A cause de la pluie battante, le lieutenant Le Floch et ses gendarmes avaient passé un imperméable par-dessus leur uniforme, tandis que les ouvriers et le grutier avaient revêtu une tenue de toile cirée, comme les deux spéléologues, et s’étaient coiffés d’un suroît. Le tout de couleur jaune, ce qui égayait le sinistre environnement. Des képis dégoulinaient des rigoles d’eau.
Le grutier pestait parce qu’une élingue avait glissé. Depuis le début, il était de mauvaise humeur. Fallait le comprendre, se dit Le Floch avec indulgence. Il avait été à la peine pour amener son engin le long de ces sentiers tortueux à la boue gluante.
- Magnez-vous, on va pas y passer la journée ! cria le grutier à travers sa vitre baissée, à l’adresse des ouvriers qui replaçaient l’élingue.
- Y a pas l’feu ! renvoya l’un d’eux que la pluie ne semblait pas gêner.
C’était la faute au terrain dénivelé, analysa l’officier, si les chenilles étaient en porte à faux et si la flèche penchait dangereusement à gauche.
Les ouvriers s’écartèrent et le grutier reprit son opération de levage.
- Bravo, il se débrouille bien, admira un des deux spéléologues qui avaient alerté la gendarmerie. Ce n’est pas facile, la configuration du terrain ne l’aide pas.
- Il a un bon coup de main, renchérit l’autre dont la voix nasillait comme à l’approche d’un rhume.
Lentement, la Land-Rover émergea de la crevasse et, l’espace d’un instant, resta suspendue au-dessus du vide comme si elle regrettait sa prison. Avec mille précautions, le grutier braqua sa flèche sur la gauche, vers l’étroite plate-forme rocheuse, creusée de sillons par lesquels s’écoulait la pluie. Sous l’effort, le véhicule brinquebala. La flèche s’abaissa, centimètre par centimètre, et, enfin, déposa son fardeau. Les ouvriers s’affairèrent à ôter les élingues pendant que le lieutenant Le Floch, suivi par ses gendarmes et les spéléologues, s’approchait.
Quand il se pencha à travers la vitre fracassée, il vit les squelettes affalés sur les sièges avant. Quelques rares lambeaux de vêtements pendaient autour des fémurs et des clavicules. Ils étaient grisâtres, transpercés de mille trous, comme mangés aux mites.
Les chaussures n’étaient guère en meilleur état. Néanmoins, l’officier s’aperçut vite, en raison de leurs tailles différentes et des talons hauts sur l’une des deux paires, qu’il se trouvait en présence d’un homme et d’une femme. Cette découverte était confortée par les bracelets-montres qui, n’étant plus retenus par les poignets décharnés, étaient tombés sur le plancher parmi les débris de verre.
Faussées par la chute dans la crevasse, les portières demeuraient rétives à une tentative d’ouverture. Le Floch fit signe à un ouvrier qui s’avança avec son chalumeau et sa bouteille. Pendant qu’il s’activait, le lieutenant examina la carrosserie défoncée et couverte d’immondices. Un vieux modèle que l’on ne fabriquait plus depuis vingt ans, voire plus. Celui-ci datait de la fin des années cinquante. Rongées par la rouille au dernier degré, les plaques minéralogiques ne livraient aucun numéro. Il examina les pneus crevés. Archaïques. Cette gamme n’était plus en fabrication depuis des lustres.
- Pauvres gens, fit dans son dos l’un des spéléologues d’une voix triste. Ils ont dû partir en exploration dans ce coin désert, se perdre, faire une fausse manœuvre pour repartir en arrière et basculer dans la crevasse. Sans nous, on ne les aurait jamais retrouvés !
- Une Land-Rover, c’était idéal pour une excursion par ici, renchérit l’un des gendarmes. Avec quatre roues motrices, le tambour et le treuil, ils pouvaient s’arracher à une fondrière.
L’adjudant intervint. C’était un vieux de la vieille, né dans la région et blanchi sous le harnais.
