Profitant d’un moment de silence, Abdel Kawar prononça d’une voix sourde :
- Toutes ces discussions sont ridicules. C’est la sixième fois que nous nous réunissons et chacun de nous a eu largement l’occasion d’exposer son point de vue. A mon avis, le problème est maintenant tout à fait clair : ou bien nous décidons de passer à l'action, ou bien nous laissons tomber. Je ne veux influencer personne, mais je tiens à vous prévenir que je n’ai pas l’intention de continuer nos rencontres clandestines. C’est trop dangereux.
Le visage sombre et maigre du Syrien trahissait une irritation mal contenue.
Le Jordanien Ali Galem, un robuste quadragénaire au faciès lourd, enchaîna avec la même conviction et sur le même ton assourdi :
- Je partage totalement l’opinion de notre
frère Abdel Kawar. Nos confrontations sont désormais stériles et j’estime, moi aussi, que le moment est venu de conclure.
Il se tourna vers Fouad Zohly et articula :
- Que faisons-nous ?
Le Libanais Fouad Zohly opina lentement, sans desserrer ses lèvres épaisses.
C’était un homme de cinquante-cinq ans, de forte corpulence, au teint pâle, aux gestes calmes et mesurés. D’un type racial nettement moins arabe que ses quatre compagnons, il avait cette expression un peu désabusée mais empreinte d’intelligence et de finesse qui caractérise la plupart des Levantins de vieille souche aristocratique.
- Je reconnais que nous jouons avec le feu, dit-il enfin de sa voix douce, mais je me demande si vous réalisez pleinement la portée des décisions que nous allons prendre. Formuler des critiques et des griefs, c’est une chose. Engager une action positive, c’est une autre affaire. J’espère que vous avez bien réfléchi ?
Abdul Tarim, un petit Musulman originaire de l’Arabie Saoudite, au visage maigre, aux yeux de braise, articula :
- Jusqu’à présent, nous n’avons guère fait que cela : réfléchir ! Et ce n’est sûrement pas en réfléchissant à perte de vue que nous changerons le cours des événements. Je propose que nous fassions le point une fois pour toutes et que nous sachions à quoi nous en tenir avant de nous séparer.
Fouad Zohly ne put réprimer un léger sourire teinté d’ironie :
- Nous sommes tous désireux de faire le point, Abdul Tarim. En vérité, nous ne faisons que cela depuis notre première rencontre.
- Des mots, toujours des mots, rien de plus que des mots, ricana le Saoudien de sa voix âpre et gutturale. Si tout le monde est d’accord, je préconise une formule très simple : nous allons procéder à un vote. Et la majorité l’emportera.
Il s’adressa au Koweïtien Ibrahim Azzed, un géant placide qui fumait une cigarette blonde d’un air suprêmement détaché :
- Êtes-vous d’accord pour voter une résolution ?
- On voit que vous avez beaucoup fréquenté l’O.N.U., murmura tranquillement le Koweïtien. Je suis évidemment d’accord pour voter une résolution, mais laquelle ?
Nullement pris de court, Abdul Tarim énonça :
- Que chacun de nous dise franchement s’il juge que Riad Zeddine doit être éliminé ou non. Si c’est non, nous perdons notre temps et nous risquons notre peau inutilement. Si c’est oui, il faut que nous passions à une phase plus concrète de notre programme.
Ces paroles catégoriques jetèrent un certain froid.
Par tempérament, les interlocuteurs d’Abdul Tarim étaient plutôt partisans des longues discussions méandreuses qui n’atteignent leurs objectifs que par mille et mille détours subtils. Dans le fond d’eux-mêmes, la brutalité d’Abdul Tarim ne leur inspirait que répugnance et réprobation. Pour un Arabe authentique, le chemin qui mène droit au but n’est jamais le meilleur.
Le Libanais Fouad Zohly se rendit compte que l’attitude choquante du fanatique Abdul Tarim allait compromettre la réunion.
- L’idée de procéder à un vote n’est pas mauvaise, émit-il. Si nous désirons réellement voir clair, le moment est peut-être venu, comme le disait notre frère Abdel Kawar, de prendre nos responsabilités. Le temps travaille contre nous, et nous ne pouvons pas indéfiniment nous exposer aux périls que comportent nos réunions clandestines. Le vote sera simple, mais il sera secret.
A l’exception de Tarim, les autres approuvèrent.
Le Jordanien Galem s’enquit :
- De quelle façon allons-nous opérer ?
- Je crois que ma méthode vous conviendra, répondit le Libanais. Elle offre le maximum de garanties et le minimum de complications.
