mémoire.
  
  — Accepté.
  
  Elle plongea. C’était une nageuse émérite, reconnut-il. Un autre de ses talents. Il plongea à son tour, mais Sharyne filait comme une flèche. Il n’avait plus que quatre mètres de retard lorsqu’elle grimpa l’échelle à l’autre extrémité de la piscine. C’est alors qu’il ressentit une vive impression de danger. En lui cohabitait une seconde nature qui s’était développée au fil des missions périlleuses qu’il avait accomplies au cours de sa carrière. À de multiples reprises, cet être impalpable et invisible lui avait sauvé la vie.
  
  Debout dans sa superbe nudité sur le rebord de la piscine, Sharyne souriait.
  
  Le danger ne venait pas de là.
  
  Sur sa droite, il jeta un coup d’œil derrière et son regard enregistra la vision de la forme blanchâtre qui fonçait sur lui. Coup d’œil à gauche. Une autre forme, identique à la première. Il comprit instantanément et accéléra l’allure. Il atteignait le pied de l’échelle lorsque, brusquement, Sharyne ramassa la perche, terminée par un piton incurvé, qui servait à crocheter la boucle du robot laveur de parois. Elle le frappa violemment à la tête et Coplan retomba dans l’eau.
  
  Étourdi mais sans avoir perdu une once de ses ressources, il évita les deux requins grâce à un stupéfiant saut de carpe. Il passa par-dessus leurs dos, feignit de repartir en sens inverse, puis revint brutalement en se glissant sous leurs ventres. Ses jarrets le propulsèrent hors de l’eau à la verticale, sa main arracha le trident aux doigts brisés de la poigne de pierre du Neptune et il se retourna en retombant pour faire face au premier squale. Le trident mesurait environ 1 mètre 20 et ses dents 40 centimètres.
  
  Il plongea sous le ventre à la chair tendre et frappa énergiquement à plusieurs reprises. En une dizaine de secondes, l’eau s’obscurcit du sang répandu à travers les blessures béantes. Coplan s’éloigna vers une zone plus limpide. Le second requin retrouva rapidement sa trace et, au moment où son gibier tentait d’une main un rétablissement sur le bord de la piscine, il fonça pour lui happer la jambe. Cette tentative demeura infructueuse car Coplan se retourna d’une pièce, s’effaça sur le côté et le squale heurta de la tête le dallage. Furieux, il repéra sa proie et attaqua. Coplan l’attendait en position de crouch. Dans la gueule ouverte il enfonça les dents de la fourche en métal. La violence du choc fut telle et le poids du requin si lourd qu’il partit en arrière mais sans lâcher son arme. La bête se débattit frénétiquement en luttant contre la mort jusqu’à ce que survînt l’instant fatal, et elle resta inerte. Coplan arracha le trident et nagea vers l’échelle.
  
  Il n’en était plus qu’à une douzaine de mètres lorsqu’il vit Sharyne qui revenait, armée d’un gros Beretta. Elle le visa. Alors, à nouveau ses jarrets le propulsèrent hors de l’eau et, une seconde avant qu’elle ne presse la détente, il lança le trident comme un javelot.
  
  La balle percuta la tête du premier squale.
  
  Sharyne avait chancelé et était devenue toute pâle, son épaule droite clouée contre l’un des poteaux soutenant la tente de repos qui servait aussi à abriter le buffet pour les réceptions. De ce côté-là ses muscles se tétanisaient, si bien qu’elle ne pouvait plus lever le Beretta, au canon déjà inondé par le sang.
  
  Coplan se hissa sur le bord de la piscine, s’approcha et la désarma. Elle baissait les yeux, la bouche tordue par la souffrance, sans que cependant une plainte ne franchisse ses lèvres.
  
  Il fit un pas de côté et tira un coup sec sur le trident. Sharyne vacilla, son regard se révulsa et elle s’écroula sur le dallage. En se servant des pointes du trident, il déchira une serviette, en fit des bandelettes et entrava les poignets et les chevilles de la jeune femme dont l’évanouissement se prolongeait.
  
  Ensuite, il prit une douche, se sécha, se rhabilla et partit en exploration. Chaque salle de bains comprenait une armoire à pharmacie.
  
  Quand il désinfecta les plaies, Sharyne se réveilla et poussa un léger cri de douleur sous l’effet de l’alcool à 90®.
  
  Sans un mot, il poursuivit ses soins et posa les bandages.
  
  — Tu dois me haïr, amorça-t-elle.
  
  — On ne peut haïr quelqu’un dont c’est la destinée de tuer.
  
