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Cauldron Of Hell

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  Titre original américain :
  
  
  
  CAULDRON OF HELL
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-09274-8
  
  ISBN : 2-258-01214-7
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Le mois de juin a encore deux bonnes semaines à tirer mais c’est déjà la canicule sur New York. Les pochards et paumés en tout genre, qui l’hiver se tassent dans les petits coins et les entrées d’immeubles, ont refleuri sur les trottoirs. Quelques-uns se vautrent carrément sur les capots des voitures en stationnement. Ils picolent et se fendent la pipe en s’en racontant des biens bonnes qu’ils sont les seuls à comprendre. Devant une palissade de chantier, sur la Septième avenue, une tapineuse à dix dollars s’évente avec un bout de papier goudronné. Elle est probablement trop décatie pour le bobinard et, de toute manière, sûrement pas d’accord pour faire fifty-fifty avec un taulier. J’arrive à son niveau. Elle rentre le bide, me décoche un sourire grand format et roucoule :
  
  — B’soir, chéri ! Alors, on s’offre le grand jeu ?
  
  — Merci, j’en sors.
  
  Elle n’a pas l’air de me croire mais, dans un sens, c’est vrai. Je me suis même bien régalé. Trois jours et trois nuits que je suis à New York, et j’ai passé mon temps à me remplir les yeux de bons spectacles et le ventre de bonne bouffe. Il faut dire que je viens de passer une quinzaine de mois dans les îles Hébrides, au large de l’Écosse, à chercher pourquoi il arrivait tant d’accidents funestes à une flotte de harenguiers tout neufs. J’ai bien mérité les quelques jours de vacances accordés par mon boss. Je sais déjà que, demain, c’est fini. Une nouvelle mission m’attend. Et, aujourd’hui, je ne rêve que d’une soirée peinarde devant la télé, dans un bistrot irlandais que je connais au coin de la Huitième et de la Cinquante-quatrième. S’il y a une chose dont je n’ai pas envie, c’est bien d’une morue à dix dollars, surtout par cette température.
  
  — Allez, insiste-t-elle. Fait trop chaud pour discutailler. J’te fais la passe à dix thunards. Ça te va ?
  
  — Une autre fois.
  
  Mais c’est une têtue. Elle me colle au train le long de la palissade. De l’autre côté, dans la lumière blafarde de l’éclairage public, le squelette de l’immeuble en construction projette des ombres tordues sur le chantier.
  
  — On pourrait aller à ton hôtel, propose-t-elle.
  
  — Primo, comment tu sais que je suis à l’hôtel et, secundo, on a droit à quoi pour dix dollars ?
  
  — Primo ? Secundo ? Tu serais pas poulet, toi par hasard ? Nom de Dieu ! J’aurais dû m’en douter.
  
  La putain fait demi-tour sur place et file retrouver son tas de papier goudronné. Dès qu’elle y a posé son gros derche, elle recommence à s’éventer à tour de bras pour sécher la sueur versée en m’escortant sur ces quelques mètres de bitume. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Même s’ils sont emmerdants, les New-yorkais sont des gens folklos.
  
  Il y a une circulation de tous les diables dans la Huitième. Le flot se dirige vers le quartier des théâtres et va joyeusement s’agglutiner dans Colombus circle, déjà frappé d’embouteillage chronique, et qui n’a vraiment pas besoin de ça.
  
  C’est alors que je la vois, de l’autre côté de l’avenue. Sa toison rousse flamboyante vole autour de ses épaules. Elle est grande, élancée, environ vingt-cinq ans, et marche avec une grâce légère. Elle jette un coup d’œil alentour, renvoie une longue mèche derrière ses oreilles mais ne remarque pas les deux types qui lui filent le train. Elle me paraît complètement déplacée dans ce quartier miteux. Je me demande ce qu’elle peut faire par là. En revanche, je ne me demande pas pourquoi les deux autres la suivent. Ça me paraît évident. Elle arrive au coin de la Cinquante-quatrième rue. Le pâté de maisons, dominé par un énorme chantier, est complètement sombre. Tant pis pour la télé et la taverne irlandaise, je traverse en zigzaguant entre les Yellow cabs.
  
  Je vois encore la fille. Le fin tissu de sa robe rouge se tend sur ses cuisses à chacun de ses pas. Je ne suis pas de New York mais je sais sacrément bien qu’une nana roulée comme ça ne devrait pas se balader seule le soir dans une rue déserte. Les deux types accélèrent. Le plus grand du tandem tire une dernière bouffée sur une fine cigarette brune et la jette sur la chaussée.
  
  Lorsque j’arrive à l’entrée de la rue, elle est déjà au milieu du pâté de maisons, à mi-chemin entre la Huitième et l’angle de la Neuvième. Elle passe devant un vieil immeuble de bureaux lézardé dont on vient apparemment de commencer la démolition. Aux fenêtres, les vitres brillent par leur absence. Devant la façade, sur le trottoir, il y a deux grosses bennes à gravats débordantes de plâtras, de ferraille et de boiseries pourries. Pour passer, les piétons sont obligés de s’engager dans un rétrécissement obscur. Au moment où la fille y disparaît, les deux compères piquent un sprint.
  
  Je les imite en courant sur la chaussée, caché par la file de voitures et de camions en stationnement. J’entends un hurlement puis deux petits cris. Le premier déchirant. Les deux suivants assourdis et résignés : les cris de l’agneau à l’abattoir quand il comprend qu’il ne peut pas y couper. Je contourne les bennes et je déboule dans le passage étroit. Je vois enfin mes joyeux loustics à l’œuvre. Drôles de paroissiens. Le plus petit arrive à peu près à hauteur du nombril de son copain et ils ont tous les deux un teint blême, presque terreux. Mais, à part ça, ils ont l’air d’être dans une forme superbe. Le grand, qui porte un jean mal coupé et des bottines de cow-boy, immobilise la fille en lui enlaçant la taille. Pendant ce temps, l’autre, vêtu d’un costume tricoté qui godaille de partout, lui tire sur le doigt pour essayer de lui arracher une bague. Je m’avance d’un pas et je demande courtoisement :
  
  — L’entrée est-elle réservée aux membres du club, ou puis-je prendre part aux réjouissances ?
  
  Le petit se retourne. Je baisse la tête et sa gauche me frôle la joue à moins de deux centimètres. J’en conclus qu’il m’invite à faire joujou avec eux.
  
  Je lui rends la politesse avec une gauche de ma fabrication qui le cueille juste sous l’œil. Sa pommette éclate. Les bras écartés, il pivote sur lui-même, comme au ralenti. J’attends qu’il ait fait un tour complet et, quand il revient face à moi, je lui fais cadeau d’une droite qui lui défonce la mâchoire. Il s’écroule pour le compte en éparpillant plusieurs quenottes sur le trottoir.
  
  La fille se remet à crier. Je regarde et je vois le grand qui la pousse sur le côté. Il a une gueule teutonique, dure, implacable. L’air scandalisé par mon toupet, il éructe un truc incompréhensible et se jette sur moi les mains en avant pour m’agripper au cou.
  
  Je m’accroupis en cinq secs et c’est mon poing droit qu’il rencontre. Au niveau des tripes. Il doit avoir une santé plus solide que son collègue, car ça n’a même pas l’air de le chagriner. Blessé dans mon amour-propre, je lui propose un atémi à la base du cou. Cette fois, il se décide tout de même à chavirer et la patate qu’il destinait à ma belle frimousse rate son but d’un bon mètre.
  
  Il n’a plus l’air scandalisé, maintenant, mais carrément ahuri. Mais il réagit vite. Il glisse une main dans sa poche et y pêche un petit automatique bleu. Ça n’est pas de jeu, ça. Je lève le pied gauche et d’un bon coup de tatane retourné, j’envoie le pistolet de salon valser sur le pavé. Je sens que j’ai affaire à une tête de lard. Il ne semble pas décidé à encaisser une défaite. Pourtant, il va bien falloir qu’il s’y fasse. Je lui dis :
  
  — N’insiste pas, mon grand. Ta bonne étoile a déjà fait tout ce qu’elle pouvait. Tu vas la surmener.
  
  Il ne répond pas. Mais j’ai dû le convaincre parce qu’il détale comme un lapin en se tenant le ventre à deux mains. Tiens, finalement, ça a quand même dû lui faire bobo. Je me sens un peu moins vexé. Je me tourne vers la fille. Elle est à genoux sur le trottoir, assise sur les talons. Ses yeux écarquillés me font penser à des pièces de vingt dollars en argent. Je lui tends une main. Elle la prend.
  
  — Pas de casse ?
  
  — Non… je ne crois pas.
  
  Je l’aide à se relever et je la trouve plus grande que je n’aurais cru. Effectivement, elle ne semble pas avoir trop souffert de ce qu’elle vient de subir.
  
  Je l’aide à épousseter une grosse tache de plâtre sur sa hanche.
  
  — Vous vous promenez souvent seule en pleine nuit dans ce coin ?
  
  Elle ne répond pas. Elle frotte la tache de toutes ses forces mais il n’y a rien à faire, c’est trop incrusté. Elle laisse tomber et regarde sa robe d’un air navré. J’essaie de relancer la conversation :
  
  — Je les avais vus vous suivre. Dites, on pourrait peut-être aller ailleurs. J’en ai assez de voir ce type saigner.
  
  Pour saigner, il saigne. Tellement que ça arrive à donner un air encore plus négligé à ce trottoir dégueulasse. Il est visiblement en très mauvais état. Il ne bouge même pas d’un cil.
  
  — Je rentrais chez moi, finit par dire la fille. J’ai un appartement au carrefour de la Cinquante-quatrième et de la Neuvième avenue. Je ne suis pas encore bien habituée au quartier et je ne connais pas les rues à éviter.
  
  — Je vais vous accompagner.
  
  — Merci. J’aimerais autant partir d’ici.
  
  Elle me prend le bras et y reste bien accrochée jusqu’à ce que nous ayons atteint son immeuble. Le quartier, baptisé Clinton par les politicos du coin, est devenu le secteur résidentiel d’avenir de Manhattan depuis que les autres ne sont plus à la portée des bourses moyennes.
  
  — Je vous dois des remerciements, me dit ma belle compagne.
  
  Ma modestie naturelle m’empêche de répondre autre chose que :
  
  — Mais je vous en prie. Je n’ai fait que mon devoir.
  
  — J’ai vu que vous vous battiez remarquablement. Vous ne seriez pas policier ? Militaire, peut-être ?
  
  Je secoue la tête.
  
  — Non, non. Je suis archéologue. Paul Rainsford, pour vous servir.
  
  — Rita Brennan, annonce-t-elle. Est-ce que tous les archéologues savent se battre comme vous ?
  
  — Vous est-il arrivé de passer une dizaine de mois seule dans les régions sauvages de l’Ouganda ?
  
  — Euh… non, répond Rita, un peu étonnée.
  
  — Croyez-moi, on apprend à se battre. Pour tout vous avouer, les arts martiaux, c’est mon dada. Dans ma profession, tous ceux qui gardent la forme font du jogging ou jouent au squash. Le squash est un exercice du tonnerre mais il ne vous est pas d’une grande utilité quand deux loubards vous tombent sur le poil.
  
  — Je vois, fait Rita en hochant la tête.
  
  — Et vous ? dis-je. Que faites-vous ? Non, attendez. Laissez-moi deviner. Je vous vois bien en doctoresse au service des urgences. Vous n’avez même pas bronché quand j’ai démoli le portrait de ce sale type.
  
  Le « doctoresse » la fait sourire.
  
  — Je suis journaliste, m’apprend-elle. Je travaille pour l’UANS, la United American News Service. Alors, vous savez, j’ai eu mon content de carnage et de sang.
  
  — Reporter ?
  
  — Photographe. J’ai été détachée deux ans au bureau de l’UANS à Londres et je viens d’être affectée à New York. Naturellement, dès qu’on m’appelle pour une mission, je saute dans le premier avion. Mais nous sommes presque arrivés.
  
  Elle me fait bientôt entrer dans une tour flambant neuve, de peut-être trente-cinq étages, toute en pierre sombre et verre teinté. Dans une loge encore en travaux, la concierge regarde à la télé le jeu que j’ai raté de peu.
  
  Rita loge au quinzième dans un chouette trois pièces avec vue sur l’Hudson et le New Jersey. Les fenêtres sont immenses et, de cette hauteur, le panorama est ébouriffant. Il n’y a pas grand-chose en matière de mobilier : juste un divan en rotin, deux fauteuils assortis et une petite table de Formica blanc.
  
  Rita boucle la porte derrière elle et pousse un soupir de soulagement.
  
  — Ouf ! Enfin à la maison. Je sais que ce n’est pas un palace mais ça pourrait bien en être un que ça ne me ferait pas plus plaisir !
  
  — Dites-moi, Rita, quand vous rencontrez un monsieur dans la rue, vous le faites toujours monter chez vous ?
  
  — S’il m’a sauvé la vie, oui.
  
  — Et ça vous arrive souvent ?
  
  — Non. Pas plus de deux fois par semaine. Nous pourrions tout de même faire un peu plus ample connaissance, M. Rainsford. Tenez, si vous nous prépariez quelque chose à boire… Cherchez dans les bouteilles si vous trouvez votre bonheur. Moi, je prends de la vodka on the rocks. Je vous abandonne un instant. Il faut que j’aille me changer.
  
  Elle fait une petite pirouette et part vers sa chambre à coucher en commençant à chercher dans son dos la fermeture Éclair de sa robe. Elle ne semble pas trop retournée par l’aventure quelle vient de vivre. Comme tous ceux qui se promènent la nuit dans New York, elle doit savoir que ce genre de risque existe et elle a l’air d’en prendre son parti. Et puis elle a dû en voir d’autres au cours de ses reportages. Je prépare les drinks et je m’installe sur le divan pour l’attendre.
  
  Un fil extra long relie une fiche de plinthe à un petit téléphone baladeur rose posé sur la table. Je décroche et je compose un numéro à New York.
  
  — Salut ! Ici tueur d’élite N3. J’ai étendu un type dans la Cinquante-cinquième rue, à peu près à mi-distance entre la Huitième avenue et la Neuvième. Trouvez-moi d’où il sort, merci. Je suis actuellement au 703-Ouest, Cinquante-troisième rue, appartement 15 G.
  
  Je donne le numéro à Rita à mon contact et j’ajoute, un petit sourire aux lèvres :
  
  — En principe, vous pourrez me joindre ici toute la nuit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Rita boit comme un homme. Elle fait tourner sa langue dans sa bouche pour bien savourer sa vodka avant de l’avaler. Elle a enfilé un jean coupé et un T-shirt flottant à l’emblème du show de Broadway A Chorus Line. Je la regarde siroter, détendue, les jambes repliées sur le divan et je la trouve encore plus chouette que tout à l’heure dans sa robe rouge.
  
  — Je ne sais plus si je vous ai remercié comme il se doit, me dit-elle. En tout cas, merci et merci encore. Vous m’avez sauvé la vie.
  
  — Allons, fais-je en haussant les épaules, ce n’étaient visiblement que de petits voleurs de portefeuilles. Ils vous auraient sûrement laissée tranquille après avoir trouvé ce qu’ils cherchaient.
  
  Décidément, je suis d’une modestie incurable.
  
  — Bon, admettons que vous n’ayez sauvé que mon portefeuille. Alors, merci d’avoir sauvé mon portefeuille !
  
  — D’accord, d’accord… Maintenant, si nous changions de sujet ? Parlez-moi donc un peu de vous.
  
  — Non. Vous d’abord.
  
  — Que dire ? Je suis collaborateur extérieur du New York Museum of Prehistory…
  
  — Vous habitez ici ?
  
  — Non, dans le District de Columbia. J’ai un appartement à Georgetown. Mais on ne m’y voit pas souvent. Je passe le plus clair de mon temps à voyager.
  
  — Et, en ce moment, que faites-vous à New York ?
  
  — Eh bien, je me repose, tout simplement. Je viens de passer deux mois en Écosse. Nous faisons des fouilles dans un village de chasseurs du paléolithique qui a été découvert l’année dernière. Je rentrais chez moi mais j’ai décidé de m’arrêter quelques jours au Plaza histoire de prendre un peu de bon temps.
  
  — Et voilà que vous tombez sur Rita Brennan en train de se faire attaquer dans la rue… Pas trop contrarié ?
  
  — Jusqu’à présent, pas du tout.
  
  Je prends mon verre de Chivas Regal et, tout en dégustant une gorgée, je détaille paisiblement Rita, face à moi, à l’autre bout du divan. Objectivement, il n’y a pas de quoi être contrarié. Au contraire. Dans la lumière tamisée, ses cheveux roux auburn et ses yeux noisette ont quelque chose d’ensorcelant. Ses lèvres fines et joliment dessinées doivent être délicieuses. Je ne résiste pas à un petit coup de zoom sur ses seins qui se soulèvent fort agréablement au rythme de sa respiration. Rien à redire, ni sur le format ni sur l’architecture. Idem pour ses longues jambes minces. Je me dis que je n’ai jamais rencontré de journaliste femme aussi captivante. Ah si, peut-être Brenda Starr. Cette pensée me fait rire.
  
  — Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Rita.
  
  — L’idée que je puisse être contrarié de vous avoir rencontrée, réponds-je sans vraiment mentir.
  
  — Dois-je en conclure que je ne vous arrache pas à une autre compagnie ? s’enquiert-elle avec une sérénité qui tient du sublime.
  
  — Tout juste. En fait, je m’apprêtais à aller regarder Pete Rose à la télé. Mais je m’en passerai volontiers.
  
  — J’ai un poste dans ma chambre, si vous voulez, me propose gentiment Rita.
  
  Si je veux aller dans sa chambre ? Avec la plus grande joie. Mais sûrement pas pour regarder Pete Rose. Côté femmes, j’ai fait tintin pendant quinze jours en Écosse. Les îles Hébrides ne sont pas réputées pour être un coin à nanas. Et même si j’en avais croisé une, je n’aurais pas eu une seconde à lui consacrer. La mission d’abord. Hé oui, ce n’est pas tous les jours dimanche quand on fait partie de l’AXE, le service super-secret de l’US Intelligence. Honnêtement, cette rencontre imprévue avec Rita prouve une fois de plus que les dieux sont avec moi. Et je suis prêt à redescendre dans la rue casser la gueule à deux ou trois autres petites frappes s’il faut ça pour me mettre dans ses bonnes grâces.
  
  Elle a fini son verre, va s’en servir un autre et en profite pour se rasseoir un peu plus près. Moi, j’en profite pour l’entreprendre :
  
  — Vous alliez me parler de vous…
  
  — Oh, mon travail… La filière habituelle. Il y a trois ans que j’ai fini la fac et je suis rentrée directement à l’UANS.
  
  — Quelle université ?
  
  — Sarah Lawrence, et vous ?
  
  — Columbia, cursus complet.
  
  — Vous avez un doctorat ! Docteur Paul Rainsford ? Hé, ça jette un sacré jus !
  
  — Ça m’a permis de trouver du travail. Je suis aussi maître-assistant à la Smithsonian University.
  
  — D’où l’appartement à Georgetown, je suppose.
  
  — Exactement. Et vous, quels reportages avez-vous fait ?
  
  — Dans l’ensemble, rien de bien passionnant. Si, tout de même. Je me trouvais à Sofia au moment où la guerre Iraq-Iran a éclaté. J’ai fait le saut jusqu’à Bagdad pour couvrir l’événement et, ensuite, j’ai passé un mois et demi au front. Vous avez dû voir certaines de mes photos dans la presse.
  
  — C’est probable. Je lis beaucoup.
  
  — Si vous voulez, je vais vous les montrer. Je suis contente de les avoir faites. Disons que c’est ma petite fierté.
  
  Rita se lève et disparaît dans la seconde chambre. Elle en ressort quelques secondes plus tard avec un grand dossier de cuir et, cette fois, s’assied tellement près que je sens sa jambe contre la mienne. Elle me montre des photos de soldats iraquiens posant avantageusement auprès de leurs mitrailleuses lourdes Goryunov de 7,62 mm, un peu comme des pêcheurs de chez nous poseraient avec leurs plus belles prises. Puis elle me fait voir de jeunes Arabes flattant de la main le nez effilé de leurs chasseurs Mig-23 et des bandes de civils affolés fuyant l’incendie monstre de la raffinerie d’Abadan.
  
  — Vous êtes excellente, dis-je lorsqu’elle a terminé. Effectivement, je me rappelle en avoir vu dans les journaux. Celle avec les avions à réaction, par exemple.
  
  — Les Mig, précise Rita.
  
  — Les Mig, puisque vous le dites… Vous savez, ma spécialité, c’est la fouille, pas la guerre. J’aime beaucoup les visages dans vos photos. Vous avez un talent indiscutable pour capter les expressions.
  
  Elle pose le dossier à côté d’elle et, rayonnante de fierté, se tortille sur le divan en se frottant à moi.
  
  — J’ai encore beaucoup d’autres talents, me confie-t-elle d’une voix douce.
  
  Et, sans demander la permission, elle m’attire à elle, me collant ses seins contre la poitrine. Les rôles ont changé, c’est elle qui devient l’agresseur. Ses mains commencent à se promener sur mon corps. De moins en moins contrarié, je la serre dans mes bras. Sa bouche cherche la mienne. La trouve. Sa langue se glisse entre mes lèvres et entame un duel féroce avec la mienne. Je sens sa main glisser sous ma ceinture. Je me lève brusquement. L’air suffoqué, elle demande :
  
  — Mais qu’est-ce que tu fais ?
  
  Sans répondre, je lui passe une main entre les jambes. Puis, coulant l’autre dans le bas de son dos, je l’empoigne fermement par les fesses, la lève à califourchon sur mon bras et la porte dans sa chambre.
  
  
  Les fenêtres donnent à l’ouest. De petits nuages blancs dérivent dans le ciel et les 727 en route vers La Guardia les déchiquètent en silence derrière les vitres de la chambre. Rita est couchée sur mon bras, une petite main légère posée sur ma cuisse. Ses cheveux étalés forment un halo autour de sa tête. Ça fait une heure qu’on est dans la même position et je commence à avoir une crampe. Je fais un mouvement. Elle proteste.
  
  — Hé ! Qu’est-ce qu’il y a ?
  
  — Rien. J’ai un peu mal. Tu m’écrases.
  
  — À chacun son tour, répond-elle en riant. Tu m’as bien écrasée tout à l’heure.
  
  Elle se tourne vers moi et la pointe de son sein me chatouille la peau.
  
  — Ça te botte, les hommes plus âgés que toi ?
  
  — C’est toi qui me bottes. Et puis, tu n’es pas beaucoup plus vieux que moi. Dis donc, c’est bien vrai que tu n’as pas d’attache ?
  
  — Vrai de vrai. Je suis beaucoup trop occupé pour avoir le temps de m’attacher.
  
  — Parfait, apprécie Rita. Tu vas faire un père extra pour mes enfants.
  
  — Hé là ! Tu ne crois pas que tu vas un peu vite ? Ça fait juste douze heures qu’on se connaît.
  
  — Quatorze, rectifie-t-elle en se levant et en indiquant le réveil d’un geste du menton. Il faut que j’aille faire pipi. Tu me gardes le lit au chaud, s’il te plaît ?
  
  Je la regarde s’en aller en trottinant et je fais un tour d’horizon de la pièce. Je n’en ai pas pris le temps la veille : trop occupé à faire le tour d’horizon de la locataire. C’est un petit local blanc, tout simple, avec un décrochement où se loge le cabinet de toilette. Il y a une vieille lampe à pied et une longue coiffeuse basse, un matelas à deux places étalé près de la fenêtre, des cubes de rangement contenant des 33 tours, essentiellement opéra et musique classique, un radio-réveil, posé par terre à côté d’un autre téléphone et un petit poste de télévision.
  
  Justement, le téléphone sonne.
  
  — Tu décroches, s’il te plaît ! crie Rita de l’autre côté de la porte.
  
  — Non. Viens le prendre. Pas question de répondre de chez une demoiselle à l’heure du petit déjeuner.
  
  — Je m’en fous. Moi non plus, je n’ai pas d’attache. Allez, quoi, réponds !
  
  — Non. C’est une question de principe. Tu vois bien que je suis plus vieux ! Quand on atteint mon âge on se met à avoir des principes.
  
  Il y a un bruit de chasse d’eau et Rita réapparaît, l’air un tout petit peu fâché. Elle décroche.
  
  — C’est pour le Dr Rainsford, dit-elle en me tendant le combiné.
  
  Je le prends, écoute un instant et je raccroche.
  
  — Comment se fait-il que le musée ait eu mon numéro ? me demande Rita.
  
  — J’ai appelé mon hôtel hier soir pour laisser un message. Je savais que j’aurais peut-être un rendez-vous important ce matin.
  
  — Et tu en as un ?
  
  — Ouais, dans une heure.
  
  Elle s’agenouille près de moi en rouspétant.
  
  — Pfff ! soupire-t-elle. Moi, j’avais envie qu’on refasse l’amour avant de prendre le petit déjeuner.
  
  J’aime bien poser des questions, même quand je connais la réponse d’avance.
  
  — Alors ? fais-je.
  
  — Alors, tant pis pour le petit déjeuner, dit Rita en me posant sa tête sur le ventre.
  
  
  En arrivant devant la porte de ma suite, au Plaza, je crains un instant d’avoir attrapé une maladie grave. Qu’est-ce qui m’arrive, bon Dieu ? Je ne sens pas l’odeur pourrie du cigare de Hawk ! Mais je me rassure une seconde plus tard en réalisant que tout va bien. J’ai simplement les narines encore pleines du parfum de Rita.
  
  Aujourd’hui directeur opérationnel et responsable de l’AXE, David Hawk a été, en son temps, un agent de terrain comme moi. Dès le début, il s’est forgé une réputation d’homme de fer et ne l’a jamais perdue. Je le respecte énormément. Je me demande même si je ne le crains pas un tout petit peu. Une chose est sûre, en tout cas : s’il a quitté son bureau de Dupont Circle, à Washington, c’est que quelque chose de salé se mijote.
  
  J’entre dans ma suite. Il me salue en agitant son cigare, une espèce de longue tige tourmentée, qui ressemble à une liane tordue, qui fume comme un volcan, et qui pue au moins vingt fois plus.
  
  — Bonjour, N3 ! Vous avez fait un excellent travail en Écosse.
  
  — Merci du compliment, Sir.
  
  — Je suis prêt à parier que vous avez aussi fait du bon travail cette nuit.
  
  Je regarde sa tête. Impossible de savoir si c’est du lard ou du cochon.
  
  — Je ne suis pas mécontent de moi, Sir, réponds-je sans me mouiller.
  
  — Qui est cette fille ?
  
  — Rita Brennan. Elle m’a dit qu’elle était photographe à l’UANS. Elle travaillait à Londres et vient juste d’être mutée ici.
  
  — Facile à vérifier.
  
  Facile, en effet. Depuis sa fondation, l’AXE opère sous la couverture d’une agence de presse, l’Amalgamated Press and Wire Services. Inutile de dire que le monde de la presse a encore moins de secrets pour nous que le reste.
  
  — Je l’ai défendue contre deux voleurs, Sir. Elle ne savait comment me témoigner sa reconnaissance.
  
  — Hmmm, grommelle Hawk. En ce qui concerne celui que vous avez abandonné dans la Cinquante-cinquième rue, il est parti sans laisser d’adresse. Du sang sur le trottoir, voilà tout ce que nos hommes ont retrouvé. Et ils étaient sur les lieux cinq minutes après votre appel.
  
  — Ce sont peut-être les flics qui l’ont ramassé.
  
  — Non. Vous pensez bien que nous avons vérifié !
  
  — Sir, je puis vous assurer qu’il n’a pas pu repartir par ses propres moyens.
  
  — Je m’en doute, N3, dit Hawk en faisant tomber la cendre de son crapulos sur le tapis du Plaza. En principe quand vous étalez quelqu’un pour le compte, il ne repart pas par ses propres moyens. Dites-moi, pensez-vous que cette fille vous ait monté le coup ?
  
  Je réfléchis un moment.
  
  — Comment le savoir, Sir ? Le meilleur moyen serait de vérifier. S’il s’avère qu’elle est vraiment photographe à l’UANS, le doute sera levé. J’ai vu certaines de ses photos dans les journaux, mais ça ne prouve rien. Non, pour l’instant, je ne peux vraiment rien affirmer.
  
  — OK, dit Hawk. Nous serons bientôt fixés. Passons à la nouvelle mission que je viens vous confier. C’est une perle rare.
  
  Il n’ébauche même pas un semblant de sourire. Mais, connaissant le boss, s’il affirme que c’est une perle rare, je peux m’attendre à ne pas être déçu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  — Eh bien je vous écoute, Sir.
  
  — Venez par ici, dit Hawk en m’entraînant vers la table basse sur laquelle il a étalé une flopée de photos et une gigantesque carte topographique.
  
  Je regarde et je découvre une région montagneuse pointillée par quelques habitations éparses et coupée en deux par un vaste méandre de l’Amour, ce fleuve au nom évocateur, qui n’évoque pour moi que les rivalités frontalières entre la Mandchourie chinoise et l’Union soviétique.
  
  — Voici le lieu de l’impact, commence Hawk en posant le doigt sur un point tracé près du fleuve.
  
  — L’impact ?
  
  — L’impact d’une grosse météorite. Elle suivait une trajectoire extragalactique qui l’a amenée dans l’atmosphère terrestre et est tombée ici, en territoire soviétique, à seize kilomètres de la frontière. Elle a formé un cratère appréciable et a également brûlé une assez belle étendue de forêt. Tenez, voici une photographie de la région.
  
  Le patron me pousse sous le nez une épreuve sur papier glacé en 20 X 25 qui présente le quadrillage typique des photos prises par les satellites de reconnaissance. Au milieu d’une colline boisée, je distingue un cercle semblable à un énorme trou d’obus bordé par une frange d’arbres calcinés.
  
  — L’onde a été enregistrée par les sismographes de New York, poursuit Hawk. Elle était très faible. On m’a expliqué que les météorites provenant de l’espace extragalactique étaient constituées de matériaux beaucoup moins denses que celles qui se promènent dans notre système solaire. Cela explique peut-être pourquoi les Russes semblent se désintéresser du phénomène. Il est même possible qu’ils ne l’aient pas remarqué.
  
  — Si je puis me permettre, Sir, nous, nous l’avons remarqué et nous ne nous en désintéressons pas ?
  
  — J’y viens, j’y viens. Le satellite Agros V, affecté à la recherche des minerais, a repéré cette chose et a suivi sa trace à travers toute la voûte céleste.
  
  — Je ne saisis pas pourquoi un satellite affecté à la recherche de minerais se mettrait soudain à suivre une météorite.
  
  — Avez-vous déjà entendu parler du lidanium, Nick ? me demande Hawk.
  
  Je fouille un instant dans mon fichier intérieur et je réponds :
  
  — C’est un élément lourd qui, il y a encore peu de temps, n’existait qu’en théorie. On le fabrique depuis deux ans en laboratoire grâce à cet énorme cyclotron qu’ils ont en Belgique, je crois. Et ça doit valoir quelque chose comme un million de dollars l’once[1].
  
  — Un million cinq, rectifie Hawk. De toute manière, personne n’a jamais réussi à en produire des quantités mesurables en onces. Exprimons-nous en demi-milligrammes, et nous serons plus près de la réalité. Ce fourbi est si rare et coûte tellement cher à fabriquer que nous avons décidé de le rechercher dans l’espace. On sait qu’il existe dans le noyau de certaines météorites provenant de l’espace extragalactique. Le satellite Agros V était programmé pour rechercher, entre autres, le lidanium. Ses détecteurs sont devenus littéralement fous lorsque cette météorite est passée. Nous pensons que ce caillou contient à peu près vingt-cinq kilos de lidanium.
  
  Je fais un gros effort pour prendre un air impressionné. C’est coton parce que je n’ai pas la moindre idée de l’intérêt présenté par le lidanium.
  
  — Connaissez-vous l’intérêt du lidanium ? questionne le boss à qui rien n’échappe.
  
  Je lui avoue que non en m’empressant d’ajouter que je suis confus. Il se marre.
  
  — Allons, Nick, je ne vous demande tout de même pas d’être incollable sur tout. Pour être franc, je l’ignorais aussi avant que nos experts ne me mettent au courant.
  
  Je respire un grand coup et je demande si je peux savoir.
  
  — Le lidanium éponge la radioactivité aussi efficacement qu’un clochard éponge une bouteille de pousse-au-crime. Nous pensons que cinq cents grammes de ce produit peuvent absorber toutes les radiations émises lors d’un incident important sur un réacteur nucléaire ou d’une rupture des protections sur un site de stockage de déchets radioactifs.
  
  Maintenant, je suis impressionné, époustouflé même. Et ça doit se voir car Hawk a l’air de boire du petit lait. Il aime bien que ses agents soient fortement imprégnés de l’importance de leur tâche.
  
  — Ce produit peut résoudre un grand nombre de problèmes, reprend-il avec bonne humeur. En premier lieu, il peut constituer une protection remarquable pour les réacteurs des navires à propulsion atomique.
  
  Je manifeste mon approbation d’un hochement de tête convaincu et j’ajoute :
  
  — Avec ce lidanium, le nucléaire pourrait devenir la source d’énergie parfaitement propre dont tout le monde parle.
  
  — Exactement ! s’enthousiasme Hawk. Sans parler des applications possibles en cas de conflit atomique. Je ne chercherai pas à minimiser l’importance de ce lidanium. Il nous le faut. La Maison-Blanche le veut et, pour moi, c’est une raison suffisante.
  
  — Pour moi aussi, Sir.
  
  — Vous resterez le Dr Paul Rainsford. Cela s’est très bien passé en Écosse, cela doit marcher aussi en Mandchourie. Il y a un site de fouilles du côté chinois de la frontière, non loin du point d’impact et…
  
  Hawk a une hésitation de mauvais augure avant de lâcher :
  
  — … et nous travaillons avec les Chinois sur cette affaire.
  
  Il ajoute en voyant ma tête :
  
  — Hé oui, je sais bien, Nick… Voilà l’ORG qui remet son grain de sel dans nos opérations.
  
  L’ORG, c’est l’Overseas Responsability Group, une tendance au sein de Département d’État d’après laquelle les USA doivent marcher la main dans la main avec l’une des deux grandes puissances communistes. Il y a une vingtaine d’années, ils voulaient qu’on soit copains avec les Soviétiques. Il fallait, dans la mesure du possible, jouer la carte russe contre Pékin. Maintenant, c’est l’inverse, il faut faire des sourires aux Chinois pour embêter les Popov. À l’AXE, le bruit court, parmi les agents avertis, que les lettres ORG ne sont pas un sigle mais le diminutif d’Orgasme. En poussant la comparaison un peu plus loin, certains malappris, dont je suis, vont jusqu’à affubler cet honorable groupement du surnom de « La Branlette ». Mais nos sarcasmes ne les touchent pas. Ils ont quelques oreilles bienveillantes à la Maison-Blanche et nous sommes bien obligés de faire avec eux.
  
  Je visionne intérieurement plusieurs occasions où les conneries de l’ORG ont failli coûter la vie à nos gars et je demande :
  
  — Il va encore falloir subir ça, Sir ?
  
  — Impossible d’y couper, Nick. Les Chinois sont déjà dans le coup. Ils marcheront dans notre couverture. Ils nous apporteront leur aide et leur cautionnement jusqu’à la frontière de l’Amour. Et, lorsque nous aurons le lidanium, nous le partagerons avec eux.
  
  Il n’y a pas de commentaire à faire. Alors je ne fais pas de commentaire.
  
  — Les ordres sont les ordres, Nick, fait Hawk comme si ça pouvait me réconforter.
  
  — Bien sûr, Sir.
  
  — Les fouilles se situent à Kumara, enchaîne mon chef. C’est un village frontière, peuplé de pêcheurs, sur la rive chinoise du fleuve. Le New York Museum of Prehistory prépare une expédition qu’il enverra sur le site. Vous jouerez les archéologues pendant quelques jours et, le moment venu, vous franchirez la frontière avec un équipier, vous irez chercher le lidanium et vous le rapporterez du côté chinois.
  
  — Je n’ai pas besoin d’équipier.
  
  — Je sais, Nick, répond Hawk, mais les Chinois y tiennent dur comme fer. Ils ont peur que vous leur souffliez le lidanium sous le nez.
  
  — Où pourrais-je aller ? fais-je. J’ai le choix entre la Mandchourie chinoise et la Sibérie soviétique. Je rentrerai en Chine, c’est l’évidence. Je préfère de loin la boustifaille chinoise au rata russe.
  
  Hawk sourit.
  
  — Votre contact au musée est Andrea Regan, dit-il. Vous la connaissez ?
  
  — J’en ai entendu parler.
  
  — Elle connaîtra votre véritable identité. En revanche, elle se rend là-bas pour des raisons purement archéologiques. Elle fait partie du personnel du musée, mais vous n’ignorez pas que…
  
  — … que nous leur graissons copieusement la patte. Non, je suis au courant, Sir.
  
  Ignorant ma remarque grinçante, Hawk assène le coup de grâce :
  
  — Et je me suis laissé dire qu’elle était plutôt difficile à vivre.
  
  — Parfait, dis-je. Les Russkoffs, les Chinetoques et, par-dessus le marché une souris acariâtre. J’ai l’impression que ce petit voyage touristique ne va pas manquer de piquant !
  
  — La vie est courte, Nick. Il faut savoir profiter des bons moments quelle nous offre, conclut Hawk en me soufflant dans le nez un cumulo-nimbus de fumée plus nocive qu’un gaz de combat.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Le New York Museum of Prehistory se loge dans l’antique et volumineux pâté de granit qui, depuis le début du siècle, occupe l’angle de la Soixante-septième rue et de Central Park-Ouest. De vilains méchants lions en terre cuite guettent férocement leur proie du haut des corniches et six colonnes corinthiennes rayent de leur ombre noire la longueur de la façade. C’est sombre et sinistre au possible.
  
  Je franchis la porte et je colle ma carte du personnel sous le nez du monsieur à la casquette. (Il ne manquerait plus qu’on me fasse payer pour avoir le droit d’entrer dans ce cimetière !) Il me laisse passer avec un petit salut courtois et je pénètre dans le vaste hall. Des groupes de pékins se baladent en contemplant les nouveautés récemment exposées à la curiosité du public. Quand je dis « nouveautés », c’est une façon de parler, naturellement. La toute dernière attraction est constituée par une série de copies en fibre de verre, grandeur nature, des menhirs de Carnac. Malgré mon humeur de chien, je reconnais quand même que ça décoiffe. Je slalome rapidement entre les hermétiques mégalithes et les grappes de visiteurs, moins hermétiques car ils ouvrent tous une bouche béante de fascination. Je traverse un grand couloir, j’arrive dans un autre, plus petit, et je prends l’ascenseur de service. J’appuie sur le bouton du quatrième où se trouve le département de paléontologie des vertébrés.
  
  Là, plus de marbres rutilants ni de vitrines impeccables comme dans la partie publique. Sur le plan pratique, la section bureaux est tout juste fonctionnelle et, sur celui du coup d’œil, franchement pas emballante. Je finis par trouver une porte de bois peinte en vert, sur laquelle est punaisé un petit rectangle de bristol tout bête. Un simple mot y est tapé à la machine : REGAN. Je toque et j’entre.
  
  Je constate aussitôt que Mlle le docteur Regan est une tête connue. Je l’ai croisée des tas de fois dans la maison. Elle est grande avec de longs cheveux blond cendré ficelés en queue de cheval. Physiquement, c’est ce qu’on a l’habitude d’appeler une belle plante. Ça ne manque pas de santé, ça, madame. Elle doit avoir dans les veines une solide proportion de globules nordiques. Ses épaules sont relativement larges, ses hanches aussi. En revanche, elle a la taille fine et le ventre plat. Mais ce qui frappe le plus, c’est son balcon. Imposant, voilà le mot. Elle se donne visiblement un mal de chien pour essayer de le planquer un tantinet. Bien sûr, quand on est une savante, on est contrainte de ne communiquer que des pensées sérieuses… Une académie pareille doit être un véritable handicap professionnel pour elle. Je commence à me demander si je ne suis pas en train de piger pourquoi elle a cette réputation de mauvaise coucheuse.
  