Il plongea la main dans la poche de son veston gris.
Par un accord qui n’avait jamais été exprimé, Fouad Zohly exerçait, depuis leur première réunion, une sorte de présidence que rien ne justifiait sinon l’autorité indiscutable qui émanait de sa personne, de son maintien imposant, de sa distinction. Chacun des cinq hommes assumait dans son pays respectif des charges officielles de la plus haute importance ; le Syrien Abdel Kawar était le plus haut placé des cinq sur le plan de la hiérarchie des fonctions, puisqu’il était secrétaire général à la direction financière interministérielle de Damas ; mais, comme ses trois compagnons, il avait trouvé tout naturel de confier à Zohly la direction de leurs entrevues secrètes.
Le Libanais avait tiré de sa poche un porte-monnaie de cuir noir. Il remit à chacun des conjurés deux pièces italiennes : une pièce de 100 lires et une pièce de 50 lires.
Du doigt, il montra un cendrier-réclame qui traînait sur la vieille table de bois autour de laquelle ils étaient assis.
- A tour de rôle, expliqua-t-il, chacun de nous ira glisser une pièce sous ce cendrier qui sera placé sur un coussin. La pièce de 100 lires est une voix en faveur de l’élimination. La pièce de 50 lires exprime le vœu de remettre l’action directe à plus tard. Nous sommes bien d’accord ?
Ils acquiescèrent.
Fouad Zohly se leva, empoigna le vieux pouf de cuir qui se trouvait dans le fond de la cave où ils tenaient leurs assises, le transporta dans le coin le plus éloigné de la porte, revint prendre le cendrier qu’il posa au milieu du pouf.
- Au plus jeune l’honneur, dit-il en tournant les yeux vers Abdul Tarim.
Le Saoudien se leva d’un air résolu, alla glisser une pièce sous le cendrier-réclame. Ensuite, ce fut le tour du Jordanien Ali Galem, puis celui d’Ibrahim Azzed, puis celui d’Abdel Kawar et, pour finir, celui de Zohly.
Ayant glissé sa pièce, le Libanais souleva le cendrier.
- Je compte quatre pièces de 100 lires et une pièce de 50 lires, annonça-t-il d’une voix grave, presque solennelle.
Un silence bizarre plana sous le plafond voûté de la cave. C’est la voix âcre d’Abdul Tarim qui le rompit.
- Eh bien, les dés sont jetés ! constata-t-il avec une évidente satisfaction. Par quatre voix contre une, nous venons de décider que Riad Zeddine, notre ennemi commun, doit être éliminé. Je ne vous cache pas que ce choix me fait plaisir. Et j’espère que nous ne reviendrons plus là-dessus... Ce point capital étant acquis, voyons maintenant comment nous allons agir pour mettre notre résolution à exécution et liquider notre adversaire...
Il dévisagea ses compagnons, attendit une suggestion. Comme aucun des quatre autres conjurés ne paraissait vouloir prendre la parole, il déclara froidement :
- Si vous me donnez le feu vert, je suis prêt à mobiliser une équipe qui fera le nécessaire. Ce sont des gens compétents dont je garantis la discrétion et la loyauté. Dans quinze jours au plus tard, Riad Zeddine sera mort, assassiné.
Il eut un rire bref et sarcastique, ajouta :
- Les prétextes politiques ne manquent pas ! Bien entendu, nous prendrons le meilleur : tout sera mis en œuvre pour que ce meurtre soit mis sur le dos des terroristes israéliens. De cette façon, nous aurons fait d’une pierre deux coups...
Le masque austère de Fouad Zohly était demeuré impassible, mais une lueur de mépris avait traversé son regard hautain.
- Il y a un instant, laissa-t-il tomber, notre frère Tarim nous reprochait de trop réfléchir... Je commence à croire que ce reproche n’était pas fondé, car la suggestion que je viens d’entendre démontre que le problème n’a pas été examiné comme il aurait dû l’être. Je m’oppose formellement à l’assassinat de Riad Zeddine.
Cette prise de position sans équivoque eut pour effet de démolir l’enthousiasme et l’exaltation du Saoudien Abdul Tarim. Le petit Musulman, décontenancé, balbutia :
- Mais alors ? Et le vote ?
- Justement, enchaîna Zohly, revenons-en, au vote. Pour la régularité des opérations, il faut d’abord que chacun d’entre nous aille déposer sur le pouf la pièce qu’il n’a pas utilisée. Nous verrons ensuite comment nous devons envisager les conséquences de notre choix.
