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Djihad

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  GÉRARD DE VILLIERS
  
  
  
  DJIHAD
  
  Photo de couverture : Thierry VASSEUR
  
  Arme fournie par : Armurerie Courty et fils
  
  44 rue des Petits Champs
  
  75009 PARIS
  
  
  
  No Éditions Gérard de Villiers, 2013
  
  ISBN 978-2-360-5343-88
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Guennadi Yaroslav, contrakniki [1] au 2e bataillon de la 166e brigade d’infanterie motorisée de l’armée russe, la « colonne Boudanov », était tapi derrière un mur de caisses de munitions vides. Il risqua un coup d’oeil en direction de la piste boueuse qu’il était chargé de surveiller, et qui zigzaguait depuis le bourg de Shali jusqu’au bivouac de la « colonne Boudanov ».
  
  Ne distinguant aucun mouvement, il se replongea dans son travail.
  
  Avec application, il s’efforçait d’enfiler sur un mince fil de fer une douzaine d’oreilles humaines entassées sur son béret vert. Il les avait récupérées sur des boiviki [2] tués lors d’accrochages, avec l’espoir de tirer quelques roubles de ce macabre collier, de quoi se payer de la vodka, auprès d’un des rares journalistes qui couvraient la guerre dans ces parages, ou bien quand il irait en permission à Rostov. Éclaireur à la 3e compagnie, Guennadi Yaroslav avait coupé lui-même ces oreilles à des Tchétchènes qu’il avait tués. Cela faisait partie des petits bénéfices de la guerre, comme le pillage et le viol. Il s’était engagé pour gagner un salaire, son usine ayant mis la clef sous la porte. Il n’était pas particulièrement cruel et ne haïssait pas spécialement les Tchétchènes, même si, pour avoir vu tomber des camarades, il disait vouloir tous les tuer et les couper en morceaux. Bien sûr, si on lui en avait donné l’ordre, il l’aurait fait. Mais cette sale guerre où on ne voyait jamais l’adversaire émoussait la sensibilité. Les morts dans la boue, les mines, le sang, les hurlements des blessés et surtout la peur, la peur au ventre, qui générait le désir frénétique de tuer pour ne pas être tué, faisaient des soldats des machines meurtrières.
  
  Depuis trois mois, la « colonne Boudanov » – mille hommes et une centaine de blindés – pacifiait la Tchétchénie, traquant les insaisissables boiviki, bombardant, brûlant les villages, sautant sur les innombrables mines. La halte au pied de Shali était pain béni, un répit dans un long cauchemar.
  
  La colonne arrivait de Belkator, où deux de ses blindés avaient sauté sur des mines. Guennadi Yaroslav avait dû rabattre son bonnet de laine noir sur ses oreilles pour ne plus entendre les hurlements d’un de ses camarades, éventré, qui se vidait de son sang sur la plage arrière d’un blindé.
  
  En s’immobilisant aux abords de Shali, les hommes de la 166e brigade avaient appris une bonne nouvelle : le général Boudanov allait tenter de négocier avec les Tchétchènes la reddition de ce village.
  
  Guennadi Yaroslav était chargé d’annoncer l’arrivée des négociateurs tchétchènes. En attendant, il planta son fil de fer aiguisé dans la quatrième oreille et l’enfila. Grâce au froid, elle ne sentait pas trop. Avant de s’attaquer à la suivante, il jeta de nouveau un coup d’oeil par-dessus son parapet improvisé. Cette fois, il distingua deux véhicules sur la piste descendant de Shali. Il prit ses jumelles et cadra deux Mercedes noires. Il se leva aussitôt et courut jusqu’au P.C. de la colonne, entouré de sacs de sable et de blindés.
  
  Le général Piotr Boudanov, assis sur une chaise, sanglé dans une tenue de combat verdâtre toute neuve, était en train de boire son thé, tout en téléphonant.
  
  — Je crois qu’ils arrivent, général, annonça Guennadi Yaroslav.
  
  — Karacho ! lança le général. Je viens.
  
  Guennadi Yaroslav repartit vers son poste d’observation, zigzaguant entre les blindés, les camions, les caisses de munitions et les soldats en train de se reposer sur des toiles étendues à même le sol. Une grue était en train d’arracher un moteur aux entrailles d’un canon automoteur. À son côté, trois soldats, s’accompagnant d’une guitare, chantaient à tue-tête une vieille chanson mélancolique en hommage à leurs camarades disparus.
  
  « Ils n’ont pas cueilli les fleurs, ni embrassé les lèvres des jeunes filles… »
  
  Juste avant d’arriver à son poste, Guennadi Yaroslav tomba en arrêt devant deux de ses camarades en train d’achever de dépecer un chien, pour le faire cuire ! Horrifié, il leur lança :
  
  — Bolchemoi [3], mais c’est notre chien ! La mascotte de la 3e compagnie. Pourquoi vous l’avez tué ? Il était sympa… L’un d’eux, un Ukrainien, se contenta de grommeler :
  
  — On avait envie de bouffer un peu de viande…
  
  Revenu à son poste, Guennadi Yaroslav reprit ses jumelles. Les deux Mercedes avançaient lentement. Le genre d’arrangement qui se préparait était courant dans cette guerre de Tchétchénie. Tout le monde y gagnait : les boiviki qui pouvaient s’éclipser avec leurs armes, et les Russes qui ne subissaient pas de pertes. En plus, la transaction comportait toujours le versement d’une somme d’argent en dollars par les Tchétchènes. Les officiers russes se partageaient le prix de la reddition des villages, au prorata de leur grade. Les soldats n’en étaient même pas jaloux : tout ce qu’ils désiraient, c’était rentrer chez eux intacts.
  
  Guennadi Yaroslav caressa au fond de sa poche deux cartouches trouvées sur le corps d’un combattant tchétchène. Les balles avaient été sciées, afin de causer plus de dégâts… Il pria silencieusement pour que les choses se passent bien, et vérifia d’un coup d’oeil le lieu de la négociation. Au milieu d’une prairie rabougrie, mangée par le gel, on avait installé une table pliante, des caisses de munitions comme sièges pour les Tchétchènes et une chaise tournante métallique pour le général Boudanov.
  
  Minable camp du Drap d’Or…
  
  Les deux Mercedes n’étaient plus qu’à cinq cents mètres. Elles finirent par s’arrêter un peu à l’écart.
  
  Trois des portières de la première s’ouvrirent en même temps, le chauffeur restant au volant. Deux hommes sortirent d’abord, bonnet de laine, vague tenue militaire, bardés de chargeurs et de bandes de munitions. L’un avait une Kalach, l’autre un fusil-mitrailleur Poulimiot. Ensuite émergea de l’arrière un homme en costume noir et chemise blanche, sans cravate, portant une abondante chevelure noire, des lunettes noires, une moustache et une barbe fournie.
  
  Un « commandant » tchétchène.
  
  Il alla s’asseoir sur une des caisses, ses deux gardes du corps derrière lui. Quelques soldats s’étaient rapprochés, curieux. C’était excitant de voir en chair et en os ces boiviki d’habitude invisibles.
  
  De la seconde Mercedes sortit d’abord un vieillard coiffé de la traditionnelle chapka tchétchène en astrakan gris. Derrière lui, surgit un homme trapu en battle-dress, un pistolet accroché à sa hanche, le front ceint d’un bandeau vert couvert d’inscriptions arabes. Son épaisse moustache cachait presque complètement sa bouche. Guennadi Yaroslav n’en croyait pas ses yeux. Il avait souvent vu à la télévision et dans les journaux la photo de cet homme : Hussein Khaddad, un wahhabite, combattant arabe venu d’Arabie Saoudite, prétendait-il, afin de mener le djihad, la guerre sainte, aux côtés de ses « frères » tchétchènes. On l’avait souvent vu parader à côté de Chamyl Bassaiev, le « commandant » tchétchène qui était depuis la première guerre en Tchétchénie, en 1995, la bête noire du FSB [4]. Un homme dont le gouvernement russe avait mis la tête à prix pour 100 000 roubles [5].
  
  C’étaient ces deux hommes qui avaient commencé la seconde guerre de Tchétchénie, durant l’été 1999, en s’emparant de villages dans le Daghestan voisin, pour y établir l’ordre islamique. Chamyl Bassaiev, vaincu dans la course à la présidence de la Tchétchénie par Rouslan Maskhadov, après la première guerre en 1995-1996, n’avait jamais abandonné la lutte armée contre les Russes.
  
  Renforcé dans sa détermination par Hussein Khaddad, il avait donc relancé la guerre dans le Caucase, conflit qui, dès le mois de septembre 1999, s’était élargi du Dagestan à la Tchétchénie. Depuis, les boiviki tchétchènes se battaient pied à pied contre une offensive russe massive, appuyée par des blindés, des hélicoptères et des avions.
  
  L’homme alla s’asseoir paisiblement sur une des caisses de munitions et rajusta son bandeau.
  
  Guennadi Yaroslav se dit que, d’une seule rafale de sa Kalach, il pouvait devenir célèbre. Mais ce n’était pas les ordres… Les trois hommes s’étaient installés sans un mot, sûrs d’eux. Au milieu de mille soldats russes équipés de blindés, d’artillerie et d’hélicoptères de combat.
  
  Un quatrième les rejoignit, restant debout derrière eux. Un civil en chapeau mou, cravate, engoncé dans un manteau de cuir noir tombant jusqu’au sol. Quelques instants plus tard, le général Boudanov arriva à grandes enjambées et lança d’une voix de stentor :
  
  — Dobrevece ! [6]
  
  — Dobrevece, répondirent en choeur les Tchétchènes.
  
  Un soldat apporta sur un plateau une théière et des gobelets métalliques qu’il remplit, avant de se retirer. D’un geste sec, le général Boudanov intima l’ordre aux soldats qui traînaient autour d’eux de s’éloigner, et la discussion commença. Les Tchétchènes et le général russe, distants de plusieurs mètres, de part et d’autre de la table, étaient obligés de parler fort pour s’entendre. Parfois, dans le lointain, on percevait des détonations ou des explosions, mais rien ne bougeait sur la ligne de crêtes protégeant Shali. Guennadi Yaroslav se remit à la fabrication de son collier d’oreilles, priant pour que les chefs parviennent à un accord.
  
  *
  
  * *
  
  Le crépuscule tombait, noyant les contours des collines. Les blindés immobilisés ressemblaient à de gros animaux patauds. Une fusée rouge s’éleva dans le ciel, à un kilomètre, et un soldat allongé sur une toile à même le sol hurla dans un téléphone de campagne :
  
  — Commencez le tir, à 130. Même si vous ne voyez rien.
  
  Guennadi Yaroslav, de son observatoire, observait anxieusement la discussion entre les commandants tchétchènes et son général. Aux éclats de voix du début avait succédé une conversation feutrée, parfois tendue, entrecoupée de brusques silences. Le général Boudanov fumait cigarette sur cigarette sous le regard impassible de ses interlocuteurs. Le contraknïki se demanda soudain si toute cette comédie n’était pas simplement destinée à endormir la méfiance des Tchétchènes afin de permettre une attaque surprise.
  
  Soudain, les choses parurent s’accélérer. Le général et ses invités se levèrent tous ensembles et échangèrent de longues poignées de main. Le vieillard à la chapka prit la main de l’officier russe entre les siennes et s’inclina longuement.
  
  Le général Boudanov se retourna et cria à son ordonnance :
  
  — Vladimir, va chercher la caisse qui se trouve à l’arrière de mon command-car.
  
  Guennadi Yaroslav sentit son coeur se réchauffer. C’était bon signe ! Si on en arrivait aux cadeaux, c’est qu’il y avait un accord. Les Tchétchènes réclamaient souvent de la vodka ou des antibiotiques. Les Russes, de l’argent. Dans ce pays détruit, aplati sous les bombes, il circulait une quantité incroyable de dollars…
  
  Le vieux s’éloigna vers sa voiture et s’y installa.
  
  Isa Khamadov, l’homme aux lunettes noires, se retourna vers le Tchétchène en manteau de cuir et échangea quelques mots avec lui. Ce dernier marcha jusqu’à la seconde Mercedes, ouvrit le coffre et revint, portant deux gros attachés-cases noirs qu’il posa devant Isa Khamadov. Presque aussitôt, deux soldats apparurent, chargés d’un container noir de la taille d’une caisse d’obus. Ils le posèrent devant le général Boudanov et repartirent. L’officier russe attendit qu’ils se soient éloignés pour adresser quelques mots à voix basse à ses deux interlocuteurs. Chacun d’eux prit un des attachés-cases et le plaça devant la chaise du général.
  
  Celui-ci se rassit, ouvrit un attaché-case et y plongea aussitôt la main. Il en sortit une épaisse liasse de billets qu’il examina rapidement avant de la remettre en place. Il fit ensuite de même pour le second attaché-case, referma les deux et lança un seul mot :
  
  — Karacho ! [7]
  
  Isa Khamadov se tourna alors vers ses gardes du corps qui se saisirent du container noir et l’emportèrent pour le déposer dans le coffre de leur Mercedes. Ils furent rejoints par Hussein Khaddad qui examina longuement l’objet avant de refermer le coffre. De loin, il adressa un signe amical au général russe, et tous les Tchétchènes s’engouffrèrent dans les deux voitures qui repartirent aussitôt.
  
  Le général Boudanov, lui, se dirigea vers son P.C., un attaché-case dans chaque main. Vladimir, son ordonnance, se précipita pour les lui prendre des mains. Il les plaça ensuite à l’arrière du command-car, les dissimulant sous une couverture.
  
  Le général Boudanov grimpa sur une chaise, tira trois coups de pistolet en l’air pour attirer l’attention et lança de sa voix de bronze :
  
  — Soldats, les « bandits » tchétchènes se sont rendus à mes arguments ! Demain à l’aube, nous entrons dans Shali où le maire nous remettra les armes détenues par les administrés. Personne ne se fera tuer pour Shali !
  
  La plupart des soldats avaient assisté de loin à la discussion et étaient sans illusion : confrontés aux chars, à l’artillerie et aux hélicoptères de combat, les « bandits » tchétchènes avaient préféré acheter leur permission de fuir. Quant à Boudanov, il devait regagner Moscou deux ou trois semaines plus tard. Il saurait sûrement y faire fructifier la « rançon » tchétchène. C’était la coutume. En Tchétchénie, les officiers vendaient tout pour arrondir leur maigre solde, et personne ne s’en offusquait. D’ailleurs, était-ce bien une vraie guerre ? Les soldats de la 166e brigade, pauvres bougres arrachés à la misère, s’en moquaient du moment qu’on les laissait piller et violer un peu.
  
  Tout cela était dans l’ordre des choses.
  
  Ceux qui avaient planqué un peu de vodka décidèrent d’ouvrir leurs bouteilles pour fêter la « prise » de Shali.
  
  *
  
  * *
  
  Les blindés de la « colonne Boudanov » cahotaient dans un chemin creux dominé par un petit bois clairsemé, émettant à chaque accélération des nuages de fumée bleue comme on lâche un pet. Abrutis par un soleil inattendu en cette saison, des grappes d’hommes s’entassaient sur chaque blindé. En cas de rencontre avec une mine, c’était moins dangereux que d’être à l’intérieur, voué alors à une mort plus que certaine. Les moteurs rugissaient, les camions dérapaient, les blindés grondaient. Deux gros hélicos, les moignons d’ailes alourdis de roquettes, passèrent à basse altitude, couvrant un bref instant les chansons sirupeuses de Radio Moscou qui émanaient d’un transistor poussé à fond.
  
  La centaine de véhicules s’allongeait sur trois kilomètres. La « colonne Boudanov » avait quitté Shali le matin à l’aube, y laissant un détachement pour contrôler le bourg. Selon le deal passé avec les « commandants » tchétchènes, tout s’était déroulé sans un coup de feu. Les soldats de la 166e brigade avaient retrouvé le goût du poulet et avaient pu se laver. Hélas, les meilleures choses ont une fin : la colonne venait de s’ébranler en direction de Bamout, autre localité d’où il fallait « déloger » un groupe de « bandits », à quelques kilomètres de la frontière ingouche. Secrètement, les soldats priaient pour que leur chef puisse conclure le même accord qu’à Shali. Même s’il s’enrichissait un peu plus.
  
  En tête, venait le command-car du général Boudanov, dont les quatre roues peinaient dans les ornières. Le général somnolait, la casquette de toile vissée sur la tête, se retournant parfois pour vérifier la présence des deux précieux attachés-cases. La veille au soir, il en avait retiré plusieurs liasses de billets de cent dollars, pour les dissimuler sous son épaisse veste molletonnée. Non qu’il craigne de se faire voler : son unique étoile le protégeait de tout et l’armée russe était aussi disciplinée que l’ex-Armée rouge. Mais il avait besoin de sentir contre lui le contact de ces précieuses liasses qui allaient changer sa vie. Il ne parvenait pas encore à y croire !
  
  C’était comme un miracle, un rêve.
  
  Deux mois plus tôt, lorsqu’on lui avait proposé cette affaire, il n’y avait pas cru. Les événements lui avaient donné tort. Désormais il était presque aussi riche que le général Pavel Gratchev qui, en 1991, avait vendu tout le matériel de l’Armée rouge stationnée en Allemagne de l’Est. Piotr Boudanov ne ferait pas de vieux os à Moscou. Il voulait du soleil, encore du soleil, des femmes, l’Occident. Profiter de ces beaux dollars gagnés si facilement.
  
  Secoué par un cahot, il ouvrit les yeux et son regard se fixa sur quelque chose de brillant dans le bois qui dominait la piste. Il entendit une faible détonation, comme un départ de mortier, et il aperçut une traînée rougeâtre qui se dirigeait vers son véhicule.
  
  — Bolchemoi !
  
  Son exclamation fit sursauter le chauffeur qui, à son tour, vit ce qui se passait : un missile filoguidé antichar « Faggott », l’équivalent russe du « Milan » français, fonçait sur le command-car !
  
  Le général Boudanov, encore perdu dans ses rêves – il allait acheter une maison aux Bahamas, jouer au casino, s’offrir des femmes magnifiques. Vivre, enfin ! Et au soleil ! –, poussa un cri étranglé.
  
  Le command-car explosa dans une gerbe de flammes, immobilisant la colonne. Après quelques secondes de stupéfaction, les soldats sautèrent sur leurs armes et tout ce qui pouvait tirer se déchaîna. Les canons des chars, les Poulimiot, les mitrailleuses lourdes, les Kalach. Un vacarme abominable. Les projectiles déchiquetaient les arbres, faisaient jaillir des fragments de rocher, soulevaient des nuages de neige. Tous les soldats allongés sur les blindés avaient sauté à terre et s’efforçaient de se confondre avec le fossé. Enfin, les coups de feu s’espacèrent, faute de réplique. Un sous-officier lança une poignée d’hommes à l’assaut du bois, couverts par le feu nourri des autres. Un capitaine s’époumonait dans une radio, réclamant des hélicos.
  
  Engluée dans le chemin étroit, la « colonne Boudanov » n’était plus qu’un immense serpent de ferraille hérissé de flammes rouges. Le calme ne se rétablit que vingt minutes plus tard. Les hommes lancés dans le bois revinrent bredouilles, sans avoir tiré un coup de feu. Les boiviki s’étaient évanouis dans la nature, comme d’habitude.
  
  On fit le point des pertes et on découvrit qu’un seul « Faggott » avait été tiré, sur le command-car du général Boudanov. De celui-ci, il ne restait qu’une carcasse fumante. Le général et son chauffeur n’étaient plus que des formes noirâtres, rabougries, méconnaissables. Un colonel s’approcha du véhicule détruit et sursauta.
  
  En plus des débris de ferraille, le sol était jonché de bouts de papier vert ! Il se baissa et en ramassa un. C’était des lambeaux de billets. Des dollars. Il y en avait partout, jusque dans les arbres ! Et soudain, le colonel aperçut, un peu plus loin, des paquets de billets, en liasses intactes. Un des deux attachés-cases avait été projeté hors du command-car par l’explosion et n’avait pas brûlé, répandant son contenu un peu partout.
  
  Ce coin perdu de Tchétchénie s’était transformé soudain en mine de dollars ! La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre ! Les soldats accoururent de toute la colonne, abandonnant leurs véhicules et leurs armes, avec une seule idée : les dollars ! Une nuée de sauterelles grattant la neige, fouillant le sol à mains nues, s’écartant de plus en plus des blindés.
  
  Si les Tchétchènes étaient revenus, c’eût été un massacre. Toute discipline abolie, les soldats russes se battaient entre eux, s’arrachant les billets et les liasses. Les moins heureux ramassaient même des morceaux de billets déchiquetés dans l’espoir de les recoller.
  
  La curée dura longtemps. Une fois le sol nettoyé comme par un vol de sauterelles, les soldats consentirent à regagner leurs postes et la « colonne Boudanov » se remit enfin en route, emportant sur deux civières de toile ce qui restait du général Boudanov et de son chauffeur. Deux hélicoptères M16 surgirent enfin, au ras des arbres, les paniers de roquettes pleins, sans trouver d’objectif.
  
  Installé dans le blindé de tête, le colonel Zoubar n’arrêtait pas de se tâter pour sentir les liasses de billets rescapées de l’explosion. Il n’en revenait pas encore. Bien sûr, il n’avait pas eu le loisir de les compter : ce n’était pas le moment d’exciter les convoitises. Mais il y avait dans ces attachés-cases une somme considérable, cela il en était sûr. Pourquoi les Tchétchènes avaient-ils donné autant d’argent pour un simple bourg comme Shali ?
  
  Cahoté, rassuré par la présence des hélicos, il continua sa réflexion. Cette attaque était bizarre. En dehors du « Faggott », il n’y avait pas eu un seul coup de feu tiré. Pourtant, les soldats étalés sur les blindés étaient des cibles faciles.
  
  On aurait dit que seul le général Boudanov avait été visé…
  
  D’habitude, les Tchétchènes frappaient le premier véhicule d’un convoi et se déchaînaient ensuite sur les autres, bloqués dans leur progression… Les hélicos réapparurent, n’ayant rien décelé. Le colonel Zoubar se demanda pourquoi les Tchétchènes auraient voulu tuer le général Piotr Boudanov. Pas pour lui reprendre son argent… en partie transformé en fumée.
  
  Une idée se fit lentement jour dans son esprit. Le général Boudanov avait peut-être obtenu ses dollars pour autre chose que la prise de Shali. Mais qu’est-ce qui pouvait valoir autant d’argent ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  William Green arrêta sa voiture derrière une ambulance garée en double file dans la rue Amadolou, en face d’un immeuble ne portant aucune marque extérieure. C’était pourtant une clinique privée, en plein quartier populaire de Sirinevler, non loin de l’autoroute E5 menant à l’aéroport d’Istanbul. La pluie rendait la circulation encore plus difficile. Pour William Green, les véhicules garés en double file, les taxis zigzaguant dans tous les sens, les piétons traversant n’importe où, les charrettes à bras se traînant au milieu de la chaussée représentaient un stress insupportable… Il avait mis plus d’une heure pour venir du consulat américain, où se trouvait l’antenne locale de la CIA. Il avait nettement l’impression de ne pas se trouver en Europe, bien qu’on soit sur la rive ouest du Bosphore.
  
  L’Américain baissa les yeux sur son énorme Breitling Headwind : deux heures trente. Il était pile à l’heure pour le rendez-vous fixé par l’interprète fournie par la station, Gulush Kartal, une grande jeune femme brune qu’il avait rencontrée brièvement le matin même. Elle possédait la qualité rare de parler tchétchène, en plus du turc et de l’anglais. Grâce à sa mère, venue de Grozny quarante ans plus tôt.
  
  Brutalement angoissé à l’idée d’être en retard, William Green sortit de sa voiture et poussa la porte de la clinique privée, débouchant sur une grande salle encombrée de malades attendant sagement sur des bancs. Pas de Gulush Kartal. Il ressortit, juste à temps pour voir un taxi stopper devant la clinique. Gulush Kartal en émergea, s’emmitouflant dans une canadienne qui dissimulait une longue robe marron sans forme. Elle portait des bottes, pas de maquillage et ses cheveux disparaissaient sous un foulard. La pluie redoublait, glaciale. Istanbul, l’hiver, ce n’était pas la joie. L’interprète paya le taxi et s’avança avec un sourire.
  
  — Excusez-moi, je ne trouvais pas de taxi. La pluie.
  
  — C’est bien là ? demanda anxieusement l’Américain.
  
  — Les gens de l’IRO [8] me l’ont dit. Ils m’ont conseillé d’y aller directement. Les Tchétchènes sont un peu paranos : ils voient des ennemis partout. Quand on se fait bombarder et massacrer à longueur de temps, on a quelques excuses… Ils sont dans la chambre 408. J’ai dit à l’IRO que vous étiez un journaliste du Washington Post, en train d’enquêter sur les exactions russes en Tchétchénie. Ça, ils aiment.
  
  L’IRO était une organisation non gouvernementale islamique financée officiellement par des dons privés de sympathisants – gouvernements ou individus – qui se consacrait à l’aide aux musulmans en détresse. Elle avait déjà été très présente en Bosnie, basée à Zelitza, et, depuis les accords de Dayton qui avaient mis fin à la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie, se consacrait à la Tchétchénie. Elle y envoyait des vivres, des médicaments et des médecins, et prenait en charge, à Istanbul, le traitement et les prothèses d’un certain nombre de blessés tchétchènes. Aidée en cela par la municipalité d’Istanbul, contrôlée par le parti islamiste turc.
  
  — Well done [9], approuva William Green.
  
  Il s’intéressait bien à la Tchétchénie, mais pas comme journaliste. La Direction du Renseignement de la Central Intelligence Agency l’avait lancé deux mois plus tôt dans une enquête ultra-secrète qui l’avait déjà mené de Moscou à la Turquie, en passant par le Pakistan et la Géorgie. Gulush Kartal ignorait d’ailleurs le but véritable de sa présence à Istanbul, n’ayant pas de « clearance » pour un tel secret. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il tenait à rencontrer un « commandant » tchétchène, Isa Khamadov, soigné en Turquie pour de graves blessures. Gulush Kartal avait travaillé longtemps comme attachée de presse à l’ambassade américaine d’Ankara et s’était fait apprécier pour son sérieux. Elle aidait souvent les industriels américains à faire du « lobbying » auprès des Turcs. Finalement, après avoir divorcé, elle avait quitté Ankara pour Istanbul où elle travaillait en free-lance.
  
  Évidemment, William Green aurait pu demander l’assistance du MIT [10], les services turcs qui n’avaient rien à refuser aux Américains, mais l’affaire était trop « sensible » pour les alerter.
  
  — On y va ? proposa Gulush Kartal, rajustant son foulard sur ses cheveux noirs. William Green comprit pourquoi en pénétrant dans la clinique. Toutes les infirmières étaient « bâchées » de foulards blancs ne laissant apparaître que leur visage. On était dans un fief islamique pur et dur, les hommes portaient tous la barbe. Ignorant le bureau d’accueil, Gulush Kartal se dirigea vers les ascenseurs.
  
  — Vous savez où il se trouve ? demanda William Green.
  
  — Au quatrième.
  
  Pendant plusieurs jours, Gulush Kartal avait interrogé les organisations humanitaires installées à Istanbul pour savoir où trouver des blessés tchétchènes évacués clandestinement à travers la Géorgie et soignés dans des cliniques privées. Sa quête l’avait conduite à l’IRO. Les Turcs étaient officiellement du côté de Moscou, mais la municipalité d’Istanbul était, elle, islamiste, et fermait les yeux sur beaucoup de choses, au nom de la solidarité musulmane.
  
  Au quatrième étage, trois infirmières « bâchées » trônaient derrière un bureau. Gulush Kartal s’adressa en turc à l’une d’entre elles qui lui indiqua un couloir, à gauche.
  
  William Green retenait son souffle. Il allait enfin rencontrer l’homme qui détenait probablement la clef du mystère qu’il cherchait à éclaircir depuis plusieurs semaines. Gulush Kartal frappa à la porte de la chambre 408 et une voix d’homme cria d’entrer, en turc. William Green se glissa derrière la jeune femme et sa joie tomba d’un cran.
  
  Il y avait huit hommes dans la chambre ! Entassés sur deux lits et différents sièges. Tous en survêtement, et tous amputés d’un membre au moins, couverts de bandages. Le musée des horreurs…
  
  Un boivik assis sur le lit n’avait plus de pied gauche, plus de bras droit et à la main gauche un énorme pansement, encore plein de sang. La jambe de son voisin s’arrêtait au-dessous du genou. À travers le pansement mal fait, on pouvait voir les poils noirs qui avaient repoussé sur le moignon. Un troisième arborait, à la place du genou, un assemblage de métal sorti tout droit de chez le docteur Frankenstein !
  
  L’Américain éprouva un second choc : tous les hommes présents avaient le crâne rasé et ne portaient pas de barbe !
  
  Or, sur les photos qu’on lui avait communiquées, l’homme qu’il recherchait avait une abondante chevelure et une barbe noire. Il examina les visages en face de lui. L’homme qui paraissait répondre au signalement était en survêtement bleu, et avait perdu la jambe droite et le bras gauche. Mais comment être certain que ce soit lui ?…
  
  Pendant quelques instants, ils se regardèrent tous en chiens de faïence. Visiblement, les boiviki ne s’attendaient pas à leur visite…
  
  — Dites-leur qui nous sommes ! demanda William Green.
  
  Un des Tchétchènes attrapa un portable suspendu aux barreaux d’un des lits et composa un numéro. Les autres paraissaient pétrifiés. Le boivik au moignon velu, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, semblait fasciné par Gulush. Il s’adressa à elle d’une voix douce, dans un turc hésitant, qu’elle traduisit aussitôt :
  
  — Ils n’ont pas le droit de parler aux étrangers. Son ami vient d’appeler leur interprète. C’est lui qui décide. Il sera là dans un quart d’heure.
  
  Le jeune Tchétchène termina sa tirade avec un sourire ravi. Il était très beau, avec des traits fins, des yeux bleus étirés, une bouche bien dessinée. Le regard toujours glué à Gulush, il ajouta quelque chose.
  
  — Il s’appelle Djokhar, traduisit la Turque. Il nous propose d’attendre ici et de boire un thé.
  
  — Ne leur dites pas que vous parlez tchétchène, conseilla William Green. Je voudrais savoir le nom de celui qui est en survêtement bleu et qui est amputé de la jambe droite et du bras gauche, à hauteur du mollet.
  
  Djokhar avait sauté sur ses béquilles et, dans un équilibre acrobatique, il apporta un gobelet de thé à la jeune femme. Les autres demeuraient muets, intimidés ou méfiants. Djokhar se rassit, à même le sol, et Gulush Kartal lui demanda de raconter son histoire, qu’elle traduisit au fur et à mesure.
  
  — Il a sauté sur une mine, près de Chatoi. Par chance, il y avait quelqu’un de l’IRO pas loin. Ils lui ont fait franchir clandestinement les lignes russes jusqu’en Géorgie. À Tbilissi on l’a mis dans un bus pour Istanbul. Dix heures de route. Il grille de repartir se battre.
  
  — Sans pied gauche ? objecta William Green.
  
  À peine Gulush eut-elle traduit que le boivik répondit fièrement.
  
  — Il dit qu’il n’a pas besoin de son pied pour se servir de sa Kalach. Et si Allah lui a laissé la vie, c’est pour qu’il continue à se battre pour Lui.
  
  William Green hocha la tête, impressionné par la détermination de ces jeunes gens qui, pourtant, avaient déjà tous payé un lourd tribut à leur foi. C’était des purs, qui vivaient leur religion. Dans la chambre, on ne voyait que des « soft drinks » et du thé. Personne ne fumait. Djokhar était le seul à sembler ému par la présence d’une femme. L’Américain se dit qu’il touchait du doigt, concrètement, la guerre sainte, le djihad mené par les plus fanatiques des musulmans. Ces jeunes gens amaigris, brisés, blessés, étaient prêts à repartir au combat contre les ennemis que leurs chefs religieux leur désigneraient. Aujourd’hui, c’était les Russes, demain, cela pouvait être les Américains, les Israéliens, ou tous ceux considérés comme « impurs et mécréants ».
  
  Ce qui faisait du monde…
  
  Les Services américains savaient que l’ennemi numéro un des radicaux islamistes était l’Amérique. Même s’ils ne dédaignaient pas de s’engager sur des fronts secondaires, comme la Bosnie, le Kosovo ou la Tchétchénie. C’était une guerre mondiale. La première croisade du XXIe siècle. Menée par des gens de différentes nationalités, unis par leur fanatisme. Devant ces boiviki, on prenait conscience qu’il ne s’agissait pas d’un danger théorique, mais d’une menace bien réelle. Concrète. L’enquête de William Green n’en prenait que plus d’importance.
  
  Le bruit de la porte qui s’ouvrait brisa le silence pesant. Un jeune homme à la tête ronde et aux cheveux frisés, en pull gris et blue-jeans, se présenta :
  
  — Je m’appelle Fayik Agça, dit-il en turc à Gulush. Je travaille à l’IRO et je suis l’interprète de ces « frères » qui ne parlent pas turc. On m’avait parlé de vous à la permanence, mais je pensais que vous téléphoneriez avant de venir. Ce monsieur est journaliste ? Que veut-il savoir ?
  
  — Il s’intéresse au combat des Tchétchènes, expliqua Gulush. Il voulait interviewer des combattants.
  
  Visiblement, l’idée plaisait à l’interprète.
  
  — Posez-moi des questions, proposa-t-il, je les traduirai. Tous ces boiviki sont des héros du djihad. Ils lutteront tant que la Loi islamiste ne sera pas établie en Tchétchénie.
  
  On glissait vers la langue de bois…
  
  Gulush se hâta de recentrer le débat.
  
  — Il serait bon qu’ils racontent chacun leur histoire, avança-t-elle avec un sourire engageant.
  
  La « confession » commença. Rassurés par la présence de leur interprète, les boiviki étaient intarissables.
  
  Pendant une heure, les récits se succédèrent, en phrases hachées. Tous semblables. Des histoires de mines, de rafales de mitrailleuses, de bombardements, d’amputations, de morts. Tous remercièrent Dieu d’avoir été évacués en Turquie où ils étaient bien soignés, alors que tant de leurs camarades avaient été amputés sur place, sans anesthésie, ou étaient morts d’hémorragie, faute de matériel le plus élémentaire comme des garrots.
  
  William Green prenait des notes, bien qu’il se moquât de leurs récits. Il ne perdait pas une occasion de scruter les visages en face de lui. Se maudissant de ne pas avoir réclamé à l’Agence une photo d’Isa Khamadov sans sa barbe. Mais peut-être n’en existait-il pas…
  
  Ici, tous ces crânes rasés et ces visages glabres se ressemblaient. Il allait être contraint à une approche plus directe. La meilleure façon d’identifier le « suspect » était de le photographier.
  
  — Peut-on prendre des photos de ces boiviki ? questionna Gulush Kartal à sa demande.
  
  La réponse de Fayik Agça fut instantanée.
  
  — Non ! Nous ne voulons pas d’histoires avec le gouvernement turc.
  
  L’Américain dissimula sa déconvenue sous un sourire de commande.
  
  — Je pourrais avoir au moins leurs noms pour mon papier ?
  
  Nouveau refus de l’interprète.
  
  — Trop dangereux. Ils ont tous de la famille en Tchétchénie. Si le FSB russe les identifie, ils iront les massacrer.
  
  — Leurs prénoms, au moins ?
  
  Après une courte hésitation, Fayik Agça accepta.
  
  — D’accord.
  
  Sur son ordre, les boiviki déclinèrent leurs prénoms : Abdullah, Moyamed, Chamyl, Malik, Djokhar, Daoud.
  
  Pendant la litanie, Fayik Agça lança une phrase brève en tchétchène. Lorsque ce fut le tour de l’homme que William Green soupçonnait d’être Isa Khamadov, celui-ci laissa tomber : « Alim ».
  
  Le silence revint. Ostensiblement, Fayik Agça regarda sa montre.
  
  — Il faut les laisser se reposer, dit-il. Ils sont très fatigués…
  
  Le regard brûlant de Djokhar glué à Gulush Kartal évoquait plus le viol que le repos. William Green voulut faire une ultime tentative.
  
  — On m’a dit qu’un « commandant » blessé très connu se trouvait à Istanbul. J’aimerais bien le rencontrer.
  
  — Quel est son nom ?
  
  — Isa Khamadov.
  
  Fayik Agça demeura impassible.
  
  — Je ne connais pas ce nom-là… Il doit toujours se trouver en Tchétchénie. Vous savez, il y a beaucoup de « commandants »… Maintenant, il faut vous en aller. Ces hommes ont beaucoup souffert, ils sont fatigués. Dites bien au monde que les Russes sont des assassins, qu’ils massacrent les femmes et les enfants, tandis que les Combattants de l’Islam, eux, sont purs.
  
  William Green approuva de la tête, ravalant sa déception. Lorsqu’il avait posé sa question, il avait les yeux fixés sur celui qu’il soupçonnait et n’avait pas raté la lueur inquiète brutalement apparue dans son regard… Il attendit d’être dans le couloir pour dire à Gulush Kartal :
  
  — Je suis certain que celui qui a dit s’appeler Alim est Isa Khamadov.
  
  — Je le crois aussi, confirma l’interprète. Avant de leur faire dire leur nom, il lui a dit de ne pas donner le sien.
  
  Ils se retrouvèrent sous la pluie battante et Gulush s’installa dans la voiture de William Green.
  
  Ce dernier avait envie de décompresser et de faire le point.
  
  — Si on allait prendre un verre ? suggéra-t-il.
  
  — Où ?
  
  — À mon hôtel. Au Ciragan.
  
  C’était un ancien palais aménagé en palace, juste au bord du Bosphore.
  
  — Avec plaisir, approuva Gulush Kartal, cet hôtel est magnifique.
  
  *
  
  * *
  
  Le bar du Ciragan donnait directement sur le Bosphore dont il n’était séparé que par une esplanade. Gulush Kartal semblait impressionnée par le décor somptueux, les hauts plafonds et la vue étonnante sur le Bosphore. Elle ôta sa canadienne, découvrant sa robe-sac qui moulait quand même une poitrine appétissante.
  
  — Vous buvez de l’alcool ? demanda William Green.
  
  Gulush Kartal sourit.
  
  — Bien sûr, s’il est bon… Je ne suis pas pratiquante.
  
  Du coup, il commanda deux Defender « Cinq ans d’âge » et des chips, et demanda :
  
  — Comment voyez-vous la suite ?
  
  — C’est sûrement lui, mais cela va être difficile de lui poser des questions, remarqua Gulush Kartal. Il se méfie, visiblement.
  
  — Pourquoi ?
  
  Elle lui jeta un regard ironique.
  
  — Vous devez le savoir. D’habitude, ils sont plus ouverts. Vous avez une raison particulière de rechercher cet homme ? C’est un criminel de guerre ?
  
  — Non, pas vraiment. Je veux seulement lui poser des questions.
  
  — Dans cet hôpital, ce sera impossible.
  
  C’est aussi ce qu’il pensait… Cela ne laissait qu’une seule alternative : demander la collaboration du MIT. Ce qu’il voulait justement éviter à tout prix.
  
  — J’ai une idée ! dit-il soudain, pendant que la Turque regardait un cargo en train de glisser de l’autre côté des portes-fenêtres.
  
  — Laquelle ?
  
  — J’ai remarqué qu’un de ces Tchétchènes paraissait vous trouver très à son goût : celui qui s’appelle Djokhar.
  
  Gulush Kartal esquissa un sourire un peu froid.
  
  — Oui. Et alors ?
  
  — Vous pourriez peut-être retourner à l’hôpital sous un prétexte quelconque et vous lier d’amitié avec lui. Vous parlez le tchétchène, cela vous permet de surprendre des conversations…
  
  L’interprète ne parut pas apprécier sa proposition à sa juste valeur…
  
  — En somme, dit-elle avec un demi-sourire, vous me demandez de le séduire… Ce n’est pas tout à fait dans mes attributions.
  
  William Green se récria aussitôt.
  
  — Non, juste sympathiser avec lui.
  
  Gulush but une grande lampée de Defender et laissa tomber :
  
  — J’ai l’impression qu’il demande un peu plus que de la sympathie…
  
  L’Américain rougit, mal à l’aise.
  
  — O.K, O.K. On en reparlera. Que faites-vous maintenant ?
  
  Elle hésita.
  
  — Rien de spécial. Je vais rentrer chez moi.
  
  — On pourrait dîner ensemble. Peut-être que vous aurez une meilleure idée.
  
  Gulush Kartal sembla hésiter, puis une lueur passa dans ses yeux verts.
  
  — Oui, pourquoi pas ? Je vais repasser chez moi. Je vous retrouve ici dans une heure.
  
  Il termina son scotch et la raccompagna à la porte. À peine eut-elle disparu dans la porte tournante qu’il se rua sur le concierge.
  
  — Quel est le meilleur restaurant d’Istanbul ?
  
  — Le Somdan Park, sir.
  
  — Faites-moi une réservation pour deux.
  
  Il fallait coûte que coûte mettre Gulush Kartal de son côté. Sinon, sa mission avortait. Il regagna sa chambre et appela la station de la CIA à Ankara. Pour rendre compte et demander un contact au MIT. Au cas où Gulush Kartal refuserait de coopérer. La CIA avait mis des mois à remonter la piste d’Isa Khamadov, ce n’était pas le moment de le laisser filer.
  
  *
  
  * *
  
  Quand le téléphone sonna dans sa chambre, William Green, encore torse nu, sursauta et baissa les yeux sur sa Breitling, réalisant qu’il avait passé beaucoup de temps au téléphone. L’Agence répugnait à mettre les Turcs dans la confidence. Parce qu’on serait obligé de leur dire pourquoi il était si important d’interroger Isa Khamadov. Ce qui ne lui laissait que Gulush Kartal pour faire avancer les choses.
  
  — Allô ! dit-il.
  
  — Je suis en bas ! annonça l’interprète.
  
  L’Américain hésita. Langley devait le rappeler.
  
  — J’attends encore un coup de fil, dit-il. Vous voulez monter prendre un verre ?
  
  Il n’était encore que neuf heures et on dînait tard en Turquie.
  
  — D’accord, dit Gulush Kartal. Je n’aime pas rester seule au bar. On va me prendre pour une pute…
  
  Il eut envie de lui dire qu’avec sa tenue de bonne soeur, les risques étaient limités…
  
  À peine eut-il raccroché que le téléphone sonna à nouveau. Cette fois, c’était Langley. Il entamait la conversation lorsqu’on sonna à la porte.
  
  — Hold a sec ! lança-t-il à son interlocuteur.
  
  Toujours torse nu, il alla ouvrir et eut l’impression de s’enflammer comme un feu d’artifice !
  
  Gulush Kartal se tenait dans l’embrasure, souriante, mais ce n’était plus la même femme. Un imperméable sur le bras, elle portait un tailleur de laine noire très bien coupé dont la jupe s’arrêtait juste au-dessus du genou.
  
  Par l’entrebâillement de la veste, il aperçut un haut en mousseline noire presque transparent sous lequel on distinguait un soutien-gorge assorti qui offrait plus qu’il ne dissimulait deux seins épanouis dont les pointes trouaient la dentelle. Une large ceinture de cuir noir verni soulignait sa taille.
  
  Un peu déhanchée, elle lui lança avec un sourire dévastateur :
  
  — Je vous dérange ?
  
  — Non, non, bredouilla William Green, je suis au téléphone, asseyez-vous.
  
  Elle obéit, jetant son imper sur une chaise et s’installant dans le petit canapé. Lorsqu’elle croisa les jambes, l’Américain put admirer leur galbe fuselé et il lui sembla même apercevoir une bande de peau blanche sous la jupe. Mais il se dit qu’il rêvait.
  
  Le pouls en folie, il reprit le téléphone, mais son cerveau était incapable de réunir deux idées. Il ne se souvenait même plus de son nom, le regard fixé sur la pulpeuse interprète et sa grosse bouche rouge. Il abrégea brutalement et se tourna vers elle.
  
  — Vous ne m’offrez pas à boire ? demanda-t-elle avec un soupçon d’ironie.
  
  — Si, si, fit-il. Scotch ?
  
  — Scotch, avec un peu de glace.
  
  Il fonça au minibar, prit une bouteille de Defender et remplit un verre. Gentiment, Gulush se leva pour venir à sa rencontre. Leurs regards se croisèrent. William Green avait l’impression d’être une glace en train de fondre.
  
  — Jesus-Christ ! murmura-t-il, le regard glué à la mousseline noire.
  
  — Qu’est-çe qu’il y a ?
  
  Il secoua la tête, avala sa salive.
  
  — Vous êtes magnifique !
  
  Gulush éclata de rire.
  
  — Tout à l’heure, vous vouliez me transformer en putain ! Voilà, c’est fait. Vous pensez que je vais plaire à ce Tchétchène ?
  
  Il la détailla du regard, incapable de dire un mot. De sa vie, il n’avait vu une femme aussi excitante. Avec ses talons, elle était aussi grande que lui… Soudain, il réalisa qu’il était toujours torse nu.
  
  — Attendez ! fit-il, je vais m’habiller.
  
  — Une seconde, fit Gulush. Nous pourrions faire une petite répétition… Puisque je dois séduire ce boivik.
  
  D’un geste naturel, elle posa les mains à plat sur la poitrine de l’Américain, ses longs ongles rouges effleurant ses mamelons. Il crut défaillir. Rien ne prévoyait une situation semblable dans le manuel de la CIA. Avec un sourire de salope, les yeux dans les yeux, Gulush Kartal remarqua :
  
  — Vous êtes très chaud…
  
  L’émotion. Il avait l’impression de sortir d’un sauna.
  
  Les doigts posés sur sa poitrine tressaillaient comme s’ils étaient chargés d’électricité, William Green en avait la chair de poule. La femme dont il pouvait respirer le parfum n’avait décidément rien à voir avec la sage interprète de l’après-midi. C’était une bombe sexuelle. Il sentit son sexe grandir comme le nez de Pinocchio et eut l’impression que la jeune femme s’en apercevait. Il était cloué sur place. Toute son éducation le poussait à reculer, à s’excuser et à s’habiller. C’est peut-être ce qu’il serait arrivé à faire si les ongles de l’interprète ne s’étaient pas refermés sur ses mamelons, comme des petites pinces diaboliques. Il crut qu’on lui versait un seau d’adrénaline dans les artères. Les yeux dans les siens, un sourire ambigu aux lèvres, la jeune femme se mit à faire rouler les pointes durcies entre ses longs ongles carmins taillés en carré, avec une douceur satanique.
  
  William Green avait la sensation que son corps était entré en fusion. Son self-control l’abandonna d’un coup ! Avec un grognement animal, il plaqua une main sur la jupe de lainage noir, juste en haut des cuisses, puis descendit, saisit le bord de la jupe et la releva, découvrant d’abord une cuisse gainée de noir puis la peau nue au-dessus des bas. Son cerveau se liquéfia. Aux États-Unis, toutes ses copines politiquement correctes portaient des collants. Seules les salopes patentées osaient mettre des bas. En un clin d’oeil, il eut collé la jeune femme contre le mur. De l’autre main, sans se rendre compte de sa force, il saisit sa culotte et la tira sauvagement vers le bas…
  
  Un geste primitif, spontané. Hors de lui, il accompagna le bout de dentelle noire jusqu’en bas. Puis, à peine en fut-elle libérée qu’il poussa Gulush jusqu’au lit et l’y jeta. Fébrilement, il descendit son pantalon et ouvrit son caleçon. Son sexe bandé jaillit, comme doté d’une vie indépendante. Tel un soudard, il se laissa tomber sur la jeune femme, lui écarta les cuisses d’un coup de genou et s’engouffra dans son ventre, s’enfonçant jusqu’à la garde.
  
  Gulush Kartal poussa un cri bref et se sentit inondée en un clin d’oeil. Cet assaut brutal de la part d’un homme qui lui plaisait était follement excitant. Elle y avait vaguement pensé en se changeant, sans l’escompter aussi rapide. Divorcée, elle avait de rares aventures, toujours avec des hommes qui l’attiraient. Comme William Green.
  
  Ses jambes se relevèrent, son bassin bascula, elle noua ses bras autour du torse puissant de l’homme fiché au fond de son ventre et se mit à savourer son plaisir. William Green la pilonnait à grands coups de reins. Les jambes relevées à la verticale, Gulush subissait, ravie, cet assaut brutal qui rompait avec des semaines d’abstinence. L’Américain était si excité que sa cavalcade ne dura guère. Avec un grognement ravi, il se répandit dans le ventre de sa partenaire, foudroyé de plaisir et honteux en même temps. Il demeura longtemps au fond du sexe accueillant tandis que discrètement, Gulush se frottait à lui jusqu’à ce qu’elle jouisse à son tour. Il se releva, penaud, et elle le rassura d’un sourire.
  
  — Excusez-moi, je me suis conduite comme une allumeuse.
  
  Il n’en revenait pas. Tandis qu’il se rajustait, Gulush ramassa sa culotte et se dirigea vers la salle de bains en lançant :
  
  — J’ai faim !
  
  *
  
  * *
  
  Fier comme Artaban, William Green intercepta les regards envieux des femmes et ceux, admiratifs, des hommes posés sur Gulush Kartal, tandis qu’ils traversaient la salle du Somdan Park.
  
  — C’est la première fois que je viens ici, remarqua Gulush Kartal. C’est très agréable.
  
  Les éclairages tamisés, la porcelaine, l’argenterie et les clients plus sophistiqués qu’ailleurs créaient une ambiance luxueuse ; le maître d’hôtel apporta une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs 1994 qu’il ouvrit avec componction. Gulush et William Green trinquèrent. L’Américain avait encore du mal à se convaincre qu’il avait fait l’amour à cette splendide créature rencontrée pour la première fois le matin même. Son regard s’attarda sur la poitrine mise en valeur par la mousseline noire et il réalisa qu’il ne l’avait même pas déshabillée…
  
  Gulush, très à l’aise, sourit.
  
  — Vous m’avez donné une bonne idée en me proposant de séduire ce Tchétchène. Sinon, peut-être que nous n’aurions pas fait l’amour.
  
  — Vous regrettez ? s’inquiéta William Green.
  
  — Pas du tout, fit-elle, c’était très fort…
  
  Sous la table, sa jambe avança vers la sienne et il sentit de nouveau l’adrénaline se ruer dans ses artères. Hélas, le maître d’hôtel attendait leur commande.
  
  Ensuite, il redescendit sur terre, revenant à son souci : d’abord, identifier avec certitude Isa Khamadov. Ensuite, le faire parler. Il n’osa revenir à la charge qu’après les beignets de poisson.
  
  — Je ne plaisantais pas en vous demandant de « séduire » ce Tchétchène, remarqua-t-il. J’ai absolument besoin d’être certain de l’identité d’Isa Khamadov.
  
  Gulush prit le temps de vider sa coupe de Taittinger avant de demander :
  
  — Maintenant, vous ne pouvez pas me dire ce que vous lui voulez ?
  
  — Je ne peux pas. Je suis désolé.
  
  La jeune interprète n’insista pas et ils passèrent à l’agneau. Ce n’est qu’au dessert que Gulush sortit un paquet de cigarettes de son sac et adressa un sourire complice à William Green.
  
  — Je vais réfléchir. Me renseigner auprès de l’IRO. Ne vous découragez pas.
  
  L’Américain se précipita pour lui donner du feu avec le dernier né des Zippo, un « Street chrome » flambant neuf.
  
  — Je compte sur vous, recommanda-t-il.
  
  Évidemment, il n’avait pas tout perdu. L’addition, même avec le Taittinger, était raisonnable. Sur le trottoir, Gulush se tourna vers lui.
  
  — Je vais rentrer en taxi. Je n’ai pas pris ma voiture pour venir à l’hôtel.
  
  — Je vous raccompagne, bien sûr, protesta l’Américain.
  
  Pendant qu’il montait vers la place Taksim, guidé par la jeune femme, il posa la main sur son genou, lui caressant doucement la cuisse. Son désir revenait. Ils montèrent Cumuriyet, se perdant ensuite dans de petites rues sombres. Lorsqu’il s’arrêta devant l’immeuble de Gulush Kartal, qui faisait face à un petit cimetière, dans Bayir Sokak, il avait de nouveau une érection. Sa main remonta le long du bas, mais la jeune femme l’arrêta d’un sourire.
  
  — Invitez-moi demain à dîner. Nous reparlerons de votre problème. Ce soir, je suis un peu fatiguée. À cause de vous.
  
  Il la regarda entrer dans son immeuble, partagé entre la fierté et la frustration.
  
  *
  
  * *
  
  William Green tournait dans les petites rues désertes de Ferikoy, ne sachant plus comment en sortir, lorsqu’il tomba enfin sur une rampe d’accès à une des autoroutes urbaines qui sillonnaient Istanbul. Soulagé, il s’y engagea, se disant qu’il arriverait bien quelque part.
  
  Vingt minutes plus tard, il réalisa qu’il se trouvait sur l’E5 menant à l’aéroport et au quartier de Sirinevler.
  
  Là où se trouvait la clinique.
  
  Presque aussitôt, il aperçut la sortie « Sirinevler » ! C’était un clin d’oeil du destin.
  
  La rue Amadolou était sombre comme un tunnel. William Green passa lentement devant la clinique qui abritait les blessés tchétchènes. Il y avait de la lumière au rez-de-chaussée. Il stoppa, puis recula en marche arrière, se garant un peu plus loin.
  
  Réalisant la vanité de sa démarche, il allait repartir lorsqu’une voiture s’arrêta devant la clinique. Deux silhouettes en sortirent et pénétrèrent dans le bâtiment. Sans trop savoir pourquoi, William Green descendit de sa voiture et s’approcha de l’entrée de la clinique. Un quart d’heure s’écoula sans que rien ne se passe. Il était sur le point de regagner sa voiture lorsque quelqu’un sortit de la clinique. Le néon qui éclairait l’entrée lui permit d’apercevoir fugitivement une femme. Blonde, les cheveux en chignon, engoncée dans un long manteau. Vision inattendue. Elle monta à l’avant de la voiture arrêtée mais celle-ci ne démarra pas. Quelques instants plus tard, un petit groupe fît son apparition. Deux hommes qui en soutenaient un troisième.
  
