Coplan musardait le long de la plage de la Favière au Lavandou. La saison commençant à peine, le sable n’était guère fréquenté. En revanche, une course de voiliers quadrillait de blanc l’horizon. Face à la mer, il médita. Depuis deux semaines, il rongeait son frein. La routine des jours l’agaçait. Bientôt, il se secoua, promena un dernier regard sur les flots et, à pas comptés, regagna l’emplacement où il avait garé sa Peugeot. Précautionneusement, il mit en marche et, en conservant une allure modérée, retourna à la villa nichée au bord de l’eau entre Le Lavandou et Cavalière.
Manuela achevait le ménage. Comme à l’accoutumée, il admira la silhouette de la jeune et jolie Portugaise qui, à dessein, cambrait les reins. Par ce geste provocant, ses fesses rebondies tendaient le tissu de la jupe tandis que les seins menaçaient de faire craquer le soutien-gorge. Depuis l’arrivée de Coplan, elle jouait de ses atouts naturels pour l’amener à la coucher dans son lit, mais il s’y refusait.
- Je ne suis plus capable de faire l’amour, prétextait-il.
Elle débrancha l’aspirateur et le regarda avec gravité.
- La promenade n’était pas trop fatigante ?
Il hocha la tête.
- Je suis épuisé.
Il s’assit dans un fauteuil pendant qu’elle tournait les talons. Elle revint munie d’un mouchoir propre, et avec une certaine tendresse, essuya son front en sueur.
- Il y avait du monde sur la plage ?
- Les premiers vacanciers. J’ai tâté l’eau. Elle est encore froide.
- Faut attendre un mois. C’est pareil au Portugal.
- Avec le vent en plus.
- Pas chez moi. A Polvo de Varzim, il n’y en a pas.
Phrases banales, presque rituelles après chaque sortie de Coplan au Lavandou. Il rouvrit les yeux et écarta la main qui pressait sa tempe.
- Tu as fini ?
- Dans un quart d’heure.
Il se leva et passa dans la salle de bains. Après avoir poussé le verrou, il se hissa sur le siège des W.C. et lorgna à travers la fenêtre. La BMW verte était garée un peu plus haut dans la montée. Il ne l’avait pas vue depuis quinze jours. Dans l’intervalle, ils s’étaient servi d’une Fiat rouge, d’une Renault noire, d’une CX grise et d’une Lancia bleue. Bel éclectisme. Le conducteur était invisible. Au bout de dix minutes, il démarra et la voiture disparut dans la direction de Cavalière. Coplan connaissait le numéro minéralogique par cœur mais ce renseignement ne lui était d’aucune utilité.
Il redescendit et baigna son visage dans l’eau froide du lavabo. Il n’avait pas menti à Manuela : il était littéralement épuisé. Ses genoux tremblaient et s’entrechoquaient.
Quand il ressortit, la jeune Portugaise avait terminé. Elle le regarda avec perplexité :
- Vous n’avez pas envie que je reste ?
- Tu es un ange. Non, merci. A demain.
Le soir venu, il alla dîner au Corsaire où il opta pour des brochettes de moules au romarin, des filets de rouget et une demi-bouteille de bandol blanc.
- Vous êtes tout maigre, vous flottez dans vos vêtements, prenez donc une tarte Tatin, proposa à la fin du repas la patronne, avec cette familiarité propre au Provençaux lorsque l’étranger a conquis leur sympathie.
Coplan déclina poliment, régla l’addition et partit se coucher.
La Lancia bleue avait remplacé la BMW.
Le lendemain, il observa un cérémonial identique, sauf que, après le dîner, il se réfugia dans un cabaret-dancing du Lavandou où il commanda un citron pressé.
Coplan sirotait depuis vingt minutes son breuvage acidulé lorsque son voisin de bar apostropha violemment sa compagne, une jolie fille aux yeux effarouchés et à la lèvre timide. Sans y prêter grande attention, Coplan percevait depuis un certain temps la teneur de la conversation. L’homme, un mufle, reprochait à la fille de l’avoir laissé payer l’addition au restaurant sans partager les frais.
- Tu es une vraie pute ! cracha-t-il avec un rictus mauvais.
