Catastrophé, Coplan raccrocha lentement le combiné téléphonique et regarda l’appareil. Le voyant rouge clignota. Il redécrocha. C’était le réceptionniste de l’hôtel.
- Vous gardez votre chambre, monsieur Carday ?
- Non, je pars aujourd’hui. Préparez ma note.
Il coupa la communication. Vraiment, c’était le coup dur, l’impondérable qui remettait tout en cause et affectait gravement l’opération. Faire vite. Lui seul possédait les relations nécessaires pour stopper le fatal engrenage. En outre, qui d’autre connaissait Sevim ? Mais le temps lui était compté. Sous peu, démarrerait Gipsy. Il fallait se lancer dans une course éperdue contre la montre.
Il rassembla ses affaires, boucla ses valises, régla la note et sortit de l’hôtel. Dans la Via Veneto, les femmes, en cette journée printanière, étaient plus belles et plus élégantes que jamais. Il héla un taxi qui, sans vergogne, se rabattit contre le trottoir en coupant la route à un car chargé de touristes à destination du Vatican.
A l’aéroport de Fiumicino, il acheta un billet de 1re classe Rome-Istanbul et, en pestant contre ce délai, dut attendre deux heures le départ du vol Alitalia.
Arrivé dans l’immense métropole du Bosphore, il prit la précaution de descendre dans un hôtel anonyme de second ordre, déposa ses bagages et, sans tarder, se fit conduire en taxi dans la Sehit Caddesi (avenue). Le crépuscule tombait. Coplan s’assit à la terrasse d’un café et commanda un raki, accompagné d'omous, une purée de pois chiches fortement épicée, et de crevettes frites. Il mangea avec appétit et, quand la nuit eut complètement envahi l’artère, il se leva et parcourut une centaine de mètres avant de tourner dans la ruelle. A mi-chemin, il s’arrêta, inspecta les alentours et grimpa les marches usées de l’étroit escalier.
La femme fumait une cigarette. Le spot posé sur le carrelage à ras du muret mettait en relief des jambes un peu fortes sous la minijupe et une croupe rebondie. Elle ne se retourna pas et se contenta de lancer par-dessus son épaule :
- Ne istiyorsunuz (Que voulez-vous) ?
- Dort Cadillac kaç para (Quatre Cadillac, ça fait combien) ? répondit-il avec calme.
Elle se raidit mais ne bougea pas. Des volutes de sa cigarette montaient vers le ciel étoilé. Durant une bonne minute, le silence s’installa entre eux puis Coplan perçut un frôlement dans son dos mais se garda bien de faire un geste. Le canon froid d’une arme se posa sur sa nuque et l’obligea à avancer sur la terrasse jusqu’à une porte entrouverte. A ce moment, la femme se déplaça et poussa le panneau avant d’abaisser l’interrupteur. Une lumière crue éclaira un large couloir débouchant sur un petit salon aux meubles modernes. Sans dire un mot, Coplan alla s’asseoir sur le divan, face à ceux chez qui il venait de s’introduire. L’homme rengaina son arme et d’un geste autoritaire invita sa compagne à disparaître.
- Tu prends des risques, Courville, grogna le Sud-Africain.
- J’ai pourtant utilisé le mot de passe, rétorqua Coplan.
- Tu aurais dû sonner au bas de l’escalier. J’ai la détente nerveuse, tu le sais. Surtout ces temps-ci. Les belles années sont loin derrière nous. De nos jours, faut faire gaffe à chaque instant.
Rik Bingen ne connaissait Coplan que sous son pseudonyme de Courville. Les autres n’échappaient pas à la règle. Le Sud-Africain possédait un physique de jeune premier qui tente de lutter contre l’âge. Avec hantise, il voyait approcher l’instant fatidique où les femmes se détourneraient de lui. Cette pensée lui était insupportable car elles constituaient sa raison de vivre. On racontait qu’un jour, commandité par le neveu d’un émir de la Côte des Pirates pour abattre son oncle, il avait exigé, pour prix de ses services, d’avoir à sa disposition durant quinze jours le harem du nabab, condition accordée par l’héritier du trône.
Mais tant d’anecdotes fleurissaient sur le compte de Rik Bingen !
- Que puis-je pour toi, Courville ?
- J’aurais peut-être du boulot pour Sevim.
Le tueur professionnel esquissa une moue désolée.
- J’ignore où elle se trouve. Un verre ?
- Une bière bien glacée. Vraiment, tu ne peux pas me mettre sur une piste ?
-Je vais réfléchir.
Quand le Sud-Africain revint avec deux Heineken décapsulées, il s’assit en face de Coplan et ses yeux glauques se firent rêveurs.