  La jambe droite de ce dernier s’arrêtait à trente centimètres du sol… Le pouls de William Green grimpa vertigineusement. Il était presque sûr qu’il s’agissait d’Isa Khamadov, le « commandant » tchétchène, l’homme qu’il traquait depuis des mois. Les trois hommes s’engouffrèrent dans la voiture qui démarra aussitôt. L’Américain n’eut que le temps de courir à la sienne. Il démarra à son tour au moment où l’autre véhicule tournait le coin de la rue. Il le rattrapa juste avant la bretelle de l’autoroute E5. Fou d’excitation. Si les Tchétchènes déménageaient en pleine nuit leur « commandant », c’est que la piste suivie depuis Moscou par William Green était la bonne ! L’Américain se concentra sur sa conduite. La circulation était fluide et il n’osait pas trop se rapprocher. Ils montaient vers le nord. S’il était tout simplement allé se coucher, il aurait perdu la piste…
  
  Il aurait donné mille dollars pour un portable !
  
  Le véhicule devant lui continuait sa route à petite allure. Il ralentit à plusieurs reprises et William Green manqua le dépasser. Curieux manège. Ils franchirent un énorme noeud d’autoroutes, filant désormais vers l’est. William Green aperçut un peu plus tard l’énorme structure métallique du pont Bokacisi, un des ouvrages enjambant le Bosphore. Les deux voitures le franchirent. Puis, arrivée sur la rive orientale, la voiture suivie par William Green quitta l’autoroute pour une route en lacets qui escaladait une colline hérissée d’antennes de télévision signalées par des feux de position.
  
  Les deux véhicules montèrent durant plusieurs minutes, puis le premier ralentit et tourna à gauche dans un chemin se terminant par une grille. Il stoppa mais personne ne descendit. William Green se dit qu’il en avait assez vu : son souhait de ne pas mettre les Turcs dans le coup n’était plus d’actualité. Il fallait avertir le MIT d’urgence, qu’il vienne dès le lendemain cueillir le Tchétchène dans cette nouvelle planque. Lui n’avait plus qu’à filer. Passant la marche arrière, l’Américain jeta machinalement un coup d’oeil dans son rétroviseur et son coeur s’arrêta.
  
  Une voiture le bloquait, juste derrière lui ! Phares éteints.
  
  Toutes ses portières s’ouvrirent en même temps et quatre hommes en jaillirent, courant silencieusement jusqu’à sa voiture. Il n’eut pas le temps de se défendre. Un homme encagoulé le tira à l’extérieur, tandis qu’un second, entré par la portière passager, lui prêtait main forte. William Green se retrouva immobilisé, les bras tordus derrière le dos par deux costauds aussi grands que lui, tandis que les deux autres fouillaient sa voiture. Le tout sans un mot.
  
  Un des inconnus émit alors un coup de sifflet strident et une des portières du véhicule qu’il avait suivi s’ouvrit. Sur la femme blonde qu’il avait vue sortir de l’hôpital. Elle marcha tranquillement vers lui et le toisa.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en anglais, avec un léger accent britannique.
  
  — Quoi ! Je ne comprends pas ! balbutia l’Américain.
  
  — Pourquoi vous intéressez-vous au frère Isa ? demanda la femme d’une voix douce.
  
  C’était la seule question à laquelle il ne pouvait répondre.
  
  La femme blonde plongea la main dans la poche intérieure du veston de William Green et en sortit son portefeuille dont elle alla examiner le contenu à la lueur des phares. Elle revint, le visage impassible.
  
  — Vous êtes un espion américain, dit-elle d’une voix égale.
  
  — Vous êtes folle, je suis un touriste ! protesta William Green.
  
  La femme secoua légèrement la tête et, d’une voix métallique, lança :
  
  — Bismillah Al Rahman, Al Rahim [11], je vous condamne à mort. Puisse Allah, que Son Nom soit béni, vous pardonner.
  
  Cela ressemblait à une mauvaise tirade de série B. Mais William Green n’eut pas le temps d’avoir peur. Les deux hommes qui le tenaient pesèrent sur ses épaules, le forçant à s’agenouiller. La femme blonde plongea la main dans son sac, en sortant un long poinçon ressemblant à un pic à glace. Sans hésiter, de toutes ses forces, elle le planta avec une précision de chirurgien dans la poitrine de l’Américain.
  
  William Green ouvrit la bouche, eut l’impression que ses poumons refusaient de fonctionner. Il eut un bref spasme et cessa de respirer, le coeur transpercé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Istanbul.
  
  Tandis que l’Airbus virait au-dessus de la mer de Marmara pour prendre la piste, Malko distingua au-dessous de lui le ruban gris du Bosphore, coupé par l’énorme structure métallique du pont Fatik-Sultan-Mahomet reliant l’Europe à l’Asie. Il pleuvait, les six minarets de la mosquée bleue étaient noyés de brume, comme la vieille Constantinople [12]. À perte de vue, d’énormes clapiers bâtis pour abriter les émigrants d’Anatolie avaient rongé toutes les collines, créant une mégapole de douze millions d’habitants, ou plus. Personne ne savait vraiment combien.
  
  L’Airbus se mit à vibrer en traversant de gros nuages gris. Par une trouée, Malko aperçut les nouvelles autoroutes urbaines qui encerclaient la ville, encombrées de véhicules roulant au pas. Tout semblait triste, rébarbatif, laid, et pourtant, il éprouvait un sentiment qui ressemblait à du plaisir. Il avait tant de souvenirs dans cette ville ! Depuis la lointaine mission où il avait rencontré Elko Krisantem, des années plus tôt [13]. Il repensa aux poursuites sur le pont Galata et, plus tard, aux Iraniens en train de brûler vifs dans une barque en face de Kennedy Caddesi, pour avoir voulu escroquer un mafieu ukrainien devenu par la suite son ami [14]. Les temps avaient changé, les ennemis aussi, mais le destin le ramenait une fois de plus dans ce grouillement au carrefour de l’Asie, de l’Europe et du Caucase où il se passait toujours quelque chose. Entre les Iraniens, les Kurdes, les Islamistes, les trafiquants de tout poil, les Tchétchènes, les complots ne manquaient pas. L’armée turque, aidée du MIT, maintenait d’une main de fer le couvercle sur cette marmite infernale, mais il y avait quand même des bavures…
  
  Les roues de l’Airbus touchèrent le sol en face de l’aérogare flambant neuf qui avait remplacé les vieux bâtiments suintant de crasse et d’humidité. Désespérément, la Turquie courait après la modernité.
  
  Malko détacha sa ceinture, se disant qu’il y avait certaines villes où on revenait toujours.
  
  Une fois encore, il ignorait pourquoi la CIA l’avait arraché à son château de Liezen. Barbouze hors cadre à l’agence de renseignements américaine, il était taillable et corvéable à merci. Une brève conversation avec le chef de station de Vienne l’avait décidé à faire sa valise en quelques heures. Pourtant, il avait beau se creuser la tête, avoir lu les journaux, il ne se passait apparemment rien à Istanbul. Mais une chambre était réservée pour lui au Ciragan, l’hôtel le plus luxueux de la ville, avec vue sur le Bosphore.
  
  À peine eut-il franchi la douane, se retrouvant dans un hall de marbre digne d’un palais oriental, qu’il aperçut un homme jeune, engoncé dans un imperméable, qui brandissait une petite pancarte à son nom.
  
  Dès que Malko marcha sur lui, il se présenta :
  
  — Léo Bancroft. Je travaille avec John Burke.
  
  John Burke était le responsable de l’antenne de la CIA à Istanbul, installée dans le consulat américain. Ils gagnèrent la Mercedes de l’agent de la CIA et, très vite, se retrouvèrent englués sous un fin crachin dans les embouteillages de l’E5, l’autoroute filant vers le Bosphore ; il y avait toujours les mêmes vieux rafiots en train de pourrir dans la mer de Marmara.
  
  — Nous allons au bureau ? demanda Malko.
  
  — No, sir. Au Ciragan. John Burke doit y déjeuner avec vous. Si vous n’avez pas d’autres plans, ajouta-t-il poliment.
  
  Malko ne voyait vraiment pas quels autres plans il aurait pu avoir dans cette ville noyée de pluie et de brouillard. À part l’aéroport, tout semblait encore plus décati qu’avant. Ils mirent presque une heure à gagner Ciragan. Caddesi, le long du Bosphore, quittant l’E5 puis le boulevard Barbaros. Le Ciragan était un îlot de luxe dans ce monde déprimant et Malko s’y retrouva avec joie. L’immense hall dallé de marbre était vide, le cireur de chaussures bayait aux corneilles devant le « trône » désespérément inoccupé où il installait ses clients. En cette saison, l’hôtel était à moitié vide. Malko eut le temps de s’installer et de déplier la photo panoramique du château de Liezan avant que le téléphone ne sonne.
  
  Jetant un coup d’oeil au Bosphore, il se demanda si, un jour, il décrocherait. Peu probable. Soit il terminerait au cimetière virginien d’Arlington, réceptacle des barbouzes particulièrement méritantes, soit il se battrait jusqu’à son dernier souffle. Ce qui ne lui déplaisait pas, au fond. André Malraux avait écrit un jour que le seul moyen de vaincre la mort, c’était de l’affronter, de la défier. C’est ce que faisait Malko depuis des années. Prince de sang, Altesse Sérénissime, chevalier de l’Ordre de Malte, chevalier du Saint-Sépulcre et membre d’une douzaine de vieux ordres européens, il avait conquis une nouvelle noblesse en pénétrant dans le club le plus fermé du monde : ceux dont la mort était le métier. Il avait perdu le compte des instants où le sang figé, les nerfs bloqués, l’estomac noué, il s’était vu mort… Dieu ou la chance l’avait sauvé, mais chaque fois le jeu recommençait, il fallait remettre sa vie en jeu, une version moderne du mythe de Sisyphe.
  
  L’entrée dans ce club était facile et le ticket gratuit : il suffisait d’accepter d’y jouer sa vie. Sans jamais pouvoir reprendre sa parole. Une sorte de pacte avec le diable où on perdait toujours le dernier combat.
  
  Mais cela, c’était le lot commun de l’humanité. Malko ajoutait simplement à la malédiction originelle de l’espèce humaine un petit quelque chose qui était le choix.
  
  À peine eut-il émergé de l’ascenseur qu’un homme massif, en partie chauve, avec une grosse moustache retombant de chaque côté de sa bouche, un nez busqué important, des petits yeux malins et rieurs, un blouson de cuir tendu par une honnête bedaine, s’avança vers lui en souriant. On aurait dit un marchand du Kapali Carçi, le grand bazar d’Istanbul.
  
  — Malko ! Ça fait plaisir de vous revoir ! Moi, j’en ai repris pour trois ans. Décidément, j’aime cette ville.
  
  Ils s’étreignirent.
  
  — Vous avez faim ? demanda John Burke.
  
  — Oui, plutôt.
  
  La nourriture offerte sur les vols européens devait être ramassée dans des poubelles. Même en « business class ».
  
  — Vous vous souvenez de l’Urcan ?
  
  Un excellent restaurant de poissons, au bord du Bosphore, à quelques kilomètres au nord. Malko acquiesça.
  
  — Alors, on y va. On aurait pu aller au Pera Palace, mais au déjeuner, c’est plein de gens du MIT.
  
  Le Pera Palace se trouvait juste en face du consulat américain, dans Mesrutihet Caddesi.
  
  — Je croyais que vous étiez en très bons termes avec le MIT… remarqua Malko.
  
  John Burke sourit dans sa moustache.
  
  — En très bons termes oui, mais nous ne sommes pas mariés. Si on voulait traiter avec eux dans cette affaire, vous seriez toujours en train de valser en Autriche.
  
  L’Américain l’emmena jusqu’à sa Buick et ils remontèrent le long du Bosphore, croisant les vieux trams, les domus, bourrés de passagers jusqu’à la gueule, les taxis, les portefaix. À chaque coin de rue, il y avait de petits lokenta où s’entassait la foule des employés venus y dévorer un lakmaccum [15] ou un kefta pour quelques millions de livres… L’inflation diminuait mais un repas coûtait quand même vingt millions de livres…
  
  Plus loin, bloqué par un camion immobilisé au milieu de la chaussée, John Burke ouvrit sa glace et lança au chauffeur, aimablement :
  
  — Bouge ton cul, oruscu cocuglu ! [16]
  
  L’autre brandit le poing en hurlant :
  
  — At yarragi ! Ananian ami ! [17]
  
  Mais il démarra quand même, avec son porte-bonheur typiquement turc pendu au rétroviseur, une boule de céramique blanc et bleu représentant un oeil. Aucun turc ne pouvait prendre John Burke pour un yabouci [18].
  
  Arrivés au restaurant, le portier de l’Urcan se cassa en deux devant John Burke.
  
  — Mehraba, John effendi ! [19]
  
  On les installa à une table en bordure du Bosphore et on leur apporta le traditionnel raki.
  
  L’Américain leva son verre.
  
  — Serefinizé !
  
  Littéralement : « à votre honneur ». La formule turque du toast. L’Américain commanda des poissons grillés, et des mézés, arrosés de vin d’Anatolie. Les tables autour d’eux étaient vides et l’endroit aussi discret que les bureaux de la CIA installés au dernier étage du consulat américain.
  
  — Alors ? demanda Malko, que se passe-t-il à Istanbul ?
  
  John Burke termina son raki, prit le temps d’allumer une cigarette avec son vieux et inusable Zippo garanti à vie au sigle de la CIA avant de répondre d’une voix tendue :
  
  — D’abord, nous venons d’avoir un coup dur. Vous connaissiez William Green, de la Division des Opérations ?
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Langley l’avait envoyé ici il y a une douzaine de jours, pour un job commandé par la Direction des Renseignements. Bien entendu, je l’avais aidé. Il était au même hôtel que vous.
  
  — Qu’est-il devenu ?
  
  — On l’a retrouvé mort dans le coffre de sa voiture de location garée dans le parking du casino Ciragan, qui jouxte l’hôtel. Poignardé avec une sorte de poinçon, sans autre trace de violence. Mais comme William pesait plus de deux cents livres, l’assassin n’était probablement pas seul. La police turque a conclu que la mort remontait à trois jours. Officiellement, c’était un businessman, donc les Services ne s’en sont pas occupés. Ils croient à un crime crapuleux.
  
  — Et vous ?
  
  On apporta deux énormes poissons grillés et John Burke se tut quelques secondes.
  
  — Moi, j’ai une idée assez précise de ce qui a pu se passer, dit l’Américain, mais avant tout, je dois vous donner le « background » de cette affaire. William Green se trouvait à Istanbul à la recherche d’un « commandant » tchétchène blessé pendant les combats de Grozny, un certain Isa Khamadov.
  
  — Les Turcs accueillent les blessés tchétchènes ?
  
  — Les Turcs non, mais des ONG liées aux islamistes, qui sont ici comme des poissons dans l’eau. N’oubliez pas que le maire d’Istanbul est islamiste et que ceux-ci font la pluie et le beau temps dans la ville. Vous n’avez pas remarqué le nombre croissant de tchartcharfs [20] ? Ils arrosent d’argent les milieux modestes, qui, en retour, vont à la mosquée et portent le voile. Et ils aident tous les « frères » qui luttent pour le djihad.
  
  — Qu’a donc fait cet Isa Khamadov ?
  
  John Burke attaqua son poisson grillé.
  
  — C’est une longue histoire qui commence il y a environ cinq mois. Lorsque les troupes russes ont franchi la frontière du Daghestan et ont envahi la Tchétchénie pour s’emparer de Grozny et éliminer les boiviki tchétchènes du président Maskhadov, celui dont les Russes ne veulent plus. Parmi les unités déployées en Tchétchénie, il y avait la 166e brigade blindée, surnommée la « colonne Boudanov », du nom du général qui la commandait. Un des soldats de cette colonne s’est amusé, avec une caméra vidéo, à filmer la vie des combattants, les incidents, le quotidien de la guerre, et en a fait un film. Revenu à Moscou, il l’a proposé à des télés russes qui n’en ont pas voulu, de peur de démoraliser les troupes. Notre station de Moscou en a entendu parler et a pu acheter ce film.
  
  — Qu’y avait-il dedans ?
  
  — Une scène a retenu notre attention. Une rencontre entre le général Boudanov et des « commandants » tchétchènes, du côté de Shali, un bourg à trente kilomètres de Grozny. Au cours de cette rencontre, on voit le général Boudanov recevoir des mains d’un des « commandants » deux attachés-cases vraisemblablement bourrés d’argent, pour prix de la reddition pacifique de Shali.
  
  — C’est courant, remarqua Malko. Il paraît que les Tchétchènes ont payé cent mille dollars aux Russes pour pouvoir évacuer Grozny en janvier dernier… Et en plus, par un itinéraire miné.
  
  — Right, reconnut John Burke, en Tchétchénie, tout s’achète : les armes, les redditions, les prisonniers… Mais dans l’histoire Boudanov, deux éléments ont intrigué nos spécialistes. D’abord, en échange de cet argent, le général Boudanov a remis aux « commandants » tchétchènes un container noir, de la taille d’une cantine, paraissant peser une cinquantaine de kilos. Le soldat a tout filmé.
  
  — De la vodka ?
  
  — Les Tchétchènes ne boivent pas… On ne voit pas bien ce qui peut les intéresser. Surtout payé si cher…
  
  Malko acheva sa dorade. On était bien loin d’Istanbul.
  
  — Avez-vous une idée de la somme ?
  
  — Attendez la suite, continua l’Américain. Quelques jours après cet « échange », le général Boudanov a été tué dans des circonstances bizarres. On a tiré contre son véhicule de commandement une roquette filoguidée « Faggott ». Lui et son chauffeur sont morts dans l’explosion.
  
  — Pourquoi parlez-vous de circonstances bizarres ? C’est la guerre, en Tchétchénie…
  
  John Burke hocha la tête.
  
  — Parce que seul le command-car du général Boudanov a été touché. Pas un seul coup de feu n’a été tiré sur ses hommes, comme si on avait voulu l’éliminer lui, et lui seul.
  
  — Les Tchétchènes ont des « Faggott » ?
  
  — Oui. Les Russes leur en ont vendu. Le FSB a ouvert une enquête, à la suite de cet étrange incident. Ils ont appris que l’explosion de la roquette a projeté à l’extérieur un des attachés-cases remis au général Boudanov par les Tchétchènes. Il s’est ouvert, répandant des liasses de billets de cent dollars dont se sont emparés les soldats et les officiers. Un de ceux-ci, un colonel, s’est acheté depuis un appartement dans le sud de Moscou pour quarante mille dollars ! Interrogé par le FSB, il a raconté toute l’histoire. D’après lui, il y avait plusieurs millions de dollars dans cet attaché-case.
  
  — Cela me paraît beaucoup pour la reddition d’un simple bourg, remarqua Malko. Pour ce prix-là, en Tchétchénie, on a un cargo d’armes !
  
  — Je ne vous le fais pas dire ! laissa tomber John Burke.
  
  Repoussant son assiette vide, il commanda un cognac au garçon, Malko se dit qu’il allait finir par exploser…
  
  — Quelle est votre conclusion ? insista-t-il lorsque le garçon fut reparti avec sa bouteille de Otard XO.
  
  — Nous avons examiné la carrière du général Boudanov, répondit l’Américain. Juste avant d’être affecté en Tchétchénie, il occupait un poste important au Douzième Directorate du ministère de la Défense.
  
  — C’est-à-dire ?
  
  John Burke noua amoureusement ses grosses mains autour de son verre d’Otard XO et dit en détachant les mots :
  
  — C’est au ministère de la Défense le Directorate chargé de la conservation de toutes les armes nucléaires tactiques russes. Celles qui appartenaient à des régiments dissous ou retirés de première ligne.
  
  Malko regarda le Bosphore, pensif. Le terrorisme nucléaire était depuis plusieurs années le cauchemar des Américains. Mais, jusqu’ici, leurs craintes s’étaient toujours révélées sans fondement.
  
  — Vous voulez dire que ce général Boudanov aurait volé une bombe atomique pour la vendre aux Tchétchènes ? Il n’est quand même pas fou : si les Tchétchènes s’en servaient contre Moscou, par exemple ?
  
  John Burke eut un sourire sans joie.
  
  — Attendez ! D’abord, ce n’est encore qu’une hypothèse ; déjà, en 1995, le président tchétchène Doudaiev – liquidé l’année d’après par Moscou – avait voulu faire chanter les Russes en prétendant qu’il possédait deux projectiles nucléaires récupérés au Kazakhstan. C’était faux, mais pas impossible. Nous-mêmes y avons cru… Et, apparemment, les Russes aussi. Or, après l’incident de la « colonne Boudanov », le FSB et nous avons intercepté des communications de Tchétchènes faisant allusion à des armes nucléaires achetées aux Russes.
  
  — Coïncidence étrange, reconnut Malko. Mais cela ressemble un peu à de la science-fiction. On ne promène pas une bombe atomique comme une valise.
  
  John Burke huma longuement son cognac avant de laisser tomber :
  
  — Faux ! Nous avons développé dans les années soixante ce qui a été surnommé « back-pack nuke ». C’est-à-dire une arme nucléaire compacte, pesant une cinquantaine de kilos et pouvant tenir dans un gros container. Le SADM – Special Atomic Demolition Munition – pèse 58 kilos et mesure 89×66×66 centimètres. On a fait des essais où ce matériel était parachuté avec deux hommes. Il peut être mis en action en une demi-heure et ne possède aucun « verrou » électronique, à la différence des grosses charges nucléaires. Le personnel peut être formé en quelques jours. Il était destiné, durant la guerre froide, à miner le rideau de fer et à faire sauter des objectifs tactiques : ponts, barrages, etc.
  
  — Que sont devenus les SADM ? interrogea Malko, stupéfait.
  
  — Ils sont stockés dans différents dépôts militaires. Cela fait trente ans que nous en possédons plusieurs centaines.
  
  — Quelle est leur puissance ?
  
  — Environ un kilotonne. C’est-à-dire mille tonnes de TNT…
  
  Malko essaya d’imaginer ce que cela représentait et John Burke vint à son secours.
  
  — Évidemment, reconnut-il, on ne va pas détruire l’Amérique avec un engin semblable ! Mais les dégâts causés peuvent être considérables. D’abord, l’explosion détruit tout dans un rayon d’un quart de mile. Si elle se produit en ville, cela signifie des dizaines de milliers de morts. La température au coeur de l’explosion atteint trente à quarante millions de degrés… Le flash radioactif, lui, provoque une radioactivité résiduelle et, là, je ne peux pas vous donner de chiffres. Ce n’est pas le seul exemple d’engin nucléaire miniaturisé. Nous avons également un obus de 155, le Warhead W-48 surnommé « Davy Crockett »
  
  — Les SADM contiennent quelle charge nucléaire ?
  
  — Sept kilos de plutonium.
  
  Un ange passa, poursuivi par un champignon atomique. Malko n’aurait jamais pensé que l’Apocalypse puisse être miniaturisée à ce point… John Burke regardait pensivement ce qui restait de son Otard XO. Un gros « vracquier » descendait lentement le Bosphore, du linge séchant le long du bastingage, arborant un pavillon ukrainien déchiré et sale.
  
  — Est-ce que les Russes possèdent l’équivalent de vos SADM ? demanda-t-il.
  
  John Burke leva sa grosse moustache et dit gravement :
  
  — L’Union soviétique et, ensuite, la Russie ont toujours nié posséder ce genre d’armes. Le Kremlin a même télécommandé des campagnes de presse tendant à démontrer qu’elles n’étaient pas techniquement réalisables et que même les États-Unis n’en avaient pas. Ce qui est évidemment faux. Or, de 1949 à 1990, l’Union soviétique a produit 55 000 armes nucléaires de toutes sortes… Nous croyons savoir qu’elle a fabriqué des engins similaires à nos SADM dans l’usine d’armement de Luch, près de Moscou. Le défecteur Vassili Mitrokhine nous l’a confirmé, sans pouvoir apporter de preuves certaines, mais nous ne voyons pas pourquoi les Russes, dont la technologie nucléaire est comparable à la nôtre, auraient fait l’impasse sur ce genre d’armement. Ce serait idiot. Ils étaient parfaitement capables de les fabriquer.
  
  — Revenons au général Boudanov, suggéra Malko.
  
  — Boudanov a travaillé sous les ordres du général Igor Valynkin, le patron du Douzième Directorate « Storage and Security Nuclear Weapons ». Depuis 1991, toutes les armes nucléaires tactiques en service dans l’Armée rouge ont été retirées des unités et stockées dans des endroits secrets. Ainsi que celles qui étaient prépositionnées dans les républiques maintenant indépendantes, comme le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie ou l’Ouzbékistan. Donc, les SADM russes, s’ils existent, aussi. Seulement, le Kremlin n’a jamais voulu reconnaître leur existence. Même dans les conversations les plus secrètes.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Je ne peux pas vous répondre de façon certaine, fit John Burke, mais à Langley, nous avons une hypothèse plausible. Une partie de ces « back-pack nuke » ont été fabriquées pour le KGB et livrées au Premier Directorate. Certaines sources nous ont affirmé qu’elles devaient être prépositionnées aux États-Unis et dans d’autres pays de l’Ouest, durant la guerre froide, par des agents « dormants », afin d’être activées en cas de conflit. Évidemment, c’est difficile pour le KGB d’avouer cela.
  
  — Vous y croyez ? demanda Malko, incrédule.
  
  John Burke eut un hochement de tête dubitatif.
  
  — Ce n’est pas impossible. La police montée canadienne a arrêté il y a quelques années, un agent « dormant » soviétique qui possédait depuis trente ans un camion bourré d’explosifs qu’il devait mener près d’une raffinerie, s’il en recevait l’ordre. Ce genre de boulot était l’oeuvre des « spetnatz ». C’était un peu l’équivalent de nos réseaux « Galio ». Donc, cela expliquerait le silence pesant du Kremlin sur ces armes qui ne sont plus en service.
  
  — Boudanov aurait eu la possibilité d’en soustraire du lieu de stockage ?
  
  — Très probablement, oui, admit l’Américain. Tout est à vendre, en Russie. Et il est resté cinq ans au Douzième Directorate.
  
  — Vous avez mené votre propre enquête ? demanda Malko.
  
  — La station de Moscou y a consacré beaucoup de temps et d’argent. En 1995, nous avions déjà envoyé une équipe chez Doudaiev. Nous avons recommencé, mais c’était plus difficile. Ça leur a quand même permis de retrouver la trace des trois « commandants » tchétchènes. En réalité, ils n’étaient que deux, le troisième étant le maire de Shali. Visiblement hors du coup.
  
  — Et alors ?
  
  — L’un d’eux, un wahhabite venu du désert saoudien, tout près de la Jordanie, Hussein Khaddad, a été tué depuis, à Grozny. Le second, c’est Isa Khamadov, grièvement blessé et amputé de la jambe droite après avoir sauté sur une mine. C’est à lui que le général Boudanov a remis ce mystérieux container. Et il est aujourd’hui le seul à pouvoir dire de façon certaine ce qu’il contenait.
  
  — Attendez ! protesta Malko. Une bombe atomique, même miniaturisée, ne se manie pas comme ça !
  
  L’Américain secoua la tête.
  
  — Le SADM est un engin relativement simple. Deux sphères de plutonium qui, en se rapprochant, atteignent la masse critique qui déclenche la fission nucléaire. Ce qui fait environ huit kilos au minimum. Une source de neutrons produite par du polonium ou du béryllium. Ou encore du deutérium ou du tritium. Un explosif très puissant comme de l’octogène pour déclencher le rapprochement des deux sphères qui doit se faire en quelques millionièmes de seconde. Et une source électrique, probablement une pile de lithium avec une durée de vie de trois à cinq ans. Le tout peut être contenu dans une coque en aluminium.
  
  — Mais cette bombe n’est pas dangereuse à transporter ?
  
  — Non. Le plutonium ne dégage qu’un faible rayonnement de rayons alpha qui est arrêté par une simple feuille d’aluminium. Et un très faible rayonnement gamma, sans danger.
  
  — Et pour l’activer ?
  
  — Là aussi, il s’agit sûrement, comme pour notre SADM, d’un dispositif simple. Peut-être une clef ou un digicode permettant de déclencher la minuterie. N’oubliez pas que cet engin a été prévu pour être utilisé par une ou deux personnes. C’est le rêve absolu de n’importe quel terroriste.
  
  Un ange passa, brandissant le glaive de l’Islam. Dans un silence pesant, John Burke leva un regard plein de gravité sur Malko.
  
  — Après ce qui est arrivé à William Green, je pense que nos pires craintes sont fondées. Le général Boudanov a bien vendu à ces Tchétchènes une arme nucléaire tactique. Et si nous ne mettons pas la main dessus rapidement, je préfère ne pas penser à ce qui peut arriver.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Malko à nouveau laissa filer son regard sur le Bosphore, pour une fois vide de bateaux. Cette histoire paraissait incroyable. Pourtant, John Burke était tout sauf un plaisantin. Pensivement, il jouait avec son Zippo, comme s’il regrettait d’en avoir trop dit.
  
  — Racontez-moi la suite, demanda Malko.
  
  John Burke vida d’un trait ce qui restait de son Otard XO. Malko avait l’impression que, s’il avait pu, il aurait léché l’intérieur du verre ballon.
  
  — Nous avons envoyé une équipe en Tchétchénie, avec le feu vert du FSB, continua-t-il. Les Russes nous ont aidés à retrouver la trace des gens impliqués dans cette affaire. Un de nos hommes a rencontré le vieux maire de Shali. Lui n’était au courant de rien. Le soldat qui a filmé ne peut en dire plus, sinon que le général Boudanov lui avait interdit de filmer. Et Hussein Khaddad est mort. Il ne reste donc qu’Isa Khamadov qui puisse nous éclairer…
  
  Malko, connaissant le goût des Russes pour la désinformation, demeurait sceptique.
  
  — Est-ce que cela ne serait pas du bluff, comme l’affaire Doudaiev ? Les Tchétchènes sont aussi menteurs que les Russes…
  
  John Burke approuva de la tête.
  
  — Nous étions prêts à le croire jusqu’à la semaine dernière. L’enquête de notre station de Moscou a continué et ils sont parvenus à remonter la trace d’Isa Khamadov. Les Turcs nous ont aidés, sans savoir pourquoi on le recherchait. Donc, nous avons appris qu’il se trouvait à Istanbul, après avoir été amputé d’une jambe, dans une clinique privée du quartier de Sirinevler. Nous avons transmis l’information à Langley qui a décidé d’envoyer quelqu’un le voir, pour laisser notre station en dehors de cette histoire. C’était William Green.
  
  — Et il a été assassiné…
  
  — Oui, et trois jours avant qu’on ne découvre son corps, il s’était rendu dans cette clinique avec une interprète fournie par nous. D’après celle-ci, ils ont rencontré plusieurs blessés tchétchènes, huit en tout, mais sans qu’aucun ne s’identifie comme Isa Khamadov. William Green n’avait vu que des photos de lui barbu, et tous les blessés étant rasés, il n’a pu avoir de certitude. Cependant, notre interprète, Gulush Kartal, qui parle aussi tchétchène, a entendu le responsable de ce groupe recommander à un des blessés de ne pas donner son véritable nom.
  
  — Il s’agirait donc de l’homme que vous recherchez…
  
  — It's a distinct possibility [21], reconnut l’Américain. Je n’ai jamais reparlé à William Green. Après sa visite à la clinique, il a dîné avec Gulush Kartal et l’a raccompagnée chez elle. Ensuite, rien. Il a certainement été tué dans la nuit, sinon il m’aurait appelé le lendemain matin.
  
  — Bizarre, reconnut Malko, mais si ce meurtre était lié à la visite à la clinique, cette interprète aurait été liquidée aussi.
  
  — Right. Sauf si, après avoir déposé Gulush Kartal, William Green a fait autre chose. Comme retourner à cette clinique où il aurait été témoin de quelque chose.
  
  — Est-ce qu’ils l’auraient pris pour un Russe venu traquer des boiviki à Istanbul ?
  
  — Peu probable, répliqua John Burke, les Russes ne s’amuseraient pas à ce jeu-là. Les Turcs sont très sourcilleux sur le plan de l’hospitalité…
  
  Malko contemplait le dépôt noirâtre au fond de sa tasse de café turc.
  
  — Une chose m’étonne, remarqua-t-il. Les Tchétchènes achètent une minibombe atomique aux Russes. Pourquoi ne s’en sont-ils pas servis lors de la chute de Grozny ? Et pourquoi les Russes paraissent-ils si cool ?
  
  — J’ai réfléchi à cela, approuva l’Américain. La conclusion est que les Tchétchènes n’ont pas acheté cette bombe pour eux.
  
  — Pour qui, alors ?
  
  John Burke posa son Zippo en équilibre sur la table et dit avec lenteur :
  
  — Du côté tchétchène, lors de cet échange, il y avait trois hommes, plus un membre de la mafia tchétchène de Moscou, Zelim Benixev. La station de Moscou a appris que, peu de jours avant cet échange, celui-ci a retiré cinq millions de dollars d’une banque… Et qu’il est parti pour la Tchétchénie. Depuis, il a disparu. Autre chose : Hussein Khaddad, l’autre « commandant », n’était pas tchétchène, mais saoudien. Un wahhabite fanatique qui a déjà combattu en Afghanistan avec Bin Laden, puis en Bosnie, dans la 166e brigade des Moudjahidins, aux côtés d’islamistes venus des quatre coins du monde. Lui avait des liens avec la mouvance du Djihad, cette nébuleuse dont le cerveau se trouve entre le Pakistan et l’Afghanistan, et qui a déclaré une guerre totale aux États-Unis.
  
  — Mais pourquoi les Tchétchènes auraient-ils rendu ce service aux islamistes ? Et investi cinq millions de dollars ?
  
  John Burke secoua la tête.
  
  — Il y aurait deux raisons. La première est idéologique. La Tchétchénie est un des fronts du djihad. Les Tchétchènes les plus radicaux se reconnaissent dans le combat des « purs », contre les « impies et les mécréants ». Ensuite, cette mouvance islamiste les aide beaucoup. Avec de l’argent, des armes, de la propagande. L’IRO, qui soigne les boiviki blessés, est financée par des islamistes.
  
  — Ce serait donc un échange de bons procédés ! conclut Malko.
  
  — Tout juste.
  
  — Si cette histoire est vraie, qu’est devenu cet engin nucléaire ?
  
  — Il n’est sûrement plus en Tchétchénie. Et je pense qu’il est ou qu’il a été ici. La frontière entre la Tchétchénie et la Géorgie est plus que poreuse, et, de Géorgie, il est facile de gagner la Turquie pratiquement sans contrôle. Comme je vous l’ai dit, un engin semblable dégage très peu de radioactivité. Et les douaniers turcs n’ont sûrement pas de détecteurs de rayons gamma. Étant donné son poids, on peut transporter un SADM dans une voiture…
  
  John Burke fixait gravement son verre de cognac vide.
  
  — Cet engin serait donc toujours en Turquie ? demanda Malko.
  
  L’Américain secoua la tête lentement.
  
  — Non. Je pense qu’il est en route pour les États-Unis.
  
  Malko en éprouva un picotement dans la colonne vertébrale.
  
  — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
  
  — Une de nos stations d’écoutes a intercepté il y a quelques jours une communication donnée à partir d’un portable pakistanais. D’un certain Jafar, sûrement un pseudo. Mais ce que nous savons c’est que le numéro de ce portable est celui du correspondant de Bin Laden au Pakistan.
  
  Oussama Bin Laden, l’ennemi mortel des États-Unis… Numéro un sur la liste du FBI. Déjà responsable de la destruction des ambassades américaines de Nairobi et de Dar Es Salam. Islamiste wahhabite pur et dur, ancien combattant du djihad en Afghanistan, réfugié aujourd’hui dans ce pays, bombardé par les Américains, mais toujours insaisissable, et brandissant les foudres de la guerre sainte contre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, à coups de communiqués incendiaires… Il avait supplanté Mouammar Khadafi et Saddam Hussein comme bête noire officielle des Américains.
  
  Malko l’avait rencontré, quelques années plus tôt, dans un de ses repaires d’Afghanistan, à l’occasion de la tragédie du vol 800 [22]. Depuis, très peu de gens l’avaient revu, on le disait malade, voire mort. Mais les Américains continuaient à lui attribuer la plupart des attentats commis dans le monde par les islamistes. Malko ne put s’empêcher de sourire.
  
  — John, demanda-t-il, vous y croyez vraiment ? Y a-t-il un lien entre les Tchétchènes et Bin Laden ?
  
  — L’IRO, répliqua l’Américain, sans hésiter. L’ONG qui s’occupe des boiviki blessés. Nous savons qu’elle sert également de relais et de soutien logistique aux membres du djihad. Ces islamistes de tous les pays – Salafistes algériens, anciens de la Djamaa Ismailia égyptienne, Jordaniens extrémistes, Yéménites, Pakistanais, Soudanais – tout ce qui hait l’Occident et en particulier les États-Unis, alliés d’Israël. Ces gens sont dangereux. Souvenez-vous du World Trade Center…
  
  Quatre ans plus tôt, un groupe de fanatiques islamistes installés à New York avait fait sauter une partie du Wold Trade Center, les deux tours alors les plus hautes du monde. Ils étaient tous en prison pour la vie, y compris leur chef, un vieux cheikh égyptien aveugle.
  
  Malko fut sensible à l’argument. Il avait trop vu se déchaîner le fanatisme islamique pour prendre à la légère les craintes de l’agent de la CIA. Là, on nageait dans la haine à l’état pur…
  
  — Résumons, conclut-il. Les Tchétchènes se seraient procuré une arme nucléaire tactique auprès des Russes pour le compte d’un groupe islamiste ayant l’intention de commettre un attentat aux États-Unis ?
  
  — C’est exactement cela, confirma tristement l’Américain.
  
  Il paya : ils étaient les derniers clients de l’Urcan. Le temps ne s’était pas arrangé. Un garçon les abrita sous un grand parapluie pour gagner la Mercedes blindée du chef d’antenne de la CIA à Istanbul. Tandis qu’ils redescendaient le long du Bosphore vers le centre, Malko demanda :
  
  — Le MIT ne surveille pas cette ONG ?
  
  — Si, bien sûr, mais ils ne sont pas fous. Ici, ils n’ont aucune activité répréhensible. Pour le reste, c’est très difficile. Ils utilisent des numéros de portables qui changent tout le temps et des pseudos opaques.
  
  — Qu’attendez-vous exactement de moi ? demanda Malko.
  
  — Pour retrouver cette bombe, notre seule chance c’est d’obtenir la confession d’Isa Khamadov. Si possible, sans faire appel au MIT. Je voudrais que vous repreniez l’enquête de William Green. J’ai donné rendez-vous à Gulush Kartal à mon bureau. Elle pourra sûrement vous aider.
  
  Heureusement que Malko n’était pas superstitieux, car ce n’était pas la première fois qu’il prenait la place d’un mort… Il jeta un coup d’oeil discret à sa Breitling : déjà quatre heures.
  
  Ils étaient en train de gravir les rues étroites menant au consulat américain. John Burke se tourna vers Malko.
  
  — Attention, Gulush Kartal ne sait pas pourquoi nous recherchons Isa Khamadov.
  
  Malko eut un sourire triste.
  
  — Après ce qui est arrivé à William Green, elle doit bien se douter que ce n’est pas pour lui demander un autographe…
  
  *
  
  * *
  
  Gulush Kartal se leva avec grâce quand les deux hommes entrèrent dans le bureau. Malko se dit qu’elle était très jolie, avec ses cheveux noirs courts, ses sourcils bien dessinés et une grosse bouche rouge à peine maquillée. Son regard était direct, vif, pétillant d’intelligence. On ne devinait pas grand-chose de son corps dissimulé sous une longue robe-sac, sauf qu’elle avait une grosse poitrine.
  
  John Burke fit les présentations. La jeune femme semblait intimidée. Elle alluma une cigarette avec un Zippo incrusté d’un « oeil » bleu porte-bonheur qu’elle remit dans son sac et souffla la fumée, dès qu’ils furent assis autour de la table basse chargée de soft drinks, de café et de thé.
  
  Gulush Kartal refit, sûrement pour la énième fois, le récit de sa dernière journée avec William Green.
  
  — Qu’aviez-vous convenu lorsque vous vous êtes quittés ?
  
  — Rien de précis. Nous devions nous revoir le lendemain. Il insistait pour que je retourne seule à la clinique, afin d’essayer de nouer un contact avec un des blessés, Djokhar, qui paraissait plus ouvert que ses camarades.
  
  — Donc, vous n’êtes jamais retournée là-bas ?
  
  — Non.
  
  — Il y avait huit hommes dans cette chambre ?
  
  — Oui.
  
  — Vous pourriez reconnaître celui que William Green soupçonnait d’être Isa Khamadov ?
  
  — Bien sûr !
  
  Malko se tourna vers John Burke.
  
  — Vous n’avez pas parlé au MIT de cette visite ?
  
  — Non.
  
  — Donc, vous ignorez si cet homme se trouve toujours là…
  
  — C’est vrai, reconnut l’Américain. Mais…
  
  — Dans la mesure où vous ne voulez pas faire appel au MIT, conclut-il, l’idée de retourner à l’hôpital me paraît excellente. Au moins pour vérifier que cet homme s’y trouve toujours. Si, toutefois, miss Kartal est d’accord…
  
  Gulush Kartal alluma une nouvelle cigarette avec son Zippo porte-bonheur et se troubla légèrement.
  
  — Je suis d’accord, fit-elle d’une voix un peu hésitante, mais que vais-je faire ?
  
  — D’abord, vérifier que notre « suspect » est toujours là, expliqua Malko. Et si possible lier un contact avec ses camarades. Vous parlez tchétchène, c’est un atout important. Vous pourriez leur apporter des cassettes, leur proposer des promenades. Ensuite, on verra.
  
  John Burke approuva de la tête et dit chaleureusement :
  
  — Gulush, vous ne risquez rien. Malko Linge est un de nos meilleurs chefs de mission. Et, cette fois, nous sommes prévenus.
  
  Il se leva, alla à son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un gros automatique noir, un Beretta 92 qu’il tendit à Malko.
  
  — Prenez déjà ça. Je vais vous donner mon numéro de portable qui est toujours branché. Plus une seconde sécurité. Vous vous souvenez de Zeynel Sokik [23] ?
  
  — Le major du MIT ?
  
  — Oui. Maintenant, il est colonel et c’est toujours mon ami. Je vous donne son numéro de portable et je le préviens. Il peut être encore plus utile que moi. Je vais seulement lui dire que vous travaillez sur les Tchétchènes.
  
  — Quand voulez-vous y aller ? demanda Gulush Kartal.
  
  Malko lui adressa un sourire encourageant.
  
  — Maintenant. Le temps d’acheter des cassettes et nous nous rendons à cette clinique.
  
  L’interprète était déjà debout. Ils prirent congé de John Burke et descendirent.
  
  — Vous avez une voiture ? demanda Malko.
  
  — Oui, une Polo. Ce n’est pas très grand, mais…
  
  — Ça ira très bien, assura-t-il. Allons acheter des cassettes.
  
  Elle s’engagea dans une petite rue parallèle à Isticlal Caddesi, bordée d’innombrables échoppes. Elle semblait embarrassée et finit par avouer à Malko :
  
  — William Green pensait que je pouvais séduire un de ces Tchétchènes, celui qui parle un peu turc, Djokhar.
  
  — Ça me paraît une bonne idée, approuva Malko. Mais ne lui dites pas que vous parlez tchétchène.
  
  Elle rougit légèrement et dit d’une voix mal assurée :
  
  — Il m’avait conseillé de m’habiller différemment, en plus… audacieux.
  
  Il sourit :
  
  — Vous êtes très séduisante ainsi ! Il ne faut pas en faire trop.
  
  — Merci, fit-elle.
  
  Après avoir acheté les cassettes de musique, ils descendirent la colline de Beyazit, empruntant des petites rues encombrées avec des fils électriques pendant de toutes les façades, des éventaires envahissant les trottoirs défoncés par d’innombrables nids-de-poule, des portefaix qui surgissaient de partout, courbés sous des charges deux fois grosses comme eux. Gulush Kartal conduisait vite et bien. Ils débouchèrent enfin sur l’E5 bordée à perte de vue de clapiers de béton gris, des barres comportant plusieurs centaines d’appartements.
  
  — Vous n’avez pas peur, après ce qui est arrivé à William Green ? demanda Malko, comme ils quittaient l’autoroute en direction de Sirinevler.
  
  Gulush Kartal eut un sourire un peu crispé.
  
  — Un peu ! Mais c’est plus amusant que de traduire des documents techniques sur mon ordinateur à longueur de journée. J’étais en train de me transformer en vieille fille.
  
  — Vous n’en avez pas vraiment l’air…
  
  Leurs regards se croisèrent. Une lueur joyeuse et trouble pétillait dans les yeux noirs de la jeune femme.
  
  — Il ne faut pas se fier aux apparences, dit-elle.
  
  Cinq minutes plus tard, elle stoppait rue Amadolou, en face de la clinique.
  
  — Nous sommes arrivés, annonça-t-elle. Vous m’attendez ?
  
  — Soyez prudente, recommanda Malko.
  
  *
  
  * *
  
  Gulush Kartal frappa un coup léger à la porte de la chambre 408. Une voix cria « entrez » en turc et elle poussa le battant.
  
  On ne lui avait rien demandé au rez-de-chaussée et les infirmières du quatrième l’avaient regardée passer d’un oeil bovin. Elle balaya la chambre du regard. Il n’y avait plus que cinq hommes ! Deux étaient allongés sur le lit, deux autres, accroupis par terre devant une petite table, jouaient aux échecs et le cinquième lisait, assis sur un petit banc.
  
  C’était Djokhar, le jeune Tchétchène à qui elle avait tapé dans l’oeil. Visiblement stupéfaits, les joueurs s’immobilisèrent. Aussitôt, Gulush Kartal sortit de son sac les cassettes et les posa sur le lit.
  
  — Mehraba ! Je vous ai apporté de la musique !
  
  Djokhar posa son livre, émerveillé.
  
  — C’est pour nous ?
  
  — Bien sûr ! Je n’ai pas pu revenir plus tôt, j’avais du travail.
  
  Tous la regardaient comme une bête curieuse. Elle s’assit sur une chaise, face à Djokhar, et lui adressa un sourire éblouissant.
  
  — Qu’est-ce que vous lisez ?
  
  — J’apprends le turc ! dit-il, fuyant son regard en rougissant.
  
  — Votre interprète, Fayik Agça, n’est pas là ? demanda-t-elle. Je n’ai pas eu le temps de passer par l’IRO pour le prévenir.
  
  — Ça ne fait rien, affirma aussitôt Djokhar. C’est gentil de venir nous voir. Nous n’avons jamais de visite, presque pas de courrier.
  
  Les quatre autres étaient pendus à ses lèvres. Gulush Kartal pouvait physiquement sentir que l’atmosphère de la chambre s’était transformée. Tous ces jeunes gens n’avaient plus de vie sexuelle depuis longtemps et sa présence les troublait profondément. Elle le voyait à leurs regards fuyants, à leurs gestes gauches. Lorsqu’elle croisa les jambes, sans rien montrer pourtant, sous sa longue robe, la tension monta encore d’un cran. William Green avait eu une bonne idée…
  
  Elle bavarda encore un peu avec Djokhar, mais la conversation était limitée en raison du manque de voca-bulaire du jeune tchétchène. Ostensiblement, elle regarda sa montre et annonça :
  
  — Je vais être obligée de partir.
  
  Elle intercepta la lueur désolée dans le regard de Djokhar et demanda aussitôt :
  
  — Vous ne sortez jamais ?
  
  Djokhar sourit tristement.
  
  — Non. On n’a pas d’argent et puis on ne sait pas où aller. Et avec les béquilles, ce n’est pas facile de se déplacer.
  
  Gulush Kartal lui adressa un sourire à foudroyer un pape.
  
  — Si vous voulez, je pourrai vous emmener faire un tour en voiture, demain. Mais pas plus de trois à la fois : ma voiture est petite.
  
  Les yeux de Djokhar brillèrent.
  
  — C’est vrai ?
  
  — Bien sûr. Demain, je ne travaille pas !
  
  — D’accord ! approuva Djokhar avec enthousiasme. On va tirer au sort. Vous pouvez revenir demain, à deux heures, après le déjeuner ?
  
  — C’est promis ! fit Gulush Kartal en se levant.
  
  Aussitôt, Djokhar empoigna ses béquilles pour l’accompagner jusqu’à l’ascenseur, les yeux fixés sur le renflement de ses seins. Gulush Kartal pouvait sentir son désir presque palpable. D’un ton détaché, dans le couloir, elle demanda :
  
  — Vos autres camarades sont repartis au combat ?
  
  Djokhar tomba dans le piège.
  
  — Non, un a été transféré dans une école coranique le lendemain de votre visite et les deux autres sont en rééducation, dans un autre bâtiment, mais ils reviennent dormir ici.
  
  L’ascenseur arrivait. Elle partit sur le regard implorant de Djokhar qui lui jeta :
  
  — Vous viendrez vraiment demain ?
  
  — Juré !
  
  *
  
  * *
  
  Les ambulances se succédaient devant la clinique. Malko, qui commençait à s’inquiéter, vit enfin Gulush Kartal en émerger. Elle se laissa tomber à côté de lui avec un sourire ravi et raconta sa visite…
  
  — Superbe ! approuva Malko. Par ce Djokhar, on va peut-être apprendre quelque chose.
  
  — Il n’a pas plus de vingt ans, précisa Gulush Kartal. Il semble très naïf, il ne sait sûrement rien.
  
  — Il a peut-être vu quelque chose…
  
  Dans son métier, il n’y avait pas de coïncidences : l’homme supposé être Isa Khamadov avait disparu le lendemain de la venue de William Green. Donc, les Tchétchènes avaient été alertés de cette visite. Ce qui renforçait la théorie de John Burke.
  
  Les Russes avaient bien vendu une charge nucléaire aux Tchétchènes. Et Isa Khamadov était le seul à pouvoir donner une indication sur sa destination. Cependant, étant donné ce qui était arrivé à William Green, Malko avait intérêt à être très prudent. Ceux qui protégeaient le « commandant » tchétchène étaient audacieux, rapides et féroces.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Sous le regard goguenard de ses camarades, Djokhar attendait, assis sur un des lits, le buste très droit, les béquilles à portée de la main, vêtu d’un polo rayé blanc et vert tout neuf et d’un pantalon de survêtement dont la jambe gauche avait été coupée à mi-mollet. Son moignon poilu tombait lamentablement hors de son survêtement. Lorsqu’on frappa à la porte, il cria aussitôt :
  
  — Entrez !
  
  Gulush Kartal pénétra dans la pièce. Elle avait troqué sa longue robe informe pour une en lainage vert qui la moulait des épaules aux genoux, soulignant sa lourde poitrine, des bas noirs et des escarpins. Les boiviki en eurent le souffle coupé : ce n’était pas le style tchétchène. Souriante, elle lança à la cantonade :
  
  — Alors, qui vient se promener ?
  
  — Moi ! lança fièrement Djokhar. Les autres ne peuvent pas.
  
  Cela avait été dur à négocier… Djokhar avait dû jouer de tout son charme et promettre d’abandonner pendant un mois à ses compagnons sa ration de gâteaux fournis par l’IRO. Et, surtout, de ne rien dire à personne. En principe, ils devaient rendre compte de tous leurs faits et gestes à l’interprète Fayik Agça, en réalité mouchard de l’IRO qui payait leur séjour…
  
  — Alors, davai ! lança Gulush Kartal.
  
  Les choses seraient encore plus faciles.
  
  Djokhar sauta sur ses béquilles, et s’appuyant sur sa jambe unique, fonça vers la porte. Elle remarqua la largeur de ses épaules. Le jeune Tchétchène était beau, avec ses grands yeux d’iris et ses traits réguliers. Un verset du Coran gravé sur un rectangle d’argent pendait au bout d’une chaîne sur sa poitrine.
  
  Fier comme Artaban, il adressa un sourire ravi aux infirmières, avant de prendre l’ascenseur. Il était littéralement en transes. Dans la cabine, il bredouilla :
  
  — Je suis si heureux ! Je ne suis sorti qu’une fois.
  
  — Où ? demanda Gulush Kartal.
  
  — Un restaurant, sur une colline de l’autre côté du grand pont. À côté, il y a beaucoup d’antennes de télévision. Nous avons mangé des gâteaux et bu du thé.
  
  — Je vois, fit l’interprète. Nous pouvons aller là.
  
  Il s’agissait d’une sorte de caravansérail construit sur une colline de la partie orientale de la ville, juste à côté des antennes de la radio télévision turque, géré par la municipalité islamiste d’Istanbul. Un fief conservateur où toutes les familles fondamentalistes se retrouvaient le vendredi.
  
  À peine sur le trottoir, Djokhar s’arrêta pour regarder le ciel bleu – la pluie avait enfin cessé – et respirer profondément. Avant de se précipiter maladroitement vers la Polo verte où il jeta ses béquilles à l’arrière. Il était resplendissant de bonheur. Gulush Kartal se glissa au volant, faisant involontairement remonter sa robe sur ses cuisses. Djokhar détourna vivement les yeux et posa ses mains à plat sur ses genoux, comme pour les empêcher de bouger… Dans cette petite voiture, ils étaient pratiquement serrés l’un contre l’autre.
  
  La Turque démarra, cherchant à rattraper l’E5, le regard du jeune boivik pesant sur elle. Les narines dilatées, il respirait les effluves de son parfum, troublé jusqu’au fond des os. Avant de s’engager sur la rampe menant à l’E5, Gulush Kartal vérifia d’un coup d’oeil la présence d’une Mercedes grise derrière elle.
  
  Un mort suffisait.
  