- Je connais cet endroit. Mon père me l’a souvent montré. Pendant l’occupation allemande, il faisait de la résistance, et c’est dans cette crevasse que les maquisards cachaient leurs armes et leurs munitions en attendant l’heure du débarquement. Pour la dissimuler aux regards des curieux, ils l’avaient recouverte d’un tapis de terre, d’herbes et de buissons, soutenu par des planches. C’était sommaire et fragile. Les passagers de la Land-Rover ont pu croire qu’il s’agissait de terre ferme, s’engager dessus et le tout s’est effondré.
- Effectivement, au fond de la crevasse nous avons trébuché sur des planches, reconnut le second spéléologue.
- Ce sont les rochers en bas qui les ont tués, renseigna le premier. Quand on les a trouvés, on a vu ça tout de suite. Les rochers ont fracassé le pare-brise et leur ont défoncé le front. Vous n’aurez qu’à regarder leurs crânes. Pas besoin d’être experts.
- On connaît notre boulot, répliqua vertement le vieux de la vieille.
Le spéléologue battit en retraite :
- Je ne voulais pas vous offenser.
L’ouvrier débloqua enfin les portières.
- Attaquez-vous au capot, ordonna Le Floch qui espérait bien déchiffrer le numéro du moteur.
Les animaux sauvages, découvrit-il immédiatement, s’étaient régalés, sans discrimination entre les chairs pourrissantes, les tissus et les papiers. Pas de pièces d’identité, aucun indice. Seuls étaient intacts les objets métalliques éparpillés sur le plancher, pièces de monnaie, deux briquets, fermoir du sac à main, tube de rouge à lèvres, les montres-bracelets, des bagues, une gourmette, une boucle de ceinture de pantalon, des boutons. Dans le compartiment à gants, les cartes routières étaient moisies.
De plus près, le lieutenant examina les squelettes. Le spéléologue avait dit vrai : les fronts avaient été largement fracturés et le haut du crâne presque décalotté. Les pommettes et les mâchoires aussi avaient été brisées.
Soudain, il repensa au tube de rouge à lèvres. Il le reprit en main. Le nom du fabricant était gravé en diagonale. Le Floch fronça les sourcils. Ce fabricant avait été l’objet d’un scandale national après avoir tué son épouse et ses enfants et, son affaire étant en faillite, sa marque avait disparu du marché, ce qui signifiait que la Land-Rover était tombée dans la crevasse au plus tard à cette époque.
Derrière lui, le vieil adjudant se manifesta à nouveau :
- Pendant la guerre d’Algérie, on avait ce même type de Land-Rover qui nous déposait au pied des djebels pour y crapahuter. C’est le type dit « familiale », à cause de ses huit sièges.
Le Floch opina du chef. Huit places mais même pas de bagages. Des excursionnistes, probablement, comme le supposaient les spéléologues.
Sous le siège conducteur, il découvrit, coincé par une mallette métallique, le pistolet automatique. Voilà qui devenait intéressant. Rouillé, bien sûr. Un Llama IX A calibré en 45 ACP, qui n’était qu’une copie espagnole très fidèle du Colt Government modèle 1911 et devait sa ligne élégante à l’adjonction d’une bande ventilée. Le chargeur était plein. Sept cartouches qui s’extrayaient difficilement à cause du ressort rouillé et soumis à leur pression durant toutes ces années.
Il inspecta le dessous du siège passager. Pas d’arme pour la femme qui avait perdu deux dents aurifiées lorsque le rocher lui avait percuté la tête.
Un gendarme ouvrit une enveloppe en plastique et Le Floch y logea l’automatique.
- Arme à feu de première catégorie à la détention réglementée par le décret du 14 août 1939, récita l’adjudant qui aimait à faire étalage de ses connaissances juridiques.
- Après tout, leur virée dans ce coin n’était peut-être pas innocente, opina un de ses subordonnés.
