Deux heures du matin. Francis Coplan arrêta sa DS noire devant un bâtiment administratif dont la façade sinistre ne montrait que quatre ou cinq fenêtres éclairées. Cette nuit d’avril, pluvieuse et froide, était déprimante. Les boulevards extérieurs avaient un aspect triste et désert qui n’évoquait en rien le charme légendaire du printemps parisien.
Coplan débarqua, pénétra dans l’immeuble, monta au premier étage.
Dans le bureau de la permanence, Maurice Buquois bavardait avec une jeune femme du service, une blonde, très jolie et très élégante.
- Salut, dit Coplan.
Il serra la main de ses deux camarades, ajouta un bref compliment à l’adresse de Danièle Favard :
- Toujours ravissante, à ce que je vois !...
Maurice Buquois prononça sur un ton d’excuse :
- Désolé de vous déranger en pleine nuit, Coplan, mais l’appel d’alerte concerne un bonhomme qui figure sur la liste comme faisant partie des suspects placés sous votre contrôle personnel.
- De qui s’agit-il ? questionna Francis, intrigué.
- Un certain Michel Rouard.
Une lueur intéressée passa dans les yeux de Coplan.
- Sans blague ? fit-il. Et quel est le motif de l’alerte ?
- Le comportement insolite du suspect.
- C’est-à-dire ? insista Coplan.
- Je ne sais rien de plus, avoua Buquois, mais nos collègues de la D.S.T. ont estimé que la situation valait le dérangement.
- Bon, quelles sont les coordonnées ?
- L’inspecteur Brasset vous attend de toute urgence à Pigalle, en face du cirque Médrano.
- O.K. Je me mets en route, acquiesça Francis.
- Danièle vous accompagne, indiqua Buquois. L’inspecteur Brasset m’a conseillé de mobiliser une jolie fille pour faire équipe avec vous.
- Tout le plaisir est pour moi, lança Coplan. Allez, on y va !
D’un geste galant, il pria Danièle Favard de le précéder vers la sortie.
- Ma voiture est devant la porte, dit-il.
- Hé, minute ! intervint Buquois. Le Vieux a demandé que vous lui passiez un coup de fil si vous obtenez un résultat positif. Pensez-y !
- Entendu, promit Francis.
La DS fonça à toute allure vers Pigalle.
Tandis qu’ils longeaient les boulevards de grande ceinture, Danièle questionna Coplan :
- Il y a une opération spéciale qui se déroule cette nuit ?
- Oui, une affaire que le Vieux a déclenchée au début de la semaine : l’opération CATAPULTE.
- On aurait pu me prévenir, maugréa la blonde. Je venais de me mettre au lit. J’ai dû m’habiller et me maquiller en cinq minutes.
- Maquillage à part, Je suis dans le même cas, répondit Coplan, ironique. Le Vieux adore secouer ses collaborateurs à l’improviste. Il prétend que c’est un entraînement indispensable et que c’est pour notre bien qu’il agit de la sorte. En réalité, ça lui permet de satisfaire le côté sadique de son caractère.
Danièle essaya de lire sur le visage de son camarade s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait. Le masque de Francis, modelé par le faible reflet lumineux du tableau de bord, était imperturbable.
Elle reprit :
- En quoi consiste l’opération Catapulte ?
- La formule dit bien ce qu’elle veut dire, non ? La catapulte est une machine de guerre qui sert à lancer des pierres ou d’autres projectiles... C’est exactement ce que le Vieux a fait : il a lancé un certain pavé dans une certaine mare, et il attend la réaction.
Il ajouta :
- Si tu veux des explications complémentaires, tu voudras bien consulter ton quotidien habituel en temps opportun.
La blonde se le tint pour dit.
Lorsqu’ils arrivèrent au rendez-vous, l’inspecteur Brasset flânait devant le cirque Médrano. Il repéra immédiatement Coplan, alla au-devant du couple.
- J’espère que vous ne serez pas déçu, dit-il à Francis. Votre client se conduit d’une manière tellement inquiétante depuis le début de la nuit qu’il y a sûrement anguille sous roche. Venez, nous allons au « Golden Bow ». C’est une petite boîte de nuit qui s’est ouverte récemment dans la rue Victor Massé. Votre paroissien a échoué là un peu avant deux heures et il s’y trouve toujours.