  *
  
  * *
  
  Au volant de la Mercedes, Elko Krisantem décolla du trottoir, fou de joie de retrouver « sa » ville. Malko l’avait appelé la veille, après une réunion avec John Burke où ils avaient fait le point. Ils avaient passé en revue les options concernant Isa Khamadov. Le « commandant » tchétchène n’avait pas pu être renvoyé dans son pays. Ses amis ne l’avaient sûrement pas liquidé. Donc, il était quelque part à Istanbul. La seule façon de ne pas faire appel au MIT était de « confesser » Djokhar. Tâche confiée à Gulush Kartal. L’antenne d’Istanbul étant réduite en personnel, John Burke avait approuvé la suggestion de Malko de faire venir Elko Krisantem, qui présentait l’énorme avantage de parler turc et d’être comme un poisson dans l’eau à Istanbul.
  
  Ravi de reprendre du service, le Turc avait sauté dans le premier avion, obligé hélas de laisser au château de Liezen son vieux parabellum Astra, en raison des contrôles dans les aéroports, et n’emportant que son mortel lacet, grâce auquel il avait envoyé pas mal de malfaisants dans un monde meilleur. Bien que voûté, vieilli, amaigri, c’était encore un tueur redoutable, manifestant un dévouement d’esclave à celui qu’il avait pourtant voulu tuer quelques années plus tôt [24]…
  
  Il serait venu de Vienne à pied, si Malko lui en avait donné l’ordre. Ce dernier se retourna afin de vérifier qu’il n’était pas suivi. Avec Krisantem et le Beretta 92 prêté par John Burke, il pouvait faire face. Elko remarqua :
  
  — Ça n’existait pas, cette autoroute, la dernière fois…
  
  Il ne reconnaissait plus sa ville. Se faufilant dans la circulation, il se positionna de façon à ne pas perdre la Polo verte de vue, car ils ignoraient où Gulush se rendait. Quarante minutes plus tard, après avoir franchi le pont Bokacisi, ils quittèrent le freeway pour une route sinuant jusqu’au sommet d’une colline dominant le Bosphore. Elle se terminait au bord d’une esplanade où se dressaient plusieurs bâtiments. La Polo verte se gara dans un parking aux trois quarts vide et ses occupants en sortirent. Malko désigna à Elko Krisantem un grand panneau au-dessus du parking : « Istanbul Buyuksehir Belediyest Gamlica Sosyal Tesisleri ».
  
  — Qu’est-ce que cela veut dire ?
  
  — Établissements sociaux de Gamlica de la grande municipalité d’Istanbul, traduisit le Turc. Je vais voir ce que c’est.
  
  Malko resta dans la Mercedes, sur ses gardes, une balle dans le canon du Beretta 92. Gulush et son protégé avaient disparu. Il ne pouvait s’empêcher de se demander comme un agent expérimenté comme William Green avait pu se faire surprendre, alors qu’il était sur ses gardes.
  
  *
  
  * *
  
  Dès qu’ils étaient entrés dans la grande salle du caravansérail, un garçon barbu avait jeté un regard furibond à Gulush Kartal, qui détonnait avec sa tête nue et ses jambes découvertes. Ce n’était pas le genre de la maison, mais, hélas, le restaurant était ouvert à tous… Il était presque vide, à part quelques femmes « bâchées » enveloppées dans des tchartcharfs noirs, en train de se goinfrer de gâteaux.
  
  Le garçon apporta un plateau de bakrava et de loukoums et du thé, arborant une mimique dégoûtée devant Gulush, à ses yeux incarnation agressive du péché.
  
  Bâti sur un éperon rocheux dominant le Bosphore, le restaurant jouissait d’une vue splendide, mais Djokhar n’arrivait pas à détacher son regard des longues jambes gainées de noir de sa bienfaitrice. Il n’avait pas touché aux gâteaux et laissait son thé refroidir.
  
  — Voulez-vous qu’on se promène dans le parc ? proposa Gulush Kartal. Il fait beau et la vue est magnifique.
  
  Djokhar lâcha un « oui » absent. Apparemment, il se moquait de la vue comme de sa première Kalach, mesmérisé par la jeune femme assise à côté de lui. Son cerveau bouillonnait de questions. Il se lança enfin, d’une voix étranglée :
  
  — Votre mari travaille ?
  
  Gulush sourit.
  
  — Je n’ai plus de mari, je vis seule.
  
  — Il est mort ?
  
  Une veuve, c’était son univers…
  
  — Non, corrigea Gulush, je suis divorcée.
  
  — Mais vous n’êtes pas retournée chez vos parents ?
  
  Gulush sourit.
  
  — Non, ils vivent très loin et je préfère Istanbul.
  
  Elle croisa les jambes, ce qui expédia des litres d’adrénaline dans les artères du jeune Tchétchène confronté à un dilemme : où placer Gulush sur le curseur qui allait de la femme honnête et mariée à la putain ?
  
  — C’est une belle ville, admit-il, le regard fixé sur les seins lourds, moulés par la robe verte.
  
  Sentant son trouble, Gulush essaya de le mettre à l’aise.
  
  — Qu’allez-vous faire après Istanbul ? demanda-t-elle.
  
  Djokhar secoua la tête, le regard soudain plein de tristesse.
  
  — Je ne sais pas. Mon village a été rasé au cours d’une zatchistika [25] par les Omons, ma famille a fui en Ingouchie. Je crois que ma soeur a été tuée. De toute façon, je ne peux pas retourner en Tchétchénie tant que les Russes y sont. Ils me tueraient aussi. Et, ici, je ne peux pas travailler…
  
  À part mendier dans les ruelles d’Atakay, il n’avait pas beaucoup d’avenir. Gulush Kartal le regarda avec un mélange de pitié et de tendresse. En dépit de son moignon, c’était un très beau garçon.
  
  — Et vos amis, ceux de la chambre ? demanda-t-elle.
  
  — Ils sont comme moi. L’IRO paie pour la clinique, mais nous ne pourrons pas rester en Turquie. Or je ne peux pas voyager. J’ai perdu mon passeport russe et aucun pays ne reconnaît les passeports tchétchènes émis par le gouvernement du président Maskhadov.
  
  — Vous finirez par vous en sortir, vous êtes jeune.
  
  Il trempa enfin les lèvres dans son thé. Gulush le sentait un peu plus en confiance. Elle décida de commencer à « travailler ».
  
  — Djokhar, dit-elle, lorsque je suis venue avec ce journaliste américain, quelque chose m’a étonnée. Votre « interprète » a ordonné à un de vos camarades de ne pas dire son nom. Pourquoi ?
  
  Djokhar lui jeta un regard stupéfait.
  
  — Mais vous parlez tchétchène ?
  
  — Un peu ! Ma mère était de Grozny. Mais je ne le pratique jamais.
  
  Nouveau choc pour Djokhar. Troublé, déstabilisé, il bredouilla d’une voix mal assurée en fuyant le regard de Gulush :
  
  — Je n’ai rien entendu de semblable. Vous avez dû mal comprendre.
  
  Il mentait si mal que c’en était pathétique… Gulush n’insista pas. Il n’était pas mûr… Elle regarda ostensiblement sa montre.
  
  — Il va falloir que je vous ramène bientôt. Vos camarades vont être inquiets.
  
  Djokhar se rembrunit d’un coup.
  
  — Déjà !
  
  — Enfin, pas tout de suite, précisa la jeune femme. Vous voulez vous promener en ville ? Il y a de très beaux monuments.
  
  Le jeune boivik secoua la tête et dit d’une voix hésitante :
  
  — Je préférerais aller dans un hammam… À la clinique, il n’y a que des douches.
  
  Gulush Kartal saisit l’occasion au vol.
  
  — Si c’est pour prendre un bain, proposa-t-elle, vous pouvez venir chez moi. Il y a une baignoire !
  
  — Oh non ! fit-il en rougissant, ce n’est pas possible.
  
  — Mais si, répliqua Gulush. Ensuite, vous vous sentirez mieux. Davai !
  
  Il se leva si brutalement qu’il fît tomber ses béquilles. L’addition était ridiculement basse… Cent cinquante mille livres pour du thé et des gâteaux. Djokhar n’ouvrit plus la bouche jusqu’au moment où Gulush arrêta la Polo en face de chez elle. D’un coup d’oeil, elle vérifia que la Mercedes grise était toujours là.
  
  Il n’y avait pas d’ascenseur et le jeune homme eut du mal à monter les trois étages. Épuisé, il se laissa tomber dans le canapé du petit living-room, regardant les Kilims recouvrant le sol, les tableaux aux murs, les meubles anciens.
  
  — C’est beau ici, dit-il. Vous êtes riche…
  
  — Mais non ! protesta la jeune femme. Je vais faire couler votre bain.
  
  Quand elle s’éloigna vers la salle de bains, Djokhar ne put détacher les yeux de sa croupe. C’est Allah qui lui avait envoyé cette « houri »… Les imams promettaient que les « martyrs » auraient une vie merveilleuse au ciel. Lui avait l’impression de s’y trouver déjà… Gulush réapparut quelques instants plus tard.
  
  — L’eau coule ! annonça-t-elle. Il faut vous déshabiller.
  
  *
  
  * *
  
  Malko avait trouvé une place en double file, en face d’un cimetière, dans la rue où la jeune femme lui avait dit habiter. Surpris que Gulush Kartal emmène le jeune Tchétchène chez elle… Elko Krisantem, lui, était carrément choqué. Malko descendit de la Mercedes pour inspecter les alentours. Dans ce quartier populeux, c’était difficile de repérer une surveillance… Il décida de rendre compte sur son portable à John Burke. L’Américain fut tout de suite alarmé.
  
  — Vous êtes certain qu’elle ne risque rien ? demanda-t-il anxieusement.
  
  — S’il ressort seul, nous l’intercepterons, assura Malko. Mais ce garçon ne paraît pas mêlé à notre affaire.
  
  Après avoir coupé la communication, il regarda l’immeuble, souhaitant ne pas se tromper.
  
  *
  
  * *
  
  — Vous êtes prêt ? demanda Gulush Kartal.
  
  Djokhar avait ôté son unique basket, mais était incapable d’aller plus loin. Ça lui était impossible de se déshabiller, même partiellement, devant une femme. Il fit une grimace, posant la main sur son moignon découvert.
  
  — J’espère que l’eau chaude ne va pas me faire mal ! C’est encore très sensible ! dit-il.
  
  Gulush vint s’asseoir près de lui, examinant la jambe coupée à mi-mollet. Étrangement, les poils avaient repoussé, nombreux et noirs, sur le moignon. Elle les effleura et, aussitôt, Djokhar poussa une sorte de gémissement.
  
  — Arrêtez !
  
  Elle obéit aussitôt.
  
  — Je vous ai fait mal ?
  
  — Non, non. Au contraire, c’est très sensible, mais…
  
  Il s’arrêta, embarrassé, et le regard de la jeune femme se posa alors un peu plus haut. Le coton gris de son survêtement était déformé par une puissante érection. Ce bref contact avait excité le jeune Tchétchène.
  
  Le regard de Gulush remonta alors jusqu’au visage de Djokhar. Il exprimait un désir si direct, si pur, qu’elle en fut troublée. Brutalement son ventre s’embrasa et elle en oublia la raison de la présence chez elle du jeune Tchétchène. Gulush Kartal n’était pas insensible aux hommes et celui-ci semblait à la fois si fragile et si viril…
  
  De nouveau, elle effleura les poils couvrant le moignon. Djokhar gémit, se tortillant sur le canapé. Ce qui n’était encore qu’un ruisselet au fond du ventre de Gulush se transforma en cataracte… La bosse qui déformait le survêtement du jeune homme sembla encore augmenter de volume. Elle n’en revenait pas d’avoir déclenché un désir aussi violent avec si peu de moyens ! Djokhar, le visage crispé, paraissait souffrir. Il lui saisit le poignet et dit d’une voix suppliante :
  
  — Pajolsk ! [26] Arrêtez, arrêtez !
  
  Devant les petits sursauts de son bassin, Gulush, en femme d’expérience, devina que l’irréparable allait se produire. Ce fut plus fort qu’elle : d’un geste preste, elle saisit la ceinture élastique du survêtement et tira vers le bas. Dessous, Djokhar ne portait rien. Un long sexe se détendit, tendu à éclater, magnifique.
  
  Gulush n’hésita pas. Juste au moment où Djokhar allait éjaculer, elle se pencha et enfonça le membre bandé dans sa bouche. L’effet fut immédiat. Djokhar poussa un rugissement et un abondant jet de sperme heurta le palais de la jeune femme, envahit sa gorge. Malgré tout, Djokhar tenta de se dégager, mais elle le tenait solidement par la base de son sexe, tout en continuant sa fellation sur le membre toujours raide. Elle-même sentit son ventre se liquéfier. Un plaisir violent la transperça. Sans qu’il la touche, elle venait de jouir à l’idée de ce jet puissant qui aurait pu se répandre dans son ventre.
  
  Le jeune Tchétchène était encore agité de spasmes. Gulush retira lentement sa bouche, rendant à l’air libre le sexe bandé. Le moignon de la jambe gauche s’agitait spasmodiquement. Djokhar repoussa Gulush presque avec brutalité, les yeux fous, puis glissa sur le tapis. À genoux, il balbutia :
  
  — Pardonnez-moi, madame ! pardonnez-moi. J’ai honte !
  
  Gulush lui répondit d’un sourire à faire fondre un iceberg. Bien décidée à ne pas en rester là. Elle se leva sans un mot, fit passer sa robe verte par-dessus sa tête, révélant un soutien-gorge bien rempli et un string noir ainsi que des bas montant haut sur ses cuisses. Elle se pencha, prit le jeune homme sous les aisselles et l’aida à se remettre debout, en équilibre sur une jambe. Son sexe encore raide effleura son ventre. Elle en avait les jambes flageolantes.
  
  — Je te pardonne, fit-elle, à une condition.
  
  — Laquelle ? balbutia le jeune homme.
  
  En tchétchène, elle lui dit, les yeux dans les yeux :
  
  — Si tu en as encore la force, mets-moi ton gros sexe dans le ventre.
  
  Djokhar la regarda, éberlué, pendant qu’elle se débarrassait de son string. Son désir ne fléchissait pas. Les yeux hors de la tête, il se colla à elle, donnant déjà des coups de reins, comme un chien qui s’excite sur la jambe de son maître. Ils chutèrent, emmêlés, sur le Kilim. Gulush ouvrit doucement les cuisses comme Djokhar grimpait sur elle, son moignon battant frénétiquement dans le vide. Quand elle sentit le membre toujours aussi dur l’emplir d’un coup et buter au fond de son ventre, elle crut défaillir. Déjà, Djokhar s’agitait en elle comme un piston de locomotive. À tel point que Gulush dut lui saisir les hanches pour canaliser un peu son énergie.
  
  Emmanchée, écrasée par ce corps musclé, elle se dit que joindre l’agréable à l’utile était bien bon. Djokhar se déchaînait comme s’il voulait remonter jusque dans sa gorge. Le frottement contre son clitoris déclencha chez Gulush un orgasme dévastateur. Elle hurla, les yeux révulsés, les mains crochées dans les reins de son jeune amant qui se déversait enfin en elle.
  
  C’était beau la jeunesse…
  
  *
  
  * *
  
  Gulush Kartal avait le ventre en feu. Djokhar était comme une sex-machine détraquée ! Il n’avait même pas débandé après son second orgasme, continuant comme un malade à la marteler, pétrissant ses seins à lui faire mal. Après le troisième, il s’était immobilisé, toujours fiché en elle. Comme si, une fois sorti, il ne pourrait plus y revenir. Gulush jeta un coup d’oeil discret sur la Breitling Callistino qu’elle s’était offerte avec ses économies pour son anniversaire, faute d’homme pour lui faire ce cadeau.
  
  Cinq heures…
  
  La voix de Djokhar la fit sursauter.
  
  — Tu sais, dit-il, je t’ai menti tout à l’heure. Il faut me pardonner.
  
  Elle chercha son regard, souriante.
  
  — Pour le moignon ?
  
  — Non. Pour Isa. Maintenant que je sais que tu as du sang tchétchène, je peux te dire la vérité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Gulush Kartal réussit à demeurer impassible. Elle venait de faire d’une pierre deux coups. Mais elle ne voulut pas mettre la puce à l’oreille du Tchétchène.
  
  — Viens prendre ton bain, dit-elle, tu me raconteras après.
  
  Djokhar se remit debout en clopinant et se débarrassa de son T-shirt rayé. Il n’osait toujours pas regarder la jeune femme et celle-ci passa un peignoir. L’eau du bain était moins que tiède, mais le Tchétchène s’y plongea avec délices. Gulush s’assit sur le rebord de la baignoire, les sens en paix. Depuis très longtemps, elle n’avait pas eu à assouvir une telle fougue. Elle en avait encore des frissons dans le ventre.
  
  — Je ne savais pas qui tu étais, répéta Djokhar. Maintenant, je sais que tu ne peux pas être une ennemie. L’homme dont tu parles est un de nos « commandants » les plus respectés. Un héros. Il a sauté sur une mine pour protéger ses hommes. Seulement, les Russes veulent le tuer.
  
  — Mais je ne suis pas russe ! objecta-t-elle.
  
  — Non, mais Fayik Agça, celui qui nous protège, a eu peur que l’homme que tu accompagnais soit envoyé par eux, pour le tuer. Alors, dès le soir, ils l’ont emmené dans un endroit sûr. Maintenant, je sais que c’était inutile.
  
  — Où ? ne put s’empêcher de demander Gulush.
  
  — Je ne sais pas, ils ne me l’ont pas dit. Des frères de l’IRO l’ont emmené en voiture. Tu ne m’en veux pas de t’avoir menti ?
  
  Son regard implorant envoya une onde désagréable dans la colonne vertébrale de Gulush Kartal. C’est elle qui aurait dû lui demander pardon… Spontanément, Djokhar enchaîna :
  
  — Je crois que c’est notre ambassadeur en Turquie, Son Excellence Beslan Akalanov, qui représente le président Maskhadov, qui a demandé qu’on le mette en sûreté. C’est un homme très bon : il veille sur nous comme un père.
  
  — Je vois, dit Gulush sans insister.
  
  Djokhar sourit, embarrassé.
  
  — Il va falloir que je rentre… Il est tard.
  
  Elle le laissa terminer son bain. Quand il émergea de la salle de bains, il était radieux, mais il ne la regardait toujours pas en face. Ce n’est que dans la voiture qu’il osa dire :
  
  — Tout à l’heure, quand tu as… J’ai cru que tu étais une putain. Jamais une femme tchétchène ne le ferait. Son mari la tuerait.
  
  Gulush sourit, vérifiant d’un coup d’oeil que la Mercedes était toujours là.
  
  — Je ne suis pas une putain, affirma-t-elle, mais tu es jeune et beau. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à te donner du plaisir.
  
  Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à Sirinevler. En approchant de la clinique, Djokhar ne put cacher sa nervosité.
  
  — Il ne faut pas que les autres sachent…
  
  — Ce n’est pas moi qui leur dirai, promit Gulush.
  
  Rassuré, il s’enhardit, reprenant le vouvoiement :
  
  — Vous viendrez encore me voir ?
  
  Gulush Kartal prit une carte dans son sac et la lui tendit.
  
  — Il y a mon numéro de téléphone. Vous avez un portable dans la chambre. Appelez-moi.
  
  Elle attendit qu’il soit rentré dans la clinique pour démarrer, la Mercedes collée à elle. Les deux véhicules se rejoignirent seulement en face du Pera Palace.
  
  *
  
  * *
  
  La nuit tombait sur Istanbul et les muezzins commençaient à couiner dans tous les coins, dominant le bruit de la circulation. John Burke se versa une bonne rasade de Defender Success 12 ans d’âge, y ajouta de la glace et se tourna vers ses deux visiteurs.
  
  — Gulush, bravo ! lança-t-il. Nous savons donc de façon certaine qu’Isa Khamadov se trouve toujours à Istanbul. Si ce garçon ne ment pas…
  
  — Il ne mentait pas, fit fermement la jeune femme.
  
  Elle n’avait évidemment pas donné tous les détails de leur entrevue, se contentant de parler du bain. La CIA n’avait pas à contrôler ce qu’elle se mettait dans le ventre. Elle se sentait en pleine forme, après cette récréation de pure sexualité. Rien que pour cela, elle se bénissait d’avoir accepté cette mission.
  
  — Vous connaissez Beslan Akalanov ? demanda Malko à John Burke.
  
  — Bien sûr, c’est l’ancien ministre des Affaires étrangères du président Maskhadov. Du temps où la Tchétchénie existait encore… Il a fui son pays et les Turcs acceptent la fiction de son « ambassade », bien qu’elle n’ait aucune base légale. La Turquie ne reconnaît pas le gouvernement Maskhadov. Seulement, il faut tenir compte des islamistes turcs et ceux-ci aiment bien les Tchétchènes.
  
  — Y a-t-il une chance qu’il coopère avec nous ?
  
  — Aucune, reconnut platement John Burke. C’est un islamiste pur et dur. Il ne parle que tchétchène, mais a un pouvoir absolu sur tous les « commandants ».
  
  — Donc, nous sommes dans une impasse…
  
  — Pas forcément. Si je demande au MIT de faire pression sur lui, ils accepteront. Ils voient d’un mauvais oeil cette implantation d’islamistes « importés », en plus des leurs. Seulement, il faudra donner une bonne raison à nos homologues.
  
  — C’est faisable, conclut Malko. Ensuite, il n’y a plus qu’à aller le voir pour savoir où se cache Isa Khamadov.
  
  — Lui aussi voudra savoir pourquoi nous le cherchons, remarqua Gulush.
  
  Un ange passa. John Burke demeura muet. Pas question de révéler à l’interprète l’histoire du SADM.
  
  — Sûrement, reconnut Malko. Mais là, je pense qu’il faut dire la vérité. C’est aux Russes que nous en voulons, pas aux Tchétchènes. Nous devons savoir, pour la sécurité des États-Unis, si cette histoire est vraie ou non.
  
  — Elle est vraie, hélas, soupira John Burke. Bon, dès demain matin, j’appelle mon copain Zeynel Sokik.
  
  Ils redescendirent retrouver Elko Krisantem qui veillait sur les voitures dans Mesrutiyet Caddesi.
  
  — Vous voulez dîner avec moi ? proposa Malko à Gulush. Vous l’avez bien mérité !
  
  La jeune femme secoua la tête en souriant.
  
  — Je suis crevée. Pas ce soir.
  
  Malko la regarda s’éloigner, perplexe. Elle avait les yeux bien cernés pour une honnête femme, et l’allure un peu trop épanouie. Il allait en être réduit à errer dans les somptueux salons vides du Ciragan qui ressemblait en cette saison au château de Marienbad.
  
  *
  
  * *
  
  Beslan Akalanov, sa haute chapka d’astrakan gris vissée sur la tête, était assis derrière le bureau décoré du drapeau tchétchène vert, jaune et rouge, sous un portrait du président Maskhadov accroché au mur, encadré par des versets du Coran. Il écoutait poliment son interlocuteur dont les propos étaient traduits par son interprète personnel, Sado. Lui-même refusait d’apprendre le turc… Les bureaux de l’ambassade, situés dans le quartier populeux de Fatih, occupaient tout le rez-de-chaussée d’un modeste immeuble, au 8 Dolap Sokak. Il n’y avait pas de plaque sur la porte, pas de drapeau extérieur, mais il tenait à son titre d’ambassadeur plénipotentiaire d’un gouvernement qui n’existait plus que sur le papier. La Tchétchénie était occupée et en ruines, son président en fuite dans son propre pays, relié au monde extérieur uniquement par un Immarsat brouillé par les Services russes… Mais, rebelle à tout, Beslan Akalanov faisait front, comme le général de Gaulle en 1940… Exilé, sans beaucoup de moyens mais avec une foi inébranlable dans l’avenir de la Tchétchénie. Cela faisait deux siècles que les Russes essayaient de se débarrasser des Tchétchènes. Ceux-ci, massacrés, chassés de leurs terres, déportés en Sibérie, resurgissaient toujours, soutenus par une diaspora motivée et riche.
  
  Cependant, Beslan Akalanov ne pouvait traiter par le mépris l’homme qui se trouvait dans son bureau, colonel du MIT et sympathisant de la cause tchétchène, mais obéissant aux ordres de sa hiérarchie. Il but un peu de thé et lança à son interprète :
  
  — Dis-lui que je recevrai l’Amerikanski. Qu’il vienne ici demain.
  
  Le colonel du MIT se confondit en remerciements et Beslan Akalanov daigna se lever pour le saluer. Avec sa chapka, il mesurait près de deux mètres. Impressionnant, avec sa longue barbe et ses orbites creuses. À peine le colonel turc fut-il sorti qu’il lança à son interprète :
  
  — Appelle-moi Osman. Dis-lui de m’envoyer Fayik Agça.
  
  Osman Davut était la tête pensante de l’IRO, un homme qui les avait toujours aidés et financés. Grâce à lui, les blessés tchétchènes étaient bien soignés, du matériel et des armes traversaient la Géorgie à destination de la Tchétchénie. Islamiste convaincu, il s’était déjà impliqué en Bosnie dans l’organisation de la brigade islamiste internationale. Cette affaire le concernait au premier chef. Beslan Akalanov était soucieux. Il avait besoin des Turcs, seule tête de pont à l’extérieur de la Tchétchénie hors de portée des Russes, mais aussi d’Osman Davut qui recrutait des volontaires pour défendre son sol.
  
  Il ne voyait pas pourquoi les Américains s’intéressaient à ce « commandant » mutilé. Certes, ils laissaient les Russes massacrer les Tchétchènes, mais ils ne les aidaient pas. S’ils avaient besoin de renseignements, cela pouvait toujours se négocier. Le Caucase était une poudrière complexe où on ne comptait jamais assez d’amis.
  
  Fayik Agça pénétra dans le bureau vingt minutes plus tard. Il écouta attentivement le récit de l’« ambassadeur », paniqué et ivre de rage. Lui savait pourquoi les Américains s’intéressaient à Isa Khamadov, mais il ne pouvait pas le dire à Beslan Akalanov. C’était une autre facette de son combat. Il fallait coûte que coûte prendre les mesures adéquates. Il mentit effrontément :
  
  — Frère Akalanov, dit-il, il faut être prudent. Il y a une semaine, un envoyé de Moscou a tenté de retrouver le frère Isa Khamadov. Ils veulent le tuer, comme tous les grands « commandants ». Nous avons donc été obligés de le cacher.
  
  Beslan Akalanov approuva.
  
  — C’est bien, mais il faudra trouver une solution. J’ai besoin des Turcs.
  
  — Reçois cet Américain, conseilla Fayik Agça. Le mieux, c’est que je fasse quitter le pays au frère Isa.
  
  Il étreignit l’ambassadeur et sortit, bouillonnant de rage. L’élimination du premier Américain aurait dû suffire à couper la piste. Que s’était-il passé ? Il devait le découvrir coûte que coûte. Parce que si les Américains apprenaient la vérité, ils se déchaîneraient. Certes, son camp avait encore une longueur d’avance, mais pour combien de temps ? Et il y avait des procédures qu’il devait respecter. L’opération dans laquelle le Djihad s’était lancé ne pouvait pas être accélérée. Donc, il fallait gagner du temps, à n’importe quel prix. Quelqu’un avait remis les Américains sur la piste de Isa Khamadov. Mais qui ? C’était son devoir de le trouver vite et de châtier le coupable.
  
  *
  
  * *
  
  La porte de la chambre 408 s’ouvrit brutalement et quelqu’un alluma. Les sept boiviki se réveillèrent en sursaut. Quatre dormaient sur les lits, trois sur des matelas posés à même le sol. Djokhar faisait partie de ces derniers. Le faisceau d’une lampe électrique l’éblouit et la voix glaçante de Fayik Agça lui figea le sang.
  
  — Frère Djokhar, lève-toi et suis-nous.
  
  Djokhar se leva avec peine, le coeur battant la chamade. Il savait qu’ils venaient pour lui. Il avait été idiot. En quittant Gulush, il s’était juré de garder le silence vis-à-vis de ses compagnons, mais ces derniers l’avaient assailli de questions sur son après-midi, le menaçant de le mettre en quarantaine tant qu’il ne parlerait pas. Son orgueil le poussait à raconter son aventure… Alors, il s’était lâché, ne dissimulant que peu de détails, comme le fait d’avoir joui dans la bouche de cette femme. Ils ne l’auraient pas cru.
  
  Tous s’étaient félicités de sa chance, mais il savait qu’au moins un d’entre eux, Chamyl, rapportait tout à Fayik Agça. C’est lui qui avait dû le balancer. Il attrapa ses béquilles. Dormant tout habillé dans son survêtement, il fut vite prêt. Dans le couloir, il eut froid, mais la porte de la chambre 408 s’était déjà refermée. Deux hommes accompagnaient Fayik Agça. Ni des Turcs, ni des Tchétchènes, car ils échangèrent entre eux quelques mots d’arabe. Tous traversèrent le hall désert de la clinique où somnolaient quelques patients, pour monter dans une vieille voiture qui démarra aussitôt. C’est alors que Djokhar aperçut une arme dans la ceinture d’un des Arabes.
  
  — Où allons-nous ? demanda-t-il, apeuré.
  
  Fayik Agça se retourna et lança, mauvais :
  
  — Rencontrer quelqu’un qui veut te parler. Tu as commis une lourde faute.
  
  Djokhar baissa la tête. C’était vrai, il aurait dû demander à Fayik Agça la permission de sortir. On allait sûrement le punir. Cependant, en repensant à ce qui s’était passé, il se dit que le jeu en valait la chandelle… La voiture tournait et virait dans les ruelles de Fatih. Soudain, elle s’arrêta à côté d’une autre, le capot tourné en sens inverse.
  
  — Descends ! lança Fayik Agça.
  
  Djokhar obéit et on le poussa dans la seconde voiture qui démarra aussitôt, l’autre restant en arrière pour interdire toute filature.
  
  Le trajet dura quarante minutes, principalement le long du Bosphore, puis la voiture pénétra dans une cour sombre. Un des appartements du rez-de-chaussée était allumé. Djokhar boitilla jusqu’à une porte donnant sur une pièce meublée d’un tabouret et d’une table derrière laquelle se tenait une femme, la tête recouverte d’un foulard. Très belle, avec des yeux d’un vert intense., elle portait une tunique bouffante et un pantalon. Les trois hommes se placèrent derrière Djokhar en un cercle menaçant. Fayik Agça lança :
  
  — La soeur va te poser des questions. Tu dois répondre.
  
  C’était bien la première fois qu’il était interrogé par une femme ! Intimidé, Djokhar inclina la tête affirmativement. La femme parla, dans une langue inconnue de lui, et Agça traduisit :
  
  — Tes camarades nous ont dit qu’hier, tu es sorti de l’hôpital sans permission. C’est vrai ?
  
  — C’est vrai, reconnut Djokhar, la gorge serrée.
  
  — Qu’as-tu fait ?
  
  Au ton de la question, Djokhar fut certain que ses camarades avaient parlé. Inutile de mentir. Il raconta son escapade dans un silence glacial, sans parler évidemment de son intermède sexuel, ni du bain.
  
  — Donc, conclut l’interrogateur, tu es resté tout le temps au caravansérail ?
  
  — Oui ! fit Djokhar dans un souffle.
  
  — Menteur ! hurla Fayik Agça.
  
  Planté devant le blessé, il éructa :
  
  — Tu es parti de cet endroit à quatre heures et rentré à l’hôpital à sept. Où es-tu allé ?
  
  Ainsi, ils avaient fait une enquête… Par bribes, Djokhar dut avouer la vérité, et même avoir eu des relations sexuelles avec Gulush Kartal. Les yeux verts de la femme assise derrière la table le fixaient avec un mépris insondable. Elle dit quelques mots traduits aussitôt par l’interprète.
  
  — Tu as le droit d’aller voir des putains, mais pas celles qui travaillent pour nos ennemis ! Pourquoi as-tu parlé à cette femme du frère Isa ?
  
  — Mais je n’ai rien dit ! protesta Djokhar, seulement qu’il avait été transféré ailleurs.
  
  — C’est déjà trop ! Cette femme travaille pour nos ennemis, les impies et les mécréants !
  
  Djokhar redressa la tête, pris cette fois d’une sainte fureur. Cette femme trop belle s’était moquée de lui.
  
  — Bismillah Al Rahman, Al Rahim ! gémit-il, je demande pardon, je vais couper la gorge de cette femme, je le jure sur le saint Coran. Qu’on me donne une arme.
  
  — Toi qui ne peux même pas marcher ! ricana Fayik Agça.
  
  La femme derrière la table dit quelques mots et il se calma. Puis elle continua d’une voix douce et Fayik Agça traduisit :
  
  — Notre soeur dit qu’on doit te donner une chance de te racheter… Si tu veux vraiment faire triompher notre cause, c’est ce que tu feras. Nous te pardonnons au nom du Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux. Nous te pardonnons parce que tu as combattu vaillamment. Mais sache que tout ce que tu peux dire est utilisé par nos ennemis. Que Dieu les pulvérise !
  
  — Allah O Akbar ! dit machinalement Djokhar.
  
  La femme se leva. Elle le fascinait, avec sa haute taille, ses mèches claires sortant du foulard et sa silhouette gracieuse. Malgré les épaisseurs de tissu, on voyait la forme de sa poitrine et cela lui fit penser à Gulush. Mais pas de la façon dont ses amis le lui avaient conseillé. De toutes ses forces, il se mit à réciter un verset du Coran pour chasser la tentation. La femme passa devant lui et il put détailler son visage. Elle était très belle, avec une mâchoire énergique, une grande bouche et ces deux émeraudes à la place des yeux… Il se demanda pourtant comment des hommes acceptaient d’être commandés par elle. En Tchétchénie, cela serait impensable. Elle sortit la première et il entendit un bruit de moteur.
  
  — On va te ramener à l’hôpital, annonça Fayik Agça. Tu ne parleras à personne de ce qui s’est passé ici.
  
  *
  
  * *
  
  La nuit avait passé. Djokhar n’avait pas dit un mot à ses compagnons de chambre, mais continuait à ruminer la situation. La porte s’ouvrit sur Fayik Agça qui suivait le garçon apportant le thé. Il fit signe à Djokhar de sortir dans le couloir et l’entraîna dans une chambre voisine, non occupée. Il sortit alors de sa serviette un paquet enveloppé dans un linge blanc sur lequel était inscrit à l’encre verte un verset du Coran.
  
  — Ceci est pour toi, dit-il.
  
  Djokhar déplia le linge. Il contenait un long couteau de boucher à la lame mince effilée tranchante comme un rasoir.
  
  — Bismillah Al Rahman, Al Rahim, fit Fayik Agça d’une voix grave, tu vas remplir une mission, mon frère, et retrouver ton honneur de combattant. Tu vas saigner comme une truie cette femme qui t’a détourné de Dieu.
  
  — Allah O Akbar ! bredouilla Djokhar, fasciné par la lame brillante. Je le ferai. Mais je ne sais pas où la trouver.
  
  En Tchétchénie, il avait souvent égorgé des blessés ou des prisonniers russes, sans la moindre émotion.
  
  — Le moment venu, je te dirai où aller et comment procéder. Prépare-toi en priant. Tu n’as pas peur de tuer cette prostituée ?
  
  — Que Dieu me préserve, non ! affirma d’une voix forte le jeune Tchétchène. J’égorgerai cette chienne en pensant à Dieu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Une femme au visage ingrat, la tête couverte d’un foulard, enveloppée dans plusieurs couches de vêtements qui ne laissaient voir que ses pieds, ouvrit la porte des bureaux du ministre plénipotentiaire Beslan Akalanov et jeta un coup d’oeil méfiant à Malko et Gulush Kartal. Elle les fit pénétrer sans un mot dans une minuscule pièce qui servait d’entrée. À droite, ils aperçurent un bureau plein d’hommes et de femmes affairés à diverses tâches. L’« ambassade » occupait un modeste appartement dans Dolap Sokak, petite rue commerçante du quartier Fatih, le fief islamiste d’Istanbul.
  
  Ils durent patienter près d’une demi-heure sur une étroite banquette de l’entrée. Enfin, un jeune homme qui parlait un turc approximatif et rugueux, sans cravate et vêtu d’un costume semblant sortir d’une essoreuse, leur annonça que Son Excellence Beslan Akalanov allait les recevoir.
  
  Dès qu’il pénétra dans les bureaux, Malko fut frappé par la taille et la dignité de l’ambassadeur tchétchène, dont la chapka d’astrakan gris semblait vissée sur sa tête.
  
  La pièce était petite, avec deux fenêtres donnant sur la rue. Un drapeau tchétchène ornait le bureau et le portrait du président Maskhadov décorait le mur, derrière. Le téléphone sonnait sans arrêt, et un jeune homme debout, à côté du bureau, répondait, chuchotant ensuite quelques mots à l’oreille de l’ambassadeur. Ce dernier distribua à ses visiteurs de petits drapeaux tchétchènes et des porte-clefs ! Une Tchétchène « bâchée » apporta l’inévitable thé.
  
  — Que voulez-vous ? demanda le jeune interprète en turc. Son Excellence n’a pas beaucoup de temps. Il vous reçoit par courtoisie et veut d’abord vous expliquer la situation en Tchétchénie.
  
  Commença alors une longue palabre approximativement traduite, avec exhibition de photos d’atrocités commises par les Russes. D’une voix monocorde, le Tchétchène détaillait leurs exactions dans son pays, les femmes et les enfants massacrés, la cruauté des Forces spéciales, les villages brûlés… y opposant le courage lumineux des boiviki prêts à traiter les Russes comme leurs frères…
  
  Un festival de langue de bois… Une demi-heure s’écoula ainsi avant que Gulush Kartal puisse attaquer le vrai sujet. Il était très important d’avoir un entretien avec le « commandant » Isa Khamadov. Cela concernait la sécurité des États-Unis, qui n’étaient pas l’ennemi des Tchétchènes.
  
  — Pourquoi voulez-vous rencontrer cet homme ? traduisit l’interprète.
  
  Gulush Kartal échangea un regard avec Malko. Sans une réponse précise, l’entretien ne mènerait à rien. Malko avait abordé le problème avec John Burke avant de venir.
  
  — Dites-lui que nous voulons seulement vérifier une rumeur… dit-il. Isa Khamadov serait au courant d’un complot contre les États-Unis.
  
  Gulush Kartal ouvrit la bouche pour commencer sa phrase. Au même moment, le jeune préposé au téléphone poussa un cri perçant et se jeta littéralement sur Beslan Akalanov, si brutalement qu’il fit tomber la chapka grise, découvrant un crâne en partie chauve. Malko suivit la direction de son regard et son pouls grimpa vertigineusement. Un jeune homme en blouson de denim était en train d’escalader la fenêtre, à l’extérieur !
  
  Accroché de la main gauche au balcon, il tenait dans la droite un long pistolet automatique noir. Se voyant repéré, il tendit le bras, brisant une des vitres avec le canon de son arme, et visa Malko.
  
  *
  
  * *
  
  Le premier coup de feu se confondit avec le bruit de la vitre brisée. Le projectile se ficha dans le mur, derrière Malko, faisant jaillir un nuage de plâtre. Le préposé au téléphone, accroché à l’ambassadeur comme une ventouse, parvint à le jeter par terre dans une mêlée confuse. Gulush Kartal semblait paralysée. Malko recula vers le mur, mais la pièce était trop petite pour se mettre hors de portée du tireur. Il plongea la main dans sa ceinture, en arrachant le Beretta 92.
  
  Le jeune tueur, toujours accroché à la fenêtre, vidait son chargeur, aspergeant le bureau de projectiles. Une balle frôla Malko et s’enfonça dans le mur derrière sa tête, brisant un verset du Coran sous verre.
  
  Les yeux exorbités, le jeune homme tirait toujours ! En équilibre instable, il ne pouvait pas ajuster son tir, mais Malko voyait bien que c’était lui qu’il visait. Brun, le crâne rasé, très jeune, il paraissait drogué. Le temps que Malko vise et fasse feu, le tueur continua son arrosage maladroit.
  
  L’interprète poussa un cri, touché en pleine poitrine, et s’effondra. Gulush Kartal s’était jetée à terre et hurlait.
  
  Malko appuya sur la détente du Beretta 92 jusque au moment où le jeune homme arrivait au bout de son chargeur. La détonation claqua, assourdissante, dans le petit bureau, et le jeune tueur disparut. Pensant l’avoir touché, Malko fonça vers la fenêtre et l’aperçut qui détalait ! Il abaissa son arme au moment où un énergumène surgissait dans le bureau, brandissant une Kalach. Beslan Akalanov se releva et remit machinalement sa chapka, jurant dans sa barbe. Malko était couvert d’éclats de plâtre : c’était un miracle que seul l’interprète ait été touché. Sans le cri du jeune téléphoniste, le tueur aurait sûrement eu le temps de mieux l’ajuster. Les murs étaient criblés d’impacts. Allongé à terre, l’interprète respirait bruyamment, une mousse rosâtre aux commissures des lèvres. Touché au poumon. Beslan Akalanov interpella Malko d’une voix furieuse. Le jeune téléphoniste traduisit à Gulush, bégayant d’émotion :
  
  — Il dit que vous lui avez tendu un piège. Pour le faire assassiner par les Russes. Il vous chasse !
  
  Les yeux hors de la tête, la chapka de travers, l’ambassadeur tchétchène continuait à vociférer… L’homme à la Kalach braqua son arme sur Malko, menaçant. Avec les Tchétchènes, il ne fallait pas plaisanter. Gulush et Malko battirent en retraite, au moment où des coups de feu claquaient au-dehors. L’entrevue se terminait mal… En sortant, ils virent un attroupement au rond-point du bout de la rue et s’en approchèrent.
  
  Le jeune tueur gisait face contre terre, tenant encore son pistolet, un vieux Makarov. Une large flaque de sang s’élargissait autour de sa tête. À côté, un policier moustachu, boudiné dans un uniforme râpé et trop petit, racontait complaisamment comment il avait abattu un terroriste qui venait de commettre un attentat chez les Tchétchènes… Personne ne semblait trop ému. À Istanbul, entre le PKK et les Loups gris [27], ce genre de scène était courant. Malko s’éloigna discrètement et appela John Burke de son portable. Le MIT récupérerait peut-être un indice intéressant sur le jeune tueur.
  
  En tout cas, il l’avait échappé belle. Gulush Kartal lui adressa un sourire un peu crispé.
  
  — Je crois que je vais aller à la mosquée. Je n’ai jamais eu si peur de ma vie ! Dieu nous a protégés.
  
  — C’est un vrai miracle, reconnut Malko. Si nous avions eu en face de nous un tueur professionnel, je serais sûrement mort.
  
  Gulush lui jeta un regard en coin.
  
  — Ça vous est déjà arrivé ?
  
  — Hélas, oui, sourit Malko. Mais jusqu’ici, j’ai toujours eu de la chance. Un jour, cela s’arrêtera.
  
  — Vous êtes courageux…
  
  — Non, fataliste.
  
  Il baissa les yeux sur sa Breitling Crosswind : midi et demi.
  
  — Avant la mosquée, si nous allions déjeuner ?
  
  — Où ?
  
  — N’importe où.
  
  — Dans ce quartier, il n’y a pas grand-chose. Il faut aller jusqu’à Beyoglu. Prenons un taxi.
  
  *
  
  * *
  
  Le restaurant, à côté de Sainte-Sophie, ne comportait qu’une pièce minuscule abritant de petites tables entre des murs tendus de tissu. À eux deux, pour arroser des langoustes caoutchouteuses, ils avaient vidé deux bouteilles de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs 1994. Les yeux de Gulush brillaient. Débarrassée de son foulard, elle était très belle, avec sa grosse bouche rouge. Elle se leva et manqua tomber, se rattrapant à lui avec un éclat de rire.
  
  — Je crois que j’ai trop bu de cet excellent champagne, lança-t-elle. Heureusement que je n’ai rien à faire cet après-midi.
  
  Quand ils sortirent, elle parut éblouie par le soleil. Arrivée à sa voiture, elle tendit les clefs de la Polo à Malko.
  
  — Ça vous ennuie de conduire ? Je ne m’en sens pas capable. (Elle pouffa :) Ça doit être l’émotion.
  
  — Où allons-nous ? demanda Malko en se mettant au volant.
  
  — Chez moi, je vais vous expliquer le chemin.
  
  *
  
  * *
  
  Malko déboucha dans Bayir Sokak avec le tournis. Le parcours dans les rues étroites autour de la place Taksim avait de quoi rendre fou un conducteur normal. Gulush, qui somnolait sur son siège, ouvrit un oeil.
  
  — Merci. Je n’y serais jamais arrivée toute seule. Venez, je vais vous offrir un verre.
  
  Étant donné son état, il n’y avait pas d’urgence… Si elle ne s’était pas appuyée aux murs, elle n’aurait sûrement jamais atteint le troisième étage. Une fois dans l’appartement, elle désigna un superbe canapé recouvert de soie rouge à Malko et fila en direction de la salle de bains.
  
  — Je reviens !
  
  Elle demeura enfermée près de vingt minutes, mais quand elle ressortit, elle était transformée : remaquillée, recoiffée, drapée dans un peignoir de satin grège enrichi de dentelles et juchée sur des mules assorties. Cependant, ses yeux brillaient encore comme des phares dans la brume. Le Taittinger n’avait pas fini de faire son effet.
  
  En face du canapé, elle adressa un sourire ravageur à Malko et demanda :
  
  — Il vous plaît ? C’est le plus beau meuble de mon appartement. Il s’appelle Schéhérazade et vient de Paris, de chez Claude Dalle.
  
  — Superbe ! affirme Malko. Il va très bien avec vous.
  
  — Vous aimez cette tenue ? demanda-t-elle.
  
  Pour en être certaine, elle virevolta sur elle-même. Comme elle avait oublié de nouer la cordelière du peignoir, ce dernier s’ouvrit largement, découvrant un soutien-gorge de satin noir rempli à éclater et un string qui ne dissimulait que le strict minimum… La pulsion sexuelle que Malko éprouvait chaque fois qu’il évitait la mort s’épanouit d’un coup. Un flot d’adrénaline enfla ses artères. Il se leva et enlaça Gulush, figée sur place. Les pupilles de la jeune femme s’agrandirent, sa bouche s’entrouvrit, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
  
  Malko avait déjà posé la main sur le renflement du string. Il la glissa dessous, s’emparant du sexe sans ménagement.
  
  — Cela me plaît beaucoup ! souffla-t-il.
  
  Gulush tituba, mais cette fois ce n’était pas le champagne. Malko la massait avec douceur, la sentant s’ouvrir et s’humidifier. Lui-même n’avait mis que très peu de temps à être d’attaque. Gulush le sentit et pressa son membre tendu à travers son pantalon, respirant très vite. Ils oscillèrent ainsi quelques instants, puis Malko fit glisser le peignoir des épaules de Gulush. Celle-ci, comme si elle avait les jambes coupées, tomba soudain à genoux devant lui et se mit à extraire fébrilement son sexe. Il en profita pour baisser le soutien-gorge de satin et s’emparer des pointes de ses seins déjà durcies.
  
  Aux gémissements que poussait Gulush, cela lui plaisait… Sa bouche redoubla d’activité. Tant et si bien que pour éviter une fin prématurée, il la releva, la poussa sur les coussins de soie du Schéhérazade où elle s’agenouilla, lui tournant le dos. Écartant le string, il la pénétra d’un seul coup de reins, lui arrachant un long cri ravi. Ses deux mains crispées sur le dossier du canapé, Gulush faisait courageusement face à son assaut. Malko joua un moment dans son sexe, mais il avait envie d’autre chose : la petite ouverture violacée qui semblait le narguer, juste au-dessus du sexe qu’il besognait. Étant donné la bonne volonté évidente de Gulush, il se devait d’essayer. Celle-ci haletait de plaisir, le bassin cambré, la poitrine écrasée contre les coussins. Malko se retira à pas de loup, puis glissa vers le haut. Probablement encore étourdie par les bulles du Taittinger, Gulush ne sembla pas réaliser tout de suite le danger. Lorsqu’elle réagit, il était déjà trop tard. Le sexe de Malko pesait déjà sur son sphincter. Il aurait fallu un miracle pour lui éviter cette sodomie agréablement amenée. Le miracle ne se produisit pas. Malko pesa encore plus et la plus grande partie de son sexe disparut entre les fesses rondes de Gulush.
  
  — Non ! protesta-t-elle en un ultime baroud d’honneur.
  
  — Trop tard ! murmura Malko. Vous êtes déjà bien emmanchée !
  
  L’étiquette du Gotha conseillait fortement de conserver le vouvoiement, même dans les circonstances les plus intimes. Pourtant, il explosait de bonheur !
  
  Comme chaque fois qu’il allait de la mort au plaisir. Éros et Thanotos, vieux couple indissociable…
  
  — Non ! gémit Gulush, pas là !
  
  Résignée, elle cessa pourtant de résister et Malko put gagner les quelques centimètres qui manquaient à son bonheur… Ayant, si l’on peut dire, planté son étendard dans cette croupe somptueuse, il entreprit d’agrandir le terrain conquis. Et, miracle, il sentit les parois qui l’enserraient se dilater, lui permettant des mouvements beaucoup plus amples.
  
  Prodigieusement excité par cette capitulation, il se lança dans une cavalcade furieuse, très vite rejoint par Gulush. Celle-ci l’accompagnait à grands coups de reins, au point qu’il se demanda si c’était lui qui la sodomisait ou elle qui se sodomisait sur son sexe. Le déchaînement de la jeune femme était ponctué d’interjections en turc qui n’étaient sûrement pas des prières…
  
  Ils explosèrent quasiment dans le même feu d’artifice. Puis Gulush retomba comme un pantin désarticulé, trouvant quand même la force de prendre la main de Malko et de la presser sur son coeur qui battait follement.
  
  — Jamais je n’ai joui aussi fort ! soupira-t-elle sobrement.
  
  Elle se remit debout, un peu titubante, et ramassa son peignoir, rajustant son string et son soutien-gorge. Cette fois, elle noua la cordelière et se laissa tomber à côté de Malko sur le canapé, tournant vers lui des yeux aux lourdes auréoles bistre, preuves de sa sincérité.
  
  — Je dois vous dire quelque chose, fit-elle timidement. Avant-hier, j’ai fait l’amour avec Djokhar…
  
  Tandis qu’elle lui racontait cet épisode avec des mots simples, Malko pria silencieusement pour que ce fier combattant de l’Islam n’ait pas été effleuré par l’aile noire du sida.
  
  — Je m’en doutais, dit-il.
  
  Gulush sortit un paquet de Marlboro et son Zippo orné de son « oeil » de porcelaine et alluma une cigarette.
  
  — Il y a longtemps que je n’avais pas fait l’amour, dit-elle, comme pour s’excuser. Lui non plus.
  
  Malko aurait peut-être fait un commentaire, mais son portable sonna. C’était John Burke.
  
  — J’ai du nouveau, annonça l’Américain. J’aimerais que vous passiez au consulat. Vous vous êtes remis de vos émotions ?
  
  — Oui.
  
  — Et Gulush ?
  
  — Je l’ai ramenée chez elle, je pense qu’elle est O.K.
  
  Dès qu’il eut coupé la communication, la jeune femme lui adressa un sourire plein de provocation.
  
  — Si vous êtes libre ce soir, nous pouvons dîner ensemble. Et je me ferai très belle pour vous.
  
  — Ce sera une grande joie, affirma Malko. Mais vous êtes déjà très belle.
  
  — Ce sera encore mieux, promit la jeune femme.
  
  *
  
  * *
  
  — Il s’appelle Wahid Salem, annonça John Burke. C’est un Saoudien, d’une tribu qui vit au nord du pays, à moitié sur le territoire de la Jordanie. Il avait un permis de séjour en règle et travaillait dans un restaurant comme plongeur. En Turquie depuis six mois. Aucun antécédent politique. Il n’avait sur lui qu’un verset du Coran et ses papiers. On a perquisitionné à l’hôtel où il partageait une chambre avec trois autres immigrés, sans résultat. Ses copains disent qu’il était très pieux et voulait aller se battre en Tchétchénie, pour le djihad, afin de gagner le paradis.
  
  Malko eut envie de dire « amen ». Ils avaient tous le même profil : fanatiques, naïfs, non éduqués. Et manipulés.
  
  — Le MIT n’a rien trouvé d’autre ?
  
  — Des numéros de téléphone. Ils sont en train de les exploiter. À Istanbul et en Géorgie.
  
  — Et l’arme ?
  
  — Un Makarov russe. Intraçable.
  
  — Donc, aucun lien direct avec Isa Khamadov ?
  
  John Burke secoua la tête négativement.
  
  — Non. C’était un homme de main. On ne leur confie pas les secrets. Ce qu’il faut trouver, c’est le nom de celui qui l’a envoyé vous tuer. Lui, se trouve au coeur du problème…
  
  Malko réfléchissait, regardant les eaux de la Corne d’Or brillant dans le soleil couchant.
  
  — Qui était au courant de ce rendez-vous avec Beslan Akalanov ?
  
  — En principe, personne. Sauf le MIT.
  
  — Donc, Beslan Akalanov en a sûrement parlé à quelqu’un… Il faut demander au MIT le relevé de ses communications, après la visite de leur colonel… Cela nous donnera peut-être une piste.
  
  — Bonne idée, approuva John Burke. J’espère que les Turcs vont se bouger vite… J’appelle tout de suite. Gulush n’a pas été trop choquée ?
  
  — Pas trop. Elle est solide.
  
  — Il faut qu’elle remonte à l’assaut avec Djokhar. Vous la revoyez ?
  
  — Ce soir, pour dîner.
  
  *
  
  * *
  
  Fayik Agça ouvrit doucement la porte de la chambre 408. Trois des blessés tchétchènes somnolaient. Djokhar jouait aux échecs avec un copain. Il croisa le regard de l’interprète, se leva aussitôt, abandonnant son jeu pour suivre le Turc dans le couloir.
  
  — Frère, dit Agça, c’est le moment.
  