L’ouvrier avait réussi à ouvrir le capot. Le Floch ordonna à l’un des gendarmes de rechercher le numéro du moteur puis reporta son attention sur la mallette métallique, largement rouillée elle aussi. Il emprunta un tournevis et fit sauter les ferrures et les serrures. L’intérieur ne contenait qu’une seule chose, un plan plié en quatre et enfermé dans une pochette en plastique qui l’avait protégé de l’humidité. Le Floch le déplia, lut les inscriptions et sursauta. Un frisson glacé courut le long de son échine et il eut l’impression d’être plongé dans un drame qu’il n’avait pas vécu puisqu’il n’était pas né à l’époque.
CHAPITRE II
Mark Dovnik shoota furieusement dans un caillou. Petit, replet, un peu ventru, des cheveux rares, le teint terne, il ne faisait pas C.I.A., pensait Coplan. Et pourtant, dans son domaine, c’était un as. Tout comme le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. qui, le nez au vent, humait et inspectait comme s’il cherchait à savoir si l’endroit était giboyeux.
Depuis l’avant-veille, la pluie avait cessé de tomber mais le terrain demeurait gluant et glissant. Aussi les trois hommes avaient-ils accepté les bottes que leur avait proposées le lieutenant Le Floch.
- Une équipe du G.I.G.N. est venue spécialement pour fouiller la crevasse, expliqua l’officier.
Du doigt, il désigna la toile de tente étalée sur le promontoire.
- Voilà leurs trouvailles. Rien de sensationnel. Des détritus, des morceaux de ferraille, rien d’exploitable.
- Le réservoir de la Land-Rover n’a pas pris feu ? marmonna l’Américain avant de cracher son chewing-gum.
- Le conducteur a dû tourner précipitamment sa clé pour couper le contact, conjectura Coplan.
- Le réservoir, de toute manière, précisa Le Floch, a été crevé par un rocher et s’est vidé.
- Un miracle qu’on les ait retrouvés, monologua Tourain. Ce coin de l’Ardèche est si désolé, si isolé, que des siècles auraient pu passer avant que quelqu’un ne les découvre.
Coplan examinait le sol autour de l’ouverture. Si l’on exceptait les rochers usés, rien d’autre que du terrain friable. Pas étonnant que le véhicule ait basculé. Sans doute la thèse du vieux gendarme était-elle bonne. Une fausse esplanade datant du temps de la Résistance et qui aurait trompé le conducteur. Plus que plausible.
Il se pencha pour voir le fond de la crevasse. Des bosquets, des buissons, des caillasses, des rochers escarpés, une minuscule cascade.
- Vous n’avez pas réussi à remonter à la source grâce au numéro du moteur ? demanda Le Floch à Tourain.
- Le fabricant britannique procède à des recherches pour savoir à qui la familiale a été vendue. En tout cas, c’est sûr, elle date de 1962.
- Chronologiquement, ça colle, remarqua l’Américain. Seulement, nous en sommes au même stade. Qui sont John et Jane Doe (Aux États-Unis, termes désignant M. et Mme X... ou l’équivalent de M. et Mme Dupont) ? Pas de papiers d’identité, rien, vraiment nous sommes dans le brouillard. Le flingue, d’accord, il n’est pas étranger dans le paysage. Et puis, bon sang, que venaient-ils foutre par ici ? L’excursion ne semblait pas être leur truc.
- Un rendez-vous ? suggéra Coplan. Ou alors, ils voulaient s’exercer au tir ?
- Si on tient compte de leur projet, je les verrais plutôt s’exercer au tir avec un fusil à lunette. Or, à ma connaissance, on n’a pas déniché ce type d’arme dans la crevasse.
- Non, avoua Le Floch.
- En tout cas, c’est un endroit idéal pour un rendez-vous discret ou un exercice de tir, glissa Tourain dont les bottes flocfloquaient. Je ne crois pas à la thèse excursionniste. Pas avec le contenu de la mallette.