- Tu devrais aller voir les Ricains et aussi Jo Levesque.
- Où ?
- Ici même.
Coplan sursauta.
- Tout le monde s’est rabattu sur Istanbul ?
- C’est le dernier endroit à la mode. Personne ne t’emmerde ici. A la rigueur, tu peux te planquer dans les souks. De plus, par l’est de la Turquie, tu gagnes facilement l’Iran et, par le sud, après Antakya, la Syrie et le Liban. Et, dans ces coins-là, c’est chaud !
- Comment puis-je les rencontrer ?
- Je vais arranger ça.
Le Sud-Africain disparut à nouveau et Coplan savoura sa bière. En coup de vent, la femme traversa le salon sans lui prêter attention. Elle était jolie fille, comme toutes celles qui partageaient la couche du tueur à gages. Ce dernier revint bientôt et communiqua deux adresses à Coplan, ainsi que les mots de passe. Francis remercia, termina sa bière et prit congé.
A l’étape suivante, il rencontra les deux Américains, Mike Orlando et Joe Kapelski. Le premier, un géant à la chair flasque, possédait des yeux dont la couleur pouvait surprendre chez le tueur impitoyable qu’il était. En revanche, le second était un petit homme sec et blond capable de rester des heures assis sur une chaise à fixer un point dans l’espace sans que bougeât un seul de ses cils. Passionné d’échecs, comme son coéquipier, il prétendait battre un jour le champion du monde.
Mike assena une grande tape sur l’épaule de Coplan.
- Dis donc, Courville, ça fait un bail qu’on s’était pas vus ?
- Une éternité. Comment ça se passe pour vous deux ?
- Nous revenons des territoires occupés. Opérations coups-de-poing contre Tsahal. Attentats en tous genres. Les Israéliens en ont chié. On a réussi à se tirer à temps, sinon on se faisait buter. Ils rigolent pas, les gars à l’Étoile de David !
Joe tendit la main sans un mot. De sa part, le geste constituait un effort. Coplan la serra, puis l’Américain servit un café fort et épais, tout le contraire de celui des coffee-shops de Minneapolis ou de Buffalo.
- Tu aurais quelque chose pour nous ? reprit Mike.
- Non. J’ai besoin d’une femme. Sevim ferait l’affaire. Rik m’a assuré que vous sauriez où je peux entrer en contact.
Un éclair de colère passa dans l’œil du géant.
- Me parle plus de Rik, c’est un dégonflé. Au dernier moment, il a refusé de passer la frontière palestinienne, si bien que ça a créé un trou dans l’effectif. Il vieillit, le Sudaf, les femmes lui bouffent la moelle. Dans ce métier, si tu fais un pas en arrière, t’es cuit.
- Je m’en souviendrai. Revenons à Sevim.
Mike secoua la tête, l’air sincèrement désolé.
- T’as pas de pot, Frenchie. Joe et moi ignorons où elle est. Tu la connais. Elle joue ses coups en solo. T’as déjà vu une boule de billard frappée par un débutant ? Va savoir où elle atterrit. Sevim, c’est pareil.
- Elle est turque, rappela Coplan. Sauf si elle est sur un job, il serait naturel qu’elle se trouve dans son pays natal.
- Si tu dis vrai, je ne sais pas où.
- Qui pourrait le savoir ?
- Ralph Liebman, mais il s’est fait flinguer par les Israéliens devant un kibboutz. Dommage, c’était un bon gars. Lui t’aurait renseigné.
- Parle-moi des vivants, pas des morts.
- Chez les vivants, je ne connais personne qui pourrait t’aider. Tu as essayé les circuits traditionnels ?
- Ils sont muets.
- Alors, c’est le mur.
Coplan ne s’éternisa pas. Les Américains ne lui étaient d’aucune utilité. Il lui restait à se rabattre sur Jo Levesque mais, ce soir-là, il ne put joindre le Canadien. De retour à son hôtel, il se coucha mais s’endormit difficilement. Le matin même, à Rome, il s’était éveillé, l’esprit en paix. Les préparatifs de l’Opération Gipsy baignaient dans l’huile. Normalement, rien n’aurait dû entraver le déroulement du plan mis sur pied. Rien, sauf l’impondérable et l’impondérable, c’était Sevim.
Au plus mauvais moment.
La course contre la montre était engagée et il avait déjà perdu une journée, en voyage et à Istanbul.
Tôt le lendemain, en empruntant à bord d’un taxi le pont du Galata, il se rendit dans le faubourg d’Usküdar.
Jo Levesque était barricadé chez lui et, à travers les persiennes, Coplan se fit reconnaître après avoir transmis le mot de passe.
Le Canadien déverrouilla la porte blindée et réprima un bâillement.