  — Je vais chercher le couteau, dit simplement Djokhar. Fayik Agça l’attendit dans le couloir. Lorsque Djokhar revint, après avoir dissimulé le long couteau sous son survêtement, le Turc lui tendit une enveloppe.
  
  — Il y a cinq millions de livres et l’adresse de cette chienne, dit-il. Prends un taxi et qu’Allah soit avec toi… Si elle est là, tu la frappes tout de suite. Sinon, tu l’attends. Ton coeur est ferme ?
  
  — Oui, frère, assura Djokhar. Ensuite, que dois-je faire ?
  
  — Quand tu auras égorgé cette Impie, tu ressors de l’immeuble. Tu longes le mur du cimetière vers le sud. Au coin, il y a une rue qui descend dans Sisli. Je serai là dans une voiture, pour t’emmener. Va et que Dieu soit avec toi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Malko émergea de sa douche juste à temps pour voir un gros pétrolier défiler majestueusement devant ses fenêtres. La nuit était tombée et il se préparait à aller chercher Gulush. Il n’y aurait rien de nouveau avant le lendemain. Gulush remonterait à l’assaut et si besoin était, il faudrait faire interroger Djokhar par le MIT, mais c’était plus délicat…
  
  Habillé, il descendit et prit sa voiture et son plan d’Istanbul. Retrouver la rue où habitait Gulush relevait du jeu de piste. Vingt minutes plus tard, il errait dans les rues étroites de Beyasit, piégé par les sens uniques, les impasses, les escaliers et l’absence de plaques… Pourtant, d’après son plan, il était tout près… Découragé, il jura après avoir failli écraser un portefaix qui traversait en aveugle, et appela Gulush de son portable. La jeune femme lui donna des explications plus précises que le plan et il se remit en route.
  
  *
  
  * *
  
  Le coeur de Djokhar battait la chamade. Angoissé, il regardait défiler les immeubles décrépits bordant les rues étroites de ce vieux quartier, priant pour que le chauffeur de taxi ait bien lu l’adresse. Bien qu’il soit déjà allé une fois chez la jeune femme, il aurait été incapable d’y retourner seul. Ce n’était pas l’idée de tuer qui le dérangeait, mais de se trouver dans cette ville inconnue où il ne pouvait même pas demander son chemin. À Istanbul, on ne parlait ni russe, ni tchétchène. Quand le taxi ralentit, il colla anxieusement son visage à la portière. Soulagé, il reconnut le cimetière et tendit au chauffeur le billet de cinq millions de livres. Ce dernier lui en rendit quatre et, gentiment, l’aida à descendre de la voiture en lui tenant ses béquilles.
  
  Le jeune Tchétchène regarda autour de lui, cherchant la rue où devait se trouver la voiture de Fayik Agça. Il la repéra facilement, à une vingtaine de mètres. Il lui restait à faire son devoir. Cela lui rappela les combats à Grozny, lorsqu’il vérifiait son arme en priant. Il revint sur ses pas, pénétra au 69 et se lança dans l’escalier, jonglant avec ses béquilles, le couteau coincé dans sa ceinture.
  
  Il mit plusieurs minutes à atteindre le palier du troisième. Essoufflé, mais plus déterminé que jamais. Là, il s’arrêta et écouta. L’habitude du combat de rues avait aiguisé ses sens. Aucun bruit suspect. Avec précautions, il sortit le long couteau de boucher de sous son survêtement et déroula le linge qui l’enveloppait, baisant au passage le verset du Coran. Il était prêt. Après avoir adressé une prière à Allah, il appuya sur le bouton de la sonnette. Priant de toutes ses forces pour que la chienne qui lui avait menti soit là.
  
  Sinon, il attendrait.
  
  Le bruit des talons sur le plancher le prit par surprise et la porte s’ouvrit alors qu’il jonglait encore entre ses béquilles et le couteau.
  
  — Djokhar !
  
  Gulush Kartal adressa au Tchétchène un sourire à la fois tendre et surpris. Elle remarqua son regard hagard et fixe. Elle ne pouvait voir le couteau dissimulé derrière son dos.
  
  — Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? demanda-t-elle. Tu aurais dû me téléphoner. Je ne suis pas libre maintenant.
  
  Djokhar s’emplissait les yeux de cette créature démoniaque afin d’endurcir encore plus sa résolution. Maintenant, il voyait bien que c’était le diable. Le maquillage doublait le volume de sa bouche, elle avait ses cheveux impudiquement défaits et le décolleté carré de sa robe noire découvrait la moitié de ses seins généreux. Une incarnation du péché qu’il fallait détruire. Avec un cri sauvage, il se rua en avant, lâchant ses deux béquilles qui tombèrent sur le parquet. Tenant son long couteau à l’horizontale, il sauta d’un bond puissant jusqu’à la jeune femme.
  
  Celle-ci n’eut même pas le temps de reculer. Propulsée par le poids du jeune Tchétchène, la lame s’enfonça dans son ventre de près de vingt centimètres, ce qui fit perdre l’équilibre à Djokhar. Gulush demeura clouée sur place, la bouche ouverte, ses traits déformés par la douleur. Puis, elle poussa un hurlement atroce et, d’une violente bourrade, repoussa son agresseur… Djokhar, sans lâcher le manche du couteau, tomba en arrière, déséquilibré par sa jambe unique. Il s’effondra dans l’entrée, gigotant comme une tortue retournée sur le dos. Tenant son ventre à deux mains, pliée en deux, Gulush Kartal battit en retraite pour s’effondrer sur le guéridon où se trouvait le téléphone. Le sang de son horrible blessure suintait entre ses doigts et elle avait l’impression de se vider. Une main crispée sur son ventre, elle attrapa le téléphone, mais trahie par ses forces, s’effondra sur le sol.
  
  Djokhar venait de se relever. Clopinant sur une jambe, il s’approcha de sa victime et brandit à nouveau son couteau.
  
  Dans sa chute, la robe de Gulush s’était relevée sur ses cuisses, découvrant les bas noirs et les jarretelles, ainsi que son string. Djokhar crut voir l’enfer. De toutes ses forces, il abattit le couteau, frappant la jeune femme dans le flanc. Emporté par son élan, il tomba sur elle, heurtant douloureusement son moignon. Le couteau était resté planté tout droit dans le flanc. Gulush gémissait faiblement, inondée de sang. Ses jambes s’agitaient spasmodiquement. Elle était déjà morte, mais Djokhar ne le savait pas.
  
  À genoux, parce que c’était plus facile pour lui, il reprit le couteau et se mit à frapper à l’aveuglette : le cou, la tête, le ventre, tout ce qu’il pouvait atteindre. Une sorte de crime rituel. À la fin, il s’arrêta, essoufflé, laissant son couteau planté dans le cou de la jeune femme. Depuis un moment, celle-ci, saignée à blanc, ne bougeait plus. Son sang se répandait sur le parquet sombre, si épais que Djokhar glissa dedans en se relevant. Il se regarda dans la glace de l’entrée, découvrant le sang sur ses mains et son survêtement. Clopinant jusqu’à la cuisine, il s’empara d’un torchon, s’essuyant tant bien que mal avant de s’enfuir à cloche-pied.
  
  Sur le palier, il ramassa ses béquilles et se lança dans l’escalier, laissant la porte de l’appartement ouverte. Il avait tué Satan et c’était bien. Il avait hâte d’aller se recueillir dans une mosquée, d’offrir sa bonne action à Allah.
  
  *
  
  * *
  
  Malko déboucha enfin dans Bayir Sokak, regrettant amèrement de ne pas avoir emmené Elko Krisantem avec lui. Mais il avait envie d’un peu d’intimité. Malgré les explications de Gulush, il avait encore tourné un bon moment… À l’instant où il descendait de sa voiture, il vit surgir de la porte du numéro 69 un homme amputé de la jambe gauche à mi-mollet. Vêtu d’une tenue de sport, ce ne pouvait être que Djokhar, le Tchétchène. Il eut aussitôt un pressentiment atroce : Gulush ne lui avait pas parlé de sa visite. Djokhar regarda autour de lui, et s’éloigna vers la gàuche, se balançant sur ses béquilles. Il tourna dans une petite rue qui descendait vers le centre.
  
  Arrachant son portable de sa ceinture, Malko composa le numéro de Gulush. Occupé. Djokhar avait disparu. Malko coupa la communication, pressentant un drame. Il se jeta au volant de sa voiture, s’engageant à son tour dans la rue en pente.
  
  Djokhar continuait à clopiner à toute vitesse sur ses béquilles. Arrivé au bas de la rue, il s’arrêta, scrutant les alentours. Comme aucun taxi n’était en vue, il avait rendez-vous. Malko se gara en double file et composa le numéro de la ligne directe de John Burke.
  
  Miracle, l’Américain répondit aussitôt.
  
  — Je crains qu’il ne soit arrivé quelque chose à Gulush, dit Malko, envoyez le MIT chez elle.
  
  Plus bas, le jeune Tchétchène venait de traverser. Un homme sortit alors d’une voiture garée non loin et vint au-devant de lui. Il lui prit ses béquilles et l’aida à monter dans le véhicule. Celui-ci démarra aussitôt. Malko, phares éteints, en fit autant, se rapprocha assez près pour lire le numéro.
  
  — Je suis une Renault grise, dit-il, immatriculée 34 VL 5240. Djokhar est monté dedans, elle se dirige vers le bas de la ville.
  
  L’obscurité protégeait Malko. Les deux véhicules, par un dédale de petites rues, rejoignirent Besiktas Caddesi, le long du Bosphore. Malko tira de sa ceinture le Beretta 92, fit monter une balle dans le canon et coinça l’arme entre les deux sièges. Il réalisa soudain qu’il allait passer devant le Ciragan où devait se trouver Elko Krisantem. Fébrilement, il composa sur son portable le numéro de l’hôtel. Elko était dans sa chambre !
  
  — Descendez tout de suite ! intima Malko, je vais passer devant l’hôtel dans trois ou quatre minutes. Je vous prends au passage.
  
  Le Turc avait déjà raccroché. Malko savait qu’il était fiable. Heureusement, la Renault n’allait pas vite… Malko ne respira qu’en voyant la silhouette dégingandée du Turc sur le trottoir de Ciragan Caddesi. Elko Krisantem se rua à l’intérieur de la Mercedes sans qu’il ait pratiquement à s’arrêter. Malko le mit d’un mot au courant de la situation.
  
  Un peu plus bas, la Renault tourna à gauche dans le boulevard sinistre qui montait vers le nord.
  
  *
  
  * *
  
  Djokhar décompressait, la tête dans ses mains. À côté de lui, Fayik Agça l’interprète, respectait son silence. Le Tchétchène n’avait pas adressé la parole aux deux hommes qui se trouvaient à l’avant, des inconnus. Encore sous le choc, il voyait à peine défiler les lumières de la ville.
  
  — Tu as laissé le couteau là-bas ? demanda Agça.
  
  Le jeune Tchétchène hocha la tête affirmativement. Cela n’avait aucune importance puisque Dieu lui avait donné la force de remplir sa mission. Il se sentait plus léger, comme après un exorcisme. Il revoyait les cuisses gainées de noir de sa victime et en frémissait de dégoût. Dire qu’il avait enfoncé son membre dans ce tas d’immondices !
  
  — Où allons-nous ? demanda-t-il enfin.
  
  — Là où tu vas pouvoir te reposer et puis, dit Agça d’une voix doucereuse, tu vas retrouver ton « commandant » qui veut te féliciter. Ensuite, tu repartiras pour la Tchétchénie, continuer le djihad…
  
  Au fond, Djokhar se moquait de l’endroit où on l’emmenait. Depuis qu’il avait été pris en charge, en Tchétchénie, par les membres de l’IRO qui lui avaient pris son passeport, il était totalement déresponsabilisé. Sans papiers, sans argent, mutilé, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il regarda à travers la glace, réalisant qu’ils étaient en train de franchir un des grands ponts enjambant le Bosphore. Au-dessous d’eux, Istanbul clignotait de toutes ses lumières.
  
  *
  
  * *
  
  — Ils vont sur la rive orientale, annonça Malko dans son portable.
  
  — Je vous envoie deux agents d’ici, annonça John Burke. Vous les guiderez grâce à votre portable. Pour l’instant, je ne dis rien aux Turcs.
  
  — Et Gulush ?
  
  Il y eut un court silence avant que John Burke n’avoue :
  
  — Je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper. Son téléphone est sans arrêt occupé.
  
  Malko se raccrocha au mince espoir que la jeune femme soit au téléphone. Pourtant, l’allure du jeune Tchétchène, lorsqu’il avait surgi de l’immeuble de Gulush Kartal, ne lui disait rien de bon. Il ressemblait à un zombi fou ! Pour ne pas penser à cela, il se concentra sur la conduite. La Renault, devant eux, avait accéléré. Après le pont, elle s’engagea dans une route escaladant une des collines dominant le Bosphore. La circulation était beaucoup plus fluide et Malko dut lever le pied pour ne pas se faire repérer. Comme la route tournait énormément, il perdait parfois de vue le véhicule qu’il suivait. Du coup, au virage suivant, il faillit passer devant sans le voir !
  
  La Renault s’était arrêtée sur la droite de la route, devant une grille d’accès à un chemin privé. Il continua sans ralentir et stoppa après le virage suivant. Tendant son portable à Elko Krisantem, il lui dit :
  
  — Vous allez redescendre à pied et signaler votre position à John Burke. Moi, je retourne chez Gulush Kartal.
  
  — Vous ne voulez pas que je vienne avec vous ? proposa le Turc.
  
  — Non, dit Malko, je suis armé, et il ne faut surtout pas les perdre. À tout à l’heure.
  
  Quand il repassa devant la grille, après avoir fait demi-tour, celle-ci était refermée et la voiture avait disparu. Comme il ne l’avait pas croisée, elle avait emprunté ce chemin privé. Pied au plancher, il fonça. Priant pour qu’il ne soit rien arrivé à Gulush.
  
  *
  
  * *
  
  Dès qu’il eut atteint le palier du troisième, l’odeur fade et écoeurante du sang prit Malko à la gorge. La porte de l’appartement de Gulush Kartal était entrouverte. Il la poussa, après avoir sorti de sa ceinture le Beretta 92. La lumière était allumée. Il appela :
  
  — Gulush !
  
  Pas de réponse ; seul s’entendait le « bip-bip-bip » d’un téléphone décroché. Malko alluma et manqua vomir en découvrant l’atroce spectacle. Gulush Kartal était recroquevillée sur le sol, une jambe découverte jusqu’en haut de la cuisse, coupée par une mince jarretelle noire. Le manche du couteau fiché dans son cou dépassait comme une excroissance monstrueuse. Il y avait du sang partout, même sur les murs, là où l’assassin s’était appuyé. Et surtout, sur le plancher. La jeune femme s’était littéralement vidée de son sang… Écoeuré, révulsé, Malko raccrocha le téléphone.
  
  Djokhar avait massacré Gulush. Mais pourquoi ? Il n’y avait plus rien à faire pour elle. Malko ressortit, ferma soigneusement la porte et redescendit, partagé entre une fureur froide et une tristesse lancinante. Encore une victime innocente.
  
  Ruminant sa rage et son émotion, il reprit le chemin de la rive orientale.
  
  *
  
  * *
  
  Lorsque Malko arriva à l’endroit où il avait laissé Elko Krisantem, il dut freiner brutalement pour ne pas emboutir une voiture bleu et blanc avec un gyrophare bleu, portant sur son flanc, en grosses lettres blanches, l’inscription POLISI. Trois autres véhicules dégorgeaient des civils moustachus, engoncés dans des vestes de cuir, qu’on n’aurait pas aimé rencontrer au coin d’un bois… Il aperçut la Buick de John Burke et l’Américain en compagnie de son ami du MIT, Zeynel Sokik. Elko Krisantem se tenait à distance respectueuse. Le chef d’antenne de la CIA s’avança vers Malko, le visage fermé.
  
  — Nous vous attendions pour agir, dit-il. Où étiez-vous passé ?
  
  — Je suis retourné chez Gulush, dit Malko. Elle est morte, assassinée sauvagement par ce Tchétchène, Djokhar.
  
  — My God ! s’exclama John Burke en pâlissant. C’est horrible ! Mais pourquoi ?
  
  — Nous allons le savoir, fit sombrement Malko. Je croyais que vous ne vouliez pas prévenir les Tues ?
  
  — On ne peut pas faire autrement ! soupira l’Américain. Ici, nous n’avons aucun pouvoir de police et on ne peut pas laisser ces fous dans la nature…
  
  D’autres voitures de police continuaient à arriver silencieusement et tout le quartier semblait cerné.
  
  Zeynel Sokik s’approcha d’eux.
  
  — On va y aller ! dit-il. Il s’agit d’une résidence appartenant à la municipalité islamiste qui y loge des amis de passage.
  
  Un agent du MIT, muni d’énormes pinces, coupa net la chaîne fermant la grille, puis les policiers s’enfoncèrent à pied dans le chemin, débouchant dix minutes plus tard sur un plateau dominant Istanbul, au bord d’une falaise abrupte. Un bâtiment, sur la droite, était plongé dans l’obscurité. Malko aperçut, à côté, la Renault qu’il avait suivie.
  
  — Ils sont là ! dit-il.
  
  Les hommes du MIT s’étaient déjà déployés autour du bâtiment. À un coup de sifflet, deux d’entre eux enfoncèrent la porte à l’aide d’un bélier. Aussitôt, les autres policiers se ruèrent à l’intérieur. Une véritable horde sauvage. Malko et John Burke, demeurés en arrière, entendirent des coups de feu et des cris. Zeynel Sokik surgit quelques instants plus tard, traînant comme un pantin Djokhar le Tchétchène, dans son survêtement taché de sang.
  
  Ahuri, il se débattait à peine. Le colonel du MIT le fouilla et sortit d’une de ses poches un papier qu’il déplia, l’apportant à Malko et à John Burke.
  
  — Regardez !
  
  Malko examina le papier à la lueur de la flamme puissante de son Zippo. Il n’y avait qu’une adresse : 69 Bayir Sokak ; celle de Gulush Kartal.
  
  Encore des coups de feu. Des rafales. Les hommes du MIT ressortirent, encadrant un homme très pâle, déjà menotté. Le colonel du MIT lança à John Burke :
  
  — C’est Osman Davut, le patron de l’IRO.
  
  Un de ses hommes était en train de le fouiller tandis qu’il protestait violemment. On trouva dans ses poches un pistolet, des papiers, de l’argent.
  
  — Il n’y a plus personne ? demanda Malko.
  
  — Apparemment non, fit John Burke.
  
  Malko regarda autour de lui, cherchant des yeux Elko Krisantem. Soudain, il entendit un cri et aperçut un homme qui détalait, poursuivi par deux policiers. L’homme se retourna, brandissant un pistolet, et ils s’abritèrent derrière un arbre. Le fuyard ouvrit le feu, trois fois.
  
  Il était si concentré sur ses cibles qu’il ne vit pas une ombre surgir derrière lui.
  
  Il poussa un cri étranglé et se mit à gesticuler avec des gestes désordonnés, appuyant mécaniquement sur la détente de son arme, vidant son chargeur au hasard. Tandis qu’Elko Krisantem, plaqué derrière lui, l’étranglait consciencieusement avec son lacet. Tombé à genoux, il ne dut son salut qu’à Malko, accouru.
  
  — Ne le tuez pas ! lança-t-il à Krisantem.
  
  Elko relâcha légèrement sa prise, permettant juste à un filet d’air d’atteindre les poumons de l’homme. Malko prit son Zippo armorié, l’alluma à nouveau pour examiner le visage du fuyard, le fouilla rapidement. À côté d’une liasse de billets, il découvrit dans la poche de son blouson un morceau de papier. Il le déplia et le déchiffra, à la lueur de son inséparable Zippo. C’était le même que celui trouvé sur Djokhar. Il avait devant lui l’instigateur du meurtre de Gulush Kartal.
  
  Il leva les yeux et croisa le regard du prisonnier. Affolé de terreur.
  
  — Qui êtes-vous ? l’interrogea Malko.
  
  L’autre bredouilla en anglais :
  
  — Je m’appelle Fayik Agça, je…
  
  Derrière lui, Elko Krisantem se collait à lui comme une ventouse, le lacet toujours noué autour de son cou.
  
  — C’est vous qui avez envoyé Djokhar chez Gulush Kartal ? demanda Malko.
  
  Fayik Agça baissa les yeux.
  
  — Je ne sais pas de quoi vous parlez. Lâchez-moi.
  
  Malko hésita. Il savait que l’adresse trouvée sur Fayik Agça ne suffirait pas pour l’inculper. Il revit le corps massacré de la jeune interprète.
  
  — Vous avez raison ! dit-il. Elko, lâchez-le. Dites-lui qu’il est libre.
  
  Elko Krisantem récupéra son lacet et lança une phrase brève dans sa langue. Aussitôt, Fayik Agça plaqua sur ses traits une expression outragée et commença à se masser le cou. Il ne prêta pas attention à Malko qui le contournait. Il se frottait encore la gorge lorsque, l’ayant saisi par le col de son blouson de cuir, Malko le projeta de toutes ses forces dans le vide.
  
  Fayik Agça poussa un cri de terreur qui se prolongea quelques secondes tandis que son corps disparaissait dans l’obscurité. Le cri s’arrêta net sur un bruit mou, écoeurant. L’interprète de l’IRO venait de s’écraser sur les rochers, cent mètres plus bas.
  
  — Vous êtes fou !
  
  John Burke courait vers Malko, horrifié.
  
  — C’est… c’est un meurtre ! bredouilla-t-il.
  
  — Exact, reconnut Malko. Mais j’ai envie de pouvoir me regarder encore dans une glace. C’est cet homme qui a ordonné le meurtre de Gulush. Djokhar n’a été qu’un exécutant.
  
  Lui qui abhorrait la violence se sentait merveilleusement en paix, froid comme un iceberg. Après tout, il n’avait fait qu’appliquer un précepte de la Bible : oeil pour oeil, dent pour dent.
  
  *
  
  * *
  
  Le colonel Sokik, très excité, fit signe à Malko et à John Burke de le suivre dans la maison, où les policiers continuaient à s’affairer. Dans la pagaille générale, aucun des policiers turcs ne s’était aperçu de la disparition de Fayik Agça. Dans une pièce, un homme au crâne rasé, en survêtement bleu, l’air farouche, à qui il manquait la jambe droite et le bras gauche, leur jeta un regard haineux. Il était menotté.
  
  — Celui-là ne parle pas turc, annonça l’agent du MIT. C’est sûrement un Tchétchène. Il n’a aucun papier.
  
  John Burke dévisagea l’homme avec attention.
  
  — C’est probablement Isa Khamadov. Il faut l’interroger de toute urgence. C’est lui qui a la réponse à notre question. Pouvez-vous trouver un interprète tchétchène ?
  
  — Sûrement. On va l’emmener chez nous. Mais, ce n’est pas fini, il y a mieux. Venez.
  
  Ils le suivirent dans une chambre du fond, meublée d’un lit de camp, d’une table, avec des versets du Coran sur les murs. Un homme gisait à terre, tenant encore une arme à la main. Un petit pistolet.
  
  — Celui-là a tiré sur nous dès que nous sommes entrés, expliqua Zeynel Sokik. Nous avons été obligés de l’abattre. C’est bizarre, il a un passeport canadien…
  
  — Canadien ! Pourtant, il a un type arabe prononcé, s’exclama Malko.
  
  Le colonel du MIT lui tendit le passeport et il lut : Hassan Kamel, né à Mostaganem le 13 mai 1967. Citoyen canadien. Il y avait une adresse à Montréal. L’homme du MIT brandit un carnet d’adresses plein de numéros de téléphone et le glissa discrètement à John Burke.
  
  — Rendez-le-moi avant demain matin. Il y a encore là-bas deux types, des Turcs qui travaillent pour l’IRO et prétendent ne rien savoir. Nous avons trouvé des armes et des explosifs dans une des pièces de la maison. On emmène tout le monde. Rendez-vous dans deux heures à mon bureau.
  
  John Burke, pressé d’exploiter le carnet d’adresses d’Hassan Kamel, se hâta de prendre congé. Lui et Malko n’avaient plus qu’à foncer au consulat. Un des agents de la CIA prit la voiture de Malko, pour que ce dernier puisse discuter avec le chef d’antenne. Ce dernier ne dissimulait pas sa satisfaction.
  
  — C’est terrible pour Gulush, dit-il, mais vous avez fait un job splendide. Nous avons retrouvé Isa Khamadov. On va enfin savoir si cette histoire est vraie.
  
  — Compte tenu de ce qui s’est passé, je le crains, remarqua Malko. Pour tuer comme ils l’ont fait, c’est qu’ils ont un secret important à protéger. Djokhar semblait déstabilisé, c’est lui le maillon faible qu’il faut faire craquer.
  
  John Burke approuva de la tête, et dit pensivement :
  
  — Je voudrais bien être plus vieux de quelques heures…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  À travers les vitres sales de l’immeuble du MIT, les lumières d’Istanbul apparaissaient presque irréelles. Officiellement station de météo, dominant le Bosphore et protégés par de hauts murs et un portail noir massif, les bâtiments vieillots et jaunâtres hérissés de climatiseurs antédiluviens, aux toits couverts d’antennes, ne payaient pas de mine.
  
  Le bureau du colonel Zeynel Sokik, avec ses tapis, ses gravures anciennes, ses meubles élégants, offrait un contraste saisissant avec l’ensemble plutôt décrépit. Depuis deux heures, John Burke et Malko y buvaient du thé tiède en compagnie de l’officier du MIT, dans l’attente d’un interprète tchétchène fiable. Pendant ce temps, au consulat US, les agents de la CIA photocopiaient fiévreusement le carnet saisi sur le corps de Hassan Kamel.
  
  Malko jeta un coup d’oeil discret à sa Breitling Crosswind : minuit et demi.
  
  Le colonel Sokik somnolait, vautré sur un canapé dont l’élégance tranchait avec ces bâtiments austères, les pieds sur une table basse. John Burke téléphonait à voix basse de son portable et Malko feuilletait un catalogue de décoration de Claude Dalle, arrivé là Dieu sait comment. Ce qui expliquait probablement la présence du canapé.
  
  Le silence était absolu. Tous les prisonniers se trouvaient dans les cellules du sous-sol. Les deux Tchétchènes, Djokhar et Isa Khamadov, chacun dans une cellule, et les deux Turcs arrêtés en même temps, en cours d’interrogatoire musclé. Dieu merci, leurs cris n’arrivaient pas jusqu’au cinquième étage.
  
  Un coup frappé à la porte arracha le colonel Sokik à sa somnolence.
  
  — Entrez, cria-t-il.
  
  Deux hommes pénétrèrent dans la pièce. Un policier du MIT en veste de cuir noir escortant un jeune homme à l’apparence gauche. Le policier posa sur le bureau de son chef une liasse de documents et échangea quelques mots avec lui. L’officier turc leva la tête.
  
  — Il paraît que Fayik Agça, l’interprète de tchétchène de l’IRO, s’est suicidé en se jetant du bord de la falaise, annonça-t-il ; on vient de retrouver son corps.
  
  — C’est exact, confirma Malko. J’ai assisté à la scène. J’ignorais qu’il s’agissait de l’interprète.
  
  Zeynel Sokik eut un haussement d’épaules désinvolte.
  
  — Ce n’est pas une grande perte ! Il faisait sûrement partie de cette bande de terroristes. En tout cas, nous avons désormais un interprète à nous !
  
  Il désignait le jeune homme à l’air timide. Malko posa son catalogue Claude Dalle et John Burke coupa son portable. On allait peut-être avancer. Parce que, jusqu’à maintenant, aucun indice n’évoquait une arme nucléaire tactique… La présence des Tchétchènes et d’étrangers dans la résidence investie par la police s’expliquait facilement. Les lieux avaient été mis à la disposition de l’IRO par la municipalité islamiste d’Istanbul pour y loger des hôtes de passage.
  
  Zeynel Sokik se tourna vers John Burke.
  
  — On commence par lequel ?
  
  — Djokhar.
  
  Cinq minutes plus tard, le jeune Tchétchène fut amené dans le bureau, menotte, enchaîné. Les deux moustachus qui l’encadraient le posèrent sur un tabouret. Il clignait des yeux, affolé, et son regard fuyant se fixait avec obstination sur le sol. Le colonel Sokik jeta à l’interprète :
  
  — Demandez-lui s’il reconnaît avoir assassiné Gulush Kartal.
  
  Djokhar lança une longue diatribe d’une voix morne.
  
  — Il dit qu’il a puni une prostituée qui avait tenté de le détourner de la voie de Dieu, traduisit l’interprète. Il n’a de comptes à rendre qu’à Allah, Dieu bénisse Son nom…
  
  Fou furieux, le colonel du MIT bondit de son fauteuil et se planta devant le Tchétchène.
  
  — Exécrable déchet ! Pourquoi n’es-tu pas resté dans le ventre pourri de ta mère au lieu de venir assassiner une citoyenne turque ?
  
  L’interprète traduisit sans obtenir de réaction. Zeynel Sokik revint à l’assaut :
  
  — Qui lui a donné l’adresse de Gulush Kartal ?
  
  — Un « frère », traduisit l’interprète. Il lui a aussi donné le couteau.
  
  Zeynel Sokik vint mettre sous le nez de Djokhar les photos du cadavre de Gulush Kartal. Le Tchétchène les regarda à peine.
  
  — Il est fier de ça ? rugit l’officier du MIT.
  
  Réponse bredouillée de l’interprète.
  
  — Il a défendu le nom de Dieu.
  
  — Bok soyoul Oruscu cocuglu ! [28] hurla Zeynel Sokik. Il vient tuer des Turcs alors qu’on lui donne l’hospitalité !
  
  Encouragé par cette violence verbale, les deux moustachus en veste de cuir noir se jetèrent sur le prisonnier, le frappant à coups de pied et de poing, jusqu’à ce qu’il tombe de son tabouret. Alors qu’il rampait en couinant comme un animal blessé, ils continuèrent à le rouer de coups. C’était Midnight Express.
  
  D’un geste sec, le colonel arrêta le massacre et, dociles, les deux policiers remirent le Tchétchène ensanglanté, assommé de coups, sur son tabouret.
  
  — Il a été manipulé, fit remarquer Malko. C’est l’homme qui s’est suicidé, Fayik Agça, qui a tout manigancé.
  
  — Lui aussi n’est qu’un exécutant, ajouta John Burke. Quelqu’un voulait nous empêcher de retrouver Isa Khamadov. C’est celui-là qu’il faut interroger.
  
  Tassé sur son tabouret, Djokhar demeurait silencieux et immobile. Seul son moignon s’agitait spasmodiquement… Le colonel Sokik lança un ordre. Ses hommes traînèrent le Tchétchène hors de la pièce. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour avec Isa Khamadov. En dépit de sa jambe droite et de son bras gauche amputés, il avait une tout autre allure. Il s’assit sur le tabouret, droit comme un I, le regard assuré, plein de haine et de mépris. L’interprète lui demanda qui il était et ce qu’il faisait en Turquie. Le Tchétchène répondit d’une voix sourde, par de courtes phrases, traduites à mesure.
  
  — Il était boivik, il a défendu son pays contre les Russes, jusqu’au moment où il a sauté sur une mine. Des frères l’ont amené en Turquie pour qu’il soit bien soigné. Il remercie les Turcs de leur hospitalité, mais il repartira au combat dès qu’il le pourra.
  
  — Pourquoi a-t-il quitté la clinique ? demanda Malko.
  
  — Des gens envoyés par les Russes voulaient l’assassiner. Ses frères l’ont alors mis dans un endroit sûr.
  
  Le colonel Sokik lui mit sous le nez les photos de Gulush Kartal.
  
  — Il connaît cette femme ?
  
  — Oui, traduisit l’interprète. Elle travaillait pour les Russes.
  
  — Elle ne travaillait pas pour les Russes, précisa le colonel, furieux, mais pour les Américains.
  
  Toujours aussi plein de morgue, le « commandant » tchétchène ne répondit pas. Il fallait entrer dans le vif du sujet, malgré la présence du colonel Sokik. John Burke se tourna vers l’interprète :
  
  — Est-ce qu’il se souvient d’une rencontre avec un général russe, Piotr Boudanov, devant la ville de Shali ?
  
  — Oui, traduisit l’interprète.
  
  — Que s’est-il passé lors de cette rencontre ?
  
  — Nous avons négocié l’entrée des Russes dans Shali, dit du bout des lèvres le Tchétchène. Pourquoi me parlez-vous de cela ?
  
  — Il y avait un autre commandant : Hussein Khaddad. Qu’est-il devenu ?
  
  Isa Khamadov posa sur son coeur la main qui lui restait.
  
  — C’est un martyr maintenant. Que Dieu le protège !
  
  Malko et John Burke échangèrent un regard tendu. Il fallait poser la question suivante, mais les Turcs allaient être au courant. John Burke se tourna vers l’interprète.
  
  — Au cours de cette rencontre, le général Boudanov a remis, contre une grosse somme d’argent, un container noir au « commandant » Khaddad. Qu’est-ce que c’était ?
  
  Le silence se prolongea pendant d’interminables secondes avant que quelques mots tombent des lèvres de Isa Khamadov.
  
  — Il ne sait pas, traduisit l’interprète. C’est à Khaddad qu’il faudrait demander.
  
  Facile, puisqu’il était mort. Il se moquait d’eux… Malko surprit une lueur moqueuse dans le regard du Tchétchène. Le colonel Sokik proposa gentiment :
  
  — Laissez faire mes hommes. Dans une heure, il dira tout ce que vous voulez savoir.
  
  Malko secoua la tête. Outre le fait qu’il répugnait à la torture, le « commandant » tchétchène était un dur. Il ne parlerait pas sous les coups. Il eut soudain une idée.
  
  — Pouvez-vous trouver un Coran ?
  
  Zeynel Sokik eut l’air surpris.
  
  — Un Coran ! On n’a pas ça ici, mais ça doit pouvoir se trouver…
  
  Il interpella un de ses hommes qui sortit aussitôt. De nouveau, ils eurent droit à une tournée de thé tiède. Sur son tabouret, le « commandant » tchétchène semblait métamorphosé en statue de pierre. Il ne demandait rien, ne se plaignait pas, n’avait pas l’air d’avoir peur. Parfois son regard se posait sur John Burke ou Malko, flamboyant de haine. Enfin, l’agent du MIT réapparut, essoufflé, un Coran usagé sous le bras.
  
  — Dites-lui que nous savons que c’est un homme très religieux, dit Malko. Qu’il jure donc sur le Coran ne pas savoir ce qu’il y avait dans ce container.
  
  L’interprète tendit le Coran au Tchétchène qui le prit de son unique main, visiblement surpris. Lorsqu’il comprit ce qu’on lui demandait, ses épaules se voûtèrent pour la première fois et il demeura muet. L’interprète répéta la suggestion. Tous étaient suspendus aux lèvres du Tchétchène. Celui-ci respira profondément. Soudain, sans crier gare, il jeta de toutes ses forces le Coran à la tête de John Burke !
  
  Puis, il bondit de son tabouret, sur sa jambe unique, comme un fauve qui s’échappe et fonça sur l’Américain, refermant les doigts de son unique main sur la gorge de John Burke avec une force redoutable… Les deux hommes tombèrent sur le plancher. Les hommes du MIT se précipitèrent. Il y eut une mêlée confuse, ponctuée de hurlements. Tandis qu’il essayait d’étrangler John Burke, Isa Khamadov hurlait dans sa langue d’une voix suraiguë. Il ne se tut qu’assommé à coups de crosse par les policiers.
  
  John Burke se releva, les vêtements en désordre, les yeux injectés de sang, le cou marbré d’ecchymoses. Sonné.
  
  Il se laissa tomber sur une chaise et secoua la tête.
  
  — Fucking bastard ! grommela-t-il. It's an animal ! [29]
  
  Prostré dans son coin, le Tchétchène ne bougeait plus.
  
  L’interprète, blanc comme un linge, ne savait plus où se mettre… D’habitude, il traduisait des documents administratifs…
  
  — Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Malko.
  
  L’interprète déglutit.
  
  — C’était très confus ! Il vous a injuriés, puis menacés. Il a dit que bientôt l’Amérique allait être punie de son attitude impie, que des milliers d’Américains allaient mourir grâce à la bombe islamiste… Malko eut du mal à rester impassible.
  
  — La « bombe islamiste » ? Il a employé le mot « bombe » ?
  
  — Il a dit « boule de feu », expliqua l’interprète, mais c’était vague. Il a dit qu’il était fier d’avoir aidé ses frères dans leur lutte contre les ennemis de l’Islam. Qu’il pouvait mourir, que beaucoup de mécréants mourraient bientôt.
  
  John Burke en oublia l’agression. Zeynel Sokik ne semblait pas avoir saisi la portée de l’explosion verbale du Tchétchène.
  
  — Vous voulez qu’on l’interroge encore ? demanda-t-il.
  
  Le chronographe Breitling de Malko indiquait une heure et quart. Visiblement, le colonel du MIT estimait qu’il n’y avait plus rien à tirer du Tchétchène. John Burke n’était pas de son avis.
  
  — Zeynel, dit-il, il faudrait encore essayer de leur faire dire ce qu’est devenu le container remis par le général Boudanov aux Tchétchènes.
  
  Avec un haussement d’épaules résigné, le colonel du MIT jeta un ordre bref à ses hommes. Aussitôt, ceux-ci se mirent à rouer de coups Isa Khamadov. Ils s’acharnaient sur lui à coups de pied. En quelques minutes, le Tchétchène eut le visage en sang. Les dents serrées, il encaissait, la tête dans les épaules. Pas un gémissement. On n’entendait que le bruit mat des coups. À vous glacer le sang dans les veines. La tête entre ses mains, le colonel Sokik attendait le résultat de son « interrogatoire ».
  
  — Attendez ! lança John Burke. Interrogez-le ! Ceci n’est pas un interrogatoire.
  
  Il était outré, tout autant que Malko. D’une voix désabusée, Zeynel Sokik lança un ordre aux deux policiers qui s’arrêtèrent aussitôt, comme des molosses bien dressés. L’interprète, plus livide que jamais, semblait à peine tenir debout.
  
  Malko s’approcha de lui.
  
  — Demandez-lui ce qu’il veut dire par « bombe islamiste » ?
  
  Le jeune homme posa la question, n’obtenant comme réponse qu’un silence prolongé. Respirant lourdement, le Tchétchène semblait ailleurs. Du sang coulait de sa bouche sur le plancher, sans même qu’il tente de s’essuyer. Au bout de dix minutes d’un silence pesant, Zeynel Sokik sauta sur ses pieds. Tirant son pistolet de son étui, il l’arma, releva le chien et posa le canon sur le front du prisonnier.
  
  — Dis à ce pezevenk [30] que s’il ne parle pas, je le tue !
  
  L’interprète traduisit d’une voix blanche. Isa Khamadov releva légèrement la tête et cracha sur le colonel. Malko crut que ce dernier allait appuyer sur la détente. Il se contenta d’expédier au Tchétchène un violent coup de pied qui le projeta à terre.
  
  — Enlevez-moi ce essogen esak [31], hurla-t-il. Mettez-le au sous-sol ! S’il veut boire ou manger, il faudra qu’il parle.
  
  John Burke ne protesta pas. Au moins, cela mettait fin à un spectacle insoutenable. Les deux policiers entraînèrent Isa Khamadov hors de la pièce sans qu’il ait ouvert la bouche. La guerre en Tchétchénie ne devait pas être une sinécure pour les Russes… Le colonel Zeynel Sokik secoua la tête.
  
  — On n’en tirera rien ! Les islamistes sont tous comme ça. J’en connais qui ont avalé leur langue pour ne pas parler. Mes hommes vont continuer, mais je ne garantis rien.
  
  — Merci, dit John Burke, je vais vous faire renvoyer le carnet de Hassan Kamel demain matin. On en apprendra peut-être plus de ce côté-là.
  
  Ils descendirent tous les trois et se séparèrent en bas. À peine furent-ils seuls que John Burke lança à Malko, d’une voix altérée :
  
  — Ces salauds se sont bien procuré un SADM ! On a intérêt à la retrouver. Et vite.
  
  — Il n’est sûrement plus en Tchétchénie, remarqua Malko. Tout tourne autour de l’IRO. La « bombe » est peut-être ici, à Istanbul. Il faudrait savoir si Hussein Khaddad est venu en Turquie avant sa mort. Cela pourrait donner une indication.
  
  — Bonne idée, approuva John Burke. On va s’en occuper demain matin.
  
  *
  
  * *
  
  La sonnerie du téléphone fit sursauter Malko. Il saisit l’appareil, persuadé qu’il était sept heures du matin. Hélas, les aiguilles lumineuses de sa Breitling Crosswind indiquaient onze heures dix…
  
  — Votre idée était excellente, annonça John Burke. Je vais chez Zeynel. Retrouvons-nous là-bas.
  
  Malko s’était écroulé après sa nuit mouvementée. Le temps de passer sous la douche et de prévenir Elko Krisantem, il retrouva le Turc dans le hall du Ciragan, calme comme un cimetière. Dix minutes plus tard, il stoppait devant le portail noir du MIT. John Burke l’avait précédé chez le colonel Sokik. Ce dernier, rasé de frais, ressemblait plus que jamais, avec son costume croisé à rayures bien coupé, à un businessman de la City. Il offrit à Malko un café noir comme de l’encre, capable de réveiller un mort. Le chef d’antenne de la CIA annonça d’emblée à Malko :
  
  — Hussein Khaddad est venu en Turquie, juste avant de se faire tuer en Tchétchénie. À peine une semaine après sa rencontre avec le général Boudanov. Il a été signalé au poste frontière de Papov, entre la Géorgie et la Turquie, par le représentant local du MIT. Il convoyait plusieurs boiviki gravement blessés.
  
  — Comment voyageait-il ? demanda Malko.
  
  — Dans un minibus appartenant à l’IRO.
  
  — Le véhicule a été fouillé ?
  
  L’Américain esquissa un sourire.
  
  — Il y a peu de chances. Dans le Caucase, le bakchich remplace la fouille. Et puis, les Tchétchènes ont la réputation d’être ombrageux. Une rafale de Kalach est vite partie…
  
  — Il faut retrouver et inspecter ce minibus, dit aussitôt Malko à voix basse. Si le SADM a été transporté dedans, il doit y avoir des traces de radioactivité.
  
  John Burke n’eut pas le temps de répondre. Le colonel Sokik brandissant un relevé téléphonique.
  
  — Je vais convoquer ce pezevenk d’Osman Davut, lança l’officier du MIT. Il va falloir qu’il m’explique pourquoi Beslan Akalamov, « l’ambassadeur tchétchène », l’a appelé dès que mon collègue du MIT est sorti de son bureau. Celui que j’avais envoyé afin qu’on nous reçoive. Et s’il n’a pas la bonne réponse, il va avoir besoin d’une greffe de testicules…
  
  Malko n’aurait pas aimé être dans la peau d’Osman Davut. D’autant que, dans ce créneau, les donneurs étaient rares… Cependant, cette information mettait le responsable de l’IRO au premier rang des suspects, en ce qui concernait la tentative de meurtre perpétré sur Malko dans le bureau de « l’ambassadeur de Tchétchénie ».
  
  Ravi de sa plaisanterie, le colonel Sokik enchaîna d’un ton faussement bonhomme :
  
  — Après notre départ, mes hommes ont bavardé avec Djokhar, le jeune Tchétchène.
  
  Ça n’avait pas dû être une conversation mondaine…
  
  — Il a dit quelque chose ? interrogea Malko.
  
  — Il a parlé d’une comparution devant une femme très belle avec des yeux verts, avant le meurtre. Elle semblait avoir une autorité totale sur ceux qui l’avaient amené. En particulier Fayik Agça. Il n’a pas pu dire où cela se passait. Quelque part en ville.
  
  — Une femme ! s’étonna Malko. Une Turque ?
  
  — On ne sait pas, avoua le colonel du MIT. D’après lui, elle parlait une langue étrangère, probablement l’arabe. Sa tenue était islamique : foulard et vêtements longs.
  
  Il ne manquait plus que ce fantôme. Que venait faire cette inconnue dans cette sanglante affaire ?
  
  — Vous n’avez pas d’autre élément ?
  
  Zeynel Sokik eut un sourire qui découvrit ses dents de fauve. Il ne ressemblait plus à un gentleman de la City.
  
  — Peut-être, dit-il. On a trouvé ceci dans une des poches de Fayik Agça.
  
  Il tendit à Malko un morceau de papier où étaient inscrits un nom et un numéro de téléphone : Sheema, 243 3472.
  
  — Il s’agit du numéro d’un hôtel assez modeste, le Santral, continua l’officier du MIT, dans la rue Billurcu, près de la place Taksim.
  
  Un quartier central et populeux.
  
  Malko s’en voulut soudain d’avoir poussé Fayik Agça dans le vide. La voix presque enjouée du colonel Sokik coupa vite court à ses regrets.
  
  — J’ai envoyé chercher Osman Davut. Il va peut-être nous confier une ou deux choses sur cette femme.
  
  *
  
  * *
  
  — Oruscu cocuglu !
  
  La gifle formidable envoya valdinguer Osman Davut contre le mur si violemment qu’un sous-verre se détacha. Le colonel Sokik avait décidé de mettre la main à la pâte.
  
  Sur un signe de lui, les deux policiers qui avaient amené le responsable de l’IRO le relevèrent. Zeynel Sokik reboutonna sa veste croisée, regarda avec une mimique dégoûtée le sang qui dégoulinait de la lèvre fendue sur le menton du prisonnier et posément lui expédia un coup de genou, à lui faire rentrer l’estomac dans la colonne vertébrale.
  
  De nouveau, Osman Davut se retrouva à terre, couché en chien de fusil. Le colonel Sokik posa alors son mocassin sur sa tête et lui lança :
  
  — Tu as le choix. Ou tu réponds vite aux questions ou je te confie à eux. Ils vont casser tout ce qu’on peut casser dans tes os et ensuite on te coupera les couilles. Alors, tu vas parler ?
  
  Il retira son pied et Osman Davut réussit à balbutier :
  
  — Mais vous ne m’avez rien demandé, Sokik effendi !
  
  Ce qui était parfaitement exact.
  
  — Eh bien, maintenant, je vais te demander des choses ! Debout !
  
  Osman Davut se remit sur ses pieds, suivi des yeux par les deux policiers qui, eux, auraient préféré qu’il ne parle pas tout de suite.
  
  — Dis-nous d’abord ce que tu sais d’un certain Hussein Khaddad. Un « commandant » tchétchène. Je sais qu’il est venu à Istanbul dans un véhicule de l’IRO.
  
  — Je ne le connais pas bien, bredouilla Osman Davut. Nous aidons beaucoup de boiviki. Il faut que je regarde dans les livres, au bureau.
  
  Le colonel n’insista pas.
  
  — Autre chose : tu as reçu un coup de téléphone de Beslan Akalanov, il y a trois jours. Juste avant qu’il rencontre un de nos agents. Je veux savoir ce qu’il t’a dit. Tu n’as droit qu’à une seule réponse, sinon…
  
  Osman Davut essuya sa bouche d’où le sang continuait à couler. Il hésita quelques secondes avant de dire d’une voix mal assurée :
  
  — Il voulait que je dise à Fayik Agça d’aller le voir d’urgence. Mais il n’a pas précisé pourquoi.
  
  De nouveau, on aboutissait à un mort. Quant à l’ambassadeur tchétchène, il n’était pas question de le soumettre au même traitement que l’employé de l’IRO.
  
  Le silence retomba. Osman Davut était en train de se détendre quand la voix du colonel Sokik claqua comme un fouet.
  
  — Qui est Sheema ?
  
  Osman Davut hésita une seconde de trop avant de dire :
  
  — Je ne sais pas.
  
  Sans doute fatigué, le colonel Sokik adressa un signe de tête aux deux policiers qui s’étiolaient dans l’inaction. Joyeux, ils se jetèrent sur le prisonnier comme des chiens sur un lièvre. Quand ils s’arrêtèrent, une des oreilles d’Osman Davut avait doublé de volume, il lui manquait plusieurs dents, son nez était cassé, son arcade sourcilière gauche éclatée et un coup de talon lui avait brisé net deux doigts. Perdu dans un océan de souffrance, il n’avait plus qu’une idée : échapper à ce cauchemar.
  
  Les bourreaux le relevèrent et le colonel vint se planter devant lui.
  
  — Qui est Sheema ?
  
  Cette fois, Osman Davut ne se sentait pas une vocation de héros.
  
  — Je ne sais pas, je le jure ! sanglota-t-il. Je l’ai vue une fois seulement. Elle était avec Fayik Agça. Il m’a présenté.
  
  — Donc, c’est une femme ?
  
  Osman Davut le regarda, éberlué :
  
  — Bien sûr ! Une très belle femme même. Une blonde.
  
  — Une Turque ?
  
  — Je ne sais pas, elle parlait anglais avec Fayik.
  
  — Elle habite Istanbul ?
  
  — Je ne sais pas, je le jure. Elle déjeunait avec Fayik dans un lokenta. J’apportais des documents, il m’a seulement dit son prénom.
  
  Le colonel Sokik le dévisagea longuement en silence, puis laissa tomber :
  
  — On va vérifier tout ça. Au cas où tu te souviendrais d’autre chose, on va te garder un peu.
  
  Malko pensa soudain à quelque chose.
  
  — Demandez-lui combien de minibus possède l’IRO.
  
  — Un seul, fut la réponse.
  
  — Il est à Istanbul ?
  
  — Non, répondit Osman Davut, il est parti en Géorgie, il sera là dans deux jours.
  
  — C’est bien, emmenez-le, trancha le colonel Sokik.
  
  Lorsque les trois hommes furent seuls, il dit à John Burke :
  
  — Je vais envoyer des gens à moi à l’hôtel Santrol, essayer d’identifier cette Sheema. Mais il n’y a pas beaucoup de chances qu’elle y soit encore.
  
  — On ne sait jamais, remarqua Malko. Mais déjà, si nous l’identifions, ce sera un grand pas ! Car elle est sûrement mêlée à notre affaire.
  
  John Burke le fit taire d’un regard. Ils avaient réussi à ne pas mettre les Turcs au courant totalement. Autant continuer.
  
  *
  
  * *
  
  John Burke et Malko se hâtaient sous une pluie fine de quitter le cimetière de Ferikoy, en bordure du boulevard Piyale-Paça, en compagnie des rares personnes venues rendre un dernier hommage à Gulush Kartal. La seule belle gerbe de fleurs venait du consulat américain. John Burke hocha la tête.
  
  — C’est terrible ! Ces types sont fous avec leur djihad. Vous avez vu comment Djokhar a massacré cette malheureuse ? Un vrai crime rituel ! Ils vivent dans un autre monde.
  
  — Pas tous, corrigea Malko. Hassan Kamel était habillé comme vous et moi, utilisait un portable et ne croyait pas au diable. Il n’en était que plus dangereux.
  
  — Nous sommes en train d’étudier les numéros de téléphone de son carnet, dit l’Américain ; pourvu que cela nous mène quelque part…
  
  Djokhar terminerait ses jours dans une prison turque, la peine de mort n’étant plus appliquée dans le pays, mais cela ne ressusciterait pas Gulush Kartal. Le portable de John Burke sonna au moment où ils sortaient du cimetière. Après avoir écouté son correspondant, le chef de l’antenne de la CIA à Istanbul se tourna vers Malko, fou de joie.
  
  — Elle est toujours à Istanbul !
  
  — Qui ?
  
  — Sheema.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Zeynel Sokik rayonnait, brandissant une fiche d’immigration.
  
  — Voilà ! annonça-t-il, un de mes hommes s’est rendu à l’hôtel Santral et a bavardé avec le réceptionniste. Ç’a été facile. Dans tout l’hôtel, ils n’avaient qu’une femme seule.
  
  — Donc, vous avez son nom ? demanda Malko.
  
  — Bien sûr, elle s’appelle Sheema Tomlinson et elle a un passeport britannique.
  
  — Britannique ! s’exclama John Burke.
  
  — Attendez ! continua le colonel. D’après son passeport, elle est d’origine pakistanaise. Son nom de jeune fille est Nawaz. D’ailleurs lorsqu’elle est arrivée à Istanbul, elle venait du Pakistan, d’Islamabad. Nous avons le numéro du vol.
  
  — Je vais appeler les « Cousins » [32] immédiatement, dit l’Américain. C’est peut-être un faux passeport.
  
  Il nota fiévreusement le numéro et la date d’émission du document et s’éclipsa. Resté seul avec Zeynel Sokik, Malko demanda :
  
  — On ne sait rien sur ses allées et venues ?
  
  — Elle paraît faire du tourisme. Elle ne prend jamais ses repas à l’hôtel, mais rentre tôt le soir. J’ai mis deux hommes en planque. Il faut me dire ce que vous voulez faire. Bien sûr, je peux l’arrêter…
  
  — Nous n’avons rien contre elle pour le moment, remarqua Malko. Sinon un contact avec Fayik Agça, qui est mort. Et, en plus, elle est britannique. Non, il faut la surveiller. Peut-être que tout cela ne mènera nulle part. Mais une chose m’étonne : si elle a quelque chose à se reprocher, pourquoi n’a-t-elle pas quitté Istanbul tout de suite ? Alors que nous ignorions encore son identité…
  
  Le colonel turc eut un geste d’impuissance.
  
  — Je n’en sais rien. C’est étonnant, en effet. Peut-être n’a-t-elle rien à voir dans votre histoire.
  
  — Pourtant, il y a le témoignage de Djokhar. Elle semble avoir joué un rôle actif dans le meurtre de Gulush Kartal.
  
  Assis dans un coin de la pièce, Elko Krisantem se rongeait d’inaction. Timidement, il dit à Malko :
  
  — Je pourrais vous aider. J’ai des amis partout. Je peux emprunter un taxi et roder près de l’hôtel.
  
  Malko échangea un regard avec Zeynel Sokik qui eut un sourire approbateur.
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Il faudrait obtenir la liste des appels donnés de l’hôtel et de ceux reçus depuis qu’elle est là, suggéra Malko. Les comparer aux numéros que nous avons. IRO, Fayik Agça, Hassan Kamel.
  