  Elle est penchée au-dessus d’un grand plateau de plastique, le genre de récipient qu’on dispose dans les cuisines pour les petits besoins de Minet.
  
  — Docteur Regan ?
  
  Elle se retourne avec un sourire, qui se transforme instantanément en moue grincheuse.
  
  — Je vous ai déjà vu quelque part, m’envoie-t-elle d’un ton soupçonneux.
  
  — Carter. Nick Carter. On m’a dit que vous m’attendiez…
  
  Elle se redresse et m’en écrase cinq. À l’évidence, elle ne juge pas utile de faire contre mauvaise fortune bon cœur. La perspective de notre collaboration ne l’enchante pas et elle le montre carrément. Enfin, j’ai l’habitude. J’ai vu le même genre de tête en Écosse pendant toute la durée de l’expédition.
  
  — Puisque nous allons travailler ensemble, appelez-moi Andrea, monsieur Carter. Je n’aime pas qu’on me donne du « docteur ». Ça fait vétérinaire.
  
  — OK, Andrea. Quant à moi, à partir de maintenant, ce sera Paul Rainsford. Mais appelez-moi donc Paul tout court.
  
  Elle hoche la tête. Je ferme la porte et je m’approche de la paillasse pour jeter un coup d’œil dans la gamelle en plastique. Deux objets de pierre sont disposés sur un petit échafaudage improvisé à l’aide de bocaux et de baguettes de bois.
  
  — Des outils de silex, dis-je. Un grattoir et son socle.
  
  — Très bien, apprécie le Dr Regan ou plutôt Andrea. Je vois que vous avez appris vos leçons. Je suis en train de préparer un moulage de ces ustensiles. Ils proviennent de la région mandchoue vers laquelle nous allons bientôt partir. Avez-vous une idée de ce qu’ils représentent ?
  
  — Honnêtement, non.
  
  — Ils ont des caractéristiques communes avec un grattoir découvert en 1936 dans le gisement de bitume de La Brea.
  
  — En Californie ?
  
  — C’est cela. Les premiers Américains utilisaient ces outils pour gratter les os de mammouths nains et les débarrasser des résidus de chair. Nous connaissons leur âge depuis 1972 ; ils ont 23 600 ans. S’il s’avère que les grattoirs mandchous sont identiques…
  
  Je finis à sa place :
  
  — Cela étaye les hypothèses émises sur l’origine des premiers habitants de l’Amérique.
  
  Elle approuve d’un hochement de tête et précise :
  
  — En fait, on admet depuis longtemps que les Amérindiens venaient de l’Est de l’Asie. Ce qui n’est pas clair, c’est le lieu exact. Ces silex représentent une possibilité de résoudre l’énigme. Nous trouverons peut-être la clef en nous rendant sur le site de Kumara.
  
  — Qu’est-ce qu’il y a là-bas ?
  
  — Un ossuaire considérable. Il se présente sous la forme d’un gisement composé de différentes strates datables. Mais qu’est-ce qui vous intéresse au juste dans tout ceci, docteur Rainsford ?
  
  Je rectifie :
  
  — Paul, s’il vous plaît.
  
  — Peu importe.
  
  — Ce qui m’intéresse ? La topographie du terrain. Je veux aussi savoir combien de gens se trouveront là pour jeter un coup d’œil indiscret par-dessus notre épaule.
  
  — Asseyez-vous, me propose Andrea en indiquant d’un geste un bureau métallique gris encombré par une incroyable masse de paperasses.
  
  J’obtempère. Elle se pose de l’autre côté du bureau et se met à chercher dans un amoncellement de feuilles assez impressionnant. Je note au passage qu’elle est réellement experte dans l’art de la fouille archéologique car elle trouve en quelques instants une grosse enveloppe de papier bulle. Elle l’ouvre, la vide sur son sous-main et s’attaque à la seconde phase de l’exploration.
  
  — Je ne possède pas de photographie du site, dit-elle mais voici une description assez correcte que m’a fait parvenir Pékin. Le terrain est accidenté mais peu élevé en altitude. Le relief se compose essentiellement de collines arrondies et de mamelons, avec quelques petits pics ici et là. La région est très boisée. La fouille proprement dite se situe dans la vallée d’une rivière, éloignée de toute zone d’habitation permanente. Une tribu nomade traverse périodiquement le secteur mais il n’y a aucune implantation humaine. La seule voie d’accès est une route de terre.
  
  — Comment cette route est-elle arrivée là ? questionné-je avec pertinence.
  
  — Je pense, sans en être certaine, qu’il s’agit d’une route de reconnaissance tracée dans les années 60 à cause des incidents de frontière. Il paraît qu’elle est complètement désaffectée. La fouille est à onze kilomètres de Kumara et à trois de la frontière. La zone est totalement isolée. Il me semble que c’est un élément important pour vous.
  
  — Si elle est tellement isolée, fais-je, comment a-t-on pu la découvrir ?
  
  — Comme d’habitude, répond Andrea. Un membre de la tribu nomade est passé par Kumara. Il a vendu à un soldat une breloque qu’il avait sculptée dans un os. En rentrant à Pékin, ce soldat montre la breloque à son beau-père qui se trouve être professeur d’archéologie et se rend compte qu’elle a été fabriquée dans un os de mammouth. Voilà comment on a découvert le site.
  
  L’explication me paraît raisonnablement plausible. Je poursuis mon questionnaire.
  
  — Le site se trouve à quelle distance de la route ?
  
  — Plusieurs centaines de mètres. La route s’étend parallèlement à la rivière sur une assez grande distance.
  
  — OK. Maintenant qui vient ?
  
  — Vous, trois assistants de recherche et moi-même. À l’arrivée en Chine, s’ajouteront le chauffeur de jeep et quatre hommes à tout faire. Et vous aurez vous-même un assistant, je crois.
  
  — Apparemment, fais-je toujours aussi enchanté par cette idée.
  
  — Bien. Je crois avoir fait le tour des informations que je pouvais vous communiquer. Maintenant, à vous docteur Rainsford. Pour quelles raisons nous accompagnez-vous ?
  
  — Vous tenez vraiment à le savoir ?
  
  — Pour être franche, non. Et, pour être encore plus franche, l’idée de vous voir venir avec nous ne me plaît pas.
  
  Je rétorque d’un ton un peu mordant :
  
  — Celle de nous voir payer la note de l’expédition vous plaît peut-être plus ? Sans parler du beurre que nous mettons chaque année dans les épinards du musée sous forme de subventions aux frais de fonctionnement, etc.
  
  Mlle Andrea ne semble pas contente. Elle pique son fard et se met à tambouriner des doigts sur son sous-main.
  
  — Nous pourrions parfaitement nous en sortir sans vous ! lance-t-elle.
  
  — Pour faire tourner le musée, peut-être, admets-je. Mais, soyons sérieux, sûrement pas pour monter des expéditions de plusieurs millions de dollars en Mandchourie.
  
  — Je n’y peux rien, je n’aime pas travailler avec des militaires ! siffle Andrea.
  
  — Nous ne sommes pas des militaires mais une branche du service de renseignements. Et puis regardez un peu autour de vous. La NASA, par exemple, ce n’est pas un organe militaire, ça ? Eh bien, sachez que pratiquement toute la recherche effectuée dans le domaine de l’énergie solaire, c’est elle qui la finance. Qu’est-ce qu’il y a comme différence en ce qui nous concerne ? Nous, ça nous donne une bonne couverture. Et vous, ça vous donne les moyens d’aller vous promener un peu partout dans le monde pour ramasser autant de vieux bouts d’os qu’il vous plaira.
  
  Andrea ne dit plus rien mais ses doigts continuent à marteler le buvard du sous-main. Je conclus sur l’argument choc :
  
  — Et puis croyez-vous que la Chine communiste vous laisserait aller vadrouiller dans une zone frontalière sans en tirer d’autre avantage que le sentiment d’avoir servi la science ?
  
  — OK, capitule-t-elle. Je n’en parlerai plus. Mais n’allez pas imaginer pour autant que ça me fait plaisir.
  
  — Allons, ne le prenez pas comme ça. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir alors ? Un bon dîner, peut-être…
  
  — Pardon ?
  
  — Je vous invite à dîner ce soir.
  
  Andrea laisse échapper un petit rire coincé :
  
  — Non, monsieur Carter. Je ne pense pas que j’aurai le temps de dîner ce soir avec vous.
  
  Et paf ! Ça dégringole sec avec cette cliente-là. Mais je ne suis pas convaincu. Je la sens bien nerveuse et mon petit doigt me dit que ce n’est pas la perspective de travailler avec l’AXE qui la met dans un état pareil.
  
  Finaud comme je suis, je trouve un autre genre d’explication. Toute cette féminité qu’elle s’emploie à étouffer doit bouillonner de l’intérieur en attendant que quelqu’un se décide à soulever le couvercle. Mais ce jour-là, j’ai comme dans l’idée que ça va faire boum. Un moment plus tard, le fil de la conversation me donne l’occasion d’une nouvelle tentative. Je la fais illico :
  
  — À l’Oyster Bar du Plaza, à sept heures et demie, OK ?
  
  La réplique de mademoiselle le docteur claque comme un coup de fouet entre les murs de son petit bureau :
  
  — Je suis tenue d’aller en Mandchourie avec vous ! Je ne suis pas tenue de vous prendre en sympathie ! Et, maintenant, si vous estimez avoir eu tous les renseignements que vous souhaitiez…
  
  Je n’attends pas la suite. Je me lève et salue. Mais quelque part dans ma tête ma petite voix futée me dit qu’on n’en restera pas là tous les deux. Elle sait bien, elle, que les meilleures choses ne vous tombent jamais toutes cuites dans le bec. En sortant du bureau, malgré l’interdiction de fumer, je m’allume une bonne vieille NC et je tire une longue bouffée de fumée capiteuse histoire de me retremper.
  
  
  Le soir, pas d’Andrea à l’Oyster Bar. Comme il se doit, je me commande une belle assiettée d’huîtres, suivie d’un steak pour convalescent avec des pommes dauphine. J’ai déjà vidé la moitié de ma tasse de café lorsqu’arrive miss archéologie en chair et en os !
  
  — Je me demandais si vous seriez encore là, fait-elle de but en blanc.
  
  — Mais oui, voyez-vous. Voulez-vous manger quelque chose ?
  
  — Non merci, j’ai avalé un morceau sur le pouce après le symposium.
  
  — Le symposium ?
  
  — Oui à la New York University. Nous nous réunissons régulièrement tous les mois. C’est pourquoi je ne pouvais pas accepter votre invitation. Écoutez, je… je suis désolée de m’être emportée de la sorte cet après-midi.
  
  — C’est du passé, n’en parlons plus, dis-je.
  
  Toujours grand seigneur, c’est plus fort que moi.
  
  — J’ai réalisé que vous aviez un travail à faire, comme tout le monde. Mais, je voudrais savoir si-quand nous serons en Mandchourie… eh bien, est-ce qu’il vous faudra…
  
  Je l’interromps d’une voix douce :
  
  — Chut ! Ce que vous savez, c’est que vous ne voulez pas savoir.
  
  — Vous ne voulez vraiment rien me dire ?
  
  — Bon, écoutez. Il faudra simplement que je parte dans la forêt pendant quelque temps. C’est tout. Il n’y a vraiment rien de dramatique là-dedans !
  
  — D’accord, convient-elle d’un ton beaucoup plus gentil.
  
  Puis elle observe un long silence. Moi, c’est elle que j’observe. Elle a un air rêveur, je dirais même un peu chose.
  
  — Moi aussi, j’aime la forêt, finit-elle par dire. J’ai passé mon enfance dans le nord de l’État, dans les monts Airondack[2]. Papa était garde forestier. J’adorais partir en randonnée avec mon sac sur le dos. Mais il faut dire que je n’ai pas eu le loisir de le faire depuis un bon bout de temps. Je suis tellement occupée…
  
  — Là où nous allons, je pense que vous aurez mille occasions de vous offrir ce plaisir.
  
  Et la voilà qui sourit. Je crois que j’ai trouvé le défaut de la cuirasse. Malheureusement, je n’aurai pas le temps de vérifier. Dans un froufrou de robe et de jupon, Rita louvoie entre les tables et se plante près de moi. On peut dire qu’elle tombe à pic. J’en grince des dents. Juste au moment où j’avais trouvé l’ouverture pour ramener Andrea à de meilleurs sentiments.
  
  — Salut ! fait-elle, toute sémillante, en me posant une grosse bise claquante sur le front.
  
  Andrea pâlit. Je la vois se tasser sur elle-même et rentrer dans sa coquille. Il faut dire que Rita est éclatante et ne se gêne pas pour faire valoir son avantage. Je fais les présentations. Puis, elle laisse tomber négligemment :
  
  — Paul m’a sauvé la vie, hier soir.
  
  — Ah ! commente Andrea d’une voix glaciale.
  
  — Allons, dis-je, ce n’étaient que deux petits voyous. J’ai eu de la chance, ils n’ont pas demandé leur reste. Dis-moi, Rita, je ne m’attendais pas du tout à te voir ce soir.
  
  — Je t’ai cherché tout l’après-midi. Tu as laissé un mot à la réception disant que tu étais ici et j’ai pensé que tu ne verrais pas d’inconvénient à ce que je vienne te retrouver. Mais, si je dérange…
  
  — Pas du tout, affirme Andrea qui a l’air d’avoir avalé un portemanteau. Le Dr Rainsford et moi-même avions simplement quelques petites questions d’ordre professionnel à régler.
  
  Et elle se lève si brusquement qu’elle renverse presque sa chaise.
  
  Je me lève aussi promptement en proposant :
  
  — Et il faudra que nous en reparlions très bientôt.
  
  Peine perdue, Andrea sourit poliment, dit au revoir et disparaît. À peine est-elle sortie que je me tourne vers Rita. Elle a la tête d’un général qui vient de remporter une victoire.
  
  — Tu ne pouvais pas arriver à plus mauvais moment, Rita. Ça, tu vas me le payer cher !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  — Mais qu’est-ce qui t’arrive ? fait-elle en riboulant des calots. Il y avait quelque chose de grave à régler entre vous ?
  
  — Je ne sais pas s’il y avait mais, maintenant, je peux te dire qu’il y a !
  
  — Excuse-moi, je ne pouvais pas deviner. Je vais essayer de me faire pardonner. Remarque que j’ai déjà commencé cet après-midi : j’ai été faire ta chambre.
  
  — Comment ça tu as été faire ma chambre ?
  
  — Ben oui, quoi. J’ai fait du rangement. Comme homme d’intérieur, permets-moi de te dire, mon petit Paul, tu ne vaux pas un clou.
  
  — Pourquoi crois-tu qu’on paie des bonnes dans les hôtels ? Et puis, comment as-tu fait pour rentrer ?
  
  — Simple comme bonjour. J’ai dit à la réception que j’étais ta femme. Allez, arrête de faire cette tête et viens plutôt admirer mon travail.
  
  La petite mère Rita a l’air tout à fait prête et mûre pour se faire une place dans ma vie. Un seul petit problème : il n’y a pas de place pour elle. Franchement, elle m’intrigue. Si elle est en train de me monter une embrouille, elle y met le paquet. Et elle emploie des moyens sacrément culottés. Enfin… vu ce qui s’est passé hier soir, c’est encore une façon de parler. Je finis mon café, je règle l’addition et nous repartons bras dessus, bras dessous.
  
  Ma suite pourrait subir une revue de détails. Le plus peau de vache des adjudants ne pourrait pas y trouver un grain de poussière. Il y a même des vases avec des fleurs dans les deux pièces principales. Le costard que je portais dans l’avion d’Édimbourg a visiblement fait un crochet par le pressing-minute avant de regagner la penderie. Quant à mes godillots de marche, ils sont décrottés et lustrés à vous en donner des éblouissements. Pendant que j’examine tout ça, Rita s’éclipse. Quand je me retourne, je trouve sur la table une coupe de fruits tout frais et un plateau avec sa vodka frappée et mon Chivas Régal.
  
  — Ça t’a sans doute pris des heures, fais-je observer.
  
  Vu le résultat, elle a sûrement tout passé au crible dans la suite. Naturellement, il n’y avait pas le moindre indice lui permettant de connaître mon véritable nom et encore moins de deviner que je travaille pour l’AXE.
  
  — Trois heures exactement, répond-elle.
  
  — Dis donc, ça t’arrive quelquefois de travailler ? Je ne connais pas beaucoup de gens qui peuvent se permettre de prendre trois heures en plein milieu de l’après-midi.
  
  — Mais je ne suis pas n’importe qui, rétorque-t-elle fièrement. Depuis le gros coup que j’ai fait avec la guerre Iraq-Iran, j’ai beaucoup plus de liberté pour organiser mon programme. Je peux prendre quelques heures sans aucun problème. Et toi, tu as passé une bonne journée ?
  
  — Moyenne, dis-je en servant les drinks.
  
  — Et ton rendez-vous de ce matin ?
  
  — Bof, la routine… On a discuté d’une nouvelle fouille qui a l’air d’être prometteuse.
  
  — Ah bon ? Raconte-moi !
  
  — Ça t’intéresse, l’archéologie ?
  
  — Mais pourquoi pas ? Où se trouve-t-elle, cette « fouille », comme tu dis ?
  
  — En Chine.
  
  — En Chine ? En Chine… euh, communiste ?
  
  — Mais oui. En Mandchourie, si tu veux tout savoir. Mes collègues pensent détenir un indice permettant de déterminer l’origine des premiers hommes qui sont venus peupler l’Amérique. Nous organisons une expédition sur les lieux. J’en profite pour t’annoncer que je pars dans quelques jours.
  
  — Quand, exactement ?
  
  — Jeudi.
  
  Je regarde ses yeux noisette et je comprends qu’elle est en train de faire des calculs.
  
  — Jeudi ? Parfait, déclare-t-elle. Je m’arrangerai pour être prête.
  
  — Comment ça prête ?
  
  — Ben, je viens avec toi, quoi !
  
  — Écoute, Rita, arrête de dire n’importe quoi, s’il te plaît !
  
  — Mais enfin, je ne dis pas n’importe quoi. Je suis sûre que tout le monde sera ravi d’avoir une photographe dans l’expédition. Je pourrai prendre des vues des objets que vous découvrirez avant même que vous ne les ayez sortis de terre. Tu sais que j’en connais un rayon.
  
  Je commence par me faire cadeau d’une solide gorgée de scotch. Puis je rassemble toute ma patience et je réponds :
  
  — Les budgets sont extrêmement serrés. Nous n’avons pas de quoi financer les extras. Ça m’aurait fait plaisir de courir les étendues sauvages de Mandchourie avec toi, mais…
  
  — … Mais moi, j’ai mon budget, intervient Rita. Je viens de te dire qu’on me laissait des libertés. Évidemment, il faudra que j’obtienne le feu vert mais je suis sûre de mon coup pour un truc pareil.
  
  — Enfin Rita…
  
  — Tu as fini, oui ? Imagine un peu ce que cette expédition peut signifier pour ma carrière ! La plupart des photographes que les Chinois laissent entrer sont coincés dans Pékin ou dans les régions industrielles. Je vais pouvoir mitrailler les campagnes du nord, tu te rends compte que c’est fantastique ?
  
  — Ouais, fantastique…
  
  — Je suppose que les Chinois m’accorderont bien un visa.
  
  — Le contraire m’étonnerait. En fait, je me demande s’il existe en ce bas monde quelqu’un qui ait suffisamment de nerf pour te refuser quelque chose.
  
  — Alors, c’est OK pour toi si je viens ?
  
  Je ne réponds pas. Je dépose mon verre sur la table, je lui prends délicatement le sien des mains et le pose à côté. Très calme, j’attrape le bas de son corsage et, d’un coup sec, j’écarte les deux pans. Les boutons sautent l’un après l’autre, comme dans une réaction en chaîne. Rita pousse un « houps ! » suffoqué. Sa respiration se bloque. J’examine son mini soutien-gorge. Il a l’air accablé par le volume de son contenu. Au lieu de chercher une agrafe par-derrière, je replie un doigt en crochet et je le glisse dans l’échancrure. Je tire, la bride craque, libérant deux seins généreux avec lesquels j’ai déjà fait connaissance hier.
  
  — Je t’avais promis que tu allais me payer le coup de tout à l’heure ! lui dis-je en lui arrachant d’un coup sa jupe et les quelques accessoires quelle porte dessous.
  
  — Oh ! Paul ! Oh ! s’exclame-t-elle, le souffle court. Jamais un homme ne m’a encore fait ça !
  
  — Alors ne bouge pas. Tu vas voir !
  
  Et je l’entreprends dare-dare.
  
  
  En quelques secondes les effluves du cigare de Hawk nous ont libéré une bonne moitié du bar. Nous avons toutes nos aises. La demi-douzaine de consommateurs qui restent sont tassés comme des sardines à l’autre bout du comptoir.
  
  — Elle est blanche. La vérification a été concluante, annonce le boss en tapotant sa cendre au-dessus d’un bol de bois qu’il a prestement vidé de ses amuse-gueule.
  
  Je songe intérieurement que, si un distrait met ce bol dans le lave-vaisselle avec d’autres ustensiles, ils vont pouvoir tout foutre en l’air à la sortie.
  
  — Je m’en doutais un peu, dis-je.
  
  — Dans l’hypothèse où cette Rita Brennan serait autre chose que ce qu’elle prétend, nous n’en avons découvert aucune trace, reprend le boss qui a toujours été d’un naturel réservé. D’après nos renseignements, elle est employée par l’UANS depuis trois ans, et elle a toujours donné satisfaction. En fait, son reportage sur la guerre Iraq-Iran lui a valu d’être nominée pour un prix Pulitzer. Si vous voulez mon opinion, Nick, c’est…
  
  Je complète à sa place :
  
  — … encore une de ces tordues que j’attire comme des mouches.
  
  — Si c’est vous qui le dites, laisse platement tomber Hawk. Vous tenez vraiment à l’emmener avec vous en Mandchourie ?
  
  — Écoutez, Sir, si elle est réellement photographe, je ne vois pas le mal que ça peut faire. Et, en admettant qu’elle soit autre chose et essaie de me tendre un piège, ce ne serait pas plus mal que je la garde à portée de la main.
  
  — Au propre ou au figuré ? ricane le boss. Bien, cela me paraît raisonnable. Je vais lui faire obtenir son visa. Mais, naturellement, elle devra payer son écot. Rappelez-vous que vous êtes un universitaire et que vous n’avez pas les moyens de lui offrir un voyage à l’autre bout du monde.
  
  J’approuve d’un hochement de tête.
  
  — D’ailleurs, Sir, au cas où les Russes auraient vent de notre expédition, le fait d’avoir avec nous une authentique photographe de presse représente un atout supplémentaire pour la crédibilité de l’opération. Ils pourront penser que ce n’est pas autre chose qu’une expédition archéologique.
  
  — Vous croyez ? dit Hawk.
  
  — Certainement, Sir.
  
  — OK, Nick, emmenez-la avec vous. Naturellement, vous prendrez toutes les précautions habituelles, et n’oubliez pas de couvrir vos arrières. Votre budget a été viré sur votre compte de Washington. Vous prenez l’avion jeudi pour San Francisco. Le navire lève l’ancre le lendemain. Dites donc, j’ignorais que les savants emportaient autant de fourbi avec eux…
  
  — Je sais, Sir, dis-je. Deux tonnes et demie.
  
  — Allez, Nick, passez un bon séjour en Mandchourie, me souhaite Hawk.
  
  Puis il me balance une petite tape amicale sur l’épaule et disparaît.
  
  Quand j’arrive à l’hôtel, Rita est au lit et roupille comme un nouveau-né. La télé, qui est restée allumée, ronronne en sourdine. Je me déshabille, je me glisse entre les draps et je commence à griller une NC. Je fais un mouvement. Elle sent ma peau contre la sienne et grommelle un truc du genre « houmpf ».
  
  — Continue à dormir, dis-je doucement.
  
  Mais elle se réveille :
  
  — D’où tu viens à cette heure ?
  
  — Je suis sorti.
  
  — Encore avec cette fille, je parie ! Ah ! ma mère m’avait bien prévenue de me méfier des types comme toi ! grogne-t-elle d’un air franchement pas convaincu.
  
  J’annonce :
  
  — Je t’emmène avec moi en Mandchourie. Seulement, il faudra que tu paies ta part. Désolé, mais les chercheurs se situent tout juste au-dessus de la catégorie des économiquements faibles.
  
  Rita se tourne vers moi, ouvre des mirettes encore pleines de sommeil et pose une main au bas de mon ventre. Elle sourit.
  
  — C’est bien comme ça que je l’entendais. Et puis, si tu me fais payer comme tout à l’heure, la pilule ne sera pas trop difficile à avaler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  La silhouette est grossière, massive. Des traits épais essaient de lui donner la gueule patibulaire du gangster de cinéma des années 30. Il me vise avec un six coups Smith & Wesson de forme trapue. Je lève mon Lüger, le canon presque au contact de mon front, inspiration, expiration, blocage, j’ajuste et je vide mon chargeur. Les trous de 9 mm dessinent un cercle sans bavure sur la poitrine du type.
  
  — Excellent, monsieur Carter. Vous êtes en progrès constants.
  
  Le technicien d’entraînement de l’AXE me prend Wilhelmina, enlève le chargeur vide et le remplace par un neuf.
  
  Je souris.
  
  — Merci du compliment, dis-je, en glissant l’arme dans mon holster.
  
  — Il ne vous manque plus que les doubles poches dans le sac à dos, les cinq cents cartouches, une bombe à gaz de secours et un stylet de rechange pour être paré. Tout ça sera proprement cousu dans la doublure.
  
  — De toute façon qui aurait l’idée saugrenue de fouiller le sac d’un archéologue pour y chercher des munitions ? fais-je.
  
  À la vérité, là où je vais, je sais très bien que des tas de gens pourraient avoir cette idée.
  
  — Il est trois heures, Sir. Vous levez l’ancre dans deux heures, me fait remarquer le technicien.
  
  Je lui serre la main et je quitte le stand de tir de Fort Scott. Au-dehors, le frère Soleil fait des prouesses. Les gros câbles du pont de la Golden Gâte jettent des éclats d’une blancheur aveuglante. Je sais que bientôt, c’est du dessous que je pourrai contempler cette impressionnante construction. Je regagne ma Dodge de chez Avis, et je démarre.
  
  Il me faut bien une heure dans les encombrements de San Francisco pour regagner le point de chute de chez Avis, près du quai 33. Je rends la bagnole et, tout à coup, je suis pris d’une violente envie. Une envie bizarre de la part de quelqu’un qui va s’embarquer pour la Chine. Tant pis, je cède à mon impulsion et je m’engage dans Pine Street pour aller me taper un casse-croûte à la chinoise.
  
  Je trouve un petit restau qui fait des plats à emporter, à l’angle de Clay Street et de Kearny, juste en bordure du quartier chinois. Je commande des crevettes à la sauce piquante et je laisse mon regard se balader sur la rue en attendant que ça vienne.
  
  Je la reconnais tout de suite, sur le trottoir d’en face, avec ses cheveux blond cendré. Il faut dire que la toison d’Andrea ne passe pas inaperçue parmi les baguettes de tambour noires qui sont de mise dans le secteur. Devant la porte d’une boutique miteuse, elle est en pleine conversation avec un Asiatique. Ou, pour être plus exact, elle écoute ce qu’il lui dit d’un air mal à l’aise. La vitrine est pleine de petits jouets à deux sous en provenance de Chine et du Japon. Le type peut avoir entre vingt et trente ans. Il porte un falzar de coton flagada et des baskets. Je vois Andrea fouiller dans une poche de son jean et y pêcher un truc qu’elle lui colle dans la main. Je vais dire au comptoir que je reviens dans cinq minutes et je sors dans la rue.
  
  Andrea marche jusqu’au coin de Kearny et s’engouffre dans Clay Street, en direction de l’embarcadère. Son interlocuteur est toujours là. Je traverse. Dès qu’il me voit, un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, et il déguerpit. Je le suis dans Kearny. Il tourne à gauche dans Washington Street. Je dois avouer qu’il a une belle foulée. En toute modestie, je ne suis pas mauvais non plus mais il porte des baskets et, moi, avec les Oxford que j’ai aux pieds, je manque de m’étaler à chaque pas. Je le perds en plein cœur du quartier chinois. Tant pis, c’est la vie. Je fais demi-tour et je retourne prendre mes crevettes avant qu’elles ne soient complètement froides.
  
  Vingt minutes plus tard, je suis assis sur une bitte d’amarrage près de la poupe du SS Rainwater. Le cargo mixte n’est pas immense mais il présente l’avantage d’être tout neuf. Il peut accueillir douze passagers auxquels il propose de vastes cabines de luxe donnant sur l’avant, une salle à manger et une bibliothèque. Le matériel est déjà embarqué, et ce sera bientôt notre tour. En attaquant mes crevettes tièdes, je songe que cette longue période d’inactivité me fera le plus grand bien. Mes trois jours de congé à New York ont eu un goût de trop peu. À bord, je vais avoir tout le temps de coincer ma bulle et aussi d’essayer de savoir à quoi rimait la conversation entre Andrea et ce drôle d’Asiate dans le quartier chinois.
  
  Tiens, quand on parle du loup… La voilà justement qui montre le bout de son nez. Depuis cette soirée où Rita a débarqué comme un chien dans un jeu de quilles, miss archéologie m’évite prudemment. Elle n’a pas l’air de s’être beaucoup détendue depuis tout à l’heure. À vrai dire, je me demande même si elle m’a vu.
  
  Ah si !
  
  — Salut ! fait-elle, plutôt pincée.
  
  — Salut, je réponds. Voulez-vous quelques crevettes ?
  
  Si elle accepte, je me lance carrément : je lui propose une petite place sur ma bitte.
  
  — Non merci, répond-elle. (Loupé.) Je viens voir à quoi ressemble l’ordinaire sur ce bateau. En avez-vous une idée ?
  
  — Si c’est la même chose que ce qu’on sert sur la plupart des cargos mixtes, je peux déjà vous dire que ça ne doit pas être folichon. Il faut vraiment avoir un gros creux pour avaler la tambouille. Moi, vous voyez, je prends de l’avance. J’ai été m’offrir une petite spécialité chinoise au coin de Kearny et de Clay…
  
  Elle ne bronche pas. Si ça la chiffonne de savoir que j’ai été traîner mes guêtres par là-bas, elle le cache sacrément bien ! Et elle ne me dit pas qu’elle en sort, elle aussi. Bizarre, bizarre…
  
  — Vous avez cinq minutes ? demande-t-elle. J’aimerais jeter un coup d’œil à la Land Rover. Je ne suis pas certaine qu’elle soit bien arrimée.
  
  — Avec plaisir.
  
  Là, elle m’offre une ouverture. Alors je me lance :
  
  — Dites-moi, vous n’allez pas avaler un morceau sur le pouce, ce soir. Cette fois, j’en suis sûr. Ai-je un peu plus de chance que vous acceptiez mon invitation ?
  
  — Comment ! Pour que vous posiez un lapin à Rita ?
  
  — Allons, Rita est une grande fille. Elle est capable de dîner toute seule.
  
  — Pourquoi a-t-il fallu que vous l’emmeniez ? Je sais que je m’immisce dans votre vie privée, mais…
  
  — Ma vie privée, comme vous dites, n’a strictement rien à voir là-dedans. C’est une bonne photographe et sa présence vous fera une paire de bras supplémentaire pour creuser. De plus, elle paie son voyage et ses frais et les photos quelle va publier peuvent apporter des subventions au musée. Est-ce que vous voulez d’autres arguments ? J’en ai encore quelques-uns en réserve.
  
  — Non, c’est suffisant, fait-elle l’air mouché. Connaît-elle votre véritable identité ?
  
  — Non. Ça vaut mieux pour elle.
  
  — OK, docteur Rainsford.
  
  — Paul, je vous en prie.
  
  — OK, Paul, je dîne avec vous. Mais à une condition : vous venez m’aider à vérifier la Land Rover comme je vous l’ai demandé.
  
  — J’accours !
  
  Un coup de sirène retentit à bord. Les matelots se rendent à l’arrière et commencent à hisser les énormes câbles de quinze centimètres de diamètre. Au moment où la Land Rover s’ébranle, j’examine les points d’attache. Tout va bien. Je donne le feu vert et le gros véhicule s’élève au-dessus du quai.
  
  — Mission accomplie, docteur Regan.
  
  
  Un peu plus tard, le SS Rainwater largue les amarres et déborde lentement le quai. Cinq minutes après, nous doublons la pointe de la presqu’île de San Francisco. Puis c’est le Golden Gate. Lorsque l’ombre de cet énorme écheveau de béton et d’acier se projette sur nous comme une toile d’araignée, nous ne résistons pas à l’envie de monter sur le pont. Nous mettons le cap droit sur le soleil et c’est un véritable régal d’admirer le spectacle en se tournant vers la poupe.
  
  Au dîner, je commande prudemment une petite soupe et une salade verte. Andrea a pris un risque qui s’avère payant. Sans aucune pudeur, elle se tape sous mon nez un bar grillé aux amandes qui n’a pas l’air piqué des hannetons. L’archéologie me servira de plat de résistance. Elle me régale de tous les renseignements qu’elle possède sur les origines des premiers Américains, les similitudes observées entre les Amérindiens et certaines peuplades tartares, et tutti quanti. Heureusement que ma culture fait le poids. J’essaie de placer tout ce que je connais pour que la conversation ne tourne pas trop au soliloque. Mais, peu à peu, une observation que je fais se met à me captiver, et beaucoup plus que le thème officiel que nos propos. Je sens qu’Andrea voudrait bien dire quelque chose mais que ça ne peut pas sortir. Le charme magnétique qui a fait ma renommée dans le monde entier titille cette féminité qu’elle s’efforce d’anesthésier. Pourquoi est-elle comme ça ? Bien sûr, il y a une explication toute faite. Chacun sait la misère sexuelle des femmes intellectuelles. Mais ça fait un peu lieu commun. Avec les avantages qu’Andrea se trimbale, je la vois bien, aussi, obligée de repousser sans cesse des avances pressantes et pas toujours de bon goût. Et cela peut-être depuis son adolescence. D’où sa réserve, qui sait ? Il est possible qu’elle se soit forgé cette carapace par la force des choses. Et puis je pense aussi à cet Asiatique qu’elle a rencontré tout à l’heure à San Francisco. Plus notre cargo s’éloigne du continent américain, plus je me dis que ces deux femmes avec lesquelles je me suis embarqué sont un foutu sac de nœuds.
  
  Une fois restaurés, nous remontons sur le pont. Le jour n’est pas encore tombé et nous faisons toujours route vers le soleil. Un verre de Bénédictine à la main, Andrea, nettement plus détendue, s’allonge dans un transat. L’Amérique n’est plus qu’une ligne floue, très très loin derrière le bastingage arrière du SS Rainwater.
  
  — Nous serons à Shanghai avant d’avoir eu le temps de nous en rendre compte, dis-je.
  
  Andrea hoche la tête, trempe ses lèvres dans son verre et le dépose sur le pont. Elle aspire un grand bol d’air iodé, prend son courage à deux mains et lâche :
  
  — Est-ce qu’il vous arrive de tuer des gens ?
  
  — Ha ! C’était donc ça qui vous travaillait…
  
  — Entre autres.
  
  — Si je vous réponds « non », est-ce que vous me croirez ?
  
  Elle secoue négativement la tête.
  
  — Alors, vous avez votre réponse.
  
  Andrea reprend son verre, le porte à ses lèvres et, cette fois, le vide cul sec. Décidément, elle a du coffre dans tous les sens du terme, la miss archéologie.
  
  — Vous me faites peur, déclare-t-elle.
  
  — Peur, peut-être. Mais j’ai dans l’idée que je vous fais aussi autre chose.
  
  — Est-ce que ça vous plaît de tuer ? Enfin, je veux dire, est-ce que vous en tirez des sensations ?
  
  — Supposons que vous soyez une survivante d’Auschwitz, est-ce que vous prendriez du plaisir à tuer votre gardien ?
  
  — C’est de l’histoire ancienne. Ce genre de comparaison me paraît complètement dépassée à l’heure actuelle.
  
  — Vous me faites marrer, Andrea. Vous savez ce qui se passe en Ouganda, au Cambodge, en Afghanistan ? Je parle du sang, des corps déchiquetés, des types éventrés qui perdent leurs tripes, pas des rapports chiffrés et bien aseptisés qui passent dans la presse.
  
  — Je n’y suis jamais allée.
  
  — Eh bien, allez-y donc. Vous verrez, c’est très enrichissant. Ce genre de chose existe, de nos jours. Et c’est beaucoup plus courant que vous ne le pensez. Moi, je me débrouille comme je peux au milieu de cette saloperie. Si ce n’était pas moi, ce serait un autre. Mais, si ça peut vous mettre du baume au cœur, sachez que ce n’est pas pour ça que je vais en Mandchourie. Enfin, soyons honnêtes, si les choses tournent mal, je serai peut-être amené à éliminer des gens. Mais cette mission-là, si je la réussis, ça peut être de nombreuses vies de sauvées, au contraire. Voilà, arrangez-vous avec ça. C’est tout ce que je suis en mesure de vous dire.
  
  Andrea garde le silence un long moment, soupire puis, avec un vague air de résignation, dit :
  
  — C’est la première fois que je rencontre un homme comme vous.
  
  — Normal. Il n’y en a pas beaucoup qui s’en sortent.
  
  — Je comprends. À une époque, je crois que je m’en serais réjouie. Maintenant, je ne sais plus trop. Non seulement vous me faites peur, mais vous me déroutez. Je crois qu’il va falloir que je réfléchisse beaucoup si je veux parvenir à vous comprendre, Paul.
  
  — Ah ça, non ! Vous réfléchissez déjà beaucoup trop comme ça. Je m’en voudrais d’être responsable d’un surmenage intellectuel.
  
  — Effectivement, on m’a souvent accusée de trop penser. Bien, maintenant, je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille.
  
  Elle se lève et enfonce les mains dans ses poches. Je réalise que je l’ai souvent vue faire ça. Je suis sûr que c’est pour se donner une contenance et cacher sa nervosité.
  
  — Nous aurons l’occasion d’en reparler, fait-elle.
  
  — Restez donc et parlons-en tout de suite, dis-je. Mais elle fait volte-face et file comme si elle ne m’avait pas entendu.
  
  Je la regarde s’éloigner. Ça vaut le coup d’œil. Puis je termine lentement mon verre et je me vautre dans mon transat où je ne tarde pas à sombrer dans les bras de Morphée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Andrea semble s’être vaporisée dans l’éther. Malgré ça, je trouve que cette première soirée à bord du SS Rainwater débute fort agréablement. Je viens d’ouvrir un œil et je prends le chemin de la bibliothèque. J’allume une NC, je me carre confortablement dans un bon fauteuil et je me plonge dans la lecture des journaux de San Francisco, les seuls journaux américains que je pourrai lire avant longtemps. Onze heures. Je passe au bar pour regarder les infos à la télé. Plus nous progressons vers la haute mer, plus la réception est mauvaise. Je ne sais pas où est Rita. Elle doit passer sa soirée de la même manière qu’elle a passé son après-midi : à mitrailler, pellicule après pellicule, le bateau, l’équipage, l’océan. Je commence à me raser un peu et je me dis qu’il est temps d’aller essayer mon lit. Je n’ai rien de mieux à faire.
  
  Je choisis quand même de faire un crochet par le pont. La brise marine est fraîche et piquante. Elle fait claquer les câbles le long des trois grands mâtereaux de charge boulonnés sur l’avant. Ça me rappelle le bruit des haubans fouettant le mât d’un voilier et je décide que c’est un bruit sympa.
  
  Pour passer du pont de chargement principal au gaillard d’avant, il faut gravir six petites marches. Je les grimpe de mon pas d’athlète grec et je m’avance vers l’étrave. C’est en laissant mon regard d’aigle tomber sur la lisse contreventant le mâtereau le plus proche de l’étrave que je découvre le refuge d’Andrea.
  
  Elle est accoudée près du beaupré, la tête en avant vers le large. Ses longs cheveux volent dans son dos avec les circonvolutions tourmentées d’un oriflamme. Je note immédiatement un changement dans son habillement. Elle porte le même jean délavé et la même chemise à carreaux mais elle a sorti cette chemise de sa ceinture et l’a nouée sous sa poitrine. Elle n’a pas de soutien-gorge et, même sous l’épaisse flanelle, je distingue nettement les pointes de ses seins, dressées et tirant sur le tissu. Mon petit doigt me dit qu’elle n’attendait qu’une chose : que je la trouve.
  