  Elle écarquilla les yeux.
  
  — Que veux-tu dire ?
  
  — La presque totalité de ce que tu m’as raconté sur toi est faux, à l’exception de ton grand-père qui, effectivement, était bootlegger, et de quelques autres petites choses. Fugueuse à l’âge de seize ans, tu as été prise en main par un membre éminent de la pègre, un certain Pablo Araquistain. Dès cet instant, tu as témoigné d’une propension marquée à voir tes amants se faire tuer par ceux qui leur succédaient dans tes faveurs. Pablo Araquistain a été tué par Diego Ruiz, lui-même révolvérisé par Tony Shaefer, lui-même abattu par Frank Parengini dont Sam Guggenheim a écrasé le crâne à coups de batte de base-ball. Quand ce dernier est passé sur la chaise électrique, le Milieu t’a surnommée la Fille au Baiser de la Mort et ceux qui étaient au courant de ce sobriquet n’ont plus voulu de toi. Trop dangereux. On les comprend. Cinq amants frappés de mort violente, ça donne à réfléchir, même aux plus hardis ou inconscients. Alors, puisque la mort rôdait ainsi autour de toi, tu as décidé de t’en servir, d’en faire ton esclave, et tu es allée proposer tes services de tueur à gages à quelques caïds de la pègre, ici et à Miami. Incontestablement, tu leur as donné satisfaction. Naturellement, tu n’as jamais été mariée, pas plus aux hommes que tu m’as décrits et qui n’ont jamais existé, qu’à quiconque d’autre. Tu es une fille intelligente, dotée d’une folle imagination, d’un sens fantastique de l’invention et d’une amoralité totale.
  
  Elle grimaça.
  
  — Tu me fais mal.
  
  — Désolé. C’est pour ton bien.
  
  — Tu sais, j’ai eu envie de vomir à l’idée de te tuer. Tu me plais vraiment.
  
  — Pourquoi les requins et pas simplement une balle dans la tête ?
  
  — C’étaient les ordres. Dans la face interne de la piscine se loge un panneau. Je l’ai fait basculer en appuyant sur le bouton en haut de l’échelle. La fosse dans laquelle étaient prisonniers les requins rejoint la plage et est alimentée en eau de mer à travers les grilles. Je n’ai pas pensé au trident. Grossière erreur.
  
  — Qui t’a donné le contrat ?
  
  — Impossible de te le dire. Ma carrière serait brisée. Suis mon conseil. Tire-toi vite fait de Porto Rico et ne remets jamais les pieds ici.
  
  Elle soupira.
  
  — Bon sang, ça fait mal ! Qui aurait cru que tu te débrouillerais aussi bien avec un trident ? Jusqu’ici, c’était avec un autre instrument que tu savais te défendre ! Au fait, tu ne veux pas me détacher ? Je ne suis plus armée et ne représente plus de danger pour toi.
  
  — Plus tard.
  
  — Alors, je boirais bien un coup. Quelque chose de solide, de nerveux.
  
  — J’y vais.
  
  Il partit chercher sa valise et l’emporta au bar. Là, il la déverrouilla et sortit la fiole et le Smith & Wesson 469 prêté par Lou Borofka. Il devait beaucoup au détective privé qui avait réuni les renseignements sur la Fille au Baiser de la Mort.
  
  Pour Sharyne il prépara un bacardi. Deux tiers de rhum, un tiers de gin. Pour lui-même un sundowner. Cognac, Galliano, Cointreau et jus de citron. De loin, il surveillait Sharyne. Il la vit, malgré son épaule blessée, ramper vers le trident. Son intention était claire. Déchiqueter ses liens à l’aide des trois dents.
  
  Il saisit le Beretta et sa première balle déplaça l’arme tandis que la seconde l’expédiait dans l’eau. Il entendit la jeune femme dévider un torrent de jurons obscènes.
  
  Dans le bacardi il vida le contenu de la fiole et apporta les deux verres.
  
  — Salaud ! éructa-t-elle.
  
  Il esquissa un sourire indulgent.
  
  — Si tu crois que je vais te tuer, tu te trompes, rassura-t-il. En réalité, je vais suivre ton conseil. Seulement, je souhaite prendre de l’avance. Tout à l’heure, je vais repartir à Fajardo. Le premier vol qui décolle de San Juan, je saute dedans. À l’aéroport, j’alerte qui tu veux. On viendra te délivrer.
  
  — Tu me détacheras ?
  
  — Non.
  
  — Et si ma blessure s’infecte ?
  