Il n’y avait pas grand-chose à faire ici, décida Coplan. Les traces de l’équipée étaient quasiment nulles. Mieux valait regagner Paris. Mark Dovnik et Tourain qu’il questionna à ce sujet tombèrent d’accord avec lui. Un avion-cargo appartenant à la D.G.S.E. les avait amenés. Ils repartiraient à son bord, en compagnie des squelettes, de la Land-Rover et des divers éléments récupérés.
Ainsi fut-il fait et, le soir même, une séance de travail réunit les trois hommes dans le bureau du Vieux qui, durant leur absence, avait donné l’ordre d’agrandir le plan découvert dans la mallette et avait punaisé le résultat sur un haut et large panneau en bois accroché à l’un des murs.
A nouveau, Coplan détailla le croquis. Au milieu, Dealey Plaza à Dallas. A droite, Houston Street et l’immeuble abritant les archives de l’État du Texas. En face, le building Dal-Tex, séparé par une ruelle du Dépôt d’ouvrages scolaires de l’État du Texas, celui-ci surmonté par les panneaux publicitaires vantant les mérites des Chevrolet et de l’agence de location de voitures Hertz. Derrière, les voies ferrées. A gauche, Elm Street et le fameux monticule herbeux. Plus loin, le pont au-dessus du passage routier souterrain et les regards. Adossée au monticule herbeux, la pergola.
Les inscriptions étaient stupéfiantes. Une annotation renvoyait à une croix placée sur le toit du bâtiment abritant les archives : Équipe de tireurs numéro 1. Une légende et une croix à l'une des fenêtres du premier étage du building Dal-Tex : Équipe de tireurs numéro 2 : Mafia ou Cubains ? Il en allait de même pour la fenêtre du sixième étage située à l'est du Dépôt d’ouvrages scolaires : Équipe numéro 3 : un seul tireur : Gaynor Schelinger. A cet étage, mais au-dessus de la fenêtre située le plus à l’ouest : Équipe numéro 4 : un seul tireur : Charlie Mac Closker. Derrière le monticule herbeux : Équipe numéro 5 : Mafia ou Cubains ? Enfin, à côté du regard près du pont : Équipe numéro 6 : Jean-Luc Provost ?
- Durant votre périple en Ardèche, préambula le Vieux, j’ai reçu des nouvelles. La Land-Rover a été achetée par l’agence de location de voitures Mattéi en novembre 1962 et mise à la disposition de sa succursale de Marseille. Grâce à nos excellents amis de la D.S.T. qui se sont lancés immédiatement sur cette piste, nous avons appris que cette familiale a été louée le jeudi 2 mai 1963 par un certain Walter Quine, citoyen américain, détenteur d’un passeport numéro 12 A 4537 GHJY 1962 et d’un permis de conduire international numéro 8529538 LNN 1963...
Mark Dovnik notait fébrilement sur un bloc-notes.
- ... L’intéressé a déclaré restituer le véhicule une semaine plus tard. Il a payé cette semaine d’avance, un forfait kilométrage et la caution en liquide et en coupures françaises. Il est parti et n’a plus jamais donné signe de vie. Impossible de savoir si une femme l’accompagnait. Nos amis de la D.S.T., qui ont mis les bouchées doubles, ont réussi à découvrir, en interrogeant les services de la Météo nationale, que le temps avait été épouvantable en Ardèche durant cette fatale semaine de mai. Malgré le printemps et la saison supposée clémente, des déluges d’eau se sont abattus sur la région. Peut-être ont-ils trompé ceux que, mon cher Dovnik, vous appeliez jusqu’à maintenant John et Jane Doe ? Ce n’est pas tout, messieurs. Des archives de la Police nationale, il ressort que cette Land-Rover, immatriculée 2224 JY 13, n’a jamais été revue nulle part, pas plus qu’elle n’a été verbalisée.
- Beau travail, complimenta l’Américain qui déposa son bloc-notes, se leva et alla se planter devant le croquis.