  — Ah, c’est donc ici que vous vous cachiez !
  
  Elle pivote sur place, légèrement étonnée, et me sourit.
  
  — Si vous saviez ce qu’on est bien ici, fait-elle.
  
  Je m’avance derrière elle et risque un bras autour de sa taille. Elle se crispe un peu au contact de mes doigts sur sa peau nue. Puis elle se détend et laissa sa tête aller sur mon épaule.
  
  — J’espérais que vous me chercheriez, m’avoue-t-elle.
  
  Comme je n’aime pas décevoir, surtout gratuitement, je réponds :
  
  — J’ai passé le navire au peigne fin avant de vous trouver.
  
  Elle se retourne pour me faire face et le vent rabat ses cheveux autour de sa tête comme une corolle. Je lui pose mes deux mains sur le visage, j’écarte les mèches avec des gestes caressants et je l’attire à moi. Nos lèvres font connaissance et elle s’abandonne avec un gémissement profond. Andrea noue ses mains derrière mes reins. C’est elle qui m’attire, maintenant. Ses hanches se collent contre les miennes et je sens son bassin qui ondule perceptiblement.
  
  Elle s’accroche à moi avec une fougue qui me fait un peu penser à l’énergie du désespoir. Sa langue attaque la mienne avec une férocité inouïe. Pas facile à faire démarrer, me dis-je, mais quand c’est fait, inutile de mettre le starter. Comme me l’a dit ma petite voix futée après notre première rencontre, les bonnes choses ne vous tombent jamais toutes cuites dans le bec. Mais, quand elles tombent, maman, qu’est-ce que c’est bon !
  
  Andrea me tire de ma rêverie avec un drôle de petit cri de gorge. Elle me repousse brusquement.
  
  — Mais… mais qu’est-ce que ça signifie ?
  
  — Allons, ne cherche pas à savoir ce que ça signifie ! Profite des sensations que ça t’apporte, un point c’est tout.
  
  — Je ne…
  
  — Cesse un peu de ne penser qu’avec ta tête !
  
  — Quoi ? fait-elle, médusée.
  
  — Oui. Laisse-toi de temps en temps guider par une autre partie de ton corps !
  
  Mais je crois que les paroles ne suffisent pas et je juge le moment venu de passer aux travaux pratiques. Je tire sur le nœud qui retenait les deux pans de sa chemise et ses seins fantastiques jaillissent dans la brise nocturne. Je les réchauffe immédiatement avec mes mains et je sens le souffle d’Andrea qui se bloque net. Je masse délicatement les petites pointes dures. Les hanches d’Andrea se frottent furieusement contre les miennes. Son ardeur croît à mesure qu’elle sent mon meilleur copain augmenter de volume dans mon pantalon.
  
  Son menton me caresse l’épaule. Soudain, elle se raidit à nouveau. Ce n’est plus parce qu’elle a peur de moi, je le sais ! Qu’a-t-elle vu dans mon dos ? Puis son hurlement éclate, assourdissant tout près de mon oreille :
  
  — Paul ! Attention !
  
  En s’agrippant à mon cou, elle me fait basculer en avant. Un coup de revolver claque. La balle érafle la peinture du bastingage, juste à l’endroit où je me trouvais. Je me tourne vers Andrea en beuglant :
  
  — À plat ventre !
  
  En une demi-seconde, je l’ai fait rouler sur les tôles du pont, j’ai dégainé Wilhelmina et dégagé le cran de sûreté.
  
  Je me tourne vers l’endroit d’où est parti le coup de feu. Andrea rampe derrière un taquet d’amarrage et se roule en boule, rassemblant vivement les deux pans de sa chemise, comme s’il pouvait être question de pudeur dans un moment pareil.
  
  Je saisis un léger mouvement derrière le premier mâtereau. Il y a une étincelle. Le type a tiré deux pruneaux. J’attends qu’ils se soient perdus dans l’immensité océane et je tire à mon tour tout en plongeant sur ma droite. Silencieux comme un Sioux, je contourne la chaloupe de bâbord avant et je lui fais cadeau d’un autre enfant de ma bonne Wilhelmina. Une silhouette apparaît, amorce une fuite vers l’arrière, hésite, se retourne et tire encore deux fois. Cinq balles déjà. Je sais qu’il a un revolver, le bruit n’est pas le même que celui d’un automatique. Or aucun revolver ne peut contenir plus de sept balles. Donc il lui en reste au maximum deux.
  
  Il reprend sa course vers la petite échelle de bâbord pour essayer de gagner le pont principal. Je tourne la tête vers Andrea et je lui hurle :
  
  — Va dans ma cabine et attends-moi !
  
  Et je me lance à la poursuite du lascar.
  
  Il y a un os devant l’échelle de bâbord : un méli-mélo de câbles d’amarrage qui n’ont pas encore été rentrés. Le type essaie de les franchir, calcule mal son coup et se prend les pattes dedans. Il s’offre un magistral vol plané qui s’achève en galipette. Un nouveau coup de feu part, vraisemblablement en direction de la Voie Lactée. Il se relève. Il porte une combinaison toute noire. Je l’ai bien nettement dans ma ligne de mire. Comme à l’exercice. Il fait le geste de me viser. Je gueule :
  
  — Ce serait une grosse erreur !
  
  Son bras retombe le long de son corps.
  
  — Sors dans la lumière, que je puisse te voir !
  
  Ses parents n’ont pas dû lui enseigner l’obéissance quand il était petit car, au lieu d’avancer, il recule jusqu’à ce que son dos entre au contact du bastingage.
  
  Je l’invite à me faire connaître son identité mais il ne répond pas. Le haut de son corps se découpe très distinctement sur fond d’océan bleuté par le clair de lune. J’avance un peu en le tenant en respect. Je suis maintenant à moins de huit mètres de lui. Quand je suis assez près pour qu’il puisse bien me voir, je dis :
  
  — Je te donne une chance de t’expliquer. Une. Pas deux. Allez, accouche !
  
  Il secoue la tête avec obstination. Je presse la détente. La dragée lui grille les cheveux sur le côté droit de la tête.
  
  Il se recroqueville nerveusement puis se redresse.
  
  — Alors ? Raconte. Et arrange-toi pour que ce soit intéressant. Tu viens d’interrompre une soirée qui s’annonçait très prometteuse et je ne suis pas d’humeur à gober des salades.
  
  Il se remet à secouer la tête. Je n’irais pas en jurer, mais j’ai l’impression qu’il est en train de chialer. Je lui offre une autre pastille qui lui frôle l’oreille gauche à moins d’un centimètre. Mais mon naturel magnanime reprend le dessus :
  
  — Allez, parle quoi ! Ne me force pas à te tuer !
  
  Il se contracte. Il a l’air de rassembler ses forces.
  
  Brusquement, il décolle le dos du bastingage et lève le bras. Le canon de son revolver jette un éclat blafard dans un rayon de lune.
  
  Et merde, j’écrase la détente.
  
  En plein milieu du front. Le projectile de 9 mm se distend au point d’impact et lui ouvre une porte-cochère dans le crâne. Les poissons du secteur vont avoir de la cervelle fraîche comme hors-d’œuvre. Et le zigomard comme plat de résistance, car il bascule en arrière et fait le grand plongeon quelques mètres plus bas.
  
  Je félicite Wilhelmina, la range dans son étui et réfléchis quelques instants. Qui était ce type ? Pourquoi a-t-il voulu me faire la peau ? Il était sûrement branché sur une des deux nanas. Seulement laquelle ? Des lampes de poche s’allument sur le pont. Des éclats de voix pas très rassurés retentissent. Je vide rapidement les lieux. Dans ma cabine, Andrea est en train de faire les cent pas. Je la prends dans mes bras.
  
  — Mais que se passe-t-il ? me demande-t-elle d’une voix presque hystérique.
  
  — Je l’ai liquidé. Un Asiatique, chinois probablement. Jeune. Il ne m’a pas laissé le choix.
  
  — Oh mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu !
  
  — Il est passé par-dessus bord sans laisser une trace. Je me demande s’il faisait partie de l’équipage…
  
  — Paul… doux Jésus… Que se passe-t-il sur ce navire ? Pourquoi cet homme voulait-il te tuer ?
  
  — Je n’en sais pas plus que toi. C’est peut-être toi qu’il voulait tuer. Ou nous deux. Il a préféré mourir plutôt que de parler.
  
  Brusquement, Andrea s’écarte et les yeux fixés sur le bout de ses chaussures, déclare :
  
  — Je… Il m’arrive tellement de choses, tellement vite. Je ne sais plus. Je ne comprends plus…
  
  — Allons, dis-je, en l’enlaçant de nouveau pour essayer de la calmer. Ne t’affole pas. Fais-moi confiance.
  
  Andrea ne répond pas mais elle me serre de toutes ses forces. Elle reste ainsi un long moment, je sens à peine sa respiration puis, soudain, elle explose dans un débordement de passion. Elle me tire vers elle, m’arrache mes vêtements avec des gestes fébriles. Je lui rends la pareille et la pousse doucement vers le lit. Sans préambule, elle s’empare de mon sexe et le guide vers elle. Elle roule, se tord, rue, déchaînée comme un océan en furie. Au bout d’un moment, elle se cambre avec une fougue de forcenée. Je sens tous ses muscles qui se tendent. Elle souffle, halète, râle et culmine dans un immense rugissement rauque. Je suis à bout de souffle et complètement baba. C’est le calme plat. Andrea se retire, détendue, silencieuse. Puis, peu à peu, je la sens qui rentre tout doucement à l’intérieur de sa coquille. J’ai beau me gratter la tête, je ne vois pas bien ce que je peux faire de plus pour l’en empêcher. Elle se lève et s’habille lentement. Je propose :
  
  — Reste avec moi cette nuit. On se fera porter le petit déjeuner au lit.
  
  — Je ne sais pas ce qui m’a pris, fait-elle d’un ton revêche. C’est… c’est toi, aussi ! Et puis l’ambiance, la mer, le clair de lune… Et la situation, la peur et toi qui me sauves la vie…
  
  — Si je me souviens bien, c’est plutôt toi qui m’as sauvé.
  
  — Paul, nous avons encore de longs moments à passer ensemble et…
  
  Je la fais taire en levant la main, comme un flic qui arrête la circulation.
  
  — Écoute Andrea, si tu ne veux pas rester ici cette nuit, je ne te forcerai pas. Si tu ne veux plus refaire l’amour avec moi, idem. Je n’irai pas tambouriner contre ta porte ni te faire une scène. Ce n’est pas mon genre. Ce n’est pas que ça me fasse plaisir, mais, si je n’y peux rien, j’accepte. Tu te sentiras peut-être plus en sécurité en m’évitant. Après ce qui vient d’arriver, je comprends que tu craignes de recevoir une balle perdue en te promenant à mes côtés et je n’ai jamais aimé prendre des risques pour les autres…
  
  Elle a l’air de se calmer. Je vois qu’elle a du mal à renouer les pans de sa chemise sous sa luxueuse avant-scène. Je prends l’affaire en main et elle me laisse faire.
  
  — Voilà, dis-je en serrant bien fort pour parachever mon œuvre. La dignité est sauve. Tu peux partir, maintenant. Mais je trouve ça bien dommage.
  
  Andrea me gratifie d’un petit sourire et d’un bécot sur les lèvres.
  
  — Tu me plais bien, fait-elle. Ce qui ne me plaît pas, c’est la manière dont tu gagnes ta vie. Moi, je suis une scientifique, pas une espionne. C’est vrai que je n’aime pas me faire tirer dessus. Laisse-moi en dehors de tout ça désormais, je t’en prie.
  
  La porte de ma cabine claque. Elle a disparu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Notre arrivée à Shanghai suscite peu d’émoi. Un nouvel été torride s’annonce. Il faut assurer la pêche, le chargement des bateaux, l’éducation des gosses. Une poignée d’Américains qui vient déterrer des nonosses n’intéresse personne. Pour moi, c’est très bien comme ça. Le petit duel à l’arme à feu que j’ai livré sur le gaillard d’avant a fait suffisamment de foin à mon goût. Le capitaine a pratiquement mis le navire sens dessus dessous pour essayer de comprendre ce qui était arrivé. Naturellement, je ne me suis pas porté volontaire pour l’assister dans son enquête et, comme le type que j’avais fait pirouetter par-dessus le bastingage s’était visiblement embarqué clandestinement, il est resté avec un point d’interrogation majuscule sur les bras.
  
  Deux jours d’escale à Shanghai, le temps de transférer le matériel des cales du Rainwater à celle du petit caboteur chinois qui doit nous amener à T’ien-Tsin, à mille kilomètres vers le nord. Je ne suis pas mécontent d’avoir quartier libre à terre pendant quarante-huit heures. Passés le plaisir de la découverte et les heures mouvementées du début, la croisière commençait à devenir carrément rasoir. Comme prévu, Andrea a fait son possible pour m’éviter. Elle a passé son temps à bosser ou à faire des rondes autour de l’appareillage scientifique comme si c’était une cargaison de lingots. Rita, heureusement, a rapidement fait le tour de tous les coins et recoins du Rainwater. Elle a mis son appareil au rancart et du sel dans mes longues nuits.
  
  À l’embouchure du Yang-tsé, le spectacle de la zone portuaire est celui d’un gigantesque merdier. Le vieux quai délabré auquel est amarré notre cargo n’a rien à voir avec les installations modernes que l’on trouve au centre du continent chinois. Ici, on a l’impression que la révolution communiste n’est pas passée. Les dockers arborent le fameux uniforme vert mais le reste de la population est vêtue de haillons rapiécés à l’aide de chiffons. Ce sont également de vieux chiffons crasseux que les gens portent comme serre-tête pour éponger la sueur. Des barils d’huile et de pétrole encombrent le débarcadère qui est bourré de traces de rouille, de fissures et de saloperies diverses. Pour tout arranger, ça pue. Rita adore ça et, sans s’occuper de la façon dont les hommes la biglent, elle joue de l’objectif à tout va.
  
  — Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? questionne-t-elle quand elle a terminé. Moi, il faut que j’envoie un câble à mon boulot pour dire que je suis arrivée.
  
  — J’ai une petite course à faire de mon côté. Si tu veux, je te laisse à l’American Trade Mission, c’est tout près. On se donne rendez-vous pour un peu plus tard et on essaiera de trouver un bon thé glacé à se mettre derrière la cravate. OK ?
  
  — OK.
  
  L’American Trade Mission est restée telle que dans mon souvenir. C’est un cube moderne en pierres couleur sable. Haut de seulement quatre étages, il domine pourtant l’intersection où il se trouve. Le rez-de-chaussée est occupé par des guichets de service où les Américains peuvent toucher des chèques, envoyer des télégrammes chez eux, se renseigner sur les moyens de transport, embaucher un interprète, etc. Aux télégrammes, c’est une jeune Chinoise. La fille, qui n’a visiblement pas encore soufflé ses vingt bougies, parle un anglais passable. J’abandonne Rita à ses bons soins après lui avoir fixé rendez-vous au bateau dans une heure.
  
  Je sors et je regagne la route principale du port que je prends vers le nord. L’embouchure du Yang-tsé, ou Fleuve Bleu, s’incurve largement à l’intérieur des terres au niveau de la vieille ville. Je louvoie entre des piles de caisses, des palans, des groupes de dockers qui baragouinent en gesticulant et je finis par retrouver le vaste bâtiment antédiluvien où s’abrite la compagnie maritime Propylon Trading Company. Derrière une paroi vitrée opaque de crasse, trois Chinoises sont assises à de vieux bureaux d’acajou. Au plafond, un grand ventilateur à deux pales brasse paresseusement l’air.
  
  Je pousse la porte et je demande à la première de ces dames qui lève les yeux sur moi :
  
  — M. Pendle, s’il vous plaît ?
  
  La secrétaire, un remède à l’amour entre deux âges, fait :
  
  — De la part de qui ?
  
  — Paul Rainsford. Il m’attend.
  
  Elle opine du bonnet et se met en branle. À chacun de ses petits pas, les semelles de ses sandales, taillées dans des pneus de récupération, font clap, clap, clap sur le parquet.
  
  Ça fait trois ans que je ne suis pas venu mais rien n’a changé. Sur un mur, un calendrier d’époque à l’effigie de Mary lin voisine avec des licences de commerce dont la moins jeune remonte à 1927. Sur un autre, c’est une carte détaillant la route des vapeurs dans le Pacifique. J’ai l’impression de faire une intrusion dans un film de Bogart.
  
  Pourtant, c’est bien Arthur Pendle qui, un instant plus tard, entrouvre la porte de son bureau et balance :
  
  — Professeur Rainsford ! Venez, je vous en prie.
  
  La secrétaire chinoise m’ouvre un portillon, seul accès possible si l’on veut entrer sans sauter par-dessus le comptoir, et je marche à la rencontre de Pendle. On échange une chaleureuse poignée de main et, dès qu’il a refermé la porte de son bureau, il me demande :
  
  — Alors, Nick, comment va ? Ça fait plaisir de te revoir !
  
  — Ça boume, et toi ?
  
  — Oh, ici, c’est le train-train, tu sais. Dis donc, j’ai entendu dire que tu avais eu chaud aux fesses en Écosse…
  
  — Ouais, ça a saigné. Mais ça n’était pas inintéressant.
  
  — Jamais le temps de t’ennuyer, hein ! Tu sais que tu as de la veine ?
  
  — Ça dépend comment on voit les choses. Tu t’emmerdes peut-être mais tu as quand même moins de risques.
  
  — Ça, c’est ce qu’on raconte, dit Pendle en m’invitant à me poser.
  
  En fait, je le sais très bien, la vie que le père Arthur mène depuis près de quarante ans est loin d’être peinarde et sans danger. Ressortissant britannique, il était agent de Sa Majesté à Shanghai à la fin de la dernière guerre. Il n’a pas pu se résoudre à partir après la révolution et, aujourd’hui, il travaille autant pour l’AXE que pour les services de renseignements militaires. Cette entreprise d’import-export qui vivote tant bien que mal lui sert de couverture. Il s’arrange pour que chacun y trouve son compte et le régime actuel la tolère.
  
  Arthur est presque chauve et commence à s’attraper une belle panne de gras autour du bide. Mais il a les joues colorées d’un grand-père plein de santé et je sais pour l’avoir vérifié que les ans n’ont guère entamé sa force de taureau. Nous avons souvent eu l’occasion d’opérer ensemble, notamment sur une mission sanglante au cours de laquelle nous avons empêché les Chinois de saboter un forage expérimental américano-japonais en Mer de Chine méridionale. Le grabuge a été cogné mais, comme d’habitude, Arthur s’en est sorti les mains nettes. Lui, c’est l’homme à idées, le metteur au point. Il ne participe pas directement au baroud et ne grille jamais sa couverture. Et c’est grâce à ça qu’il est toujours là pour nous donner un coup de main quand besoin est. On ne compte plus le nombre de collègues dont il a sauvé la peau depuis la fondation de l’AXE.
  
  — Alors comme ça, enchaîne-t-il avec un sourire sardonique, on travaille avec les maos, maintenant…
  
  — Il paraît.
  
  — Tu veux que je te dise une chose, Nick ? Pour une fois, je suis bien content de ne pas être dans le coup.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Je réponds en ayant soin de mettre une dose de sarcasme au moins équivalente à la sienne :
  
  — J’en suis convaincu, Arthur.
  
  — Disons que celle-ci, je te la laisse à toi tout seul sans faire la grimace, c’est tout. Alors, il paraît que ça a commencé très fort ?
  
  — Tu parles des deux types de New York ?
  
  — Je ne sais pas. On ignore s’ils ont quelque chose à voir là-dedans. On n’a toujours rien de neuf à leur sujet. Je voulais surtout parler de cet Asiatique que tu as coursé dans San Francisco. Celui-là aussi, évaporé dans la nature.
  
  — Ah ? fais-je. Lui, je pensais que le service allait quand même dénicher une piste pour le retrouver.
  
  — Pas ça, répond Arthur en faisant claquer l’ongle de son pouce contre ses dents de devant. Ah oui, on a aussi fait un début d’enquête sur ta copine aux gros nichons. Pour l’instant, zéro aussi de ce côté-là.
  
  — Une citoyenne modèle ?
  
  — On dirait bien. Pour commencer, on a juste pris les renseignements de routine mais, naturellement, si tu juges que ça vaut le coup, on fouille un peu plus loin.
  
  Je cogite deux secondes et je dis :
  
  — Peut-être. C’est une nana compliquée avec des tas de doutes. Remarque que, si elle me monte un bateau, elle est super balèze. Elle m’a sauvé la peau.
  
  — Comment ? fait Pendle avec un sourcil en accent circonflexe.
  
  — On était en train de se faire des mamours sur le pont quand un artiste s’est pointé et a essayé de nous refroidir.
  
  Pendle intervient :
  
  — J’ai intercepté un message radio du capitaine. Il racontait qu’il avait entendu comme des coups de feu mais qu’on n’avait pas trouvé de blessé ni de mort et que personne ne manquait à l’appel. Il ajoutait qu’il n’avait pu recueillir aucun témoignage auprès des passagers et des hommes d’équipage. Qui était ce zèbre ?
  
  — Encore un Asiatique entre vingt et trente ans. J’ai eu tout le temps d’admirer son faciès avant d’être obligé de l’occire. Si c’était un Chinois, il avait des traits mongoliques plus marqués que la moyenne.
  
  — Peut-être un Mandchou ou un Coréen ?
  
  — Peut-être même un Sibérien, si tu vois ce que je veux dire…
  
  Ça usine quelques instants sous le scalp d’Arthur puis il s’enquiert :
  
  — À ton avis, c’était toi ou elle qu’il voulait refroidir ?
  
  — Instinctivement, je répondrais moi. Mais on ne peut jurer de rien. Je crois, effectivement, qu’il vaudrait mieux fouiller un peu plus dans son passé.
  
  — C’est comme si c’était fait, dit Arthur en gribouillant une note sur un calepin publicitaire vantant les mérites d’un tailleur de Hong Kong. Est-ce que tu as besoin de munitions pour remplacer celles que tu as utilisées ?
  
  — Une autre boîte de 9 mm ne ferait pas de mal.
  
  Arthur ajoute quelques lignes à sa note.
  
  — Tu trouveras ça demain matin à bord du caboteur. C’est une vieille coquille pas très grande, mais elle est sûre. Elle s’appelle la Shan Yang.
  
  — La Chèvre ! fais-je avec un petit sourire.
  
  — Je me doutais que ça allait te faire rigoler. De toute manière, le voyage jusqu’à T’ien Tsin ne durera pas longtemps. Je pense que tu seras à l’abri des mauvais coups sur la Shan Yang. Essaie quand même de ne pas te faire tirer dessus tout le temps !
  
  — Je ferai mon possible. Juré.
  
  — Quant à ton « guide » chinois, on m’a dit qu’il te contacterait à T’ien Tsin. Je n’en sais pas plus.
  
  — Mmmouais, fais-je avec un enthousiasme débordant.
  
  — Ils sont tout ce qu’il y a de plus discrets là-dessus, poursuit Arthur. Comme tu sais, ils ne veulent absolument pas être mouillés au cas où l’affaire s’ébruiterait et où il y aurait des échanges de coups de feu avec les Russkoffs. Je monterai avec toi jusqu’à T’ien Tsin. J’assure le transport du matériel, ça me paraît correct comme couverture. Personne ne trouvera ça bizarre. J’ai une antenne, là-bas. Dès que le type t’aura contacté, j’essaierai d’en savoir le plus possible à son sujet.
  
  — Ne t’en fais pas trop pour moi. Je sais me débrouiller, dis-je en m’approchant de la fenêtre de derrière et en jetant machinalement un coup d’œil à l’extérieur.
  
  Ça donne sur une petite rue étroite qui part en oblique, ce qui me permet d’admirer le panorama sur une bonne centaine de mètres. Il n’y a presque pas de circulation, quelques petits restaus intéressants à droite comme à gauche et, devant l’un d’eux, qui donc ? Andrea en train de tailler la bavette avec un jeune Chinois !
  
  — Décidément, ça devient une habitude !
  
  — Quoi ? demande Arthur en venant me rejoindre.
  
  — Regarde, là-bas, c’est ma copine aux gros nichons, comme tu dis.
  
  Il la zyeute un petit moment puis se tourne vers moi :
  
  — Sacré châssis, dis donc, mon salaud ! Qu’est-ce qu’elle maquille par ici, d’après toi ?
  
  — Ça, mon vieux, je te le dirai quand je le saurai, réponds-je.
  
  Et je le plante sur place pour aller aux renseignements.
  
  Mais, le temps que je fasse le tour de la bicoque de Pendle, Andrea a plaqué sa nouvelle connaissance. Paisiblement elle monte la petite rue dans le sens opposé à la mer en faisant du lèche-vitrines.
  
  Le Chinois n’est visible nulle part et je ne perds pas de temps à le chercher. Si son homologue san-franciscain a réussi à me semer dans le quartier chinois, je n’ai aucune chance de retrouver sa piste en plein Shanghai. Je choisis de prendre Andrea en filature. Discrètement, ça va de soi.
  
  Elle tourne dans une autre rue, flânant sans but apparent. Elle a la dégaine typique de la touriste en vadrouille. Mais, à mesure qu’elle s’enfonce dans le cœur de la vieille ville, je vois qu’elle commence à se sentir moins rassurée. Les rues sont tellement étroites et tordues qu’elles sont à l’ombre toute la journée sauf en plein midi. Les boutiques se transforment en vieilles échoppes incroyablement miteuses. L’« ordre nouveau » de Pékin a visiblement oublié ce quartier.
  
  On arrive dans le secteur le plus sinistre. Cinq rues convergent pour former un genre d’étoile. Le seul signe de vie est une ampoule nue derrière des barreaux dans un antique débit de tabac. Andrea s’arrête et regarde autour d’elle. Elle a l’air paumée. Et je sens qu’elle vient juste de s’en rendre compte. Elle jette un coup d’œil à sa montre, se retourne dans ma direction. Je me planque et elle ne me voit pas. Elle pousse un soupir exaspéré, fait demi-tour et rebrousse chemin. C’est à ce moment-là que tout lui dégringole dessus.
  
  Trois ostrogoths sortent d’un pas de porte semblable à celui où je me cache et lui tombent sur le poil. Les deux premiers l’attrapent par les bras pendant que le troisième lui applique une énorme paume sur la bouche. J’entends un cri étouffé. L’ampoule s’éteint dans le débit de tabac.
  
  Je sors de mon recoin. Malgré les gesticulations et les coups de pied d’Andrea, les trois types la traînent vers une porte qui a l’air condamnée mais s’ouvre, comme par magie, aussitôt qu’ils la poussent. Je fonce. J’arrive devant la porte. Bouclée. À l’intérieur j’entends des bruits de caisses renversées et quelques gémissements plaintifs. Je sors Wilhelmina, je recule d’un pas et je défonce la lourde d’un coup de pied. Tout le monde se fige.
  
  Le corsage d’Andrea est déchiré. Elle a le jean roulé au bas des chevilles. Trop pressés de s’offrir leur petite partouze sur partenaire non consentante, les lascars n’ont même pas pris le temps de lui baisser son slip, ils le lui ont arraché. L’un des joyeux compères immobilise Andrea d’un armlock dans le dos. Le deuxième est sur le côté. D’une main, il lui a empoigné les cheveux et, de l’autre, il lui colle un grand couteau sur la gorge. Quant au troisième, il s’apprêtait à faire son entrée au moment où j’ai fait la mienne. Il a le bénard descendu jusqu’aux genoux et tient dans sa main sa frétillante, martialement dressée vers le plafond. Malgré sa position et les larmes qui lui brouillent le regard, Andrea a vu ma silhouette dans l’encadrement de la porte. Elle n’a plus de main devant la bouche et hurle au secours.
  
  Le type à la bandaison se sent un peu gêné, les fesses et le reste à l’air devant l’inconnu que je suis encore pour lui. Il se baisse en toute hâte, remonte son grimpant et, tant bien que mal, bourre son attirail à l’intérieur. Le monsieur au couteau se tourne vers moi et m’adresse un sourire torve que j’interprète ainsi : « Un pas de plus et je joue du coupe-coupe. » Je m’abstiens donc de faire le pas fatal et je chatouille la détente de mon Lüger. Un petit point cerise se forme sur sa tempe tandis que sa cervelle s’éparpille par le trou de sortie, éclaboussant la hure de son compagnon le plus proche. Sa main lâche le couteau, qui tombe par terre avec un bruit de ferraille. Puis il s’écroule en tas, aux pieds d’Andrea.
  
  Celui qui lui tord le bras dans le dos est courtaud mais musclé : taillé comme un catcheur. Il la pousse de côté, s’ébroue, glisse une main sous sa ceinture et sort un pistolet. Il tire deux fois. Trop haut. Les projectiles se logent au-dessus de ma tête dans l’huisserie vermoulue. Sur le sol, son copain pousse un râle et rend l’âme dans un spasme nerveux.
  
  Le catcheur se ressaisit et me vise soigneusement. J’ajuste la mire de Wilhelmina sur sa poitrine : c’est la cible la plus facile. Je presse la détente plusieurs fois de suite. Un cercle incarnat se forme sur sa chemise. Comme au stand de tir de Fort Scott. Il y porte les deux mains, reculant à chaque impact, bute dans une caisse et fait la galipette en arrière. Il se tortille encore une seconde ou deux, puis tout son corps se raidit en bloc et une petite rigole de sang s’écoule au coin de sa bouche.
  
  Je rengaine Wilhelmina et je me tourne vers le seul qui reste. Il a enfin remis un peu d’ordre dans son intimité. C’est le plus costaud du trio et, puisqu’il s’apprêtait à passer en premier sur Andrea, c’est sans doute le chef. Oui, si je dois croire ce que j’ai vu en entrant, c’est sûrement le chef. Le temps me manque, hélas, pour vérifier en effectuant des comparaisons anatomiques avec ses deux acolytes défunts. Il ne bouge pas. Il m’attend, en garde, avec des mains semblables à d’énormes serres.
  
  Je m’avance vers lui en gueulant :
  
  — Alors, qu’est-ce que vous faisiez ? Expose ton cas !
  
  Il pousse un grognement mauvais et son poing droit part comme un boulet de canon. J’esquive et je contre d’une droite à l’estomac, suivie d’un uppercut du gauche qui le cueille à la pointe du menton.
  
  Il titube en arrière et ne s’arrête qu’au contact du mur.
  
  — Parle !
  
  Il reprend ses esprits.
  
  Il me dit en chinois qu’il ne comprend pas. Je rassemble ma culture de mandarin et je m’explique :
  
  — Qui êtes-vous ? Pourquoi L’avez-vous attaquée ?
  
  Sidéré, le costaud me répond :
  
  — C’est une belle fille. C’est tout. Ne me faites pas de mal !
  
  Je recule d’un pas en poussant un soupir. Ça ne va pas être évident de faire ça sous le nez d’Andrea mais il va falloir qu’il crache ce qu’il sait. Le coup du viol gratuit, je trouve ça un peu gros comme coïncidence.
  
  Mais, au moment où je recule, il fait un geste dans son dos et tire d’une niche de bois un de ces longs crocs métalliques que les dockers utilisent pour dérimer les sacs de jute. Je jette la tête en arrière. C’était moins une. Le bout pointu du croc passe en sifflant à un centimètre de mes yeux.
  
  Je fais une rapide torsion du poignet et Hugo, mon fidèle stylet à détente automatique, jaillit de son étui de chamois pour se loger au creux de ma paume.
  
  Le malabar me porte un nouveau coup tournant. Cette fois, la pointe du croc m’entame l’épaule. Je commence à voir rouge, ce qui est de mise dans la région. Je lui crie dans sa langue :
  
  — Arrête ou tu es mort.
  
  S’il a compris, et le contraire m’étonnerait, il ne le montre pas. Il pousse un cri de guerre de samouraï et me charge, le croc levé au niveau de ma gorge. C’est la sienne qui prend en premier. Hugo lui tranche la trachée et la jugulaire. Il reste en équilibre pendant une seconde. Le sang gicle à près d’un mètre cinquante devant lui. Andrea pousse des hurlements en essuyant d’une main hystérique les éclaboussures écarlates qui lui maculent les seins au moment où le dernier de ses agresseurs s’effondre sur le sol, aussi trépassé que ses collègues.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  J’aide Andrea à s’introduire dans les vestiges de son corsage, puis je lui pose ma veste sur les épaules. Elle se blottit contre moi et se met à sangloter en bafouillant des trucs inintelligibles. Je la tiens comme ça un bon moment. Je sais que, pour l’instant, il vaut mieux ne pas bouger. Quand je sens qu’elle a un peu évacué sa tension, je l’entraîne dans une petite pièce voisine. C’est aussi crasseux qu’à côté mais, au moins, ça ne ressemble pas à un abattoir. Je la fais asseoir sur un canapé branlant et j’attends, en la serrant contre moi, qu’elle soit capable de parler.
  
  — Ce… non… ce n’est pas possible. Je deviens folle ! Tu es un mauvais rêve. Tu attires la poisse comme un aimant…
  
  — Ça doit être mon eau de toilette…
  
  — Tu crois que j’ai envie de rire, Nick ? Euh… Paul… enfin, je ne sais même plus comment tu t’appelles !
  
  — Allons, dis-je. Ne te laisse pas asphyxier par ce qui vient de t’arriver. Il faut réagir. Bon, d’accord, tu viens d’en voir de drôles mais il te faut juste un peu de temps pour te remettre.
  
  — Quoi ! Un peu de temps ? Une dizaine de siècles n’y suffiraient pas. Avant toi, la chose la plus horrible que j’avais vue dans ma vie devait être un lapin écrasé par une voiture. Et, depuis que je te connais, tu as déjà tué quatre hommes !
  
  Je prends des gants mais je lui fais quand même remarquer qu’au moins trois d’entre eux s’apprêtaient à la violer et, peut-être à la liquider après usage.
  
  — Quant au type du bateau, je ne sais pas si ses intentions te paraissaient amicales mais moi, ça n’a pas été mon impression, dis-je pour conclure.
  
  — Oui, bien sûr, admet-elle en se roulant dans les coussins et en se laissant bercer comme une enfant. Je… je ne voudrais pas que tu me prennes pour une ingrate mais ça me laisse tout de même perplexe. Pourquoi faut-il que tout ça m’arrive à moi, et justement maintenant ?
  
  — Tu sais que tu as eu de la chance ? Heureusement que je les ai vus et je vous ai suivis jusqu’ici. Si les effusions de sang te gênent, j’en suis le premier désolé. Sache que les liquidations ne sont pas toujours aussi nettes et propres qu’on le voudrait. Maintenant, ce qu’il te faut c’est une bonne toilette. On va rentrer au bateau. Tu vas voir, je vais te récurer de pied en cap et te faire reluire comme jamais.
  
  Ça lui arrache presque un sourire.
  
  — Merci mais, pour ça, je peux me débrouiller toute seule.
  
  — Oui, je sais que tu ne manques pas de talent.
  
  Cette fois elle se marre pour de bon et me colle sa tête sur la poitrine.
  
  — Merci, Paul. Paul, oui ? Ce n’est pas Abraham ou Geronimo, cette semaine ? Je te dois plus que ce que tu penses mais je vais, malgré tout, faire mon possible pour rester en dehors de ta vie. Je ne veux pas jouer de rôle dans ce scénario-là. Moi, tout ce qui m’intéresse, c’est de sortir mes os de terre et de rentrer à New York.
  
  — Le problème, c’est que ça n’est jamais aussi idyllique dans la vie réelle, dis-je.
  
  Je lui donne une petite tape gentille sur la tête pour qu’elle s’enfonce bien ça dans la cervelle et je me lève.
  
  — C’est pourtant ce que je voudrais.
  
  — Moi aussi. Seulement le jour où ça arrivera…
  
  — Où vas-tu ? me demande Andrea.
  
  — Je vais voir si je peux trouver qui sont ces individus. Ou plutôt qui ils étaient. Je commence à en avoir jusque-là de me faire tirer dessus par des gens qui n’ont même pas la politesse de se présenter.
  
  
  Pendle triture le pistolet, l’examine sous toutes ses coutures, prend un petit tournevis et trifouille dedans en poussant des grognements chaque fois qu’il découvre un détail intéressant.
  
  — C’est un Makarov 9 mm d’un modèle relativement courant, déclare-t-il enfin.
  
  J’ajoute :
  
  — Oui mais pas récent.
  
  — Ça non. Cette arme a déjà quelques années derrière elle. Si tu as remarqué, le principe d’assemblage détente-gâchette est celui que les Russes utilisaient entre 1947 et 1961. Le ressort principal n’est pas neuf non plus, c’est un truc à feuillet.
  
  — Tu sais que les Popovs envoient leur vieux matériel au même endroit où ils envoient leurs vieux politiciens. En Sibérie.
  
  — Exact. Au dernier incident de frontière, les Chinois leur ont carotté un lot de carabines SKS 7,62 qui datait des années 30.
  
  — On en revient toujours à une question : Pourquoi un petit truand de Shanghai se baladait-il avec un pistolet de l’armée russe dans son froc ?
  
  — Tu sais, les armes russes ne sont pas rares par ici. Cette pétoire se promène peut-être à Shanghai depuis dix ou vingt ans. Mais, évidemment…
  
  — Mais évidemment, il se peut qu’elle ait été remise à son dernier détenteur dans le but exprès de me liquider.
  
  — C’est ce que j’allais dire, approuve Pendle.
  
  — Cette fois, il n’y a pas à tortiller, il faut fouiller à fond dans le passé d’Andrea.
  
  — C’est déjà parti. Je devrais avoir des nouvelles au moment de l’arrivée à T’ien Tsin. Je vais aussi essayer de savoir d’où vient l’arme mais, là-dessus, ne te fais pas trop d’illusions.
  
  Je vais me planter devant la fenêtre d’où j’ai repéré Andrea tout à l’heure et je me concasse un peu les neurones.
  
  Qui peut vouloir me faire disparaître ? Les Russes pour m’empêcher de récupérer le lidanium ? S’ils sont au courant de ma mission, il n’ont qu’à m’attendre à la frontière et me faire sauter la cervelle là-bas. C’est cent fois plus simple. À moins qu’ils n’aient envie de m’éliminer n’importe où et n’importe quand, pour le principe. Avec toutes les méchancetés que je leur ai déjà faites, ça se conçoit. Les Chinois ? Mmmouais, pourquoi pas ? Ils ne tiennent peut-être pas à partager le lidanium. Ou bien, ils pensent peut-être que je refuserai d’obéir aux ordres et de leur en donner une partie. C’est une possibilité. Et il y en a encore d’autres.
  
  — Si ça se trouve, dis-je, ce ne sont ni les Chinois ni les Russes.
  
  — Qu’est-ce que tu proposes alors ? Un mari cocu ? ricane Pendle. Avec ton palmarès, ce n’est peut-être pas à écarter.
  
  — Je ne sais pas ce que je propose. Je rentre au bateau voir si Andrea a encore besoin de réconfort.
  
  — Si elle n’en a pas besoin, opine Arthur, avec sérieux cette fois, c’est que tu peux t’attendre à de gros ennuis pour toi et pour ta mission.
  
  J’ignore ce que je dois en conclure mais Andrea n’a manifestement pas besoin de réconfort. Je la trouve sur le quai, occupée à surveiller les dockers qui transfèrent le matériel scientifique du Rainwater à la Chèvre. Un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître les symptômes. Elle a réintégré sa coquille académique. C’est à nouveau miss archéologie et plus rien d’autre ne compte. Histoire d’essayer de la faire changer de rayon, je m’approche par-derrière et je lui applique une petite claque sur le valseur.
  
  — Arrête !
  
  Sûr que si je recommence, elle va mordre.
  
  — Oh bon, je ne le ferai plus…
  
  — Alors, demande Andrea, tu as trouvé quelque chose au sujet de ces sales types ?
  
  — Rien du tout. Ils n’avaient pas le moindre papier sur eux. C’est tout à fait exceptionnel dans les crimes non prémédités. Mais, que veux-tu, ils avaient peut-être laissé leur portefeuille dans un autre pantalon avant de l’envoyer au nettoyage à sec…
  
  — Tu as de la chance de pouvoir plaisanter avec ça.
  