  — Dans la vie, il y a toujours une addition à payer.
  
  — Salaud ! Donne-moi donc à boire.
  
  Il lui détacha la main gauche et lui tendit le bacardi. D’un trait, elle en vida la moitié et toussa.
  
  — C’est fort. Et il y a un drôle de goût.
  
  — J’ai rajouté un calmant pour ta blessure. Vide-le.
  
  Elle s’exécuta et une vive rougeur envahit ses traits. Coplan lui prit le verre et la rattacha.
  
  — Non, protesta-t-elle, laisse-moi libre de mes mouvements, il faut que je cuise les langoustes. Tu verras, tu aimeras la sauce sofrito.
  
  Il but la moitié de son sundowner et secoua la tête.
  
  — Je n’ai plus faim.
  
  — Aurais-tu faim de moi ? Tu le vois, je suis toujours nue. Je ne t’excite pas ?
  
  Elle poursuivit sa litanie en réussissant, malgré ses chevilles liées, à ouvrir largement les cuisses pour montrer son intimité. Excédé, Coplan lui tourna le dos. Sur l’eau flottaient les cadavres des requins tandis que dans le ciel le crépuscule tombait. Il s’en fut allumer les lumières.
  
  Une heure plus tard, quand il jugea Sharyne à point, il commença son interrogatoire. Son timing était excellent. Mélangé au bacardi, le cocktail d’amphétamines, de Valium et d’ecstasy annihilait toute volonté chez celle qui l’avait ingurgité.
  
  Les yeux hagards, dans un état second, Sharyne parlait sans réticence. À un moment, une brise un peu fraîche souffla en provenance du large et la jeune femme frissonna. Coplan alla chercher dans l’une des chambres à coucher un drap dont il la recouvrit en double épaisseur. Sur l’eau, les cadavres des requins étaient phosphorescents. Ce phénomène était dû à une particularité de la côte de Mosquito Bay qui engendrait des micro-organismes luminescents.
  
  Coplan alluma une Gitane en savourant son deuxième sundowner et en écoutant les réponses de Sharyne qui parlait sans contrainte, mais sur un ton un peu pâteux ralentissant son débit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Le récit confortait les confidences d’Ingrid Lundgren au sujet de l’impression qu’avaient éprouvée Stefania Del Farol et elle-même de se sentir épiées dans l’appartement qu’elles occupaient.
  
  Un jour, Sharyne avait rencontré un certain Zepp Ochovitz qui savait tout d’elle, y compris les détails les plus intimes que même ses amants ignoraient. Dans un premier temps, il l’avait chargée de séduire Joss Campbell. Plus tard, il lui avait assigné une mission identique en ce qui concernait Coplan. En supplément, elle devait découvrir les raisons qui l’avaient amené à Porto Rico. Enfin, en dernier lieu, il lui avait ordonné de le tuer et lui avait remis une confortable somme d’argent, justement au moment où le solde de son compte en banque virait au rouge.
  
  Quand il eut épuisé ses questions, Coplan réfléchit, puis se décida :
  
  — Tu vas téléphoner à Ochovitz, lui dire que je suis mort conformément à ses instructions mais que, auparavant, je t’ai grièvement blessée avec le trident. Tu ne peux plus bouger et tu as subi une forte hémorragie. Tu as besoin d’aide. Qu’il rapplique ici d’urgence.
  
  Depuis longtemps, elle n’était plus en état de résister aux ordres qu’il lui donnait. Aussi s’exécuta-t-elle avec des gestes lents et décomposés, raides et gauches. Coplan appuya sur la touche haut-parleur pour ne rien perdre de la conversation. Auparavant, il avait délié la main gauche de sa captive.
  
  Après avoir écouté sans interrompre, le correspondant s’étonna :
  
  — Vous ne pouvez plus bouger ?
  
  — Non, ma jambe est paralysée, j’ai dû ramper pour atteindre le téléphone.
  
  — C’est bon, j’arrive.
  
  La communication fut coupée et Coplan décréta :
  
  — Il va rappeler.
  
  Il ne se trompait pas. La sonnerie grésilla et Sharyne décrocha.
  
  — Juste une confirmation, déclara la même voix avant de couper.
  
  Coplan réentrava la main gauche de la jeune femme qu’il abandonna pour se rendre au débarcadère qu’il inspecta avec soin. Des réverbères Belle Époque projetaient une lumière diffuse qui ne décourageait pas pour autant les insectes tourbillonnant autour de leurs cônes tronqués. Mille autres lumières brillaient dans les villas le long de la côte de Mosquito Bay.
  
