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L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY
1
Le silence qui régnait dans la petite pièce avait quelque chose d’inhabituel, une sorte de douceur douillette et confortable qui faisait songer aux matins d’hiver du temps jadis. Dehors, il y avait une brume blanchâtre où s’estompaient les bruits et les couleurs. Le froid mettait aux fenêtres de Paris des rideaux de buée que la lumière des lampes faisait palpiter.
Comme par miracle, le téléphone n’avait plus sonné depuis une demi-heure…
Penché sur sa table de travail, le Vieux achevait la rédaction d’une note. Sa main courte et massive galopait sur le papier, s’arrêtait un instant, puis repartait.
Francis Coplan, affalé dans un antique fauteuil, les jambes croisées, le regard rêveur, fumait paisiblement une Gitane. Il aimait de plus en plus ce modeste bureau, avec ses meubles désuets, ses murs sales, ses classeurs poussiéreux. Chaque fois qu’il s’y trouvait, au retour d’une mission, il se sentait comme un bateau qui retrouve son coin de port et savoure le plaisir d’être sain et sauf après la tempête.
Le Vieux murmura soudain, sans lever la tête :
— Je vous demande une minute de patience encore. Je termine…
— Oh, allez-y, dit Coplan. Je ne suis pas pressé. Je suis en vacances.
Le Vieux opina, se remit à écrire. La lampe à pied qui se trouvait sur le coin gauche de la table éclairait un seul côté de son visage, soulignant l’épaisseur des traits, la lourdeur sévère de l’œil, la vigueur obstinée du maxillaire.
Coplan avait de l’admiration pour cet homme. C’était presque un vieillard, certes, et la soixantaine avait mis sa marque sur ses fortes épaules. Mais, en revanche, l’autorité tranquille qui se dégageait de toute sa personne semblait augmenter d’année en année. Coplan ne put s’empêcher de sourire en constatant qu’il éprouvait de l’affection pour son patron… En voilà un qui se fichait bien de la galerie, du tam-tam publicitaire, des combines d’influence et des tripotages politiques ! C’était un fonctionnaire, bien sûr. Et, avec une dose d’humour qui ne manquait pas de saveur, il prenait un malin plaisir à se donner l’allure type du fonctionnaire honnêtement médiocre : vêtements fatigués, paroles prudentes, neutralité passive vis-à-vis des autres services ministériels, bref, le portrait classique.
En réalité, ce sexagénaire inoffensif était un des géants de la planète. D’une main qui ne tremblait jamais, il gouvernait depuis un quart de siècle son empire invisible qui couvrait les continents et les océans. Il connaissait les puissances secrètes qui dirigent le monde. Il connaissait les vérités cachées. Dans un sens, il savait trop de choses : il ne pouvait jamais en dire qu’une partie à ses supérieurs hiérarchiques. Indifférent aux orages de l’époque tumultueuse, impassible au centre de ce carrousel que formaient les changements de régime, il poursuivait sa lutte obscure, tenace, rassemblant sans cesse ses troupes éparses et les relançant à l’attaque, afin de donner à la France et à l’Occident les meilleures cartes. Le reste, on ne savait pas ce qu’il en pensait. Le Vieux ne faisait pas de confidences. Jamais. Son métier, c’était de fournir aux autres le plus d’atouts possible. Si les autres jouaient mal, s’ils gâchaient bêtement leurs chances, s’ils se laissaient battre dans le vaste poker de la politique mondiale, il n’y pouvait rien. D’ailleurs, on ne lui demandait pas son avis là-dessus. Sauf pour limiter les dégâts, quand c’était possible.
— Et voilà, soupira-t-il, encore une affaire classée…
Il glissa son rapport dans un dossier, hocha la tête d’un air satisfait, rafla sa pipe et sa blague à tabac qu’il avait déposées à sa droite, puis regarda Coplan.
— Oui, vous êtes en vacances, enchaîna-t-il avec un à-propos légèrement décalé. Où comptez-vous passer vos quinze jours ?
— Je n’en sais encore rien, répondit Francis. L’expérience m’a enseigné qu’il ne fallait jamais faire de projets…
— Humm, humm, grogna le Vieux en allumant sa pipe.