- En effet, reconnut Coplan, mon bonhomme n’est pas un habitué du Paris-by-night. Il dépense un fric fou, j’imagine ?
- Mon jeune collègue Hénard, qui surveille votre suspect depuis que celui-ci a quitté son domicile, estime qu’il a déjà claqué près de deux cent mille anciens francs.
- Ses appointements d’un trimestre, souligna Francis. Mais ce sont des choses qui arrivent, surtout au printemps : le besoin irrésistible de faire la bombe et de se livrer à une nuit de débauche...
- D’accord, admit l’inspecteur de la D.S.T. Mais ce n’est pas tout : d’après Hénard, votre zigoto manifeste une intention délibérée de se saouler à mort, et il parle de suicide.
Coplan fronça les sourcils.
- Vous avez eu raison de m’alerter, murmura-t-il.
- C’est là, indiqua l’inspecteur. Le night-club proprement dit est dans la cour intérieure, au bout du couloir. Il y a une dizaine de clients dans la boutique pour l’instant. Mon collègue Hénard est une jeune gars aux cheveux châtains taillés en brosse. Il porte un complet bleu marine et un nœud papillon. Du reste, il vous connaît. Vous ne l’avez sans doute pas remarqué lors de notre premier briefing, mais lui vous aura vite repéré.
Coplan opina, passa son bras sous celui de Danièle.
- En avant pour la fiesta, ricana-t-il.
L’inspecteur Brasset demanda à Francis :
- Vous avez un plan pour la suite ?
- Je vais d’abord tâter le terrain. Si je juge que votre diagnostic est fondé, j’embarque le malade et je le ramène à son domicile.
- C’est peut-être un peu risqué ? émit le policier.
Coplan, servi par sa mémoire prodigieuse, articula :
- Michel Rouard vit seul dans un appartement de trois pièces, au quatrième étage, 86 ter boulevard des Batignolles. Ce n’est pas loin, et personne ne nous embêtera.
- Bien De toute façon, je me balade dans les parages. Je serai là au moment voulu pour vous donner un coup de main.
Au premier abord, quand on passait sans transition de la vieille arrière-cour lugubre dans la salle du « Golden Bow », l’impression était assez excitante. Le vaste local rectangulaire avait été arrangé par un décorateur habile. Dans le fond, il y avait une estrade surélevée à laquelle des drapés en simili lamé or conféraient l’aspect d’une scène de théâtre. Devant cette scène, une piste à danser créait un vide circulaire qui donnait au spectacle le dégagement nécessaire. A gauche et à droite, le long des murs, des compartiments tendus de soie rose accueillaient les couples et leur assuraient une Intimité favorable.
Plus en retrait, vers la double porte capitonnée de l’entrée, il y avait une demi-douzaine de tables pour les clients qui ne recherchaient pas la solitude complice. A droite, face à la double porte, le comptoir du bar. Ce comptoir, arrondi en arc de cercle, était entièrement recouvert de métal doré. Les lumières y scintillaient à l’infini, ce qui donnait à l’ensemble de l’installation un cachet de luxe raffiné, éblouissant.
Lorsque Coplan et Danièle firent leur entrée, une superbe négresse était en train de se dévêtir sur la scène, au son d’une musique africaine diffusée par un pick-up. Chose bizarre, personne ne prêtait la moindre attention à la fille noire. Et celle-ci exécutait son numéro de strip-tease pour son propre plaisir semblait-il. Au milieu de la salle, affalé sur une chaise, Michel Rouard. les deux jambes allongées, discourait en agitant la main gauche. A vrai dire, il bafouillait lamentablement. Autour de lui, trois entraîneuses le dorlotaient avec un empressement plein de rires et de tendresse. Deux touristes anglo-saxons s’étalent installés à la table du Français. Les seaux à champagne encombraient la table.
De toute évidence, c’était l’heure où la soirée s’achève en beuverie et sombre dans l’incohérence.
Coplan et sa compagne avaient pris d’emblée un air de circonstance. Rien qu’à les voir, on se rendait compte qu’ils terminaient une tournée des grands ducs et qu’ils avaient du vent dans les voiles.