  Il passa sous la structure supérieure et s’installa entre un bowstring et une entretoise, tout contre les ducs-d’Albe immergés. Dans sa ceinture étaient glissés le Beretta et le Smith & Wesson.
  
  Il dut patienter des heures, en fait jusqu’à l’aube, les membres un peu engourdis, piqués par les moustiques, et en réprimant des bâillements successifs, content d’avoir assommé Sharyne à l’aide de bacardis à répétition.
  
  Enfin, un deck-cruiser apparut. Coplan repéra les trois hommes à bord. L’embarcation s’approcha, heurta doucement les ducs-d’Albe en aspergeant d’eau Coplan et s’immobilisa enfin. Un des hommes sauta sur le ponton et amarra le deck-cruiser à l’une des bittes.
  
  — Fouille la vedette, ordonna une voix impérieuse.
  
  Coplan esquissa un bref sourire. Il n’avait pas été assez bête pour se dissimuler dans la vedette qui les avait amenés ici, lui et Sharyne. En tout cas, cette précaution révélait que les arrivants soupçonnaient un piège.
  
  — Personne, informa une voix nouvelle.
  
  — Alors, on y va.
  
  Coplan entendit des bruits de pas sur le débarcadère et commença à se dégager de sa cachette. En rampant, il atteignit la butte sur laquelle il se hissa. Le trio avançait vers la villa en lui tournant le dos. Un homme en tête, qui marchait, bras ballants, suivi par deux autres armés d’un gros automatique qu’ils brandissaient.
  
  Coplan prit pied sur la butte et arracha ses pistolets de sa ceinture. Il eut un haut-le-corps en voyant Sharyne débouler sur la terrasse. Comment avait-elle fait, elle qui était si solidement ligotée et abreuvée de gin et de rhum, sans oublier le cocktail annihilant qu’il lui avait versé ? Décidément, cette diablesse était dotée de talents inconnus !
  
  — Attention ! cria-t-elle. Il est là, quelque part ! Peut-être derrière vous !
  
  Les trois hommes se retournèrent et repérèrent Coplan.
  
  — Abattez-le ! ordonna l’homme aux bras ballants.
  
  Ses deux acolytes firent feu, mais Coplan avait déjà plongé sur sa gauche. Les balles s’enfoncèrent dans la terre à quelques centimètres de sa jambe droite. Sans hésiter, il riposta, comme à l’exercice. Son tir bien groupé étendit les deux comparses sur l’allée. Précipitamment, Sharyne fit demi-tour, tandis que l’homme aux bras ballants les levait en signe de reddition.
  
  Coplan s’approcha du trio. Ceux qu’il avait visés étaient morts. Le troisième tremblait. Coplan renfonça le Beretta dans sa ceinture et, de sa main libre, le fouilla. Il n’était pas armé et ne possédait sur lui aucune pièce d’identité. Coplan le fit pivoter et l’assomma d’un coup de crosse bien appliqué sur la nuque. Il ramassa les armes des tueurs et les jeta dans l’eau avant de réintégrer la villa.
  
  Sharyne vomissait sur le carrelage de l’une des salles de bains. Il lui tendit une serviette.
  
  — Je t’ai sauvé la vie.
  
  — Qu’est-ce que tu racontes, salaud ? fit-elle avec hargne.
  
  — Tu n’as pas compris qu’ils venaient pour te tuer ? Ces gens-là jouent dans la cour des grands. Que tu aies réussi ou échoué à exécuter ton contrat, tu devais disparaître. Leur enjeu est trop important.
  
  — Quel enjeu ?
  
  — Il me reste à le découvrir. C’est Ochovitz, n’est-ce pas, le survivant ?
  
  Elle ne répondit pas et, bien qu’elle se débattît furieusement, il la ligota à nouveau.
  
  — Plus tard, je changerai tes pansements, promit-il.
  
  Il sortit, descendit l’allée et emporta dans ses bras l’homme qu’il avait assommé pour le déposer sous la tente devant la piscine. Quand il lui eut solidement entravé poignets et chevilles, il alla retirer une autre fiole de sa valise et confectionna un bacardi dans lequel il vida le contenu de la fiole.
  
  L’homme émergeait de son évanouissement quand il retourna à la piscine. En lui pinçant les narines, Coplan le força à avaler la mixture. Son captif abdiqua toute résistance dans un délai inférieur à celui de Sharyne. Alors, Coplan lui posa sa série de questions.
  