Puis, chassant d’une main machinale le nuage de fumée qui l’entourait, il reprit d’un ton jovial :
— J’ai une chose amusante à vous montrer…
Il ouvrit un tiroir, trifouilla dans un tas de papiers, referma le tiroir pour en ouvrir un autre, remua encore des documents.
— Où diable ai-je fourré ça ? marmonna-t-il, contrarié.
Il repoussa son fauteuil, se leva, rabaissa le volet d’un classeur de chêne.
— Ah, la voilà ! s’écria-t-il en prenant une lettre qu’il tendit à Coplan. Lisez cela.
Un faible sourire égayait les lèvres de Francis. À ses heures, le Vieux était un sacré cabotin. Il avait fait semblant de ne pas retrouver la lettre ! Lui, le maniaque de l’ordre ! Quelle blague. Il aurait retrouvé, les yeux fermés, un papier arrivé dans son bureau dix ans auparavant.
Coplan baissa les yeux sur la grande feuille et lut :
« Monsieur le Ministre,
« Déchirée entre mes sentiments et ma conscience, j’ai longtemps hésité à vous écrire. À présent, il me semble que je n’ai plus le droit de me taire. Je suis Française et j’aime mon pays. Je crois que mon devoir est de parler. Mon mari, Georges Rochon, trahit la France. Il se livre, pour des étrangers, à des activités illégales.
« Je ne puis vous en dire davantage, et vous comprendrez pourquoi. Je ne pouvais pas non plus m’adresser à un autre que vous, mais j’espère que vous saurez entourer (sic) ma lettre de toute la discrétion qui s’impose. J’espère aussi que mon acte de patriotisme ne me causera aucun préjudice (resic).
« Je me tiens à votre entière disposition, Monsieur le Ministre, pour vous donner de plus amples détails. Si vous pensez que vous pouvez me rembourser mes frais de déplacement pour cette affaire, je me rendrai à Paris pour vous rencontrer.
« Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, mes salutations dévouées. »
Coplan leva les yeux.
— Du temps de l’occupation, dit-il, les Allemands recevaient chaque jour des centaines de lettres de ce genre. Et, à la Libération, la Résistance en recevait encore plus. Mais pourquoi vous a-t-on transmis cela ? C’est une folle, non ?
— Vous n’êtes décidément pas un garçon comme les autres, Coplan, marmonna le Vieux, d’un air faussement déçu. Il paraît qu’on a bien ri dans les bureaux. Comme vous le voyez, c’est adressé au ministre de la Justice ; la missive a été visée successivement par le Cabinet du ministre, puis par la Défense nationale, puis par l’intérieur. L’intermède comique a tourné court quand on s’est aperçu au classement que le mari de la femme en question avait une fiche toute récente au sommier. On recherche cet homme depuis environ deux mois. Il est impliqué indirectement dans une affaire de corruption de fonctionnaire.
— Ah ?…
— Ce Georges Rochon trompe sa femme. Et ceci explique sans doute la lettre que vous venez de lire… Mais Rochon est trompé par sa maîtresse, une nommée Louise Melbourg, qui couchait avec un chiffreur de la base navale de Toulon. Or ce jeune marin a fini par se rendre compte que cette femme essayait bel et bien de l’entraimer hors du droit chemin. Le petit « mataf » ne s’est pas dégonflé, heureusement. Il n’a pas eu peur non plus de se faire savonner la tête : il a raconté toute son histoire à l’officier du S.R. de la Marine… La femme a été interrogée : elle n’a pas nié qu’elle était la maîtresse de deux hommes à la fois, mais elle a affirmé sur l’honneur qu’elle ignorait les fonctions du jeune marin. Le S.R. de la Marine, à toutes fins utiles, a voulu interroger l’autre amant, Georges Rochon. Eh bien… Pffft ! Envolé, introuvable, évanoui dans la nature… Un bulletin de recherche a été lancé, mais cela n’a rien donné. Comme le délit n’était pas formellement établi, l’enquête en est restée là. Vous voyez que la lettre de la légitime prend un autre aspect sous cet éclairage.
Coplan haussa faiblement les épaules, puis soupira :
— Saura-t-on jamais ce qui se passe dans la tête d’une femme jalouse ? Dénoncer son propre mari, ça la fout mal de toute manière, vous ne trouvez pas ?