Un instant, il resta silencieux puis se retourna vers son auditoire :
- Ce que nous voyons ici, c’est le plan de Dealey Plaza, là où a été assassiné le Président Kennedy le 22 novembre 1963. La thèse officielle de l’époque concluait à un homicide perpétré par un tireur solitaire, un fou, un fanatique. Depuis, cette opinion a été révisée. Nous savons qu’il y a eu un complot pour tuer le Président et que deux tireurs ont opéré, le tueur officiel n’étant ni l’un ni l’autre et étant innocent. L’exemple parfait du bouc émissaire ou, plutôt, du pigeon, qui, dans l’affaire y a perdu la vie.
« Or, ici, que voyons-nous ? Un plan sur lequel opéreraient six équipes de tireurs, dont des Cubains et des mafiosi, et des tueurs identifiés. Il s’agit là d’un complot gigantesque, dont l’authenticité paraît, je dis bien paraît, prouvée par la chronologie. Ainsi, si nous ne nous trompons pas, six mois avant l’attentat de Dallas, la mort du Président était déjà programmée. D’une façon telle, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune chance d’en réchapper. C’est fantastique et ce n’est pas la disparition du couple à bord de la Land-Rover qui a pu l’en empêcher, ce qui suppose que les commanditaires n’ont guère été contrariés par ce contretemps, fâcheux pour eux.
« Ceci posé, revenons-en à la situation aujourd’hui. Mon gouvernement m’a donné des ordres très stricts. En aucun cas, cette affaire ne doit venir à la surface. Pour nous Américains, l’attentat de Dallas est quelque chose de terrible, d’atroce, à jamais gravé dans nos mémoires, et que nous nous refusons à ressusciter. Nous avons bien d’autres scandales à nous occuper sans sortir celui-ci de son placard. Imaginez la fureur et le bruit, la honte et le tumulte, s’il était seulement fait allusion à l’éventualité de la présence à Dallas, ce jour-là, de six équipes de tueurs ! »
- Mon gouvernement a adopté la même position, rappela le Vieux, le visage fermé.
- Nous n’aurons qu’à nous en féliciter, j’en suis persuadé. Il est des instants où la raison d’État doit l’emporter sur tout autre considération. Une nation a besoin de héros, pas d’assassins. Hélas, chaque nation a ses héros, mais aussi ses assassins, et dans le cas qui nous occupe, ces derniers sont particulièrement odieux.
- Très bien, on en reste là, décida le Vieux. Moi aussi j’ai des ordres. Si la C.I.A. veut enterrer cette affaire, pas de problème en ce qui nous concerne.
Dovnik passa la main sur son front.
- Pas si vite. Enterrer l’affaire ? Non. Ne pas l’ébruiter ? Oui. Néanmoins, nous souhaitons découvrir les tenants et les aboutissants du complot, s’il n’est pas trop tard, avec toute cette eau qui est passée sous les ponts. Ce que souhaite ma direction, c’est remonter la piste dans la plus extrême confidentialité. En liaison avec nous et en utilisant le strict minimum d’agents. L’idéal serait un seul agent, digne de la plus haute confiance qui agirait la main dans la main avec moi et la D.S.T.
Le Vieux s’autorisa un sourire ironique et désigna Coplan d’un doigt nonchalant :
- Vous le connaissez déjà, mon cher Dovnik.
CHAPITRE III
En Américain cultivé, amoureux de la France et de ses traditions, Mark Dovnik ne terminait jamais un repas sans réclamer, avant le dessert, le plateau de fromages. L’œil gourmand, il se fit couper de l’époisse, du sainte-maure et du roquefort, pendant que Coplan remplissait leur verre de morgon, le rouge que préférait le haut fonctionnaire de la C.I.A.
- A votre avis, demanda Coplan un peu plus tard, qui étaient les comploteurs à Dallas ? Votre gouvernement se garde bien d’élucider l’affaire et, ce qui est étonnant, c’est que l’opinion publique ne l’exige pas.