  Il s’agissait bien de Zepp Ochovitz, un Américain de New York City, travaillant pour le compte d’un businessman jordanien nommé Yusuf Khaled, détenteur d’une fortune considérable et affecté d’une passion dévorante, le voyeurisme.
  
  Pour satisfaire à son vice, et ne lésinant pas sur l’argent qui se déversait dans ses comptes, il avait fait construire un immeuble de 60 appartements, truffés de caméras et de micros miniaturisés, habilement disposés dans les pièces et reliés à ses propres appartements dans l’immeuble d’en face. Ce double équipement était le plus perfectionné que l’on pouvait trouver au monde et lui avait coûté plusieurs millions de dollars.
  
  Rien n’était trop beau ni trop cher pour assouvir sa passion.
  
  Minuscules, les objectifs des caméras et les micros se logeaient dans les volets des climatiseurs, dans les appliques murales inamovibles, dans les moulures du plafond posées là dans ce but, dans les trous d’aération de la salle de bains et dans ses rampes lumineuses.
  
  Zepp Ochovitz avait été chargé de louer les appartements. Uniquement à des femmes, jeunes et jolies. Les mâles étaient exclus. Grâce à ses caméras et ses micros, Yusuf Khaled avait tout su de la personnalité de ses locataires et avait été en mesure de repérer Stefania Del Farol et la Fille au Baiser de la Mort, les deux seules femmes, parmi les soixante occupantes, dont l’amoralité était flagrante. Leur proposer un marché avait été chose facile, à partir du moment où elles étaient superbement rémunérées.
  
  La première devait obtenir de Romain Legall qu’il accepte la proposition de Yusuf Khaled. À la seconde était dévolu le rôle qu’elle avait elle-même décrit à Coplan la nuit précédente quand, annihilée par le contenu de la fiole mélangé au bacardi, elle était passée aux aveux.
  
  Coplan alluma une Gitane et souffla la fumée en direction de la piscine.
  
  — Je fumerais bien moi aussi, déclara l’Américain d’une voix faible.
  
  Coplan lui inséra une Gitane entre les lèvres et la lui alluma.
  
  — C’est une cigarette française, avertit-il.
  
  — Le grand chic à New York, c’est justement de fumer des cigarettes françaises.
  
  — Quelle est cette proposition que Yusuf Khaled a faite à Romain Legall, à Vincent Delarue, à Duff Wilson et à Joss Campbell ?
  
  Les soupçons de Coplan furent confirmés par le récit, à mots hachés, auquel se livra son prisonnier. Animés par un féroce antisionisme, le Jordanien et le souverain de l’un de ces émirats dispersés le long du golfe Persique avaient fomenté un complot contre l’État d’Israël. Ayant appris l’existence de la comète Leder-Borissov et sachant que certains astronomes pensaient qu’elle éviterait Jupiter pour s’écraser sur la Terre, Yusuf Khaled, non dépourvu d’imagination, avait décidé de circonvenir d’autres astronomes dans le monde en leur offrant des subsides d’un montant fantastique afin qu’il prétendent que, selon leurs calculs, Leder-Borissov tomberait sur Israël. Ni pour lui ni pour l’émir, l’argent ne comptait, tandis que cette manne, tombée du ciel, était d’un grand secours pour des astronomes qui ne vivaient que pour une seule passion dans leur vie, scruter l’Univers, et pour qui le mécénat était dispensé avec parcimonie. La certitude que leurs activités aidaient au progrès de la science avait étouffé, chez presque tous, les scrupules sur la tromperie qu’on leur demandait d’accréditer.
  
  Presque tous, sauf quatre d’entre eux. Romain Legall, Vincent Delarue, Duff Wilson et Joss Campbell avaient refusé l’escroquerie. Yusuf Khaled avait ordonné leur mort et confié les contrats à Zepp Ochovitz qui avait voyagé au Sri Lanka et aux Maldives. Plus tard, quand Coplan avait débarqué et enquêté, Khaled avait voulu en savoir plus. Il avait coupé les ponts en se débarrassant de Stefania Del Farol, puis, abandonnant un instant la violence, avait expédié l’avocat Estabena tenter de soudoyer Coplan alors que, dans le même temps, Sharyne le vampait. Devant l’inanité de ses efforts, il s’était résolu à le faire éliminer physiquement par la Fille au Baiser de la Mort qui avait déjà exercé ses talents à la pointe du Grouin en prétendant qu’elle rendait visite de la part de Stefania Del Farol, revenue à de meilleurs sentiments sur l’offre de mariage.
  
  Coplan posa encore de nombreuses questions pour mieux cerner la personnalité du Jordanien. Hébété, Ochovitz répondait sans se faire prier.
  