Le maître-d’hôtel, en psychologue avisé, plaça les arrivants à moins d’un mètre de Michel Rouard.
Coplan commanda d’autorité deux bouteilles de champagne brut. Puis, d’une voix pâteuse mais impérative, il interpella sans vergogne la négresse qui s’exhibait sur la scène.
- Hello, Joséphine ! éructa-t-il. Viens te montrer ici. tu boiras avec nous à nos amours. C’est la soirée des fiançailles.
La fille noire se tourna vers un énorme type en smoking qui se tenait debout près du comptoir. Le malabar acquiesça d’un hochement de tête.
Du moment que le gérant marquait son approbation, la négresse n’avait plus qu’à obéir. Elle descendit de la scène et s’amena sur la piste de danse. Son admirable corps d’ébène luisait dans la lumière.
Elle se débarrassa de son pagne, dénoua la guirlande de fleurs qui pendait autour de son cou, fit sauter l’agrafe du slip en peau de léopard qui ornait son bas-ventre.
Les seins nus, les reins cambrés par les haut talons de ses escarpins d’argent, elle s’approcha de la table de Coplan. Une grosse fleur en velours noir (fixée par un système dont Francis n’essaya pas d’élucider le mystère) dissimulait aux regards l’ultime secret féminin de la danseuse.
Avec lenteur et complaisance, la Noire pivota sur elle-même pour offrir à la contemplation de la clientèle sa croupe bien fournie. Ensuite, elle fit face et salua. La musique, parfaitement synchronisée, se tut.
Coplan et Danièle applaudirent, imités par toute l’assistance. La négresse salua derechef.
Francis, solennel comme un vrai pochard, se leva, marcha en titubant vers la Noire, lui prit la main pour la lui baiser, conduisit l’artiste vers le siège qui se trouvait à côté de Danièle.
Grâce à cette initiative, Coplan et Danièle furent adoptés par les autres fêtards et l’ambiance monta très vite de plusieurs degrés. Les bouteilles se mirent à défiler.
Comme prévu par l’astucieux maître-d’hôtel, la jonction entre Rouard et le joyeux couple se produisit. Rouard et Coplan, bras-dessus bras-dessous, chantèrent ensemble une chanson à boire.
- La vie est belle, gueula Francis. Vive le printemps, vive l’amour, vive Paris !
Dans un des compartiments, l’inspecteur Hénard était aux prises avec deux jeunes entraîneuses. L’une d’elles, à peine fardée, aux yeux sombres et durs, lui chuchotait des choses dans le creux de l’oreille. Elle cherchait probablement à l’emmener. Elle avait le genre sobre et chic des prostituées « nouvelle vague ». Hénard, les prunelles nébuleuses, souriait aux anges. Bien entendu, il observait Michel Rouard et Francis Coplan et il suivait avec intérêt le manège de ce dernier.
Insidieusement, Coplan s’était peu à peu assuré l’exclusivité de son suspect. Rouard l’appelait « mon vieux pote » et lui racontait sa vie. Les deux hommes s’embrassèrent, proclamèrent les mérites de l’amitié, trinquèrent à tout casser.
Francis se mit à parler philosophie.
Michel Rouard se fâcha presque tout de suite. Il n’était plus d’accord. A son avis, la condition humaine et le destin des hommes dans la civilisation moderne, c’était l’enfer.
- C’est de la m.. ! hurla-t-il. Les morts sont plus heureux que les vivants !
Il plongea sa main dans la poche latérale de sa veste
- Voilà le bonheur ! glapit-il. Voilà la délivrance !
Il serrait dans ses doigts un tube pharmaceutique. Du gardénal
- Avant l’aube, affirma-t-il, je serai dans un monde meilleur.
Il regarda le tube, hocha la tête.
Il ne plaisantait pas. Ses yeux hagards, injectés de sang, avaient soudain la lucidité implacable qui transcende l’inconscience et troue les brumes de l’ivresse.
Coplan décida de couper court. Il appela le garçon et commanda du whisky pour tout le monde.