  — Par contre, le pétard est russe.
  
  Si l’information l’intéresse, elle n’en montre rien. Elle garde les yeux rivés sur la Land Rover qu’un énorme palan est en train de déposer sur le quai. À l’évidence, Andrea ne veut plus avoir affaire à moi, à moins que ça n’ait quelque chose à voir avec ses fouilles.
  
  Voilà Rita qui rentre, éclatante et gaie comme un rayon de soleil. Elle lance une boîte de pellicule en l’air et la rattrape en jonglant comme les gamines des rues le font avec des balles de mousse. Honnêtement, je ne suis pas fâché de voir sa jolie frimousse insouciante.
  
  Je demande :
  
  — Alors, la liaison télégraphique était bonne, aujourd’hui ?
  
  — Extra. J’ai envoyé un grand laïus. Et j’ai un coup de fil prévu pour cet après-midi deux heures. Mais qu’est-ce que tu as envie de faire à présent ?
  
  Je hausse les épaules.
  
  — N’importe quoi !
  
  Je lui offre mon bras et, silencieusement, nous repartons nous promener dans la ville.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  T’ien Tsin. Un port moderne. Les installations sont neuves. Les bâtiments administratifs qui s’élèvent au bout des quais sont agrémentés de grandes fenêtres. Les drapeaux d’une demi-douzaine de pays claquent à côté de celui de la République populaire de Chine. Il y a, bien sûr, celui des USA. Sacré Chinois ! Ils savent trop bien que je me pointe. À vrai dire, ça ne me fait pas tellement plaisir de voir qu’ils ont hissé la lingerie fantaisie ! Dans le fond, je crois que je préfère les ports anciens quand ils ont tout bêtement l’air de ports anciens. À Shanghai, c’était pouilleux à souhait, avec une espèce de menace flottante un peu partout. Pas toujours si flottante que ça, d’ailleurs, à preuve les petits ennuis de ma copine Andrea. Ici, tout au moins dans le bout de port où La Chèvre se fait délester de son chargement, je ne suis pas dépaysé. On se croirait dans le centre commercial de n’importe quelle banlieue américaine.
  
  Un seul truc archaïque : un rail unique, bouffé par la rouille, qui se balade sur la moitié de la longueur du quai. Un gros portique de chargement tout neuf est en train de transférer le matériel de l’expédition de La Chèvre à un wagon. Tout ce joyeux bazar va suivre la voie ferrée jusqu’à Linyu, terminus oriental de la Grande Muraille. Après, ce sera Fuyin, par un dernier tronçon ferroviaire puis arrêt dans la grande gare de triage. Sur les huit cents derniers kilomètres, à travers les immensités sauvages de la Mandchourie, le transport du barda sera assuré par trois camions militaires. Rita, Andrea et moi, plus le contact chinois que je dois rencontrer aujourd’hui, on aura droit à un petit avion.
  
  Rita veut aller à l’American Trade Mission de T’ien Tsin pour envoyer un nouveau contingent de pellicules à New York. La boutique n’est pas trop difficile à trouver ; c’est le plus flambant neuf des immeubles de bureaux flambant neufs qui bordent cette partie du port. Visiblement, il a été collé là pour en foutre plein la vue aux hordes de touristes yankees qui débarquent des States. C’est beaucoup plus cool que Shanghai. J’estime que Rita n’a pas besoin d’escorte. Je la laisse donc se débrouiller comme une grande et je prends la direction opposée. J’ai rendez-vous avec mon contact à 1 h de l’après-midi.
  
  Les joyeux drilles de l’ORG ont dû se prendre un pied pas possible à fignoler le protocole de la rencontre avec leurs collègues des renseignements militaires chinois. Je suis sûr que leur astuce a fait le sujet de conversations pendant plusieurs déjeuners à la Maison Blanche. Moi, depuis que je travaille dans le service – et ça fait quand même une paye –, je n’ai jamais vu un cinéma pareil.
  
  Je fais six à sept cents mètres le long du port et je trouve mon point de chute. C’est un grand restau style américain avec de vastes baies vitrées qui vous permettent de casser la graine en regardant les dockers trimer pour vous. En poussant la porte du Hwu Dye – Le Papillon –, j’ai l’impression d’entrer dans la salle de petit déjeuner d’un Holiday Inn.
  
  Exécutant scrupuleusement les consignes, je vais me poser à une table pour deux, bien à l’écart dans l’angle gauche de la salle.
  
  Sur les quarante tables, une dizaine sont occupées. Il y a quelques compatriotes. Ils ont tous la même dégaine qu’Andrea et ses collègues : smart mais décontracte. C’est mon contact qui, comme son nom l’indique, doit me contacter. Alors j’attends. Je commande un Chivas Regal et j’allume une Disque Bleu. Dur dur en comparaison de l’arôme subtil de mes NC. Seulement, on m’a défendu de les emporter avec moi car elles jouent le rôle principal dans la petite mise en scène concoctée par les artistes de l’ORG.
  
  Quand j’ai descendu mon Chivas, je fais suivre une douzaine d’huîtres et une truite aux amandes pochée dans du vin blanc. Ça peut paraître bizarre mais les rivières de Chine septentrionale et de Mandchourie regorgent de truites.
  
  J’attaque gaillardement ma douzaine d’huîtres. J’en ai tout juste gobé six quand je m’aperçois qu’un sieur accoudé au bar me couve d’un regard insistant. Par saint Mao, je suis prêt à jurer que c’est lui ! Il est mince, presque frêle, avec une peau de jouvencelle. S’il a la trentaine, c’est tout juste, et il ressemble plus à un gratte-papier qu’à un baroudeur.
  
  Mon flair légendaire a encore fait mouche. Le gars s’approche, une cigarette à la main, avec un sourire qui oblige presque ses oreilles à s’écarter pour faire de la place. Il se penche vers moi et s’enquiert avec élégance :
  
  — Auriez-vous du feu, monsieur, s’il vous plaît ?
  
  — Mais certainement.
  
  Je craque une allumette et je l’approche de la cigarette de fabrication artisanale qu’il me présente. Les initiales N.C. en lettres d’or ont franchement l’air déplacées dans ce bec asiatique.
  
  Je récite ma leçon :
  
  — Mélange spécial, n’est-ce pas ?
  
  — Oui. Voulez-vous goûter ?
  
  — Volontiers.
  
  Et c’est vrai. J’écrase ma Disque Bleu pour happer la NC qu’il me tend. Je l’allume et j’aspire une longue bouffée de fumée que je laisse voluptueusement descendre jusqu’au fin fond de mes alvéoles pulmonaires.
  
  — Vous aimez ?
  
  — Ennôôrrmément.
  
  — Gardez donc le paquet, me propose généreusement le jeune mao.
  
  Tu parles, c’est moi qui régale !
  
  — Je m’appelle Pao, reprend le mao en s’asseyant sans y avoir été invité. Je trouve cette histoire de la cigarette particulièrement idiote mais mes supérieurs y tenaient.
  
  Je le réconforte :
  
  — Il paraît que ça fait bon effet dans les rapports secrets.
  
  — Je vous appellerai docteur Rainsford, comme convenu. Votre voyage s’est bien passé ?
  
  — Très bien, merci. Aucun problème.
  
  Il a l’air soufflé.
  
  — Tiens, j’avais entendu parler d’une fusillade sur le bateau.
  
  — Moi aussi. Mais on n’a rien retrouvé. Pas de cadavre, pas même une trace de sang.
  
  Cette fois, il a l’air carrément estomaqué. De deux choses, l’une : soit il pense qu’il y a eu fusillade, soit il le sait. S’il le pense, OK, c’est simplement qu’il a eu vent du rapport du capitaine. Mais s’il le sait, encore de deux choses, l’une : soit Andrea en a parlé, car elle est la seule au courant à part moi, soit le pistolero que j’ai expédié par-dessus bord était un agent chinois. En tout cas, la réaction de Pao est bizarre.
  
  — Enfin, passons, dit Pao. L’important est que vous soyez sain et sauf.
  
  C’est aussi mon avis. J’attends qu’il me parle des pépins d’Andrea à Shanghai, mais pas un mot. Ou il ignore tout, ou il se méfie, maintenant. Je demande :
  
  — Quand décollons-nous, Pao ?
  
  — Dès que le train sera chargé. Cela peut prendre deux heures, peut-être trois. L’aéroport est tout près d’ici. J’enverrai une voiture vous prendre au bateau.
  
  Je fais « non » de la tête.
  
  — J’ai plusieurs choses à faire. D’abord, finir de déjeuner. Ensuite, j’aurai quelques détails à régler avec le responsable de la compagnie d’affrètement. Je vous rejoindrai en taxi.
  
  — Comme vous voudrez. Il y aura aussi le Dr Regan et cette demoiselle Brennan, n’est-ce pas ?
  
  — Exact.
  
  — Quel est le rôle de Mlle Brennan ?
  
  — Elle est photographe de l’expédition.
  
  — C’est tout. Elle n’est pas scientifique ?
  
  — Pas que je sache. Mais soyez sans inquiétude, Pao. Je l’ai soigneusement sondée.
  
  Si j’ose dire…
  
  Pao me décoche un petit sourire tranchant comme un coupe-verre, repousse sa chaise et conclut :
  
  — Moi aussi, j’ai des détails à régler. Nous nous retrouvons à l’aéroport.
  
  — OK, et merci pour les cigarettes.
  
  
  À T’ien Tsin, les bureaux de la Propylon Trading Company se situent au dernier étage d’un building proche du front de mer. Contrairement à Shanghai, ça sent le fonctionnel, le neuf et l’aseptisé. Mais je me demande si ça suffit à expliquer l’air tout chose du père Arthur.
  
  — Salut, Nick ! J’ai des nouvelles qui ne vont sûrement pas te plaire.
  
  — C’est ma journée, Arthur. Je viens d’apprendre que le collègue chinois était au courant pour le suif sur le Rainwater.
  
  — Joyeux, joyeux, commente Pendle. Ça recoupe justement les renseignements que j’ai reçus pour toi.
  
  — Splendide. Raconte.
  
  — Ta miss gros-lolos, tu l’as beaucoup vue ces derniers temps ?
  
  — Non. En ce moment, ce serait plutôt miss courant d’air.
  
  — Voilà. On a retrouvé dans son pedigree un certain nombre de choses qu’elle prend bien soin de ne pas préciser dans son curriculum vitae.
  
  — Accouche.
  
  — Tu te souviens des mouvements d’étudiants ?
  
  — Douloureusement.
  
  — Elle faisait partie d’un groupe qui a occupé par la force les locaux administratifs de l’Université de Columbia.
  
  — Elle n’était pas la seule. Il n’y a pas de quoi en faire un fromage.
  
  — Tu vas peut-être changer d’avis quand je te dirai qu’elle était membre des Weathermen, la fraction la plus activiste du SDS[3].
  
  — Ouais. C’est déjà plus sérieux…
  
  — Tu sais que certains membres des Weathermen vivent encore dans la clandestinité aujourd’hui. On a retrouvé dernièrement des documents où son nom était mentionné. D’après ce qu’on sait, elle aurait quitté le groupe vers 1970. En fait, depuis plus de dix ans, elle se comporte en bonne citoyenne membre de la majorité silencieuse, mais n’empêche…
  
  — Merde, mais c’est dingue ! Comment a-t-on pu révéler ma véritable identité à une ancienne sympathisante du SDS !
  
  — L’ORG, mon vieux Nick, explique Pendle en grinçant des dents. Elle a été chaudement recommandée.
  
  — Ne m’en dis pas plus, Arthur, je vais faire une attaque ! Tu te rends compte qu’Andrea n’a peut-être jamais cessé de faire connaître mes mouvements à l’autre bord. En plus, quand je parle d’autre bord, il y en a deux. Est-ce qu’on sait si elle était marxiste-léniniste ou maoïste ?
  
  — Ni l’un ni l’autre. Apparemment, elle était du genre déboussolée à l’époque, et il semblerait que sa participation aux émeutes ait été une erreur de jeunesse. Tu sais, il ne faut quand même pas trop dramatiser. Je te dis ça simplement pour que tu l’aies à l’œil. La plupart des étudiants américains qui s’inscrivent à des mouvements le font parce qu’ils sont seuls et cherchant à se faire des relations.
  
  — Pour le radada ?
  
  — C’est ce qu’on raconte. Bon il y a aussi un message de Hawk pour confirmer les ordres qu’ils t’a donnés.
  
  — C’est tout ? Rien de nouveau ?
  
  — Rien. Tu dois faire entière confiance aux Chinois, collaborer avec eux et leur donner la moitié du lidanium en rentrant de Russie.
  
  Là, j’explose :
  
  — Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Depuis quand ai-je besoin qu’on me répète mes ordres ?
  
  — À ma connaissance, ça n’a jamais été nécessaire.
  
  — Heureux de te l’entendre dire ! Tu crois que c’est encore un coup de La Branlette ?
  
  — J’en ai bien l’impression, me fait Arthur d’un air navré. Je crois que ta réputation de forte tête leur fout un peu les foies.
  
  — Forte tête peut-être, mais j’ai toujours exécuté mes ordres. Sauf, bien sûr quand j’avais une bonne raison de ne pas le faire.
  
  — Tu veux mon avis, vieille noix ? questionne Arthur. Ces messieurs de l’ORG doivent penser que tu pourrais la trouver cette bonne raison. Bon. Dans l’état actuel des choses, il faut faire avec ce qu’on a. Suis tes consignes tant qu’il n’y a pas de nouveau. Et prends ça, ça pourra peut-être te servir.
  
  Il me tend un petit émetteur radio incorporé à une boucle de ceinturon de style western, et précise :
  
  — Il émet sur deux fréquences. Celle des forces militaires chinoises…
  
  — … pour autant qu’ils ne nous préparent pas un coup de Trafalgar et que j’aie besoin de leur aide du côté de la frontière, dis-je.
  
  — Bien sûr, approuve Pendle. Et aussi sur la fréquence de l’AXE.
  
  Je réponds :
  
  — Ça, justement, c’est au cas où ils nous prépareraient le coup de Trafalgar.
  
  — Exact, confirme Pendle.
  
  — Qui sera à l’écoute sur la fréquence de l’AXE ?
  
  — Tout le monde. Moi compris. J’écouterai d’ici.
  
  — Qu’est-ce que ça changera, Arthur ? Tu comptes prendre un avion pour aller me repêcher si j’ai des pépins ?
  
  — Non, évidemment. Mais on a une petite escadre en manœuvre dans la Mer du Japon. Elle pourra peut-être s’avérer utile le cas échéant. Allez, Nick, ne fais pas cette tête d’enterrement. On a quand même pas mal de chances que tout se passe bien.
  
  J’acquiesce d’un signe de tête pas très convaincu et je me lève.
  
  — J’ai un avion à prendre, Arthur, ciao !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  L’aéroport se situe à Hsi-ti-t’ou, un petit patelin au nord-est de T’ien Tsin. L’essentiel du voyage est fait de blocs de béton en hauteur pour le dodo et de blocs de béton en longueur pour le boulot. Comme tout ça se touche presque, il n’y a pas besoin de faire passer le métro. L’aérodrome se compose, en tout et pour tout, de deux pistes. Pas de tour de contrôle, juste une manche à air qui flotte au sommet d’un grand pylône d’acier. Les portes du hangar décrépit ont l’air de ne pas avoir été ouvertes depuis des siècles. Il est flanqué d’une baraque de chantier guère plus reluisante, apparemment oubliée là et que les pilotes ont colonisée pour en faire leur QG.
  
  Dans ce décor sinistre, l’avion, un British Beagle rutilant, rouge et blanc, ressemble à un oiseau des îles perdu dans un poulailler désaffecté. Pao est là. Il surveille le chargement des bagages de Rita et Andrea qui ne sont pas encore arrivées. Je m’approche.
  
  — Où sont les femmes ?
  
  — Leur voiture a crevé mais elles ne vont pas tarder.
  
  Ça m’en bouche un coin.
  
  — Comment savez-vous qu’elles ont crevé ?
  
  — La radio, répond Pao en indiquant la petite antenne qui pointe sur le toit de sa vieille Mercedes.
  
  Le pilote est en train de se taper une tasse de thé dans l’abri de chantier. On peut parler tranquillement. Je demande à Pao quel genre d’histoire il a prévu pour justifier sa présence aux yeux du reste de l’expédition.
  
  — Je suis de Harbin, la capitale de la province de Hei-Long-Kiang. C’est là que nous allons. Dites-leur que je suis votre guide et votre interprète.
  
  — Je n’ai pas besoin d’interprète.
  
  — Vous peut-être mais mesdemoiselles Regan et Brennan ?
  
  — Pigé, fais-je. Combien de temps va durer le vol ?
  
  — Une demi-journée. Il y aura une escale à Harbin pour faire le plein. L’avion a une autonomie de 600 kilomètres. C’est un appareil à huit places conçu pour le transport des hommes d’affaires.
  
  — Mazette ! Les maos avancent à pas de géant sur le chemin de l’occidentalisation.
  
  — Savez-vous piloter, docteur Rainsford ?
  
  — Non.
  
  S’il sait que je mens, cette fois, ça ne se voit pas. S’il ne le sait pas, c’est tant mieux. J’aime autant ne pas éveiller sa méfiance. L’avion pourra peut-être me servir en cas de bavure et, si Pao est persuadé que je ne peux pas l’utiliser, il oubliera sans doute de cacher les clefs.
  
  Un nuage de poussière s’élève sur la route de terre de l’aérodrome.
  
  — Les voilà, annonce Pao dont la puissance de déduction me laisse baba.
  
  Une minute plus tard, Andrea descend de voiture, l’air très boulot-boulot et un peu agacée par le retard dû à la crevaison. Elle s’avance droit vers moi et me demande si le chargement est terminé. Je réponds que oui.
  
  — Qui est-ce ? demande-t-elle en désignant Pao.
  
  Je présente Pao en expliquant que c’est notre guide et notre interprète. Et puis, j’ai l’idée d’ajouter un petit détail de mon cru qui, je pense, pourra faire bonne impression :
  
  — Il est garde forestier.
  
  Fiasco complet. Pao fait une petite courbette et Andrea lui concède une poignée de main digne de miss Antarctique, même pas assortie d’une ombre de soupçon d’ébauche de risette. Ces chaleureuses formalités accomplies, elle trace directement sur le compartiment à bagages du B.206 Beagle pour vérifier qu’on n’a pas oublié sa provision de dentifrice.
  
  Puis c’est Rita qui arrive, toute pétillante, dans une débauche de contorsions du popotin.
  
  — Tu as vu ce terrain ? dit-elle. On se croirait revenu à l’époque de Lindbergh.
  
  — Eh bien vas-y, sors ton Nikon, fais-je.
  
  Elle m’énerve un peu avec son perpétuel mitraillage.
  
  — Pas la peine de gâcher de la pellicule, répond-elle. Des terrains comme ça, il en reste autant qu’on en veut dans le Kansas. J’en ai même trouvé à New York. Tu n’as rien de plus intéressant à proposer ?
  
  — Va donc dans l’avion et attends le décollage. Tu auras bientôt du spectacle.
  
  Elle s’exécute, charriant avec elle deux sacs bourrés d’appareils et de pellicules.
  
  Le pilote chinois sort de l’abri. Il porte une combinaison de parachute kaki délavé et une Thermos de thé sous le bras. Avec l’air de s’emmerder à cent sous de l’heure, il se cale dans son siège et fait partir le moulin. Pao grimpe dans l’avion derrière Rita. Andrea revient vers moi et hurle pour couvrir le foin des deux hélices :
  
  — OK, on est partis pour la Mandchourie. Mais moi, c’est pour y faire des fouilles. Rien que des fouilles. Vu ? Tu t’occupes de tes affaires dans ton coin mais je ne veux plus en entendre parler.
  
  — Promis juré !
  
  Elle fronce les sourcils et s’engouffre dans la carlingue du B.206. Je la suis et, quelques minutes plus tard, l’appareil décolle dans un rugissement de moteurs. Cap sur le nord-nord-est et le cœur de la Mandchourie sauvage.
  
  
  Après avoir fait du carburant à Harbin, on suit le cours de la Soungari sur quelques kilomètres, jusqu’à ce qu’elle file brusquement vers l’est pour aller rencontrer l’Amour, ce dont personne ne saurait la blâmer. À vue de nez, on vole à environ cinq mille pieds. Le pilote a l’air de suivre le tracé de la route Harbin-Aihui, un mince ruban de béton traversant les prairies du massif du Petit Khingkang. Tout à coup, la route fait un crochet à l’ouest pour visiter Pei-ngang et nous avons l’impression d’être tout seuls dans cette immensité couverte de tiges de kaoliang qui, dans quelques mois, seront aussi hautes que le maïs de mon pays.
  
  La route Harbin-Aihui nous rejoint juste à temps pour s’encastrer en même temps que nous entre deux montagnes. Suivant les instructions de Pao, le pilote redescend aux alentours de cinq cents pieds. Les chaînes du Petit Khingkang qui se dressent au bout de chaque aile, nous offrent un coup d’œil du tonnerre de Zeus. Il faut lever la tête, maintenant, pour voir, sur les sommets les plus élevés, les plaques de neiges éternelles qui résistent aux canicules de l’été mandchou. Virage sur l’aile à gauche et, pouf, voilà l’Amour qui nous tend les bras. La chaîne du Khingkang se désagrège rapidement pour faire place à de petites collines arrondies couvertes de forêts. Je reconnais le paysage pour l’avoir vu sur la photo-satellite que m’a montrée le boss. Bientôt, il n’y a plus que de la forêt sous nos pieds et deux traits irréguliers : la route à une voie qui va vers Aihui et un petit ruisseau. Je n’ai encore jamais vu une forêt pareille. C’est encore plus dense que les Ardennes. De cinq cents pieds, je ne distingue même pas la trace d’une piste sur le sol.
  
  Aihui et Hsun-k’o, sur la rive chinoise de l’Amour, forment avec Belogorsk et Zavintinsk, du côté russe, un carré de plus de dix mille km2 couverts de ruisseaux et de forêts pratiquement impénétrables, coupé par le vaste lit de l’Amour.
  
  Aihui est un petit bourg de bûcherons, sur la rive gauche du fleuve. Ses quelques habitants permanents qui ne vivent pas du bois tiennent des comptoirs où viennent s’approvisionner pendant leurs migrations les tribus nomades de chasseurs et de bergers. Ces nomades troquent des peaux, des bois de rennes et diverses marchandises qu’ils trouvent dans la forêt, y compris les outils de pierre datant du paléolithique. Au moment où les hélices s’arrêtent dans un tourbillon de poussière, je me demande si le brave bipède qui a trouvé le vieux grattoir n’aurait pas mieux fait de le foutre en l’air tout de suite.
  
  J’ouvre la porte et j’aide les autres à descendre sur la piste de terre. Andrea s’acharne sur la fermeture du compartiment à bagages. Je vole à la rescousse. La manœuvre est simple. Il suffit de tourner d’un quart de tour à gauche la poignée encastrée. Un bruit de moteur se fait entendre. Je tourne la tête et je vois un camion arriver en cahotant sur les irrégularités de la route non goudronnée. C’est un véhicule militaire avec des ridelles et des arceaux métalliques recouverts de toile. Il arbore fièrement les étoiles jaunes sur fond rouge de la République populaire de Chine.
  
  — C’est vous qui avez commandé le taxi, Pao ?
  
  — Bien sûr, me répond-il en se fendant la pipe. Deux hommes vont nous conduire sur le site et nous aider à installer le campement. Ça vous va ?
  
  — Parfait, répond Andrea, comme si on lui avait demandé quelque chose.
  
  Le bahut s’arrête près du B.206. Elle empoigne deux de ses sacs et lance avec dynamisme :
  
  — En route !
  
  — Hé ! dis-je. Il n’y a pas le feu ! On va d’abord faire un tour au village.
  
  — Non, docteur Rainsford. Nous avons du travail.
  
  — Du travail ? Mais le matériel n’arrive que dans deux jours !
  
  — Justement, il faut que tout soit prêt pour son arrivée, fait-elle en fourguant ses sacs à l’arrière du camion.
  
  Pas la peine d’insister avec cette tête de lard. Je me rabats sur Pao.
  
  — Il faut vraiment partir tout de suite en brousse ?
  
  — Pas question, décide mon vénérable collègue. J’ai le mal de l’air et il faut que j’aille me calmer l’estomac avec du lait froid et quelque chose de solide.
  
  — Le Dr Regan veut aller se mettre au travail immédiatement.
  
  — Qu’elle y aille, réplique le mao Pao. Si elle aime marcher, elle a tout le terrain qu’il lui faut pour prendre de l’exercice. Pour le camion, c’est moi qui commande. Nous sommes dans mon pays, ici, pas dans le sien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Ballotté par les secousses du camion, je picore nonchalamment ma portion de renne braisé au riz sauté. La route qui longe l’Amour n’a de route que le nom. En fait, c’est une étroite percée qui ressemble plutôt à une tranchée coupe-feu. Les branches des arbres claquent de chaque côté de la bâche. Le détour forcé par Aihui n’a pas fait plaisir à Mlle Andrea. Elle est allée se coincer au fond de la caisse et fait sa grosse boudeuse.
  
  Le village de Kumaror, à quinze kilomètres d’Aihui, est l’image même de la désolation. En fait de village, il se limite à une grappe de petites huttes, plantées au confluent de l’Amour et d’un gros torrent. Les pêcheurs mandchous doivent être habitués aux camions militaires. Ils lèvent à peine le nez de leurs filets et de leurs séchoirs à poisson pour nous regarder passer. Après Kumara, la route rentre dans les terres en longeant le gros torrent qui n’est autre que la rivière dont Andrea m’a parlé lors de notre première rencontre. Soudain, le chauffeur fait halte sans avertir. Tout le monde empoigne les arceaux pour ne pas se retrouver les quatre fers en l’air.
  
  — Nous voilà arrivés, annonce Pao, jamais à court de judicieux commentaires.
  
  — Presque dans les temps, ronchonne Andrea.
  
  Aussitôt, elle écarte les deux panneaux de toile qui font office de porte et saute à terre avec aisance. Je m’offre quelques plaisirs tactiles en aidant Rita à descendre, puis j’abandonne mes compagnons au déchargement de leurs bagages. Un petit coup d’œil devant le camion me permet de constater que la terre de la route est intacte. Si quelqu’un est passé par là récemment, il a bien fait le ménage avant de partir. Idem du côté de la fouille : le sous-bois est ancien et en bon état. Visiblement, il ne passe pas des masses de touristes dans le secteur, et j’en suis bien content.
  
  La fouille est à cent cinquante mètres en contrebas, presque au bord du torrent qui déverse dans l’Amour ses eaux glacées provenant des sommets du Kingkang. On y accède par un chemin de rennes balisé à l’aide de traits rouges peints sur les arbres. La mousse a été piétinée par une foule de sabots mais il n’y a aucune trace de semelles. Depuis des millénaires, les eaux tumultueuses du torrent rabotent la montagne et, par endroits, il coule au fond d’un ravin de dix à douze mètres. Tous les quelques siècles, un éboulement de roches se produit et l’à-pic se transforme en pente douce, jonchée de débris caillouteux de toute sorte. C’est dans un de ces éboulis que le grattoir d’Andrea a été retrouvé. Voilà miss archéologie qui me rejoint. Elle a l’air de meilleur poil.
  
  — Fantastique ! s’exclame-t-elle. Les outils de silex ont dû rouler, emportés par les ruissellements saisonniers. La strate paléolithique se trouve certainement à moins de deux mètres sous le niveau actuel du sol. Nous pouvons immédiatement commencer à explorer le versant de la vallée pour voir si c’est exact.
  
  — Comme il te plaira, dis-je, peu désireux de la contrarier encore une fois.
  
  Ce que je suis en train de me dire à moi, c’est qu’il doit être très facile de rejoindre l’Amour en longeant le torrent.
  
  — Nous allons installer le camp là-haut, décide Andrea en indiquant une étendue d’herbe à rennes toute proche de la déclivité. Va faire planter les tentes, si tu veux bien. J’ai envie de faire une petite tournée de reconnaissance par ici.
  
  J’obtempère, mais je vais d’abord jeter un coup d’œil sur les lieux pour voir s’ils sont praticables. Le dégagement est assez grand pour accueillir nos cinq tentes, seulement il y a deux ennuis : Primo, l’à-pic de douze mètres qui peut être dangereux en cas de visite indésirable, ou tout bêtement, si quelqu’un s’offre une crise de somnambulisme. Secundo, c’est trop exposé. À trois kilomètres de la frontière soviétique, un camp situé à cet endroit serait immédiatement repéré par les avions de reconnaissance. Pao se pointe vers moi, traînant une tente roulée. Je lui dis qu’il ne vaut mieux pas s’installer ici.
  
  — Évidemment, opine-t-il. Trop exposé. C’est une idée de Mlle Regan ?
  
  — Ouais, réponds-je en m’efforçant de ne pas trop m’interroger sur les raisons qui ont motivé le choix de ladite Mlle Regan.
  
  — Nous allons dresser le camp dans les bois, décrète Pao. En coupant quelques arbres, si nécessaire. Avec un peu de chance, nous trouverons peut-être une vieille zone de campement indigène. Elles sont nombreuses par ici. Et puis nous pourrons faire du feu sans nous inquiéter. Les Russes connaissent tous les points de campement des nomades.
  
  — Il y a des tribus en ce moment ?
  
  — Les Mukhinos devraient bientôt traverser la région.
  
  — Les Mukhinos ?
  
  — Une tribu mandchoue. Très vieille et aussi très petite. À cette époque de l’année, ils suivent la migration des rennes vers le nord. Ils traversent l’Amour. Les Russes les laissent tranquilles parce qu’ils ne dérangent personne.
  
  — Très intéressant, dis-je.
  
  — Non. Ils ne nous aideront pas. Ils vivent uniquement entre eux et pour eux. Je vais aller nous chercher un bon emplacement pour la nuit.
  
  Et il s’en va, toujours en traînant sa tente derrière lui. Je marche jusqu’au bord du ravin et je regarde en bas. Andrea, les pieds presque dans l’eau, est en train de trifouiller dans les cailloux avec un bâton. Le torrent file vers le nord, en ligne à peu près droite sur quelque chose comme un kilomètre et demi puis bifurque soudainement sur la gauche et disparaît.
  
  Tout à coup, du coin de l’œil, je capte un mouvement dans les taillis à l’orée de la clairière, juste à l’opposé de la direction que Pao vient de prendre. Il n’y a pas un pet de vent. Donc c’est un animal. À quatre pattes ou à deux pattes ? Je fais semblant de n’avoir rien remarqué et je continue à zyeuter le torrent.
  
  Ça se remet à bouger ce coup-ci, c’est sûr, je n’ai pas eu de vision. Une silhouette, plutôt petite, a fait plier un arbuste. Je sors ma plus belle foulée et je fonce vers le point suspect. Mais quand j’arrive, il n’y a plus rien. La bestiole ou le curieux a disparu. Par où ? Mystère. De toute façon, il n’est pas question de poursuivre quoi que ce soit dans ces taillis à couper à la machette.
  
  Le feu est immense. Il éclaire tout notre coin de forêt. Seules les cimes des arbres disparaissent dans l’obscurité. Je sirote à petites lampées une tasse de thé noir, puis je fume la dernière NC de mon paquet en écoutant pétiller les braises. Maintenant que les opérations de fouille ont vraiment commencé, je n’ai plus rien à faire.
  
  Bien qu’elle ait encore trente-six heures à attendre pour recevoir son matériel, Andrea n’a pas perdu son temps. Avec de la grosse ficelle, elle a déjà quadrillé une grande portion de la pente qui descend vers le torrent. Chaque case porte un numéro qui lui permet de cataloguer les vieilleries qu’elle trouve. Pour l’instant sa récolte est plutôt maigre : juste un bout d’os taillé qui pourrait bien être de fabrication récente. Je l’ai aidée à poser ses petites cases mais rien de plus. J’ai expliqué à Rita et aux autres que je suis ici pour chercher d’autres sites paléolithiques. Ça me permettra de justifier mes excursions en forêt, y compris les quelques jours qu’il me faudra pour aller dénicher le lidanium et le ramener.
  
  Rita roupille comme un sonneur sous sa tente. Andrea est encore en train de se gratter le crâne en contemplant son os. Sans rien dire, je m’éclipse discrètement. Une large piste de rennes, qui doit être une importante voie de migration, traverse le torrent à environ huit cents mètres au nord. Je la prends. Madame la lune, qui est de sortie, m’éclaire généreusement. Je ne sais pas bien pourquoi mais j’ai envie de me retrouver un peu seul. Ma vieille âme de célibataire, sans doute… Mais, bizarre bizarre, plus je m’enfonce au cœur de la forêt, plus j’ai l’impression d’avoir de la compagnie.
  
  La piste emprunte une pente douce, semblable à celle qu’Andrea est en train d’explorer, et franchit le torrent à un endroit particulièrement peu profond. Près du bord, je trouve un emplacement avec des galets qui roulent sous les pieds en produisant des raclements sonores. Je m’allonge, je me croise les mains derrière la nuque et je fais celui qui pique une ronflette.
  
  Je suis comme ça depuis presque une heure et je commence à avoir des fourmis quand ça arrive. Craquements de brindilles pour commencer, puis bruits de pas sur les galets. Je n’entends pas de voix, juste une respiration laborieuse. Tout doucement, j’ouvre une paupière d’environ un demi-quart de dixième de millimètre mais ça me suffit pour voir un individu, accroupi près de moi. D’une main, je l’agrippe au collet et, de l’autre, je lui applique Hugo sur la gorge. Il se met à gueuler dans une langue gutturale, que je n’ai jamais entendue puis, après une seconde de réflexion, gémit en chinois boiteux :
  
  — Ne me faites pas mal !
  
  Je sors de son écrin mon plus bel accent mandarin histoire de lui en mettre plein la vue et de l’interroger sur son identité.
  
  — Je suis Mukhino, répond-il.
  
  — Toute la tribu ?
  
  — Non. Je suis Setka. Je suis envoyé pour voir qui vous êtes et quoi vous faites ici.
  
  — Ils auraient pu envoyer quelqu’un de plus jeune.
  
  — Je suis ancien ! fait-il, l’air outré et je seul parle langue mandarine.
  
  — Bien sûr. Et c’est vous qui m’avez observé au bord du ravin cet après-midi ?
  
  — Non. C’était Cila, petite-fille à moi. Seulement dix ans. Elle court dans buissons beaucoup plus vite que moi.
  
  — Et que moi aussi, admets-je avec simplicité.
  
  — C’était exprès, m’apprend Setka. J’ai bien enseigné à elle… J’ai pris soin d’elle parce que sales Russes ont pris mon fils et sa femme et faussement accusé eux de vol. C’était vraiment faux mais quoi dire à des chiens ? Vous êtes américains ?
  
  — Oui, homme de science. Je suis ici pour étudier la vie des hommes de jadis.
  
  Setka se creuse un moment le cigare puis répond :
  
  — Je ne comprends pas.
  
  — La manière dont les hommes vivaient il y a des milliers et des milliers d’années. Nous regardons les pierres, la terre, les os…
  
  — Ah oui ! Je me rappelle, maintenant. La pierre coupante que mon frère a vendue à Kumara. C’est elle qui t’a fait venir de ton lointain pays ?
  
  — Exactement.
  
  — Je ne sais rien de ces choses, m’avoue Setka.
  
  Et il agite dans les airs une vieille main fripée pour illustrer son manque d’information et, par conséquent, d’intérêt.
  
  — Nous occupons l’un de vos vieux points de campement. Est-ce un problème ?
  
  — Non. Ils sont nombreux. Celui-là n’a pas servi depuis beaucoup, beaucoup d’années. Nous changeons souvent point de campement, pour laisser forêt se refaire. Nous voulons juste savoir qui vous êtes.
  
  — Et maintenant, vous savez, dis-je.
  
  — Et maintenant, je sais, répète le vieil homme avec un sourire énigmatique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  — Nous partirons bientôt vers côté russe de fleuve pour passer reste d’été, me dit Setka.
  
  — Encore quelques mois.
  
  — Dans ton pays, peut-être. Dans mon pays, un mois, pas plus. Hiver vient vite, ici. Nous passons hiver où nous avons toujours passé hiver, et tant pis pour Russes.
  
  — Il y a beaucoup de Russes où vous allez ?
  
  Le vieil homme secoue la tête.
  
  — Pas beaucoup. Patrouille de temps en temps. Ils n’ennuient pas Mukhinos. Sauf quelquefois, quand ils accusent Mukhinos de faux vol.
  
  Ce vieillard ratatiné à la chevelure d’un blanc fantomatique pourrait donner des leçons à pas mal de « civilisés » que je connais. Je le trouve plutôt sympa. Je m’assieds près de lui sur les cailloux pour continuer à tailler la bavette. Honnêtement, je dois tout de même avouer que ce n’est pas totalement désintéressé. Je demande :
  
  — Où se trouve votre campement actuel ?
  
  — Un kilomètre plus un demi-kilomètre vers bas de rivière. Sur autre rive. Toi veux nous rendre visite demain ?
  
  — Certainement. Puis-je vous apporter quelque chose ? De quoi avez-vous besoin ?
  
  — Tout ce que nous avons besoin, nous prenons dans nature ou nous fabriquons, réplique Setka.
  
  Aïe ! J’ai dû faire une gaffe !
  
  Il grommelle encore quelque chose, se lève et s’en va.
  
  Quand j’arrive au camp, tout le monde roupille dur, sauf Pao. Je le trouve assis en tailleur devant le feu, en train de faire réchauffer un gobelet de thé. Apparemment, il m’espère depuis un moment.
  
  — D’où venez-vous ? questionne-t-il un peu sèchement.
  
  — J’avais envie de me dégourdir les jambes.
  
  — Comme ça ? En plein terrain inconnu ? À la nuit tombée ?
  
  Oh là là, mais de quoi je me mêle ? Je lui balance :
  
  — Hé oui, comme ça ! Vous avez peur que je me fasse tuer par un renne, peut-être ?
  
  — Les rennes ne sont pas les seuls animaux dans la forêt, répond Pao.
  
  Il se verse du thé dans une timbale et me tend le gobelet. Je décline poliment. Il lève son verre en guise de bonsoir et je prends le chemin de ma tente. Une petite tente cabanon de deux mètres quatre-vingts sur deux mètres quatre-vingts, juste assez pour deux petits lits de camp ou un seul grand. Mon flair de grand limier international m’a conseillé de prendre un grand. C’est ce que j’ai fait et je m’en félicite.
  
  Je trouve Rita dans mon sac de couchage à deux places. Elle ouvre un œil bouffi de sommeil.
  
  — Incapable de dormir seule, toi, hein ? dis-je en m’asseyant sur le bord du lit de camp pour enlever mes bottes.
  
  — Impossible, c’est beaucoup dire mais puisque tu es disponible…
  
  Au milieu de la nuit, la température descend autour de 10®. Ça fait quand même frisquet et je m’aperçois que la présence de Rita est appréciable à plus d’un titre.
  
  
  Dès que le soleil se lève sur l’horizon, le thermomètre remonte en flèche. Premier point de mon programme : la visite au campement des Mukhinos. Je tiens à y aller seul. L’ennui, c’est que Rita a l’air en mal de compagnie. Elle a pris toutes les photos possibles du terrain de fouille et des croisillons de ficelle et, comme le matériel ne se pointe qu’en fin de journée, il ne lui reste plus qu’à se tourner les pouces. En un mot, elle s’emmerde.
  
  Elle me sort la grande scène du II :
  
  — Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas m’emmener !
  
  — Écoute, Rita… Ce n’est pas que je ne veux pas. Je ne peux pas !
  
  — Dis donc, j’ai des jambes. – Ça, j’avais remarqué. – Je suis capable de marcher.
  
  — Le parcours est très accidenté.
  
  Là, elle se fout carrément en boule :
  
  — Non mais tu rigoles ? Tu vas voir une tribu pratiquement inconnue en dehors de la Mandchourie et tu veux m’empêcher de venir parce qu’il y a quelques trous et quelques bosses sur la route ! Je ne peux quand même pas louper un scoop pareil !
  