  Midi déversait un soleil en fusion quand Coplan s’estima satisfait. Il alla préparer des sandwiches, décapsula des bouteilles de bière et aida ses captifs à se restaurer. La peau de Sharyne était brûlante. Il diagnostiqua une poussée de fièvre qui l’incita à téléphoner à Lou Borofka.
  
  — Vous connaissez un médecin compréhensif ?
  
  — Vous êtes blessé ? s’alarma le Croate.
  
  — Pas moi. La Fille au Baiser de la Mort.
  
  — Qu’elle crève, cette salope !
  
  — C’est un témoin essentiel.
  
  — Bon, bougonna l’ex-mercenaire. Je connais un Sud-Africain qui a rappliqué ici quand Mandela a pris le pouvoir à Pretoria. Il n’a pas encore de clientèle, vit dans la misère et ferait n’importe quoi pour se ramasser quelques dollars.
  
  — C’est l’homme qu’il me faut. J’aurais aussi besoin que vous offriez l’hospitalité à la Fille au Baiser de la Mort et à son commanditaire. Un ou deux jours, pas plus. Comme vous le savez, je sais récompenser les risques que prennent ceux qui m’aident.
  
  — Je suis au courant.
  
  — Alors, voici ce que vous allez faire.
  
  — Tu es un beau salaud, mais tu ne me laisses pas crever comme une chienne, déclara Sharyne en grimaçant de douleur quand il lui changea son pansement.
  
  Sans commentaires, Coplan acheva sa tâche et partit se confectionner son propre repas qu’il arrosa de bière. Ensuite, il fuma une Gitane pour se secouer. Sa nuit blanche et la chaleur l’assommaient. Sous le plomb en fusion qui descendait du soleil, les cadavres des requins et ceux des hommes de main d’Ochovitz se décomposaient et dégageaient des relents putrides. Il les transporta jusqu’au deck-cruiser où il les allongea avant de les recouvrir des grosses pierres entassées sur le bord du débarcadère dans le but probable de construire un escalier.
  
  Enfin, au volant de la vedette, il remorqua le deck-cruiser jusqu’au large où il le coula en vidant dans sa coque le reste du chargeur du Beretta qu’il jeta dans l’eau.
  
  De retour à la villa, il rendit compte au Vieux. Il était dix-huit heures à Paris et il pleuvait à torrents, lui annonça le patron des Services spéciaux avant d’écouter attentivement Coplan dont l’imagination fertile proposait déjà une solution que le Vieux laissa mûrir dans son esprit. Dans les cas critiques, il n’était pas connu pour donner son feu vert dans l’immédiat.
  
  — Vous connaissez ma théorie sur les cinq catégories qui composent l’humanité, déclara-t-il d’une voix chagrine. Les amoureux, les ambitieux, les observateurs, les imbéciles et les cyniques.
  
  — Je sais ce que vous allez dire. Je suis un cynique. En réalité, mon seul souci est la situation préoccupante au Proche-Orient. Notre devoir est de faire cesser cette escroquerie.
  
  — Néanmoins, votre solution est immorale.
  
  — Attendez ! J’ai une autre idée ! lança soudain Coplan.
  
  — Laquelle ?
  
  Coplan la lui exposa et, là-bas dans son bureau de la caserne Mortier, le visage du Vieux s’éclaira.
  
  — Vous êtes un génie. J’aime mieux cela. Bon, je m’occupe immédiatement d’alerter Washington.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Devant les déclarations contradictoires des savants dans le monde dont les thèses s’opposaient, la panique en Israël grandissait. Certains journaux évoquaient un nouvel holocauste et, avec quelque exagération, un extrémiste de droite avait qualifié la comète Leder-Borissov de second Hitler. Avec un temps de retard, les pays arabes limitrophes suivaient et, partout, les queues s’allongeaient devant les consulats, malgré les appels à la raison des gouvernants.
  
  Coplan acheva son café, régla sa consommation et quitta la bodega. Ochovitz n’avait pas mâché ses mots. Le complot fomenté par Yusuf Khaled et l’émir lui paraissait insensé. Les deux conspirateurs tablaient sur le fait que, durant la fuite massive des Juifs en dehors des frontières de l’État hébreu, les Arabes prendraient leur place et que plus jamais les Israéliens ne pourraient récupérer l’intégralité de leurs terres. Cette vue de l’esprit était ridicule, avait stigmatisé l’Américain, puisque les proportions de l’État d’Israël étaient si minces que, fatalement, Leder-Borissov écraserait les États arabes voisins, ce qui provoquerait chez eux une panique identique à celle qui s’abattrait sur l’État sioniste. Il fallait afficher un mépris total des populations arabes pour croire qu’il en irait différemment.
  