— Voire, voire, rétorqua le Vieux. Je suis prêt à parier qu’il y a autre chose là-dessous. Une question d’argent, par exemple. Si Georges Rochon a de la fortune, son épouse outragée espère peut-être que son mari sera passé par les armes et qu’elle recueillera le magot. Cette femme, à en juger d’après sa lettre, est une primaire ; mais les gens bornés sont souvent très malins pour les questions d’argent. À propos, vous avez vu où elle habite ?
Coplan chercha l’adresse, tout en bas du feuillet grand format, dans le coin gauche :
Germaine Rochon, née Lavignan
Pension « Les Eglantines »
rue Trachel, 127 bis. Nice
Le Vieux, subitement préoccupé par sa bouffarde qui ne semblait pas avoir un tirage convenable, murmura, tout en tapotant du pouce le tabac grésillant dans le fourneau de sa pipe :
— Bien entendu, je ne cherche pas à vous influencer. Mais si vous avez l’intention de passer votre congé du côté de Nice, je suis persuadé que cela vous amusera de rencontrer cette Germaine Rochon.
Coplan, narquois, se leva.
— Cela tombe sous le sens, voyons ! acquiesça-t-il. Que peut-on souhaiter de mieux quand on part en vacances ? Un petit boulot sans importance, une petite enquête. Histoire de s’entretenir la main…
L’ironie appuyée de ces mots offensa le Vieux.
— Bon, très bien. Rendez-moi ma lettre et n’en parlons plus.
— Pas question ! Maintenant que le mal est fait… et bien fait… Je n’ai plus qu’un désir : rencontrer Mme Germaine Rochon, née Lavignan. D’ailleurs, je suis assez curieux de voir comment c’est, une patriote déchirée entre ses sentiments et sa conscience.
— On me prépare le dossier. Venez le prendre à cinq heures.
— Entendu. Et n’oubliez pas que mes dépenses de vacances feront l’objet d’une note de frais.
— Vous gagnez sur tous les tableaux, souligna le Vieux avec une mauvaise foi écœurante.
— Pas d’autres instructions ?
— Non. Tâchez de profiter de vos vacances. Ah ! dites-moi… Fondane aurait besoin d’un peu de congé, lui aussi. Emmenez-le donc dans le Midi.
— Je le croyais fâché avec moi ? s’étonna Coplan, amusé.
— En réalité, il a très mauvaise conscience à votre égard. Je lui ai donné quelques explications au sujet de Bombay. Ce sera l’occasion de vous réconcilier(1)…
— Parfait. C’est un excellent camarade et c’est le meilleur assistant que j’aie jamais eu.
— Vous prendrez le train de nuit ensemble. J’ai fait réserver deux couchettes. Une voiture vous attend à Nice. C’est une DS du service.
*
* *
À Nice, Coplan s’installa au Plaza. André Fondane prit une chambre à l’hôtel du Luxembourg, non loin de là. Ils se retrouvèrent au bar du Ruhl, à midi et demi, pour l’apéritif.
Fondane s’enquit :
— À quelle heure comptez-vous lui rendre visite, à votre tordue ?
— Peut-être ce soir, peut-être demain.
Sur ces paroles ambiguës, Coplan but une gorgée de son apéritif. Puis, répondant au regard interrogateur de Fondane, il exposa son idée :
— Je compte me balader cet après-midi dans les parages de la Pension des Eglantines. Tu viendras me relayer à quatre heures… L’expérience m’a appris qu’il n’est pas mauvais de tâter le terrain avant d’engager une conversation ; quand on peut se le permettre, comme c’est le cas présentement, nous aurions tort de négliger ce petit avantage.
Fondane contempla d’un œil un peu sceptique la belle couleur mordorée de son scotch.
— Pourquoi cette méfiance ? questionna-t-il. Est-ce par principe, par déformation professionnelle ou pour des raisons très précises ?
— Tu as parcouru le dossier ? Ou plutôt, l’embryon de dossier ?
— Oui, naturellement.