  — Je te propose un marché. J’y vais seul aujourd’hui et, si je trouve que le chemin n’est pas trop impraticable, je t’emmène avec moi une autre fois. Ça te va ?
  
  — Non, ça ne me va pas.
  
  Bon, elle l’aura cherché :
  
  — Mademoiselle Brennan, sachez que je n’ai pas signé pour le meilleur et pour le pire. J’ai décidé de sortir seul ce matin et vous, vous resterez au campement. Un point, c’est tout.
  
  Là, elle fait vraiment la tronche. Mais je n’ai pas l’occasion de l’admirer bien longtemps car elle me présente presque illico le pôle sud de son anatomie. À grands pas rageurs, elle file vers la fouille où, malgré l’heure très matinale, Andrea est déjà en train de creuser, affolée comme un ratier qui vient de flairer une piste.
  
  Je lace mes grosses chaussures de randonnée. J’ai mis un jean délavé, une chemise de flanelle rouge et blanche et une vieille veste de treillis. Pour compléter ma panoplie de professeur d’archéologie un peu fauché, j’emprunte le petit Yashica de Rita et je me le flanque en bandoulière.
  
  Je vérifie que personne ne me file le train et je prends la grande piste de rennes jusqu’à l’endroit où j’ai rencontré Setka hier soir.
  
  La berge est déserte. Le torrent ne fait guère plus de quinze mètres de large à cet endroit et de grosses pierres permettent de passer facilement à gué. Elles sont disposées en espacements réguliers. Visiblement, ce sont les Mukhinos ou d’autres nomades qui les ont agencées de cette façon pour leur usage personnel. Sur l’autre rive, la grande piste s’enfonce dans les terres mais j’en trouve une autre, beaucoup plus étroite, qui longe le torrent. C’est ce sentier que je me décide à prendre. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que la piste principale me paraît un accès trop évident pour aller au campement.
  
  Le sentier est couvert de sable et de cailloux. Il rase le bord de la vallée. À droite l’à-pic, à gauche, des broussailles auxquelles je m’accroche à chaque pas, pour éviter de faire le grand plongeon. De temps en temps, des galets glissent sous mes semelles et dégringolent dans le précipice.
  
  Le raidillon va en montant. Les eaux du torrent doivent maintenant couler à près de vingt mètres sous mes pieds. Ça fait un effet bœuf de se trouver comme ça à quelques centimètres d’un ravin pareil. Je balaie le paysage devant moi et j’aperçois l’amorce d’un dégagement. Le sentier s’élargit pour former une sorte de corniche entre le précipice et un pan de montagne. Tiens ! un mouvement qui me rappelle celui que j’ai surpris hier un peu plus près du camp…
  
  Je continue d’avancer à pas de loups jusqu’à la corniche et je m’accroupis derrière un buisson pour observer les lieux. Une gamine, toute jeune, se lève brusquement et regarde dans ma direction. Elle a l’air de se demander si elle a bien entendu quelque chose. Au bout d’une minute, elle décide que non et elle se remet à ses activités. Je la regarde. Elle est en train de faire une construction conique avec des brindilles. Elle doit s’amuser à bâtir un feu, comme elle l’a vu faire par les adultes de la tribu. Elle est de petite taille, visiblement légère comme une plume et, vêtue d’une peau de renne. Cila, la petite-fille de Setka ! Aujourd’hui c’est moi qui l’épie. Je souris dans ma barbe, pas mécontent de cette petite revanche. Ce que je peux être gamin quand même. Et puis je me redresse pour faire un pas vers elle.
  
  Bravo, Carter ! Tu aurais voulu la tuer d’un arrêt du cœur que tu n’aurais pas mieux fait. Surprise, la gosse se relève d’un bond, perd l’équilibre et glisse vers le précipice.
  
  Je pique un sprint. Je plonge et j’atterris à plat ventre dans le sable et les graviers. Juste à temps pour lui attraper le poignet. La vache ! Une fraction de seconde plus tard et j’avais sa mort sur la conscience.
  
  La gamine agite les jambes en poussant des hurlements et des vociférations dans sa langue. Heureusement qu’elle ne pèse rien. J’aspire un grand bol d’air, je bande tous mes muscles et, doucement, je la hisse sur la corniche.
  
  Je l’allonge et je lui tapote les épaules pour la rassurer, mais je pourrais aussi bien pisser dans un violon. Elle me regarde avec de grands yeux noirs exorbités par la peur en laissant échapper de petits cris inarticulés.
  
  — Cila !
  
  Je me dis qu’entendre prononcer son nom va peut-être la rassurer. Peau de balle. Elle se ramasse sur elle-même, se relève et déguerpit dans la broussaille. Je sais par expérience qu’il est inutile de la prendre en chasse. Alors, je m’abstiens.
  
  Je me relève à mon tour et j’époussette mes vêtements truffés de brindilles et d’épines. La glissade sur la corniche m’a valu un bel accroc à la jambe gauche. Grrr… Il va falloir que je joue les petites mains ce soir sous la tente. Et puis je pense à Rita. Elle qui ne sait pas quoi faire de ses dix doigts, ça va lui donner de l’occupation, hé, hé !
  
  La corniche est au point culminant du sentier. Devant moi, la vallée encaissée et, derrière, une paroi rocheuse impraticable. C’est une remarquable fortification naturelle. Je me retourne. Une caverne est creusée dans le pan de montagne. Ici, un homme armé d’une hache de pierre pourrait tenir tête à une armée et je décide d’aller jeter un œil dans l’anfractuosité en me disant qu’il y aura peut-être des choses intéressantes pour mon éminente collègue archéologue. L’entrée, déjà très petite, est partiellement masquée par des plantes grimpantes et par quelques branchages, visiblement disposés récemment.
  
  J’entre. La petite Mukhino se servait de la caverne comme local de jeu. Je reconnais ses amoncellements de brindilles. C’est beaucoup plus profond qu’on ne pourrait le croire du dehors. Le plafond est très bas mais c’est certainement parce que des couches de terrain sont venues s’ajouter sur le sol au fil des siècles. J’allume ma lampe de poche pour un tour d’horizon plus soutenu. Effectivement, Cila est passée par là. L’entrée est soigneusement balayée. Un petit tas de cendres et de charbon de bois a été proprement repoussé contre le mur. Je m’aventure un peu plus loin, où la petite n’a pas osé aller, et je constate vite que je suis en train de mettre les pieds dans l’histoire de l’humanité. Le sol est jonché d’ossements divers, humains et animaux, dont certains sont calcinés par le feu. Mais le plus fascinant se trouve sur les parois. Des peintures rupestres en ocres jaune et rouge. Je reconnais des ours des cavernes, une espèce de caribou, éteinte depuis longtemps, et des animaux étranges ressemblant à de gros chiens. Je n’en reviens pas. Je m’amusais à jouer les archéologues, pensant seulement m’offrir quelques secondes de rêve et pouf, qu’est-ce que je fais ? La découverte du siècle. Je ressors en faisant bien attention de ne rien toucher. Les Mukhinos attendront un peu. Il faut que j’aille tout de suite avertir Andrea.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  — Fantastique ! Prodigieux ! Incroyable ! Extraordinaire ! s’exclame Andrea.
  
  Puis elle se tait, ouvrant un bec à gober des mouches. Sa provision d’épithètes doit être à sec. Rita aurait sûrement ajouté un truc du genre « foutral » ou « ébouriffant ». Mais Rita, c’est Rita et Andrea, c’est Andrea. Ravi de cette puissante déduction et tout fier de voir ma découverte appréciée comme il se doit, je dis :
  
  — J’avais comme dans l’idée que tu serais contente.
  
  — Docteur Rainsford, déclare-t-elle, vous avez gagné votre journée ! Je vous pardonne tout.
  
  — Tu ne boudes plus ?
  
  — Non. Promis.
  
  — Waouh !
  
  Elle signe le pacte de non-agression avec un gros bisou humide. J’en profiterais bien pour remettre ça où on s’en était arrêtés sur le Rainwater mais le temps me presse. Il faut que j’aille dare-dare, rendre visite à Setka.
  
  — Je refuse toujours d’être mêlée à tes autres activités, précise prudemment Andrea. Mais, en tant qu’archéologue, tu mérites une place dans l’Histoire. Ton nom doit être associé à cette trouvaille.
  
  — Pas question. C’est toi qui a découvert la caverne, pas moi. Si je me mets à faire des découvertes, mon alias de Dr Rainsford ne va pas tenir le coup bien longtemps…
  
  — Mais c’est injuste, s’insurge avec cœur ma blonde amie.
  
  Si le contenu se rapporte au contenant, elle doit avoir un cœur de géant.
  
  Je lui expose avec philosophie que la vie n’est qu’une vaste injustice et elle finit par admettre :
  
  — Bon d’accord. La découverte sera plus utile sur mon curriculum que sur le tien. Merci, Paul.
  
  — Pas de quoi. Ça me fait plaisir.
  
  — Bien, répond Andrea avec dynamisme. Maintenant, si tu veux bien m’excuser. Il doit y avoir deux mètres de strates datables là-dessous.
  
  Avec des gestes précis, elle plante son doigt dans la couche superficielle de terre molle et, presque aussitôt, en extirpe un nonosse. Elle sourit, béate comme un gosse qui fait pipi dans son bain. Je la regarde s’affairer un instant, sincèrement content de la voir si heureuse. Puis je me redresse pour m’en aller et boum ! le plafond. J’avais oublié que je n’étais pas dans un duplex new-yorkais. Andrea se marre gentiment et je gagne la sortie en faisant bien attention, cette fois, de rentrer la tête dans les épaules.
  
  Le matériel arrive avec les deux assistants d’Andrea, et Rita qui a dégainé son Nikon. Pao est assis sur la corniche et contemple toute cette agitation avec un petit sourire mi-figue mi-raisin.
  
  — Alors, nous avons en plus une vraie découverte, fait-il.
  
  — C’est ce qu’on dirait.
  
  — Pékin va se frotter les mains. L’archéologue américain envoyé pour chercher des sites préhistoriques en a réellement découvert un ! Je trouve ça très drôle, pas vous ?
  
  — Si. Seulement, je n’ai pas le temps de rire. Maintenant, il faut que j’aille voir les Mukhinos. Et eux aussi, il va falloir que je les trouve.
  
  — Ne vous tracassez pas. Les Mukhinos vous ont trouvé.
  
  Il pointe un doigt au nord, en direction du petit sentier qui repart de la corniche. Cila est là, debout, immobile, à la limite de la corniche. Elle me regarde fixement. Je souris et je m’approche doucement. Elle n’a pas peur, cette fois. Sans dire un mot, elle me prend la main et m’entraîne sur le chemin.
  
  Contrairement au sentier sud, celui du nord est relativement facile. Après environ huit cents mètres de progression, le chemin se scinde en deux. La branche de gauche descend vers un éclaircissement de la forêt où de petits pins courts et massifs forment un étrange patchwork avec des plaques de graminées. C’est là que les Mukhinos ont dressé leur campement. Setka me repère tout de suite. Avec une vivacité étonnante pour un homme de son âge, il traverse le camp et accourt à ma rencontre.
  
  Il me prend dans ses bras. De grosses larmes ruissellent dans les rides de son vieux visage boucané.
  
  — Tu as sauvé ma petite-fille. Merci. Merci. Cila est tout ce qui reste de ma famille. Sans toi, Cila serait morte.
  
  Pour être honnête, je ne me sens pas très très à l’aise.
  
  — C’est aussi à cause de moi qu’elle est tombée, dis-je. Je lui ai fait peur.
  
  — Non. C’est une petite fille et petites filles ont facilement peur. Quand Cila m’a dit quoi arrivé, je lui ai dit aller te chercher et te ramener ici. Setka te remercie. Tu peux demander quoi tu veux à grand-père heureux.
  
  — Quand même, je ne suis pas un héros, fais-je pudiquement. Eh bien, je prendrais volontiers une tasse de thé avec vous.
  
  — Tout de suite, répond Setka.
  
  Et il me pilote à travers le camp. Cila nous emboîte le pas.
  
  L’aspect du campement est très proche de ce que j’avais imaginé. Les habitations sont de petites huttes rondes de branches recouvertes de peaux. Chacune possède son feu. À l’écart, à une grosse branche d’arbre, sont accrochés des lapins fraîchement tués, un renne et du gibier que je ne reconnais pas. Comme tout le monde dans ce pays, Setka possède sa théière métallique qu’il laisse chauffer en permanence au coin du feu. Il me tend une timbale semblable à celle que j’ai vue dans les échoppes de Kumara, et me l’emplit de thé noir.
  
  La nouvelle du sauvetage de Cila a dû faire le tour du campement car il ne se passe pas une minute avant qu’une douzaine d’hommes, de femmes et d’enfants ne viennent s’agglutiner près du feu de Setka. Ils s’accroupissent autour de nous et écoutent dans un silence religieux une conversation dans une langue qu’aucun d’eux ne comprend.
  
  Je sors la carte prise par le satellite de reconnaissance et je l’étale par terre. Puis je pose le doigt sur le point d’impact de la météorite.
  
  — Connaissez-vous cet endroit ?
  
  Le vieil homme observe la carte et suit du doigt le tracé des cours d’eau, routes et arêtes rocheuses qui lui sont familiers.
  
  Il est vrai qu’il ne doit pas avoir souvent l’occasion de consulter une carte et encore moins une photo de satellite.
  
  — Oui, finit-il par dire. C’est terrain de chasse d’été de Mukhinos. Nous partons là demain. Il y a passage à gué sur fleuve Amour quand niveau d’eau bas.
  
  Il cherche un instant puis applique le doigt sur un point en déclarant :
  
  — Ici.
  
  C’est le confluent du torrent et de l’Amour. Apparemment les eaux impétueuses de ce torrent ont provoqué un alluvionnement du lit de l’Amour en amont de la jonction des deux cours d’eau. Bon à savoir.
  
  — Pourquoi point rond sur carte ? s’étonne Setka.
  
  — Le feu, dis-je. Causé par une météorite.
  
  — Je ne comprends pas.
  
  — La chute d’une étoile.
  
  — Je comprends. À Tounguska, quand j’étais garçon, étoile est tombée et a fait beaucoup dégâts.
  
  — Effectivement, réponds-je. Beaucoup plus que celle-ci. Mais je veux quand même aller la voir ?
  
  — Tu veux aller pays russe ! fait-il suffoqué.
  
  — Oui.
  
  — Avec nous ?
  
  — Non, pas avec vous. Ça pourrait vous faire des ennuis avec les Soviétiques. Je partirai après-demain et en secret.
  
  — Setka n’a pas peur de chiens russes, crache-t-il avec véhémence.
  
  — Moi si. Je préfère m’arranger à ma manière. Y a-t-il des patrouilles dans le secteur ?
  
  — Non. Jamais. Forêt beaucoup trop épaisse. Pas de routes, seulement sentiers de rennes. Je peux dessiner eux sur carte si tu as un crayon.
  
  Je m’empresse de lui fournir le matériel requis et il me trace la route que sa tribu doit prendre demain. Quelques hommes plus jeunes s’approchent, examinent son œuvre, jacassent un instant avec lui en Mukhino et hochent la tête en signe d’approbation.
  
  Je remercie Setka. Il me rend mon crayon puis, à voix basse, comme si les autres pouvaient comprendre le chinois, il me dit :
  
  — Alors tu n’es pas seulement homme de science, comme je me doutais…
  
  — Hé non. Mais personne ne doit le savoir. Et surtout pas les Russes.
  
  — Personne ne saura, proclame énergiquement le vieil homme.
  
  À ce moment, un murmure s’élève dans l’assemblée et toutes les têtes se tournent vers Rita qui s’avance à l’entrée du camp, un grand sourire aux lèvres. J’étouffe un juron, je plie ma carte en cinq secs et je la fourre dans ma veste de treillis.
  
  — Qui est cette femme ? demande Setka.
  
  Le poil hérissé, je grommelle :
  
  — Une amie. Elle voudrait photographier votre campement. Est-ce possible ?
  
  Il se marre.
  
  — Naturellement. Tous les deux êtes chez vous ici.
  
  Je me lève, je prends Rita par les épaules et je lui demande furieux :
  
  — Qu’est-ce que tu viens foutre ici ?
  
  — Je vous ai suivis, la petite et toi.
  
  — Merci, je ne m’en serais pas douté. Ce que je veux savoir ce n’est pas comment tu es venue ici mais pourquoi tu es venue !
  
  — Ben, pour prendre des photos, enfin ! Qu’est-ce que tu crois ?
  
  — Essaie de ne pas trop les emmerder ! dis-je d’un ton coupant tandis qu’elle file mitrailler les indigènes qui la reluquent d’un œil bonasse et goguenard.
  
  Je vais saluer Sekta, que je pense ne plus avoir l’occasion de revoir car j’ai l’intention de faire mon aller-retour météorite plus vite que Rita ne mitraille les Mukhinos. Et j’ai décidé d’éviter la tribu pour ne pas lui causer d’ennuis. Je montre Rita du doigt et j’explique à Sekta :
  
  — Je lui ai dit de bien se tenir.
  
  — Femme ne fera pas de problème. Je suis sûr. Et puis même… Je te dois tout. Viens. Je vais te raconter histoire de ma tribu. Tu pourras raconter à femme après. Ça fera belle histoire à mettre avec photos quand rentrés dans pays lointain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  C’est ma première nuit seul. Quand j’ai dit à Rita que je partais en forêt faire une reconnaissance de trois jours avec Pao pour chercher d’autres sites, elle m’a répondu :
  
  — De toute façon, moi, la Mandchourie, je commence à en avoir ma claque !
  
  Je m’endors peinard en écoutant crépiter le feu. Une heure avant l’aube, mon réveil me réveille, comme je le lui ai demandé hier au soir et, quand la tête de Pao passe par l’ouverture de ma guitoune, je suis prêt à partir.
  
  — Où est la fille ? demande-t-il.
  
  — Elle s’ennuyait. Il fallait bien que ça arrive un jour.
  
  — Je comprends. Cette région de Chine n’est pas passionnante pour une fille de la ville.
  
  Tiens, comment sait-il qu’elle est de la ville ? Je me rappelle pas lui avoir dit qu’elle habitait New York. Bof, j’ai dû le faire sans m’en rendre compte et puis oublier…
  
  — Prêt ? fait Pao.
  
  J’entrouvre ma veste et je lui montre la crosse de Wilhelmina pointant hors du holster.
  
  — Vous êtes armé, Pao ?
  
  Il répond en ouvrant à son tour sa veste verte et en me montrant un pistolet chinois à silencieux tout neuf et rutilant. Je connais. C’est un curieux amalgame d’arme classique et semi-automatique.
  
  — Vous aimez cet engin, Pao ?
  
  — Beaucoup, m’assure-t-il.
  
  — Je trouve qu’il fait pas mal de foin en fonctionnant semi-automatique.
  
  — Peut-être. Mais, de toute façon, nous, les agents chinois, nous ne tirons qu’un coup. Ça nous suffit.
  
  Ah ! J’ignorais qu’il y avait aussi des restrictions là-dessus. C’est vrai qu’avec leur problème de surpopulation !
  
  — Dites-moi, Pao, fais-je en reboutonnant mon treillis, je m’aperçois que vous connaissez des tas de choses sur moi alors que je ne sais pratiquement rien de vous.
  
  — Vous êtes une célébrité, que voulez-vous. Moi, je ne suis sur le terrain que depuis quelques années. Ils m’ont désigné parce que je connais ce territoire. Je vais regarder si le champ est libre.
  
  Sur le terrain lourd de rosée, flotte un brouillard bas, irisé par les premiers rayons du soleil et je me sentirais presque une âme de poète si j’avais le choix de me sentir quelque chose. J’ai d’autres chats à fouetter. Il faut décrire une boucle dans la forêt pour éviter la caverne qui est surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On récupère le sentier de rennes un peu plus loin et on trouve l’ancien campement des Mukhinos. Il y a tout juste une journée qu’ils sont partis et on ne relève pratiquement aucune trace de leur passage. Juste quelques cicatrices dans l’herbe à l’endroit où ils ont fait leurs feux et planté les pieux grossiers de leurs huttes. Ça, c’est de l’écologie ou je ne m’y connais pas. Les gros dégueulasses de campeurs occidentaux qui étalent partout leurs pots de yaourt, paquets de chips, boîtes de bibine, etc. feraient bien de venir prendre des leçons par ici.
  
  J’ai un sac à dos en toile, avec juste le nécessaire plus un bateau gonflable pour deux avec sa cartouche de CO2, un compteur Geiger compact, bricolé pour détecter le lidanium, un sac doublé de plomb pour le transporter et une trousse d’outils. Ça fait quand même une petite vingtaine de kilos, à trimballer sur une petite vingtaine de kilomètres.
  
  On ne suit pas la trace des Mukhinos. On préfère une petite piste plus courte, trop étroite pour la tribu, son barda et son bétail. Elle file vers le nord en suivant grosso modo le tracé du torrent. Ça descend jusqu’à l’Amour. À l’endroit où nous l’atteignons, il est peu profond, mesure environ quatre cents mètres de large et a un courant d’environ quatre nœuds. Les nœuds de l’Amour… En principe, sur l’ensemble de son cours, le fleuve fait au moins le double de largeur mais le courant y est deux fois moins rapide.
  
  Je pose mon sac et j’en extirpe le canot.
  
  — Pas la peine, opine Pao qui a un très bon accent chinois. Nous pouvons passer à gué.
  
  — Non, ce n’est pas possible. Les eaux sont hautes. Regardez la berge. Et puis, je préfère utiliser le bateau. Ça ira plus vite.
  
  Il hoche la tête, l’air un peu mouché et regarde sa montre.
  
  — La patrouille aérienne russe doit passer bientôt. On raconte que les vols servent à transporter le courrier et les provisions du poste de Blagovechchensk à celui de Trygda. Ils passent environ toutes les deux heures. Je pense, en fait, qu’ils sont chargés de faire des reconnaissances, mais je serais étonné qu’ils observent réellement ce qui se passe au sol.
  
  — Si vous pensiez me faire gonfler ce bateau avant le passage de l’avion, n’y comptez plus, mon vieux. Venez, allons nous mettre à couvert.
  
  Je l’entraîne dans un bosquet de pins qui doit, en principe, suffire à nous cacher d’en haut, et je demande :
  
  — Pas de patrouilles en bateau ?
  
  — Non. La navigabilité n’est pas assez sûre dans cette portion du fleuve. Il y a seulement des péniches de ravitaillement mais le prochain passage n’est prévu que pour mardi.
  
  Juste à l’heure fixée, un bi-moteur Beriev à l’emblème de l’Armée rouge passe en grondant au-dessus de l’Amour. Dès qu’il a disparu, je sors de mon bosquet et j’adapte la bombe de CO2 à la valve de gonflage du rafiot. Je le regarde se gonfler. Il mesure deux mètres cinquante de longueur et est décoré d’un superbe camouflage léopard de verts et de marron bien crados. C’est pas joli joli, mais ça me permettra de la cacher dans les buissons de l’autre côté de l’Amour.
  
  — Souquez ferme, matelot ! dis-je en m’asseyant. La mère Russie nous attend !
  
  Ça arrache un petit sourire pas très convaincu à Pao, qui vient me rejoindre et s’assied sur le fond, en tailleur.
  
  Aucun problème pour passer l’Amour. Il nous faut ramer un quart d’heure pour atteindre la rive soviétique. Le courant nous fait dériver, et nous touchons terre à environ un kilomètre et demi en aval de notre point de départ. J’avais prévu le coup. Je sais qu’on se trouve dans une zone marécageuse sillonnée par de petits ruisseaux qui viennent apporter leur modeste tribut à l’Amour. Je jette un coup d’œil à ma carte et je confirme à Pao qu’il va falloir remonter un ruisseau sur plus d’un kilomètre avant de trouver une piste praticable. Ce n’est pas le grand pied mais, en marchant dans l’eau jusqu’à hauteur des chevilles, on a peu de chances de tomber sur une patrouille soviétique.
  
  Comme prévu, l’eau ne monte jamais plus haut que le niveau de nos chevilles. Pas signe de vie humaine pendant toute la remontée du ruisseau. Tout marche comme sur des roulettes. À l’endroit indiqué par Setka, le ruisseau vire brusquement à gauche et on aborde sur une petite piste récemment piétinée par des centaines de sabots.
  
  Au bout de trois kilomètres, notre sentier croise une large piste. Mauvais signe, très mauvais signe. Setka m’en a parlé mais il m’a dit que c’était un petit sentier aussi insignifiant que les autres. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
  
  Pao a l’air inquiet. Il porte la main à son arme. Je m’agenouille au bord de la piste. Elle fait près de deux mètres de large. Des traces de pneus étroits l’on creusée jusqu’au sable et, par endroits, les buissons qui la longent sont arrachés. Une chose est sûre : ça ne peut pas être le travail des Mukhinos.
  
  — En principe, dit Pao étonné, les Russes ne sont pas censés patrouiller par ici.
  
  — En principe… En tout cas, quelqu’un patrouille dans le coin. Ça se voit, non ? Et, si ce ne sont les Russes.
  
  — Mais mes renseignements…, commence le jeune mao.
  
  Je lui cloue le bec en levant une main. Une pétarade de moteur monocylindre se fait entendre. Ça vient de l’est, du poste-frontière avancé de Trygda. Je crie :
  
  — Une patrouille de motocyclistes !
  
  Et je plonge la tête en avant dans les fourrés.
  
  Manque de réaction, Pao. Il faudra travailler les réflexes si tu t’en sors. Il n’a pas eu le temps de me rejoindre dans les fourrés, la moto débouche à un tournant et fonce sur lui. Pao reste planté au garde-à-vous en plein milieu de la piste. Ça, c’est beaucoup mieux comme réflexe. Il a raison d’attendre sagement que les autres soient plus près. Seulement, en y regardant mieux, je m’aperçois que je me suis collé le doigt dans l’œil. C’est tout ce qu’on veut sauf un calcul. En fait, le jeune Jaune pète de trouille. Il est pétrifié comme une vierge de quinze ans surprise à poil sous sa douche.
  
  La moto date apparemment de la dernière guerre, ou pas loin. C’est une vieille 750 cm3 caca d’oie salement cabossée et flanquée d’un side-car qui, si j’en crois quelques vestiges de peinture, a dû un jour arborer une orgueilleuse étoile rouge. Le soldat dans le side-car a l’air à peine sorti de l’adolescence, seulement il est armé d’une mitrailleuse légère RPD de 7,62 mm.
  
  Ça grince, ça crisse, ça souffre mais ça arrive quand même à s’arrêter, juste sous mon nez, en projetant de la crotte de renne dans tous les azimuts. Je dégaine mon Lüger et j’attends. Le type saute de son side-car, applique la gueule de sa RPD sur le bide de Pao.
  
  — Qui êtes-vous ? demande-t-il en mandarin.
  
  — Je faisais une randonnée. Je me suis perdu. Et vous, qui êtes-vous ?
  
  Ouf ! Le gars Pao a l’air d’avoir retrouvé son sang-froid.
  
  Les soldats soviétiques échangent des regards interrogateurs. Finalement, celui qui porte la mitrailleuse répond :
  
  — Patrouille de l’Armée soviétique en provenance de Trygda. Vous êtes de notre côté de la frontière. Prétendez-vous l’ignorer ?
  
  Pao hausse les épaules.
  
  — Je n’ai pas remarqué de frontière. Il y a des pancartes ?
  
  Là, le Russe commence à avoir les glandes. Il se met à gueuler :
  
  — La frontière, c’est l’Amour. Vous l’avez certainement vu !
  
  — J’ai traversé une rivière à gué, dit Pao. C’est ça l’Amour ?
  
  — Oui, c’est ça l’Amour, confirme le Russe d’un ton méchant. Maintenant, vous allez nous suivre.
  
  — Écoutez, je suis du sud. De Pékin. Je travaille dans une fouille archéologique en Mandchourie… Je suis parti me promener et je me suis perdu, voilà tout. Vous n’allez pas me faire ça !
  
  Tu parles, Charles…
  
  — Suivez-nous ! braille l’autre en lui enfonçant vicieusement le canon de sa sulfateuse dans les tripes.
  
  Quelle mouche pique Pao à ce moment-là ? Je suis bien incapable de le dire. Est-ce qu’il panique ? Est-ce qu’il pense avoir trouvé l’ouverture ? Peu importe. D’un solide revers de main, il écarte le canon de l’arme. Le doigt du Russe se crispe sur la détente. Pour des prunes. La rafale de pralines de 7,62 va déchiqueter les broussailles. Dans le même mouvement, le petit Pao lui propose un assortiment de phalanges au niveau du plexus solaire. Le gars devient tout blanc et prononce le nom de son saint patron. Puis il se plie en deux à point nommé pour accueillir dans son râtelier la rotule de Pao. Il crache trois chicots qui achèvent leur vol dans un colombin de cervidé, vomit un peu de sang et décide de s’octroyer une petite sieste improvisée.
  
  Le conducteur de la bécane n’en croit pas ses mirettes. Il hésite une seconde puis porte la main à la gaine qui pend à sa ceinture. C’est le moment que choisit Nick Carter pour faire une entrée particulièrement remarquée. Je sors de mon buisson et, lui pointant Wilhelmina à hauteur du crâne, je gueule :
  
  — Stoï !
  
  Pour qui ne connaîtrait pas le russe, il s’agit d’une vive exhortation à ne pas bouger.
  
  Il ne bouge pas. Pao se précipite et le déleste de son pétard. Je l’empoigne par les revers de sa capote, le soulève de sa moto et le colle le dos contre un pin. Cela fait, je l’invite avec mon autorité coutumière à me raconter sa vie.
  
  — Que… que voulez-vous savoir ? bafouille-t-il, visiblement mal dans ses pompes.
  
  — Depuis combien de temps faites-vous des patrouilles sur ce tracé ?
  
  — Euh… un… un mois, pas plus.
  
  — La route part de Trygda ? Où va-t-elle ?
  
  — Blablabla… Blagovechtchensk…
  
  — Et vous faites tout ça en moto ? Pourquoi ?
  
  — Les auto… Les autorités ont juju… ont jugé que ce territoire était marna… mal surveillé.
  
  — C’est tout ?
  
  — C’est toutou… c’est tout ce que je sais.
  
  Je lui chatouille la joue du bout de mon automatique en disant :
  
  — J’espère pour toi que tu me dis la vérité.
  
  Tout à coup, il cesse de bégayer.
  
  — Je n’ai pas peur de mourir, assure-t-il d’un air bravache.
  
  À d’autres… Je réponds :
  
  — Mais qui te parle de mourir ? Je vais te tirer une balle dans chaque couille. L’une après l’autre. D’abord la droite et, pour le dessert, la gauche, la plus belle des deux.
  
  J’abaisse Wilhelmina et, de son petit canon sensuel, je lui caresse doucement les bijoux de famille. La perspective ne semble pas obtenir son assentiment. Il se remet à bégayer.
  
  — Je… je je… je…
  
  — Tu quoi ?
  
  Il est trop paniqué pour m’en apprendre plus. Je rengaine mon Lüger, je sors ma carte et je lui montre le point d’impact du satellite.
  
  — Ça te dit quelque chose, ça ?
  
  — Ça ? Euh… non, rien. Quèquè… qu’est-ce que c’est ?
  
  — Une zone brûlée à dix bornes d’ici. Qu’est-ce que tu sais là-dessus ?
  
  — Rien, rien, je le jure ! Les patrouilles ne vont pas par là. Elles restent près du fleuve.
  
  — Si tu mens, j’envoie tes joyeuses à la datcha dans un emballage-cadeau. Ta femme pourra les exposer sur la cheminée et pleurer devant en repensant au bon vieux temps.
  
  — Je ne mens pas ! affirme-t-il avec une conviction presque convaincante.
  
  — Parle-moi un peu de vos patrouilles. Est-ce que vous envoyez des rapports radio ?
  
  — Non. Nous n’avons pas de radio.
  
  — Dans combien de temps deviez-vous arriver à Blagovechtchensk.
  
  — Dans quatre heures. C’est une longue route.
  
  — Et, si vous n’y êtes pas à l’heure prévue, au bout de combien de temps enverront-ils quelqu’un aux nouvelles ?
  
  — Je ne sais pas, dit-il. Une fois, nous avons cassé une chaîne et nous avons attendu six heures avant d’être dépannés. Il n’y a qu’une patrouille par jour.
  
  Je le laisse contre son arbre et je vais rejoindre Pao, qui le tient en respect avec la mitrailleuse russe.
  
  — Je ne vois pas l’intérêt de les tuer, dis-je. De toute façon, leurs collègues rappliqueront par ici dans une dizaine d’heures au plus. On a leur bécane. Dans ce laps de temps, on peut aller chercher la marchandise et la ramener. Attachons-les et laissons-les dans la forêt.
  
  J’ai raconté tout ça en chinois et je ne pense pas que le motard ait compris. Quant à son copain, il n’est pas en état de piger quoi que ce soit, en dépit de sa bonne connaissance de la langue mandarine. Non le motard n’a visiblement pas compris. Il a dû croire que je prononçais sa sentence de mort et, bêtement, c’est lui qui la prononce. Il gueule « non ! » d’une voix de dément et démarre sans avertir sur la piste. Par pur réflexe, Pao pivote sur place et l’envoie rejoindre ses ancêtres avec l’assistance de la RPD. Tire-qu’un-coup a dû oublier ses consignes car une bonne douzaine de dragées de gros calibre perforent le dos du fuyard, le projetant à une belle hauteur dans les airs. Il retombe mollement, comme un sac de chiffon.
  
  — Je… je… il se sauvait, fait Pao, un peu déconcerté. Je… j’ai tiré.
  
  — J’ai vu, dis-je. Je comprends. Allons ficeler l’autre et filons.
  
  Aussitôt dit, aussitôt fait. On ligote le blessé, on le bâillonne et, pour plus de précautions, on le transporte à une centaine de mètres dans le sous-bois. Ensuite, on soulève la moto pour ne pas leur montrer par où on est partis et on la transporte sur une autre piste à deux cents mètres de là. On revient effacer soigneusement toutes les traces, ce qui nous prend une bonne heure, et on trace.
  
  La pétrolette des Popov change tout notre programme. Au lieu de mettre deux jours pedibus pour atteindre le point de chute du bout d’étoile, on y est le premier jour en milieu d’après-midi.
  
  La vision nous laisse tout chose. Sur un cercle de quatre cents mètres de diamètre, il ne reste strictement rien. Et, huit cents mètres à la ronde, ce ne sont que des troncs d’arbres calcinés, dressés vers le ciel comme de vieux chicots ou proprement déracinés pour les moins robustes.
  
  Une file humaine, l’air aussi désolée qu’une caravane de Bédouins, zigzague lamentablement à travers la zone dévastée. Les Mukhinos. Je stoppe le moteur et je mets pied à terre. Pao sort du side-car.
  
  Le vieux Setka vient à ma rencontre et m’embrasse. Ses yeux hallucinés sont embués de larmes.
  
  — C’est cimetière ici, maintenant, me dit-il d’une voix rauque et tremblante. Tout mort, arbres, bêtes, forêt. Troupeaux s’enfuient. Plus de chasse. Nous retournons autre côté du fleuve.
  
  — Je suis désolé pour vous.
  
  — Je suis plus désolé pour toi. C’est pour voir ça que tu as fait si long voyage ?
  
  — Oui.
  
  Il secoue tristement la tête.
  
  — Si ça peut vous consoler, dis-je, je ne compte pas rester longtemps. Nous avons emprunté cette machine et ça risque de ne pas plaire à ses anciens propriétaires.
  
  Setka regarde les restes de l’étoile rouge écaillée, sur le flanc du side-car, et fronce les sourcils.
  
  — Ce territoire fini pour nous. D’abord Russes, maintenant ça. Nous partons. Sois prudent, jeune ami.
  
  — Vous aussi, Setka, réponds-je persuadé, cette fois, de ne plus le revoir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Je sors mon petit compteur Geiger maquillé en calculatrice de poche et je le mets en route. Le repère directionnel m’indique le centre du cercle, comme je m’y attendais. J’avance. La progression n’est pas difficile. À cette distance du point d’impact, les matières carbonisées sont devenues compactes et craquent sous mes semelles comme de la neige gelée en projetant de petites fumerolles de cendre.
  
  La météorite extra-galactique n’a pas creusé un gros trou. Elle semble avoir explosé au point d’impact, laissant un petit cône semblable à ceux que l’on observe au centre des cratères lunaires. Il fait environ un mètre cinquante de hauteur. Plus lourd que le reste des matériaux constitutifs de la météorite, le lidanium a dû s’enfoncer en profondeur. D’après mon compteur, il doit être enfoui à une soixantaine de centimètres sous le centre du cône. Je prends ma pelle et je commence à creuser.
  
  La matière cosmique est légère et friable. En deux temps et trois mouvements, j’ai déblayé le cône. Au-dessous, je découvre une petite dépression dans le sol et, au milieu de cette cuvette, un trou de la taille d’un poing. Sous mes yeux, un rayon de soleil soviétique fait étinceler ce petit bout de métal pour lequel je suis venu de si loin.
  
  Je retourne à mon sac et je prends l’emballage plombé qui doit me servir à transporter le lidanium ainsi que la paire de pincettes destinées à le manipuler. En fait, les pincettes ne sont pas nécessaires. D’après ce qu’on m’a dit, il faudrait que je reste au contact du lidanium pendant deux cents heures ou plus pour risquer une réorganisation de mes chromosomes. De toute manière, le sac plombé présente d’excellentes conditions de sécurité.
  
  À l’aide des pincettes, j’exhume la masse gris argent puis, confiant dans ce qu’on dit nos éminents savants, je la prends à pleines mains pour la fourrer dans son contenant. C’est lourd mais mou. Mes ongles dessinent des rayures nettes sur la surface brillante. Je me mets le sac sur l’épaule et j’envoie valdinguer les pincettes qui ne me servent plus à rien.
  
  Pao fait le guet. Il a judicieusement orienté notre monture en direction de la piste, prête à partir.
  
  — Vous l’avez trouvé ? me demande-t-il.
  
  — Ouais. Foutons le camp en vitesse.
  
  Ça a l’air de le mettre de bonne humeur. Tout guilleret, il me sort en américain, avec un superbe accent de l’Ouest :
  
  — Je prends le manche. Les bécanes, ça me connaît. Allez, en selle, gringo ! Prenez la sulfateuse.
  
  Je grimpe dans le side-car en rigolant et je lui demande :
  
  — Mais où avez-vous appris à parler comme ça, Pao ?
  
  — Et les films de John Wayne, à quoi ça sert ?
  
  — Sacré Pao ! Bien, on roule plein sud sur un kilomètre et demi puis on bifurque vers l’ouest par la grande piste. Vous vous rappelez ?
  
  — Yes, Sir.
  
  Il pète visiblement la forme à l’idée de retrouver son pays plus vite que prévu. Je l’ai vu au baroud tout à l’heure et ça m’a donné confiance en lui. Je me cale les fesses dans le side-car, la RPD posée sur les genoux, et je ferme les yeux, bien décidé à me piquer le roupillon que je mérite.
  
  — Essayez d’éviter les bosses, Pao. Je compte fermer la boutique pendant un petit moment.
  
  Un coup de kick, la machine part en pétaradant. En route pour la Chine ! Tout baigne dans l’huile. Avec un peu de chance, on est au campement avant la nuit.
  
  Ça baignait un peu trop dans l’huile. On est en train de foncer sur l’intersection avec la grande piste quand on s’aperçoit, un peu tard, qu’elle est bloquée par deux motos russes.
  
  — Damned ! aboie Pao dans un anglais remarquable.
  
  Et il pile à mort.
  
  — Non, Pao. On trace droit sur eux. Poussez la titine au maximum. Je vais les obliger à garder la tête baissée. Au dernier moment, je plonge à gauche et vous à droite. Banzaï !
  
  Il hoche la tête et, au moment où je commence à canarder le barrage, écrase l’accélérateur à fond.
  
  Surprise, les Russes plongent à l’abri derrière leurs machines. En moins de dix secondes, on est sur eux et on s’éjecte tous les deux ensemble, comme prévu. Notre moto percute l’une des leurs. Il y a une explosion titanesque et une colonne de feu et de fumée grasse s’élève jusqu’au sommet des arbres. Les Russes sont aux premières loges et je suis sûr qu’ils sont tous sourds pour un bon moment.
  