L’insulte fut ponctuée d’une gifle sauvage qui expédia la jeune fille contre la rampe séparant le bar de la piste de danse. Nullement apaisée, la brute lui décocha un coup de pied dans le tibia. La fille s’écroula sur le plancher en hurlant.
C’en était trop pour Coplan. Son poing partit et toucha l’homme au menton sans que celui-ci ne bronche. Au contraire, il riposta d’un coup de genou dans le ventre, qui projeta Coplan contre un tabouret dont le bois lui meurtrit les reins. A peine avait-il touché terre que la brute le bourrait de coups de pied rageurs. Incapable de se relever, Coplan allait subir une défaite humiliante lorsque les barmen et les videurs se jetèrent sur celui qui avait provoqué la bagarre. En un tournemain, ils l’expulsèrent, puis tournèrent leur attention sur la jeune fille et Coplan. Blasé, le gérant hochait la tête.
- De nos jours, plus personne ne joue Zorro, surtout sans les moyens physiques ad hoc, critiqua-t-il.
- Ce n’était pas le cas il y a un an à peine, se défendit Coplan, l’oeil triste. Je n’aurais fait qu’une bouchée de ce malotru.
- Il en coule de l’eau sous les ponts en un an, philosopha le gérant en détaillant les vêtements qui flottaient autour de la silhouette amaigrie de son client. Bien sûr, vous avez la taille. Vous faites bien votre mètre quatre-vingt-dix. Seulement, les muscles ont fondu et, sans eux, fatche de con, qu’est-ce que vous espérez ?
La fille s’approcha, émue.
- Merci d’avoir volé à mon secours.
Impulsivement, elle embrassa Coplan et le consola :
- C’est vous le vainqueur, de toute façon.
Il leva sur elle un regard navré.
- Je ne suis plus ce que j’ai été.
Elle sourit, presque maternelle :
- Ce salaud m’accusait d’être pingre. Je vais prouver le contraire. Je vous offre à boire. C’est ma tournée.
- Pas du tout, protesta le gérant. C’est la mienne. Le champagne s’impose.
Coplan accepta la première coupe, mais pas la seconde. La fille ne demandait qu’à se faire draguer, découvrit-il très vite. Pour lui, c’était hors programme. Aussi déclina-t-il avec courtoisie ses invites non déguisées. Elle en parut surprise, choquée même. Puis déçue, elle s’éloigna. Le gérant vida sa coupe et observa :
- Un beau lot comme ça ne se refuse pas ! Vous avez des problèmes avec les femmes ? Vous préféreriez les garçons ?
- Ni l’un ni l’autre, trancha Coplan. Seul dans un bon lit, c’est le sort qui m’est réservé désormais.
- C’est bien triste.
Dehors, il faisait délicieusement frais. Coplan flâna sur le trottoir. Pas de véhicule suspect en vue.
Rassuré, il gagna sa Peugeot. Une surprise l’attendait à la villa. Jim Cortland était vautré dans un fauteuil et sirotait un gin-fizz de sa composition : large rasade de gin et une très faible quantité d’eau de Seltz. Dans le mélange flottait une rondelle de citron. D’une voix chaleureuse, il accueillit Coplan :
- Salut, old chap, j’ai appris que les affaires battent de l’aile pour vous ces temps-ci. C’est toujours la même vieille histoire. La hiérarchie vous lâche quand vos baskets sont trouées.
Cortland arborait cet air de chien battu commun aux agents du Special Intelligence Service quand ils cheminaient en terrain incertain. Qu’on lui donne un os et il revivait. Conformiste, il ne se séparait pas de son trench-coat qu’il avait jeté sur le dossier d’une chaise et, pour s’asseoir, avait tiré sur les jambes de son pantalon en démasquant d’horribles chaussettes couleur moutarde.
- Maintenant que je sais où est le bar, je vous sers un verre ? proposa-t-il.
- Je ne bois plus d’alcool, refusa Coplan.
- Quel est l’intérêt de la vie sans l’alcool ?
- L’alcool et bien d’autres choses.
- Les femmes aussi ?
- Hélas !