  — Je m’en occupe, promit le colonel turc.
  
  Quand Malko quitta le bureau, une seule question l’obsédait : cette Sheema était mêlée à l’affaire du SADM. Alors, pourquoi s’éternisait-elle à Istanbul ? Elle avait bien dû sentir que quelque chose d’anormal se passait. Il se tourna vers Elko :
  
  — Elko, vous pouvez vraiment trouver un taxi ?
  
  Dans une vie antérieure, Elko Krisantem conduisait une voiture de maître, si on peut dire. Vexé, il affirma :
  
  — J’ai seulement besoin d’un peu d’argent et de quelques heures. Il faut que je retrouve mes vieux copains de la place Taksim.
  
  Malko sortit cinq cents dollars de sa poche.
  
  — Voilà. Dès que vous serez prêt, rejoignez-moi au Ciragan.
  
  *
  
  * *
  
  La femme qui portait le nom de Sheema Tomlinson se regarda devant la glace. Ses yeux verts à peine maquillés, sa bouche pulpeuse, son nez fin aquilin en faisaient une très jolie femme. Elle se trouvait encore plus belle lorsque ses cheveux avaient leur couleur naturelle – le noir –, mais avait adopté le blond pour « coller » plus à son identité de Britannique. Seul, un tic agitait sa paupière gauche, la crispant à intervalles réguliers. Depuis trois jours, elle se savait sur un volcan. Les portables de ses « correspondants », Hassan Kamel et Fayik Agça, ne répondaient plus et ce n’était pas bon signe. Pourtant, elle avait eu beau parcourir les journaux, elle n’avait trouvé aucune mention de leurs noms. Seulement quelques lignes sur le meurtre de Gulush Kartal. Ce qui n’était pas une surprise.
  
  Mais rien sur l’assassin. Et surtout, aucun signe de vie de ceux qui auraient dû lui rendre compte. Elle n’osait pas se rendre à l’IRO. Trop dangereux. Après s’être enveloppée dans sa tenue ample et noire, un foulard sur sa tête, elle sortit de sa chambre. Avec le foulard et la robe grise descendant jusqu’aux chevilles, elle était parfaitement convenable selon les critères islamistes.
  
  Sur le palier, elle vérifia le petit Walther PKK calibre 32 qui ne la quittait jamais, une balle dans le canon. Le pic à glace aiguisé avec lequel elle avait tué William Green était dissimulé dans les épaisseurs de ses vêtements.
  
  En sortant, elle salua comme d’habitude d’un sourire le réceptionniste. Celui-ci jeta un regard circulaire dans le petit hall vide et lui fit signe d’approcher.
  
  — On est venu poser des questions sur vous, dit-il à voix basse.
  
  Sheema Tomlinson se raidit.
  
  — Qui ?
  
  Elle entendit à peine la réponse – le MIT – tant il parlait bas. L’estomac noué, elle remercia d’un sourire et sortit. L’hôtel Santral n’avait pas été choisi par elle au hasard. L’homme qui venait de la renseigner était un islamiste convaincu, qui connaissait les liens de la jeune femme avec la mouvance auquel il appartenait, même s’il ignorait tout d’elle. Sheema Tomlinson fit quelques pas dans la rue Billurcu, assommée par le soleil et l’angoisse. Dans le grouillement du quartier, il était difficile de repérer des policiers. Au coin de l’avenue Sira-Secvilep, elle héla un taxi et se fit conduire à la mosquée bleue.
  
  Arrivée devant, elle se mit à la recherche d’une cabine téléphonique. Bien sûr, c’était un risque si elle était suivie. Mais un risque indispensable. Son correspondant mit un certain temps à répondre. Reconnaissant aussitôt sa voix, il annonça :
  
  — Votre robe sera prête dans deux jours.
  
  — Pas avant ? Je suis très pressée.
  
  — Non, impossible. Venez pour le dernier essayage après-demain, vers deux heures.
  
  Sheema Tomlinson ressortit de la cabine, déçue et stressée, et s’éloigna à pied. C’est en s’arrêtant devant une vitrine qu’elle repéra son suiveur. Un jeune homme en blouson de cuir, les cheveux longs, portant moustache et baskets. Elle l’avait déjà repéré près de l’hôtel. En un sens, ça la soulagea… Au moins, le danger avait un visage. En pénétrant dans la mosquée bleue, elle tenta de comprendre. Qui avait pu mettre le MIT sur ses traces ? Grâce à son passeport anglais, elle n’avait pas besoin de visa pour la Turquie. Son nom ne se trouvait dans aucun fichier. À Istanbul, elle n’avait rencontré que peu de gens. Donc, ceux-ci devaient déjà être sous la surveillance de la police. Ou alors, cela venait de plus loin.
  
  Son portable grelotta, puis la communication fut coupée. Trois fois de suite. Comme le numéro ne s’affichait pas, elle sut qui l’appelait. Enfin, la communication fut établie. La voix chaleureuse de son interlocuteur la réchauffa.
  
  — Le tourisme se porte bien ? demanda-t-il.
  
  — J’ai presque tout vu ! répondit Sheema et le temps n’est pas fameux. Je crains que cela ne se gâte.
  
  Il y eut un bref silence. À des milliers de kilomètres d’Istanbul, celui qui lui donnait ses ordres devait soupeser le sens de ses paroles. Prudemment, il demanda :
  
  — Ne prends pas froid ! Cela serait très fâcheux que tu sois obligée de rester ici.
  
  — N’aie pas peur, dit-elle. Je me couvre bien.
  
  Elle coupa et fit quelques pas sur le parvis de la mosquée. Le moustachu la collait comme une sangsue. À travers le tissu, elle effleura le manche de son pic à glace. Personne ne se méfiait d’une jolie femme.
  
  *
  
  * *
  
  John Burke avait le triomphe modeste.
  
  — Pour une fois, les « Cousins » ont collaboré, annonça-t-il. Heureusement que j’ai un copain chez eux. J’ai appris beaucoup de choses.
  
  — Le passeport est faux ?
  
  — Non. Tout ce qu’il y a de plus vrai. Sheema Nawaz a épousé Robert Tomlinson il y a cinq ans. Ils ont vécu ensemble à Londres durant trois ans. Elle y est arrivée avec un passeport pakistanais. C’est lui qui a tout arrangé, pour que, grâce à son mariage, elle obtienne la nationalité britannique. Elle l’a désormais. Et elle l’a conservée depuis son divorce.
  
  — C’était un mariage blanc ?
  
  — Je ne crois pas. Son histoire est intéressante. C’est la fille d’un officier supérieur de l’ISI [33], un islamiste convaincu qui a d’ailleurs travaillé avec nous pendant la guerre en Afghanistan contre les Russes. Il ravitaillait Gulgudine Hekmatyah. Il semble que Sheema Nawaz, d’après les « Cousins », ait eu une aventure amoureuse avec un de ses subordonnés, un lieutenant de la police des frontières. Ce dernier a été assassiné en 1987 par le KHAD [34], à Peshawar, pratiquement dans ses bras. C’est à la suite de cet incident qu’elle a quitté le Pakistan. Elle avait tout juste dix-huit ans.
  
  « Toujours d’après les « Cousins », elle a conçu à la suite de ce meurtre une haine farouche des ennemis de l’islam. Elle est devenue une pasionaria de la cause islamiste. Les « Brits » la connaissent bien. Elle s’occupe d’un bureau à Londres qui, officiellement, facilite l’entrée en Grande-Bretagne des réfugiés politiques islamistes. C’est aussi une officine de propagande, et probablement plus. Citoyenne britannique, Sheema Tomlinson n’a jamais été inquiétée. Et, de toute façon, vous savez bien que les « Cousins » ne veulent pas toucher aux islamistes. Ils ont trop peur que ça leur pète à la gueule… Alors, ils prétendent que ce n’est pas un vrai danger.
  
  — Et comment est-elle devenue madame Tomlinson ?
  
  — Lorsqu’elle est partie pour Londres, son père l’a recommandée à un Britannique de ses amis, Robert Tomlinson. Un chercheur, spécialiste des sectes musulmanes. Il a vécu longtemps au Pakistan et parle parfaitement urdu. Lorsque Sheema est arrivée à Londres, elle était invitée par lui. Ensuite, leurs rapports ont changé de nature… Un an après, il l’épousait.
  
  — Et depuis ?
  
  — Elle s’est souvent rendue dans son pays natal, où elle a effectué de longs séjours. Encore d’après les « Cousins », elle aurait travaillé un certain temps dans un centre nucléaire civil, près d’Islamabad.
  
  — Inquiétant, comme adresse, souligna Malko.
  
  — Comme vous dites, conclut John Burke d’un ton lugubre. Et avec son passeport britannique, elle se déplace sans problème.
  
  — Au fond, c’est une ancienne alliée de l’Agence, fit Malko avec une pointe d’ironie.
  
  Un passé encombrant resurgissait. Pendant plusieurs années, la CIA avait été le meilleur soutien des islamistes radicaux luttant contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan, les goinfrant des armes les plus sophistiquées. Parmi ces islamistes de choc, il y avait un certain Oussama Bin Laden, alors chéri de la CIA…
  
  — Ce n’est pas le moment de plaisanter, laissa tomber John Burke. À l’époque, nous n’avions qu’un seul véritable adversaire : l’Union soviétique. On ne pouvait prévoir que ces islamistes lanceraient leur folle croisade. En tout cas, ce que j’ai appris du background de cette Sheema Nawaz renforce mes craintes. Cette histoire de SADM est vraie, et il faut retrouver coûte que coûte la trace de ce truc.
  
  — En effet renchérit Malko, tout cela ressemble fort à la première authentique tentative de terrorisme nucléaire. À mon avis, la piste Hussein Khaddad est dépassée. Lui a été utilisé pour récupérer cet engin et le faire sortir de Tchétchénie. L’échelon suivant, c’est ici. Or, deux des protagonistes sont morts : Hassan Kamel et Fayik Agça. Le seul qui puisse savoir quelque chose est Osman Davut. Il faut que votre ami Sokik continue à l’interroger. Jusqu’à ce qu’il dise ce qu’il sait. Cependant, j’aurais tendance à croire que cette Sheema Tomlinson est très impliquée dans cette affaire. Évidemment, on peut demander au MIT de l’interpeller, mais j’ai peur que cela ne serve à rien. Elle ne parlera pas et son passeport britannique la protège des interrogatoires trop musclés. Donc, la seule solution est de la surveiller, afin qu’elle nous mène au SADM… Nous n’avons aucune preuve contre elle. Uniquement le témoignage de Djokhar qui risque de se rétracter.
  
  — J’essaie de me dire qu’il n’est pas globalement certain que cette histoire soit vraie, rétorqua John Burke. Nous n’avons aucune preuve matérielle. Juste le délire de ce fou de Tchétchène. Ça pourrait être une bouffée lyrique de djihad…
  
  Malko secoua la tête.
  
  — Vous oubliez quelques cadavres. Les islamistes sont des fanatiques, mais pas des fous furieux. Quand ils tuent, c’est pour une bonne raison ; du moins à leurs yeux. Par exemple, pour protéger une opération en cours.
  
  — Je crains, hélas, que vous n’ayez raison, reconnut l’Américain. Désormais tout repose sur nos amis du MIT et sur votre Turc. Mais si rien ne bouge d’ici quarante-huit heures, il faudra changer de tactique. Vous n’imaginez pas les messages que je reçois de Langley. Ils ne vivent plus…
  
  *
  
  * *
  
  — On vous demande à l’entrée. Un chauffeur de taxi, annonça l’employé de la réception du Ciragan à Malko.
  
  Ce dernier descendit pour découvrir Elko Krisantem, ravi, conduisant un vieux taxi au volant recouvert de fourrure, avec des porte-bonheur partout.
  
  — Ça coûte seulement dix millions de livres [35] par jour, expliqua le Turc.
  
  — Bravo ! approuva Malko. Vous n’avez plus qu’à roder du côté de l’hôtel Santral. Voilà de quoi vous aider.
  
  Il lui remit un paquet de photos prises à la sauvette par un agent du MIT, le premier jour de la filature de Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  — Je la reconnaîtrai ! affirma le Turc après avoir regardé les clichés. Je vais travailler avec un copain qui me relaiera pour éviter de me faire repérer.
  
  — Allez-y, dit Malko. Et bonne chance. Moi, je vais au MIT. Apparemment, le colonel Sokik a du nouveau.
  
  Laissant Elko Krisantem dans son tas de boue, il prit sa voiture, destination le faux institut météorologique.
  
  *
  
  * *
  
  Zeynel Sokik rayonnait. Il montra à Malko une feuille couverte de numéros de téléphone.
  
  — Mes hommes ont bien travaillé ! Nous avons le listing de tous les numéros reçus par le standard de l’hôtel Santral, au cours des dix derniers jours.
  
  — Reçus ! s’étonna Malko. Comment est-ce possible ?
  
  — Avec le numérique, on peut tout faire, sourit le colonel Sokik. Les gens se méfient quand ils appellent, pas quand ils reçoivent des appels. D’ailleurs, d’après l’hôtel, Sheema Tomlinson n’a passé aucun coup de fil.
  
  — Et qu’est-ce que ça donne ?
  
  — Il y a deux numéros particulièrement intéressants.
  
  Il lui montra plusieurs numéros surlignés de vert.
  
  — Le premier qui a appelé est le portable de Hassan Kamel, un numéro canadien, expliqua le Turc ; et le second, celui de Fayik Agça. Hassan Kamel a appelé cinq fois, Agça, trois fois. Des communications très courtes. Sûrement pour prendre rendez-vous.
  
  — Et Osman Davut ? demanda Malko.
  
  — Il n’a pas appelé, reconnut avec une pointe de tristesse le colonel du MIT. Sinon, je lui aurais déjà brisé tous les os pour lui apprendre à nous avoir menti.
  
  Hélas, on ne pourrait rien tirer des deux autres, morts et enterrés. Une nouvelle fois, Malko se reprocha d’avoir agi trop précipitamment avec Fayik Agça. Ces communications établissaient le lien entre Sheema Nawaz et ceux que la CIA soupçonnait de s’être procuré une bombe atomique miniaturisée. Il restait à connaître son rôle.
  
  — Demandez à John ce qu’il désire que nous fassions, conclut le colonel du MIT. On arrête cette femme ou on continue à la surveiller. En même temps, remettez-lui ce document. Il peut lui être utile.
  
  *
  
  * *
  
  Dans un silence de mort, le chef d’antenne de la CIA étudiait le listing téléphonique remis par le colonel Sokik. Il sursauta, plongea la main dans un tiroir d’où il sortit un second listing et compara les deux documents, avant de lever un regard triomphant vers Malko.
  
  — Bingo ! Un portable pakistanais a appelé l’hôtel Santral le lendemain de la disparition de William Green. C’est le numéro de celui qui se fait appeler « Jafar », le correspondant d’Oussama Bin Laden au Pakistan.
  
  La boucle était bouclée. Désormais, les pièces du puzzle s’emboîtaient. L’opération partait du Pakistan ou d’Afghanistan, avec un relais à Istanbul à cause de l’implication tchétchène. Quelle était l’étape suivante ?
  
  — La présence persistante de Sheema Nawaz-Tomlinson à Istanbul ne peut s’expliquer que par une seule cause, conclut Malko. Elle convoie le SADM qui s’y trouve toujours ! Si on ne la lâche pas, elle va nous y mener !
  
  — Que Dieu vous entende, soupira John Burke. Je vais demander des instructions à Langley. Je ne peux pas prendre sur moi de laisser cette femme en liberté, sachant ce que nous savons…
  
  — Je pense que ce serait une erreur de l’arrêter, répliqua Malko. Elle ne parlera pas. Tandis qu’en la suivant…
  
  *
  
  * *
  
  Allongée sur son lit, Sheema Nawaz regardait le plafond, une main posée à plat sur son ventre. Tous ses muscles étaient noués par l’angoisse et il fallait absolument qu’elle se détende. Elle ne connaissait pour cela qu’un seul moyen. Elle avait toujours été très sensuelle dans un pays où la pudibonderie la plus extrême était de rigueur, aussi avait-elle appris à dissimuler ses pulsions. Elle avait connu son premier orgasme avec une copine, à l’école, au fond d’une classe. Ensuite, la mort tragique de son amant l’avait profondément marquée. Ils étaient en train de faire l’amour lorsque les tueurs du KHAD avaient surgi dans la pièce. Ils lui avaient tiré trois balles dans la tête alors qu’il était encore enfoncé en elle. Une sensation qu’elle n’oublierait jamais. Depuis, sa vie sexuelle était chaotique. À Peshawar, elle revoyait parfois sa copine Benazir et elles retrouvaient leurs jeux d’adolescentes. Ou alors, le plus souvent, elle se caressait, ce qui était encore la façon la plus sûre de se donner du plaisir. Avec l’aide de quelques petits fantasmes totalement inavouables. Dès qu’elle était dans sa chambre, elle fixait la porte sans arrêt, s’attendant à voir surgir les policiers du MIT. Ce qui signifierait la fin de la mission que lui avait confiée Oussama Bin Laden lui-même.
  
  Une mission qu’on n’attribuait normalement qu’à un homme.
  
  Son majeur prolongé par un ongle rouge taillé en carré plongea entre ses grandes lèvres tandis qu’elle fermaitles yeux, imaginant un homme puissamment doté par la nature s’enfonçant en elle par-derrière. Tout en lui murmurant ce qu’il allait lui faire, détaillant avec complaisance comment son gros sexe allait forcer l’ouverture de ses reins… Machinalement, Sheema se mit à rouler des hanches et le mouvement de son doigt s’accéléra.
  
  Elle haletait, les cuisses grandes ouvertes, le ventre gonflé, repliée sur son délicieux fantasme. Elle se caressa les seins de sa main libre. Se disant qu’un jour, il faudrait bien qu’elle reprenne un homme ; cela faisait quatre ans qu’un membre viril ne l’avait pas pénétrée. Mais, mobilisée par sa foi islamiste, elle n’avait plus pensé à sa vie de femme.
  
  Elle ferma les yeux, se concentrant sur son fantasme. Son amant fantôme lui murmurait qu’il se retirait de son ventre, qu’il allait forcer ses reins. Inconsciemment, Sheema se cambra et son majeur s’agita frénétiquement. Elle « sentait » ce sexe invisible qui la déchirait pour s’introduire au plus profond d’elle-même…
  
  — Non, non, gémit-elle.
  
  Le deuxième « non » se termina en un gémissement aigu et sa main demeura collée à son sexe comme à un aimant.
  
  La sonnerie du téléphone l’arracha à son plaisir. Elle n’attendait aucun appel. Angoissée, elle répondit, folle d’angoisse.
  
  — Madame Tomlinson, j’ai pu terminer votre robe, annonça une voix neutre. Vous pouvez passer la prendre…
  
  — Merci, dit la Pakistanaise. Je viendrai avant ce soir.
  
  Elle raccrocha en ayant envie de chanter. Enfin, elle allait pouvoir quitter cette ville qu’elle détestait, avec cette pluie, cette langue horrible et, surtout, ce danger omniprésent. Bien que musulmanes, les autorités turques luttaient avec férocité contre les islamistes.
  
  Sheema Nawaz se leva en un clin d’oeil.
  
  Tout en s’habillant, elle fit son « check-up ». À aucun prix elle ne devait être filée pour ce rendez-vous. Or, le MIT la surveillait. La tête à nouveau froide, elle s’équipa, se disant que son avenir à Istanbul se comptait désormais en heures… Son complice de la réception lui adressa un sourire, désignant d’un signe de tête un homme qui lisait son journal dans le hall… Il y en avait sûrement un autre dehors.
  
  La Pakistanaise traversa le hall et sortit, regarda autour d’elle. Un taxi était arrêté en face de l’hôtel. Elle se pencha vers le chauffeur.
  
  — Vous parlez anglais ?
  
  — Un peu.
  
  — O.K. J’ai des courses à faire dans la rue Zokak, là à gauche, qui est en sens unique. Vous pouvez me retrouver au bout, au coin de Siraselviler Caddesi ?
  
  Pour le sécuriser, elle lui tendit deux billets d’un million de livres.
  
  — Pas de problème ! assura le chauffeur qui démarra aussitôt, descendant Billurcu pour retrouver Siraselviler.
  
  Sans se presser, Sheema Nawaz-Tomlinson descendit la rue Zokak, s’arrêtant dans deux boutiques mais n’y restant que quelques instants… Si on la suivait, c’était imparable…
  
  Arrivée au coin de Siraselviler, elle sauta dans le taxi, sans même se retourner. Si elle avait été suivie, c’était à pied. Le temps que son suiveur trouve un taxi, elle serait revenue.
  
  — Je vais à Eminomu, Mehmet Caddesi, numéro 17. C’est une boutique de vêtements, lança-t-elle au chauffeur.
  
  *
  
  * *
  
  Elko Krisantem ne dissimulait pas sa joie.
  
  — Il n’y a que moi qui sache où elle est allée ! jubila-t-il. J’ai vu les deux types du MIT qui couraient comme des fous derrière mon taxi.
  
  Son stratagème avait marché ! Malko, ravi, demanda :
  
  — Où est-elle allée ?
  
  — Une petite boutique minable, près de la Corne d’Or. Des fringues. Elle en est ressortie avec une housse et m’a demandé de la ramener à l’hôtel.
  
  Pensif, Malko se demanda pourquoi Sheema Nawaz-Tomlinson avait effectué une rupture de filature pour aller chercher des vêtements. Bizarre.
  
  — Retournez au magasin et tâchez de vous renseigner, demanda-t-il.
  
  À peine Elko reparti, il appela John Burke pour le mettre au courant. Il était presque six heures.
  
  — Je vais mettre le MIT sur le coup, fit l’Américain, dès demain matin. Nous progressons. C’est peut-être dans cette boutique qu’elle a planqué la bombe…
  
  *
  
  * *
  
  Elko Krisantem traînait depuis une heure dans le quartier d’Eminomu, bavardant avec les marchands ambulants et les commerçants. Personne ne semblait connaître le fripier du numéro 17… Il alla jusqu’à la boutique et en nota le nom. Elle était fermée et un écriteau indiquait : « Fermé jusqu’à lundi ». Il repartit bredouille, et remonta jusqu’à la place Taksim pour y retrouver ses anciens amis. Eux auraient peut-être une idée. En tout cas, vu la qualité des vêtements en vente, Sheema n’était pas venue là pour s’habiller.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson était en train d’étudier un plan d’Istanbul avec soin. Elle avait pris son thé à huit heures, se concentrant ensuite, le temps d’une brève prière. Le soleil était revenu sur Istanbul, ce qui pouvait passer pour un signe du ciel.
  
  Ce jour-là était décisif. Ou elle quittait Istanbul, ou elle risquait d’y demeurer pour très longtemps. Elle s’habilla d’un pantalon, d’un pull à col roulé et d’un manteau. Sous le pull, glissé à même la peau, elle avait son pic à glace, invisible sous la grosse laine. Dans son sac, le petit PPK, une balle dans le canon.
  
  Elle jeta un coup d’oeil circulaire dans sa chambre, inspecta soigneusement sa valise pour vérifier qu’elle ne laissait rien de compromettant et claqua la porte.
  
  Les dés étaient jetés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Sheema Nawaz, du fond de son taxi, regardait distraitement les vieux immeubles décrépits qui s’étageaient le long de Yüksek Caddesi, une rue étroite en sens unique et aux pavés disjoints qui escaladait la colline de Sahkander. En plus, le quartier était en travaux et la chaussée bordée d’énormes excavations. Elle avait descendu Siraselviler pour remonter jusqu’à la jonction de Yüksek et de la grande artère piétonne Isticlal Caddesi. Arrivée à Tünel Meydan, elle se pencha vers le chauffeur.
  
  — Stop here, please !
  
  Le chauffeur s’arrêta là où la rue s’élargissait, formant une petite place d’où partait le funiculaire – tünel, en turc – reliant Sahkucu à l’avenue Yüzbasi-Sabohatin, au niveau du Bosphore, juste en face du pont Galata. Sheema Nawaz, sans se presser, fit quelques pas vers le haut de la rue, où s’ouvrait une voûte donnant accès à une petite voie en impasse, le Tünel Passage, abritant, en plus de quelques boutiques, un café « littéraire ».
  
  Au moment de pénétrer sous la voûte, elle se retourna et repéra aussitôt un jeune moustachu qui venait, lui aussi, de sauter d’un taxi et faisait semblant de se diriger vers la plateforme du tünel.
  
  C’était ce qu’elle avait prévu. Il risquait d’y en avoir un second, mais ce n’était pas sûr.
  
  Elle poussa la porte du café. Celui-ci, ouvert depuis peu, semblait exister depuis un siècle et comportait trois salles en enfilade, meublées de banquettes et de tables carrées. Les gravures au mur, les rayonnages de bibliothèque, le poêle en faïence verte, les boiseries créaient une atmosphère intime et reposante. À l’entrée, une vitrine offrait un choix de pâtisseries orientales dégoulinantes de crème. Un escalier en colimaçon menait à une mezzanine où les couples pouvaient s’isoler. L’endroit était fréquenté par les intellectuels, les journalistes, les gens de la télévision. Sheema Nawaz s’installa dans la seconde salle, sur une banquette d’où elle pouvait surveiller la porte. Certaine que son suiveur allait la rejoindre, afin de voir qui elle allait rencontrer.
  
  Ce qui ne manqua pas ! Le jeune moustachu en blouson de cuir poussa la porte du café et s’installa dans la première salle, après un coup d’oeil circulaire. Sheema Nawaz commanda un bakrava et un Coca auxquels elle ne toucha pas. Elle n’aurait pas pu avaler un pois chiche. Elle laissa s’écouler un quart d’heure, puis, l’estomac noué, elle se leva, laissant un billet de cinq cent mille livres sur la table. De toute façon, elle n’aurait plus besoin d’argent turc…
  
  Le jeune homme installé sur une banquette, à gauche, faisait semblant de lire un journal. Il leva la tête lorsque la jeune femme lui adressa un sourire ravageur avant de s’asseoir en face de lui. Surpris, il posa son journal.
  
  — Why do you follow me ? [36] demanda Sheema d’une voix douce.
  
  Elle vit dans le regard du policier qu’il ne parlait pas anglais.
  
  Gentiment, elle lui prit alors la main gauche et la posa sur la table, la paume en l’air, comme une diseuse de bonne aventure. Le jeune policier lui adressa un regard stupéfait, ne comprenant pas ce qu’elle voulait. Il vit trop tard la jeune femme plonger la main droite sous son manteau, puis la brandir d’un geste vif et l’abattre sur la table. Le jeune policier poussa un hurlement. De toutes ses forces, Sheema venait de lui clouer la main à la table avec son poinçon.
  
  Elle était déjà debout. Le couple derrière eux se retourna, tandis qu’elle fonçait vers la porte. Elle avait choisi ce café à cause des tables en bois et du tünel. En courant, elle repassa sous la voûte, traversa la petite place et gagna la station du tünel.
  
  Les rames partaient toutes les deux minutes. Elle acheta pour deux cent mille livres un ticket et se glissa dans le groupe qui attendait la rame montante. Du coin de l’oeil, elle aperçut alors un inconnu traverser la place en courant et venir se placer derrière elle. Le premier, celui qu’elle avait « épinglé » à la table, ne se montrait toujours pas.
  
  Son pouls devait être à 200… La rame arriva et les gens se précipitèrent. Dans la bousculade, elle se rapprocha de l’homme qui la suivait, et se plaça au fond du wagon. Lorsqu’il s’immobilisa au niveau inférieur, Sheema Nawaz ne sortit pas tout de suite, laissant le wagon se vider. Son suiveur ne bougeait pas non plus, faisant semblant d’être plongé dans un journal. Il ne vit même pas la jeune femme s’approcher de lui, et sortir le petit PPK de son sac. Le canon contre le journal, elle appuya trois fois sur la détente. Les détonations résonnèrent contre les parois du wagon, mais il n’y avait personne pour les entendre. Le policier s’effondra le long de la paroi, grièvement blessé, tandis que la jeune femme s’éloignait en courant. Sur Yüzbasi-Sabohatin-Evarcu Caddesi, elle n’attendit pas plus de trois minutes un taxi. Elle demanda au chauffeur de la conduire de l’autre côté du pont Galata ; à Topkapi. Au début, elle se retournait fréquemment, l’estomac noué. Voyant que personne ne la suivait, elle retrouva son calme. Bien sûr, les réactions n’allaient pas tarder, mais elle avait une longueur d’avance.
  
  Une longue file s’allongeait devant le musée Topkapi. Surtout des Japonais. Sheema Nawaz s’y noya quelques instants, puis repartit vers la station de taxis, en face du musée.
  
  — International Airport Atatürk ! demanda-t-elle au chauffeur.
  
  *
  
  * *
  
  — Elle a filé !
  
  La voix de John Burke tremblait de fureur ! Malko, qui se préparait à descendre, écouta le récit de la fuite de Sheema Nawaz. Un des deux policiers du MIT était mort. Bien entendu, le service turc avait lancé une opération de grande envergure pour retrouver la fugitive. Déjà, des policiers avaient fouillé sa chambre à l’hôtel Santral sans rien trouver. Toutes ses affaires étaient là.
  
  — J’arrive, dit Malko.
  
  Elko Krisantem attendait dehors dans son « taxi ». Malko le mit au courant. Le Turc jura entre ses dents.
  
  — Je l’ai déposée à Tünel, mais je ne pouvais pas attendre, la rue est trop étroite.
  
  — Elle avait des bagages ?
  
  — Non, son grand sac habituel.
  
  Ce qui ne voulait rien dire. Mais il y avait une chance minuscule que Sheema Nawaz soit encore à Istanbul, dans une planque sûre.
  
  — Pourvu qu’ils surveillent bien les aéroports, soupira Malko. Avec le numéro de son passeport, on devrait pouvoir l’intercepter.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz se fit déposer juste en face des parkings de l’aéroport comme si elle allait y chercher sa voiture. Elle gagna un coin désert au second niveau. Là, en un clin d’oeil, elle prit dans son sac un tchartcharf noir et s’en enveloppa, dissimulant ses cheveux blonds. Lorsqu’elle ressortit du parking, on aurait dit une intégriste… Elle avait quand même le coeur battant en pénétrant dans le hall de l’aérogare dallé de marbre. Rien de suspect. Le danger serait plus loin… Elle gagna les consignes automatiques et y retira une valise qui attendait là depuis son arrivée à Istanbul. Puis fila vers les toilettes et s’y enferma. Lorsqu’elle en ressortit, elle portait une perruque de cheveux courts, des lunettes, un tailleur de tweed vert avec des bas assortis et des talons plats… Elle gagna le comptoir de la Lufthansa et présenta un billet.
  
  — Je devais partir dans deux jours pour Francfort, expliqua-t-elle. Auriez-vous une place aujourd’hui, sur le même vol ?
  
  Après avoir consulté son ordinateur, l’employée lui valida son billet. Sheema Nawaz-Tomlinson s’appelait désormais Denise Lemercier, de nationalité canadienne.
  
  — Porte 18 B, annonça l’employée de la Lufthansa. Le vol sera appelé dans quarante minutes environ.
  
  Quarante minutes d’angoisse. La jeune femme se força à s’arrêter au freeshop où elle acheta une bouteille de Defender « Success » et une cartouche de cigarettes. Puis elle se décida à passer l’immigration.
  
  Le policier regarda son passeport d’un oeil distrait, l’ouvrant à peine, et la jeune femme gagna la VIP-room où elle se servit un thé. Il n’y avait plus qu’à prier. Le Walther PPK était resté dans la consigne et plus rien ne la reliait à son passé récent.
  
  *
  
  * *
  
  — Nous la retrouverons ! jura d’une voix tendue Zeynel Sokik. J’ai mis en place un filet dont elle ne pourra pas éviter les mailles. Nous avons son signalement et le numéro de son passeport. Elle n’a donné aucun coup de fil avant de partir. Et même si elle se planque dans Istanbul, elle sera obligée de sortir à un moment donné.
  
  John Burke et Malko répondirent par un silence de plomb. C’était du whishjull thinking. Le chef de station de la CIA avait du mal à imaginer comment il allait expliquer à Langley qu’il avait laissé échapper la seule piste menant à la « bombe ». D’autant que cette femme semblait être le maître d’oeuvre de toute l’opération, étant donné ses liens avec le Pakistan et Bin Laden. Le café refroidissait sur la table. Nerveux, Zeynel Sokik ne tenait pas en place. Sa ligne directe sonna et après quelques instants de conversation, son visage s’éclaira.
  
  — Vous l’avez retrouvée ? demanda aussitôt John Burke.
  
  Le colonel du MIT raccrocha, triomphant.
  
  — Non, mais ça ne va pas tarder ! Votre ami Elko Krisantem a bien travaillé. La police d’Istanbul a identifié l’homme de la boutique où elle s’est rendue : il s’agit d’un voyou, un faussaire connu, spécialiste des faux papiers, Haci Kadin. Il a déjà été condamné plusieurs fois.
  
  — Donc, elle s’est fait faire des faux papiers, lança John Burke. Il faut savoir d’urgence lesquels.
  
  — On va nous-mêmes interroger ce faussaire ! lança Zeynel Sokik en se levant.
  
  Il héla deux policiers au passage et ils partirent à deux voitures, sirènes hurlantes.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz se leva : on appelait son vol. Pour la millième fois, elle regarda autour d’elle. Aucune animation suspecte, à part le policier débonnaire qui surveillait l’embarquement. Le pouls à 200, mais calme en apparence, elle se fondit dans la masse des autres passagers.
  
  Les minutes qui suivirent furent les plus éprouvantes de sa vie. Elle avait l’impression que le temps se déroulait au ralenti, guettait tous les mouvements de l’extérieur. Maintenant, toutes les polices turques, sans parler de la CIA, devaient la rechercher. Tant que l’avion n’aurait pas décollé, elle serait en danger. En Turquie, la police avait le bras très long… Enfin, les réacteurs rugirent et le Boeing 737 s’élança sur la piste. Dans quelques minutes, elle serait sortie de l’espace aérien turc. À Francfort, le temps que la police des frontières allemande reçoive les coordonnées du passeport qu’elle avait utilisé pour partir, elle serait loin…
  
  Dans son sac, elle avait deux autres passeports : un pakistanais et un belge. C’est ce dernier qu’elle utiliserait à partir de Francfort, après avoir récupéré son bagage, repartant aussitôt pour sa nouvelle destination, avec une nouvelle identité.
  
  Elle remercia le ciel. Allah l’avait protégée. Elle allait enfin mener à bien la mission que lui avait confiée l’homme qu’elle respectait le plus au monde, le chef de l’internationale islamiste Al Qaïda, Oussama Bin Laden.
  
  *
  
  * *
  
  — Enfoncez la porte !
  
  Les deux policiers du MIT n’hésitèrent pas une seconde et se lancèrent à l’assaut du magasin de vêtements. La même pancarte était là depuis deux jours, selon les voisins. « Fermé jusqu’à lundi ».
  
  La porte céda rapidement. La boutique sentait la poussière et le moisi. Les vêtements offerts auraient fait la joie des Compagnons d’Emmaüs… Personne. Ils continuèrent, traversant l’arrière-boutique encombrée de cartons pour parvenir à un minuscule bureau où brûlait encore une ampoule électrique. Haci Kadin n’irait plus jamais en prison. Effondré sur son bureau, la joue engluée dans son propre sang, il était extrêmement mort. En l’examinant ils trouvèrent l’orifice d’entrée d’un projectile, à l’arrière du crâne, bien visible au milieu des cheveux clairsemés gris.
  
  — La salope ! grinça John Burke.
  
  Sheema Nawaz avait fait le ménage, anticipant la démarche des policiers. Ceux-ci entreprirent une fouille systématique. Une heure plus tard, ils avaient mis à jour une douzaine de passeports de différents pays – Belgique, Canada, Italie, Jordanie, France – tous en blanc, prêts à être complétés. Plus un assortiment complet de cachets. Haci Kadin devait avoir des complices dans pas mal de consulats.
  
  John Burke et Malko échangèrent un regard découragé. Sheema Nawaz-Tomlinson était évidemment partie… Avec le recul, sa conduite était plus que logique. Si elle était restée à Istanbul, c’était dans l’attente de ses faux papiers ! Le vrai problème était que, désormais, ils n’avaient aucune idée de l’identité sous laquelle elle voyageait. Ni où elle allait.
  
  — Je vais prévenir l’US Immigration, proposa faiblement John Burke. Donner son signalement. Nous avons ses empreintes, grâce à l’hôtel.
  
  Malheureusement, on ne pouvait pas examiner les empreintes des milliers de gens qui entraient tous les jours aux États-Unis.
  
  — Allons faire le point dans votre bureau, proposa Malko, lui aussi découragé.
  
  *
  
  * *
  
  Les feuilles de relevés téléphoniques étaient étalées sur la grande table de conférence, John Burke, un de ses adjoints et Malko cherchaient à interpréter les appels relevés des différents portables des protagonistes de l’affaire.
  
  — Regardez ! dit soudain Malko. Hassan Kamel et Fayik Agça ont appelé plusieurs numéros au Canada.
  
  L’ordinateur avait trié les numéros appelés, les rapprochant par code.
  
  — En effet ; 514, c’est le Canada, fit John Burke. Montréal en tout cas.
  
  — Là où habitait Hassan Kamel, souligna Malko.
  
  Une piste encore fragile, car il y avait des centaines de numéros : en Belgique, en Bosnie, en Jordanie, aux États-Unis même, sans parler d’Istanbul et de certains portables non encore identifiés.
  
  — Vous avez vérifié ces numéros ! demanda Malko.
  
  Le technicien hocha la tête.
  
  — Certains, sir, mais ils ne débouchent sur rien de cohérent. Ils sont sûrement codés. Nous les décoderons, mais cela va prendre du temps…
  
  Or, du temps, ils n’en disposaient pas.
  
  Malko résuma la situation :
  
  — Si nous prenons tous ces personnages et leurs tenants et aboutissants, nous avons le Pakistan, la Tchétchénie, la Turquie, la Jordanie et le Canada. Hassan Kamel habitait le Canada. C’est peut-être la seule piste à suivre…
  
  John Burke se servit un Defender et le but d’un trait.
  
  — Pour l’instant, tout ce que nous avons, ce sont des numéros codés et l’adresse de Hassan Kamel à Montréal, remarqua-t-il.
  
  La dernière adresse de l’Algérien étant le cimetière d’Istanbul, il ne risquait pas de s’y trouver. Malko insista :
  
  — Kamel semble avoir joué un rôle important dans cette opération. Sur son carnet, nous avons trouvé des numéros pakistanais, turcs et canadiens. Que faisait-il à Istanbul ?
  
  — Et, dans ce cas, que faisait Sheema Nawaz-Tomlinson ?
  
  — Je n’en sais rien, avoua Malko.
  
  La secrétaire passa un appel à John Burke. Celui-ci leva la tête.
  
  — C’est Zeynel. Le minibus de l’IRO vient d’arriver à Istanbul en provenance de Géorgie. Il nous propose d’aller l’examiner.
  
  — Ça vaut la peine ? demanda Malko.
  
  L’Américain secoua la tête.
  
  — Non. Tous nos experts sont d’accord. Un SADM émet une faible radiation de rayons gamma, captable dans un rayon de quelques mètres. Mais cela ne laisse aucune trace. Donc, même si ce que nous cherchons a été transporté dans ce fourgon, nous ne trouverons rien. Allons-y quand même. Nous lui dirons que nous cherchons des traces d’explosifs. Je vais convoquer un expert de chez nous qui se trouve au consulat.
  
  *
  
  * *
  
  Le fourgon gris fatigué et cabossé était garé juste en face de l’IRO, dans la petite rue en pente du quartier islamiste, gardé par deux policiers. Le colonel Sokik, John Burke et Malko pénétrèrent dans l’étroit couloir de l’ONG. Juste avant l’escalier il y avait des casiers destinés à ranger les chaussures des visiteurs, changées pour d’immenses pantoufles. En voyant Zeynel Sokik avancer à l’intérieur sans se déchausser, un jeune barbu de garde se leva d’un bond en couinant.
  
  Le colonel le prit au collet, le colla au mur et le fouilla.
  
  — Va chercher ton responsable, ordonna le colonel du MIT. Vite.
  
  On les installa dans un petit salon encombré de cartons, d’équipement militaire avec, aux murs, des photos d’atrocités indéterminées… Osman Davut qui avait été libéré la veille apparut une minute plus tard, obséquieux et tremblant. Avec les clefs du fourgon. Zeynel Sokik les lui prit des mains et le menaça du doigt.
  
  — Tu as intérêt à ce qu’on ne trouve rien. Sinon…
  
  Il passa lentement le doigt sur sa gorge avec un plaisir évident, tandis que le patron de l’IRO protestait de son nationalisme indéfectible. Ils regagnèrent la rue.
  
  Le technicien amené par John Burke tournait déjà autour du fourgon. Il posa à terre sa mallette métallique et en sortit quelques instruments de mesure. Intrigué, le colonel Sokik demanda à John Burke :
  
  — Mais qu’est-ce que vous cherchez ?
  
  — Des traces d’explosif, fit évasivement l’Américain.
  
  Un quart d’heure plus tard, l’examen était terminé.
  
  Sous le regard soulagé d’Osman Davut, le technicien referma sa mallette.
  
  — Aucune trace de produits dangereux, annonça-t-il. Le responsable de l’IRO lui aurait baisé les pieds. John Burke et Malko échangèrent un regard éloquent. L’absence de traces ne voulait rien dire.
  
  — Je crois que vous allez prendre l’avion pour le Canada, laissa tomber le chef d’antenne de la CIA. S’il y a une chance minuscule de retrouver ce truc diabolique, c’est là-bas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Malko frissonna en sortant de la voiture de Martin Turturo, le chef de la station de la CIA à Toronto, qui était venu le chercher à l’aéroport de Dorval, après un voyage chaotique : il n’y avait pas de vol direct Istanbul-Montréal. Un vent glacial balayait la rue Peel, secouant quelques flocons de neige. L’Américain s’ébroua.
  
  — Putain de climat ! Si ça se trouve, dans une heure, il y a un mètre de neige dans les rues.
  
  Ils s’engouffrèrent dans la petite entrée du 715, qui abritait dans ses trois derniers étages le SCRS [37], sorte de FBI canadien. Un policier en chandail bleu les intercepta aussitôt. Martin Turturo donna son nom, et le garde s’effaça.
  
  — L’officier Boisbriand va vous conduire chez monsieur Ward Elcork, annonça-t-il.
  
  Une grande jeune femme blonde aux cheveux tombant sur les épaules, sanglée dans un tailleur pantalon, s’avança vers eux, la main tendue.
  
  — Officier Héloïse Boisbriand, annonça-t-elle. Je vais vous conduire chez le directeur.
  
  Malko n’en revenait pas. L’officier Boisbriand semblait sortir de Playboy. De grands yeux gris, une bouche pulpeuse, une poitrine que le tailleur n’arrivait pas à écraser et des jambes à n’en plus finir. Ils la suivirent dans l’ascenseur. Martin Turturo adressa un clin d’oeil complice à Malko, visiblement émoustillé.
  
  Ward Elcork était nettement moins sexy. Plutôt le style clergyman déplumé, avec un long visage triste sur lequel il parvenait à peine à peindre un sourire. Il fit pénétrer ses visiteurs dans un bureau qui ressemblait à une serre tropicale, avec une vue magnifique sur le Saint-Laurent et le bas de la ville. Après les échanges de cartes de visite, tous s’assirent autour d’une table basse et le patron du SCRS engagea la conversation.
  
  — Monsieur Turturo m’a averti que vous cherchiez à identifier un réseau terroriste islamiste, dit-il. Bien entendu, nous vous offrons toute notre collaboration, mais j’ai interrogé la Section G, chargée de ces problèmes, et ils m’ont dit ne rien avoir de concret.
  
  — Vous leur avez parlé de Hassan Kamel ? demanda Malko.
  
  — Bien sûr. C’était dans le télégramme. J’ai fait ressortir son dossier. Il n’a pas une identité forgée [38]. Il a été naturalisé canadien il y a quatre ans déjà et n’a jamais attiré notre attention. Un businessman sans histoire.
  
  Qui avait quand même accueilli les policiers turcs en tirant sur eux. Martin Turturo insista :
  
  — Vous n’avez rien sur Sheema Nawaz-Tomlinson ?
  
  — Rien, mais ici les passeports anglais ne sont pas très contrôlés. Elle a pu entrer sans laisser de traces.
  
  Martin Turturo, plutôt corpulent, avec une masse de cheveux noirs et des traits épais, commençait à fondre.
  
  — Puis-je enlever ma veste ? demanda-t-il. Il fait un peu chaud…
  
  Trente secondes plus tard, les trois hommes étaient en manches de chemise. Héloïse Boisbriand, disciplinée, déboutonna la veste de son tailleur, confirmant les pronostics les plus optimistes de Malko. Un cachemire marron boutonné jusqu’au cou luttait courageusement pour ne pas exploser sous la pression de deux seins magnifiques. Et, lorsqu’elle se retourna pour prendre un dossier sur le bureau, il sentit le bout de ses doigts le picoter. Héloïse Boisbriand possédait une croupe callipyge digne d’une princesse peuhle, absolument fascinante. Heureusement, elle se rassit, les genoux serrés, les yeux baissés, et la tension retomba.
  
  — Donc, conclut Malko, vous n’avez aucun élément susceptible de nous guider ?
  
  Le clergyman secoua son triste visage.
  
  — Aucun.
  
  — Vous n’avez pas perquisitionné au domicile de Hassan Kamel ?
  
  Le policier canadien eut un léger haut-le-corps.
  
  — Mais c’est impossible ! Pour deux raisons : d’abord, ce monsieur n’a commis aucun délit sur le sol canadien. Ensuite, nous, au SCRS, n’avons pas de pouvoirs de police. Nous devons collaborer avec la GRC [39]. Ce n’est pas toujours facile, ajouta-t-il avec une mimique dégoûtée.
  
  Martin Turturo et Malko se regardèrent avec la même pensée : ils perdaient leur temps et ce n’était pourtant pas le moment. Toute la CIA était sur le pied de guerre pour retrouver l’engin nucléaire aux mains des islamistes. La Maison-Blanche, prévenue, harcelait évidemment la CIA. Le FBI, alerté, était sur les dents, comme la Douane, l’immigration, la NSA. La totalité du système de sécurité américain était activé. Seul problème : à ce jour, ils n’avaient aucun indice concret.
  
  Martin Turturo se leva et attrapa sa veste, avec un sourire un peu grimaçant.
  
  — Nous n’allons pas vous faire perdre votre temps ! M. Malko Linge va essayer d’avancer avec les éléments dont il dispose.
  
  Le clergyman se déplia, plus triste que jamais.
  
  — Bien sûr ! Bien sûr ! fit-il, mais je tiens à ce que nos services participent à cette enquête. Nous sommes sur le territoire canadien, n’est-ce pas ? Aussi, je vais mettre à la disposition de votre collaborateur un de nos officiers.
  
  Malko, qui observait Martin Turturo, crut que ce dernier allait sauter à la gorge du directeur du SCRS : celui-ci voulait tout simplement les espionner ! Le policier canadien enchaîna :
  
  — L’officier Héloïse Boisbriand a été désignée pour cette tâche.
  
  *
  
  * *
  
  — Motherfuckers ! [40] Au lieu d’envahir l’Irak, on aurait dû envahir le Canada. D’abord, c’était plus près et, au moins, on serait débarrassé d’eux. Ils sont nuls ! Le FBI a recensé cinquante organisations terroristes dans ce pays, qui prospèrent tranquillement.
  
  — J’espère que l’officier Boisbriand ne me mettra pas de bâtons dans les roues, fit Malko.
  
  Martin Turturo émit une sorte de ricanement.
  
  — Avec votre réputation, elle va vous manger dans la main…
  
  Malko n’osa pas lui dire que, le cas échéant, il aurait d’autres projets pour elle. Il se contenta de remarquer :
  
  — Vous avez vu comment elle est habillée ! Et, mentalement, elle doit ressembler à son patron : elle n’a pas souri une seule fois…
  
  La voiture venait de tourner dans Sherbrook, retournant au Ritz-Carlton où Malko s’était installé. L’Américain se tourna vers lui.
  
  — Vous commencez par quoi ?
  
  — La seule information que je possède : l’adresse de Hassan Kamel. S’il n’y a rien, je retourne en Autriche. C’est trop déprimant, cette ville.
  
  — Hé, fit Turturo, don’t pull my leg [41] ! Il faut retrouver ce truc ! Si vous avez besoin de renforts, de Toronto ou de Langley, pas de problème.
  
  — Pour l’instant, remarqua Malko, j’ai surtout besoin d’une piste.
  
  Ils étaient arrivés devant le Ritz-Carlton.
  
  — O.K., je repars à Toronto, fît Turturo. Vous avez mon portable et ma ligne directe. Je vais prier pour vous. Vous commencez quand ?
  
  — L’officier Boisbriand vient me chercher à deux heures et on se rend chez Kamel.
  
  *
  
  * *
  
  — Je vais demander à la station-service, proposa Héloïse Boisbriand, de sa voix posée et lente.
  
  Depuis une demi-heure, ils cherchaient la place de la Malicorne, à Ville-d’Anjou, une des innombrables banlieues de Montréal. L’ensemble s’étendait sur une île immense enserrée dans deux bras du Saint-Laurent. Plus on allait vers l’est, plus c’était pauvre. D’interminables avenues rectilignes bordées de petits immeubles sans grâce ; pas un relief. Une déprimante banlieue américaine.
  
  La petite station-service Petrofina du boulevard Métropolitain était défendue par d’énormes barres de fer et d’épais grillages. Un vrai coffre-fort. Dans ce coin, les voyous faisaient la loi. Héloïse Boisbriand revint, impassible.
  
  — Il faut revenir sur nos pas. Ville-d’Anjou, c’est derrière nous. Il m’a expliqué le chemin.
  
  Malko fit demi-tour, commençant à comprendre l’apathie des Québécois. Il ne se passait rien à Montréal, cité endormie, sans intérêt ni charme, noyée dans les glaces six mois de l’année. Il fallait être terroriste pour avoir envie de s’y installer…
  
  Il y avait encore de la neige partout. L’hiver durait jusqu’en juin. Ville-d’Anjou était à plus de dix kilomètres du centre de Montréal, un quartier de pavillons et de petits immeubles de trois étages, avec, devant, des « tunnels » de bâches en plastique pour protéger les voitures des chutes de neige. Ils tournèrent encore et finirent par tomber sur un groupe de petits immeubles modernes et laids : la place de la Malicorne. Quartier paisible, sans le moindre commerçant.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda Héloïse Boisbriand avec une pointe d’inquiétude lorsque Malko s’arrêta devant le 6303.
  
  — Je ne sais pas, avoua Malko. À propos, vous êtes armée ?
  
  Héloïse Boisbriand sembla frappée par la foudre.
  
  — Armée ! Mais non, pourquoi ?
  
  Calmement, Malko se tourna vers elle, avant de sortir de la voiture.
  
  — Parce qu’à Istanbul, il y a eu déjà six morts.
  
  Évidemment, ici, ils risquaient fort de ne trouver qu’un appartement vide. Les seuls qui auraient pu dire ce qu’était devenu l’engin nucléaire vendu par les Russes étaient morts ou se taisaient. Les policiers du MIT avaient beau taper sur Isa Khamadov, il s’obstinait à ne pas parler.
  
  Quant à la mystérieuse Sheema Nawaz-Tomlinson, elle s’était volatilisée. Les recherches à partir de l’aéroport d’Istanbul n’avaient rien donné. Il y avait trop de vols et les contrôles vers l’Europe étaient inexistants. Elle pouvait être n’importe où. Il restait une piste fragile : le Canada. Où Hassan Kamel habitait et où plusieurs numéros de téléphone convergeaient. Qui, de plus, avait une frontière commune avec les États-Unis, sur exactement 6416 kilomètres ! Une véritable passoire. Les terroristes pouvaient penser que ce serait moins dangereux d’introduire l’engin nucléaire par là plutôt que directement par un port américain. Étant donné les contrôles dans les aéroports, le transport aérien était exclu…
  
  — Allons-y, fit Malko en sortant de la voiture.
  
  En principe, le risque était nul. Ils pénétrèrent dans l’immeuble de trois étages. Pas d’ascenseur, mais des machines à laver dans un local du rez-de-chaussée. Aucun nom sur les boîtes aux lettres, mais des numéros. Malko frappa à la première porte, sans résultat. Ce n’est qu’à la troisième qu’une grosse femme ouvrit enfin.
  
  — Je cherche Hassan Kamel, demanda Malko.
  
  — C’est en face ! dit la femme, mais je crois qu’il n’y a personne. Il est en voyage et son copain a déménagé.
  
  — Son copain ?
  
  — Oui, le jeune homme plutôt joli qui habitait avec lui.
  
  — Vous savez son nom ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Je crois qu’il s’appelle Ahmed. C’est un Algérien, il parle avec un drôle d’accent.
  
  — Où est-il parti ?
  
  La femme haussa les épaules.
  
  — Je sais pas. Ici, on pose pas de questions.
  
  — Vous n’avez aucune idée de l’endroit où on peut le trouver ?
  
  — Non. Ah, attendez, une fois il m’a demandé de le conduire à une mosquée, au coin de Ontario et Saint-Dominique. Son van était en panne. Un vieux truc orange. Voilà.
  
  Elle avait refermé la porte. Héloïse Boisbriand redescendait déjà. Malko la rattrapa.
  
  — Il faudrait visiter cet appartement.
  
  La Canadienne ouvrit de grands yeux.
  
  — Il faut demander à la GRC. Mais ça va être long. Il faut nommer un juge.
  
  Malko comprit : ce serait pour le quatrième millénaire.
  
  — Attendez-moi ! dit-il avec son sourire le plus charmeur.
  