- Quand je suis en vacances, je dors jusqu’à midi, moi ! protesta-t-il.
Coplan s’engouffra dans la brèche :
- Je te laisse te rendormir. J’ai seulement besoin d’un renseignement. Où puis-je contacter Sevim ?
Les paupières mi-closes, Jo Levesque fourragea dans ses cheveux blonds et bouclés.
- Chez un curé, répondit-il enfin.
CHAPITRE II
Pietro Castellani, soixante-douze ans, prêtre catholique, nationalité italienne.
Logé dans un presbytère délabré, aux relents de soupe aux choux et de bouquins moisis, il portait une soutane usée et rapiécée, largement ouverte sur un torse squelettique. Ses longs cheveux d’un blanc neigeux, très fournis, encadraient un visage maigre, ascétique, à la peau translucide, dans lequel perçaient des yeux bleus d’une infinie douceur.
D’un ton uni, sans acrimonie, il expliqua à Coplan que Rome les oubliait, lui et sa paroisse aux ouailles peu nombreuses, au denier du culte inexistant. Se vengeait-on parce qu’il célébrait la messe en latin selon le rite de saint Pie V et qu’il dédaignait les thèses de Vatican II ? Sporadiquement, il recevait un modique viatique qui le maintenait à peine en vie. Grâce à ses excellentes relations avec la communauté musulmane sunnite, majoritaire dans la ville d’Antakya, il bénéficiait de dons en nature qui assuraient sa subsistance, conjointement avec les ressources qu’il tirait personnellement de l’exploitation de champs d’oliviers et de vignes.
- A ce propos, remarqua-t-il, à un moment, aimeriez-vous goûter mon vin ? Je le fabrique moi-même en utilisant les vieux procédés de ma province natale, la Toscane, c’est-à-dire que je le foule aux pieds.
Coplan accepta. Le breuvage était délicieux. Avec sincérité, il se confondit en félicitations. Le prêtre esquissa une moue triste.
- Avec le modernisme, les traditions naturelles disparaissent, au nom de l’hygiène.
Il se racla la gorge et questionna :
- Pourquoi êtes-vous venu me voir, mon fils ?
- Je cherche Sevim. C’est une de mes amies très chères. Une relation commune m’a assuré que je la découvrirai chez vous.
La main décharnée se leva pour protester.
- Chez moi ? Seigneur Dieu, non ! Une telle initiative serait mal interprétée ! D’autant que la beauté de cette jeune femme atteste de Celle du Tout-Puissant. Non, simplement, je lui loue une maison qui appartient à la paroisse. Le loyer qu’elle me verse améliore considérablement mon ordinaire, je suis si démuni ! Elle est très satisfaite, malgré le bruit des cloches, car son logis est proche de l’église, mais elle s’y habitue.
- Ne vous dérangez pas. Contentez-vous de m’indiquer le chemin. Je souhaite lui faire la surprise.
- Elle en sera enchantée, j’en suis sûr, mon fils. Pour le Christ, l’ami évoque le temps où Il rompait le pain avec les apôtres au cours de la Cène.
Le prêtre indiqua l’itinéraire à suivre, et Coplan le remercia avant de prendre congé. En traversant l’église, il fit une pause devant le tronc des pauvres et enfourna à l’intérieur une grosse poignée de livres turques.
Dehors, il monta à bord de l’Opel qu’il avait louée à l’aéroport d’Adana. Il démarra et stoppa cinq cents mètres plus loin. La maison, facilement repérable, était isolée et ceinte de hauts murs. Pas de fil de fer barbelé, pas de tessons de bouteille sur leur faîte mais de discrètes caméras de surveillance dissimulées par des spots. Coplan cogna légèrement contre le métal du portail et se convainquit qu’il était renforcé de l’intérieur.
Conformément à sa nature, Sevim ne prenait aucun risque. Elle n’en était que plus dangereuse.
Coplan sifflota, vaguement amusé, et il pressa longuement la sonnette. Il n’eut que quelques secondes à patienter.
- Evet ! (Oui) questionna dans le parlophone la voix rauque qu’il connaissait bien.
Il s’identifia et, au-dessus de sa tête, la caméra glissa sur son rail pour enregistrer ses traits. A dessein, il fit le pitre et, dans le parlophone, Sevim protesta :
- Cesse d’imiter les singes.
Le portail s’ouvrit. Coplan s’engagea dans l’allée bordée de lauriers-roses. Au premier détour, il découvrit la Turque perchée sur un escabeau avec, entre les mains, un Kalashnikov qu’elle lui braquait sur le ventre.