- Je compatis sincèrement. Le Don Juan que vous êtes n’a plus qu’à ranger ses accessoires au vestiaire. Terminus pour un Casanova. Savez-vous que j’ai souvent envié vos succès féminins ? Tenez, un exemple. En 1983, quand nous opérions en liaison avec nos cousins de la C.I.A. et cette grande gueule de Fitzpatrick, vous souvenez-vous de cette splendide Malaise qui avait sucombé à vos charmes ? Je n’en dormais pas de la nuit.
Rêveur, Coplan hocha la tête.
- Elle s’appelait Girimaya. Aujourd’hui, elle ne hurlerait plus de plaisir. Elle partirait en claquant la porte, furieuse que je ne sois pas parvenu à mes fins.
Le Britannique avala une gorgée de son mélange.
- La roue tourne, commenta-t-il en reposant son verre sur le bras du fauteuil. J’ai entendu des bruits contradictoires. De quoi s’agit-il exactement ?
CHAPITRE II
- Il me reste six mois à vivre...
Cortland passa une main lasse sur son front.
- Quelle vacherie ?
- Le cancer. Le poumon gauche, celui côté cœur. Tant que je reste tranquille, cette saloperie joue le jeu. Il va au pas, bonhomme, pépère, certain d’avoir l’éternité devant lui. Il baguenaude, fait l’école buissonnière jusqu’au moment où il me rappelle à son bon souvenir. D’abord, un coup de poignard puis mon côté gauche s’embrase. Je me fais alors une piqûre de morphine qui n’agit qu’à cinquante pour cent. Une seule ressource : attendre que le calme revienne. J’ai appris à vivre avec mon cancer. Parfois, je parviens à le domestiquer. Plus souvent, hélas, il me fait la vie dure. Vous comme moi, Cortland, avec notre vie aventureuse, on se dit que le mal est réservé aux autres, aux sédentaires. Et puis, un jour, au cours d’un contrôle de routine, on le décèle. Depuis quelque temps, vous éprouviez d’étranges douleurs que vous mettiez sur le compte de la balle expédiée dans votre torse par Gregori Arnov du K.G.B. en 1980. Vous vous trompiez. Le toubib vous le dit d’un air apitoyé. Il vous fait passer des examens complémentaires. Verdict : cancer. Irrémédiable, irréductible, irréversible. Le corps médical suggère l’ablation et le traitement à la bombe au cobalt. Moi j’ai refusé.
- Refusé ? s’effara l’agent du S.I.S.
- A quoi bon jouer les prolongations ? Le match est terminé. Les tirs au but ne servent plus à rien. Raccrochons. J’ai expliqué à mes supérieurs qui ont très bien compris. J’ai été placé dans le cadre de réserve et nanti d’un viatique confortable pour passer le peu de temps qui me reste à vivre. Je suis sorti par une porte dérobée en évitant le pot habituel qui aurait été sinistre et sans passer en revue la garde d’honneur. Drapé dans mon manteau couleur de muraille, je me suis esquivé. Adieu, l’espion. Terminé pour toi. Plus besoin de te retourner toutes les cinq minutes pour voir si tu es filé, et de relever le col de ton pardessus en traversant la Place Rouge. Finis, les contacts grillés par l’ennemi et que tu retrouves au coin d’un bois, torturés et achevés d’une balle dans la nuque.
Cortland vida son verre d’une main tremblante.
- Old chap, j’en suis tout secoué, marmonna-t-il. Mais peut-être pessimisme est-il excessif. Qui sait si votre opération ne vous remettrait pas sur pied ? De nos jours, la science accomplit des miracles.
- Pas celui-là.
Le Britannique s’en retourna remplir son verre.
- C’est une fin que vous ne méritez pas.
- Certes, j’aurais préféré une rafale en plein cœur.
Cortland se méprit sur le sens de la phrase et sursauta.
- Ne comptez pas sur moi pour vous rendre ce service !
Coplan haussa les épaules :
- Je ne vous demande rien.
D’un trait, Cortland vida son verre et brusqua son départ.
- Tenez le coup, old chap. Nous étions solidaires, vous voilà solitaire.
Assis sur la terrasse à l’ombre du parasol, Coplan aurait aimé plonger dans l’eau : la mer, ou la piscine, mais pratiquait-on la natation lorsque le poumon gauche pourrissait inexorablement ?