  Il remonta examiner la porte de l’appartement de Hassan Kamel. Ce n’était pas un coffre-fort… Sans hésiter, il prit son élan et se jeta sur le battant. Il y eut un craquement sourd et la porte s’ouvrit brutalement, le pêne arraché. Malko était en train d’entrer dans l’appartement quand il entendit des pas précipités dans l’escalier et une exclamation incrédule.
  
  — Vous êtes fou !
  
  — Entrez, fit Malko, l’attirant à l’intérieur.
  
  Héloïse Boisbriand se dégagea violemment.
  
  — Mais c’est illégal ! Sortez tout de suite, sinon je vais chercher la police !
  
  Ses yeux gris flamboyaient de réprobation. Malko la saisit par le bras et la colla contre le mur brutalement.
  
  — Écoutez bien, Héloïse, je cherche des terroristes dangereux. Très dangereux. Je me fous de ce qui est légal ou illégal. Je vais fouiller cet appartement et si vous essayez de m’en empêcher, je vous attache.
  
  Ils se défièrent du regard pendant quelques secondes, puis la Canadienne baissa les yeux et grommela :
  
  — Vous alors ! Vous êtes un vrai maverick [42] !
  
  — Attendez-moi dans la voiture, suggéra Malko.
  
  — Non, je veux y assister.
  
  La visite fut vite faite. Quelques vêtements dans un placard, et une carte portant l’en-tête des « Foufounes Électriques », sur laquelle était noté un numéro de téléphone de Montréal. Cependant, en fouillant sous le matelas, Malko découvrit quelque chose de plus intéressant : une boîte de cartouches de 357 Magnum entamée. Il manquait six cartouches, de quoi remplir le barillet d’un revolver…
  
  Sous les cartouches, il y avait des documents et des photos. Malko les examina. Elles montraient toutes une fille blonde, à genoux, en train d’administrer une fellation à un garçon nu, plutôt beau, de type maghrébin, doté d’un sexe très long, un peu recourbé. Tous les deux souriaient à l’objectif. Lui serrait dans sa main droite un couteau dont il menaçait sa partenaire, mais c’était visiblement un jeu.
  
  L’homme ne pouvait pas être Hassan Kamel. Il s’agissait probablement de celui que la voisine avait appelé Ahmed. Malko ramassa encore une photo. Cette fois, le même garçon était en train de prendre en levrette une Noire dont la croupe rappelait furieusement celle de l’officier Héloïse Boisbriand.
  
  — C’est dégoûtant !
  
  Héloïse Boisbriand regardait les photos par-dessus l’épaule de Malko. Celui-ci ne put résister au plaisir d’une innocente vengeance.
  
  — C’est étonnant, fit-il, cette Noire vous ressemble…
  
  — Quoi !
  
  Héloïse Boisbriand le fixait, horrifiée.
  
  — Enfin, disons qu’elle a la même chute de reins que vous, corrigea Malko. Magnifique.
  
  Il tourna la tête, leurs regards se croisèrent brièvement avant que la Canadienne, empourprée, ne détourne le sien.
  
  Avec les photos, il y avait des documents imprimés. Une dizaine de pages. L’oeil de Malko accrocha l’entête : Bismillah Al Rahman Al Rahim. Le texte était en français, sans équivoque :
  
  « Nous devons déclarer une guerre impitoyable à l’impérialisme américain, aux sionistes et à leurs alliés arabes jusqu’à la victoire finale. Nous devons considérer la lutte armée comme étant la seule issue pour provoquer la disparition définitive des ennemis de l’Islam de la carte du monde. »
  
  C’était signé Youssouf Mohammad.
  
  Malko montra le tract incendiaire à Héloïse Boisbriand.
  
  — Au SCRS vous avez entendu parler de ce Youssouf Mohammad ? demanda-t-il.
  
  — Oui, dit-elle. C’est un Québécois qui s’est converti à la religion musulmane. En réalité, il s’appelle Renaud Boisvert. C’est un excité, un fanatique, mais nous le soupçonnons aussi d’être un agent infiltré de la GRC chez les islamistes. Parce qu’il n’a jamais été vraiment inquiété.
  
  — Comment est-ce possible ? s’étonna Malko.
  
  Héloïse Boisbriand eut un sourire résigné.
  
  — Ici, au Canada, tout est possible ! Renaud Boisvert est un drôle de personnage. Il vit avec une Arabe très belle, Sabrina, qui a des moeurs très libres. C’est elle qui l’a amené dans la mouvance islamique.
  
  Elle regarda nerveusement autour d’elle.
  
  — Allons-nous-en, dit-elle. Ce que nous faisons est illégal.
  
  Après un dernier regard circulaire, Malko la suivit, laissant la porte ouverte. Dès qu’ils furent dans la voiture, il se tourna vers Héloïse Boisbriand.
  
  — Il faut retrouver cet Ahmed. Il est fort possible qu’il fasse partie de ce réseau. Apparemment, il fréquente deux endroits : la mosquée d’Ontario et « les Foufounes Électriques ». Qu’est-ce que c’est ?
  
  Le beau visage d’Héloïse Boisbriand se figea de dégoût.
  
  — Oh, une sorte de bar-discothèque de la rue Sainte-Catherine. C’est plutôt mal fréquenté : des jeunes drogués, des filles légères, toute une racaille. C’est dans le quartier « chaud »…
  
  — Eh bien, on va y aller ce soir !
  
  Héloïse Boisbriand sursauta :
  
  — Vous avez besoin de moi ?
  
  — Bien sûr. Un couple se remarque moins qu’un homme seul, d’autant que je n’ai plus vingt ans… Mais ne venez pas en uniforme.
  
  — En uniforme ? Mais je ne mets jamais d’uniforme !
  
  — Je veux dire, corrigea Malko, mettez quelque chose d’un peu moins strict que ce tailleur. En attendant, on va aller voir cette mosquée. Vous savez où elle se trouve ?
  
  — À peu près.
  
  *
  
  * *
  
  C’était en plein centre de Montréal. La mosquée Fatima s’ouvrait à côté d’une boucherie halal dans Ontario, entre Saint-Dominique et Saint-Laurent. La porte était fermée. Héloïse Boisbriand alla se renseigner à la boucherie où on lui conseilla de revenir le lendemain vendredi vers une heure.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-elle. Malko recopia le numéro inscrit sur la carte des Foufounes Électriques et le lui tendit.
  
  — Essayez de trouver à quoi correspond ce numéro. Discrètement. Et ce soir, on va aux Foufounes Électriques.
  
  Elle le déposa au Ritz-Carlton sur Sherbrook, les Champs-Élysées de Montréal. Cette ville flanquait le bourdon à Malko, mais il fallait s’accrocher : il ne lui restait que cette piste. Il tenta d’imaginer ce que serait l’explosion d’un engin nucléaire d’un kilotonne dans une ville comme New York. Des milliers de morts, des incendies, de la pollution radio-active et, surtout, un coup terrible pour les États-Unis et un triomphe absolu pour les islamistes. Cela risquait de déclencher beaucoup de vocations terroristes. Or, il y avait près d’un milliard de musulmans dans le monde. Une sacrée armée en puissance…
  
  N’ayant rien d’autre à faire, il sortit les listings des numéros de téléphone saisis dans le carnet de Hassan Kamel. Il prit ensuite celui griffonné sur le papier des Foufounes Électriques et chercha s’il se trouvait sur la liste. Cinq minutes plus tard, il en avait trouvé un, identique à deux chiffres près.
  
  Celui relevé dans le carnet d’Hassan Kamel était le 514 279 4723. Celui trouvé dans l’appartement, le 514 270 4721… Troublant. Il pouvait s’agir d’un code assez simple, où on remplaçait le zéro par 9 et où on enlevait 2 au dernier chiffre. Il sélectionna un autre numéro à New York, celui-là, et effectua le changement avant de composer le numéro. Il tomba sur un répondeur où une voix annonça en anglais, avec un accent oriental prononcé :
  
  — Ici, Ghani. Je ne suis pas là. Laissez votre nom et votre numéro. Je vous rappellerai.
  
  Malko raccrocha, euphorique ! Persuadé d’avoir « cassé » le code assez rudimentaire des islamistes. Maintenant, il allait être facile d’identifier les propriétaires des numéros du listing. Le FBI allait s’en charger. Quant à celui trouvé dans l’appartement de la place Malicorne, il fallait espérer que le SCRS découvre son propriétaire.
  
  Heureux d’avoir enfin une bonne nouvelle à transmettre, il appela immédiatement Martin Turturo.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson regarda le ciel gris et les sapins couverts de neige. Cet immeuble, au nord-est de Montréal dans la banlieue de Saint-Laurent, était plutôt sinistre et l’appartement lui-même, déprimant. Les meubles se composaient d’une énorme télé, d’un vieux canapé, la décoration de quelques versets du Coran épinglés au mur. Impossible de profiter du balcon terrasse : trop froid. Mais ici, elle se sentait en sécurité. L’appartement n’était pas à son nom, personne ne connaissait son arrivée et, parmi les deux cents locataires d’origines différentes de l’immeuble, elle passait totalement inaperçue.
  
  Elle alla prendre dans la cuisine, dans une boîte à biscuits, le revolver 357 Magnum trouvé sur place, et le mit dans son sac. Ensuite, de son portable, elle appela un numéro puis descendit. Encore deux ou trois mesures et elle serait à pied d’oeuvre pour l’ultime partie de sa mission : faire exploser une bombe atomique à New York. Déchaîner l’apocalypse sur les mécréants qui méprisaient le nom de Dieu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Sheema Nawaz appuya pour la quatrième fois sur l’interphone de l’appartement 403 du 1250 rue du Fort, en essayant de refouler la rage qui montait en elle. Ahmed El Mali devait être là et l’attendre, selon les instructions qu’il avait reçues. Elle était venue le chercher dans un taxi « ami », conduit par un « frère » sûr. Elle avait absolument besoin de lui. Ne sachant que faire, elle demeura devant l’entrée. Une femme portant un sac à provisions arriva quelques instants plus tard et ouvrit la porte de l’immeuble. Sheema se glissa à sa suite sans problème.
  
  Les Canadiens n’étaient pas méfiants et cette petite rue, perpendiculaire à Sherbrook, en plein centre, dans un quartier bourgeois, absolument tranquille.
  
  La Pakistanaise prit l’ascenseur jusqu’au quatrième, puis tambourina à la porte 403. Au bout d’un moment, elle entendit un frôlement derrière le battant et une voix ensommeillée demanda :
  
  — Qui est-ce ?
  
  — Ouvre, Ahmed. C’est une amie de Hassan.
  
  Un verrou claqua et la porte s’entrouvrit sur un grand jeune homme aux traits réguliers, torse nu, une serviette nouée autour des reins. Son regard inquiet changea d’expression en voyant une jolie femme.
  
  — Qui tu es, toi ? demanda-t-il en français.
  
  — Tu as rendez-vous avec moi ici, répondit Sheema en arabe.
  
  Ahmed El Mali s’ébroua.
  
  — C’est toi qui… Hassan…
  
  — Hassan est mort en martyr, annonça froidement la jeune femme. À Istanbul. C’est moi qui le remplace. Tu t’habilles et tu viens.
  
  Elle jeta un regard dégoûté sur le matelas posé à même le sol, les vêtements pendus à des clous, le tas de linge sale par terre. L’islam n’employait pas toujours les meilleurs éléments. Mais la foi rachetait tout.
  
  — On revient à quelle heure ? demanda Ahmed El Mali.
  
  — Tu ne reviens pas, trancha sèchement Sheema Nawaz. À partir de maintenant, tu es à la disposition de Dieu. Tu vas remplir la mission que le frère Hassan – qu’Allah le prenne près de Lui – t’avait confiée.
  
  Ahmed El Mali écoutait, de mauvaise humeur. C’est vrai, il s’était engagé auprès d’Hassan Kamel qui l’hébergeait et lui donnait de l’argent, mais, à l’époque, c’était lointain. Maintenant, il se retrouvait au pied du mur.
  
  Pourtant cette femme le troublait. Il l’observait, la tête penchée de côté, la parcourant d’un regard de plus en plus concupiscent. La Pakistanaise s’en rendit compte et en fut gênée.
  
  — Dépêche-toi, fit-elle brutalement.
  
  — Et si je préfère rester ici, moi ? lança Ahmed El Mali.
  
  Au lieu de lui répondre, Sheema plongea la main dans son sac et en sortit le 357 Magnum qu’elle braqua sur le jeune homme, après avoir relevé le chien.
  
  — Bismillah Al Rahman Al Rahim ! dit-elle d’une voix posée. Si tu refuses de m’obéir, je te tue.
  
  Ahmed El Mali lut dans ses yeux une si forte détermination qu’il changea aussitôt d’attitude, levant les mains en l’air.
  
  — Hé ! Cool, sister ! Je plaisantais. Où va-t-on ?
  
  — Moi, je ne plaisante pas avec la volonté de Dieu, fit froidement Sheema. À Istanbul, j’ai tué deux hommes qui se mettaient en travers de Sa Volonté. Dépêche-toi.
  
  Maté, Ahmed El Mali se mit à rassembler ses affaires. Quand Sheema le vit ramasser son portable, elle s’interposa :
  
  — Laisse-le là. Pour le moment, tu n’en as pas besoin.
  
  — Mais il y a plein de gens qui m’appellent, protesta le jeune Algérien. Des meufs… des copains pour le billard.
  
  Inflexible, Sheema enferma le portable dans un tiroir. Cinq minutes plus tard, ils sortaient de l’immeuble. Un taxi bordeaux attendait. Son conducteur embrassa chaleureusement Ahmed.
  
  — Chebab ! fit ce dernier. Je savais pas…
  
  Ils prirent place dans le taxi qui démarra. Sheema Nawaz se pencha vers le chauffeur :
  
  — On va à Saint-Laurent. Au coin du boulevard Marcia-Lauzin et de la pointe.
  
  Même à Chebab, qui faisait partie du Djihad, elle ne voulait pas donner son adresse.
  
  La commune de Saint-Laurent se trouvait dans le nord, à une demi-heure du centre. Après que Chebab les eut déposés, Sheema et Ahmed durent marcher près d’un quart d’heure dans des avenues désertes bordées d’immeubles bon marché.
  
  Un coin pas très gai. Ahmed El Mali maugréait entre ses dents, songeant que dans ce coin perdu, il ne trouverait pas de billard. Arrivés dans l’appartement de la rue Deguirre, il l’inspecta rapidement.
  
  — Il n’y a qu’une chambre, remarqua-t-il.
  
  — Oui, acquiesça Sheema sans se troubler. Toi, tu coucheras sur le canapé, moi dans la chambre. Et tu ne sors pas sans ma permission.
  
  Le jeune Algérien mit quelques instants à réaliser la situation.
  
  — Alors, on va habiter ici tous les deux, fit-il d’un ton plein de sous-entendus.
  
  Il sentait déjà son ventre s’embraser. Ce ne serait pas la première fois qu’il se taperait une « soeur » confite en religion. Sheema lui jeta un regard glacial.
  
  — Oui. Pour quelques jours. C’est plus sûr.
  
  — O.K. Je vais prendre un bain.
  
  Il déboutonna sa chemise et l’ôta avec une mimique pleine de provocation. Il se disait que la jeune femme ne résisterait pas longtemps à son charme. Et elle n’avait pas encore vu sa queue.
  
  *
  
  * *
  
  Héloïse Boisbriand sortit de la Ford de location de Malko que celui-ci venait de garer dans le terrain vague, juste en face des Foufounes Electriques. Drapée dans un long manteau de cuir noir modèle Gestapo 1941, elle avait fière allure. D’un air dégoûté, elle contempla les glaces éclairées par des néons rosâtres du bar-discothèque. La musique faisait trembler les murs du vieil immeuble et les projecteurs clignotants à l’intérieur éclairaient des silhouettes en train de s’agiter.
  
  Malko regarda autour de lui. C’était carrément glauque. Cette section de la rue Sainte-Catherine était réservée aux sex-shops, aux cinémas pornos, aux bars « gay » ou à putes, avec quelques restaurants chinois où on n’avait vraiment pas envie d’entrer.
  
  — Vous voulez vraiment aller là-dedans ? interrogea la Canadienne.
  
  — On a une chance d’y trouver quelqu’un qui nous mènera à cet Ahmed, répliqua Malko.
  
  Ils eurent du mal à pousser la porte, tant la foule était compacte à l’intérieur. Les Foufounes Électriques méritaient bien leur nom ! Baignées dans une musique techno d’enfer, éblouies par le stroboscope, des dizaines de filles très jeunes aux tenues d’avant-garde se trémoussaient ou flirtaient sans retenue, enroulées à de pâles voyous sur une piste minuscule. Le long du bar et dans chaque centimètre carré libre se pressait une foule où tous les sexes étaient représentés…
  
  Héloïse et Malko gagnèrent le vestiaire où la jeune femme se débarrassa de son manteau de cuir et se retourna, lui causant le choc de sa vie. L’officier du SCRS arborait une robe de vinyl noire moulante retenue par deux minces bretelles et qui s’arrêtait à mi-cuisses. En harmonie avec des bas noirs et des escarpins. Détail exquis : une fermeture Éclair horizontale courait le long de chaque bonnet du soutien-gorge, permettant, sans enlever la robe, de dégager l’extrémité des seins. Suffoqué, Malko sentit un torrent d’adrénaline l’inonder.
  
  — Votre robe est très sexy ! remarqua-t-il.
  
  Héloïse Boisbriand rougit.
  
  — Je ne l’ai jamais mise ! Une copine me l’a envoyée de Londres. Ici, c’est le seul endroit où je puisse la porter.
  
  Courageusement, elle se dirigea vers le bar, écartant les consommateurs aux yeux écarquillés devant sa tenue. Le vinyl noir moulait sa croupe callipyge de façon indécente. Quand ils parvinrent au bar, Malko en avait presque une érection. D’emblée, Héloïse commanda un double Defender Very Classic Pale sans glace et il lui tint compagnie avec une double Stolychnaya. Il n’arrivait pas à détacher les yeux d’elle : la métamorphose était stupéfiante.
  
  Elle semblait à la fois mal à l’aise et fière de son audace. Un couple sortit du magma et s’accouda à côté d’eux. Un grand Arabe aux cheveux frisés en compagnie d’une blonde très maigre en pull vert et pantalon rose fluo. Ils commandèrent des « caribou » [43] et le garçon regarda Héloïse d’un air gourmand, désignant les deux zip.
  
  — On peut ouvrir pour un dollar ?
  
  Malko crut qu’Héloïse allait le gifler, mais elle avait déjà vidé d’un trait la moitié de son Defender. Sans baisser les yeux, elle répliqua sèchement.
  
  — C’est cent dollars !
  
  L’Arabe éclata de rire et la prit par la main.
  
  — Trop cher ! On va danser ?
  
  Sans attendre sa réponse, il l’entraîna, se collant aussitôt contre elle, plaquant ses mains sur la croupe extraordinaire de l’officier Héloïse Boisbriand. Là encore, Malko s’attendait à un esclandre, mais rien ne se passa. La Canadienne paraissait dans un état second.
  
  — Vous m’offrez un verre ? demanda la fille au pantalon fluo. Dites donc, votre copine, elle a un cul…
  
  Malko lui commanda un cognac Otard XO. Sur la piste, l’Arabe se frottait carrément contre le vinyle d’Héloïse.
  
  — Je cherche un type qui s’appelle Ahmed, dit Malko à la fille. Jeune, plutôt beau. Il vient souvent ici.
  
  — Je connais pas tous les beaux mecs, mais faut demander à Mouloud. Il est algérien lui aussi.
  
  La salsa s’arrêta et Mouloud consentit à regagner le bar, poussant devant lui sa cavalière. Héloïse Boisbriand avait les joues roses et les yeux brillants. On voyait encore la trace des doigts de Mouloud sur le vinyl. La blonde désigna Malko.
  
  — Il cherche Ahmed. Un Algérien.
  
  — Ahmed comment ?
  
  — Je ne sais pas, avoua Malko, mais j’ai sa photo.
  
  Il sortit la photo de la fellation et la montra à Mouloud. Celui-ci éclata d’abord de rire.
  
  — Mais c’est « Eightball » ! Dites-moi, vous êtes juge, ou flic ?
  
  — Ni l’un ni l’autre. Journaliste. Je fais une enquête sur l’immigration algérienne au Canada.
  
  Appuyée des deux coudes au comptoir, le ventre en avant, Héloïse se balançait au rythme de la musique, le regard trouble.
  
  — Pourquoi l’appelez-vous « Eightball » ? demanda Malko.
  
  Mouloud sourit.
  
  — Parce que c’est un as du billard américain [44] ! Son vrai nom, c’est Ahmed El Mali. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
  
  — Bavarder avec lui. Vous savez où il habite ?
  
  Mouloud secoua la tête.
  
  — Non, mais j’ai une copine qui doit le savoir.
  
  Il hurla, pour couvrir le bruit de la musique :
  
  — Denise !
  
  Une fille en débardeur et jean noir, très jeune, les cheveux paille en broussaille, un diamant incrusté dans le nez et un clip dans la lèvre inférieure, se retourna et rejoignit Mouloud.
  
  — Qu’est-ce que tu veux ?
  
  — Y cherche Ahmed El Mali, fit Mouloud en désignant Malko.
  
  — Je l’ai pas vu depuis quatre jours et cet enfoiré m’a emprunté vingt dollars. Je voudrais bien les revoir.
  
  Sournoisement, Mouloud arracha Héloïse du comptoir et l’entraîna dans le chaos de la piste. Du coin de l’oeil, Malko vit qu’il plaquait cette fois sa main entre leurs deux corps, juste en haut des cuisses d’Héloïse. Celle-ci se mit à danser, les bras au-dessus de la tête… Si le « clergyman » l’avait vue ! Malko tira deux billets de dix dollars de sa poche et les tendit à Denise.
  
  Celle-ci empocha les billets et sortit de sa poche un papier qu’elle déplia.
  
  — Voilà, dit-elle, il a déménagé. Il est 1250 rue du Fort. Appartement 403. Vous êtes sympa, je vais vous montrer quelque chose.
  
  Elle l’entraîna vers le coin des toilettes et défit la ceinture de son jean. Elle le baissa, ainsi que sa culotte rose, révélant son sexe épilé. Un trou avait été percé dans une des grandes lèvres, où était passée une chaînette à laquelle était accrochée une tour Eiffel miniature !
  
  — D’habitude je fais payer un dollar ! fit-elle. Ahmed, il a bien aimé, il a dit que ça lui rappelait Paris.
  
  Elle se rajusta et se fondit dans la foule.
  
  Malko retrouva Héloïse au bar, en train de commander un second double Defender. Elle se retourna :
  
  — Cet endroit est immonde ! dit-elle. Vous savez ce que m’a fait cet Arabe ?
  
  — Non, dit Malko. Quoi ?
  
  Elle baissa les yeux.
  
  — Je ne peux pas vous le dire ! Et il y a des hommes qui m’ont pincée pendant que je dansais. Tabernacle ! Allons-nous-en.
  
  Mouloud avait disparu. Héloïse prit quand même le temps de terminer son scotch, avant de gagner le vestiaire et de s’emmitoufler dans son long manteau. Après l’avoir installée dans la Ford, Malko demanda :
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Ramenez-moi à la maison. J’habite sur le plateau.
  
  Le plateau était la partie la plus ancienne de Montréal.
  
  De ravissants petits cottages avec des escaliers extérieurs, dans des rues calmes se coupant à angle droit. Guidé par Héloïse, Malko se gara devant un petit cottage violet et sortit.
  
  — Ce que vous m’avez fait faire est horrible ! dit-elle d’une voix légèrement pâteuse. Je ne vous pardonnerai jamais.
  
  Cependant, elle ne protesta pas lorsque Malko, au lieu de lui dire bonsoir, s’engagea derrière elle dans l’escalier métallique extérieur menant à son appartement. Le long manteau de cuir noir n’arrivait pas à dissimuler entièrement le balancement provocant de son extraordinaire chute de reins. Elle eut du mal à trouver la serrure et se retourna, à peine entrée.
  
  — Vous êtes là !
  
  Comme si elle ne s’était pas aperçue que Malko l’avait suivie.
  
  — Je voulais voir l’endroit où vous habitez, mentit éhontément Malko.
  
  Héloïse alluma et gloussa, se débarrassant de son manteau qui tomba par terre.
  
  — Eh bien, regardez !
  
  Il ne s’attendait pas du tout à ce qu’il découvrit. Héloïse Boisbriand avait décidément une double personnalité. Son appartement, sans un grain de poussière, ressemblait à un show-room de décorateur. La pièce était double. À gauche un living avec un meuble télé en miroir, un canapé de cuir blanc avec une table basse au dessus de marbre. À droite, une salle à manger en bouleau de Norvège presque blanc de style Ruhlman. Tout était neuf.
  
  — J’ai fait une folie, avoua Héloïse. Il y avait une promotion chez un grand décorateur de la rue Saint-Laurent. Tous les derniers meubles de l’architecte parisien Claude Dalle. Alors, j’ai craqué. Vous savez bien que pour nous, les Québécois, tout ce qui vient de France, c’est sacré !
  
  Ses seins palpitaient comme s’ils voulaient s’échapper du vinyl. D’une démarche mal assurée, elle gagna la table, s’y appuya de dos, ses mains caressant la surface lisse du bouleau de Norvège, et lança à Malko :
  
  — Vous êtes le diable ! Vous m’avez fait participer à un cambriolage et ce soir… cet homme…
  
  Il s’approcha d’elle, trouvant injuste que ce Mouloud ait profité plus que lui de cette splendide femelle. Il posa les mains sur les hanches gainées de vinyl, puis glissa plus bas et les plaqua sur ses fesses, qui étaient aussi dures qu’il l’avait imaginé.
  
  — Il vous a caressée comme ça ?
  
  — Oui, souffla-t-elle. C’est déplacé.
  
  En tout cas, elle ne bronchait pas. L’atmosphère de cet appartement silencieux et cossu avait quelque chose de très aphrodisiaque. Malko s’enhardit, posant sa main à plat sur le ventre d’Héloïse.
  
  — J’ai vu qu’il avait fait ça aussi…
  
  — Enlevez votre main, souffla-t-elle. C’est mal.
  
  Pourtant, elle ne se déroba pas, les mains appuyées au rebord de la table. Malko laissa courir ses doigts sur le vinyl moulant et sentit, à sa grande surprise, les contours d’une vulve. Héloïse lui adressa un regard de noyée, les yeux presque révulsés.
  
  — Mais vous n’avez rien sous votre robe ! s’exclama Malko.
  
  — Il m’a enlevé mon panty pendant qu’on dansait, souffla la jeune femme. Et après, il a voulu…
  
  Malko eut l’impression de s’enflammer comme un feu de Bengale. Son regard croisa celui de la Canadienne et il acquit la certitude, en une fraction de seconde, que l’officier Héloïse Boisbriand était une authentique salope. Au lieu de l’embrasser, posément, il prit les deux zip de sa poitrine et les tira, ouvrant la robe de vinyle. Deux pointes de seins en jaillirent, brunes, longues et dures. Malko les effleura puis les fit rouler entre ses doigts. Héloïse avait fermé les yeux, et sa respiration s’était accélérée.
  
  Lâchant le sein gauche, il glissa la main sous la robe, remontant le long des bas jusqu’à ce qu’il trouve la cuisse nue et un sexe inondé. Quand il y enfonça son doigt, Héloïse gémit.
  
  — Oui, oui, c’est ça qu’il a fait ! C’est honteux.
  
  Malko la caressa quelques instants, puis se défit. Il aurait fait honte à un chimpanzé en rut. Réunissant les longs cheveux blonds en une seule torsade, il tira la tête d’Héloïse en arrière, la forçant à le regarder.
  
  — Vous allez me prendre dans votre bouche ! dit-il d’une voix égale. À genoux.
  
  Une lueur trouble envahit les beaux yeux gris et Héloïse murmura d’une voix de petite fille effrayée :
  
  — Vous allez me faire du mal, si je n’accepte pas ?
  
  — Oui, affirma Malko, pesant sur sa nuque.
  
  Docilement, la Canadienne se laissa tomber à genoux sur l’épais tapis chinois. Sans hésiter, elle s’enfonça le sexe de Malko jusqu’à la luette, puis commença un va-et-vient maladroit mais plein de bonne volonté. Soudain, Malko sentit qu’elle lui prenait la main et la posait sur sa tête… Lorsqu’elle leva les yeux sur lui, son regard avait changé : humble, implorant, et surtout, noyé de plaisir.
  
  — Je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ? souffla-t-elle, avant de reprendre son sacerdoce.
  
  Malko planait. Il faillit jouir dans cette bouche docile, mais se dit qu’il avait mieux à faire.
  
  — Héloïse, arrêtez ! dit-il. J’ai envie de vos fesses. Je ne veux pas jouir dans votre bouche.
  
  — Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez me faire ?
  
  Elle parlait comme quelqu’un sous hypnose. Cette docilité hypocrite faillit faire éjaculer Malko sur-le-champ.
  
  — Relevez-vous, dit-il.
  
  Elle obéit. Il la fit pivoter, lui appuyant le ventre à la table en bouleau de Norvège de Claude Dalle et remonta sur ses hanches la robe de vinyl noire, découvrant les bas « stay-up » et sa merveilleuse croupe nue.
  
  — Qu’est-ce que vous faites ? demanda Héloïse d’une voix plaintive.
  
  Elle ne pouvait pas ignorer le sexe raidi collé contre sa croupe. Malko posa les mains à plat sur ses fesses, les écartant, ce qui révéla toute l’intimité de la jeune Canadienne. Rapidement, Malko posa son sexe contre l’entrée de ses reins et souffla calmement à son oreille :
  
  — Je vais vous violer. Vous déchirer jusqu’à ce que je sois au fond de vos fesses.
  
  — Non, gémit Héloïse, je ne veux pas.
  
  Quand elle sentit le membre raidi commencer à écarter les muscles de son sphincter, elle tenta mollement de se dégager. Mais, prise entre l’arête de la table qui lui interdisait de fuir en avant et le sexe dur qui commençait à la violer, millimètre par millimètre, elle était impuissante.
  
  Malko, ivre de bonheur, continua à s’enfoncer inexorablement, regardant son sexe avalé par la minuscule ouverture. Il se sentait délicieusement serré mais Héloïse ne hurlait pas de douleur. Ou ce n’était pas sa première expérience, ou cette soirée inhabituelle avait fait tomber ses défenses. Emmanché à fond, Malko prit le temps de savourer son plaisir sans bouger. Prosternée sur la table de bouleau de Norvège de Claude Dalle qui n’avait pourtant pas été conçue pour cet usage, Héloïse Boisbriand respirait lourdement.
  
  Elle poussa un léger cri lorsqu’il se retira presque entièrement et souffla bruyamment lorsque Malko reprit possession de ses fesses. Celles-ci furent prises d’un frémissement, puis commencèrent à se cambrer spasmodiquement, accompagnant les coups de boutoir de Malko. Héloïse s’agitait contre lui, ses mains glissaient sur la surface lisse du bouleau de Norvège, elle haletait.
  
  Elle fut soudain secouée d’un long spasme, si violent qu’il faillit arracher Malko de sa croupe, et elle s’affala encore plus sur la table, la croupe haute, la bouche collée au bois verni.
  
  Elle venait de jouir.
  
  Malko, secoué par l’onde de choc, crispa ses doigts dans la chair ferme de ces fesses merveilleuses. Il ne pouvait plus se retenir. Glissant les mains entre le corps d’Héloïse et la table, il saisit les seins dénudés par la robe dézippée, en tordit les pointes et explosa au fond des reins de la jeune femme avec un cri sauvage.
  
  Quelques instants plus tard, ébloui de plaisir, il recula, libérant Héloïse. Celle-ci demeura prosternée sur la table durant quelques secondes, puis se redressa lentement, le regard brouillé, le maquillage fondu, la robe toujours remontée sur ses hanches. Comme si elle ne voyait pas Malko, elle traversa la pièce d’une démarche de marin ivre et disparut.
  
  Malko se rajusta après un regard reconnaissant à la table de bouleau de Norvège de Claude Dalle. Chaque fois qu’il en verrait une semblable, il aurait un petit pincement au coeur agréable…
  
  Héloïse réapparut vingt minutes plus tard. Les yeux cernés, mais le visage sévère, sans maquillage. Très « officier Boisbriand ». Elle avait quand même du mal à soutenir son regard. Les mains dans les poches de son peignoir en éponge bleu, elle lui lança :
  
  — Vous avez abusé de moi ! J’avais bu, je ne savais plus ce que je faisais. Maintenant, laissez-moi, je dois écrire mon rapport de la journée.
  
  — Votre rapport ?
  
  — Oui, mon chef veut savoir tout ce que vous faites.
  
  Malko s’approcha d’elle et posa les mains sur ses hanches.
  
  — Héloïse, prévint-il, vous n’écrirez que ce que je veux que vous écriviez. Sinon, moi, je ferai savoir à votre hiérarchie que je vous ai sodomisée sur votre table de salle à manger Art déco.
  
  — C’est du chantage, bredouilla Héloïse Boisbriand.
  
  — C’est du chantage, confirma calmement Malko.
  
  La jeune Canadienne secoua ses longs cheveux blonds.
  
  — Partez ! Vous êtes le diable. Vous m’avez fait boire. Je ne veux plus vous voir.
  
  Malko lui adressa un sourire décidé et froid.
  
  — Demain matin, nous irons rue du Fort. À neuf heures.
  
  En descendant l’escalier extérieur, il se dit qu’il avait neutralisé l’espionne du SCRS d’une façon inattendue, mais efficace.
  
  *
  
  * *
  
  La rue du Fort se trouvait en plein centre, perpendiculaire à Sherbrook, et bordée d’immeubles modernes. Le 1250 faisait un coin, un building neutre en brique de six étages. Comme toujours au Canada, pas de noms, mais des numéros. Malko appuya à plusieurs reprises sur le 403 sans obtenir de réponse.
  
  — Il n’est pas là, dit Héloïse Boisbriand.
  
  Elle avait repris une attitude distante, fagotée dans un affreux tailleur de tweed verdâtre. Malko aperçut un petit écriteau : « gardien ». Il sonna et une voix de femme répondit :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Je cherche Ahmed El Mali.
  
  — Il est parti.
  
  — Sorti ?
  
  — Non, il a déménagé. Hier matin. Même que ce petit salaud me doit de l’argent.
  
  — Je peux vous le donner, promit Malko.
  
  Vingt secondes plus tard, la porte du hall s’ouvrit sur une grosse femme en bigoudis qui jeta un coup d’oeil méfiant à Malko et à Héloïse Boisbriand. Elle montra un bout de papier couvert de chiffres.
  
  — C’est tous les journaux, fit-elle. Il y en a pour 7 dollars et 25 cents.
  
  Malko lui tendit dix dollars.
  
  — Il est parti avec une grande femme blonde, expliqua la concierge. J’ai oublié pour les journaux, sur le moment.
  
  Malko tiqua. Sortant une des photos de Sheema Nawaz-Tomlinson à Istanbul, il la mit sous le nez de la concierge.
  
  — Ça pourrait être elle ?
  
  La concierge lui jeta un regard intrigué.
  
  — Vous êtes de la police ?
  
  — Oui, fit simplement Héloïse Boisbriand en montrant sa carte du SCRS.
  
  — Ça pourrait bien être elle, reconnut la concierge, mais faudrait que je la revoie.
  
  — Ils sont partis comment ?
  
  — En taxi. Conduit par un Arabe, bien sûr, il n’y a plus que ça, aujourd’hui.
  
  — Le numéro ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — J’en sais rien.
  
  Elle rentra dans l’immeuble, laissant Malko frustré. Une nouvelle fois, il avait une longueur de retard. Pourquoi Ahmed El Mali avait-il déménagé brusquement ? Si la femme venue le chercher était Sheema, cela signifiait que le jeune Algérien faisait partie de la conspiration islamiste pour faire exploser une bombe nucléaire en Amérique.
  
  La seule piste restait la mosquée Fatima. Avec un espoir supplémentaire : s’il retrouvait Ahmed El Mali, ce dernier le mènerait sûrement à la mystérieuse Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  Donc, au coeur du complot.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Plusieurs Arabes accroupis sur le trottoir de la rue Saint-Dominique, juste avant le croisement avec le boulevard Ontario, remettaient leurs chaussures en sortant de la mosquée Fatima. Celle-ci ne payait pas de mine, installée au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de brique rouge couvert de tags. Aucun signe distinctif n’indiquait le lieu du culte. Quelques voitures dont deux taxis étaient garés dans la rue en sens unique vers le sud. Malko s’était arrêté un peu plus haut, le long de l’autre trottoir. Il se tourna vers Héloïse Boisbriand.
  
  — Allez-y.
  
  Les Arabes sortaient, de plus en plus nombreux. Malko jeta un coup d’oeil à sa Breitling Crosswind : midi trente pile. Héloïse Boisbriand émergea du véhicule, emmitouflée dans une veste molletonnée, en pantalon et en bottes. Il avait neigé durant la nuit et la température atteignait moins 8 degrés. La jeune femme traversa et aborda un moustachu en canadienne.
  
  — Je cherche un garçon qui s’appelle Ahmed El Mali, dit-elle. Vous le connaissez ?
  
  L’Arabe s’éloigna sans même répondre. Elle recommença plusieurs fois, sans plus de succès. Un peu découragée : il y avait entre dix mille et quinze mille Algériens à Montréal, et des dizaines de mosquées. Ceux qu’elle interrogeait, pressés d’aller se réchauffer, ne semblaient même pas comprendre sa question.
  
  Mais soudain, un homme corpulent et chauve répondit à sa question en demandant :
  
  — Pourquoi vous cherchez Ahmed El Mali ?
  
  Héloïse Boisbriand arbora son sourire le plus innocent.
  
  — Il m’avait demandé de lui louer une chambre. Je n’en avais pas, maintenant j’en ai une. Vous le connaissez ?
  
  — Un peu.
  
  — Vous savez où le trouver ?
  
  — Je vais le croiser, sûrement. Votre nom et votre téléphone ?
  
  — Héloïse Boisbriand, 654 3521. Qu’il se dépêche, parce que j’ai plusieurs clients.
  
  Il lui jeta un regard intrigué.
  
  — Pourquoi vous le relancez alors ?
  
  — Il était sympa. Je l’ai rencontré aux Foufounes Électriques, rue Sainte-Catherine.
  
  — O.K. Je lui dirai quand je le verrai…
  
  Il la quitta pour monter dans une Volvo bordeaux qui arborait le signe jaune des taxis. La porte de la mosquée s’était refermée. La Canadienne regagna la Ford de location et lança à Malko :
  
  — Il faut suivre ce taxi !
  
  Après l’avoir écoutée, il secoua la tête.
  
  — Non. Il va s’en rendre compte. Laissons-le venir. J’ai relevé le numéro, on va l’identifier. À propos, et mon numéro de téléphone ?
  
  Elle se troubla. L’épisode de la veille au soir avait quand même laissé des traces, modifiant leurs rapports.
  
  — Je n’ai pas osé demander à ma hiérarchie. Il aurait fallu que je dise comment je l’avais obtenu. Alors j’ai appelé un copain, Bernard Hupé. Il est sergent-détective au Département des crimes contre la personne de la police de Montréal. Lui a accès aux fichiers.
  
  — Vous le voyez quand ?
  
  — Maintenant. Nous avons rendez-vous dans un restaurant italien de la rue Saint-Laurent, le Via Roma. Richard est très gentil, il me fait un peu la cour. Il va sûrement nous aider. Pour le taxi aussi.
  
  Malko démarra, tourna dans Ontario pour remonter Saint-Laurent, la rue la plus commerçante de Montréal, en sens unique vers le nord. Le Via Roma était précédé d’un jardin d’hiver, ce qui lui donnait l’air abandonné. Un homme seul attendait à une table. Très brun, des lunettes, un long nez, une veste à carreaux, il n’avait vraiment pas l’air d’un policier. Héloïse Boisbriand fit les présentations, introduisant Malko comme membre d’une agence fédérale américaine, sans préciser.
  
  Le Canadien se leva et serra chaleureusement la main de Malko.
  
  — Sergent-détective Bernard Hupé, dit-il. De la Répression des crimes contre la personne.
  
  Son accent québécois à couper au couteau donna à Malko une féroce envie de rire… Mais il semblait coopératif et plein d’admiration pour Héloïse. Après un Defender sans eau et pas mal de Chianti, il se détendit et avoua :
  
  — Chez nous, ce n’est pas facile. Le SCRS n’a pas de pouvoir de police, la Gendarmerie royale n’aime pas s’occuper des affaires politiques, et nous, on n’a pas de moyens. En plus, il y a une tradition d’immigration au Canada qui fait que les gens peuvent pratiquement entrer et rester comme ils veulent. Ils font une demande d’asile qui traîne pendant des années… Les Algériens sont arrivés en masse en 1991. Il y en a partout ! En novembre dernier, on a démantelé un gang qui volait des 4×4 très dispendieux et des ordinateurs. Ils les envoyaient à leurs copains du GIA, là-bas, en Algérie.
  
  Au café, Malko lui remit le numéro de téléphone trouvé chez Hassan Kamel et une des photos de Ahmed El Mali, en pleine action. Le Canadien ne fit aucun commentaire.
  
  — Je devrais pouvoir vous trouver ça ! dit-il en les empochant. Rien d’autre ?
  
  — Je recherche aussi une femme qui a un passeport britannique, Sheema Tomlinson ; mais j’ignore même si elle se trouve au Canada.
  
  Bernard Hupé hocha la tête.
  
  — Dans ce cas…
  
  Devant sa bonne volonté évidente, Malko repensa à l’enjeu de sa mission : l’engin nucléaire tactique. S’il avait quitté Istanbul, il n’aurait pu le faire que par bateau.
  
  — Pourriez-vous vérifier s’il y a un trafic commercial maritime important entre la Turquie et le Canada ?
  
  — La Turquie ? demanda Bernard Hupé, étonné.
  
  — Oui, nous recherchons un chargement d’héroïne.
  
  — Je vais demander aux collègues de la lutte antidrogue, dit le policier canadien. C’est tout ?
  
  — C’est facile de passer la frontière américaine ?
  
  Bernard Hupé en eut un hoquet de joie.
  
  — Facile ! Mais c’est une passoire, monsieur ! Il y a des centaines d’immigrants clandestins chinois qui passent chaque mois par la réserve indienne de Akwesasne, à soixante-dix kilomètres d’ici. Les Immigration Offïcers américains n’y vont jamais. Il suffit de traverser le Saint-Laurent en barque. Et ça rapporte mille dollars par Chinois. Et un Chinois, c’est pas gros, gros… Le mois dernier, on a piqué un type qui en avait six dans le coffre de sa Lincoln, allongés tête-bêche… Les Indiens ne posent pas de questions, du moment qu’on a des dollars. Ils passent n’importe quoi.
  
  Malko en avait froid dans le dos !
  
  — Quand pourrai-je avoir un feedback ! demanda-t-il.
  
  — C’est pressé ?
  
  Les Canadiens n’étaient jamais pressés…
  
  — Très.
  
  — Bon, tabernacle, je vais faire de mon mieux. On peut se rencontrer ce soir au Divan. Héloïse connaît. On fumera un bon cigare en buvant un cognac. Vers les onze heures.
  
  Ils se séparèrent sur le trottoir. Malko le vit monter dans une vieille américaine sale.
  
  — Il ferait n’importe quoi pour moi ! remarqua Héloïse. Il est vraiment très serviable. Je ne sais pas pourquoi.
  
  — Vraiment…
  
  Elle n’eut pas le temps de répondre : le portable de Malko sonnait. C’était Martin Turturo.
  
  — Je suis à Montréal, annonça le représentant de la CIA. On peut se retrouver au bar Caribou du Marriott, dans une heure ?
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Tomlinson lisait le Coran, installée dans une petite pièce du Centre islamiste de Saint-Laurent, une grande bâtisse blanche et plate, surmontée d’un bulbe de tuiles vertes orné du croissant, juste en face des usines Bombardier. À Montréal, elle ne se déplaçait qu’en bus, en métro ou dans des taxis « amis », le 357 Magnum dans son sac. Elle utilisait un passeport belge très bien fabriqué, mentionnant une profession de chercheuse. Quatre jours après son arrivée, ses nerfs commençaient à se dénouer. Certes, son organisation avait subi des pertes à Istanbul, mais l’essentiel avait été sauvé. L’engin de mort qu’elle avait été chargée de convoyer était arrivé sur le continent américain, et il ne restait plus qu’à franchir le dernier obstacle avant sa mise en oeuvre.
  
  Ceux qui l’aidaient à Montréal – un des innombrables réseaux logistiques de l’islam radical – ignoraient sa véritable mission. Ils avaient seulement reçu l’ordre de l’aider, à travers des canaux compliqués partant du Pakistan.
  
  Elle essaya de se concentrer sur le Coran, mais son esprit vagabondait. Une petite crainte insidieuse la taraudait à propos d’Ahmed El Mali, recruté par Hassan Kamel. De toute évidence, c’était un petit voyou qui n’embrassait la Cause que par opportunisme. Hélas, elle n’avait personne d’autre… Il devait être glué à la télévision dans l’appartement de la rue Deguirre. Comme elle ne lui avait pas laissé de clef, il ne risquait pas de sortir.
  
  Un coup léger fut frappé à la porte et elle cria d’entrer. C’était un des responsables de la mosquée, un Pakistanais grassouillet, avec une barbe si noire qu’elle semblait teinte.
  
  — Un frère est venu me voir, dit-il. À la sortie de la mosquée Fatima, il a été abordé par une femme qui cherchait Ahmed El Mali.
  
  Sheema eut l’impression que son estomac se remplissait de plomb brûlant.
  
  — Qui est cette femme ?
  
  — Elle a donné un nom et un numéro de téléphone. Tu veux voir cet homme ?
  
  — Non, c’est inutile, mais il faut savoir qui elle est. Très vite. C’est possible ?
  
  — Oui, je pense.
  
  — Alors, occupe-toi de ce problème immédiatement. Tiens-moi au courant.
  
  Il ressortit silencieusement et elle se replongea dans le Coran. Mais elle était perturbée et les lettres dansaient devant ses yeux. Elle se félicita d’avoir retiré Ahmed El Mali du circuit. Ce qui, même en cas de problème, lui laissait une longueur d’avance. Personne ne connaissait l’appartement de la rue Deguirre, à Saint-Laurent.
  
  *
  
  * *
  
  Le bar Caribou, au rez-de-chaussée du Marriott, n’avait que deux clients : Martin Turturo et un homme de forte corpulence, les cheveux en brosse, le visage taillé à coups de serpe. Le chef de station de la CIA le présenta à Malko :
  
  — Jim Crow représente le Bureau [45] à Toronto. Il a tenu à venir avec moi. Eux aussi sont très concernés.
  
  Jim Crow broya les phalanges de Malko, lui enfonçant sa chevalière dans la chair. Pour que la CIA et le FBI coopèrent, il fallait que la situation soit grave.
  
  — Avez-vous découvert quelque chose ? demanda Martin Turturo. Ils ne vivent plus, à Langley.
  
  Malko relata sa visite chez Hassan Kamel et ce qu’il y avait trouvé. Ainsi que la comparaison qu’il avait faite entre les deux numéros de téléphone pour « casser » le code des islamistes. Penché sur la table, Jim Crow en oubliait de toucher à son Defender Success…
  
  — Vous me donnez ce numéro ? demanda-t-il.
  
  — Bien sûr, dit Malko en le lui tendant.
  
  — Et Sheema Tomlinson ? reprit Turturo.
  
  — Aucune trace, avoua Malko.
  
  — Nous avons diffusé son signalement et le numéro de son passeport britannique à tous les postes d’immigration, précisa l’agent du FBI. Mais ce n’est qu’une mesure passive.
  
  — On ne peut guère faire mieux pour le moment, regretta Malko.
  
  — L’officier Héloïse Boisbriand ? Elle ne va pas cafter ? relança Martin Turturo.
  
  — Je crois l’avoir neutralisée, affirma Malko, modestement.
  
  L’Américain ne chercha pas à en savoir plus. Il jeta un coup d’oeil à sa Breitling au bracelet de cuir fatigué et soupira :
  
  — Il faut que je file si je veux attraper mon avion pour Toronto. Jim va rester ici quelques jours. Il logera dans le même hôtel que vous. Quand espérez-vous du nouveau ?
  
  — Ce soir, promit Malko. Si le sergent-détective Hupé tient parole.
  
  *
  
  * *
  
  Tahar Haich accrocha à la porte de sa boutique un écriteau « Closed » et tira les rideaux. Sa minuscule échoppe, en haut de la rue Saint-Laurent, jouxtait un cinéma porno à l’enseigne de « L’Amour ». Lui n’offrait que des antiquités de différents pays, à des prix très bas. Ce qu’il vendait était soit faux, soit volé. Tahar Haich arrondissait ses fins de mois en trafiquant des cartes de crédit, mais c’était un islamiste fanatique dont le dernier séjour au Pakistan remontait à un an à peine. C’est là qu’il avait été recruté pour le djihad, après avoir déjà rendu de nombreux services.
  
  Il ouvrit la trappe qui donnait accès à son sous-sol et s’engagea dans l’escalier de bois. Une ampoule nue révéla un invraisemblable caphamaüm. Avec respect, il souleva une toile dissimulant une caisse de bois de quatre-vingt-dix centimètres de long, sur soixante-dix de hauteur et soixante-dix de largeur. Elle était couverte d’inscriptions en turc, décrivant son contenu, une statue ancienne découverte en Mésopotamie.
  
  Elle était arrivée une semaine plus tôt, en provenance d’Istanbul, sur un cargo chypriote. Son transitaire l’avait dédouanée sans problème, la valeur annoncée n’étant que de deux mille dollars canadiens. Tahar Haich ignorait la véritable identité de l’envoyeur. Il avait seulement été averti par un des frères du Centre islamiste de Saint-Laurent d’en prendre grand soin et de la garder jusqu’à nouvel ordre.
  
  Il était certain que cette statue était sortie frauduleusement de Turquie, mais aurait donné cher pour savoir ce que contenait réellement cette caisse. Mais il n’osait pas l’ouvrir sans permission. Rassuré de l’avoir vue au même endroit, il remonta dans sa boutique.
  
  *
  
  * *
  
  Tout en haut de la rue Saint-Laurent, le Divan était un bar-restaurant enfumé et bruyant, où se retrouvaient les amateurs de cigares qu’on pouvait se procurer sur place, dans une cave très bien achalandée. Lorsque Malko et Héloïse y arrivèrent, Bernard Hupé était déjà installé devant un verre ballon d’Otard XO, en train de fumer un long Cohiba. Le policier canadien regarda d’un air gourmand Héloïse se débarrasser de sa veste molletonnée et la suivit des yeux lorsqu’elle alla la pendre, le regard rivé sur sa croupe extraordinaire mise en valeur par le pantalon gris très ajusté. Avec son pull rouge, sa chute de reins étonnante et des bottes très hautes, Héloïse la sage avait des relents sulfureux. Pas étonnant que le policier soit très gentil avec elle.
  
  Ils prirent place dans des fauteuils confortables, Malko commanda pour Héloïse une coupe de Taittinger Comtes de Champagne Rosé millésimé 1995 et Bernard Hupé ne les fît pas languir.
  
  — J’ai vos informations, annonça-t-il. D’abord, Ahmed El Mali. Nous n’avons personne de ce nom dans le fichier. Par contre, en rapprochant la photo que vous m’avez donnée de celles qu’on possède, je crois l’avoir identifié. Il s’agit d’un Algérien arrivé au Canada en 1995 avec un faux passeport français au nom de Tahar Medjaddi. Il a demandé l’asile politique et on l’a laissé en liberté. Au cours des trois années suivantes, il a été arrêté deux fois pour vol, une fois pour le viol d’un garçon de quinze ans et, une autre fois, pour celui d’une fille de dix-huit ans. Il passe pour un joueur de billard professionnel, il est violent et, apparemment, obsédé sexuel.
  
  — Et il a été laissé en liberté ? demanda Malko, suffoqué.
  
  Richard Hupé eut un geste découragé.
  
  — Chez nous, c’est comme ça… Pour les vols, il a été simplement admonesté. Le jeune garçon n’a pas porté plainte. C’était un petit qui traînait dans le quartier chaud… Quant à la fille, elle arrivait de l’Ontario et il l’a accusée d’avoir voulu le faire payer… Il avait donné l’adresse d’un hôtel à Montréal, mais elle était fausse. Depuis, on ne sait pas ce qu’il est devenu.
  
  Le Canada était vraiment le paradis des voyous… Bernard Hupé dégusta quelques larmes de son Otard XO avec une satisfaction évidente, et enchaîna :
  
  — Il a sûrement une autre identité maintenant. Ici, au Canada, il suffit d’un certificat de baptême pour obtenir des papiers canadiens. Et ce n’est pas bien difficile à forger.
  
  Abasourdi de tant de laxisme, Malko demanda :
  
  — Et le numéro de téléphone trouvé chez Hassan Kamel ?
  
  — C’est celui d’une boutique sur Saint-Laurent, au 4009. Un brocanteur qui s’appelle Tahar Haich, algérien lui aussi. Il a été inquiété deux, trois fois pour des histoires de cartes bleues trafiquées… mais on n’a rien d’autre sur lui.
  
  Malko repensa soudain aux tracts virulents signés Youssouf Mohammad trouvés dans l’appartement d’Hassan Kamel.
  
  — Vous connaissez un certain Youssouf Mohammad ? demanda-t-il.
  
  Le policier eut un sourire entendu.
  
  — Ah, vous voulez dire Renaud Boisvert ! Bien sûr, il a beaucoup fait parler de lui, il y a deux ou trois ans. C’est un illuminé, un zozo. On dit volontiers qu’il a été récupéré comme informateur par la GRC. Pourquoi me parlez-vous de lui ?
  
  — Il y avait des tracts signés Youssouf Mohammad dans l’appartement de Hassan Kamel, expliqua Malko.
  
  — Ça ne veut pas dire grand-chose ! fît Bernard Hupé. Il y en a partout, chez les islamistes. Boisvert est complètement fondu ! Il a même été à La Mecque et il a changé son nom. Moi, je crois que tout ce cinéma, c’est parce qu’il aime sauter la petite Sabrina, qui est la soeur d’un imam tunisien.
  