Les autres obtempérèrent, et Fouad Zohly remit les pièces italiennes dans son porte-monnaie.
Se tournant vers Abdul Tarim, le Libanais lui demanda alors, avec une douceur où perçait une bonne dose d’amertume :
- Savez-vous ce qui va se passer quand vos tueurs auront assassiné Riad Zeddine ?
- Nous serons débarrassés de lui, en tout cas, affirma le Saoudien, farouche.
- Détrompez-vous : c’est exactement le contraire qui se produira. Vous aurez fait de lui un martyr, et sa personnalité posthume prendra une telle envergure, une telle ampleur que tout notre horizon politique s’en trouvera irrémédiablement bouché. Vous aurez supprimé un individu, bien sûr, mais vous aurez forgé vous-même le triomphe de son idéal, la victoire des idées néfastes qu’il incarnait... Je ne connais pas vos sentiments intimes, mais je vous avoue que je n’ai rien contre Riad Zeddine en tant qu’homme. Pour être tout à fait sincère, je peux même vous dire que j’admire certaines des qualités de cet individu : il a du courage, il a de la poigne, il est ambitieux et il aime passionnément l’Islam. S’il avait mis ses vertus au service d’une meilleure cause, je me serais rallié à lui. Malheureusement, je considère qu’il a choisi une route qui conduit nos pays à la ruine, et c’est pour cela que je suis son ennemi.
Abdul Tarim maugréa :
- Où voulez-vous en venir ? Riad Zeddine est un homme néfaste et nous venons de décider qu’il doit être supprimé.
- Attention ! fit Zohly en levant la main d’un geste théâtral. Nous venons de décider que Riad Zeddine doit être éliminé, non pas supprimé. Il y a là plus qu’une nuance.
- Vous jouez sur les mots, rétorqua Tarim, énervé.
- Pas du tout, assura le Libanais, je me place sur un terrain tout à fait concret. Riad Zeddine a deux frères et un neveu, ne l’oubliez pas !... Je ne suis pas prophète, mais je suis persuadé que si Riad Zeddine tombe sous les balles d’un meurtrier, la ferveur populaire jaillira en faveur du clan Zeddine comme une force torrentielle que rien ne pourra endiguer. Comment espérez-vous contrôler cette force ? Ahmad Zeddine, Alim Zeddine et le jeune Saleh Zeddine - qui a les dents longues - ne laisseront pas échapper une telle aubaine, vous pensez bien ! Au lieu d’un Zeddine, nous en aurons trois en face de nous ! Au lieu d’un ennemi à combattre, nous en aurons trois, sans compter la pression du peuple qui jouera au profit du mort. Car la famille Zeddine saura exploiter la fin tragique de Riad, on peut lui faire confiance sur ce point-là !
La justesse indiscutable des arguments de Zohly avait fortement impressionné ses quatre compagnons. Même Abdul Tarim admira le sens politique du Libanais.
- Oui, vous avez raison, admit-il, songeur. Je reconnais que c’est un aspect du problème qui m’avait échappé.
Le géant Ibrahim Azzed, puissant financier du Koweït, habitué aux colloques internationaux, avança avec flegme :
- Je suppose qu’il est superflu de mettre la proposition de notre frère Abdul Tarim aux voix ? En ce qui me concerne, je suis également contre l’assassinat...
Le Jordanien et le Syrien adoptèrent la même attitude.
Ibrahim Azzed reprit alors, les yeux posés sur Zohly :
- J’imagine que vous avez une autre suggestion à nous soumettre ?
- Oui, évidemment, dit le Libanais. Comme vous vous en doutez, j’ai étudié notre problème sous tous ses angles. Et si je me suis finalement arrêté à une solution, c’est parce que je suis convaincu, en âme et conscience, que c’est la meilleure. Je dirais même que je n’en vois pas d’autre...
Il fit une courte pause, puis :
- Nous devons abattre Riad Zeddine sans attenter à sa vie. En d’autres termes : ruiner sa carrière politique, détruire son prestige, jeter le déshonneur sur son nom, l’empêcher à tout jamais d’accéder à un poste officiel, mais le laisser vivant. II ne faut à aucun prix lui faire cadeau d’une mort glorieuse. Il faut en faire un homme déchu.
Abdul Tarim interjeta avec acrimonie :
- C’est théorique. Nous avons...
- Non, coupa Zohly, acerbe, ma proposition n’est pas théorique. Il y a une technique qui permet d’obtenir à coup sûr l’objectif que je viens de définir. Cette technique n’est certes pas nouvelle, mais son application a atteint de nos jours un degré de perfection assez extraordinaire...