- Elle est traumatisée. Quant au gouvernement, il craint que des gens trop haut placés ne soient concernés.
- Et votre avis personnel ? insista Coplan.
- La Mafia et les Cubains anti-castristes.
Coplan ne fit aucun commentaire. La réponse était dépourvue d’originalité puisqu’il s’agissait là d’une version reprise par de nombreux médias. Personnellement, pour avoir étudié l’affaire à fond, il était persuadé qu’un vaste réseau de complicités aboutissant aux échelons les plus élevés du gouvernement avait masqué aux yeux du public l’identité des conspirateurs qui n’étaient pas tous cubains ou mafiosi.
Après le café et la mirabelle, l’Américain détourna le regard vers les jambes de la patronne, qui étaient superbes, puis derechef fit face à Coplan en adoptant une mine détachée :
- Deux des trois noms sur le croquis, Gaynor Schelinger et Charlie Mac Closker, vous vous souvenez ?
- Bien sûr.
- Tous les deux avaient le même âge, environ 32 ans en 1963. Ils avaient glorieusement combattu durant la guerre de Corée. Des tireurs d’élite. Imbattables au fusil à lunette. Dans le mille à tous les coups. Schelinger est mort trois mois après le Président. Un truc stupide. Il vivait à Albuquerque dans l’État du Nouveau-Mexique. Un détective le convoque pour vérifier son permis de conduire. Schelinger entre dans son bureau. Le détective est en train de nettoyer son arme de service. Mystérieusement, un coup part. Touché en plein cœur, Schelinger meurt sur le coup. Pur accident, jure le détective qui est sanctionné d’une mise à pied de huit jours sans solde. L’affaire en reste là. Une semaine plus tard, Mac Closker meurt en Californie. Vous savez que cet État est périodiquement frappé par de terribles tremblements de terre. Ce jour-là, sa ville natale est détruite à cinquante pour cent par l’un d’eux. Mac Closker est découvert sous les décombres de sa maison. Les sauveteurs le considèrent comme l’une des victimes parmi les centaines d’autres, jusqu’au moment où, à la morgue, un employé l’examine d’un peu plus près. Mac Closker a deux balles dans la tête. Édifiant, non ?
Coplan n’était guère surpris.
- Le rideau de fumée, conclut-il. Normal. On ne prend pas de risques avec les exécutants.
- Tout à fait juste. Ce qui pose le problème du troisième nom sur le croquis, un nom à consonance française : Jean-Luc Provost.
- Il peut être français, mais aussi canadien, suisse ou belge, ou encore sud-africain, descendant de huguenots, et pourquoi pas australien ? J’ai même connu un Argentin qui s’appelait Jean-Pierre Dubois.
- Mon cher Coplan, ne compliquez pas notre tâche. J’aimerais vraiment savoir ce qu’est devenu ce Jean-Luc Provost. Tourain s’en charge, n’est-ce pas ?
- Comptez sur lui. De votre côté, avez-vous obtenu des renseignements sur votre compatriote, ce Walter Quine mort si malencontreusement en Ardèche ?
- Le passeport qu’il a présenté lorsqu’il a loué la Land-Rover à Marseille avait été volé six mois plus tôt à un honnête citoyen de Denver dans le Colorado. Nous ne sommes donc guère plus avancés.
A l’issue du déjeuner, Mark Dovnik regagna son ambassade et Coplan se rendit au bureau de Tourain qui l’accueillit chaleureusement.
- Nous avons déniché des renseignements sur Jean-Luc Provost, annonça-t-il d’un ton joyeux.
- Il est mort quelques mois après l’attentat de Dallas ? questionna Coplan, se souvenant de sa conversation avec le haut fonctionnaire de la C.I.A.
- Pas du tout ; pourquoi ?
Coplan le lui expliqua.