  — Vous sauriez où le trouver ? insista Malko qui ne voulait négliger aucune piste.
  
  Bernard Hupé tira sur son Cohiba.
  
  — Je peux passer quelques coups de fil, reconnut-il, mais c’est pas un type sérieux.
  
  Il se remit à tirer sur son Cohiba, lorgnant un couple enlacé à côté d’eux. Malko nota l’adresse de Tahar Haich. Une nouvelle piste. Héloïse Boisbriand acheva sa coupe de Taittinger et regarda ostensiblement sa montre.
  
  — Je dois passer tôt au bureau, demain matin. Je vais prendre un taxi…
  
  — Je vous raccompagne, proposa Malko.
  
  Elle attrapait déjà son manteau.
  
  — Non, non. Ça va bien.
  
  Elle s’enfuit comme une voleuse, comme si elle craignait que la pulsion de la veille ne se reproduise. Bernard Hupé hocha la tête.
  
  — Sacrée jolie femme ! Et elle n’est pas mariée, on ne lui connaît pas d’amant. Elle doit être frigide ! Elle ne pense qu’à son travail.
  
  Voilà comment se faisaient les réputations. À son tour, Malko prétexta la fatigue pour s’éclipser. Il avait un petit peu avancé, mais pas beaucoup. Et la machine infernale continuait à faire « tic-tac »…
  
  *
  
  * *
  
  Karim, le Pakistanais barbu du Centre islamiste de Saint-Laurent, discutait à voix basse à une table du restaurant La Calebasse, tout à l’est de l’avenue Jean-Talon, avec un homme au crâne rasé. Celui qu’officiellement toutes les polices canadiennes connaissaient sous le nom de Youssouf Mohammad.
  
  Il vivait avec une ravissante jeune Tunisienne, tout aussi fanatique que lui, mais au sang extrêmement chaud. Toujours en retard d’une caresse, elle trompait son amant à qui mieux mieux, mais ce dernier s’y était résigné… Il replia le papier que venait de lui remettre Karim, se leva et étreignit le Pakistanais.
  
  — Demain, ici, à la même heure, je te donne l’information, promit-il. Reste un peu, je pars le premier.
  
  *
  
  * *
  
  Malko se gara en face du cinéma « L’Amour » et traversa la rue Saint-Laurent. Les boutiques s’alignaient à l’infini. Au 4009, il repéra celle du brocanteur, coincée entre le cinéma et un sex-shop. La vitrine était encombrée d’un bric-à-brac d’objets sans valeur. Il essaya d’entrer, mais c’était fermé.
  
  Il devait retrouver Héloïse vers midi pour déjeuner. De nouveau, il faisait beau, presque chaud.
  
  Où pouvait bien se trouver l’insaisissable Ahmed El Mali ?
  
  Ce qui l’intriguait, c’était le mélange de professionnalisme de gens comme Sheema Nawaz-Tomlinson ou même Hassan Kamel et les petits voyous sans envergure sur qui il débouchait. Comment croire qu’une petite frappe comme Ahmed El Mali puisse participer à une opération aussi importante ? Il reprit à droite et redescendit vers le centre-ville. Priant pour que Bernard Hupé puisse retrouver la trace du supposé agent double, l’étrange Youssouf Mohammad. Lui devait connaître l’organisation islamiste de Montréal sur le bout des doigts. Seulement, accepterait-il de collaborer ?
  
  *
  
  * *
  
  Karim attendait depuis une demi-heure à La Calebasse lorsque Youssouf Mohammad fit son apparition. Il se pencha sur la table et dit d’une voix presque imperceptible :
  
  — Tu as bien fait de me contacter, ô mon frère !
  
  — Pourquoi ? demanda Karim, paniqué.
  
  — La femme qui cherche le frère Ahmed est un officier du SCRS ! dit-il. On dit qu’elle travaille avec les Américains.
  
  Le Pakistanais demeura figé, pensant à la réaction de Sheema. Cela signifiait qu’Ahmed était repéré par la police canadienne. C’était très grave. Il prit sur lui de terminer son thé, mourant d’envie de se lever.
  
  — Tu es sûr ? insista-t-il.
  
  — Certain ! affirma Youssouf Mohammad. J’ai de bons contacts à la GRC. Je les enfume depuis des années. Et, comme ils n’aiment pas le SCRS…
  
  — Bravo ! approuva le Pakistanais.
  
  Il se leva et étreignit chaleureusement Youssouf Mohammad.
  
  — Que Dieu te protège !
  
  — Dieu aime ceux qui combattent les tyrans apostats ! répliqua Youssouf Mahammad d’un ton sentencieux.
  
  Parfois, il ne s’exprimait qu’en versets du Coran… Karim se hâta de filer. Il était si pressé qu’il héla un taxi avenue Jean-Talon.
  
  *
  
  * *
  
  Vingt-quatre heures s’étaient écoulées sans apporter le moindre fait nouveau. Malko commençait à broyer sérieusement du noir, ne comptant plus les messages laissés par Martin Turturo. Il était dans l’impasse, en dépit de ses efforts. Héloïse Boisbriand elle aussi paraissait avoir levé le pied. La veille, il l’avait à peine vue. D’ailleurs, il n’avait rien à lui demander. Aussi, c’est sans enthousiasme qu’il décrocha le téléphone de la chambre lorsqu’il sonna.
  
  — Il m’a téléphoné ! annonça triomphalement Héloïse Boisbriand.
  
  — Qui ?
  
  — Le chauffeur de taxi à qui j’ai parlé à la mosquée. Il m’a dit qu’il avait vu Ahmed El Mali. Celui-ci ne se souvient pas de moi, mais il cherche bien un appartement, pas trop cher.
  
  — Il vous a donné rendez-vous ?
  
  — Oui ! Il paraît qu’Ahmed travaille au casino de Montréal. Il voudrait que je passe le voir quand il termine son travail, vers dix heures ce soir.
  
  C’était trop beau pour être vrai. Ou Ahmed El Mali n’était pour rien dans le complot, ou leur subterfuge avait parfaitement fonctionné…
  
  — Il ne vous connaît pas, remarqua Malko. Comment allez-vous vous reconnaître ?
  
  — Le chauffeur de taxi m’a décrite. Et n’oubliez pas que je suis censée avoir déjà vu Ahmed. Nous avons rendez-vous au rez-de-chaussée, à côté du vestiaire. Qu’est-ce qu’on fait ? Voulez-vous que je prévienne mon chef ?
  
  — Non, dit Malko après quelques instants de réflexion. Ahmed El Mali n’est pas recherché au Canada. Je vais prévenir Martin Turturo. Bien entendu, il faut aller à ce rendez-vous. Pensez-vous que Bernard Hupé pourrait nous accompagner ?
  
  — Je ne crois pas qu’il accepte. C’est trop délicat.
  
  Malko devait trouver une solution : il n’aurait sûrement pas deux fois l’occasion de mettre la main sur un homme qui pouvait lui apprendre beaucoup de choses. Ahmed El Mali avait partagé l’appartement d’Hassan Kamel et devait connaître ses amis. Bien sûr, son déménagement pouvait s’expliquer par des raisons personnelles. Mais il fallait l’interroger.
  
  — Très bien, dit Malko, je vais m’organiser.
  
  Il raccrocha et appela la chambre de Jim Crow. Le Special Agent du FBI répondit aussitôt d’une belle voix de basse.
  
  — J’ai du nouveau, annonça Malko. Je voudrais que vous veniez dans ma chambre et que nous appelions Martin Turturo ensemble.
  
  — J’arrive, fit laconiquement Jim Crow.
  
  Malko repensa à la boîte de cartouches de 357 Magnum trouvée dans l’appartement d’Hassan Kamel. Quelque part devait se trouver l’arme correspondante. Or, lui n’était pas armé.
  
  *
  
  * *
  
  Malko tendit l’appareil à Jim Crow.
  
  — Martin veut vous parler.
  
  Cela faisait une demi-heure qu’ils discutaient avec Toronto. Le chef de station du Canada était partisan de la manière forte, et surtout de ne laisser échapper Ahmed El Mali à aucun prix. La conversation entre Jim Crow et Martin Turturo se prolongea quelques minutes, puis le Special Agent du FBI raccrocha.
  
  — Ce soir, je viens avec vous, dit-il. Je serai armé, bien que légalement, je n’en aie pas le droit. Si cet Algérien est coopératif, nous l’emmènerons à notre consulat pour un « debriefing ». Dans le cas contraire, nous nous assurons de sa personne et Martin alerte les Canadiens. De façon à ce qu’on le boucle le temps de le confesser. Nous arriverons au casino dans deux voitures. Miss Boisbriand dans l’une et nous dans l’autre. Le tout est de l’attirer hors du casino. Ensuite, on le coincera.
  
  — Cela paraît intelligent, approuva Malko.
  
  *
  
  * *
  
  L’emplacement du casino de Montréal avait sûrement été choisi pour décourager les joueurs les plus enragés… Sans Héloïse Boisbriand dans la voiture de tête, Malko ne l’aurait jamais trouvé du premier coup. Il fallait d’abord prendre dans le centre l’autoroute Bonaventure et surtout ne pas rater l’embranchement menant à l’île Notre-Dame. L’avenue Pierre-Dupuy suivait d’abord un quai aussi désert que sinistre du port de Montréal, pour franchir ensuite le fleuve par le pont de la Concorde. Le casino s’élevait dans un no man’s land, gros gâteau de lumière d’où on avait une vue imprenable sur la « skyline » de Montréal. Mais ceux qui venaient là ne regardaient pas la vue. Agglutinés autour des tables de roulette, de black-jack, de chemin de fer, ou debout devant les centaines de machines à sous, ils ne pensaient qu’à une chose : gagner.
  
  Des escalators reliaient les cinq étages offrant bars et restaurants.
  
  Malko vit Héloïse Boisbriand pénétrer dans le casino après avoir abandonné sa voiture au voiturier. Il en fit autant une minute plus tard. Sa Breitling Crosswind indiquait dix heures moins cinq. Jim Crow balaya la foule du rez-de-chaussée d’un oeil professionnel. Le Glock accroché à un holster sous son bras gauche ne se voyait pratiquement pas.
  
  Les gens étaient mal habillés et on n’entendait que les appels des croupiers, le cliquetis des machines à sous et les exclamations des joueurs. Héloïse se mit à faire les cent pas dans le hall, juste avant la grande salle de jeu.
  
  *
  
  * *
  
  Cela faisait trente-cinq minutes qu’Héloïse Boisbriand était plantée en face du voiturier. Personne. Ni le chauffeur de taxi, ni Ahmed El Mali. Laissant la Canadienne en faction sous la protection de Jim Crow, Malko explora les cinq étages du casino d’un escalator à l’autre, sans rien voir. Lorsqu’il redescendit, la situation n’avait pas évolué.
  
  Une heure plus tard, Malko décida de lever le camp. Le chauffeur de taxi leur avait posé un lapin. Dès le lendemain, grâce au numéro du taxi, il se mettrait à la recherche de son propriétaire.
  
  Il fallut encore un quart d’heure pour récupérer les voitures.
  
  — Ça vous ennuie si je repars avec Héloïse ? demanda Malko à Jim Crow.
  
  Le Special Agent du FBI n’y voyait aucun inconvénient. Malko monta donc dans la voiture de la jeune femme, laissant la sienne à Jim Crow. De loin, le casino ressemblait à un grand paquebot illuminé au milieu d’une mer noire. Drôle d’idée de l’avoir bâti au milieu de cette zone industrielle. Ce qui faisait la fortune des taxis. Ils franchirent le pont de la Concorde, longeant ensuite le port, un quai mal éclairé le long duquel étaient amarrés des cargos et des pétroliers qui semblaient abandonnés.
  
  Jim Crow suivait à une centaine de mètres. Malko posa la main sur la cuisse d’Héloïse Boisbriand et proposa :
  
  — Si nous allions boire un verre quelque part ?
  
  La jeune femme n’eut pas le temps de répondre. Un taxi venait de surgir derrière eux et les doublait. Mais, au lieu de les dépasser, il resta à leur hauteur. Concentrée sur sa conduite, Héloïse n’y prêta pas garde. Malko, alerté par sa vieille habitude du danger, tourna la tête et une brutale poussée d’adrénaline manqua faire exploser ses artères.
  
  La glace de la portière avant du taxi était baissée. Il aperçut une femme, la tête recouverte d’un foulard, qui brandissait dans sa direction un gros revolver. La détonation claqua, assourdissante, et les deux glaces avant de leur voiture volèrent en éclats. Héloïse Boisbriand poussa un hurlement et donna un coup de volant qui faillit les précipiter dans le port. Puis, elle écrasa le frein. Le conducteur du taxi venait de lui faire une queue de poisson, la forçant à s’arrêter.
  
  Ensuite, tout se passa très vite. Un homme corpulent surgit du taxi, un riot-gun au poing. Posément, il ajusta la voiture. Malko saisit Héloïse à bras-le-corps et l’aplatit sur la banquette une fraction de seconde avant que la décharge de chevrotines ne fasse exploser le pare-brise ! À tâtons, il rampa sur la banquette et parvint à ouvrir la portière, côté port. Il se laissa tomber à l’extérieur.
  
  Il releva la tête pour se trouver nez à nez avec le gros arabe aperçu à la sortie de la mosquée Fatima, qui braquait son riot-gun à deux mètres de sa tête.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  — Freeze ! [46]
  
  Le cri de Jim Crow se confondit presque avec la détonation.
  
  Malko, allongé sur le bas-côté de l’avenue, contre la voiture, mit quelques secondes à comprendre pourquoi il était encore vivant. L’injonction de Jim Crow l’avait sauvé. Alors que le chauffeur du taxi se préparait à l’abattre à bout portant, il avait préféré liquider d’abord la menace du Special Agent du FBI.
  
  Malko leva les yeux.
  
  Le tueur était en train de recharger fébrilement son riot-gun. D’une détente désespérée, Malko partit comme un coureur de cent mètres en direction de Jim Crow, mettant à profît ses quelques secondes de sursis. L’Américain gisait sur le dos et râlait, touché en pleine poitrine par les chevrotines. Grièvement blessé. Malko se retourna : le tueur venait de refermer son fusil. Il se pencha et arracha le Glock de la main de Jim Crow. Sans même se relever, tenant l’arme à deux mains, il vida le chargeur sur l’homme au riot-gun.
  
  Il vit ce dernier tituber et lâcher son arme. Les deux mains crispées sur son ventre, il fit un pas en arrière et bascula dans l’eau sombre du port. Malko se releva d’un bond et courut en direction du taxi arrêté devant sa voiture. Celui-ci était en train de démarrer. Il leva le Glock, visa et n’obtint qu’un claquement. Sans s’en rendre compte, il avait vidé son chargeur sur le chauffeur.
  
  Le taxi démarra en trombe, dans un hurlement de freins martyrisés. La plaque d’immatriculation n’était pas éclairée. En quelques secondes, il fut loin.
  
  La portière de sa voiture s’ouvrit sur Héloïse Boisbriand. Titubante, hagarde, elle fit quelques pas en direction de Malko et bredouilla :
  
  — Tabernacle ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — On a essayé de nous tuer, fit Malko. Jim Crow est grièvement blessé.
  
  Il se précipita vers l’Américain et s’agenouilla près de lui. Au premier regard, il vit qu’il ne respirait plus. Héloïse Boisbriand dit d’une voix blanche :
  
  — Mais il est…
  
  — Mort, dit Malko. Et il m’a sauvé la vie.
  
  Il enrageait de ne pas avoir prévu ce guet-apens, et revoyait le visage de la femme au foulard qui avait tiré sur leur voiture. Presque certain qu’il s’agissait de Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  Une voiture munie d’un gyrophare se rapprochait. Elle stoppa derrière eux et un policier en uniforme en sortit.
  
  *
  
  * *
  
  Ahmed El Mali, crispé, les dents serrées, conduisait avec des à-coups, regardant sans cesse dans le rétroviseur.
  
  — Ils nous suivent ? demanda-t-il anxieusement.
  
  — Non, répondit Sheema d’une voix froide, mais Chebab s’est fait descendre.
  
  Ça n’eut pas l’air de troubler outre mesure le jeune garçon.
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson lui jeta un regard noir. De plus en plus, elle le détestait. Beau parleur, play-boy, sûr de lui et surexcité à cause de la coke qu’il prisait sans arrêt… Il en avait pris une bonne dose avant de partir dans cette expédition. Aussi, Sheema avait-elle décidé de ne pas lui confier d’arme. Chebab, lui, avait combattu au sein du GIA et savait se servir d’un fusil.
  
  Elle ne respira qu’une fois franchi le pont Champlain. Sous ses genoux, le 357 Magnum qu’elle avait rechargé était encore chaud. Elle se maudissait de ne pas avoir remarqué la seconde voiture. Il s’en était fallu de peu qu’ils se fassent tous prendre.
  
  — Va jusqu’à Radio Canada, ordonna-t-elle à Ahmed.
  
  L’énorme bâtiment de quinze étages de Radio Canada se dressait au milieu d’un terrain vague entre le boulevard René-Levesque et l’avenue Vigor. Sheema fit s’arrêter Ahmed au milieu du terrain vague où pourrissaient quelques voitures abandonnées. Ils descendirent tous les deux du taxi. Soigneusement, elle essuya le volant et les poignées de portes. Puis ils s’éloignèrent à pied dans le boulevard René-Levesque.
  
  — Dépêche-toi, fit la jeune femme d’un ton ulcéré. Dans dix minutes, toute la police de Montréal sera à la recherche de cette voiture. On va prendre un bus et ensuite on marchera.
  
  Ahmed El Mali lui jeta un coup d’oeil presque haineux.
  
  — Moi, j’ai envie de m’amuser, de trouver une petite et de la tirer ! Ça m’a secoué, ce truc ! J’ai eu les jetons.
  
  La Pakistanaise ne répondit pas. On ne choisissait pas toujours ses compagnons de combat… Surmontant son dégoût, elle répéta d’une voix engageante :
  
  — Il faut rentrer. Nous avons encore beaucoup de choses à faire. J’ai besoin de toi.
  
  Ahmed El Mali concéda :
  
  — O.K., O.K., on va faire quelque chose de sympa, alors, à la maison ?
  
  — Si tu veux, dit distraitement la Pakistanaise.
  
  Avant tout, le faire rentrer ! C’était un animal fou, dangereux, et obsédé sexuel. Elle l’avait surpris à plusieurs reprises en train de se masturber. Mais elle avait absolument besoin de lui… Ils s’arrêtèrent à l’arrêt du bus, au coin de René-Levesque et de Bassi. Ahmed semblait s’être résigné.
  
  *
  
  * *
  
  Les mains nouées autour d’un verre ballon à demi rempli de cognac, Héloïse Boisbriand était pâle comme une morte. Grâce à sa carte du SCRS, elle avait pu dans des délais records faire transporter Jim Crow à l’hôpital Notre-Dame où l’on n’avait pu que constater le décès du Special Agent du FBI. Maintenant, ils se trouvaient dans un bistrot en face de l’hôpital, et Malko avait commandé un Otard XO pour la Canadienne, sérieusement choquée. Elle commençait seulement à réaliser qu’ils avaient échappé de très peu à la mort.
  
  Tout le monde était prévenu : Martin Turturo, le bureau du FBI de Toronto, le SCRS, la police locale. Pour l’instant, les recherches pour retrouver le taxi n’avaient rien donné. Une patrouille de la police fluviale recherchait le corps du chauffeur de taxi dans le port, mais il y avait peu de chances de le repêcher avant le jour.
  
  Malko regardait les traits tirés de la jeune femme. Cette attaque signifiait que, sans le savoir, il représentait un danger pour ses adversaires. Sinon, ils n’auraient jamais pris de tels risques. Richard Hupé, prévenu lui aussi, avait commencé à rechercher l’identité du chauffeur de taxi. Là aussi, cela prendrait quelques heures. Pour l’instant il n’y avait pas grand-chose à faire.
  
  Malko posa sa main sur le poignet d’Héloïse Boisbriand.
  
  — Que voulez-vous faire ?
  
  Elle leva un regard brouillé par les larmes.
  
  — Rentrer. Dormir. Oublier. Regardez mes mains.
  
  Elle étendit sa main droite devant elle : ses doigts tremblaient légèrement.
  
  — Je vais vous raccompagner, proposa Malko.
  
  Elle se laissa faire comme une automate et s’endormit pratiquement dans la voiture. Malko dut l’aider à grimper l’escalier menant à son cottage. Arrivée chez elle, Héloïse tourna vers lui un visage ravagé.
  
  — Merci. Je vous appelle dès que je vais mieux.
  
  Il se retrouva dans la petite rue sombre, choqué lui aussi. Sans Jim Crow, il serait à la morgue. Cette tragique fusillade n’avait qu’un côté positif : il était désormais certain que Sheema Nawaz-Tomlinson se trouvait à Montréal. Il y avait donc de fortes chances pour que la « bombe » s’y trouve aussi.
  
  *
  
  * *
  
  Ahmed El Mali, vautré sur le vieux canapé du living, regardait d’un oeil distrait un programme stupide de la télé canadienne. La cocaïne faisait encore son effet et il se sentait comme une pile électrique. En plus, dès qu’ils avaient eu regagné l’appartement de la rue Deguirre, Sheema s’était enfermée dans sa chambre sans lui dire un mot. Et il avait une furieuse envie de faire l’amour. Depuis un moment, il massait à travers son jean son sexe en demi-érection. Il regarda les versets du Coran pendus au mur et ricana intérieurement. Passé directement du rang de petit voyou à celui de combattant de la Foi, il en retirait quelques avantages. De l’argent d’abord, de la fierté, et l’assurance qu’en cas de problème, il avait un pays où se réfugier : le Pakistan. Or, il avait déjà été recherché pour viol en France et avait failli se retrouver en prison au Canada pour la même raison…
  
  Son érection augmentait de volume. Il se leva, d’une brusque détente, prêt à s’enfuir. À cette heure-là, aux Foufounes Électriques, il trouverait de quoi assouvir sa faim sexuelle. Puis, il réalisa qu’il n’avait pas la clef de l’appartement et pas d’argent pour prendre un taxi… Fou de rage et de frustration, il se rassit, pensant à Lily, une jeune salope aux yeux pleins d’innocence qui suçait les hommes comme elle respirait. Un samedi soir, au milieu de la foule, elle était même venue s’asseoir sur ses genoux, étalant simplement sa jupe en corolle autour d’elle, et s’était empalée sur lui.
  
  Ce souvenir emplissait le cerveau enfiévré d’Ahmed, cognant comme à coups de marteau. De la main gauche, il baissa son zip et fit jaillir son membre tendu. Les yeux fous, il se regarda dans la glace. Quand il était dans cet état d’excitation sexuelle, exacerbé par la cocaïne, il aurait fait n’importe quoi pour assouvir ses fantasmes. Et il avait déjà fait n’importe quoi… Pris d’une impulsion subite, il s’engagea dans le couloir et alla frapper à la porte de la chambre.
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson répondit aussitôt :
  
  — Qu’est-ce qu’il y a ?
  
  — Ça va pas ! gémit Ahmed. Je crois que je vais crever. J’ai le coeur qui bat vachement vite. C’est la coke… Faudrait appeler un médecin.
  
  La clef tourna dans la serrure et le battant s’entrouvrit sur Sheema. Son regard croisa celui du jeune Algérien et elle comprit instantanément. Surtout en voyant le sexe qui pointait hors du jean… Elle voulut repousser la porte, mais Ahmed fut plus rapide qu’elle. Il la repoussa violemment et entra, son regard fou fixé sur elle.
  
  Sheema réalisa qu’elle n’avait qu’une chance de s’en sortir. D’un bond, elle tenta d’attraper le sac où se trouvait le 357 Magnum. Ahmed y parvint avant elle et le repoussa loin, d’un coup de pied, avant de se retourner, les yeux brillants, tenant son sexe dans sa main gauche comme un sceptre.
  
  — Regarde ce que j’ai pour toi ! ricana-t-il. Tu n’es pas contente ?
  
  *
  
  * *
  
  La pointe du couteau était appuyée juste sur la carotide droite de Sheema. Ce n’était pas un grand couteau, mais Ahmed savait s’en servir. Celui-ci, collé dans le dos de la jeune femme, son sexe nu pressé contre elle, jouissait de la peur qu’il lui inspirait. Quand il commença à lui palper les seins, Sheema se débattit.
  
  — Ahmed, arrête ! fit-elle d’une voix blanche. Tu n’as pas honte ! Je pourrais être ta mère.
  
  L’Algérien ricana.
  
  — Et alors ! C’est chouette de niquer sa mère, non ? Surtout quand elle a de beaux nibards comme toi…
  
  Tout en parlant, il avait glissé une main sous le pull, écarté le soutien-gorge et lui palpait les seins, s’attardant à pincer cruellement leurs pointes. Sheema essaya de ne pas paniquer.
  
  — Lâche-moi tout de suite ! dit-elle d’une voix glaciale. Sinon, tu auras de gros problèmes.
  
  Cette menace mit Ahmed hors de lui. Il enfonça encore un peu plus la pointe du couteau dans la chair fragile du cou et souffla à son oreille :
  
  — Si tu te laisses pas faire, je vais te crever ! Et je te baiserai après…
  
  Elle le sentit capable de tout. Dans un état second, il la retourna, pointant le couteau sur sa poitrine. Quand elle vit ses yeux, elle comprit qu’il était inutile de lutter. La vie lui avait appris le pragmatisme.
  
  — Fais ce que tu veux ! fit-elle. Et que Dieu te pardonne.
  
  Sans un mot, Ahmed commença à arracher ses vêtements, d’abord le pull et le soutien-gorge, puis le pantalon. Très vite, Sheema se retrouva en slip. Délicatement, Ahmed glissa le couteau entre le nylon et la chair et le coupa, révélant une fourrure noire abondante qu’il salua d’un ricanement, y enfonçant aussitôt un doigt inquisiteur.
  
  — Tu vas voir que je vais réveiller ta petite chatte pour qu’elle puisse avaler ma grosse queue, lui souffla-t-il à l’oreille.
  
  Nue, les yeux baissés, Sheema Nawaz essayait de se vider le cerveau. Cela déplut à Ahmed. Il la saisit par la nuque et la courba violemment en avant, jusqu’à ce que sa bouche effleure son sexe.
  
  — Vas-y, suce ! fît-il.
  
  Comme elle gardait la bouche fermée, il approcha son couteau du sexe de la jeune femme, effleurant les grandes lèvres avec la pointe. Glacée d’horreur, elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Ce fou était capable de tout ! Ses mâchoires s’écartèrent jusqu’à ce que le sexe gonflé viole sa bouche, heurtant sa glotte et provoquant chez elle un haut-le-coeur. Machinalement, elle serra les dents et Ahmed réagit aussitôt :
  
  — Si tu me mords, je t’égorge.
  
  Il la prit par les cheveux et fit entrer son sexe aussi loin qu’il le put, étouffant à moitié la Pakistanaise. Il se démenait frénétiquement dans sa bouche et elle pensa, soulagée, qu’il allait jouir et que ce serait fini. Ahmed semblait hypnotisé par le va-et-vient de la tête de Sheema. Il se retira brutalement.
  
  — Assez, salope ! Je veux jouir, mais dans ton cul.
  
  — Non, protesta-t-elle, c’est péché !
  
  Ahmed la repoussa et, la prenant par la nuque, la jeta sur le lit, tête la première. Sheema n’eut pas le temps d’esquiver : déjà, il était sur son dos, allongé de toute sa longueur. Elle sentait son souffle chaud dans son oreille et la longue barre dure de son sexe dans le creux de ses reins. De nouveau, la pointe du couteau s’insinua contre son cou et trouva la carotide. Ahmed se souleva légèrement et Sheema sentit avec horreur la tête massive du pénis peser sur l’ouverture de ses reins. Elle crut s’évanouir, glacée d’horreur.
  
  — Ne bouge pas ! intima Ahmed. Je sens que je vais jouir comme un feu d’artifice.
  
  « Tant pis, je vais mourir, pensa Sheema, mais non… je ne peux pas… »
  
  Elle voulut se redresser et involontairement cambra ses reins. L’espace d’un éclair, elle sentit le membre pousser, son sphincter résister, puis une douleur atroce la fit hurler de douleur. Bizarrement, son violeur ne bougeait plus. Puis sa voix cassée souffla à son oreille :
  
  — Tu es bien emmanchée maintenant…
  
  Elle tenta encore de se débattre, le corps crispé par la douleur. Lentement cette fois, Ahmed reprit son viol, progressant millimètre par millimètre. Sheema avait l’impression que son ventre allait exploser.
  
  — Tu me serres bien, petite salope ! murmura Ahmed.
  
  Il était tout entier enfoncé en elle et ne bougeait plus.
  
  Sheema, à travers ses paupières closes, revit le sexe massif, un peu recourbé, presque violet au bout… Et alors, sans qu’elle y puisse rien, une onde de chaleur partit de son ventre, l’irradia, la brûla. Elle sentit ses muscles se détendre, ses muqueuses s’ouvrir et eut soudain la sensation que le sexe qui l’envahissait faisait partie d’elle-même. Brûlant d’humiliation, elle éprouva une folle démangeaison, puis son sexe délaissé sembla prendre feu. Ses nerfs se tendaient comme des cordes de violon, ses cuisses se raidissaient. Elle eut l’impression que son clitoris avait triplé de volume. Morte de honte, elle le frotta contre la couverture rugueuse.
  
  Comme dans un cauchemar, elle entendit ricaner son tourmenteur.
  
  — Ah, mais tu aimes ça !
  
  Au plus profond d’elle-même, une pulsion enflait, de plus en plus saccadée, qui envahit son sexe. Celui-ci se mit à battre au rythme de son coeur affolé.
  
  Ahmed se déchaînait entre ses fesses désormais offertes, se soulevant et retombant de tout son poids, comme pour la transpercer. Sheema entendit un cri strident, vrillé, sauvage, et mit quelques secondes à réaliser qu’il sortait de sa propre bouche.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema n’avait même pas songé à se rhabiller, jetant seulement une couette sur elle. Les yeux fixés au plafond, revenue de son orgasme, pétrifiée de honte, elle essayait de mettre de l’ordre dans ses idées. Même avec son mari, elle n’avait jamais joui avec cette violence. Mais son mari ne l’avait jamais sodomisée… Bien sûr, c’était un fantasme qui la traversait parfois, sans qu’elle pense jamais le concrétiser. De la chambre, elle entendait la télé. Assouvi, Ahmed s’était remis devant après s’être servi d’elle. Il l’avait violée, totalement violée, sous la menace de son couteau. Sauf les ultimes secondes… Mais c’étaient celles-là qui hantaient le cerveau de la jeune femme.
  
  Elle avait plusieurs options. Sûr de son charme, Ahmed lui avait laissé le 357 Magnum. Elle pouvait lui tirer une balle dans la tête. L’organisation s’occuperait du corps. Mais il faudrait alors trouver quelqu’un d’autre au pied levé, alors que la CIA traquait son réseau.
  
  Autre solution : elle pouvait se tuer. Effacer cette honte. Mais c’était trahir, déserter, et, sans elle, la mission ne serait jamais accomplie.
  
  Elle pouvait aussi le tuer et se tuer, mais les dégâts seraient les mêmes. Finalement, elle trouva la solution et offrit son humiliation à Dieu, priant qu’il l’en récompense. Elle ne revivrait que le jour où Ahmed serait puni.
  
  Elle prit une douche. Là, sous l’eau tiède, elle se mit à penser aux détails de l’opération qui allait faire d’elle une héroïne du djihad. Tout en nettoyant méticuleusement tous les orifices de son corps, elle pria pour que Dieu reste jusqu’au bout à ses côtés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Un silence pesant régnait dans la salle de conférences du SCRS dont les baies vitrées étaient fouettées par des rafales de neige fondue. Un à un, les participants venaient s’asseoir autour de la longue table présidée par le directeur, Ward Elcork. Malko, Héloïse Boisbriand, Martin Turturo et un homme aux cheveux gris et au visage sévère, John Mac Millan, du bureau new-yorkais du FBI, arrivé une heure plus tôt par avion.
  
  Ward Elcork se gratta la gorge et dit d’une voix embarrassée :
  
  — Mon service et moi-même présentons toutes nos condoléances au FBI pour la mort de M. Jim Crow. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour retrouver et châtier ses assassins.
  
  John Mac Millan hocha la tête, l’air absent, devant ces paroles creuses, mais Martin Turturo apostropha le directeur du SCRS :
  
  — L’assassin, nous le connaissons. Il a été abattu, hélas trop tard, par M. Malko Linge. Ceux qui nous intéressent, ce sont les occupants de ce taxi. M. Malko Linge a identifié une femme qu’il poursuit depuis Istanbul. Elle s’appelle Sheema Nawaz-Tomlinson et, apparemment, a réussi à entrer au Canada sans problème. Celui qui conduisait est vraisemblablement un jeune Algérien que nous connaissons sous le nom de Ahmed El Mali, entré dans votre pays avec un faux passeport français il y a cinq ans.
  
  — Vous nous avez déjà signalé ces individus, reconnut le chef du SCRS, mais, malheureusement, nous n’avons aucun élément permettant de les retrouver.
  
  — Et l’assassin dont le corps a été repêché. Il ne peut mener nulle part ?
  
  Ward Elcork baissa les yeux sur ses papiers.
  
  — Il s’appelait Chebab Ramda, dit-il. Naturalisé canadien, d’origine algérienne. Aucun antécédent judiciaire. J’ai lancé une enquête sur lui, en collaboration avec la Montréal Urban Community Police Intelligence. J’espère obtenir rapidement des résultats.
  
  Malko suivait cet échange, découragé. On pédalait dans le vide. Le seul élément non exploité était l’adresse du brocanteur de la rue Saint-Laurent. Il hésitait à mettre le SCRS sur le coup, tant les Canadiens étaient nuls. Le représentant du FBI demanda d’une voix posée :
  
  — Vous n’avez jamais travaillé sur le GIA algérien ? Il y en a pourtant beaucoup ici…
  
  — Nous ne les avons jamais considérés comme dangereux, répliqua, embarrassé, le directeur du SCRS. Et puis, nous manquons d’effectifs. D’ailleurs, c’est la première fois que nous avons affaire à des actions aussi violentes. Je ne me les explique pas. Pourquoi ces gens ont-ils tiré sur vous ?
  
  Un ange passa, volant pesamment, les ailes alourdies de bombes. Martin Turturo et Malko se regardèrent. Seul le représentant du FBI connaissait la vérité.
  
  À ce stade, il n’était pas question d’en parler aux Canadiens qui ne seraient d’aucun secours.
  
  — Avez-vous diffusé la photo de Sheema Nawaz-Tomlinson ? demanda Martin Turturo.
  
  Ward Elcork piqua du nez vers la table.
  
  — Euh, pas encore, reconnut-il. Il faut l’envoyer d’abord à la GRC. Ce sont eux qui peuvent la diffuser.
  
  Malko crut que le chef de station de la CIA allait sauter à la gorge du « clergyman ». Il se hâta de poser une question.
  
  — Avez-vous travaillé sur un certain Renaud Boisvert ? Un Canadien converti à la religion musulmane qui se fait appeler Youssouf Mohammad. Nous savons qu’il était en contact avec Hassan Kamel, abattu à Istanbul, une des têtes de ce réseau.
  
  — Nous l’avons surveillé longtemps, affirma aussitôt Ward Elcork. Mais nous avons perdu sa trace depuis deux années environ. Certains disent qu’il est mort.
  
  Martin Turturo prit une profonde inspiration, se leva et lança :
  
  — Merci de votre coopération. Dès que vous aurez du nouveau, faites-le-nous savoir.
  
  Ward Elcok, à la sortie de la salle de conférences, leur serra la main un à un. C’était gai comme une cérémonie funèbre. Héloïse Boisbriand descendit avec eux dans un silence de mort. Ce n’est que sur le trottoir que les langues se délièrent.
  
  — Fucking idiot ! grommela John Mac Millan. Ils sont nuls ! Nous avons recensé cinquante groupes terroristes opérant à partir du Canada. En attendant, nous avons perdu un homme…
  
  Martin Turturo éternua sous la bise glaciale et dit pensivement :
  
  — Je pense qu’il y a une raison évidente à ce déchaînement de violence : cet engin nucléaire est caché, ici, à Montréal, et ils s’apprêtent à lui faire franchir la frontière. C’est la raison pour laquelle ils éliminent ceux qui sont à leurs trousses.
  
  — Il nous reste une piste, remarqua Malko. Le brocanteur de la rue Saint-Laurent dont le numéro se trouvait chez Hassan Kamel, Tahar Haich…
  
  — Il ne faut pas le lâcher, recommanda Martin Turturo. Je vais faire venir dès ce soir des gens de Toronto pour vous aider. Mais n’en parlez pas aux Canadiens : ils vont tout foutre en l’air.
  
  Héloïse Boisbriand, demeurée muette jusque-là, prit Malko à part et lui glissa :
  
  — Il faudrait relancer Bernard Hupé au sujet de Youssouf Mohammad. Je vais aller le voir à son bureau.
  
  — Merci, dit Malko.
  
  — J’ai été bouleversée par la mort de Jim Crow, dit-elle. Même si je le connaissais à peine.
  
  John Mac Millan s’approcha à son tour de lui :
  
  — Grâce à vous, nous avons identifié le propriétaire d’un numéro à New York trouvé dans le carnet d’Hassan Kamel. Il s’agit d’un certain Ghani Akmani, qui vit à Brooklyn, dans le quartier pakistanais, au-dessus d’un restaurant afghan. Nous l’avons mis sur écoute et sous surveillance constante. Pour l’instant, cela n’a rien donné.
  
  — Peut-être qu’on finira par découvrir quelque chose, espéra Malko. Moi, je vais m’attaquer à ce Tahar Haich.
  
  *
  
  * *
  
  Tahar Haich, installé à une table juste derrière la vitrine du restaurant situé un peu plus haut que sa boutique, était intrigué par le manège d’une voiture qui avait stoppé le long de l’autre trottoir et dont personne n’était sorti. Il n’aimait pas cela. Habitué à la clandestinité, il se méfiait de tout ce qui n’était pas normal. Enfin, il aperçut un homme émerger du véhicule : grand, blond, enveloppé dans un manteau en poil de chameau. Il traversa un peu plus bas et remonta le trottoir est, s’arrêtant presque devant chaque vitrine. Y compris devant la sienne… Il continua un peu, et finalement pénétra dans le restaurant !
  
  L’Algérien se recroquevilla, mais l’inconnu passa devant lui sans ciller et s’installa à une table voisine de la sienne. Quelques minutes plus tard, Tahar Haich était certain d’une chose : l’inconnu surveillait sa boutique !
  
  Son pouls grimpa vertigineusement. D’après son allure, l’inconnu n’était pas un flic canadien. Or, il attendait Ahmed et Sheema qui devaient débarquer d’un moment à l’autre. Fiévreusement, il prit son portable et composa le numéro de la Pakistanaise.
  
  Hors circuit !
  
  En plus, il ignorait comment ils viendraient. Il devait absolument les stopper. Pour la première fois, il paniqua, ne sachant que faire. Son seul atout était que l’inconnu ne savait pas qui il était. Il allait se décider à regagner sa boutique lorsqu’il repéra un taxi remontant lentement Saint-Laurent. Dès qu’il eut identifié son numéro minéralogique, il paniqua encore plus. Ce ne pouvait être que ceux qu’il attendait. Il pensa à la solution la plus simple : ne pas bouger, laisser la boutique fermée. Seulement, dans ce cas, l’inconnu en planque repérerait Ahmed et Sheema.
  
  La catastrophe.
  
  Sa décision fut prise en un clin d’oeil.
  
  Il paya précipitamment et se leva, passant derrière l’inconnu blond.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson, installée au fond du taxi, veillait à ne même pas frôler Ahmed. Ils n’avaient plus reparlé de l’incident de la veille et le jeune Algérien semblait quand même le regretter, une fois l’effet de la coke dissipé. Sheema s’était encore plus enveloppée dans des épaisseurs de vêtements, mais elle n’oublierait jamais ce viol brutal. Elle en tremblait encore, même si elle essayait de refouler tout au fond de sa mémoire l’extraordinaire sensation qu’elle avait éprouvée. Ce qui la gênait le plus, c’était qu’Ahmed s’en soit aperçu.
  
  Le chauffeur se retourna.
  
  — On arrive !
  
  Lui aussi appartenait à leur groupe, comme la plupart des chauffeurs de taxi de Montréal, pakistanais ou algériens. Ce qui facilitait bien les choses. Grâce à ce système de taxis, Sheema pouvait circuler dans Montréal sans se faire repérer. Il suffisait d’appeler le standard de la compagnie et de donner un nom de code. Elle regardait distraitement défiler les vitrines plutôt laides de Saint-Laurent. Elle avait hâte de passer à la dernière phase du plan. Ou plutôt à l’avant-dernière, la dernière étant l’accomplissement de la mission.
  
  Le chauffeur poussa une exclamation :
  
  — Tiens, Tahar est dehors.
  
  Effectivement, le boutiquier algérien se tenait au bord du trottoir, agitant frénétiquement le bras, comme pour arrêter un taxi. Mahmoud, le chauffeur, stoppa comme prévu, en face de la boutique. Aussitôt, Tahar Haich ouvrit la portière avant, sauta dans le véhicule et lança :
  
  — File ! Fissa ! [47]
  
  Docile, Mahmoud redémarra aussitôt, tournant dans la première rue transversale tandis que Tahar Haich expliquait ce qui s’était passé. Sheema crut qu’on lui broyait le coeur : la description de l’homme qui surveillait la boutique correspondait à celle de l’agent des Américains qu’elle avait tenté de liquider dans le port de Montréal.
  
  Comment était-il parvenu à la boutique ?
  
  — Où va-t-on ? demanda le chauffeur.
  
  — On retourne où tu nous as pris, ordonna Sheema d’une voix blanche.
  
  Il fallait qu’elle réfléchisse. Le filet se resserrait autour d’eux. Désormais, chaque heure comptait. Arrivés dans le nord de Montréal, elle demanda au chauffeur de les déposer dans une impasse. Dès qu’ils furent seuls, elle dit à Tahar Haich :
  
  — Tu as toujours le colis ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Personne n’est venu te voir ?
  
  — Non.
  
  Donc, il y avait encore une petite chance.
  
  — Il y a une sortie par-derrière, dans ton magasin ?
  
  — Non.
  
  Devant son silence, il précisa aussitôt :
  
  — On peut se débrouiller par les caves. La mienne communique avec celle du cinéma voisin.
  
  — À quelle heure est la dernière séance ?
  
  — 10 heures. Ça se termine vers minuit.
  
  — Bien. Ahmed, tu vas sortir le 4×4 du garage et tu viendras ce soir chercher le colis. Ensuite, tu retourneras au garage.
  
  — Je serai tout seul ?
  
  — Dans le 4×4, oui, mais je ne serai pas loin, avec Mahmoud et d’autres. Nous interviendrons si tu es en danger. Tu retrouveras Tahar dans le hall du cinéma, vers minuit.
  
  — Bien, fit le boutiquier, un peu déçu de voir son rôle se terminer…
  
  Ils se séparèrent aussitôt.
  
  *
  
  * *
  
  Malko, du restaurant, n’avait rien perdu de l’étrange manège du taxi. Il n’avait pu voir les occupants qui s’y trouvaient déjà, mais une chose l’intriguait. Pourquoi un taxi déjà occupé s’était-il arrêté pour charger un nouveau client ?
  
  Il avait noté l’heure – 2 h 24 – et le numéro du taxi-radio. Sans cesser de surveiller la boutique du brocanteur, il appela Héloïse Boisbriand et laissa un message sur sa messagerie.
  
  Elle le rappela alors qu’il arrivait au Ritz-Carlton.
  
  — J’ai besoin d’identifier le propriétaire d’un taxi, dit-il. C’est possible ?
  
  — Vous avez de la chance, dit-elle. J’ai rendez-vous tout à l’heure avec Bernard Hupé. Lui peut le faire.
  
  Rejoignez-nous au Sofa, au coin de Rachel et de Bezei, sur le plateau, dans une demi-heure.
  
  *
  
  * *
  
  Une musique bruyante agressa Malko dès son entrée au Sofa. C’était bourré, beaucoup de gens étaient agglutinés autour du bar, un verre à la main, et les conversations faisaient presque autant de bruit que la musique. Il découvrit Héloïse, assise en compagnie de Bernard Hupé à une table collée à la vitrine, et réussit à se glisser près d’eux.
  
  Le sergent-détective hurla à l’oreille de Malko :
  
  — Du nouveau ?
  
  Malko lui raconta l’incident de la rue Saint-Laurent et le policier nota scrupuleusement le numéro du taxi.
  
  — J’aurai ça demain, promit-il.
  
  — Cette boutique m’intrigue, remarqua Malko.
  
  — On verra, fît le policier en levant son verre de scotch. À cette heure-ci, elle est fermée.
  
  — Richard a de bonnes nouvelles, glissa Héloïse à Malko.
  
  À son habitude, elle s’était fait servir une coupe de Taittinger Comtes de Champagne Rosé 1995. De nouveau, elle semblait s’être émancipée, en pull jaune canari et pantalon de latex en fausse panthère qui moulait ses fesses et ses cuisses avec une précision anatomique. Lorsque Malko croisa son regard, il y lut une sorte de trouble, mais c’était peut-être la fumée.
  
  — Quelles sont les bonnes nouvelles ? cria Malko à l’oreille du sergent-détective.
  
  — J’ai un bon copain à la MUCPI. Lui a ses entrées à la Gendarmerie royale. Il est tombé sur une drôle d’histoire. Youssouf Mohammad leur a proposé une information capitale qu’ils ont refusée parce qu’ils n’avaient pas de budget pour la payer. Et ils ont pris leurs distances avec leur « taupe ». Alors Mohammad chercherait à la vendre à quelqu’un d’autre.
  
  — On sait où le trouver ?
  
  — Non, mais mon pote a un contact avec sa maîtresse, Sabrina. J’ai pensé que ça pourrait vous intéresser.
  
  — Évidemment !
  
  Youssouf Mohammad savait sûrement beaucoup de choses sur la mouvance islamiste. Il pourrait peut-être le mener à Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  — Qu’avez-vous convenu ? demanda Malko.
  
  — Sabrina vous attendra au bar du restaurant l’Express, une brasserie sur Saint-Laurent, à neuf heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  La brune aux cheveux courts et au nez busqué, le front barré d’une frange, avait des traits provocants de petite salope. Juchée sur un haut tabouret, avec son pull noir dessinant des seins agressifs, sa jupe très courte dévoilant ses jambes gainées de noir, elle détonnait dans l’atmosphère plutôt familiale de l'Express, une brasserie tout en longueur, bruyante et enfumée.
  
  Malko l’observa quelques instants. D’après le signalement, ce ne pouvait être que Sabrina.
  
  Il s’approcha d’elle et lui demanda à voix basse :
  
  — Vous êtes Sabrina ?
  
  La brune tourna vers Malko un visage fermé et lança à voix assez haute pour que le barman puise l’entendre :
  
  — Laissez-moi tranquille ! J’attends quelqu’un.
  
  Surpris, Malko battit en retraite et s’installa à l’autre bout du bar. La brune prit dix minutes pour terminer son Defender, ramassa ses cigarettes, un élégant Zippo en marqueterie bordeaux et alla décrocher à une patère un ciré noir dont elle s’enveloppa avant de sortir. Malko n’eut que le temps de payer et d’attraper son manteau.
  
  Dehors, il aperçut la fille en ciré qui remontait Saint-Laurent sans se presser. Elle tourna dans une rue transversale et disparut.
  
  Il hâta le pas et tourna à son tour, s’engageant dans une voie calme et sombre. Si sombre qu’il ne vit pas la fille collée au mur, les mains dans les poches.
  
  Ils s’immobilisèrent à quelques centimètres l’un de l’autre, si proches qu’il pouvait sentir son parfum.
  
  — C’est moi que vous cherchez ? demanda-t-elle à voix basse.
  
  — Si vous êtes Sabrina, oui.
  
  — Je suis Sabrina. Et vous ?
  
  — Je viens de la part de Bernard.
  
  — Bien. Vous avez une voiture ?
  
  — Oui.
  
  — O.K., excusez-moi pour tout à l’heure, il faut que je sois très prudente. Vous marchez devant, O.K. ?
  
  Comme tous les Canadiens français, elle disait « O.K. » à tout bout de champ. Malko regagna sa voiture et laissa la portière passager ouverte. Quelques instants plus tard, Sabrina se glissa à l’intérieur, parfumant tout l’habitacle. Elle croisa les jambes avec un crissement agréable, et se tourna vers Malko.
  
  — O.K., le mieux c’est d’aller chez moi. Je me méfie des endroits publics. Démarrez et en haut, prenez Jean-Talon vers l’est, je vous dirai.
  
  Machinalement, Malko tâta la crosse du Smith & Wesson quatorze coups prêté par Héloïse. Après ce qui s’était passé, il valait mieux être prudent. Sabrina surprit son geste et eut un sourire ironique.
  
  — N’ayez pas peur ! Tout ce que vous risquez, c’est de vous faire violer…
  
  Quelque chose dans son regard lui dit qu’elle ne plaisantait pas entièrement. Il suivit ses instructions pour déboucher dans une petite rue parallèle à Jean-Talon, en face d’une sorte de pavillon. Avant de sortir, Sabrina examina les alentours quelques instants. Ils se retrouvèrent au rez-de-chaussée, dans un living sans grâce avec des meubles années cinquante. Immédiatement, Sabrina mit de la musique, avant même de retirer son ciré. D’une des poches, elle retira un petit revolver au canon de deux pouces qu’elle posa sur la table.
  
  Puis, elle disparut dans la cuisine, revint avec une boîte de bière, et s’installa sur le vieux canapé. Elle prit dans son sac un paquet de cigarettes et en alluma une avec son Zippo en marqueterie bordeaux.
  
  — Vous savez pourquoi j’ai voulu vous voir ? lança-t-elle à Malko.
  
  — On m’a dit que vous aviez quelque chose à vendre.
  
  Sabrina hocha la tête affirmativement.
  
  — Oui. Une information qui vaut de l’or. Ces imbéciles de la GRC qui, en principe, nous protègent, prétendent qu’ils n’ont pas de budget. En réalité, ils ont peur, ils nous lâchent. Et d’ici à ce qu’ils nous balancent aux autres… Alors, j’ai convaincu Youssouf : on prend le fric et on se tire loin. Là où il y a du soleil. Moi, j’aimerais un petit bar où on pourrait danser avec les clients.
  
  Ses yeux brillaient d’une lueur salace.
  
  — Qu’avez-vous à vendre, et combien ? demanda Malko.
  
  — Une information exceptionnelle. Qui vaut cinquante mille dollars.
  
  Elle fumait nerveusement en croisant et décroisant sans cesse les jambes.
  
  — Cinquante mille dollars, c’est beaucoup d’argent, remarqua Malko.
  
  Sabrina le coupa.
  
  — Des dollars américains, pas cette saloperie de dollars canadiens !
  
  — Bien. Quelle est l’information ?
  
  Elle hésita quelques secondes avant de dire :
  
  — O.K. Un groupe islamiste qui a de nombreuses ramifications à l’extérieur a décidé de commettre un attentat à New York. Ce sont des gens que je connais qui doivent convoyer à travers la frontière un véhicule bourré d’explosifs. Je sais où il se trouve. Ça vous intéresse ?
  
  — Oui, reconnut Malko. Mais je ne vous donnerai l’argent qu’après avoir vérifié. Et il me faut le temps de le réunir.
  
  — Il faut faire vite, précisa Sabrina. Parce qu’ils peuvent le changer de place.
  
  — Très bien. Prenons rendez-vous demain. Je vous remettrai l’argent et vous m’accompagnerez là où se trouve ce véhicule.
  
  Sabrina écrasa sa cigarette dans un cendrier.
  
  — O.K. Vous connaissez le grand magasin C & A, sur Guy Street ? Je serai au rayon lingerie à quatre heures. Venez avec deux paquets : l’un de quarante mille, l’autre de dix mille. Celui-là c’est pour moi. Youssouf ne doit pas savoir.
  
  Elle se leva, l’accompagna vers la porte et s’arrêta pour se coller à lui, dardant une langue aiguë dans sa bouche.
  
  — Je peux compter sur vous ? Demain soir, vous pourrez revenir ici. Juste pour s’amuser.
  
  Sabrina savait motiver les gens.
  
  Lorsqu’il se mit au volant de sa voiture, Malko ne se tenait plus. Ce qu’il venait d’apprendre renforçait l’hypothèse de la bombe nucléaire de poche. S’il ne s’était pas agi d’un engin introuvable aux États-Unis, pourquoi se donner le mal de faire franchir la frontière à des explosifs qu’on pouvait se procurer facilement aux États-Unis ? Les attentats du World Trade Center et d’Oklahoma City l’avaient prouvé. Il ouvrit son portable et composa le numéro de Martin Turturo.
  
  *
  
  * *
  
  Walid Slami ralluma le lumignon de son taxi et mit le cap sur l’avenue Jean-Talon. Bouillant d’une fureur sacrée. Il avait suivi l’agent américain depuis son départ du Ritz-Carlton, sur les instructions d’un des dirigeants du Centre islamiste de Saint-Laurent. Il n’avait pas été déçu puisque sa filature lui avait permis d’assister à la rencontre entre cet agent et celle qu’on considérait comme une bonne musulmane, en raison de ses liens avec Youssouf Mohammad. Personne n’ignorait le rôle qu’elle avait joué dans sa conversion. Il en était éperdument amoureux.
  
  Or, voilà qu’il découvrait sa trahison ! Elle avait même emmené cet homme chez elle. C’était d’une gravité extrême.
  
  Vingt minutes plus tard, il s’arrêta devant une « dépanneuse », une épicerie ouverte très tard, tenue par un de ses cousins. Walid transmit l’information à ce dernier et repartit aussitôt. Leur groupe était très compartimenté et il ignorait comment elle serait exploitée. Les rumeurs les plus folles couraient les mosquées de Montréal, prédisant un événement imminent qui sèmerait la consternation chez les impies.
  