  J’ai atterri dans un fourré épineux. Je me relève en tirant. Une tête de Russe apparaît au-dessus des buissons et retombe presque aussitôt. Un petit cri très faible puis plus rien que le grésillement du carburant qui flambe. Restent trois.
  
  Je fais trois pas en avant et je repique une tête dans des broussailles encore plus épaisses. Où est passé Pao ? Je m’accroupis derrière un arbre, sors mon automatique et jette un coup d’œil.
  
  À cinq mètres, un jeune soldat russe avance en direction de mon arbre, courbé en deux comme un Apache sur le sentier de la guerre. Je le laisse venir. Il pointe sa RPD du mauvais côté du tronc.
  
  — Coucou !
  
  Il sursaute et se retourne vers moi en pressant la détente. Pas assez rapide, gamin. Il faudra repasser tes leçons avant ta prochaine métempsycose. Une seule balle en plein cœur a suffi. Il fait trois petits tours et puis s’en va voir là-haut si j’y suis.
  
  Rata-ta-tac. Une rafale mal intentionnée scarifie l’écorce de mon arbre. Puis un long silence. Puis des pas qui approchent. Puis un seul coup de feu. Je contourne l’arbre par la droite et je vois Pao qui me fait un signe de derrière les motos en feu.
  
  — Je l’ai eu ! crie-t-il, tout fier. Et vous, ça va ?
  
  — Baisse la tête, nom de Dieu ! On n’est pas à la foire !
  
  Trop tard. Ça crépite et Pao s’écroule.
  
  Le type lui a tiré dans le dos. Je me couche sur le ventre et je rampe jusqu’au petit Chinois. Le cadavre du Russe qu’il a abattu est étendu dans les bruyères, la bouche figée dans un rictus tordu. Pao gît près de notre bécane. De grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Un petit filet rouge et poisseux suinte au coin de sa bouche. Il tourne les yeux vers moi.
  
  — Pardon, murmure-t-il.
  
  Et il est mort. Sale coup. Je commençais juste à m’y attacher.
  
  — J’aurai la peau de ce fumier, Pao, dis-je.
  
  Je continue à plat ventre jusqu’à ce que je puisse voir derrière les trois motos. Le dernier Russe est étendu sur le flanc, le RPD le long du corps, au bout d’une main tendue. Il est blessé au ventre et perd son sang. Il me regarde approcher avec des yeux de visionnaire en transe, essaie de me mettre en joue au prix d’un effort surhumain, mais n’y parvient pas. Je lui colle la gueule de ma mitrailleuse sur la pommette.
  
  Il pousse un cri hoquetant :
  
  — Non !
  
  — Vous nous attendiez ! Comment avez-vous su qu’on était ici ?
  
  — Notre patrouille.
  
  — Arrête tes salades. Ils n’avaient pas de radio et vous n’aviez pas le temps matériel de les trouver. Qui vous a dit ?
  
  Il secoue la tête. Ça lui arrache une grimace de douleur. Il répète :
  
  — Non ! Non ! Non !
  
  J’écrase la détente et je ne la relâche que quand sa tête ressemble à un paquet de gelée de groseille. Je me relève. Pas de trace de vie en vue. Rien que des cadavres dégoulinants de bouillasse sanguinolente et deux carcasses de motos qui achèvent de se consumer. Coup de pot, la dernière bécane russe n’est pas trop abîmée. Seul le side-car a souffert mais je le détache en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et je saute en selle.
  
  Impossible de reprendre la grande piste. Je cherche sur ma carte le plus obscur des sentiers indiqués par Setka. Il m’oblige à faire un crochet de huit kilomètres et à passer dangereusement près de la base de Trygda. Mais au moins, je suis sûr que personne n’ira me chercher par là. Je pointe la roue avant dans cette direction et je démarre.
  
  Un kilomètre plus loin, j’ai une autre idée. Je m’arrête. Je sors le lidanium et je balance le sac plombé dans le sous-bois. Ensuite, je prends la boule de métal rare et je la piétine sur le sol jusqu’à ce qu’elle soit revêtue d’une croûte noire. C’est un peu plus lourd mais ça ressemble à un morceau de charbon. J’enfile deux grosses chaussettes l’une dans l’autre et je glisse le lidanium à l’intérieur. Si je n’ai pas l’occasion de me servir de cet engin comme casse-tête, ça sera au moins beaucoup moins voyant que le sac spécial. Je refourre le tout dans mon sac à dos et je repars. De toute manière, si les Russes me trouvent, je n’aurai plus de souci à me faire pour des questions de chromosomes.
  
  Le plus gros hic, dans l’état actuel des choses, c’est qu’il me faut obligatoirement couper à un moment ou à un autre la piste Trygda-Blagovechtchensk. Et il y a de fortes chances pour que tous les carrefours soient gardés. Quelqu’un nous a mouchardés, ce n’est pas possible autrement. Et il y a peu de temps parce que, sinon, les tovaritchs seraient venus nous attendre au point de chute de la météorite pour nous faire un pied de nez avec le lidanium sous le bras. Ils ont été prévenus, OK, mais ça ne peut pas faire plus de quelques heures de ça. Ce qui me donne une bonne petite idée de l’identité de la langue de vipère qui m’a fait le coup.
  
  À un moment donné, mon sentier court parallèlement à la piste des Soviétiques, à cinq ou six cents mètres de distance. Il la suit comme ça pendant un petit bout de chemin avant de bifurquer vers le sud pour la rencontrer. Je couche ma moto sur le bord du passage, coince l’accélérateur en position intermédiaire pour leur faire croire que je roule pépère vers le croisement, et j’attaque une petite partie de jogging à travers bois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  J’arrive au bord de la piste. Coup d’œil à l’est. Personne. Mais, vers l’ouest, à l’endroit où mon sentier rejoint leur route, je capte un rayon de soleil renvoyé par un objet métallique. Le comité d’accueil était prêt. Désolé, messieurs, mais ça ne sera pas encore pour cette fois-ci.
  
  Un moment plus tard, ils s’impatientent. Je les entends démarrer. Ils vont à ma rencontre. J’en profite pour traverser. Je sais qu’à partir de maintenant, c’est la course à pied qui commence. J’évalue mon avance à une vingtaine de minutes. Comme je coupe à travers bois pour retrouver au plus vite mon Amour de fleuve, ils sont logés à la même enseigne. Pas question de me poursuivre en moto. Conclusion toute simple : s’ils n’ont pas de champion olympique avec eux, ils n’ont aucune chance de me rattraper avant la rive.
  
  Le terrain devient marécageux, comme à l’aller. Coup de pot, il est assez ferme pour porter mon poids mais ça me retarde pas mal et il me faut trois bons quarts d’heure pour apercevoir les eaux de l’Amour. Je me tasse derrière une des grosses touffes d’herbes hautes qui bordent la berge. À l’ouest, rien de nouveau mais, à l’est, de l’autre côté d’un long méandre qui s’étire à l’infini, j’entends les teuf-teuf d’un bateau. Si c’était un chaland chinois… Non, ce serait trop beau. Il ne faut quand même pas demander la lune, même quand on se trimballe avec un bout d’étoile dans ses chaussettes.
  
  Le bateau s’avance tout doucement vers la berge où je me planque. C’est une vieille coquille qui ressemble plus à l’African Queen qu’à une embarcation de gardes-frontière. Il me donnerait presque envie de rigoler, mais les deux soldats russes debout sur le pont branlant, ont des RPD qui me coupent tous mes effets.
  
  Je vire mon sac à dos dans la nature, j’attache bien solidement le paquet de lidanium à mon ceinturon et je commence à me déshabiller en ne gardant que le strict nécessaire. J’élimine ma veste, mon holster, après avoir empoché Wilhelmina, et je commence à me déchausser. J’espère que le rafiot va s’éloigner suffisamment vers l’ouest pour me laisser le temps de traverser à la nage avec mon lest de vingt kilos à la taille.
  
  Hé non, il fait demi-tour. Apparemment, il sillonne une zone très délimitée et je peux m’attendre à trouver un de ses homologues sur l’autre bord, prêt à m’accueillir chaleureusement.
  
  Même si je commence à traverser juste après son passage, il sera sur moi avant que j’aie fait la moitié du trajet. Je pointe ma mitrailleuse vers le fleuve et j’attends. Les deux soldats sont sur le même bord. Ils surveillent la rive d’un œil attentif.
  
  À moins de dix mètres, ils font une cible sensass. Je les arrose une demi-seconde et ils piquent une tête dans l’Amour avec deux jolis petits « plouf ». Le pilote panique. Je le vois tourner sa barre à fond pour s’écarter de la berge et tendre la main vers la radio.
  
  D’une rafale un peu soutenue, je réduis sa vieille cabine en un tas de cure-dents et de petits bouts de verre. Puis j’ajuste le réservoir. Je fais mouche et je m’offre un feu d’artifice sur l’eau vraiment pas piqué des hannetons. La relique flottante explose dans une énorme gerbe vermillon. Les planches volent. Le souffle rabat les hautes herbes derrière lesquelles je suis caché et elles me fouettent le visage.
  
  Seul le toit de la cabine dépasse de l’eau, à environ un tiers du chemin. Je me débarrasse de la RPD, je plonge et je nage comme un damné.
  
  Le lidanium me pose moins de problèmes que j’aurai cru. Le plus dur, c’est le vent et le courant. Non, erreur. Au moment même où je me fais cette réflexion, je constate qu’il y a plus dur : le bruit, nettement reconnaissable d’un rotor d’hélicoptère.
  
  J’arrive au tiers du parcours, prêt à toucher le toit de la cabine du rafiot, quand j’aperçois deux bateaux mettant le cap sur moi. Les pales de l’hélico font un foin assourdissant et des vagues qui me ballottent comme un bouchon. Une voix très amplifiée gueule quelque chose, apparemment en russe puis en anglais, mais je ne comprends pas. Je lève le nez et je vois une coque à quelques mètres. Très vite, je détache le paquet de lidanium et je le laisse couler près de l’épave. La voix amplifiée me tonne dans les oreilles :
  
  — Ne tentez pas de vous échapper !
  
  Cette fois, impossible de ne pas piger.
  
  — Ne bougez pas !
  
  Ça pour ne pas bouger, je ne bouge pas. Avec les misères que je leur ai faites, si j’ai le malheur de battre des cils, sûr qu’ils me truffent comme un foie gras.
  
  Je reste bien sagement accroché à ma cahute de bois branlante en attendant qu’on me hisse à bord d’un bateau.
  
  Ils me tripotent un peu partout, me fauchent mon Lüger, mais ne trouvent ni Hugo – mon stylet à détente automatique – ni Pierre – ma petite bombe à gaz, cachée près des parties les plus intimes de mon individu.
  
  On me débarque à Trygda et on me pousse vers la porte du PC, une bicoque pourrie, à laquelle on a accolé quelques autres constructions hétéroclites et qui me fait penser à un vieux mobile home de chez nous.
  
  Un colonel soviétique m’attend en tapotant machinalement du bout des doigts le rabat de la gaine de son PA. Avec son pantalon enfilé dans des bottes de cheval, il me fait irrésistiblement penser à un George Patton tartare.
  
  — Bienvenue à Trygda, monsieur Carter, me souhaite-t-il avec un petit sourire en biais…
  
  — Tout le plaisir est pour moi. Rita est déjà arrivée ?
  
  D’abord, il me regarde avec un drôle d’air et puis il part d’un énorme rire en cascade.
  
  — Ha ! Ha ! Ha ! Merrrveilleux ! La petite vipère qui m’a empoisonné ma journée n’est pas aussi maligne qu’elle le croit. C’est raté pour son effet de surprise. Rien que pour ce plaisir, je vous pardonnerais presque d’avoir décimé mes patrouilles. Elle vous attendait avec une telle impatience pour voir votre réaction…
  
  — Ne la décevons pas.
  
  — Non. Allons-y. Entrez. Dites-moi, vous vous tenez bien ? Je ne voudrais être contraint de ficeler un homme de votre rang. Surtout en présence d’une dame.
  
  Je lui promets de bien me tenir.
  
  Le colonel pousse la porte et, au moment où j’entre, il est pris d’une nouvelle crise de rire. Dès que mes yeux sont habitués au clair-obscur qui règne dans la petite pièce, j’aperçois Rita, assise sur le bureau, en pantalon de cuir. Son plaisir a été gâché et son visage n’a plus du tout le charme que je lui ai connu il y a encore peu.
  
  — Ma chère mademoiselle Brennan, reprend le colonel, radieux, il semblerait que votre victime vous ait devancée. Monsieur Carter vient de me demander si vous étiez ici.
  
  Elle me regarde, l’air outré, comme si je venais de lâcher un gros pet.
  
  — Ce n’est pas vrai ! lance-t-elle d’une voix de roquet hargneux.
  
  — Si, c’est vrai. Andrea savait exactement où j’allais. Si elle m’avait vendu, le colonel serait allé m’attendre au point d’impact.
  
  — Le point d’impact ? Quel point d’impact ? questionne l’officier.
  
  — Une zone forestière située à environ quinze kilomètres d’ici. Nous pensions qu’un de nos satellites-espions s’y était écrasé. J’ai reçu l’ordre d’aller récupérer toutes les pièces compromettantes susceptibles d’avoir résisté à la déflagration.
  
  — Un satellite-espion ? Dans nos forêts ?
  
  — Oui, colonel. J’y suis allé et, si c’était bien un de nos satellites, il n’en reste plus rien d’identifiable. Mon avis est que nos lumineux spécialistes du Pentagone se sont une fois de plus foutus dedans. Pour moi, l’objet tombé serait plutôt une météorite. Mais, voulez-vous que je vous traduise en russe, colonel ?
  
  — Merci, répond l’officier d’un ton hautain. Je sais ce que signifie l’expression « se foutre dedans ».
  
  — Tu ne vas pas me faire croire que tu m’as fait courir la moitié du monde pour une vulgaire météorite ? aboie Rita.
  
  Je demande :
  
  — Qu’est-ce qui t’arrive, ma biche. Tu as peur que Moscou estime que tu m’as couru après pour rien et refuse de te rembourser tes frais ?
  
  — Je t’ai suivi, Carter. Je t’ai observé, siffle-t-elle. Je t’ai filé le train jusqu’en Écosse !
  
  — En Écosse, mon œil ! Tu n’y étais pas.
  
  — Moi non, mais des amis à moi. Ceux avec qui je t’ai aménagé une petite entrevue à New York.
  
  — Ça fait partie des possibilités que j’avais envisagées, figure-toi. Est-ce qu’ils sont là aussi ?
  
  Rita commence par piquer un fard puis se redonne une contenance.
  
  — Moscou veut ta peau ! jappe-t-elle.
  
  — Chut ! C’est un secret !
  
  Elle ignore ma remarque et poursuit :
  
  — Mes supérieurs ont pensé que, si je pouvais m’accrocher à toi et t’accompagner dans une mission, surtout une mission proche de notre frontière…
  
  — … tu aurais largement gagné ta croûte. OK, maintenant, tu vas me faire le petit laïus pour me dire à quel point ça t’a coûté de coucher avec moi et tu vas débarrasser le plancher. Ta vue me donne des haut-le-cœur.
  
  Le visage de Rita prend une vilaine couleur rouge betterave. Elle saute en bas du bureau, me balance une claque rageuse et se tourne vers le colonel :
  
  — Il me faut un bateau pour rentrer en Chine. Je dois être au camp avant la nuit pour jouer mon rôle de maîtresse éplorée qui attend le retour de son homme.
  
  Le colonel hoche la tête et fait signe à un fonctionnaire de s’occuper d’elle. Dès qu’elle est partie, il soupire :
  
  — Mon Dieu ! Je me demande comment vous avez pu la supporter !
  
  — Elle a certains talents, dis-je.
  
  — Je comprends mieux. Effectivement, il faut reconnaître que c’est une belle femme.
  
  — D’origine russe, bien sûr ?
  
  — Non, finlandaise. Moi, je suis russe. Je me nomme Sergueï Yudenich. Colonel dans l’armée régulière. Mais, pour en revenir à ce point d’impact…
  
  — J’ai la carte dans ma poche. Si vous me permettez de la prendre…
  
  — Certainement.
  
  Je sors le papier plastifié et je lui montre la route que j’ai prise. Je n’ai rien à gagner à la lui cacher. S’il veut la retrouver, il lui suffira de suivre les macchabées que j’ai semés derrière moi comme les cailloux du Petit Poucet.
  
  Il consulte la carte, cogite deux minutes et me dit :
  
  — Je vais aller vérifier vos dires sur place, monsieur Carter. Maintenant, je dois vous quitter. J’aurais aimé vous offrir l’hospitalité, malheureusement, la question n’est pas de mon ressort. Deux hommes du KGB vont venir vous rendre visite.
  
  Charmant homme, au fond, ce Yudenich.
  
  Il me serre la louche en me félicitant pour mes exploits et me laisse avec trois soldats.
  
  Les gardes me poussent vers une porte dérobée qui donne sur une pièce attenante. C’est un genre d’entrepôt ; ça sent le moisi. Il y a des caisses de bois, des paniers et des séparations faites de barreaux de ferraille. Les types m’attachent à un barreau avec de la cordelette de nylon, éteignent et s’en vont.
  
  Je reste dans le noir pendant un peu moins de vingt minutes puis la porte s’ouvre et je reconnais mes vieux amis de New York. Ils ne disent rien. Ils se contentent de me regarder. S’ils osaient se lécher les babines, je crois bien qu’ils le feraient.
  
  Comme personne ne se décide à le faire, j’entame la conversation.
  
  — Quand je pense qu’il m’a fallu venir jusqu’en Sibérie pour retrouver deux petits voyous de New York.
  
  Apparemment, le petit ne peut pas parler. Il a des fils de fer plein la bouche, souvenir cuisant de son punch. Le grand, par contre, fait une grimace pas contente et réplique.
  
  — Dites-nous ce que vous faites ici.
  
  — J’ai déjà tout raconté au colonel.
  
  — Dites-le-nous à nous. Et pas de blagues, la vérité.
  
  — D’accord, fais-je. À une condition.
  
  — Ah oui ?
  
  — Vous me dites d’abord ce que vous me voulez. Pourquoi êtes-vous venus me chercher jusqu’à New York ?
  
  Ils se regardent et se concertent un instant à voix basse. Finalement, le petit arrive quand même à se faire comprendre, moyennant un déluge de postillons. J’entends le grand conclure en russe :
  
  — Au fond, il n’y a aucune raison de ne pas lui dire.
  
  Il me regarde et reprend en anglais :
  
  — Cela ne remonte pas seulement à New York. Nous vous avons repéré en Écosse.
  
  — J’étais dans un village minuscule. Je vous aurais remarqués.
  
  — C’est arrivé à Glasgow. Notre résident vous a identifié. Nous avons reçu l’ordre de vous suivre et la femme a été désignée pour opérer le contact.
  
  — Ça manque de clarté. Ma mission en Écosse n’avait rien à voir avec la grande Russie.
  
  Le grand échalas laisse échapper un rire grinçant.
  
  — Vous nous intéressez d’une manière générale. Personnellement, j’étais partisan de vous liquider tout de suite mais Moscou a répondu : « Non. Arrangez-vous pour infiltrer une femme dans ses petits secrets. »
  
  — Elle s’est infiltrée beaucoup plus loin que ça.
  
  Le Soviet ne comprend pas. Il hausse les épaules et déclare :
  
  — Voilà. Maintenant, à vous. Dites-nous la vérité.
  
  — Ça ne va pas vous plaire.
  
  — Je le savais avant d’entrer, me confie-t-il.
  
  Je lui sors le même boniment qu’à Yudenich, et je conclus :
  
  — Le colonel est allé vérifier. Demandez-lui quand il rentrera.
  
  — Nous n’y manquerons pas, m’assure la grande tringle.
  
  Les deux messieurs se regardent d’un drôle d’air, puis sur un signal muet, le petit se déchaîne. Il se tourne vers moi et m’expédie un direct à l’estomac. L’ordure m’a eu au dépourvu. Son coup me plie en deux. Son grand copain me relève d’une droite au menton. Ma tête valse contre la barre métallique et je m’écroule.
  
  Je crois que j’ai été bien inspiré en faisant semblant de tomber dans les pommes. Les deux types me balancent quelques coups de botte dans les jarrets et me laissent en fermant la porte derrière eux.
  
  La cordelette de nylon qui me lie les poignets fait 7 mm de diamètre. C’est le genre de fistouille économique. Quand on en achète cent mètres, on appelle un copain, chacun tire sur son bout et on en a cent dix mètres. À force de contorsions je parviens à me dégager un poignet et à faire sauter Hugo dans ma main. Le reste est un jeu d’enfant. Je me relève et je vais vérifier la porte. Elle est bien bouclée. Dehors, j’entends deux gardiens qui discutent football en russe.
  
  Des feuilles de papier journal pendouillent aux fenêtres. Je jette un coup d’œil. Le jour décline mais j’ai la très nette impression qu’il ne reste plus grand monde dans le poste. Yudenich a dû emmener pas mal d’hommes avec lui pour rechercher le point de chute de la météorite. Et, peut-être, nettoyer les sentiers de rennes par la même occasion… Un vieux side-car stationne près d’un arbre, à quelques mètres de la bicoque où je suis détenu.
  
  Passons à l’inventaire de ma résidence, que j’espère provisoire. Il y a un rouleau d’une trentaine de mètres de corde, semblable à celle qui a servi à m’attacher. J’en coupe un mètre, et je le laisse près du barreau, au cas où il faudrait faire mine d’être toujours entravé.
  
  Les réserves entassées dans la pièce comprennent des bougies et des conserves en tout genre, essentiellement du singe et des légumes. Je découvre aussi quatre grandes cruches de vingt litres. Elles contiennent du pétrole lampant. Sûrement pour alimenter les lampes-tempête que j’ai vues, accrochées aux points stratégiques. Apparemment, les coupures d’électricité sont fréquentes. Le pétrole m’intéresse plus que la bouffe. Je débouche deux cruches et je les pose en équilibre instable au sommet d’un tas de caisses. Je replace les bouchons sans les enfoncer, juste histoire d’éviter les émanations et les odeurs susceptibles d’alerter les gardiens. Ensuite, je tranche quatre mètres de cordelette, je la noue aux poignées des cruches à un bout et au bouton de porte à l’autre. Si on ouvre, les cruches vont se renverser et se casser. Je complète le système au moyen d’une bougie allumée que je pose sur le sol.
  
  Je me donne deux heures avant le retour de Yudenich et il y a peu de chance que je reçoive une visite avant. J’ouvre une boîte de singe, je me pose les fesses sur une pile de rations et je casse la croûte avec la pointe de mon couteau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  La nuit tombe en chute libre. La température aussi. Bientôt, à part les sentinelles, les quelques hommes qui occupent le poste de Trygda vont se chauffer les arpions à l’intérieur des murs. Les fenêtres du casernement sont couvertes de buée mais je distingue quand même, de temps en temps, des silhouettes qui déambulent derrière.
  
  Je pense que les effectifs doivent représenter une vingtaine d’hommes à tout casser, dont la moitié sont partis avec Yudenich. Il y en a deux derrière ma porte et je suppose que mes poteaux de New York se sont mis au chaud avec tout le monde. Il est temps de faire des adieux émus à cette gentille station touristique.
  
  J’ouvre la fenêtre en grand et j’examine longuement le paysage. Pas un chat. Je torsade une page de journal que j’ai arrachée à la fenêtre, je l’allume et je tire sur les cordes reliées aux cruches de pétrole. Les lourds récipients explosent sur le sol en aspergeant la pièce.
  
  Moins de dix secondes après, la porte s’ouvre sous une violente poussée et mes deux gardes font irruption, le PM à la hanche. Je jette ma torche de papier au centre du local et je pique une tête par la fenêtre.
  
  L’explosion n’est pas tonitruante. Ça fait juste un genre de « bomp » sourd qui ébranle les murs et descend les vitres. Une langue de feu me réchauffe les griottes, légèrement trop à mon goût. J’exécute une roulade qui ferait la fierté de mon prof de gym et je me relève, Hugo à la main. Ça gueule dans mon dos. Un type sort par la porte du PC, les vêtements en feu.
  
  Il se met à cavaler en rond en tapant sur ses vêtements mais les flammes lui grillent le cuir chevelu et je le vois s’éplucher en grands lambeaux immondes. C’est à vomir. Son collègue a eu plus de chance. Il a cramé d’un coup dans la réserve.
  
  Le casernement se vide. Quelques hommes vont essayer d’aider le bonze. D’autres se précipitent vers le PC, sans doute dans l’idée de circonscrire le sinistre, comme l’on dit. J’en compte huit. En admettant qu’il y ait deux sentinelles, ça me fait dix Popov sur le dos. Plus, bien entendu, ceux qui vont rentrer avec le colonel. Comme tout le monde est sorti prendre l’air, j’entre dans le casernement. C’est une grande carrée avec un placard qui doit contenir les munitions. Il y a un gros cadenas que je ne pourrai jamais ouvrir avec mon couteau. Mais il me faut moins de trente secondes pour dénicher un tournevis et un marteau sur une table. On peut toujours compter sur les gens qui prennent soin de boucler leurs armes pour vous laisser à portée de la main un marteau, un tournevis, une paire de tenailles… Ce sont des gens très prévoyants.
  
  Je dézingue la lourde en deux coups de cuiller à pot et je n’ai plus qu’à faire mon choix. La maison me propose quelques dizaines d’armes de taille et de calibre variés, plus deux caisses de grenades.
  
  J’opte pour un fusil et un pistolet automatiques et je me bourre les poches de grenades. Quand elles sont pleines jusqu’à peut plus, j’en prends encore une que je garde à la main.
  
  Dehors, ça crépite sec du côté du PC. J’entends un puissant pssshhh, qui doit être celui d’une lance à incendie.
  
  Je dégoupille ma grenade, je la jette dans le reste des munitions et je me sauve comme une mère supérieure devant un satyre.
  
  Pour la seconde fois en moins de cinq minutes, une construction de la base de Trygda s’envole en fumée. Je me planque à l’écart dans un petit coin tranquille pour profiter du spectacle. Les flammes montent jusqu’au plafond, ressortent par les côtés du toit et se rejoignent sur le faîte dans une grosse boucle ronflante. C’est grandiose. Trois Russes passent près de moi, l’air complètement hagard. Ils ne savent plus où donner de la tête. Finalement, ils choisissent d’aller voir s’ils peuvent faire quelque chose pour sauver leur piaule. Je les allume d’un demi-chargeur de mon fusil, un AK de 7,62 mm. Ils tombent sur place, trop vite pour avoir le temps de savourer la surprise.
  
  Il me reste un demi-chargeur et j’en ai un autre plein, bien coincé sous mon ceinturon. Je passe de l’autre côté du casernement, qui est collé sur la forêt. Des broussailles poussent le long du mur mais je ne suis pas le premier à passer par là et le chemin est relativement dégagé.
  
  Quand j’arrive au bout du bâtiment, le PC est irrémédiablement en flammes. Il faudra demander des crédits à Moscou pour en faire construire un tout neuf. Le gardien auquel j’ai mis le feu est étendu, complètement carbonisé, sur la terre noire. La lance à incendie ne fait plus pssshhh et la demi-douzaine de troufions encore sur pied ne sont visibles nulle part. Ils sont partis soit chercher des armes, soit garder la frontière, soit les deux. La grande asperge et la pupuce se sont, eux aussi, volatilisés.
  
  Je m’écarte du mur, car il commence à faire un peu trop chaud. Je dois retrouver l’Amour et je contourne le bois dans la direction du fleuve. Ils ont déboisé entre la base et la rive et je me planque à la lisière de la forêt. Je suis à moins de cent mètres de l’eau quand je les vois. L’ennui, c’est qu’ils m’ont vu aussi. Ils se sont replié vers les bateaux où ils ont des armes en réserve.
  
  Leurs projectiles déchiquettent le sol à mes pieds et, rebelote, je plonge dans les bois.
  
  Ils sont en train de déployer leurs embarcations. Plus d’espoir de rentrer en Chine de ce côté. Je finis mon chargeur, apparemment sans faire de bobo à personne puis je compte jusqu’à cinq et je retraverse la base en courant.
  
  Ils ne s’attendaient pas à ça. Ils devaient penser que j’allais tenter la traversée ou disparaître dans la forêt. Pas que j’allais foncer en direction des bâtiments en feu. Personne ne me poursuit. Apparemment, ils jugent plus important de garder la frontière. Ils savent qu’un jour ou l’autre, il faudra que je passe par là. Ils m’attendent de pied ferme.
  
  Je trouve la voie ferrée qui rejoint, beaucoup plus loin, le transsibérien et je la suis jusqu’à l’aérodrome de Trygda.
  
  La piste est aussi rudimentaire que celle d’Aihui. Peut-être plus. Elle a été méchamment arrachée à la forêt qui, tout aussi méchamment, s’acharne à regagner son bout de terrain perdu. La seule construction est un petit abri pour les pilotes. Il y a de la lumière dedans mais pas un chat dehors et aucun avion sur la piste.
  
  Un petit groupe de pitchpins est presque collé au mur de derrière. Je m’y tapis, j’écoute. Pas de bruit.
  
  Je colle un œil sur un interstice entre les vieilles planches malmenées par les intempéries. Je ne vois rien. La seule porte est celle qui donne sur la piste. Je l’ouvre et j’entre.
  
  C’est carré, crasseux à souhait et meublé de vieux fauteuils qui dégueulent leur bourre sur le plancher autour d’une table où trônent une bouteille de vodka à moitié vide et quelques verres gras. Je trouve un appareil radio extrêmement démodé. C’est le premier que je vois depuis mon arrivée à Trygda. J’arrache tous les fils et, pour faire bonne mesure, je plante quelques coups de couteau dans le récepteur. Na ! Il faudra aussi en commander un neuf. Je suis pour la modernisation des équipements.
  
  Je visite les chambres. Rien d’intéressant. Mais, au moment où je pose la main sur le bouton de la porte, cette dernière me fait le coup de s’ouvrir toute seule. Un automatique apparaît, suivi d’un homme grand et maigre, lui-même suivi d’un homme petit à la gueule rafistolée. Ils n’ont pas besoin de se présenter.
  
  Ils m’ont eu. Mais alors bien. Je laisse tomber mes armes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  — Les soldats pensaient que vous iriez vers le fleuve, me fait savoir le plus loquace du tandem. Nous, nous savions que vous viendriez ici.
  
  — Bien joué, tovaritch, dis-je histoire de dire.
  
  — Videz vos poches, m’intime l’intimidant individu.
  
  J’étale proprement mes munitions et mes grenades sur le sol.
  
  — Faites attention ! Nous ne sommes pas aussi stupides que ces militaires qui ne savent même pas ficeler un homme correctement.
  
  — Je n’en doute pas. À propos, puisque l’occasion nous est donnée de nous revoir, il ne me semble pas que nous ayons été présentés…
  
  — Les noms n’ont aucune importance pour nous. Par contre, vous, vous en avez quelque part. Vous méritez votre réputation.
  
  J’attaque sur le plan professionnel. On est collègues, après tout !
  
  — Vous écumez quel secteur, les gars ? Enfin, je veux dire… Quelle est votre affectation habituelle ? Les États-Unis ?
  
  — L’Europe occidentale.
  
  — Ce n’est pas tout à fait le coin, par ici.
  
  — C’est le bout du monde. Voilà pourquoi nous sommes pressés de repartir, même si c’est pour vous emmener avec nous.
  
  Je ne suis pas vraiment étonné. Ils ont eu le temps d’appeler leur service pour demander des instructions. Et Moscou doit me juger plus utile mort que vivant.
  
  — Vous nous accompagnerez à Moscou. Le voyage sera long en jeep et en train. Nous ne tolérerons aucune nouvelle tentative d’évasion. Cette fois, vous serez convenablement ligoté. Et, pour commencer, nous allons vous fouiller dans les règles. Enlevez tous vos vêtements.
  
  Je les avertis :
  
  — Attention, il va y avoir du spectacle.
  
  Je déboucle mon ceinturon et j’enfile rapidement une main dans mon slip. Je dégoupille Pierre, ma petite bombe à gaz, et je le jette sur le sol.
  
  Plongeon sur la droite pour éviter les balles que le Russkoff pourrait éventuellement tirer. Je sais qu’il ne me tuera pas s’il n’y est pas contraint. Les ordres de Moscou semblent particulièrement clairs. C’est de ces réflexes dont je me méfie. Mais non, il les contrôle bien.
  
  Ils reculent pour échapper aux fumées nocives de Pierre. Je fais jaillir Hugo et je le plonge dans la poitrine du grand. La lame s’enfonce sous le sternum, à droite, et je la ressors en traçant une boutonnière d’une dizaine de centimètres. Mon fidèle stylet lui a tranché le cœur en deux comme une boule de fromage de Hollande. Il me fixe avec des yeux comme des bulles de chewing-gum. Sa chemise, puis sa veste, s’imbibent rapidement de sang et il tombe, aussi mort que faire se peut.
  
  Gueule-de-biais n’a pas d’arme à la main. Il me regarde faire, comme hypnotisé, absorbe une bouffée de fumée âcre et recule en toussant. Il n’a pas l’air en forme du tout. Je décide de faire quelque chose pour lui et j’attaque la mise en train par un crochet du droit au menton.
  
  Il pirouette sur place en crachotant et je m’imagine qu’il a son compte. Pas du tout. Il met la main dans sa veste et y pêche un pistolet à deux coups. C’est une arme de dame, genre Derringer. Il baisse la tête, en le serrant contre son cœur pour essayer de le planquer pendant qu’il l’arme.
  
  Un peu mou. J’ai l’impression d’avoir tout mon temps pour lui planter Hugo dans la prunelle de l’œil gauche. Il reste un instant comme suspendu à la pointe de mon couteau. Un produit gluant, d’abord jaune pus, puis de plus en plus rouge, me dégouline sur la main. J’enfonce d’un coup sec en exerçant un mouvement de torsion, histoire de bien farfouiller dans ce qui lui sert de matière grise. Je récupère ma lame, secoue la main pour faire tomber le plus gros des débris visqueux et achève mon œuvre par un nettoyage général sur son pantalon.
  
  Je sors quelques minutes histoire de respirer un bol d’air. Je me frotte un peu les yeux pour soulager les picotements de la fumée. Quand je juge que les lieux sont suffisamment aérés, je vais récupérer mes armes. Il y a deux bidons d’essence de vingt litres qui doivent être là pour faire le plein de la moto garée dehors. J’en vide un sur le plancher et j’éparpille le contenu de l’autre autour de la cuve de propane. Je prends le maximum de distance, jette une grenade et fonce jusqu’à la moto. On ne peut pas dire que le bâtiment explose. Il se pulvérise littéralement dans une apothéose de rouges, de jaunes et de blancs aveuglants auréolés par les flammèches bleues dansantes du propane.
  
  Ce n’est pas vraiment pour faire mumuse que je détruis systématiquement tous les bâtiments. Il s’agit pour moi d’attirer le maximum de Russes pour les éloigner de l’Amour. Et ça a l’air de marcher. Une petite caravane de motos arrive de l’est en pétaradant. Yudenich et ses hommes qui rentrent. Ils tracent droit sur moi. J’enfourche ma bécane, je démarre et j’essaie de me souvenir des pistes indiquées par le vieux Mukhino.
  
  J’en retrouve une particulièrement écartée qui m’amène rapidement au bord du fleuve, dans un coin presque aussi escarpé que celui où j’ai découvert la grotte du côté mandchou. Bientôt plus qu’un petit plouf à faire et, cette fois, je vais retrouver la terre chinoise. Eh bien non. C’est à croire que je suis abonné. Je suis à un petit kilomètre de mon but lorsque deux yeux brillants m’aveuglent et me font presque perdre l’équilibre.
  
  Une jeep. Elle me bloque la route. Elle a l’air de m’attendre. Le chauffeur a allumé les phares en entendant le bruit de mon moulin. La seconde de stupeur passée, j’empoigne le fusil russe, je lâche le guidon et je vide un chargeur complet vers les lumières.
  
  J’entends un cri et l’un des phares s’éteint. Au même instant ma machine capote, je lâche le fusil et je saute juste à temps pour atterrir dans une touffe de bruyère. La bécane fait un looping et retombe sur le flanc.
  
  Plusieurs longues rafales d’armes automatiques charcutent les arbustes sur ma droite. J’embrasse la terre avec ferveur. Il n’y a presque rien pour se planquer dans le quartier. Juste quelques buissons et un minuscule petit pin rabougri par-ci, par-là.
  
  Je lève un œil prudent et je tire deux balles rapprochées en direction de la jeep pour donner aux voisins d’en face l’idée de baisser la tête. Un sprint de cinquante mètres et me voilà derrière un arbre. Tchac ! Tchac ! Les balles des Soviétiques font éclater l’écorce au-dessus de mes oreilles. La vache ! Ça craint ! Mais alors très très fort. J’en grince des dents. C’était moins une.
  
  Deux autres balles rapides et je redémarre. Ce coup-ci je fais presque cent mètres. J’ai franchi la piste où la jeep est garée. Je la distingue à travers les broussailles, dans le halo de son phare. Ça m’étonnerait qu’il y ait plus de deux hommes sur la mitrailleuse. Je déborde lentement le tronc, je repère une forme qui doit être une tête et je fais feu. Il y a un grand gueulement strident. Ça a été payant.
  
  Je fonce tête baissée vers l’à-pic tout en rechargeant mon pistolet. C’est un véritable steeple-chase dans le noir entre les touffes de buissons infranchissables et par-dessus les souches qui jonchent le sol.
  
  Tout à coup, j’entends une voix. Une rafale rase la végétation à moins d’un mètre. Je pousse comme un dingue sur le chargeur mais il reste coincé. Saloperie de camelote russe. Un petit éclair troue la nuit et c’est la tuile. Une douleur cuisante me déchire la cuisse. J’essaie un coup de poing pour enfoncer le chargeur. Rien à faire. Ma jambe plie malgré moi. Je m’étale sur le sol de la forêt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXII
  
  
  Les dégâts ne semblent pas trop graves. La balle m’a bien proprement traversé la cuisse sans me bousiller le muscle ni l’os. N’empêche que ça ne m’arrange pas pour crapahuter. Plus question de rentrer pedibus.
  
  — Retournez-vous, crie une voix.
  
  Je la reconnais, c’est celle de Yudenich.
  
  J’obéis. Je me laisse rouler sur le dos en me serrant la cuisse pour arrêter le saignement.
  
  — Bonsoir, Colonel. Alors, vous l’avez bien trouvé, ce point d’impact ?
  
  — Je… je… l’ai trouvé.
  
  Houla là ! Yudenich n’a plus du tout l’air de vouloir être courtois. Pour moi, il est en train de se demander s’il respecte les ordres de Moscou ou s’il m’abat sur place comme le lui dicte son instinct. Plus je réussirai à le faire parler, plus j’aurai de chances pour qu’il choisisse la première formule. J’enchaîne :
  
  — Était-ce bien comme je vous l’avais décrit ?
  
  — Oui ! aboie le colonel. C’était bien comme vous l’aviez décrit. Nom de Dieu, Carter, vous avez tué vingt de mes hommes !
  
  J’essaie de rigoler, voir si ça assainit l’atmosphère.
  
  — Chacun a des revers de fortune de temps en temps, que voulez-vous.
  
  Mal vu. D’abord, ça sonne un peu forcé. Ensuite, ça tombe complètement à plat.
  
  — Ma base ! Trygda ! vocifère Yudenich. Vous l’avez pratiquement anéantie. Je ne peux pas croire qu’un homme seul ait pu faire ça. Avouez, Carter, vous aviez des complices qui se sont enfuis. Je veux savoir !
  
  — Si ça peut vous faire plaisir…, dis-je en arrachant la manche gauche de ma chemise pour me bander la jambe.
  
  Ça ne lui fait pas plaisir. Yudenich recule de quelques pas et s’assied sur la souche d’un vieux pin déraciné par un orage.
  
  — Incroyable ! Je m’absente quelques heures, et voilà le résultat ! Je suis sûr qu’il y en avait d’autres avec vous. Américains ou Chinois, je ne veux pas le savoir.
  