Au large, se balançaient les voiliers entre lesquels slalomaient les deck-cruisers partis de Saint-Tropez. Dans le jardin les mimosas embaumaient. Peu à peu, alourdi par la chaleur, Coplan se mit à somnoler. Au bout d’une heure, un bruit de moteur le tira de sa torpeur. Il se leva et gagna le haut de l’escalier.
Cette fois, ils s’étaient décidés et étaient venus avec deux voitures, la BMW et la CX. Deux hommes et une femme. Surpris, Coplan reconnut cette dernière : Tanya. Encadrée par les deux hommes, elle avançait d’un pas mesuré, sans se presser, sûre d’elle-même et de l’impunité. Elle portait un ensemble damassé gris et blanc, jupe courte et décolleté bateau. Dissimulé derrière des Ray Ban, le regard demeurait invisible, mais le visage était plaisant, surtout la bouche charnue et sensuelle.
Un bref instant, Coplan abaissa les paupières et revécut la scène dans la cabine du yacht à Acapulco (Voir Coplan et les crabes rouges)
Il ne pouvait s’empêcher d’admirer Tanya. Pas un cil ne frémissait, aucun accablement apparent, le souffle ne s’était même pas accéléré. Avec son fatalisme oriental, elle acceptait l’échec en se fondant sur une stratégie à long terme.
D’un geste las, elle jeta son slip qui atterrit sur l’applique au-dessus de la coiffeuse, en même temps qu’une expression boudeuse se peignait sur ses traits.
- Tout me trahit, décidément, marmonna-t-elle avec amertume.
Altière, elle se dirigea vers la coiffeuse. Coplan atteignit le meuble avant elle, ouvrit le tiroir et brandit l’automatique sous son nez.
- C’est vrai, tu n’es pas dans un bon jour. Rhabille-toi, les jeux sont faits et tu as perdu la partie. C’est fini.
Coplan s’était trompé ce jour-là. Rien n’était jamais fini avec Tanya.
Elle s’arrêta à un mètre de lui et les deux hommes l’imitèrent. Coplan savait que, derrière les Ray Ban, le regard le détaillait. Cependant, la bouche demeura impassible.
Coplan décida d’engager le fer :
- Comment vont les Minnesota Vikings ? (Célèbre équipe de football américain)
Elle se détendit.
- Les quaterbacks ne m’intéressent plus, Francis.
Du doigt, elle désigna alternativement ses compagnons :
- Voici Orlov et Garabedian.
Le premier était corpulent, petite quarantaine, calvitie avancée, rougeaud et faussement débonnaire comme le charcutier qui vante son boudin blanc. A l’opposé, le second faisait penser à un joueur de pétanque professionnel. Teint recuit, cheveu aile-de-corbeau, souple et agile, maigre et dégingandé.
Coplan fit demi-tour.
- Je vous offre un verre ?
Comme pour se moquer de lui, ils optèrent tous les trois pour une vodka glacée.
- Je parie que tu es étonné de me voir ? attaqua Tanya.
- Si le K.G.B. a décidé de m’expédier un trio de tueurs pour se venger des affronts que je lui ai fait subir, il gaspille son temps et son argent. Qu’il attende six mois et le cancer accomplira la même besogne.
Tanya soupira.
- Nous avons appris ton mal. Nous le déplorons. Tu sais, Francis, que nous éprouvons le plus profond respect pour l’adversaire, quand il a du talent.
La soirée avec Jim Cortland datait de quinze jours, calcula Coplan. Soupçonné d’être un agent double, le Britannique avait probablement été dépêché par ceux pour qui il trahissait le S.I.S. Après un délai raisonnable, Tanya, Orlov et Garabedian faisaient leur apparition.
La jeune femme trempa ses lèvres dans l’alcool et reposa le verre.
- Six mois, pas plus ?
Il hocha la tête.
- A deux semaines près.
- Et avec une opération ?
- Je la refuse car je resterais quasiment grabataire.
- Tu as raison. Surtout après l’existence que tu as menée.
Coplan sortit son mouchoir et s’épongea le front.
- Dans le fond, tout bien réfléchi, vous avez bien fait de venir car vous pourriez me rendre service.