  Ochovitz ajoutait que, dans leur position en haut de l’échelle sociale, Khaled et l’émir témoignaient d’un dédain à l’égard des facultés intellectuelles de leurs frères de race.
  
  Coplan fut en avance de dix minutes sur l’heure du rendez-vous et il patienta sur le trottoir de l’Avenida Ponce de Leon. Autour de lui, on percevait la vive agitation du quartier des affaires de Hato Rey.
  
  Les trois fourgons arrivèrent à la file et se rangèrent le long du trottoir. Le special agent in charge Vic Orbach du F.B.I. vint lui serrer la main, imité par le colonel Jim Henderson de la C.I.A., tous deux vêtus sobrement de complets à la stricte élégance, sans ostentation. Le premier était affligé d’un accent du Texas prononcé et tous deux se regardaient un peu en chiens de faïence, comme il allait de soi quand on connaissait la rivalité opposant les deux administrations. Le troisième personnage d’importance était Richard De Ponca, chef de la Police de San Juan qui, avec un temps de retard, serra la main de Coplan.
  
  Derrière, suivaient leurs équipes respectives et, enfin, Sharyne et Ochovitz, menottés et encadrés par des policiers locaux. Coplan ignora les regards de haine que tous les deux posaient sur lui.
  
  Quand il ouvrit sa porte, Yusuf Khaled marqua un temps de surprise. Grand et sec, cheveux de jais, le teint basané, il présentait une caractéristique un peu satanique si l’on s’attardait sur ses sourcils touffus dont les pointes, exagérément effilées, rejoignaient les tempes.
  
  Coplan le repoussa sur le côté, en laissant les hommes de la C.I.A. et du F.B.I. lui exposer les raisons de leur intrusion. Guidé par les indications que lui avait fournies Ochovitz, il dénicha rapidement la salle de projection.
  
  Après cinq minutes de recherches, il tomba sur les enregistrements du jour où Stefania Del Farol avait été assassinée et il s’assit devant la console avant de lancer la projection, juste au moment où Henderson, Orbach et De Ponça le rejoignaient.
  
  — Nous y sommes, annonça-t-il.
  
  — Espérons que vous ne vous êtes pas trompé, soupira le spécial agent in charge.
  
  Une demi-heure plus tard, il repéra la bonne séquence. Dans l’appartement 8 B, en chemise et pantalon blancs, Stefania ouvrait à Sharyne et à Ochovitz. Sharyne portait un sac en plastique et l’Américain tendait à Stefania une grosse enveloppe jaune. Son attention ainsi attirée, Stefania tournait le dos à Sharyne. Celle-ci sortait de son sac une matraque plombée et brisait la nuque de la chanteuse qui s’écroulait sur la moquette. Les deux complices remorquaient leur victime jusqu’à la terrasse où ils faisaient basculer le corps par-dessus la balustrade.
  
  — Nous les tenons ! s’exclama le colonel Henderson.
  
  — Meurtre en direct, c’est plus fort que CNN ! faillit s’étouffer De Ponça, ravi.
  
  — Amenez donc Sharyne Azevedo et Zepp Ochovitz ici, conseilla Coplan. Afin qu’ils puissent contempler leur malheur.
  
  Quand les deux tueurs virent les images, leur attitude fut différente Ochovitz blêmit mais demeura silencieux. Sharyne piqua une violente colère. Elle se tourna vers Ochovitz et lui cracha au visage.
  
  — Pourquoi cette ordure n’a-t-elle pas détruit cet enregistrement ?
  
  Ce fut Coplan qui répondit :
  
  — Tu n’as pas encore compris ? Pour vous soumettre à sa loi tous les deux ! Détenteur de ces scènes accablantes, il vous tenait pieds et poings liés !
  
  Ochovitz hocha la tête :
  
  — Il a raison. Nous avons été joués.
  
  Orbach intervint :
  
  — Maintenant, faisons venir Khaled.
  
  Doté d’un admirable sang-froid, ce dernier, à l’inverse d’Ochovitz, ne blêmit pas. Avec le plus grand calme, il s’enquit :
  
  — Messieurs, que comptez-vous faire ? J’ignorais l’existence de ces séquences. Vous savez, je ne m’intéresse à mes locataires que lorsqu’elles font l’amour, pas quand elles se font tuer.
  