— Il y a trop de choses qui clochent là-dedans, et cela m’intrigue. Cette femme jalouse dénonce son mari, soit. Affaire banale. Mais l’enquête nous révèle qu’elle est séparée de lui depuis six ans ! Alors, non. Comme drame de conscience à retardement, c’est un peu fort de café… D’autre part, on signale que le Georges Rochon en question a disparu de la circulation après avoir demandé un visa pour l’Argentine, mais que la police n’a retrouvé aucune fiche d’embarquement à son nom. Il n’a pas pris le bateau, il n’a pas pris l’avion. Sa maîtresse prétend qu’il a rompu avec elle à la suite de l’affaire du marin de Toulon. Elle ne l’a plus revu.
— Mensonge classique, fit observer Fondane.
— C’est bien mon avis. Enfin, il y a encore un point qui me chiffonne : c’est la profession de Rochon. Expert en antiquités chinoises. Curieux métier, non ?
Fondane esquissa une moue dubitative.
— Oui, c’est peut-être un peu bizarre, admit-il sans conviction, mais du moment qu’on se met à étudier de quelle façon les gens gagnent leur bœuf, on tombe sur des combines bien plus surprenantes encore, et qui n’ont rien de louche. Un expert en objets d’antiquités, c’est un spécialiste, ni plus ni moins. Ces gens-là peuvent délivrer des attestations qui font monter automatiquement la valeur des pièces authentifiées par leurs soins. Je connais un expert en tableaux anciens : les amateurs du monde entier se disputent ses services à prix d’or.
— Oui, bien sûr, approuva Coplan d’un ton neutre.
— Moi, ce qui me tarabuste, c’est la petite note qui se trouve au dossier et qui émane de Lyon. Vous l’avez lue, je suppose ? Rochon a eu des ennuis en 1945. Ses voisins l’accusaient de sympathies pro allemandes.
— Le coup du collabo, soupira Coplan. Ça commence à dater… Et cependant, ça fait toujours son petit effet dans un rapport de police… Si nous allions déjeuner ?
Ils firent un gueuleton très agréable dans un restaurant du quai des États-Unis, évoquant à mots couverts des souvenirs de voyage que leurs voisins de table ne pouvaient guère comprendre. Vers deux heures et demie, Coplan décida de se mettre en campagne.
La Pension des Eglantines occupait un immeuble de trois étages. Le type même de la maison dont il n’y a rien à dire. Ni luxueuse ni médiocre, elle offrait une façade bourgeoise qui ne retenait pas l’attention. Même la petite plaque de cuivre avec le nom de la pension n’attirait pas les regards. Coplan se posta dans les parages immédiats et commença sa surveillance. Le ciel était couvert, mais la température était relativement douce.
Trois étages, deux fenêtres par étage ; à vue de nez, la boutique ne pouvait guère abriter plus d’une douzaine de pensionnaires. Le premier client qui se montra fut un vieillard en pelisse noire.
Frileux, trottinant, le bonhomme se dirigea vers le boulevard Gambetta. Ensuite, il y eut deux jeunes filles, pas jolies, pas gracieuses, assez mal attifées. Elles passèrent devant Coplan qui les entendit parler en anglais.
Une vingtaine de minutes s’écoulèrent. Un jeune gaillard en duffle-coat, avec un carton à dessin sous le bras, sortit et s’en alla vers le bas de la ville. Un Suédois ou un Norvégien, en tout cas un Scandinave… Il avait à peine tourné le coin de la rue que la porte des Eglantines s’ouvrait derechef.
Coplan, les mains dans les poches, fit aussitôt mine de s’éloigner, le dos tourné du côté de la pension. Au premier croisement de la rue, il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, fit demi-tour, remonta la rue Trachel et, à bonne distance, entama sa filature. D’emblée, il avait reconnu Germaine Rochon.
En réalité, il n’avait vu aucune photo de la femme et il ne possédait pas son signalement. Pourtant, il était presque sûr de ne pas s’être trompé. Il pensa avec un petit sourire intérieur qu’il était en train de devenir un vrai flic. Chez les policiers, les inspecteurs de la Judiciaire et les agents des brigades spéciales, ce sixième sens est légendaire et quasi infaillible.