- Quelle technique ? insista le petit Saoudien, les yeux étincelants.
- Le sabotage politique, dit Fouad Zohly. Cela consiste à préparer, dans le plus grand secret, une série de scandales qui convergent avec une rigueur mathématique vers un individu. A l’heure H, on déclenche le mécanisme de la manœuvre et les événements se succèdent, s’enchaînent pour susciter une escalade dont les conséquences doivent être irréversibles. Selon une progression calculée d’avance, toutes les parties de la cible doivent être couvertes : sa vie publique, sa vie privée, sa famille, ses appuis occultes, sa fortune, les étapes de sa carrière, sa jeunesse, sa vie sexuelle, ses discours, bref, tout doit être exploité dans le même sens... Personne ne résiste à cela. Et le nom de Zeddine éveillera pour plusieurs générations un sentiment de dégoût que rien ne pourra dissiper parce qu’il sera irrationnel... j’estime que les fonctions que nous occupons nous permettent de recueillir les éléments qui sont indispensables pour préparer une telle manœuvre.
Le silence qui suivit ces paroles fut long et particulièrement dense.
Chacun des conjurés s’efforçait de réaliser mentalement la forme que la suggestion de Fouad Zohly pouvait prendre dans la réalité.
A la fin, Ibrahim Azzed, sortant de sa méditation, questionna :
- En tenant compte de l’agressivité de Riad Zeddine, à combien estimez-vous les chances de réussite d’une opération de ce genre ?
- Cent pour cent, dit Zohly, très sec.
- Vous êtes optimiste, constata le financier du Koweït. La meilleure mécanique peut s’enrayer. Et vous perdez de vue que le sabotage politique n’est jamais une arme de tout repos. Je ne conteste pas son efficacité, bien entendu. Mais le boomerang est également une arme efficace : l’ennui, c’est qu’elle revient frapper celui qui l’utilise.
Fouad Zohly eut de nouveau son sourire condescendant :
- Rassurez-vous, je n’ai pas négligé cette éventualité. Mais il y a une façon très simple de se prémunir contre le choc en retour du boomerang : il suffit de confier à quelqu’un d’autre le soin de lancer l’arme.
Le Koweïtien, épaté, arqua ses sourcils broussailleux.
- Vous croyez qu’on peut trouver quelqu’un qui serait disposé à jouer, à notre profit, un jeu aussi dangereux ?
- j’en sais sûr. A condition que notre profit soit aussi le sien... Comme toutes les techniques modernes, le sabotage politique a ses spécialistes. Et les agissements de Riad Zeddine ont suscité des haines qui ont largement dépassé les frontières de l’Islam, vous le savez tout aussi bien que moi.
Le fougueux Abdul Tarim lança sur un ton de féroce conviction :
- Si vous avez la certitude que nous pouvons écraser Riad Zeddine et sa famille sous une montagne de boue, il n'y a pas à hésiter.
- Nous allons mettre ma proposition au vote, dit Zohly en exhibant derechef son porte-monnaie. Si la majorité est positive, nous examinerons ce qu’il y a lieu de faire pour préparer les dossiers appropriés.
CHAPITRE II
La formule préconisée par Fouad Zohly ayant été adoptée à l’unanimité, celui-ci récupéra ses pièces italiennes. Ensuite, à la requête d'Abdel Kawar - le haut fonctionnaire syrien - il expliqua les grandes lignes du plan qu il avait échafaudé.
Le visage ascétique du Syrien devint encore plus sombre.
- Croyez-vous que ce soit une bonne idée de faire appel au concours des services spéciaux français pour organiser cette manœuvre grommela-t-il, revêche. Nous sommes en mauvais termes avec la France et nous allons confier aux agents français une arme qu'ils seront peut-être tentés de retourner contre nous, je veux dire contre les intérêts globaux de Ligue Arabe.
Zohly eut un haussement d’épaules.
- Mon cher Kawar, soyons logiques, répondit-il. Si nous voulons trouver des gens qui acceptent de tirer les marrons du feu pour nous, ce n’est pas dans le clan des partisans de Riad Zeddine que nous devons les chercher, n’est-ce pas ? Le choix de la France présente plusieurs avantages. Primo, nous savons que le gouvernement français désire ardemment améliorer ses rapports avec les pays du Moyen-Orient ; secundo, nous savons que les services secrets de Paris ont un vieux compte à régler avec Riad Zeddine ; tertio, les liens traditionnels qui existent entre le Liban et la France nous offrent des facilités énormes pour la mise en place de la machine infernale qui doit détruire notre ennemi.