  Tiens, maintenant, il ne veut plus savoir. Je soupire, et je lui propose :
  
  — J’ai une idée, Colonel. Faites un rapport et dites que Trygda a été rasée par une agression perfide des traîtres chinois. Laissez-moi en dehors de ça.
  
  — Impossible. Vous devez venir à Moscou avec moi pour rendre des comptes.
  
  — Je ne pense pas que ce soit très indiqué pour votre carrière, voire pour votre santé. Vous vous voyez en train d’expliquer qu’un Américain seul a exterminé presque tous vos hommes et détruit Trygda ? Si vous faites porter le bonnet à un détachement de Chinois, ce sera beaucoup plus plausible.
  
  — Les Chinois démentiront.
  
  — Évidemment, fais-je. Comme ils démentiront toute accusation portée par votre gouvernement, y compris le soutien qu’ils ont apporté à ma mission.
  
  Yudenich hoche la tête, l’air pas bien convaincu. Je bats le fer pendant qu’il est chaud :
  
  — Moscou attend un démenti de Pékin ! Moscou peut même s’attendre à un incident de frontière provoqué par les Chinois. Mais ce à quoi Moscou ne s’attend pas, laissez-moi vous le dire, c’est à entendre le colonel Yudenich raconter qu’un seul agent américain a pratiquement rasé Trygda.
  
  Yudenich observe un long silence puis, d’une voix presque pleurnicharde, me déclare :
  
  — Savez-vous, monsieur Carter, que j’avais probablement une brillante carrière devant moi ?
  
  — Mais vous l’avez toujours, si vous voulez m’écouter.
  
  — Je suis issu d’une très grande famille. Mais, à force de labeur et d’acharnement au service de l’armée, je suis parvenu à me faire pardonner. – Il lâche un petit rire amer. – Pour moi, cette affectation était le tremplin pour un grand bond en avant. Et il faudrait renoncer à tout parce qu’un agent américain exige que je le laisse partir ?
  
  — Je n’exige rien, Colonel. Je ne suis pas en position d’exiger quoi que ce soit. J’essaie simplement de vous faire apparaître la réalité de votre situation. Même si vous me traînez à Moscou et que vous m’accusez de tous les maux de la terre, personne ne vous croira. Quoi que vous disiez, ils resteront persuadés que la destruction de Trygda est le fait d’un détachement de Chinois. Ils penseront même que vous êtes fou, ou que vous êtes un traître. Laissez-moi partir, Colonel, c’est votre seul espoir. Je peux traverser l’Amour par mes propres moyens.
  
  — Non, vous ne pouvez pas. J’ai mis tous mes hommes sur des bateaux et j’ai appelé des renforts.
  
  — C’est mon problème.
  
  — Non ! hurle Yudenich en se levant et en me collant la gueule de son PM sur le ventre. J’ai pris ma décision. Vous venez avec moi à Moscou. Nous les entendrons ensemble chanter leur sérénade, comme vous le diriez. Écoutez, mes hommes arrivent.
  
  Effectivement, on entend des moteurs dans le lointain. Il a dû faire rappliquer les quelques troufions qui lui restent encore à Trygda.
  
  — Levez-vous ! m’ordonne-t-il brusquement. Ce n’est pas pour mon plaisir, mais je vais vous obliger à marcher avec votre jambe blessée. Désolé, mais il n’est pas question pour moi de commettre la même stupidité que mes hommes en me laissant approcher par vous. Au moindre mouvement suspect, je vous abats. Est-ce clair ?
  
  Je sens que c’est râpé. Je hausse les épaules et je me lève. C’est plutôt coton. J’essaie de ne pas faire porter de poids à ma jambe gauche. J’ai l’impression de marcher pour la première fois de ma vie et qu’il me faut tout apprendre.
  
  Les pout-pout de motos se rapprochent. Je fais un pas. Je trébuche. Comme promis, Yudenich se crispe sur son PM. Je sens presque la pression de son doigt sur la détente. Et un coup de feu claque. Isolé. Tiré par une arme de calibre inférieur à celle du Soviétique.
  
  Yudenich sursaute. Dans un spasme du bras, il envoie valser son pistolet-mitrailleur dans un fourré. Il porte la main à sa poitrine, tombe à genoux, oscille un instant, puis achève sa chute. Il n’a plus de souci à se faire pour sa carrière.
  
  Je tourne la tête à gauche. C’est de là qu’est parti le coup de feu. Andrea est là, près d’un petit pin, son fusil de chasse encore braqué sur le point où Yudenich se tenait il y a encore un instant.
  
  Elle me fixe, les yeux presque sortis de la tête. Elle a l’air paralysée. Une statue. Près d’elle Setka m’adresse un pâle sourire. Les doigts d’Andrea, aux jointures exsangues, sont crispés sur l’arme. Le vieil homme la lui prend doucement et la laisse tomber à terre.
  
  Je me traîne jusqu’à eux en boitant, affaibli par la douleur intolérable. Je trébuche. La surprise tire Andrea de son état de choc. Elle court vers moi, me tend les bras et m’empêche de tomber.
  
  — Joli coup de fusil, dis-je. Mais qu’est-ce que tu fais en Sibérie ?
  
  — J’ai suivi Rita. Sais-tu qu’elle était debout ce matin quand vous avez quitté le camp, Pao et toi, et qu’elle est immédiatement partie sur vos traces ?
  
  — Je l’ai appris par la suite.
  
  — Elle était habillée. Elle vous attendait. Elle s’est embarquée sur un bateau soviétique !
  
  — Ça a dû te faire une sacrée surprise…
  
  — J’ai traversé à la nage et je l’ai suivi aussi longtemps que j’ai pu. Ensuite, je suis tombée sur ces gens. J’ai découvert que cet homme était un ami à toi.
  
  Elle fait un signe à Setka, qui nous rejoint vivement.
  
  — Il faut partir, dit-il en chinois. Bruit motocyclettes approche.
  
  Il a raison. Elles ne doivent pas être à beaucoup plus d’un kilomètre.
  
  Je demande :
  
  — Mais où allons-nous nous cacher, Setka ? Il n’y a pas beaucoup de végétation par ici et j’ai bien peur de ne pas pouvoir courir un marathon avant longtemps.
  
  — Suivez Setka, répond-il.
  
  Sans un mot de plus, il prend la direction de l’ouest. Je fais un pas et j’étouffe un cri de douleur. Andrea glisse un bras sous le mien et m’aide à avancer vers le bosquet de sapin où nous conduit le vieux Mukhino. Je clopine, je sautille. On se cogne les hanches, les épaules. Impossible de nous synchroniser efficacement. J’ai l’impression d’être en train de faire une course en sac.
  
  Les bruits de moteurs arrivent. Setka crie quelque chose dans sa langue gutturale. Deux jeunes hommes bondissent hors du bosquet, me prennent sous les aisselles et, sans un mot, me traînent au pas de course vers une cachette sûre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIII
  
  
  Abritée derrière une grosse butte, la sapinière est pratiquement invisible du plateau qui la domine. Le terrain descend en pente relativement raide jusqu’à un ruisseau saisonnier qui se jette dans l’Amour. Il y a quatre chevaux, attachés à des arbres, des gros bourrins bien fessus et solidement sabotés. Ça n’a rien du pur-sang, c’est de la bête de trait pour balader du chargement, pas pour courir sur les hippodromes, mais c’est mieux que rien.
  
  Les deux hommes me hissent sur le dos d’une jument baie. Andrea saute en croupe, noue les bras autour de ma taille et laisse sa tête aller sur mon épaule. Le dossier quelle me propose est le plus confortable que j’aie connu depuis longtemps ; j’en oublie presque mon bobo à la jambe. Setka enfourche un cheval gris et explique :
  
  — Nous prenons lit du ruisseau. D’abord nord pendant trois kilomètres. Ensuite est pendant cinq kilomètres. Suivez-moi.
  
  Avec joie. Je le suivrais au bout du monde. Un petit coup sur le flanc, et notre grosse jument s’ébranle. Je demande à Andrea :
  
  — Où as-tu appris à tirer comme ça ?
  
  — Je t’ai déjà dit que mon père était garde forestier. J’allais à la chasse avec lui quand j’étais encore haute comme trois pommes. Mais jamais de ma vie, je n’avais tiré plus gros qu’une outarde. Quand je pense que j’ai tué un homme…
  
  — Pour me sauver la vie. Et puis tu n’as fait qu’abréger ses souffrances. Avec ce qu’il avait sur le dos, il était bon pour le peloton d’exécution.
  
  Ça n’a pas l’air de la réconforter plus que ça. Le raidillon est encombré de rochers et de troncs d’arbres morts. Ça cahote dur. Andrea se serre contre moi. Je passe un bras derrière elle et je lui pelotte doucement les fesses. Elle se laisse aller.
  
  — Je savais que tu faisais de l’espionnage, reprend-elle. Je le savais depuis le début. Ce que je refusais d’admettre, c’est que j’étais dans le coup, moi aussi, puisque je savais que l’expédition était financée par l’AXE. Ça m’est apparu clairement quand j’ai vu que Rita te trahissait.
  
  Elle se serre encore un peu plus. Je sens sa joue sur mon cou, une vraie bouillotte. M’est avis qu’elle est rouge comme une tomate. D’une voix un peu saccadée, elle finit par lâcher :
  
  — Et puis j’en étais jalouse. C’est aussi pour ça que je l’ai suivie.
  
  — Tu sais que je t’ai soupçonnée à un moment ?
  
  — Je m’en doutais un peu, dit-elle. Mais pourquoi ?
  
  — Ce Chinois que tu as rencontré à San Francisco.
  
  — Hein ! Quel Chinois ?
  
  — À la limite de Chinatown. J’étais en train d’acheter des crevettes à la sauce piquante. Je t’ai vue avec un Chinois.
  
  — Ah, ça y est, je me rappelle !
  
  Elle se met à rigoler comme une bossue.
  
  — Chut ! Doucement ! Tu vas réveiller les voisins. Qu’est-ce qui te fait marrer comme ça ?
  
  — Que tu m’aies soupçonnée parce que j’ai donné cinquante cents à un garçon qui faisait la manche.
  
  Je ne peux pas m’empêcher de me boyauter à mon tour.
  
  — Il y avait aussi les quatre types qui ont essayé de te violer à Shanghai. Tu avoueras que c’était quand même une drôle de coïncidence que ça se passe juste sous mon nez. J’ai cru qu’on me tendait un piège. Sans oublier l’Asiatique qui nous a attaqués sur le Rainwater. Mais, celui-là, je crois savoir d’où il sortait.
  
  — Ah bon ?
  
  — Pour moi, c’était un coup des Russes. Rita devait craindre ta concurrence et ils ont cherché à t’éliminer.
  
  — J’aime autant ça, dit Andrea. Si ça avait été les Chinois, on serait dans de sales draps. Au moins, on sait qu’on va trouver la sécurité de l’autre côté de la frontière.
  
  — C’est encore à voir. J’aime mieux m’attendre à tout de ce côté-là aussi. Ça nous évitera de mauvaises surprises s’ils nous préparent un coup fourré.
  
  — Tu t’en méfies ?
  
  — Pas mal.
  
  — Il y a de la joie ! conclue Andrea.
  
  Nous pénétrons dans une clairière, entourée d’une muraille de sapins touffus. Le petit camp des Mukhinos est sacrément bien planqué. Il faut vraiment tomber le nez dessus pour le découvrir. Une douzaine de nomades s’avancent vers nous, le sourire aux lèvres. Andrea saute à terre et m’aide à descendre de la jument. Voilà Setka. Il a l’air soulagé d’être arrivé au camp. Il me prend les deux mains, les presse chaleureusement et me dit, tout joyeux :
  
  — Setka a vu grands feux. Setka sait que c’était Trygda et que c’était toi. Setka très content et te remercie d’avoir fait ça.
  
  — Heureux d’avoir pu vous donner ce plaisir. Moi aussi je vous dois des remerciements. Ce n’est pas rien ce que vous avez fait pour moi…
  
  — Pas grand-chose, proteste modestement le vieil homme. Setka a trouvé amie à toi dans forêt. C’est femme qui a tiré. Tire beaucoup mieux que Setka. Setka n’a même pas fusil.
  
  — Je l’avais volé aux gardes chinois, m’explique Andrea.
  
  Le vieil homme me passe un bras maigre autour des épaules et ajoute :
  
  — Vous venir dans tente de Setka. Il y a viande de renne et thé noir autant que vous voudrez. Setka va regarder ta jambe. Setka possède médecine.
  
  — Nous sommes en lieu sûr ici ?
  
  — Très très sûr, me répond Setka. Sinon Setka ne pas t’amener ici. Russes même pas connaître existence camp.
  
  — Où est-on exactement ?
  
  — Trois kilomètres de rivière. Onze kilomètres nord de Trygda. Tout près d’endroit où tu as traversé Amour.
  
  — Et tout près de celui où j’ai coulé le bateau russe, réponds-je en pensant au lidanium.
  
  Sur un signe de Setka, deux solides gaillards rappliquent et me portent sous sa tente. Le vieil homme nettoie ma blessure puis y applique des remèdes ancestraux auxquels il ajoute une pommade antibiotique achetée au comptoir d’Aihui. Quand il a fini de me bander, il prépare du thé noir sucré au miel et m’en fait avaler de quoi noyer un cachalot.
  
  En ouvrant un œil, après une bonne heure de sommeil léthargique, je crois être encore en train de rêver. Vêtue en tout et pour tout d’une chemise de grosse toile bleue, le Dr Regan se chauffe devant un petit feu de charbon de bois. Le spectacle vous réveillerait un mort. J’en profite en silence pendant quelques instants puis je signale ma présence d’un grand bâillement. Elle se retourne, sourit, pas gênée pour deux ronds, et s’approche de ma couche d’aiguilles de sapin recouvertes de peaux.
  
  — Laisse-moi rêver encore un peu, dis-je. Raconte-moi qu’on est dans un grand appartement avec balcon sur Riversides Park.
  
  Elle laisse échapper un petit rire, me pose une main sur la poitrine et joue à déboutonner puis à reboutonner mon col de chemise.
  
  — Setka et Cila sont allés dormir dans une autre tente pour nous laisser seuls, m’explique-t-elle. Il viendra nous chercher une heure avant l’aube. Il a prévu de nous passer une décoction de plantes sur le visage et sur les mains pour nous faire ressembler à des Mukhinos. Ensuite, on descendra jusqu’à l’Amour et on traversera avec la tribu. Ça te va ?
  
  — Me lancer à corps perdu dans l’Amour avec toi ? Un peu que ça me va !
  
  Tout en continuant à tripoter le bouton de ma chemise, Andrea reprend :
  
  — Setka m’a dit que les eaux étaient basses à l’aube et que les bateaux russes ne pourraient pas s’approcher du gué.
  
  — Setka est un grand chef. Je vais voir si l’AXE peut faire quelque chose pour lui.
  
  — Je pense que la meilleure façon de le remercier serait de disparaître de sa vie.
  
  — Pas si sûr. Il ne peut pas voir les Russes depuis qu’ils ont pris son fils et sa belle-fille. Sur ce point-là, je suis sûr de lui avoir apporté un peu de réconfort.
  
  Andrea hoche la tête, dégrafe mon bouton, me caresse un peu la poitrine puis referme mon col.
  
  — Où est Rita, d’après toi ? demande-t-elle.
  
  — Au camp. Elle fait semblant d’être morte d’inquiétude à cause de ma disparition et elle se demande ce que tu as bien pu devenir.
  
  — Qu’est-ce que tu comptes faire d’elle ?
  
  — Je n’ai pas encore décidé. Bien sûr, il existe un remède radical mais je ne sais pas si je l’appliquerai dans son cas. Sortons d’abord d’URSS, on verra après.
  
  Andrea me déboutonne complètement ma chemise et, tout en m’en débarrassant, m’explique d’un ton distrait :
  
  — J’ai envoyé mes deux assistants à Tokyo pour prendre du matériel supplémentaire. Pendant quelques jours, nous serons les seuls Américains dans la région.
  
  — C’est parfait, dis-je en fermant les yeux pendant qu’elle masse délicatement ma virile et musculeuse poitrine.
  
  Elle commence à déboucler mon ceinturon puis elle hésite et me pose une main sur la joue.
  
  — C’est vrai que tu es blessé, peut-être que… Tu sais, dès le début, j’ai eu envie de faire l’amour avec toi. Je ne voulais pas me l’avouer à cause du travail que tu fais. Je ne voulais pas que tu le saches non plus. Bon, voilà, c’est dit, maintenant. Seulement, je ne voudrais pas…
  
  Je sens que si je la laisse continuer, elle va s’embarquer dans un de ces découpages de cheveux en quatre dont elle a le secret. Je n’ai pas envie de tailler la bavette jusqu’à l’aube et de faire encore une fois, tintin pour les gâteries. Je lui mets une main sur la bouche.
  
  — Tu en as envie ? Moi aussi.
  
  — Oui, admet-elle, j’en ai envie. Maintenant, je ne voie plus de raison de te le cacher.
  
  — Ça non plus, je ne voudrais pas que tu me le caches, dis-je en la débarrassant de sa chemise. Ce serait trop dommage.
  
  Je lui prends les seins et je les presse délicatement pendant qu’elle achève de m’enlever mon pantalon et s’installe sur moi sans autre forme de procès.
  
  — Oh oui, soupire-t-elle d’une voix rauque. Oui, oui, ouuuiii…
  
  
  Les pigments qui nous recouvrent la peau sont extraits de la feuille charnue d’une plante sauvage. Juste après l’application, ça picote un peu les yeux. Puis, quand c’est sec, ça tire comme un masque mais on s’y habitue très vite. Nous revêtons des peaux de rennes et de vieux habits de coton. Tout ce qui peut trahir notre nationalité américaine a été jeté, à l’exception de ma précieuse boucle de ceinturon contenant le petit émetteur et des armes que je cache sous ma chemise rapiécée.
  
  Le plus gros problème n’a pas été de convaincre Andrea de se teindre les cheveux en noir mais de se les couper à la mode indigène. Je lui ai répété une douzaine de fois que, si les Russes la prennent, ça lui fera certainement une belle jambe d’avoir ses cheveux longs, ça n’a pas eu l’air de marcher. Finalement, juste avant de partir, elle s’est isolée dans un coin et, les larmes aux yeux, a fait elle-même le sacrifice de ses belles mèches blondes.
  
  On arrive en vue du fleuve et tout le monde met pied à terre. Setka s’approche de moi et me dit à voix basse :
  
  — Suivez en ligne derrière moi. Nous prendrons milieu de file. Setka beaucoup souffert en allant voir comme chaque année officier russe pour dire traverser. Mais eux rien soupçonner. Et même, eux peuvent pas approcher avec bateau de toute manière. Comment va jambe de mon ami ?
  
  — Grâce à vous, beaucoup mieux. Merci. Je peux marcher presque normalement et demain, je suis sûr que je pourrai courir.
  
  — Très bien, apprécie le vieil homme.
  
  — Dites-moi, Setka, l’eau est profonde ?
  
  — Pour toi, hauteur de taille. Pour femme, hmmm, plus haut…
  
  Sacré Setka. Il doit penser, comme moi, qu’avec les flotteurs dont l’a doté Dame Nature, Andrea n’a rien à craindre des eaux de l’Amour.
  
  Conformément à la consigne, nous suivons la file des Mukhinos. Pour ne pas éveiller la méfiance des Soviétiques, je porte une tente sur les épaules. Andrea, telles les autres femmes indigènes, fait traverser Cila qui ne cesse de me couver d’un regard admiratif.
  
  Je suis à peu près certain qu’on ne choque pas. On a déjà franchi environ quatre cents mètres de gué quand j’aperçois un bateau russe en aval. Deux hommes armés nous observent à la jumelle.
  
  L’intérêt qu’ils nous portent semble être de pure routine. C’est trop beau pour être vrai. Après deux tentatives loupées, j’ai l’impression que c’est trop facile de passer comme ça, à pied. Je me dis que je rêve, que je vais me réveiller.
  
  Lorsque toute la tribu est arrivée à pied sec sur la rive chinoise, je laisse tomber mon fardeau. Andrea pose Cila, vient me rejoindre et tombe dans mes bras.
  
  Setka s’approche de nous et me dit, non sans un brin d’émotion :
  
  — Camp Mukhinos à dix kilomètres au sud. Nous partons maintenant.
  
  Nous nous serrons la main pour la dernière fois et, en quelques minutes toute la tribu a disparu dans la forêt.
  
  — Ça y est, me souffle Andrea. On a réussi ! On est sauvés !
  
  — Je préfère voir ce qui nous attend au camp avant de pavoiser, réponds-je en lui prenant la main.
  
  Et je l’entraîne sur un petit sentier de rennes qui longe la rive sud de l’Amour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXIV
  
  
  L’après-midi est copieusement entamé quand on arrive au bivouac installé par les Chinois près de la caverne que j’ai découverte. Ça s’est bien agrandi pendant notre absence, mais ils n’ont pas encore défriché de piste capable de laisser passer des véhicules. C’est OK en ce qui me concerne. J’en ai ma claque de cavaler avec des patrouilles motorisées aux fesses et je ne sais pas encore ce qui m’attend ici.
  
  Pas de nouvelles têtes parmi ceux qui gardent le site. Le détachement militaire est sous l’autorité du commandant Ti, un gros individu poisseux dont la qualité première est tout ce qu’on veut sauf la subtilité. C’était le second de feu Pao. Dès qu’il nous voit arriver, crasseux, crevés, affamés, il nous fonce dessus comme un missile à tête chercheuse.
  
  — Nous avons vu des fumées au-dessus de Trygda. Que s’est-il passé ?
  
  — Il n’y a plus de Trygda. Et plus de Pao ; il est mort. Nous avons faim. Donnez-nous quelque chose à manger.
  
  — Le lidanium ?
  
  — Je n’ai pas pu l’avoir mais je leur ai fait chèrement payer la mort de Pao. Dites, commandant, nous sommes morts de faim !
  
  — Vous boitez. Vous avez été blessé ?
  
  — Oui mais ça n’est pas bien grave. Et puis le Dr Regan a abattu l’officier russe qui avait fait ça. Écoutez, commandant, on discutera plus tard. Pour l’instant, il faut absolument qu’on casse une graine.
  
  — Casser une graine ?
  
  — Manger quelque chose ! N’importe quoi mais vite ! Si ça continue, je vais tourner de l’œil.
  
  — Bon, très bien, dit Ti d’un ton grincheux.
  
  Il nous indique de regagner nos tentes et fait un signe à deux pieds plats qui travaillent à l’orée de la lisière.
  
  — Ah si ! Quand même autre chose, dis-je après réflexion.
  
  — Quoi ? s’informe Ti.
  
  — Où est Rita ?
  
  — La charmante Mlle Brennan ? Mais elle est sous votre tente. Elle se repose. Il paraît qu’elle n’a pas fermé l’œil la nuit dernière.
  
  — Ouais… J’imagine qu’elle a eu du mal à dormir après le feu d’artifice que j’ai fait à Trygda.
  
  — Maintenant que vous le dites…, fait le petit gros Ti songeur. C’est vrai, j’ai remarqué que ça la rendait nerveuse mais je n’y ai pas fait plus attention que cela.
  
  — Venez donc avec nous, commandant. Vous allez apprendre des choses intéressantes.
  
  Andrea et le Chinois me suivent jusqu’à ma tente. La porte est fermée pour empêcher le soleil d’entrer.
  
  — Commandant Ti, dis-je, voudriez-vous appeler la « charmante » Mlle Brennan, je vous prie ?
  
  Le gros type se tourne vers moi. Il semble se demander si je le prends pour son valet de chambre. Mais il s’exécute :
  
  — Mademoiselle Brennan ?
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? grogne une voix pâteuse.
  
  On jurerait qu’elle a la gueule de bois.
  
  — Voudriez-vous sortir, s’il vous plaît ? demande Ti.
  
  Les panneaux de tissu s’écartent. La tête de Rita apparaît. Éblouie, elle frotte ses yeux bordés de jambon cru et ne nous voit pas tout de suite. Elle a vieilli de dix ans depuis que je l’ai vue. Je me dis qu’il faut faire quelque chose pour la réveiller.
  
  — Coucou, Rita !
  
  Ça lui fait un sale coup, le coucou. Pendant plusieurs secondes, elle me regarde, paralysée, avec des mirettes en capotes de fiacre. Ma parole, elle va tomber d’un arrêt cardiaque ! Non, ça y est, elle a pigé. Elle tire de sa ceinture une longue dague effilée.
  
  Mon poing part le premier. Paf ! à la pointe du menton. Elle fait un vol plané en arrière et tombe dans la tente qui s’écroule sur elle.
  
  — Je ne comprends pas, fait le petit Ti.
  
  — Rita Brennan travaille pour Moscou. C’est elle qui a informé les Russes de notre mission. Elle est responsable de la mort de Pao.
  
  Ti aboie un ordre. Deux soldats accourent, l’arme à la main. Ils extirpent Rita du fatras de toile et de ficelles. Elle me lance un regard-laser pendant qu’ils la relèvent pour lui attacher les mains dans le dos. Quand ils l’ont emmenée, je me tourne vers Ti :
  
  — Je ne veux plus en entendre parler. C’est votre prisonnière.
  
  — Soyez tranquille, affirme le gros officier. J’ai dans l’idée que Pékin saura lui réserver le sort qu’elle mérite. Je vais donner l’ordre de remonter votre tente et de vous apporter à manger.
  
  On commence par se changer et par faire un brin de toilette. Puis je me fais une piqûre de pénicilline yankee, histoire d’être plus tranquille, et je remplace mon bandage par quelque chose d’aspect plus officiel.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de lidanium ? questionne Andrea pendant qu’on se cale les joues.
  
  Je lui raconte. Sans lui préciser que j’ai trouvé le métal. Quelque chose me dit qu’il vaut mieux garder ça pour moi jusqu’à nouvel ordre.
  
  On a presque fini de manger quand Ti fait son apparition.
  
  — Il va falloir expliquer à Pékin que vous n’avez pas le lidanium, annonce-t-il.
  
  — Je m’en doutais.
  
  — Ils ne vont pas être contents.
  
  — Je m’en doutais aussi. Washington, non plus. Et, si vous voulez tout savoir, commandant, moi non plus.
  
  — Puis-je m’asseoir ? s’enquiert Ti.
  
  Sans attendre de réponse, il se ramasse un épais coussin d’aiguilles de sapin et le bulldozerise de ses pesantes miches. Il souffle un instant, épuisé par l’effort considérable, et reprend :
  
  — Comment trouvez-vous l’ordinaire ? Ça ne vaut pas Pékin, hein ? Pas sensationnel.
  
  — Vraiment pas, admets-je.
  
  — Bien. Expliquez-moi ce qui est arrivé pendant que vous étiez sur le sol soviétique.
  
  Je lui raconte les carnages et la destruction de Trygda, devant Andrea qui ne bronche pas.
  
  — Et le lidanium ? s’informe-t-il.
  
  — Une légère trace sur mon compteur mais rien de palpable ou de récupérable. À mon avis, le métal a été dispersé par la force de l’impact. Il était matériellement impossible de repérer et de ramasser une kyrielle de fragments éparpillés sur des centaines de mètres carrés.
  
  — Je commence à mieux comprendre, fait le commandant. Au moins, votre intervention aura servi à punir les Russes d’avoir établi des bases fortifiées si près de nos frontières.
  
  Je ne vois pas l’intérêt d’entamer un débat sur la question et je réponds par l’affirmative.
  
  — Si, comme vous l’affirmez, le métal est irrécupérable, enchaîne Ti, votre mission est terminée. Je pense que vous comptez prendre le premier avion pour regagner votre pays.
  
  — Non, intervient Andrea.
  
  — Pourquoi ? s’étonne Ti.
  
  — Parce que, répond Andrea, nous avons une trouvaille archéologique d’une importance considérable. Il nous reste encore beaucoup à faire ici.
  
  — Mais les Russes…, commence Ti.
  
  Je termine à sa place :
  
  — Les Russes vont lancer une expédition punitive. Certes. Mais pas contre une zone dépeuplée. À votre place, je veillerais à demander des renforts pour protéger Aihui.
  
  Il me regarde, l’air baba. Je suis sûr qu’il n’y avait pas pensé une seconde.
  
  
  — Tu es complètement fou, dit Andrea.
  
  — Qu’est-ce que tu as contre les bains de minuit ?
  
  Il y a un gros buisson d’herbes aquatiques et un carré de mousse plus moelleux que n’importe quel tapis de bain. Je commence à me déshabiller.
  
  — En temps normal, rien, fait Andrea. Mais les Russes sont tout près, Nick. Et je pense qu’ils sont fous de rage contre nous.
  
  — Ça, tu as raison. Seulement, ils n’enverront pas de bateau par ici.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que le fleuve est barré par une épave.
  
  — Comment le sais-tu ?
  
  — C’est moi qui l’ai coulée.
  
  — De toute façon, l’eau est trop froide.
  
  — Dis, tu as traversé ce matin, tu l’as trouvée froide ?
  
  — Oui.
  
  — Le tout, c’est de se tremper. Après, ça va tout seul.
  
  — Écoute, Nick, j’aimerais bien comprendre. Tu commences par faire tout un cinéma sous le nez des Chinois pour bien leur montrer qu’on part en forêt avec une bouteille de whisky et, maintenant, au lieu de boire un coup, voilà que tu veux prendre un bain !
  
  — Je voulais faire penser à nos amis qu’on allait s’engluer un peu dans la décadence occidentale. En fait, j’ai du boulot. Reste si tu veux mais ce serait bien mieux si les Chinois nous voyaient rentrer trempés tous les deux.
  
  — Ce que je n’aurai pas fait pour l’Amérique, et pour toi ? ronchonne Andrea en se déshabillant.
  
  Je plonge. Waouh, c’est un peu plus frisquet qu’en plein jour. La lune jette un rayon glauque à travers un gros paquet de cirrus. Un peu plus bas, je vois une petite lumière. Sans doute un bateau soviétique. Mais, de toute façon, c’est beaucoup trop loin pour présenter un danger.
  
  J’entends un splatch derrière moi. Andrea me rejoint en quelques brasses et me noue les bras autour de la taille.
  
  — Dans le fond, dit-elle, elle n’est pas si mauvaise.
  
  — Tu vois bien, réponds-je en me retournant pour l’enlacer.
  
  Ses seins mouillés se collent contre ma poitrine. Rien de tel que les contacts humains pour vous réchauffer le sang. Mais je m’écarte rapidement en maudissant ma conscience professionnelle. La mission d’abord.
  
  Je nage jusqu’à la carcasse près de laquelle j’ai abandonné le lidanium. Il me faut quatre plongées en canard pour le retrouver mais je le retrouve. Je reviens près d’Andrea et, fier comme un chat qui ramène une souris, je lui montre le petit ballot que j’ai fabriqué avec mes chaussettes.
  
  — Je l’ai !
  
  — Qu’est-ce que c’est ? fait-elle.
  
  — Le lidanium.
  
  — Mais tu as dit que tu ne l’avais pas !
  
  — J’ai menti réponds-je en la prenant dans mes bras et en la faisant basculer dans l’eau.
  
  — Qu’est-ce que tu avais à gagner en mentant aux Chinois ? questionne Andrea, dès qu’on a repris notre souffle.
  
  — Du temps. Pour savoir s’ils étaient réglo ou non.
  
  — Et s’ils ne sont pas « réglo », comme tu dis ?
  
  — Je garde tout pour moi. Sinon, on partage. Mais, de toute manière, pas ici. On fait ça à T’ien Tsin ou à Shanghai. À un endroit où la transaction pourra avoir lieu en présence de témoins.
  
  — Tu aurais quand même pu me mettre au courant, dit-elle un peu fâchée.
  
  — Je n’aimais mieux pas tant qu’il y avait encore des risques de se faire prendre par les Russes. S’ils te mettaient la main dessus, il valait mieux que tu ne saches rien.
  
  Andrea réfléchit une seconde et semble accepter cette explication. Puis elle me repousse doucement et pique une tête. Je nage jusqu’à la rive pour mettre mon paquet en sûreté entre les hautes herbes. Puis je la rejoins et, pendant une bonne vingtaine de minutes, on chahute en s’éclaboussant comme des gosses sans souci.
  
  De retour au bivouac, on retrouve avec plaisir nos dodos qui ressemblent quand même plus à des lits occidentaux que les couches d’aiguilles, et on les réquisitionne jusqu’au lendemain midi. On va se réveiller avec une bonne trempette dans le torrent. Je me rase en accrochant ma glace à une branche tordue qui surplombe le cours d’eau et on se sent tout neuf. Ensuite, on part à la caverne. Je veux qu’Andrea ramasse le maximum de choses intéressantes pour le cas où on serait obligés de mettre en catastrophe la clef sous le paillasson.
  
  D’après une vieille maxime, la forêt est le meilleur endroit pour cacher un arbre. Je sors le lidanium de mes fumantes et je l’ajoute aux cailloux qu’Andrea a recueillis. Les radiations ne risquent pas de nous faire grand mal pendant le peu de temps où on aura à porter le sac.
  
  Ensuite, n’ayant rien de mieux à faire, je vais regarder les nobles représentants de l’armée populaire jouer au mah-jong en se racontant leurs prouesses auprès des dames de Pékin. Tout à coup, l’idée me vient que je pourrais peut-être renouveler mon arsenal aux frais de la maison. Je trouve une technique toute simple. Je me mets à dénigrer les qualités de leurs armes jusqu’à ce qu’ils m’en fournissent un assortiment et m’invitent à aller l’essayer moi-même. Je me retrouve comme ça avec un Tokarev type 51, une boîte de munitions et un paquet de cartons-cibles.
  
  Je m’enfonce de quatre ou cinq cents mètres dans la forêt et je tire une douzaine de pruneaux avec l’automatique dont je connais déjà les caractéristiques par cœur. Je tiens à ce que mes copains m’entendent et soient persuadés que je m’exerce bien. Cela fait, je m’adosse à un arbre et je rêvasse un moment. Pour les Russes, la question est réglée. Maintenant, j’attends de voir de quoi il retourne du côté des Chinois.
  
  Je ne tarde pas à voir.
  
  Je suis là depuis une demi-heure à tout casser quand une jeep montre le bout de son capot sur la piste qu’ils viennent de frayer entre les arbres. C’est Arthur Pendle. Si ce gars-là se pointe en personne sur le terrain, c’est qu’il doit y avoir du vilain. Je glisse le Tokarev dans mon ceinturon, considérant qu’il m’appartient, et je vais à sa rencontre.
  
  Ti arrive à la jeep en même temps que moi.
  
  — Qui êtes-vous ? questionne-t-il.
  
  — Propylon Trading Company, répond Arthur.
  
  — Propylon Trading Company ? répète l’obèse Ti d’un ton méfiant.
  
  — Shanghai, T’ien Tsin et Hong Kong, annonce Arthur en secouant commercialement la main de l’officier. C’est moi qui ai pris en charge les déplacements de l’expédition scientifique. – Il se tourne vers moi : – Professeur Rainsford ! Content de vous voir !
  
  — Moi aussi, dis-je.
  
  Tu parles, je me demande quel mauvais vent l’amène par ici.
  
  — Je vous ai rapporté votre appareil. Les gens de chez Nikon ont réussi à réparer l’obturateur. Tenez.
  
  Il me tend un appareil photo tout neuf de 35 mm. J’improvise :
  
  — Merci, monsieur Pendle. Grâce à vous, nous allons avoir beaucoup moins de problèmes pour les microphotographies.
  
  — Vous connaissez cet homme ? me demande Ti.
  
  — Bien sûr, réponds-je. C’est lui qui a pris les dispositions pour le transport du matériel et les arrangements pratiques concernant l’expédition. Je dois avouer que je m’attendais pas à le voir revenir si vite avec le Nikon.
  
  — Nous sommes là pour vous servir, fait Arthur. Malheureusement, je regrette de n’avoir pas pu être aussi utile pour les deux chercheurs que vous avez dépêchés à Tokyo. Ils ont rencontré des problèmes imprévus avec le matériel. Je ne pense pas qu’ils rentrent avant au moins une semaine.
  
  — C’est fâcheux.
  
  — Hé oui, je sais que le Dr Regan sera déçue, elle aussi. Pourrais-je la voir ?
  
  — Elle est sur le site. Si le commandant Ti n’y voit pas d’inconvénient, je vais vous y conduire.
  
  Ti accepte sans méfiance. J’entraîne Arthur sur le sentier de la caverne et, dès qu’on est hors de portée des oreilles chinoises, je laisse tomber :
  
  — Alors, Arthur, ça y est ? C’est la grosse merde ?
  
  — Pas encore tout à fait mais ça ne va pas tarder.
  
  — Je m’en suis douté dès que je t’ai vu. Je savais que tu n’aurais pas quitté ton bureau sans une bonne raison.
  
  — Tu l’as dit, bouffi. Je sais de source sûre qu’ils comptent te liquider et garder le lidanium pour eux tout seuls. Ce que je ne sais pas, c’est si le commandant Ti a déjà reçu des ordres pour ça.
  
  — Peu probable. Je suis encore là. Et puis, il y a une complication en ce qui les concerne. Ils croient que je n’ai pas trouvé la camelote.
  
  — Ah bon ! Mais tu l’as ?
  
  — Évidemment ! Dans ma tente.
  
  Ensuite, je renseigne Arthur sur mon emploi du temps en Sibérie. Il hoche solennellement la tête, l’œil allumé d’excitation et d’approbation.
  
  — Alors comme ça, c’était bien Rita, fait-il quand j’ai terminé.
  
  — Hé ouais.
  
  — Tu as réglé la question ?
  
  — Je l’ai donnée aux maos. Ti a dû la boucler quelque part. Peut-être même qu’il l’a déjà envoyée en express à Pékin…
  
  — Ils vont sans doute essayer de la troquer avec les Russes pour qu’il s’écrasent sur l’incident de frontière, opine Arthur.
  
  — C’est ce que j’ai pensé.
  
  — J’aimerais être petite souris et entendre les transmissions diplomatiques, rigole Pendle. Ça doit valoir son pesant d’or. Bon, en ce qui nous concerne, on va se servir du Beagle pour se tirer d’ici. Il est encore à Aihui avec les réservoirs pleins et un seul homme pour le garder.
  
  — Aihui ? Ce n’est pas la porte à côté. Et puis, il y a une radio, là-bas.
  
  — Ça n’est pas la porte à côté, OK. Il y a une radio, pas OK. Enfin, pas en état de marche. Mon pilote a commis l’erreur de me laisser tout seul le temps d’aller se vider la vessie. Ils ne pourront pas réparer avant après-demain, le temps d’écrire un message, de l’envoyer à Harbin par l’avion régulier et d’attendre leur matériel. Je doute qu’ils soient suffisamment bien équipés en pièces détachées pour se débrouiller seuls.
  
  — Joli boulot, Arthur. Il ne te reste plus qu’à aller bousiller la radio dans la jeep de Ti et on est tranquilles.
  
  Pendle hausse les épaules.
  
  — Pas la peine, dit-il. Que Ti contacte Pékin tant qu’il lui plaira. Il ne pourra pas contacter Aihui et c’est ça qui nous intéresse. C’est là que se trouve le Beagle.
  
  — En admettant qu’on atteigne l’avion, à quoi ça va nous servir ? Où veux-tu qu’on aille ? On est en plein cœur de la Mandchourie !
  
  — Il faut trouver le couloir de Vladivostok. C’est là que se rencontrent, juste sur la mer, les frontières de la Chine, de l’URSS et de la Corée du Nord. En volant à basse altitude, on a quelque chance d’arriver en pleine mer du Japon avant qu’ils s’aperçoivent qu’on manque à l’appel. J’ai demandé à notre flotte du Pacifique de bien tendre l’oreille pour capter nos signaux. Elle est en manœuvre en mer du Japon. Je ne t’avais pas dit ?
  
  — Si, si. J’en ai entendu parler.
  
  — Il paraît que tu sais piloter.
  
  — Je me débrouille, dis-je modestement.
  
  — Eh bien, essaie de te débrouiller honorablement pendant quelques heures. C’est tout ce qu’on te demande. Maintenant, allons voir le Dr Regan et expliquons-lui qu’à notre grand regret, elle va devoir laisser tomber ses travaux d’archéologie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXV
  
  
  — Abandonner tout le reste ici ? Mais il y a de quoi hurler d’indignation ! hurle Andrea avec indignation.
  