Germaine Rochon, née Lavignan…
Coplan était prêt à parier tout ce qu’on voulait que c’était bien elle qui marchait là dans la rue. Petite, presque boulotte, engoncée dans un manteau d’opossum dont le poil gris et terne semblait défraîchi par les années, elle avançait d’un pas vif, en se dandinant légèrement. Elle était coiffée d’un chapeau gris perle, trop fantaisiste pour elle et d’ailleurs démodé. Elle penchait la tête en serrant son sac noir sur son ventre.
Coplan n’avait pu entrevoir qu’une demi-seconde son visage, mais c’était bien suffisant. Quand une femme aborde la cinquantaine avec trop de soucis, trop d’idées fixes et trop d’obsessions moroses, ça ne pardonne pas, c’est un masque définitif et très caractéristique. Les yeux chagrins, soulignés de cernes ; la bouche dure et crispée ; le teint rehaussé d’un fard trop abondant et trop coloré (avec l’espoir inconscient de recouvrir toutes les grisailles du cœur, sans doute ?), éternel portrait des femmes déçues.
La promenade ne fut pas longue. La femme s’arrêta devant une maison de l’avenue Victor-Hugo, sonna, entra. Coplan constata quelques secondes plus tard qu’il s’agissait de la demeure d’un médecin.
Continuant d’arpenter l’avenue, il tourna au premier carrefour. Une ou deux rues plus loin, il aperçut un grand café vers lequel il se dirigea. Les cabines téléphoniques se trouvaient au sous-sol. Ayant découvert le numéro des Églantines dans l’annuaire, il s’enferma dans une des cabines, appela la pension. Une voix de femme répondit.
— Pourrais-je dire un mot à Mme Germaine Rochon ? demanda Coplan.
— Vous n’avez pas de chance, elle vient de sortit voilà cinq ou dix minutes à peine.
— Elle ne vous a pas dit vers quelle heure elle comptait rentrer ?
— Non, mais je sais qu’elle avait un rendez-vous avec son docteur. Si vous voulez rappeler vers six heures, je pense que vous la trouverez. Elle rentre rarement plus tard. Si vous avez un message à lui communiquer, je…
— Je vous remercie, coupa Francis. Je sonnerai vers six heures.
Il remonta vers la rue Trachel, assez satisfait. Ça lui plaisait d’avoir une image exacte de Germaine Rochon. Maintenant, son imagination pouvait jouer avec cette silhouette sortie de l’anonymat, la tourner, la retourner, lui donner de brefs coups de patte comme font les chats avec leur proie. Entre la femme et la lettre qu’elle avait adressée au ministre, ça collait cent pour cent. Même atmosphère un peu pénible, mêmes fautes de goût, mêmes maladresses. Elle s’habillait comme elle écrivait : un peu à côté de la question, quelques tons en dessous de la note juste. Et, sur le plan psychologique, on pouvait déceler un trait assez particulier : le recours aux alibis supposés respectables. Le patriotisme camouflant la vengeance, le vieux manteau d’opossum représentant une élégance bien illusoire.
Mais le point critique était le suivant : comment, étant séparée de son mari depuis plus de cinq ans, était-elle parvenue à découvrir qu’il se livrait contre la France à des activités illégales. Et pourquoi le disait-elle maintenant ?
Avait-elle des preuves ? C’était peu probable. Un espion se garde bien de donner des armes à la femme qu’il bafoue…
Un passant, un jeune costaud en gabardine, aux cheveux bruns, bouclés et courts, s’arrêta devant Francis et lui demanda du feu, très courtoisement.
Coplan sortit son briquet, fit jaillir la petite flamme.
— Terminé, chuchota-t-il négligemment. Tu peux rester à ton hôtel. Rendez-vous à sept heures devant le Casino Municipal.
— D’ac ! répondit André Fondane sans poser la moindre question.
Et il continua son chemin, la cigarette aux lèvres.
2
Il y avait un peu de monde dans le bar ; le pick-up déversait tout juste assez de musique pour couvrir les conversations. Au comptoir, deux types discutaient football avec le barman.
Germaine Rochon, attablée tout au fond de la salle, dans le dernier box de la rangée de droite, braquait ses yeux sombres sur la porte d’entrée. Coplan fit son apparition. Il s’était arrangé pour être légèrement en retard.