- Apparemment, sourit le commissaire divisionnaire, il en va tout autrement pour notre Provost. Celui que nous avons retrouvé vivait dans l’Ardèche quand la Land-Rover a été louée à Marseille. Dans une ferme, à dix kilomètres de la crevasse. A l’époque, il avait vingt-six ans. Né le 31 mars 1937 à Versailles, célibataire. Engagé volontaire à dix-huit ans dans les commandos de marine, guerre d’Algérie, brillants états de service, tireur d’élite, démobilisé en 1961. Soupçonné en 1962 d’avoir assassiné un trafiquant d’armes allemand à Saint-Tropez. Affaire classée sans suites, pas de preuves. Interpellé par Scotland Yard en 1974, en relation avec le meurtre d’un secrétaire d’État compromis dans une affaire de ballets bleus. Relâché, pas de preuves suffisantes. En 1990, un riche banquier genevois est abattu dans sa propriété sur les bords du lac Léman. Son épouse est absente mais la police helvétique la soupçonne d’être la commanditaire du meurtre. Guère accoutumée aux interrogatoires poussés, elle passe aux aveux et désigne Provost comme l’exécutant. Arrêté à Paris, il nie. Il est néanmoins sur le point d’être extradé lorsque l’épouse succombe mystérieusement dans la cellule qu’elle occupait seule. Elle s’est pendue durant la nuit. L’accusatrice étant morte, le dossier d’extradition ne tient plus et Jean-Luc Provost est relâché.
Coplan marqua sa surprise :
- Fantastique ! Il a échappé au sort des deux autres. Pur hasard ou science consommée ?
- J’opterais pour la science consommée. Ou pour les hautes protections.
- Après sa relaxe en 1987, sa trace se perd à nouveau ?
- Non, justement, et c’est là où nous pouvons recoller à ses basques. Soyons lucides, tout porte à croire qu’il s’agit d’un tueur professionnel et, pour cette catégorie d’individus, se faire appréhender trois fois, c’est perdre leur aura auprès des commanditaires.
- Il a aussi l’âge de prendre sa retraite. Né en 1937, il a donc cinquante-cinq ans. Son index tremble peut-être sur la détente du fusil à lunette ?
- En tout cas, c’est Ardéchois Cœur Fidèle. Sa ferme est toujours là. Il a prêté des bâtiments à des écolos qui les ont retapés. Pour lui, c’est un refuge. En ce moment, pourtant, il n’y est pas. Bien sûr, nous pourrions monter une souricière, mais dans combien de temps réapparaîtra-t-il ?
- J’ai compris. Vous suggérez que j’y aille et que je joue au sous-marin ?
Coplan débarqua de la deux-chevaux déglinguée, repeinte en damiers multicolores. Pas rasé, en jean, veste de treillis U.S. Army, pull à col roulé et baskets, il jouait les marginaux conformistes dans leur tenue vestimentaire. Son sac de voyage jeté sur une épaule, il s’avança vers une jeune femme qui, assise et adossée à un tronc d’arbre, offrait son sein nu à la bouche avide d’un bébé.
- Jean-Luc est là ?
Elle l’examina d’un œil soupçonneux, comme un douanier qui traque le vison sous le manteau en peau de lapin.
- Va voir Véro, devant toi, derrière le tas de fumier.
Coplan se remit en marche en effrayant les poules qui se dispersèrent en caquetant, puis contourna le tas de paille malodorante. Une jeune femme avait choisi cet endroit pour peindre un tableau si large qu’il était équilibré par deux chevalets. Elle se retourna vivement quand il s’approcha. A dessein, il conserva un visage indifférent et scruta la toile, un peu penché en avant.
- Tu es hantée par l’éternelle Lolita à qui tu autorises tous les gestes sans rien sacrifier de son ingénuité. Pour toi, l’innocent et le scabreux ne font qu’un, le pur et le pervers appartiennent à la même essence. Tu es une adepte du sexe universel, c’est pourquoi tu peins l’amour d’une Lolita avec des plantes ou des oiseaux monstrueux sans que, pourtant, leurs ébats deviennent malsains. Je me trompe ?