Quelques verres de whisky après une copieuse ration de champagne, c’est le coup de massue qui ne pardonne pas. Moins de dix minutes plus tard, Michel Rouard s’écroulait de sa chaise, assommé.
- Nous allons le ramener chez lui, proposa Danièle.
Le gérant s’interposa :
- Nous ferons le nécessaire, dit-il, hautain.
Il se pencha sur Rouard, lui extirpa son portefeuille, compta les billets de banque qui s’y trouvaient, chercha une pièce d’identité.
- Je n’abandonnerai jamais un ami, déclara Coplan dans une envolée grandiloquente. Tenez, payez-vous ! En France, la fraternité n’est pas un vain mot.
Il tendit un liasse de billets au maître-d’hôtel, ajouta :
- Appelez un taxi !
Le gérant, apaisé quant à sa note, devint tout sucre et tout miel, ravi de la tournure que prenait la scène.
- Il habite à dix minutes d'ici, indiqua-t-il en lisant une des cartes de visite de Rouard. Boulevard des Batignolles. 86 ter.
- C’est, notre chemin pour rentrer, enchaîna Danièle.
Spontanément, l’inspecteur Hénard apporta son aide pour véhiculer jusqu’au taxi le noceur endormi. Mais après le départ du pittoresque trio, Hénard resta dans la boîte de nuit, histoire de vérifier si personne d’autre n’allait quitter les lieux avec un empressement révélateur.
CHAPITRE II
Le 86 ter du boulevard des Batignolles était une imposante bâtisse de six étages dont la façade plate, noircie par l’air crasseux de Paris, regardait les mornes bâtiments du collège Chaptal édifié de l’autre côté de la voie. Une porte cochère, ouverte en permanence, donnait accès à la cour intérieure où s’amorçaient les entrées de trois autres blocs d’habitations.
Pendant que Danièle payait le taxi, Coplan sortit Michel Rouard de la voiture.
Rouard, complètement inconscient, ne fut pas tiré de son lourd sommeil malgré les secousses que Francis dut lui infliger pour l’extirper du taxi. Et comme ses jambes lui refusaient tout service, Coplan fut obligé de l’empoigner à bras-le-corps afin de le transporter.
- Eh ben, mon petit vieux, soupira Danièle, je te plains si tu dois grimper quatre étages avec un fardeau pareil.
- Ce qui m’embête, grommela Coplan, c’est que j’ignore dans lequel des quatre blocs il habite. Or, j’aimerais passer inaperçu..
- Si je comprends bien, se lamenta la blonde, je suis bonne pour me taper quatre fois quatre étages ?
- Il n’y a pas d’autre moyen, dit Francis. Ce n’est pas le moment d’aller frapper à la loge du concierge. D’ailleurs, la loge est fermée.
- Pourvu qu’il ait mis son nom sur sa porte, fit Danièle.
- Je vais te passer ses clés, murmura Coplan en déposant à même le sol son colis humain. Si tu ne trouves pas d’indication, tu jetteras un coup d’œil sur les serrures de tous les appartements qui sont au quatrième étage. Bien entendu, sans ameuter les...
Il se tut. Une voiture venait de stopper devant l’immeuble. Ils tendirent l’oreille, guettant le claquement d’une portière, mais ils ne perçurent pas le bruit caractéristique. Néanmoins, une silhouette se profila dans les ténèbres du couloir.
C’est l’inspecteur Brasset qui déboucha dans la cour.
- Je suis venu à la rescousse, chuchota-t-il. J’avais gardé une certaine distance pour vérifier si quelqu’un vous prenait en chasse ou non. Je n’ai rien remarqué.
- Vous tombez bien, répondit Coplan. J’espère que vous savez dans quel bloc il crèche ?
- Bâtiment B, quatrième à droite. Je vais vous aider à le porter. Je marcherai devant, je connais les lieux.
- Bon, mais n’allumez pas la minuterie de la cage d’escalier.
- On va se casser la gueule, prédit l’inspecteur de la DST.
- Surtout pas ! Je veux le maximum de discrétion, recommanda Francis.
Il se pencha sur Rouard, le fouilla, trouva dans l’une des poches un trousseau de trois petites clés de cuivre qu’il tendit à Danièle.