  À la lueur d’une lampe Coleman version chinoise, qui projette des ombres découpées au couteau sur les parois de la caverne, elle ramasse dans une valise de tissu ses derniers petits bouts de débris. On est seuls. Pendle est parti draguer dans le camp pour essayer de s’acquitter d’une mission un peu spéciale que je lui ai confiée.
  
  — Arrête de râler, dis-je, avec ce que tu emportes, tu as de quoi t’occuper pendant au moins cinq ans !
  
  — Tu parles, trois ans ! Quatre à l’extrême rigueur !
  
  — C’est déjà pas mal. Et puis, avec la réputation que tu me dois, tu vas récolter des subventions à gogo. De quoi te plains-tu ? Et, de toute manière, il vaut mieux partir avec seulement quatre ans de boulot que de rester et de tomber entre les pattes des Chinois. Tu peux me croire !
  
  — Je n’arrive pas à imaginer qu’ils veulent réellement nous tuer…
  
  — Ils veulent tout le lidanium. Ils doivent penser que je leur ai menti en disant que je ne l’avais pas. Ils ne me font pas confiance.
  
  — Ça, par contre, grince le Dr Regan avec sarcasme, je n’ai aucun mal à l’imaginer.
  
  — Et, quand les Russes attaqueront Aihui, les Chinois voudront peut-être leur donner autre chose que Rita, figure-toi. Moi, en l’occurrence. Ils me veulent. Ils en crèvent.
  
  — Vu ce que tu as fait à Trygda, je suppose que tu entends ça au sens propre.
  
  — Je vois qu’on ne manque pas d’humour.
  
  — Et s’ils n’attaquent pas Aihui ? demande soudain Andrea.
  
  — Ils attaqueront.
  
  — Tu n’en es pas sûr.
  
  — Si, j’en suis sûr.
  
  — Pourquoi ? Ça fait déjà quarante-huit heures et ils n’ont encore rien fait.
  
  — Fais-moi confiance.
  
  — Sûrement pas. Je ne vois pas pourquoi que je te ferais plus confiance que les Chinois. Allez aide-moi plutôt à emporter tout ce fourbi.
  
  On laisse la lampe brûler dans la caverne vide et on sort avec deux gros sacs molletonnés, bourrés d’échantillons, de croquis et d’outils. Il y en a pour une cinquantaine de kilos et, si on y ajoute le sac qu’Andrea a laissé sous ma tente, ça nous fait un joli bagage. Je dépose le tout à l’arrière de la jeep qui fait la navette entre la fouille et le bivouac, et je m’installe à côté du chauffeur.
  
  — Au camp !
  
  Le véhicule s’ébranle aisément sur la piste toute fraîche qu’ils viennent d’aménager entre la caverne et le camp. Quand on y est, je porte les deux sacs à ma tente, j’ouvre celui qui s’y trouve déjà, histoire de contrôler que personne n’a touché au lidanium, ce qui m’étonnerait, et je ressors.
  
  Andrea a disparu mais voilà Pendle.
  
  — J’ai eu ta marchandise, m’annonce-t-il. Elle est enveloppée dans une toile sous ton lit de camp.
  
  — C’est vrai, Arthur ? Ils ont des mortiers ici ?
  
  — Non. J’ai seulement pu te dégotter un lance-grenades Goryunov avec une boîte de douze. Le caporal qui s’est arrangé pour perdre ça dans les bois, s’est imaginé qu’il me baisait la gueule. Tu parles, il ne sait pas qu’un engin comme ça vaut au bas mot deux mille dollars au cours actuel. Il m’a lâché le tout pour cent livres.
  
  — Il n’a pas été trop curieux ?
  
  — Je lui ai raconté que je faisais de la contrebande d’armes chinoises. Ça a eu l’air de le faire mousser. De toute façon, c’étaient les cent livres qui l’intéressaient.
  
  
  Les feux sont éteints à Trygda, mais les déploiements d’éclairage électrique pourraient presque faire croire qu’il n’en est rien.
  
  Il y a tout simplement des lumières partout. Et deux bateaux de patrouille ne cessent de balayer les rives chinoises et soviétiques avec de puissants projecteurs.
  
  Je fais les cent derniers mètres en rampant sur le ventre. Le lance-grenades est sanglé sur mon dos. Mes poches sont bourrées d’explosifs. Ça devient une manie chez moi.
  
  Ça fait deux heures que j’ai quitté ma tente et j’ai déjà croisé trois patrouilles chinoises. Ti a dû suivre mes conseils et faire venir des troupes à Aihui. Les Russes faisant la même chose de l’autre côté de l’Amour, il ne manque plus, comme dirait l’autre, que la goutte d’eau qui va mettre le feu aux poudres.
  
  Je vois plusieurs centaines d’hommes du côté soviétique. Quelques-uns sont en train de nettoyer les résidus calcinés de Trygda. Les autres glandouillent en attendant les ordres. Un peu plus loin, sur le sec, je distingue les silhouettes de deux transporteurs de troupes amphibies. Donc les tovaritch ont réellement l’intention de lancer une attaque. Comme ils ont l’air aussi réveillés que des marmottes en plein cœur de l’hiver, je me dis que ce n’est pas pour tout de suite. À moins que l’ami Carter n’accélère un peu le mouvement.
  
  Mon idée, c’est juste de les chatouiller un peu pour qu’ils se lancent. J’ai l’intention de profiter du merdier qui va suivre pour prendre la poudre d’escampette sans qu’on ait trop envie de s’intéresser à nous.
  
  Seulement, ça va craindre très très fort. J’aurai une trentaine de secondes pour tirer mes douze grenades. Ensuite, ça sera le sauve-qui-peut sur au moins un kilomètre et demi. Là, je m’estimerai tranquille. J’avalerai deux ou trois gorgées de whisky pour faire croire à Ti qu’une fois de plus j’ai été me pinter la gueule dans les jolis sous-bois mandchous et je pense qu’il ne me cherchera pas trop de poux dans la tête.
  
  J’enfile une grenade dans le tube et je calcule la distance, l’angle de tir, la vitesse du vent et l’âge du lieutenant-général. Il faut que je fasse attention à ne pas amocher les transporteurs de troupe pour ne pas empêcher mes amis russes de rendre leur visite à mes amis chinois. Mon truc, c’est la provocation, rien d’autre.
  
  Voilà justement le lieutenant-général qui se pointe. Il fait les cent pas le long de la berge, les doigts croisés derrière le dos.
  
  Trois grenades volent déjà dans les airs quand la première atteint l’autre bord de l’Amour. Le lieutenant-général décroise les doigts et pique une tête vers le sol. Ses hommes, sortis de leur léthargie, imitent rapidement leur chef. Mes douze grenades explosent sur tout le périmètre de la base. Injure ultime, je prends soin de bien faire péter les deux dernières juste au centre de la clairière. En quelques secondes, les armes légères jappent sur la rive russe. Presque aussitôt les fusées tactiques et les obus de mortiers pilonnent le côté chinois. Ça fait deux semaines qu’il n’a pas plu et les incendies démarrent sans se faire prier dans la forêt mandchoue.
  
  J’estime qu’il me faut une vingtaine de minutes pour rentrer au camp. Au bout de cinq minutes, les Russes cessent de canarder et je les imagine en train de s’entasser dans leurs véhicules amphibies, prêts à foncer sur Aihui.
  
  J’arrive dans le camp en titubant avec une haleine à faire crever les mouches. Comme prévu, Ti me tombe immédiatement sur le poil.
  
  — Où étiez-vous ?
  
  — Devinez, dis-je en lui tendant amicalement ma bouteille.
  
  — Non merci. Vous n’avez donc rien de mieux à faire que d’aller vous soûler dans les bois ?
  
  — Non. J’ai trouvé cette caverne par hasard, mais si vous vous imaginez que je vais aller faire du quatre pattes pour déterrer des vieux squelettes pourris, vous vous foutez le doigt dans l’œil. Hips ! Mam’zelle Regan a tout ce qu’y faut pour se débrouiller toute seule. Hips ! Mais vous avez l’air tout drôle. Que vous arrive-t-il, Ti ?
  
  — J’ai cru entendre des coups de feu.
  
  — C’était pas moi, parole d’honneur ! Avec ce que j’ai sifflé, je serais pas capable de faire mouche sur une vache dans un couloir.
  
  Le gros homme esquisse un vague semblant de sourire, qui s’efface aussitôt quand un homme, arrivant précipitamment du camion des transmissions, annonce :
  
  — Les… les Russes attaquent. Deux péniches de débarquement pleines d’hommes ! On nous ordonne d’y aller, mon commandant !
  
  — Où ?
  
  — À Aihui.
  
  — À Aihui ? Ah oui ! fais-je. Ben merde alors !
  
  Le commandant Ti semble céder à un instant de panique. Il pirouette sur lui-même en regardant autour, puis il finit par se tourner vers moi.
  
  — Vous allez rester ici avec vos amis. Je vais laisser trois hommes pour vous surveiller. Je suis désolé mais je ne vous fais pas confiance. Quand nous en aurons terminé avec les Russes, je rentrerai ici et nous reprendrons notre conversation.
  
  — Hé, commandant. Ça dépendra de l’heure. Si vous rentrez trop tard, soyez gentil de ne pas me réveiller, hips !
  
  Les trois gardes chinois se précipitent vers moi et m’encerclent pour bien montrer qu’ils sont conscients de l’importance de leur mission et ne sont pas disposés à me laisser filer.
  
  Le commandant Ti traîne son popotin jusqu’à sa jeep et aboie des ordres à son chauffeur qui, si ça dure encore quelques secondes de plus, aura bientôt besoin d’un appareil acoustique. Le malheureux s’acharne sur le démarreur mais la jeep refuse obstinément de partir. Ti l’engueule de plus belle puis il s’en prend à la jeep qui encaisse un solide coup de pied sur le côté du capot. Je me boyaute intérieurement pendant que mes trois anges gardiens me poussent vers ma tente.
  
  Pendle et Andrea sont assis en tailleur devant des cartes et des tasses de thé. Je demande :
  
  — Est-ce que les gardes parlent anglais ?
  
  — Pas un mot, répond Arthur.
  
  — OK, on peut causer tranquille. Les Russes sont en train d’attaquer Aihui.
  
  Arthur lève les yeux vers moi avec un petit sourire torve.
  
  — Comme c’est ennuyeux, fit-il. Et je suppose que le commandant Ti a été appelé d’urgence sur les lieux.
  
  — Oui. Il vient de partir. Il a dû laisser sa jeep ici. Apparemment, il avait des problèmes mécaniques.
  
  Arthur tire de sa poche un petit bout de métal et me le tend.
  
  — J’ai entendu dire que les delcos fonctionnaient beaucoup mieux avec un balai.
  
  Je le félicite d’un clin d’œil et je colle le balai dans la poche de mon pantalon. Je reprends mon rapport :
  
  — Le poste avancé de Trygda a subi une nouvelle agression. Les Russes ont envoyé de nombreux soldats et deux transporteurs de troupes amphibies. J’ai vu un lieutenant-général sur les lieux.
  
  — Un général ! s’exclame Arthur. Houla ! Ils prennent les choses au sérieux, on dirait. J’espère quand même qu’en menant leurs représailles sur Aihui, ils vont oublier le terrain d’aviation.
  
  Il jette ses cartes à terre et ajoute :
  
  — Le Dr Regan est une sacrée joueuse de poker !
  
  — Elle est douée dans tous les domaines, dis-je.
  
  Arthur se marre. Pas Andrea. Elle se lève et vient se serrer contre moi.
  
  — On… on part maintenant ? demande-t-elle d’une voix chevrotante.
  
  — Dès qu’on en aura fini avec les gardes.
  
  — Que veux-tu que je fasse ?
  
  — Tout est emballé ?
  
  Elle répond d’un hochement de tête silencieux.
  
  — Alors va t’asseoir sur le lit et attends.
  
  — Où sont les gardes ? interroge Arthur.
  
  — Deux devant et un derrière. Ils croient que je suis bourré.
  
  — Pour moi, tu as plutôt la tête de quelqu’un qui va dégueuler et il n’est pas question de te laisser faire tes saloperies sur le matériel de l’Oncle Sam.
  
  — Compris.
  
  Il me traîne dehors en hurlant que je suis malade. Les deux soldats me regardent d’un air dégoûté. Ils sont instantanément neutralisés. Je vais derrière la tente pour m’occuper du troisième et, quand je reviens, Arthur a déjà délesté les deux cadavres de leurs armes et de leurs munitions.
  
  En quelques secondes, tout est réglé sans un coup de feu.
  
  — Ah, Arthur, dis-je, tu étais vraiment fait pour être agent de terrain ! Quand je pense que tu uses tes falzars sur un fauteuil de bureau.
  
  Il a l’air tout fier de lui.
  
  — Si tu me rends ce balai, fait-il, je vais m’occuper du transport.
  
  Je lui passe le bout de ferraille et je vais voir Andrea. Elle a sorti les trois sacs sur le seuil de la tente.
  
  — Ça a été rapide, commente-t-elle.
  
  — Ils n’étaient que trois.
  
  — Incroyable, fait-elle. Je crois que je commence à m’habituer.
  
  Je prends deux sacs et je lui fais signe de me suivre vers la jeep. Il n’y a aucun signe de vie dans le camp. Effectivement, il semble que le commandant Ti ait emmené tous ses hommes, sauf trois, combattre les Russes à Aihui. Pendle a levé le capot de la jeep chinoise. Il répare le delco à la lumière d’une lampe de poche. Je dépose les sacs à l’arrière.
  
  — Terminé ! déclare Arthur en laissant retomber le capot.
  
  Un bruit suivi d’un gémissement étouffé se fait entendre, comme en réponse au violent claquement du capot. Ça vient de l’immense tente de Ti qui, dans ce petit camp, ressemble à un percheron perdu dans un troupeau de poneys.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? fait Andrea.
  
  — Si je ne me trompe pas, réponds-je. On va avoir des bagages supplémentaires.
  
  Avec un vaste sourire, Pendle s’installe au volant et fait partir le moteur. Je marche vivement jusqu’à la grande tente jaune-vert. J’entre. Rita est assise sur le sol de terre, ficelée au mât central, un bâillon sur la bouche. Je m’agenouille près d’elle. Je ne peux pas m’empêcher de lui lâcher un grand éclat de rire au nez. Je lui enlève son bâillon.
  
  — Paul ! Ah Paul ! C’est toi… Dieu merci !
  
  — Arrête ton cinoche et décide-toi en vitesse. Tu préfères rester ici ou venir avec nous en Amérique ?
  
  — Euh…
  
  — OK, salut, Rita ! dis-je en faisant demi-tour.
  
  — Non ! emmène-moi ! Ces Chinois sont des sauvages, si tu savais…
  
  Je lui replace le bâillon sur la bouche et je la détache du poteau sans lui délier les mains. Puis je la pousse jusqu’à la jeep et je la balance à l’arrière au milieu des sacs d’Andrea.
  
  Le Dr Regan lui lance un long regard narquois. Je monte à bord et en route pour Aihui.
  
  Pendle fonce comme un dingue sur les petites routes de terre démolies. De temps en temps, il coupe le moteur une seconde pour nous permettre d’apprécier les bruits de la bataille. Ça crépite encore modérément.
  
  — À quelle distance, d’après toi ? demande Arthur.
  
  — Trois kilomètres.
  
  — Alors, c’est en ville que ça cogne. On est à environ un kilomètre et demi au sud de l’aérodrome.
  
  — Où est le coucou ?
  
  — Tout au bout de la piste, malheureusement, m’informe-t-il.
  
  — OK, ralentis, maintenant. Et éteins les lumières.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXVI
  
  
  Le B.206 Beagle est arrêté presque en bout de piste, à l’extrémité la plus proche d’Aihui. De grosses cordes de chanvre fixent les roues à des pieux de bois plantés dans le sol.
  
  Des lueurs planent sur le village. De temps en temps, une longue flamme mince s’élève au-dessus des arbres. Au moment où on atteint l’avion, le bruit de la bataille couvre celui du moteur.
  
  — Mon Dieu ! soupire Andrea.
  
  — Tu l’as dit. Embarquons les bagages. Arthur, tu crois que tu vas pouvoir le trafiquer ?
  
  — Je vais voir, répond Pendle en se mettant à l’ouvrage.
  
  Au moment où les trois sacs ainsi que Rita, toujours saucissonnée et bâillonnée, ont été jetés sur les fauteuils arrière, il s’exclame :
  
  — Ça, c’est typiquement britannique comme naïveté. Deux fils tout cons pour le contact ! Je bricole le démarreur et on est bons !
  
  Ça pète de plus en plus fort sur Aihui. Des flammes éclairent comme en plein jour la forêt qui s’étend en toile de fond. Les troncs fins et élancés des pitchpins se dressent comme une herse, embrasés par l’éclat des incendiaires. Sporadiquement, j’aperçois des formes furtives qui se déplacent d’arbre en arbre. Un mouvement de retraite s’opère dans notre direction.
  
  — J’ai l’impression que notre brave commandant est en train de se prendre une pâtée ! crie Pendle, hilare.
  
  — Arrête tes conneries et viens m’aider à couper les cordes. Foutons le camp d’ici au plus vite !
  
  — Qu’est-ce que je peux faire ? demande Andrea.
  
  — Assieds-toi et baisse la tête.
  
  Je sors à droite et je tranche les cordes d’un coup de stylet. Pendle fait la même chose à gauche.
  
  Un coup de feu claque, très près. Puis une grenade à longue portée siffle dans les airs. Des éclats d’écorce sont projetés près de l’abri en bois. Je gueule :
  
  — Démarre, Arthur !
  
  Il y a une accalmie et une silhouette apparaît en bout de piste. C’est le commandant Ti. Finie la belle arrogance de tout à l’heure. Il est noir des pieds à la tête, ruisselle de sueur et pète visiblement de trouille. Trois soldats l’accompagnent : l’avant-garde de la retraite chinoise. Largement dominés en nombre et en puissance de feu, ils ont eu la même idée que nous. S’emparer de l’avion et filer. Ti me repère et reste pétrifié pendant une seconde. Puis je vois sa mâchoire se contracter. Il lève son pistolet-mitrailleur.
  
  Plus rapide que lui, j’ai le temps de vider un demi-chargeur. Sa grosse brioche éclate, déversant son contenu de tripaille sur l’herbe mitée du terrain. Les hommes qui l’accompagnaient hésitent un court instant et ripostent.
  
  Au moment même où je plonge à terre, j’entends les deux moteurs se mettre en route. Devant moi les balles déchiquettent l’herbe et claquent sur le fuselage au-dessus de ma tête.
  
  Deux grenades russes explosent à une centaine de mètres. Les Chinois cessent le feu, juste le temps de me laisser sauter à bord.
  
  Dans la lumière floue, je vois Andrea recroquevillée sur elle-même, comme je lui ai dit de le faire. Je fonce dans le siège du pilote, j’allume les gaz et le Beagle part sur la piste en direction du nord.
  
  La tête collée contre le hublot de droite, Pendle a l’air de regarder vers la forêt où la bataille fait maintenant rage. Une âcre odeur de fumée entre par les trous de la carlingue. Plusieurs autres trous apparaissent à mesure que l’appareil prend de la vitesse. Dans le faisceau des phares, je vois la piste de terre. À 95, le Beagle semble s’alléger. À 115, j’actionne le manche et le nez se soulève. On décolle. Plus on monte et plus je me sens bien. Je ne suis plus ni sur le sol chinois ni sur le sol russe. Je vole.
  
  Je colle une grande claque sur le dos d’Arthur.
  
  — Gagné, pépère ! On est des bons !
  
  Arthur tombe de son siège et s’effondre dans l’allée. Ses yeux sont grands ouverts, fixes. Une balle lui a transpercé la poitrine.
  
  — Tire-le vers l’arrière, Andrea !
  
  — Non ! Ah non ! Je ne peux pas !
  
  — Tire-le, merde ! Va l’installer près de Rita. Il est à moitié couché sur les commandes !
  
  — Nick, je t’en prie ! Pas ça !
  
  — Bon. Viens prendre le manche. Je vais le faire.
  
  Andrea se lève. Attrape le cadavre de Pendle sous les bras et le traîne vers l’arrière de la carlingue.
  
  — Viens par ici, maintenant.
  
  Elle s’affale dans le siège du copilote et me prend immédiatement le bras.
  
  Je demande :
  
  — Tu sais lire une carte ?
  
  — Évidemment !
  
  — Cherche dans ce compartiment, près du manche du copilote. Il doit y en avoir.
  
  — Où va-t-on ?
  
  — Vers la mer. On traverse la masse de Ho-chiang pour retrouver les frontières chinoise, nord-coréenne et russe près de Vladivostok. Je connais la route mais c’est les montagnes qui m’inquiètent.
  
  — Les montagnes ?
  
  — On va voler à cinq cents pieds. Peut-être moins. Détache-moi mon ceinturon et prends-le.
  
  Elle me regarde avec des yeux ronds. Finalement, elle fait ce que je lui dis. Elle me tient la boucle à la lumière assez longtemps pour que je puisse trouver les boutons.
  
  — Qu’est-ce que ça fait ?
  
  — Ça envoie un signal de détresse automatique et un signal de repérage aux forces navales US en manœuvre dans la mer du Japon. On aura sûrement besoin d’aide quand on aura quitté ce putain de continent !
  
  — Ça va prendre combien de temps ?
  
  — Un peu moins de trois heures.
  
  Andrea fouille dans le compartiment et déniche une carte aérienne récente de la Mandchourie. En ligne droite entre Aihui et le couloir de Vladivostok, il n’y a que quelques agglomérations et seulement trois aérodromes. Mon premier boulot va consister à traverser le Petit Kingkang mais, comme la plupart des sommets font moins de mille mètres, ça ne va pas être un gros problème.
  
  Je vais monter jusqu’à cinq mille pieds, jusqu’à ce qu’on soit au-dessus des montagnes.
  
  — On risque de se faire repérer par les radars.
  
  — Sûrement. Mais il n’y en a apparemment pas dans le coin.
  
  — Si tu le dis…
  
  Je tire le manche et, en quelques minutes, on se retrouve à trois mille cinq cents pieds. On survole bientôt quelques petits sommets arrondis, à l’ouest du village de K’ussute. Derrière, s’étend une chaîne similaire, suivie d’un bassin, uniquement peuplé de rennes. À cinq mille pieds, je stabilise et je mets le pilotage automatique.
  
  Je sens qu’Andrea ne demande rien d’autre qu’un peu de réconfort. Je la prends dans mes bras. Elle soupire en se laissant aller contre moi. Au bout d’un moment, je dis :
  
  — Je suis désolé pour Pendle. C’est vrai, tu sais. C’était un brave type. Je vais aller le regarder.
  
  Je relève le corps et l’installe tout au fond de la carlingue. Dans son portefeuille, je trouve l’habituelle collection de faux papiers, quelques livres sterling et une photo en couleur toute fripée, représentant un vieux couple souriant dont la femme ressemble à Arthur comme deux gouttes d’eau. Sa sœur. Il faudra que je lui écrive.
  
  Rita s’agite comme une démente et pousse des « houmpf ! houmpf ! » gémissants sous son bâillon. Je la prends par le bras et la fais asseoir derrière Andrea, qui regarde fixement au-dehors. Grand cœur, je lui enlève son bâillon.
  
  — Si tu as quelque chose à dire, arrange-toi pour que ça soit intéressant.
  
  — Tu ne comptes quand même pas t’en tirer ?
  
  — De quoi ?
  
  Je reprends ma place aux commandes et je contrôle le voyant de carburant. On a juste de quoi atteindre les eaux internationales.
  
  — T’en sortir vivant, répond Rita.
  
  — Un petit peu, oui !
  
  — Je voudrais parler.
  
  — En bien vas-y, parle !
  
  — Pas devant elle.
  
  — Alors tais-toi.
  
  — Bon, capitule Rita. Ce n’est pas la peine qu’on se fasse tous tuer.
  
  — Qu’est-ce que tu proposes ?
  
  — Pose-nous à Vladivostok. Vous serez bien traités, je te le promets.
  
  — Tu crois vraiment que je vais faire ça. Tu rigoles ?
  
  — Ça vaut mieux que de mourir.
  
  — Si tu veux me convaincre, il va falloir trouver mieux, ma jolie.
  
  — OK, j’ai compris. Tu ne céderas pas. On va tous mourir. – Rita lâche un petit rire amer. – Tant qu’à y passer autant que ce soit en se faisant descendre par les miens.
  
  — Ça, j’en doute, réponds-je.
  
  — Les chasseurs russes sont très efficaces.
  
  — Certainement. Ce qu’il y a, c’est que tu es la seule à savoir que je suis sorti vivant de Trygda. Non, si l’aviation russe envoie des appareils, ce sera vers Trygda ou Aihui. Et même s’ils entendent parler de mon évasion, il faudra qu’ils entrent dans l’espace aérien chinois pour m’avoir.
  
  — Pas quand tu vas passer le couloir de Vladivostok.
  
  — Là, j’admets qu’il y a un risque de pépin. Mais je compte sur la confusion générale pour passer.
  
  — Quelle confusion ? demande Rita.
  
  — Celle qui va se produire quand les forces aériennes de trois pays vont converger pour nous descendre.
  
  Andrea sursaute et laisse échapper un hoquet.
  
  — Parce que c’est là-dessus que tu comptes ! s’exclame-t-elle en se tournant vers moi.
  
  — C’est la seule chance qui nous reste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXVII
  
  
  Deux voies ferrées courent parallèlement à cinquante kilomètres de distance au sud-ouest de Chi-hsi. Après elles, la prochaine ligne ferroviaire sera celle qui relie Pos’yet à Vladivostok, et le bout du continent asiatique. Je suis redescendu à cinq cents pieds et je ne vois toujours aucune trace de vie au sol.
  
  À la radio, c’est une autre paire de manches. La fréquence militaire chinoise utilisée par la base de Harbin est très encombrée. Il y a une heure qu’ils ont eu vent de mon escapade, et ils ont déjà passé la moitié de ce temps à me chercher au mauvais endroit. Peut-être à cause de la disparition simultanée de Rita, le commandant de la base de Harbin pense qu’on fait route vers Khabarovsk, en URSS, près de l’extrémité nord-est de la Mandchourie.
  
  Un détachement de MIG-21 a été envoyé à notre poursuite. Il a croisé notre piste en fonçant vers le nord-est, alors qu’on allait vers le sud-est et qu’on était déjà à une belle distance. Il risque de nous rejoindre sur le retour quand on survolera la jonction des trois frontières. Idem pour le détachement qui a décollé de la base chinoise de Mukden.
  
  Mais pour ça, il leur faudra entrer dans l’espace aérien nord-coréen.
  
  Le terrain boisé cède graduellement la place à une série de collines basses entrecoupées par des vallées où coulent de petits ruisseaux. Le niveau du sol baisse en altitude et moi avec lui. Des fermes éparpillées font leur apparition. Puis de petits carrés marécageux transformés en rizières. Maintenant, ça va être plat jusqu’à la mer. Je pousse le manche et je laisse descendre jusqu’à raser la cime des arbres.
  
  — Mon Dieu ! s’exclame Andrea.
  
  — Allons, pas d’énervement. J’ai les choses bien en main.
  
  Je règle la radio sur la fréquence de Vladivostok. Ça discute sec là-bas aussi.
  
  — Ils nous poursuivent ! crie Andrea.
  
  — Tais-toi. Tu ne parles pas un mot de russe ! Ils répondent simplement aux deux escadrilles chinoises qui nous cherchent. Avec un peu de chance, elles vont nous passer au-dessus de la tête à quarante mille pieds sans même nous voir.
  
  Une demi-seconde plus tard, deux douzaines de MIG-22 passent au-dessus de nous dans un rugissement d’enfer. Si l’un d’eux nous a vus, il a oublié de le signaler chez lui.
  
  — Ça marche ! crie Andrea. Ça marche ! Ils vont aller se battre avec les Chinois !
  
  Je lui tapote le genou pour la calmer.
  
  — Continue à croiser les doigts. Maintenant, il va falloir appeler la cavalerie.
  
  Le pic de Sen-lin Shan s’efface sur notre droite. On est dans l’espace aérien de la Corée du Nord. Juste à la limite de la frontière soviétique. Je dévie légèrement sur la gauche et je règle la radio sur la fréquence de l’US Navy.
  
  — Allô ! Kennedy ! Allô ! Kennedy ! Tueur d’élite N3. SOS.
  
  Ça crachote mais c’est tout. Je répète le message et, finalement, la réponse tombe :
  
  — N3, ici USS John F. Kennedy. Quel est votre problème ?
  
  — J’envisage de me poser en mer à quarante kilomètres au sud-est de Pos’yet. J’arrive au bout de mon carburant et je voudrais un bateau pour transporter trois personnes et trois gros sacs.
  
  Longue attente, puis :
  
  — Bien reçu, N3. Un Sikorsky mouillera une chaloupe à moteur avec un équipage de deux hommes aussitôt après avoir assisté à votre amerrissage en catastrophe. Le destroyer Trenton vous recueillera. Y a-t-il autre chose ?
  
  — Oui. J’apprécierais une petite fête aérienne au cas où des oiseaux asiatiques qui sont actuellement en l’air choisiraient ce moment pour me repérer.
  
  — Couverture aérienne assurée à quinze milles de la côte. Bonne chance, N3.
  
  — Merci.
  
  Ils ne m’ont pas repéré sur leurs radars et ça semble les rendre encore plus furieux. Ils savent maintenant où je vais à cause de mon message. Le commandant en chef de la base de Vladivostok réagit plus vite que son homologue chinois. Il ne lui a fallu que trois minutes pour piger que je me tire de Mandchourie et pour faire le rapport avec leur mésaventure de Trygda. Aussitôt il ordonne à ses hommes de faire demi-tour et de me prendre en chasse.
  
  Je reprends la fréquence de la Navy.
  
  — Allô ! Kennedy ! Déploiement de forces aériennes absolument nécessaire maintenant.
  
  On est en train de franchir la ligne Pos’yet-Vladivostok. Le jour s’est levé et les files de paysans s’étirent sur les routes en direction des rizières.
  
  Encore une demi-minute et on est au-dessus de l’océan. Andrea glousse et bat des mains comme une gamine.
  
  — On est sauvé ! On est sauvé !
  
  — Attends avant de jubiler. On sera sauvé à la limite de douze milles. À cette vitesse, ça fait encore trois minutes.
  
  — Enfin, Nick, qu’est-ce qui peut nous arriver en trois minutes ?
  
  — Des tas de choses. Libère Rita.
  
  — Quoi ?
  
  — On va peut-être prendre un bain forcé. Détache-la qu’elle puisse nager. De toute façon, elle a dû piger que maintenant, ce n’était plus la peine de tenter quelque chose contre nous. Pas vrai, Rita ?
  
  — Je n’ai pas envie de me noyer, répond Rita.
  
  À contrecœur, Andrea la libère de ses liens. Rita se frotte les chevilles et les poignets.
  
  — Merci, dit-elle.
  
  — Pas de quoi.
  
  — Dis, Nick, demande-t-elle. Quand on sera au bouillon, tu ne me laisseras pas partir ?
  
  — En URSS à la nage ? Ça fait quarante kilomètres.
  
  — Ils me repêcheront.
  
  — En échange de quoi ?
  
  — En échange d’une faveur dans l’avenir.
  
  — Je verrai.
  
  — Hé ! observe Andrea. Ça remue derrière nous !
  
  Je tourne la tête et, par le hublot de gauche, je vois une formation de MIG-22. Ils sont à huit kilomètres au pif, et gagnent sur nous à une vitesse phénoménale. On est encore à huit milles de la côte. Ça fait quatre milles pour entrer dans les eaux internationales. À mach 1,5, les Mig peuvent nous tomber sur le paletot dans une quinzaine de secondes. Je règle sur la fréquence Popov juste à temps pour entendre :
  
  — Appareil non identifié, faites demi-tour et suivez-nous en territoire soviétique.
  
  Je prends mon accent moscovite le plus ronflant et je réponds :
  
  — Comment ça faire demi-tour ? Non mais savez-vous à qui vous avez affaire, mon ami ?
  
  Il y a un silence de dix bonnes secondes, puis :
  
  — Identifiez-vous.
  
  — Ici le général Sakharov ! Qu’est-ce ça veut dire ? Vous ne saviez pas que j’étais de sortie ce matin ? Je donne une leçon de pilotage à mon fils ! Qui êtes-vous ? Je veux votre nom immédiatement !
  
  Je sens qu’il y a un gros malaise, là-haut. Ce coup-là, le silence dure une bonne trentaine de secondes. C’était tout ce qu’il me fallait pour être sorti de l’espace aérien soviétique.
  
  Sakharov est un petit gégène de burlingue, un genre de larbin du chef d’état-major. C’est un poivrot notoire et, en général comme en civil, personne ne le prend au sérieux. Mais il a un fils. Il fait de l’aviation. Et il raconte à tout le monde que la Sibérie orientale est sa mère patrie.
  
  Quand même, c’est pas de la cervelle de mouton qu’il y a sous le scalp du beau Nick, hein ?
  
  Ça marche. Le commandant de la formation a l’air de prendre ça au sérieux, tout au moins jusqu’à ce que le message de Vladivostok vienne me perforer les tympans comme une vrille :
  
  — Sakharov est à Moscou. Abattez-le !
  
  — Mais il n’est plus dans notre espace aérien.
  
  — Abattez-le !
  
  — Merde ! Merde ! Merde !
  
  Je sors toute ma panoplie de noms d’oiseaux en trifouillant les boutons de la radio pour joindre le Kennedy.
  
  — Allô, Kennedy ? Alors, vous me les sortez, ces zingues, oui ou merde ? Vous êtes à la bourre !
  
  — Pas de panique, N3. Levez le nez.
  
  — Autant pour moi.
  
  Je les prie d’accepter mille zescuses. Comme promis, une douzaine de F-14 s’étalent sur l’horizon. Qu’est-ce que c’est beau et qu’est-ce que ça fait du bien ! Si je pouvais, je leur ferais la bise ! Ils s’approchent en piquant lentement dans notre direction. Le message est clair. J’appelle la tour de Vladivostok et je leur dis :
  
  — Vous croyez que ma peau vaut ça et toutes les répercussions que ça implique ?
  
  Dix secondes de silence. Les avions russes et américains volent à la rencontre les uns des autres. Il se met brusquement à faire très chaud dans la carlingue du B.206. Puis, sans un mot, les appareils soviétiques virent sur l’aile et repartent voir là-bas si j’y suis. Encore quelques secondes et la décision du commandant est confirmée par Vladivostok :
  
  — L’appareil est identifié. Il s’agit d’un patriote socialiste fuyant le régime réactionnaire de Pékin.
  
  Gros malin, va. Ça sent un peu le rance ton boniment.
  
  Andrea me saute dessus et me mange les lèvres.
  
  — Ça y est, Nick, on a réussi !
  
  Les F-14 passent en vrombissant, virent sec et regagnent leurs porte-avions. Le commandant m’appelle :
  
  — Où voulez-vous amerrir, N3 ?
  
  — N’importe où où l’eau soit bonne. Je vole sur les vapeurs du réservoir.
  
  — Droit devant, N3. Plongez. On vous surveille.
  
  On est à vingt-cinq milles des côtes. Une mer d’huile. Un peu plus loin se dessine la silhouette d’un destroyer américain. Le moteur droit fait pout-pout, puis le gauche. Panne sèche.
  
  Le Beagle glisse sur la surface de la mer. Heureusement c’est le calme plat. On fait deux ricochets et on s’arrête avec en dessous trois cents brasses d’eau.
  
  Les ailes montées en bas du fuselage donnent une bonne flottabilité au B.206. Si elles étaient montées en haut, on aurait coulé à pic. Là, on a quelques secondes pour se retourner. J’ouvre la porte d’un coup de pied. Un gros hélicoptère de la Navy plane dans le ciel. En moins d’une demi-minute, un canot équipé d’un moteur de 25 CV est à l’eau avec deux hommes. J’aide Andrea et Rita à mettre pied à bord. Je fais passer le corps de Pendle puis les bagages et je saute. Il était temps. Le Beagle pique du nez et plonge à tout jamais dans les profondeurs de la mer du Japon.
  
  — Alors ? me demande Rita. Je sais nager. Et même, si je n’y arrive pas, je peux au moins mourir dans la dignité.
  
  Je lui balance un grand sourire sucré.
  
  — Ma petite biche, ce qui peut t’arriver maintenant, je n’en ai strictement rien à foutre.
  
  Et je la rattache.
  
  
  Ça fait deux jours qu’on est à bord. Allongé sur ma couchette, je zyeute le plafond d’acier en me demandant si je vais faire un tour sur le pont ou si je m’offre un supplément de ronflette. Une odeur de décharge publique vient rapidement clore ce cruel dilemme. Le cigare du boss ! Hawk est à bord. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvre.
  
  — Par exemple ! s’exclame-t-il. On aura tout vu. Nick Carter seul dans son lit !
  
  — C’est l’armée, Sir. Un vrai bagne. Ils l’ont mise dans la cabine d’une aspirante des personnels féminins.
  
  — Mon pauvre Nick, mais c’est inhumain. Je vais vous arranger ça.
  
  — Vous avez toute ma gratitude, Sir. Voulez-vous la marchandise ?
  
  — Dites donc, N3, pour quoi croyez-vous que je sois venu ? Pour goûter la tambouille ?
  
  Je souris et je sors le lidanium de sous ma couchette. Je l’ai remis dans un sac plombé à mon arrivée à bord. Je le pose dans les mains tendues de Hawk qui hoche gravement la tête pour me montrer à quel point il est impressionné.
  
  Le boss le recolle dans son sac et fourre le tout dans son inséparable attaché-case noir.
  
  — Votre autre amie… euh… comment déjà ?
  
  — Rita.
  
  — C’est cela. Elle refuse obstinément d’ouvrir la bouche. Mais nous avons finalement réussi à retrouver ses antécédents. C’est une certaine Fala Dragomirov, issue d’une famille russe transplantée en Finlande au moment de la révolution bolchevique. – Il n’y a que Hawk pour encore employer des mots pareils. – Elle a fait ses humanités à Leningrad et a été recrutée par le KGB à l’âge de dix-neuf ans. Elle a accompli deux petites missions auparavant. Une dans la Baltique et une à Marseille. Je ne possède pas encore tous les détails, mais je sais que vous étiez son premier gros gibier.
  
  — Merci, Sir, fais-je, avec un sourire en coin, histoire de lui montrer que j’apprécie le coup du « gibier ».
  
  — Je vous en prie, mon cher N3. Elle pourra peut-être nous apporter des renseignements utilisables. Dans le cas contraire nous l’échangerons contre un employé du chiffre qu’ils détiennent, probablement à cet effet, à Leningrad.
  
  Je bâille et je m’étire.
  
  — Si vous vous ennuyez, reprend Hawk, je peux vous trouver de l’occupation tout de suite.
  
  — Merci, Sir. Laissez-moi m’ennuyer quelques jours.
  
  — Une semaine, tenez. J’ai à faire à Séoul. Je serai pris pendant quelque temps. Disons demain en huit dans mon bureau à 11 h 30. Non… 12 h 30, nous déjeunerons ensemble.
  
  — Avec plaisir, Sir.
  
  — Il faut que je parte. L’hélico attend. Avez-vous des projets, N3 ?
  
  — Il faut que j’aille en Angleterre. Pendle avait une sœur…
  
  Hawk sourit et tire de sa poche une feuille de papier.
  
  — Son nom et son adresse. Nous l’avons déjà prévenue mais je pense que votre visite sera la bienvenue. Quand partez-vous ?
  
  — Demain avec le corps. J’aimerais emmener Andrea. Elle n’a jamais vu la campagne britannique.
  
  — À vos frais, mon cher !
  
  Hawk sourit. Nous nous serrons la main et il s’éclipse.
  
  Est-ce que je m’offre un roupillon ?
  
  Non. Brusquement, je me rhabille et je descends au local atelier voir si la science paléontologique a fait des progrès.
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 11 avril 1983
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’édit. 4693 – N® d’imp. 720
  
  Dépôt légal : avril 1983.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
  NOTES
  
  
  [1] 28,35 grammes.
  
  [2] À la limite de la frontière canadienne.
  
  [3] Students for a democratic society : les Étudiants pour une société démocratique.
  
  
  
  
  
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