  De Ponça désigna Ochovitz et Sharyne qui fulminaient.
  
  — Vous connaissez ces personnes ?
  
  — Cette femme est l’une de mes locataires. Quant à l’homme, je ne le connais pas.
  
  Le chef de la police de San Juan se tourna vers les intéressés.
  
  — Vous êtes prêts à témoigner en justice qu’il a commandité ce meurtre ?
  
  — Je suis prêt, annonça Ochovitz.
  
  — Pas seulement pour ce meurtre, mais pour d’autres, renchérit Sharyne, aveuglée par la rage, sans se soucier de s’incriminer plus avant.
  
  Cette fois, Yusuf Khaled blêmit et le colonel Henderson jugea le moment opportun pour intervenir.
  
  — Nous à la C.I.A. sommes au courant du complot que votre ami l’émir et vous-même avez fomenté contre l’État d’Israël. Permettez-moi de vous féliciter de votre belle imagination. Néanmoins, vous connaissez l’axiome. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Celle-ci n’a que trop duré. Personne ici n’est vraiment intéressé par le meurtre d’une chanteuse. Nous enterrerons cette affaire. Ni vous-même, ni les assassins ne seront inquiétés…
  
  Coplan vit, du coin de l’œil, Sharyne et Ochovitz se rasséréner et observer avec intérêt l’envoyé de Langley.
  
  — En contrepartie, poursuivit ce dernier, nous exigeons que vous ordonniez aux savants que vous avez achetés de revenir sur leurs déclarations. De notre côté, nous nous chargerons de votre ami l’émir.
  
  Coplan sut tout de suite que Yusuf Khaled était accessible au raisonnement. Si Sharyne et Ochovitz témoignaient contre lui, il risquait la prison à vie, voire, si les choses tournaient vraiment mal, au procès, la chaise électrique. Malgré tout, le Jordanien mena un combat d’arrière-garde :
  
  — Vous avez déjà vu des savants se déjuger ? objecta-t-il en lissant la pointe de ses sourcils de ses doigts fins et fuselés.
  
  Coplan agita sous son nez un relevé bancaire.
  
  — À la Chestnut Bank of Caribean Seas, aux îles Caïmans, vous venez de recevoir un virement de vingt millions de dollars en provenance du golfe Persique. Indemnisez ces savants d’un montant égal à ce que vous leur avez versé à l’avance. Vous verrez qu’ils accepteront. La science a ses raisons que la moralité ne connaît pas.
  
  — Et c’est mieux que de moisir dans le Couloir de la Mort, accentua Orbach. À quoi servent vingt millions de dollars quand le bourreau astique ses manettes pour vous expédier les décharges de 2 250 volts ?
  
  Khaled frissonna.
  
  — Je vais voir ce que je peux faire, assura-t-il.
  
  Ce soir-là, Coplan s’envola de l’aéroport international Luis Munoz Marin. De Ponça avait accepté de faire la part du feu. Sharyne et Ochovitz s’en tiraient provisoirement. Quant à Yusuf Khaled, l’instigateur de cinq assassinats, sans le savoir encore, était piégé.
  
  Les enregistrements qu’il avait eu le tort de conserver seraient montrés à ses locataires. Elles étaient 58 si l’on excluait Stefania et Sharyne. Sur ce nombre, De Ponça estimait que la moitié porteraient plainte pour atteinte à la vie privée, ce qui entraînait une peine de 3 ans de prison. À multiplier par 29 si le juge récusait la confusion des peines et décidait que celles-ci seraient subies consécutivement.
  
  Et De Ponça se faisait fort de circonvenir le juge pour qu’il prenne cette position.
  
  Le calcul était simple. 3 ans multipliés par 29 égalaient 87 ans. Même avec des remises de peine, elles seraient bien âgées, ses jolies locataires, quand Yusuf Khaled sortirait de prison !
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par EURONUMÉRIQUE
  
  à 92310 Sèvres, France
  
  et achevé d’imprimer en février 1995
  
  sur les presses de Cox & Wyman Ltd
  
  (Angleterre)
  
  
  
  Dépôt légal : mars 1995.
  
  Imprimé en Angleterre
  
  
  
  Numérisation :
  
  version 1 / février 2015
  
  purple ed.
  
  
  
  
  
  1 Petit pigeon. Terme affectueux fort utilisé par les Russes.
  
  2 1 rufiyaa = 0,60 FF.
  
  3 Village construit par les Igneris, les premiers habitants de ce site.
  
  4 Gâteau à la noix de coco.
  
  
  
  
  
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О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

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