Comme Kawar ne réagissait pas, Zohly murmura :
- Bien entendu, je ne veux pas vous imposer mon point de vue ni vous mettre devant le fait accompli... Si l’un d’entre vous estime qu’il serait préférable de s’adresser ailleurs, je lui passe volontiers la main.
Ibrahim Azzed, le financier des pétroles du Koweït, se rangea sans hésitation dans le camp de Zohly.
- Dans une affaire comme celle-ci, dit-il posément, nous ne devons pas nous laisser guider par nos préférences personnelles. Ce qui compte, c’est le résultat. Comme le souligne fort justement notre frère Fouad Zohly, notre entreprise de démolition ne sera efficace que si le démolisseur y met toute sa conviction. Or, si nous examinons très objectivement le bilan des activités politiques de Riad Zeddine au cours de ces dernières années, il faut reconnaître que le pays auquel Zeddine a fait le plus de tort est bien la France.
- De toute façon, renchérit Abdul Tarim de sa voix rauque et excitée, cette question est secondaire. Si les gens auxquels nous allons faire appel se font coincer, tant pis pour eux. A nous de prendre nos précautions pour éviter les éclaboussures. Je vote à main levée pour la France.
Il leva la main droite, aussitôt imité par Azzed, par Galem et par Zohly. Après une ultime hésitation, Kawar fit de même.
- Bien, ponctua Zohly, pas mécontent de cette unanimité. Je vais maintenant vous exposer succinctement comment je conçois le déroulement de la manœuvre et le genre d'informations que nous aurons à rassembler pour notre action.
A chacun des conjurés, il indiqua, selon les possibilités professionnelles de l’intéressé, dans quelle direction il devait orienter ses recherches secrètes.
En guise de conclusion, il fit remarquer :
- Ces recommandations ne sont pas limitatives, cela va de soi. Notre esprit d'initiative et nos qualités d’improvisation doivent jouer sans restriction. Plus nous aurons de renseignements valables pour accabler l’adversaire, plus sa dégringolade sera terrible. Et n’oubliez pas qu’une information d’ordre intime, apparemment insignifiante, peut acquérir une puissance inimaginable quand on la place dans un certain éclairage. Ne nous bornons donc pas à démontrer uniquement les grandes fautes politiques de Zeddine : un petit détail sordide, confirmé par des preuves irréfutables, c’est aussi de la dynamite.
Chacun approuva d’un air pénétré.
Abdel Kawar, consultant la montre en or qui ornait son poignet, se leva en disant :
- Je suis obligé de prendre congé. J’ai une séance de travail à 21 heures avec mes collègues du Conseil de Défense. Quand nous revoyons-nous ?
- Sauf contre-ordre, ici même, dans quinze jours, proposa Zohly. Ce sera l’avant-dernière réunion préparatoire de la conférence de l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale. Constituée en 1947, elle compte 107 pays membres.). J’espère que chacun de vous fera partie de la délégation de son pays, car c’est probablement à Rome que nous fixerons la date du jour J...
En dépit de la physionomie soucieuse que présentait son visage sévère, Fouad Zohly éprouvait intérieurement un immense sentiment de jubilation. Au cours de la réunion qui venait de se terminer, il avait bel et bien obtenu tout ce qu’il souhaitait.
Avant de quitter la cave, il fit une inspection du local. Il prit dans sa serviette un journal dont il arracha une page, et il vida sur la feuille de papier imprimé le cendrier où gisaient les mégots des cigarettes blondes qu'Ibrahim Azzed avait fumées. Il fit un paquet avec le morceau de journal et fourra ce paquet dans sa sacoche.
Pour sûr que le noble Azzed se serait moqué d’une telle précaution, mais Zohly n'en avait cure. Sa prudence excessive, maladive, ne l’avait jamais desservi, bien au contraire.
Il éteignit la lumière, grimpa pesamment les vieilles marches de pierre qui reliaient le sous-sol au rez-de-chaussée de la modeste maison, déboucha dans un couloir sombre. Ce couloir, comme c’est le cas dans bien des immeubles presque centenaires, traversait l’habitation de bout en bout et commandait les pièces du logement
De l’extrémité des doigts, Zohly gratta doucement à l’une des portes, entrouvrit l'huis.
- Bonne nuit, madame Maria, chuchota-t-il. Mes amis sont partis et je m’en vais, moi aussi.