Il obtempéra sans se récrier. Sevim s’énervait rapidement lorsqu’on lui tenait tête. Il était un peu étonné de la voir brandir un fusil d’assaut. D’ordinaire, elle préférait la seringue hypodermique dont elle plantait l’aiguille dans les reins de la victime désignée, au milieu de la foule. A ses début, à l'âge de treize ans, elle s’arrangeait pour noyer dans un étang les élèves qui, plus doués qu'elle dans la classe, la séparaient de la première place.
Comme Mike Orlando, Joe Kappelski, Rik Bingen et Jo Levesque, elle appartenait à cette phalange de tueurs à gages internationaux et itinérants, spécialisés dans les attentats politiques, que la D.G.S.E. était parvenue à infiltrer par l’intermédiaire de Coplan et grâce à laquelle les Services Spéciaux français étaient tenus au courant des complots se tramant dans l’ombre. L’entrisme pratiqué par Coplan avait ainsi permis de stopper des actions mortelles programmées pour la France. Les tueurs avaient été éliminés physiquement et clandestinement par le Service Action en évitant ainsi que ne fût déterminée la source de l’ « indiscrétion », pour utiliser le terme pudique en vigueur à la Piscine.
Tout en ôtant ses vêtements, Coplan, comme à l’accoutumée, admira la superbe silhouette de la Turque. Ses longs cheveux d’ébène étaient noués en chignon. La peau était mate et les yeux en amande brillaient d’un éclat dur. Sous le T-shirt jaune, se comprimaient des seins voluptueux que Coplan avait caressés à deux occasions, tandis que le jean moulait étroitement des cuisses charnues et des fesses sensuelles. L’ovale parfait du visage évoquait une beauté botticellienne.
Lorsqu’il fut nu, elle exigea qu’il recule de quelques mètres et elle descendit de l’escabeau, posa le Kalashnikov à ses pieds et entreprit de fouiller les vêtements.
- Pas d’arme, s’étonna-t-elle. Tu as pris ta retraite ? Tu ne crains plus personne ?
- Pas en Turquie, du moins.
- Comment as-tu retrouvé ma trace ?
Il dit la vérité et elle hocha la tête, convaincue, mais lui reprocha :
- Tu n’as pas suivi la filière habituelle.
- La procédure était trop lente et il y a urgence.
- Quelle urgence ?
- Tu es libre ces temps-ci ?
- Je reviens d’Irlande du Nord. Une ville sinistre, Belfast. J’ai bousillé pas mal de protestants et de soldats anglais. Mais j’ai dû filer. J’avais les S.A.S. aux trousses. Des chiens féroces. Ils nous ont rattrapés à Amsterdam. Trois gars que tu ne connais pas y ont laissé la vie. Je me suis enfuie par la cheminée en m’arrachant la peau des jambes et des bras. Un moment, j’ai cru que je serais obligée de recourir à la greffe et...
- Je peux me rhabiller ? coupa Coplan.
- Tu peux. Ces salauds de S.A.S. ont failli m’avoir pour de bon à Lausanne. C’est un chauffeur de taxi, un vrai cascadeur, qui m’a sauvée. En résumé, j’ai jugé utile de me planquer ici. A présent, je suis certaine d’être repérée par le Spécial Intelligence Service. Si je leur en offre l’occasion, les Britiches me flinguent. Jamais ils ne me pardonneront Belfast. Ce sont de vrais charognards et quand ils me...
Elle s’arrêta net et une lueur concupiscente brilla dans son regard noir.
- Ton corps est splendide, et tellement musclé, ça me donne la fièvre ! Notre dernière nuit, c’était où ?
- A Beyrouth.
Elle éclata de rire.
- C’est vrai. Dans les ruines. Qu'est-ce que t’amène aujourd’hui ?
- J’ai quelque chose pour toi et moi. Un duo. Le commanditaire exige impérativement un homme et une femme. Personne d’autre que toi ne peut convenir.
Elle ramassa le Kalashnikov, passa la bretelle à son épaule et désigna la table de jardin.
- En Turquie, toute proposition d’affaires se négocie devant un café et des pistaches. Assieds-toi, je vais chercher ce qu’il faut.
Quand elle revint, elle souligna :
- Souviens-toi de ce que je t’ai dit au sujet des Britiches. Géographiquement parlant, je ne peux me permettre un faux pas, ce qui signifie que je refuse toute offre qui me mettrait en péril avec Sa Gracieuse Majesté.
- Ce n’est pas le cas, la rassura-t-il.
- Où ça se passe ?
- Loin de tes bases. Au Venezuela.
Il lui décrivit ce qu’on attendait d’eux et elle posa de multiples questions auxquelles Coplan répondit avec aisance. Enfin, elle se révéla satisfaite.
- Quand part-on ?
- Demain matin. Au fait, j’aimerais voir ton matériel, tes seringues.