  *
  
  * *
  
  Martin Turturo se glissa à la table où Malko terminait son breakfast, visiblement satisfait. Et soulagé.
  
  — John Mac Millan a tellement gueulé que les Canadiens acceptent enfin de se bouger ! annonça-t-il. Nous avons rendez-vous dans une heure à la boutique de Tahar Haich avec Bernard Hupé, qui amène un commissaire de la Montréal Urban Community Police Intelligence. Avec un mandat de perquisition.
  
  — Bravo, fit Malko. Je me demande si nous n’allons pas toucher le jackpot. A-t-on identifié le chauffeur du taxi qui a chargé Haich ?
  
  — Pas encore, mais je sais que ce taxi fait partie du réseau Co-Up. Ce sont des artisans qui se regroupent pour utiliser le même standard.
  
  — Et le rendez-vous de cet après-midi ?
  
  — Tout sera prêt pour deux heures. Je vais moi-même chercher l’argent à la banque. Dès que cette Sabrina nous aura donné l’adresse du box où se trouve la voiture chargée d’explosifs, John Mac Millan et moi fonçons avenue Atwates, à la Gendarmerie royale. Et ils auront intérêt à se bouger vite le cul s’il ne veulent pas un incident diplomatique de première grandeur.
  
  — On est obligé de passer par eux ?
  
  — Oui, il faudra sûrement forcer des portes, des trucs comme ça. À propos, le D.D.O. vous félicite. Il a repris un peu de couleur.
  
  — Ne vendons pas la peau de l’ours, conseilla Malko. Et il faudra faire féliciter Bernard Hupé, aussi.
  
  Le chef de station de la CIA sourit.
  
  — C’est grâce à l’officier Boisbriand. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais elle vous mange dans la main.
  
  — C’est le charme de la vieille Europe, prétendit Malko.
  
  Il baissa les yeux sur sa Breitling Crosswind qui indiquait neuf heures moins dix.
  
  — Il est temps d’aller sur Saint-Laurent, dit-il en se levant.
  
  Priant pour que la perquisition chez le brocanteur ne fasse pas chou blanc.
  
  *
  
  * *
  
  Les quatre hommes pénétrèrent à la queue leu leu dans la minuscule boutique du 4009 rue Saint-Laurent. Elle était vide, mais un homme surgit immédiatement de l’arrière-boutique, de type maghrébin prononcé, pas rasé, cheveux frisés, gros pull à rayures. Le policier de la MUCPI lui montra sa carte et le mandat de perquisition.
  
  — Je n’ai rien fait, protesta aussitôt le boutiquier. Je suis un honnête commerçant.
  
  Malko l’observait. C’était bien l’homme qu’il avait vu monter dans le taxi, la veille au soir. Il croisa son regard et l’Algérien, aussitôt, tourna la tête. Lui aussi l’avait reconnu… Les deux policiers canadiens commencèrent la perquisition. Une demi-heure plus tard, il fallut se rendre à l’évidence : il n’y avait aucun objet suspect et rien qui puisse ressembler à un SADM. Ou ils avaient fait fausse route, ou ils étaient arrivés trop tard. Le SADM ne laissant aucune radioactivité rémanente, c’était inutile de passer la boutique au détecteur de rayons gamma. Malko pensa soudain à autre chose.
  
  — Qu’il montre ses livres d’achats, souffla-t-il à Bernard Hupé.
  
  Tahar Haich alla chercher un gros tas de factures mal classées et Bernard Hupé commença à les examiner, Malko surveillait par-dessus son épaule. Haich importait beaucoup d’objets artisanaux du Pakistan. Et soudain, Malko aperçut un manifeste auquel était attachée une feuille de dédouanement. Il s’agissait de l’entrée au Canada d’une caisse pesant cinquante-huit kilos – une statue antique d’après le manifeste –, chargée à Istanbul sur le cargo chypriote Dorai, un mois plus tôt ! Il y avait la déclaration d’exportation tamponnée par la douane turque et celle d’importation des Canadiens, avec un reçu de 137 dollars 68 cents.
  
  Bernard Hupé montra la facture au boutiquier.
  
  — Pourriez-vous nous montrer cette marchandise ?
  
  — Je l’ai vendue.
  
  — À qui ?
  
  — Je ne me souviens plus du nom. Il m’a payé en cash.
  
  Impossible de lui faire dire autre chose. Ils durent mettre fin à la perquisition. Sur le trottoir, Malko se tourna vers Martin Turturo.
  
  — Je suis certain que le SADM a été entreposé ici.
  
  — Impossible de le prouver, soupira l’Américain. Nous sommes encore baisés. Espérons que le rendez-vous de cet après-midi avec cette Sabrina va enfin nous apporter le jackpot.
  
  *
  
  * *
  
  Ahmed El Mali referma soigneusement le rideau de fer du grand box loué depuis deux ans par les islamistes, dans la zone industrielle du boulevard Bourassa. Il servait à entreposer les marchandises volées par les réseaux logistiques du GIA avant de les expédier en Algérie. La veille au soir, le transfert de la caisse entreposée chez Tahar Haich s’était très bien passé. Son vieux van orange GMC de 1989 n’avait stationné que quelques minutes en face du cinéma « L’Amour ». L’Algérien était très fier que Sheema lui ait révélé l’emplacement de ce box secret, loué au nom d’un honnête citoyen canadien. Il se dirigea vers un arrêt de bus. La Pakistanaise lui avait enfin permis de sortir de l’appartement. Avec une mission précise : contacter deux souteneurs algériens qui sévissaient rue Sainte-Catherine, sanctifiant leurs activités par des collaborations occasionnelles au djihad. Ahmed avait trois mille dollars pour les motiver. Bien entendu, ils ignoraient qui était le véritable commanditaire de l’opération. Et ils s’en foutaient.
  
  *
  
  * *
  
  Le C & A, fréquenté surtout par une clientèle féminine, ressemblait à tous les Department Stores du monde. Malko traînait au second depuis vingt minutes, au rayon lingerie, au milieu de Québécoises bien-pensantes et vêtues comme des mémères, qui le considéraient vraisemblablement comme un pervers polymorphe…
  
  Sabrina était en retard.
  
  Toutes les deux minutes, il jetait un coup d’oeil sur sa Crosswind, le coeur serré. Si la maîtresse de Youssouf Mohammad ne venait pas au rendez-vous, il n’y avait plus de piste. La satisfaction d’avoir remonté la piste du SADM jusqu’à la boutique de la rue Saint-Laurent était une piètre consolation. La fièvre montait à Langley et à Washington. L’Agence avait été obligée de prévenir la Maison-Blanche de ses efforts jusqu’ici infructueux pour arrêter la catastrophe programmée.
  
  Malko sentit son pouls grimper d’un coup. Sabrina venait de surgir d’un des escalators, sanglée dans une veste de cuir noir. Elle gagna l’autre extrémité du rayon lingerie sans le voir et il dut contourner le stand « Calvin Klein » pour la rejoindre. À ce moment seulement, elle se retourna et le vit. Un sourire éclaira furtivement son visage et s’effaça d’un coup. En un clin d’oeil, elle tourna les talons et s’enfuit !
  
  Au même moment, deux hommes bousculèrent Malko ! Si vite qu’il ne distingua que leur dos. Zigzaguant entre les clients, ils poursuivaient Sabrina ! Celle-ci se retourna et poussa un cri perçant. Elle s’était trompée, ayant atteint l’escalator qui montait. Elle s’y engagea, rejetée aussitôt sur le sol où, déséquilibrée, elle tomba.
  
  Le premier des deux hommes, un jeune Arabe aux cheveux rasés, était déjà sur elle. Il la releva de la main gauche et de la droite lui planta un couteau dans le ventre, le retirant, pour recommencer aussitôt ! Son compagnon le rejoignit et frappa la jeune femme à l’horizontale, la rejetant sur une table pleine de soutiens-gorge et continuant à frapper. Les clientes s’enfuyaient dans tous les sens en hurlant. Un agent de sécurité, non armé, se précipita. Malko avait saisi son Smith & Wesson. Il y avait trop de monde pour tirer de loin, aussi tenta-t-il de se rapprocher des deux assassins.
  
  Ceux-ci s’acharnaient sur le corps inerte de la jeune femme. L’un d’eux aperçut Malko et cria quelque chose à son complice. Abandonnant leur victime, ils se ruèrent vers l’escalier. Malko appuya sur la détente du Smith & Wesson.
  
  Un des tueurs boula sur le dallage, remua un peu et ne bougea plus. Le second, face au pistolet s’immobilisa, l’air mauvais, son couteau à la main. Aussitôt, des agents de sécurité le maîtrisèrent.
  
  Malko se précipita vers Sabrina. Son visage et ses vêtements étaient couverts de sang. Son oeil gauche n’était plus qu’un trou sanguinolent. Il lui sembla qu’elle respirait encore faiblement, malgré ses blessures multiples. Un miracle. Il colla son oreille contre sa bouche et perçut un souffle infime. Passant une main sous sa nuque, il lui souleva la tête et parla, sa bouche tout contre son oreille.
  
  — Sabrina, tout va aller bien ! On va vous emmener à l’hôpital. J’ai l’argent. Dites-moi où se trouve ce box.
  
  Les lèvres de la jeune femme bougèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle eut un léger sursaut et ses yeux devinrent fixes. La gorge nouée, Malko reposa sa tête dans le bac de soutiens-gorge. Aussitôt, plusieurs hommes l’entourèrent, lui ramenant les bras derrière le dos, s’emparant du Smith & Wesson glissé dans sa ceinture. Une femme cria :
  
  — C’est lui ! Je l’ai vu tirer.
  
  Un policier en uniforme se mit à le palper sous toutes les coutures. Un autre lui passa des menottes. Un troisième se planta devant lui.
  
  — Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous armé ?
  
  — Appelez immédiatement l’officier Boisbriand, au SCRS, dit-il simplement. C’est son arme que j’ai utilisée. Vous aurez toutes les explications nécessaires.
  
  *
  
  * *
  
  — Celui que vous avez abattu était employé chez un boucher halal installé avenue Jean-Talon, annonça Dan Lambert, le numéro deux du SCRS. Aucun antécédent judiciaire. Un Algérien, réfugié politique.
  
  Il était six heures du soir et la nuit tombait. Grâce à l’intervention du SCRS, les problèmes de Malko n’avaient pas duré. Héloïse Boisbriand avait débarqué au commissariat du boulevard Ontario pour éclaircir les choses, précédée d’un coup de fil de sa hiérarchie et d’une intervention de Toronto, à la demande expresse de Martin Turturo. Héloïse avait ensuite ramené Malko au siège du SCRS pour faire le point.
  
  Sabrina était à la morgue de l’hôpital Royal Victoria, avec un de ses assassins.
  
  — Qui est l’autre ? demanda Malko.
  
  — Salim Mabouk. Un jeune maquereau du quartier Sainte-Catherine. Quand il avait seize ans, il avait déjà eu affaire à la police : il terrorisait les vieilles dames du parc Saint-Léonard, là-bas, dans l’est. Depuis, plusieurs prostituées se sont plaintes qu’il les ait lacérées au rasoir parce qu’elles ne rapportaient pas assez. Hélas, elles n’ont jamais voulu témoigner. Cette fois, on va être débarrassé de cette ordure pour un moment.
  
  — A-t-il avoué qui lui a donné l’ordre de tuer cette femme ?
  
  — Un Algérien qu’il connaissait sous le nom de « Eightball ». Ce dernier lui a donné trois mille dollars US qu’il avait encore sur lui. Il lui a présenté la victime comme une « balance ».
  
  « Eightball ». C’était le surnom d’Ahmed El Mali, révélé par l’Algérien rencontré aux Foufounes Électriques, Mouloud. La boucle était bouclée.
  
  — Il sait où habite « Eightball » ? demanda Malko, connaissant déjà la réponse.
  
  — Non.
  
  Malko but un peu de café, partagé entre la fureur et le découragement. Il se heurtait à une organisation féroce, ramifiée et organisée. Assez puissante pour tenir tête à la plus puissante Centrale de Renseignement du monde, la CIA, et au FBI.
  
  Comment ceux qui avaient ordonné le meurtre de Sabrina avaient-ils su qu’elle se préparait à les trahir ? Une idée s’imposa soudain à lui. S’ils avaient liquidé Sabrina, son amant, le fameux Youssouf Mohammad, allait subir le même sort. Si ce n’était pas déjà fait. Or, l’information que Sabrina s’apprêtait à vendre à Malko, elle la tenait de Mohammad. Il restait donc une chance de retrouver le SADM. Il baissa les yeux sur sa Breitling : six heures sept.
  
  — Héloïse, dit-il, il faut retrouver coûte que coûte Youssouf Mohammad.
  
  *
  
  * *
  
  L’estomac noué, Malko regardait le cadran de sa Crosswind pratiquement toutes les trente secondes, comme pour tenter de ralentir la course du temps. Dans le bureau voisin, Héloïse Boisbriand était au téléphone depuis quarante-cinq minutes. Dan Lambert était parti. Seul dans le bureau, Malko jouait à faire claquer le capot de son Zippo armorié pour calmer ses nerfs. Cette course contre la montre semée d’obstacles mortels était usante.
  
  Héloïse Boisbriand réapparut enfin, les traits tirés, et se laissa tomber à côté de lui avec un sourire épuisé.
  
  — Je crois que j’ai bien travaillé ! Nous avons rendez-vous dans une demi-heure au bar du Marriott avec l’officier traitant de Youssouf Mohammad, un major de la GRC, Léo Monbouquette. Il viendra avec Bernard Hupé.
  
  — Pourquoi pas ici ?
  
  Elle eut un sourire ironique.
  
  — C’est la maison concurrente. Il ne veut pas mettre les pieds chez nous…
  
  Malko secoua la tête, un peu moins oppressé. Comme disait Mao : peu importe la couleur du chat, du moment qu’il attrape les souris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Le portier du Marriott, avec son casque colonial blanc surmonté d’une aigrette rouge, était carrément ridicule sous la pluie glaciale, héroïque comme un lancier du Bengale… Malko découvrit Bernard Hupé sous les boiseries du bar Caribou, devant un Defender cinq ans bien tassé. Visiblement choqué, il attendit que Malko ait commandé une vodka pour dire :
  
  — C’est horrible, je me sens un peu responsable de la mort de cette fille.
  
  — Où est Léo Monbouquette ? Je croyais qu’il venait.
  
  — Il arrive, il m’a appelé de son portable.
  
  — Pensez-vous qu’il ait pu y avoir une fuite de votre côté ?
  
  Le policier canadien secoua la tête.
  
  — Je ne vois pas comment… Ah, voilà Monbouquette.
  
  Un homme était arrêté à l’entrée du bar, examinant ses clients. Grand, maigre, des lunettes à monture d’acier, les joues creuses. Une tête d’intellectuel plus que de gendarme. Il gagna la table et tendit à Malko une main décharnée.
  
  — Léo Monbouquette.
  
  Il s’assit entre eux deux et Bernard Hupé lui commanda un Defender on the rocks. Malko avait demandé à Héloïse Boisbriand de rester au SCRS pour ne pas effaroucher l’homme de la GRC, mais celui-ci semblait quand même mal à l’aise. Il se tourna vers Bernard Hupé.
  
  — Vous me mettez dans une situation difficile, fit-il d’une voix cassée, comme s’il avait un cancer des cordes vocales.
  
  — Pourquoi ? ne put s’empêcher de demander Malko.
  
  — Je dois obtenir l’autorisation de ma hiérarchie, à Toronto, pour dévoiler les détails d’une opération secrète. Comme le traitement de Boisvert.
  
  Malko sentit la fureur l’envahir comme une lame de fond.
  
  — Et cela va prendre combien de temps ? demanda-t-il d’une voix parfaitement contrôlée.
  
  — Cela peut prendre un mois, répliqua Léo Monbouquette. D’ailleurs, je ne devrais même pas être ici. C’est seulement pour faire plaisir à mon ami Bernard que je suis venu.
  
  Malko fut content d’avoir rendu à Héloïse son Smith & Wesson, ce qui lui évitait de funestes tentations.
  
  — Monsieur Monbouquette, dit-il d’une voix vibrante de fureur, la maîtresse de Youssouf Mohammad a été assassinée aujourd’hui, il y a un peu plus de trois heures, par des tueurs à la solde d’une organisation islamiste. Parce qu’elle se préparait à me vendre une information que vous aviez refusée. Information en possession de votre client Youssouf Mohammad, celui qui s’appelait Boisvert. Si on ne le retrouve pas de toute urgence, lui aussi va être assassiné. Ce dont je me moquerais s’il n’était pas en possession d’une information vitale pour la sécurité des États-Unis.
  
  Il avait appuyé sur le mot vitale.
  
  — La question que je vous pose, continua-t-il, est très simple. Acceptez-vous de coopérer ou refusez-vous ? Dans ce dernier cas, en plus de votre hiérarchie, il faudra vous expliquer avec la CIA, le FBI et le gouvernement des États-Unis. Je peux vous promettre que la presse américaine se fera une joie de révéler le fonctionnement lamentable de la GRC. Vous serez cloué au pilori ! J’attends donc votre réponse.
  
  Léo Monbouquette était passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pendant la diatribe de Malko. Sans même voir le Defender à la couleur ambrée pourtant appétissante que le garçon venait de poser devant lui, il se leva, raide comme un parapluie, et lança d’une voix tremblante de fureur :
  
  — Monsieur, vous insultez la Gendarmerie royale du Canada. C’est inadmissible. Au revoir.
  
  Il s’éloigna à grandes enjambées. Bernard Hupé jaillit de son fauteuil et courut derrière lui. Fou de rage, Malko tapa sur son portable le numéro de Martin Turturo. Dès qu’il eut le chef de station de la CIA en ligne, il lui raconta ce qui se passait. L’Américain explosa.
  
  — Jesus-Christ ! I gonna raise hell ! I will have this bastard thrown out of his agency ! [48] J’appelle Washington.
  
  — Attendez ! fit Malko.
  
  Léo Monbouquette venait de rentrer dans le bar, escorté par Bernard Hupé. Il se rassit, le visage fermé.
  
  Malko lui tendit son portable.
  
  — Quelqu’un désire vous parler. Il s’agit de Martin Turturo, responsable de la Central Intelligence Agency au Canada.
  
  Léo Monbouquette prit le portable et dit « allô » d’une voix mal assurée. Ensuite, il demeura muet pendant presque dix minutes. Malko entendait les éclats de voix sortir du portable, Bernard Hupé regardait ses pieds. Enfin, l’officier de la GRC coupa la communication d’une main tremblante, tendit l’appareil à Malko, but d’un trait la moitié de son Defender où les glaçons avaient fondu et dit d’une voix encore plus cassée :
  
  — Je vais coopérer. Mais cela doit rester un secret hermétique.
  
  — Je vous le promets, dit Malko. Premier point : est-il exact que vous ayez refusé d’acheter les informations détenues par Youssouf Mohammad ?
  
  — Oui. Ma hiérarchie ne voulait pas débloquer les fonds.
  
  — Bien. Savez-vous où trouver Mohammad ?
  
  L’officier de la GRC secoua la tête.
  
  — Non. Je n’ai jamais eu son adresse. Par prudence. C’est toujours lui qui me contacte, sur mon répondeur personnel, en me fixant un rendez-vous, jamais au même endroit.
  
  — Où l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
  
  — À la station de métro Côtes-des-Neiges.
  
  — Quand ?
  
  — Il y a une semaine.
  
  — Vous a-t-il contacté depuis ?
  
  — Non.
  
  — Donc, ce soir, vous êtes dans l’impossibilité de le contacter ?
  
  — Oui.
  
  Malko réfléchissait à se faire exploser les neurones. C’est tout à coup le souvenir d’un très vieux film où la police prévenait par haut-parleur une femme perdue dans la foule qu’un assassin était à ses trousses qui lui apporta la solution.
  
  — Major Monbouquette, dit-il. Voici comment nous allons procéder. Dans l’heure qui suit, je vais faire en sorte que les médias donnent le maximum de publicité au meurtre de Sabrina. En soulignant le fait qu’elle et son amant sont soupçonnés par les islamistes d’être vos informateurs.
  
  — Mais vous êtes fou ! Vous le…
  
  — Que pensez-vous que va faire Youssouf Mohammad ?
  
  Léo Monbouquette lui jeta un regard effaré.
  
  — Il va me téléphoner, bien sûr, m’accuser de l’avoir vendu. C’est horrible !
  
  — Il va vous téléphoner, répéta Malko. S’il est encore en vie. Donc, nous aurons un moyen de le contacter. Et de le sauver. Ensuite, il vous remerciera.
  
  Léo Monbouquette n’avait pas l’air convaincu de ce dernier point. Mais soulagé de ne pas avoir de rôle actif.
  
  — Bien, dit-il, je rentre chez moi. Où puis-je vous joindre ?
  
  Malko lui donna son numéro de portable.
  
  — Je pense, dit-il, que si Youssouf Mohammad avait déjà appris la mort de Sabrina, il vous aurait déjà appelé. Il n’est peut-être pas à Montréal.
  
  Léo Monbouquette se leva, les épaules voûtées comme s’il portait le monde sur son dos.
  
  — Très bien. S’il m’appelle, je vous préviens immédiatement.
  
  Ils quittèrent le bar en même temps et se séparèrent dehors. Malko n’avait que quelques mètres à faire pour gagner le SCRS dans Peel Street. Et mettre Héloïse Boisbriand au travail.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz avait parcouru presque un kilomètre afin de trouver une cabine publique permettant de téléphoner à l’étranger. Elle se méfiait de son portable pourtant enregistré sous un autre nom. Avec les derniers événements, elle ignorait ce que savaient ses adversaires. Quand elle entendit son numéro sonner, à New York, elle fut soulagée. La voix de son correspondant paraissait parfaitement normale. La gangrène n’avait pas été jusque-là. Ils échangèrent les seuls codes habituels et ensuite, elle lui donna ses instructions. C’était un fidèle entre les fidèles et il ne discuta pas. Lorsqu’elle raccrocha, la Pakistanaise était rassérénée.
  
  Tout n’était pas perdu, mais elle était sur le fil du rasoir.
  
  Elle regagna l’appartement. Ahmed El Mali, torse nu, était en train de préparer des pâtes en écoutant de la salsa. Quand elle entra dans la pièce, il se déhancha d’une façon obscène, donnant de brusques coups de reins, mimant l’acte sexuel. Sheema détourna la tête, écoeurée. C’est Dieu qui lui avait envoyé ce bouc lubrique pour la punir de ses péchés. Et pourtant, elle sentait encore la brûlure délicieuse de son sexe au fond de ses reins.
  
  — Tout va bien ? demanda l’Algérien.
  
  — Très bien. Nous partirons dans deux jours. Tu es sûr de ton passeport ?
  
  Un faux passeport canadien, à un autre nom que le sien. Enfin, un vrai-faux, car il l’avait obtenu en présentant un faux certificat de baptême, ce qui suffisait dans ce beau pays.
  
  — Certain, dit-il. On va rester à New York ? Je connais pas.
  
  — Peut-être, dit-elle évasivement.
  
  Comme elle se retournait, il la prit par les hanches et la plaqua contre lui. Collant la bosse de son sexe entre les fesses de la jeune femme.
  
  — Je recommencerais bien la petite fête, avant de partir ! souffla-t-il à son oreille.
  
  Sheema lui échappa et s’enfuit dans sa chambre. Si seulement, elle n’avait pas eu besoin de lui…
  
  Elle regarda sa montre, tenaillée par l’angoisse, et s’allongea sur son lit pour lire quelques versets du Coran. Mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Si elle n’avait pas eu l’idée de faire suivre l’agent de la CIA qui la traquait depuis Istanbul par Walid Slami, le chauffeur de taxi membre du réseau islamiste, Dieu sait ce qui serait arrivé ! La révélation des contacts entre Sabrina et la CIA avait explosé comme un coup de tonnerre. Il y avait eu une choura [49] au Centre islamique pour évaluer la situation. Les membres du réseau canadien étaient atterrés d’apprendre que Youssouf Mohammad, un homme dont les écrits enflammaient les islamistes, était un traître.
  
  Sa mort avait été votée à l’unanimité.
  
  Seulement, il y avait un hic : personne ne savait où il se trouvait ! Ni où il habitait. Alors, le responsable de la mosquée avait lancé un « avis de recherche » clandestin à tous les frères sûrs de Montréal, espérant que Youssouf Mohammad finirait par se montrer.
  
  Mais tant qu’il n’était pas mort, Sheema était sur un volcan. Car, d’après les frères canadiens, il connaissait beaucoup de choses.
  
  Il était fort possible qu’il connaisse même le box de la zone industrielle du boulevard Henri-Bourassa. Cependant, il n’était pas question de déplacer les véhicules. Or, elle avait encore besoin de quelques heures. Il n’y avait plus qu’à prier.
  
  Le portable de Sheema sonna. Elle reconnut tout de suite la voix grave de Walid Slami.
  
  — Il n’y a encore rien ! annonça-t-il. Mais Allah va venir à notre aide, que Son Nom soit béni.
  
  — Rappelle-moi, dit simplement Sheema.
  
  Elle entendit des pas dans le couloir et Ahmed cria :
  
  — Le dîner est prêt !
  
  *
  
  * *
  
  Renaud Boisvert, connu depuis longtemps sous son nouveau patronyme de Youssouf Mohammad, poussa la porte du restaurant Al Amine, au coin de l’avenue Lacombe, dans le quartier de la Côte des Neiges où vivaient de nombreux Arabes. C’était l’heure du dîner et Al Amine était bondé. Youssouf Mohammad se faufila jusqu’à une petite table collée au comptoir et commanda un thé. Il dévisagea ensuite les clients. Il en connaissait certains de vue : des militants islamistes qui le révéraient pour ses prises de position. Il recueillit deux ou trois sourires de connivence. Ses écrits, son voyage en Afghanistan et son pèlerinage à La Mecque en faisaient un saint homme.
  
  Quand le garçon vint lui apporter son thé, il lui demanda s’il pouvait téléphoner.
  
  — L’appareil est cassé ici, fit le garçon, mais il y a une cabine chemin de la Côte-des-Neiges, à vingt mètres.
  
  Youssouf Mohammad remercia. Il n’avait pas de nouvelles de Sabrina, chargée de négocier les informations qu’il détenait, et commençait à s’inquiéter. Et si elle s’était enfuie avec l’argent ? Son téléphone ne répondait pas. Il se dit qu’après avoir mangé, il ferait un saut chez elle. Il sursauta : le barman venait de monter le son de la télé pour les infos. Machinalement, Youssouf leva la tête et eut l’impression de recevoir un coup de couteau en plein coeur. Le visage de Sabrina venait d’apparaître, occupant tout l’écran !
  
  Tétanisé, il écouta le récit du meurtre, vit le corps de sa maîtresse allongé sous un drap, la tête d’un des assassins. Mais le pire restait à venir. Une femme inconnue apparut à la place de Sabrina et son nom s’incrusta en bas de l’écran : officier Héloïse Boisbriand, du SCRS. Elle était interviewée par une journaliste et en entendant ce qu’elle disait, Youssouf Mohammad sentit le sang se retirer de son visage.
  
  Chaque mot tombé de sa bouche était un clou dans son cercueil ! Elle révélait comment, pour garder sa liberté, Youssouf Mohammad avait accepté de travailler pour la GRC, comme informateur. Et qu’on expliquait le meurtre de Sabrina, sa maîtresse, par le fait que les islamistes s’étaient enfin aperçus de sa trahison ! Youssouf Mohammad regarda autour de lui, persuadé que tous les clients du restaurant le fixaient. Mais ceux-ci ne s’intéressaient qu’à la télé. Il était liquéfié. Si Sabrina était morte, il était le suivant. Une seule personne pouvait le protéger : Léo Monbouquette, son officier traitant.
  
  Au moment où il se levait, son visage s’afficha sur l’écran ! Heureusement, il s’agissait d’une vieille photo où il portait encore la barbe. Il s’approcha du comptoir et lança au barman :
  
  — Apporte-moi un chawerma, je vais téléphoner !
  
  Il sortit, partagé entre la terreur et la fureur. N’ignorant pas l’hostilité entre la GRC et le SCRS, il imagina une vengeance de ce service. Arrivé à la cabine, il glissa une pièce de vingt-cinq cents dans l’appareil et composa le numéro de Léo Monbouquette. Qui décrocha immédiatement.
  
  — Ici, Monbouquette. Qui parle ?
  
  — Vous savez ce qui se passe ? lança Mohammad. Vous avez vu la télé ?
  
  — Je sais, fit placidement l’officier de la GRC. Je vous expliquerai. Où êtes-vous ? J’envoie tout de suite quelqu’un vous chercher.
  
  Youssouf Mohammad donna l’adresse du restaurant, un peu soulagé, et raccrocha, le coeur battant la chamade. Il se reprochait d’avoir parlé trop vite : il aurait dû donner rendez-vous ailleurs. Maintenant, il était cloué au Al Amine. Enfin, dans un restaurant, il se sentait protégé par la foule. Quand il regagna le restaurant, son chawerma était posé à côté de son thé et de la musique arabe avait remplacé les informations. Il parcourut la salle du regard et crut que son coeur s’arrêtait.
  
  Un des clients était en train de refermer son portable, son regard brillant de haine posé sur lui.
  
  *
  
  * *
  
  Léo Monbouquette venait de composer le numéro du portable de Malko lorsqu’il se ravisa et coupa la communication. Cette affaire allait déclencher un scandale. Autant le minimiser. Si Youssouf Mohammad tombait vivant aux mains des Américains, il risquait de faire des révélations très embarrassantes. Ce n’était pas la solution la plus souhaitable.
  
  L’officier de la GRC regarda sa montre et décida de donner une petite chance au destin. Personne ne saurait jamais combien de temps s’était écoulé entre l’appel de son « client » et le sien.
  
  Il se donna dix minutes.
  
  *
  
  * *
  
  Youssouf Mohammad avait presque terminé son chawerma et recommandé un thé. Les battements de son coeur s’étaient un peu calmés, même si sans cesse il se retournait vers la porte. N’y tenant plus, il se leva pour aller jeter un coup d’oeil dehors. Se demandant ce que faisaient ses sauveurs. Il vit tout de suite les deux véhicules qui montaient le chemin de la Côte-des-Neiges. Deux taxis. Quand ils s’arrêtèrent en face de Al Amine, Youssouf Mohammad sut que son avenir était derrière lui. Le chauffeur du premier véhicule apparut. C’était un certain Walid Slami, un activiste qui avait fait l’Afghanistan comme moudjahid. Un dur. Le pouls à 200, Youssouf rentra dans le restaurant et se précipita vers le barman.
  
  — Il faut que je téléphone !
  
  — Je t’ai déjà dit qu’il ne marchait pas. Va à la cabine.
  
  Youssouf se retourna. Walid Slami venait de pénétrer dans le restaurant, suivi de trois autres costauds. Youssouf tira un billet de dix dollars de sa poche et le brandit en criant :
  
  — Quelqu’un peut me prêter son portable pour une minute !
  
  Dix dollars, c’était un bon prix pour emprunter un portable, mais personne ne bougea. Déjà, les quatre nouveaux venus entouraient la table de Youssouf Mohammad. Walid Slami le salua, la main sur le coeur.
  
  — Frère ! Je suis chargé de t’emmener voir quelqu’un. Comme Youssouf Mohammad demeurait cloué au sol, deux des costauds l’entraînèrent. Tous les clients regardaient ailleurs. Les conversations reprirent, une fois la porte refermée.
  
  *
  
  * *
  
  La vieille Volvo de Bernard Hupé montait l’interminable Côte des Neiges aussi vite qu’elle pouvait, gyrophare en action. Malko et Héloïse Boisbriand étaient muets, trop tendus pour avoir envie de parler. Ils avaient démarré dès le coup de fil de Léo Monbouquette. Malko ne quittait pas des yeux la trotteuse de son chronographe Breitling. À peine huit minutes s’étaient écoulées.
  
  — Ça va aller ! lança Richard Hupé. On y est presque.
  
  Ils longeaient le parc de l’Université. Après la descente, c’était l’avenue Lacombe. Malko se dénoua un peu en voyant l’enseigne du Al Amine. Ils sortirent ensemble et se ruèrent dans le restaurant. Pas de Youssouf Mohammad. Richard Hupé mit sa carte de police sous le nez du barman.
  
  — Nous cherchons un certain Youssouf Mohammad. Il est ici, il nous a appelés.
  
  Le barman secoua la tête.
  
  — Moi, je ne connais pas. Il y avait un client qui est sorti téléphoner, tout à l’heure, mais il n’est pas revenu.
  
  Rageant, ils durent battre en retraite, allant jusqu’à la cabine dont Malko releva le numéro. Ils attendirent un quart d’heure avant de se décider à repartir. Bernard Hupé essaya de leur remonter le moral.
  
  — Attendez, il a peut-être eu peur de rester là. Je vais appeler Léo.
  
  Il appela l’officier de la GRC. Youssouf Mohammad n’avait pas rappelé et ils durent se résoudre à descendre vers Sherbrook. Bien que n’ayant pas dîné, Malko était incapable d’avaler un petit pois.
  
  — Il ne nous reste plus qu’une piste, dit-il. Le chauffeur du taxi qui a chargé Tahar Haich.
  
  — Je relancerai mes copains dès demain matin, promit le policier. Pour eux, ce n’est pas très important. Ils font ça par téléphone. Ensuite, quand ils auront le nom du chauffeur, ils vont le convoquer et me prévenir.
  
  Malko bouillait intérieurement. D’ici là, New York aurait dix fois le temps de sauter.
  
  Ils étaient arrivés au Ritz-Carlton.
  
  — Allons prendre un verre, suggéra Malko, il n’y a rien d’autre à faire pour le moment.
  
  Ils se retrouvèrent au bar de l’hôtel, à peu près vide, à part une pute triste, blonde et fanée.
  
  — Je prendrais bien un peu de champagne, dit Héloïse.
  
  — Vous l’avez bien gagné, dit Malko, et il demanda au garçon d’apporter une bouteille de Taittinger bien frappée.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz n’avait pas touché aux pâtes préparées par Ahmed. Elle ne vivait plus qu’à travers son portable, comme un général qui suit l’avance des troupes adverses sur une carte. Même Ahmed s’était calmé, percevant la tension de la jeune femme. C’était la première fois qu’il participait à une opération importante. Au début, l’idée de passer une voiture bourrée d’explosifs aux États-Unis l’avait excité. D’autant qu’on lui avait présenté cela comme une simple formalité : les Américains contrôlaient à peine les Canadiens et des milliers de véhicules franchissaient la frontière tous les jours.
  
  Peu à peu, il avait réalisé qu’il avait changé d’univers. La façon dont Sheema l’avait menacé, l’attaque près du casino et, maintenant, le meurtre de Sabrina… Il était embarqué dans un coup dangereux. Le portable qui sonnait l’arracha à ses réflexions. Sheema prit l’appel, écouta, coupa et se leva.
  
  — Viens, dit-elle d’un ton sans réplique, après avoir raflé son sac où se trouvait le 357 Magnum.
  
  *
  
  * *
  
  Cette fois, le bar du Ritz-Carlton était vide, à part la table où se trouvaient Héloïse Boisbriand, Bernard Hupé et Malko. Même la pute blonde et triste était allée chercher fortune ailleurs. Il ne restait pas une goutte de la bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs 1994, bue en grande partie par Héloïse Boisbriand qui parlait un peu plus fort que d’habitude.
  
  Richard Hupé regarda sa montre.
  
  — Je crois bien que c’est foutu ! soupira-t-il.
  
  — J’ai faim, soupira Héloïse Boisbriand.
  
  Comme Malko n’avait dit à personne qu’il traquait un engin nucléaire, ses alliés canadiens avaient tendance à ne pas dramatiser. Hélas, seul le D.D.O. de la CIA pouvait l’autoriser à divulguer cette information. Et il ne le ferait pas.
  
  — On pourrait aller à l’Express, suggéra Bernard Hupé, sur Saint-Laurent. C’est sympa et on y bouffe bien.
  
  Le mot « Saint-Laurent » fit tilt dans la tête de Malko. Il se tourna vers le policier canadien.
  
  — Dites-moi, au sujet de ce taxi, est-ce que les chauffeurs, à Montréal, ont l’obligation de noter toutes leurs destinations sur un bloc ?
  
  — Non, je n’ai jamais vu ça. Pourquoi ?
  
  — Le taxi qui a chargé Tahar Haich était un taxi-radio. Quand je l’ai vu, il venait de quelque part. Là où il avait chargé ses autres passagers. Des gens qui connaissaient Haich. Si on pouvait savoir où…
  
  — Le standard de Co-Up doit noter les appels, fit Bernard Hupé. On ira demain matin.
  
  Malko lui posa la main sur le bras.
  
  — Bernard, on va y aller maintenant. Un standard de taxis, ça fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Vous pouvez trouver où il est installé ?
  
  — Oui, je pense, fit sans enthousiasme le policier qui voyait s’éloigner le dîner.
  
  Il déplia son portable et appela les informations. Trois minutes plus tard, il annonça :
  
  — Leur bureau se trouve au 4243 rue Beaubien-Est. On les appelle ?
  
  — Non, on y va, corrigea Malko.
  
  *
  
  * *
  
  Les trois employés du standard téléphonique de Co-Up semblaient totalement dépassés par les événements. La base des taxis se trouvait en bordure d’un grand parking, dans une baraque en bois sommaire. Le téléphone sonnait sans arrêt.
  
  Après avoir écouté attentivement Bernard Hupé, le responsable du standard alla chercher un registre.
  
  — Voilà, sergent, dit-il, il y a tous les appels de la semaine dernière, avec les numéros des taxis à qui ils ont été attribués.
  
  Bernard Hupé et Malko s’installèrent à la table tandis que Héloïse Boisbriand fumait une cigarette. Vingt minutes plus tard, Malko posa le doigt sur une ligne.
  
  — Voilà !
  
  Il désignait une inscription : « 2 h 02, 135 rue Deguirre. SLR FW 67095. Mahmoud. Demandé par client. »
  
  Malko aurait embrassé le registre !
  
  — Que veut dire SLR ? demanda-t-il.
  
  — Saint-Laurent, c’est dans le nord.
  
  — Allons-y. Il n’y a pas une minute à perdre.
  
  Il avait peut-être trouvé la planque de Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  Les cinq hommes qui entouraient Youssouf Mohammad observaient un silence pesant. C’étaient les membres du commando qui l’avaient enlevé et le propriétaire de la boucherie halal de l’avenue Jean-Talon où on l’avait amené. On frappa à la porte et le boucher alla ouvrir. Sheema Nawaz apparut, la tête couverte d’un foulard, en compagnie d’Ahmed El Mali. Youssouf Mohammad fit un effort pour affronter son regard mais le regretta aussitôt. Il contenait un tel mélange de haine et de mépris qu’il en eut la chair de poule. Tous se tenaient dans la pièce utilisée par le boucher pour tuer les moutons selon le rite halal, c’est-à-dire en les saignant.
  
  — Frère Youssouf, attaqua Sheema, tous les frères de Montréal m’ont vanté ton attachement au djihad.
  
  Youssouf Mohammad inclina la tête sans pouvoir parler.
  
  — Pourtant, continua-t-elle, tu nous as trahis. Tu as trahi Dieu. On a surpris ta compagne en compagnie d’un de nos pires ennemis, et la télévision a révélé publiquement ta trahison.
  
  — Je voulais protéger mes frères ! protesta le converti. Grâce à moi la police ne vous a jamais ennuyés. Je n’ai jamais livré aucun secret. Bien sûr, j’étais en contact avec la GRC, mais je leur livrais des choses sans importance.
  
  La Pakistanaise enchaîna calmement comme si elle ne l’avait pas entendu :
  
  — Youssouf, tu as offensé Dieu. Tu as quitté le sentier d’Allah pour rejoindre la cohorte des impies et des mécréants que Dieu – que Son Nom soit béni – poursuit de Sa Colère. Tu dois mourir.
  
  Elle adressa un signe au boucher. Youssouf Mohammad n’eut pas le loisir de protester. Déjà deux des costauds l’avaient basculé sur la table, y appuyant son torse de façon que, seule, sa tête dépasse. Avec horreur, il vit le boucher halal s’approcher, marmonnant une prière, son couteau effilé à la main. Les yeux fixes, un rictus découvrant ses dents jaunies, il saisit tranquillement Youssouf Mohammad par les cheveux afin de lui tenir fermement la tête à l’horizontale.
  
  — Non ! Pardon ! cria le prisonnier. Je ne…
  
  Le dernier mot se transforma en un gargouillement horrible. Le boucher, d’un geste doux et habile, venait de lui trancher la gorge, d’une oreille à l’autre, s’écartant aussitôt pour ne pas être éclaboussé par le sang qui jaillissait sur son tablier, tombait dans le seau posé sur le plancher. Mohammad eut quelques spasmes avant de se figer définitivement, tandis que le sang continuait à s’écouler de l’horrible blessure.
  
  Sheema Nawaz regarda le sang se déverser jusqu’à la dernière goutte. Elle ne ressentait rien qu’une immense fatigue à l’idée de ce qu’elle avait encore à accomplir. Quand ce fût fini, elle lança à la cantonade :
  
  — Allez jeter son corps dans un terrain vague. Qu’on le retrouve rapidement et que cela serve de leçon à ceux qui voudraient trahir.
  
  Elle se retourna ensuite vers Ahmed El Mali. Il était livide.
  
  — Viens, frère Ahmed.
  
  La dernière partie de son périlleux voyage commençait.
  
  *
  
  * *
  
  Malko contemplait, découragé, l’énorme masse noire de l’immeuble du 135 rue Deguirre. Ses vingt étages devaient abriter au moins deux cents appartements !
  
  Suivi de Bernard Hupé et de Héloïse Boisbriand, il monta le perron et s’arrêta devant le panneau de l’interphone. À la lueur de son fidèle Zippo, il examina tous les noms. Cinq avaient des consonances musulmanes, les autres représentaient plusieurs communautés. Il se retourna vers Héloïse Boisbriand.
  
  — Qu’est-ce qu’on peut faire ?
  
  — Pas grand-chose maintenant, sinon mettre l’immeuble sous surveillance policière. Mais pour fouiller les appartements, il faut attendre six heures du matin, l’heure légale.
  
  Ça risquait de prendre du temps.
  
  Malko leva les yeux vers les balcons sombres. Le 135 se trouvait un peu en retrait de l’avenue, en face d’un parc. Bernard Hupé conversait à voix basse avec Héloïse. Malko regarda les aiguilles lumineuses de sa Breitling : onze heures et demie. Cela faisait six heures et demie d’angoisse à passer. Bernard Hupé et Héloïse parlaient tous les deux dans leur portable. Il réexamina le tableau de l’interphone sans rien découvrir.
  
  Héloïse Boisbriand le rejoignit.
  
  — Tout est organisé, annonça-t-elle. Une équipe de la MUCPI sera ici dans moins d’une heure. L’immeuble sera cerné et surveillé jusqu’à demain matin. Dès qu’ils seront là, nous pourrons décrocher.
  
  Malko, totalement noué, n’avait pas faim. Il serait bien resté là toute la nuit, mais c’était idiot. Il se mit à prier de toutes ses forces pour que Sheema Nawaz-Tomlinson se trouve dans un de ses appartements. Dans ce cas, c’était la fin de sa traque.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz, au volant d’une vieille Chrysler Néon enregistrée au nom d’un des sympathisants du djihad, suivait le fourgon GMC orange conduit par Ahmed El Mali. Ils avaient quitté Montréal par le pont Champlain et roulaient vers la route de Sherbrooke sur l’autoroute n® 10 presque déserte. Le paysage était plat, partagé entre des champs couverts de neige et des bois. En cette saison, il n’y avait pas grand monde : les innombrables lacs étaient gelés et il faisait trop froid pour se promener dans les bois.
  
  À une trentaine de kilomètres au sud, la frontière avec les États-Unis courait, rectiligne, d’est en ouest. De l’autre côté, c’était l’État du Vermont.
  
  Devant elle, Ahmed El Mali mit son clignotant et s’engagea sur le terre-plein d’un motel, le Champlain, juste avant la ville de Magog. Trois ou quatre voitures stationnaient déjà devant des chambres. Sheema Nawaz s’arrêta derrière le fourgon orange, descendit et rejoignit Ahmed.
  
  — Demande une chambre, dit-elle.
  
  — Et vous ?
  
  — Moi, je repars et je reviens. Il ne faut pas qu’on arrive ensemble…
  
  Elle remonta dans sa voiture et repartit, allant jusqu’à la bretelle desservant Magog pour revenir ensuite sur ses pas, comme si elle arrivait de l’est.
  
  Vingt minutes plus tard, elle s’enregistrait à son tour au motel Champlain. Un employé indifférent lui apprit qu’elle était encore à cent vingt kilomètres de Montréal et lui donna la clef de la chambre 23, contre quatre-vingt-cinq dollars canadiens.
  
  Après s’être garée devant sa chambre, elle alla frapper à celle d’Ahmed El Mali. L’Algérien lui ouvrit aussitôt, visiblement inquiet.
  
  — Tout va bien ?
  
  — Tout va bien ! affirma-t-elle en pénétrant dans sa chambre.
  
  Désormais, elle n’avait plus peur des pulsions du jeune homme. L’exécution de Youssouf Mohammad l’avait frappé. Il mourait de peur.
  
  — J’ai faim, dit-il.
  
  — Il y a un distributeur de sandwichs dans le couloir. Il faut se coucher tôt. Tu sais ce que tu as à faire demain matin ?
  
  Il la regarda, effrayé.
  
  — Vous ne venez pas avec moi ?
  
  Elle lui tendit un papier où elle avait noté son itinéraire.
  
  — Non, nous allons partir séparément. Toi le premier. D’abord sur la 10, vers l’est. Ensuite, tu prendras la 55 vers le sud et tu la quitteras pour la route 141 en direction de Coaticook. Tu traverseras Coaticook en continuant sur la 141 et tu arriveras à la frontière du Vermont, au poste de passage de Canaan. Tu le franchis et tu es dans le Vermont.
  
  — Et vous ?
  
  — Moi, je vais suivre la 55 jusqu’à la frontière, à Rock Island. Ensuite, je continuerai par la US 91 jusqu’à la ville de Bradford. Je t’attendrai à la station-service Gulf, à l’entrée de la ville. Ensuite, nous continuerons ensemble.
  
  Brutalement, Ahmed se mit à trembler.
  
  — C’est vachement dangereux, murmura-t-il.
  
  — Mais non, affirma Sheema avec un sourire rassurant. Canaan est un tout petit poste. Tu dois passer entre sept heures et huit heures, au moment où il y a pas mal de voitures et ils ne contrôlent pratiquement rien. Des frères ont fait le test. Prie Dieu et tout se passera bien. Bonne nuit !
  
  Elle referma la porte et Ahmed se dit qu’il n’allait pas passer une bonne nuit. Il aurait bien aimé être plus vieux de quelques heures.
  
  *
  
  * *
  
  Malko, étendu sur son lit au Ritz-Carlton, n’arrivait pas à trouver le sommeil, consultant sans cesse les aiguilles lumineuses de sa Breitling Crosswind, l’estomac noué, tendu comme une corde à violon. Il n’avait pas mangé, mais n’avait toujours pas faim. Il ouvrit le minibar. Pas de vodka. Il ouvrit une demi-bouteille de Taittinger dont les bulles apaisèrent un peu son angoisse.
  
  1 h 12. Encore près de cinq heures. Pour essayer de se détendre, il appela Alexandra, au château de Liezen, mais tomba sur le répondeur. Il faillit appeler Héloïse, retournée chez elle, mais n’osa pas la déranger. Il ne restait plus qu’à compter les heures.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz, étendue sur son lit, était traversée de pensées complètement folles, si peu en accord avec sa ligne de vie qu’elle les repoussait de toutes ses forces. Elle regarda l’heure : 2 h 25. Depuis qu’elle avait regagné sa chambre, elle se tournait et se retournait sans parvenir à trouver le sommeil. Si on lui avait dit un jour qu’elle passerait les ultimes heures de sa vie dans un motel du Canada, elle ne l’aurait pas cru.
  
  Désormais, tout était clair dans son esprit.
  
  Si Dieu le voulait, il restait moins de vingt-quatre heures avant la fin de sa mission, qui coïnciderait avec la fin de sa vie. Elle n’avait pas envie de passer des années en prison, de se sentir vieillir, dépérir, loin de son pays. La peine de mort n’était plus appliquée dans l’État de New York, mais la prison à perpétuité, oui. Et c’était vraiment la prison à vie. Finalement, Sheema n’avait pas peur de la mort elle-même, de l’anéantissement, car elle croyait fermement à une vie ultérieure. Comme elle avait bien servi Dieu, au péril de sa vie, Il serait bon pour elle.
  
  Mais en attendant, son ventre la brûlait. Elle mourait d’envie de faire l’amour ! Ça l’avait pris en rentrant dans sa chambre, en repensant à ce qui lui était arrivé dans l’appartement de Montréal avec Ahmed. Elle se sentait violée à nouveau, secouée par le plaisir. Mais elle ne voulait pas commettre de péché. Le désir la tenaillait tellement qu’elle trouva une astuce pour être en règle avec sa conscience. Durant le djihad, le Coran autorisait des choses normalement interdites. Elle savait que si Ahmed goûtait encore à son corps, il remplirait sa mission avec encore plus de fougue. Donc, en se donnant à lui, elle travaillait pour Dieu.
  
  Elle se leva et, calmement, ôta ses sous-vêtements puis s’enveloppa dans un sari de soie qui ne la quittait jamais. Pieds nus, elle traversa le couloir désert et frappa un coup léger à la porte d’Ahmed. Presque aussitôt, elle entendit un frôlement de l’autre côté. Il devait être collé au battant et elle pouvait presque entendre les battements de son coeur. Elle frappa de nouveau un coup léger, et dit à voix basse :
  
  — Ahmed, c’est moi, Sheema. Ouvre.
  
  Le battant s’entrouvrit sur le regard affolé du jeune Algérien.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? souffla-t-il, visiblement mort de peur.
  
  Sheema se glissa dans la chambre, en le frôlant.
  
  — Rien de mal, affirma-t-elle. Au contraire.
  
  Elle lui fit face. Tout de suite, elle remarqua deux choses. La télé était allumée et, sur l’écran, une femme à quatre pattes avait le sexe d’un jeune homme dans sa bouche, tandis qu’un autre lui enfonçait par-derrière un membre interminable. Ce spectacle aurait dû la dégoûter, pourtant elle se sentit instantanément couler. Puis son regard se baissa sur Ahmed. Il ne portait qu’un slip, déformé par une énorme érection, et passé hâtivement, car il était tout de travers.
  
  Il regardait Sheema, bouche bée.
  
  — Tu as envie de faire l’amour ? demanda-t-elle d’une voix douce.
  
  C’était plus une constatation qu’une question. S’approchant de lui, elle posa la main sur le coton tendu.
  
  — Tu peux me prendre, dit-elle, Dieu bénit notre union. Nous sommes deux moudjahidin qui combattons pour le djihad. Lorsque nous trouverons un iman, nous lui demanderons de bénir notre union.
  
  Stupéfait, Ahmed resta figé sur place.
  
  Alors, se sentant l’âme d’une putain, Sheema s’approcha, se frotta lentement contre lui, écarta le slip de coton et saisit à pleine main le membre raide comme une barre d’acier. Elle sentit avec ravissement le battement des veines sous ses doigts. Avec la même douceur, elle repoussa la peau soyeuse vers le bas et commença à le masturber.
  
  Ahmed poussa un soupir rauque, comme revenant à la vie. Il plaqua ses deux mains sur la soie du sari, pétrissant les seins comme un fou. Ils lui échappèrent. Sheema venait de s’agenouiller sur la moquette râpée et d’enfoncer dans sa bouche le sexe d’Ahmed. Elle n’eut guère le temps d’en profiter. Avec un cri sauvage, le jeune homme se vidait déjà dans sa gorge. Maîtrisant son dégoût, Sheema avala sa semence jusqu’à la dernière goutte et reprit sa fellation. Miracle, le membre qui remplissait sa bouche n’avait rien perdu de sa raideur.
  
  Elle continua à le lécher, à l’avaler, comme une bonne hétaïre, le sentant durcir encore plus. Jusqu’à ce qu’Ahmed la repousse, la jette sur le lit, arrache le sari et lui plante d’un seul élan son sexe au fond du ventre. Sheema se sentit décoller, son ventre trembla, son coeur s’emballa et elle cria.
  
  Ahmed avait repris son sang-froid. Les yeux dans les siens, il lui dit, presque méchamment :
  
  — Je vais te baiser toute la nuit, te déchirer les fesses. Tu n’oublieras jamais.
  
  Il se mit à faire aller son long membre dans le ventre inondé de Sheema, n’en revenant pas de sa chance. Au bout d’un certain temps, il se retira, fit pivoter la jeune femme sur le ventre et lui souleva le bassin, jusqu’à ce qu’elle soit agenouillée. Ensuite, il contempla longuement sa croupe, et surtout la petite étoile mauve encore fermée. Il posa son sexe dessus et poussa, de toutes ses forces, regardant la tige massive s’enfoncer entre les fesses de Sheema qui gémissait de douleur, les mains crispées sur les draps.
  
  *
  
  * *
  
  Malko était en train de se raser, soigneusement, pour tuer quelques minutes de plus. Il n’avait pas fermé l’oeil de la nuit et avait hâte de se retrouver en face de l’immeuble du 135 rue Deguirre.
  
  Il commença à s’habiller et, pour une fois, souhaita être plus vieux de quelques heures.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz posa la main sous son sein gauche pour sentir les battements précipités de son coeur. Encore une fois, elle venait d’avoir un orgasme dévastateur. À cheval, empalée sur le membre encore puissant de son jeune partenaire, elle l’avait chevauché jusqu’à ce que la boule de feu partie de son ventre irradie tout son corps.
  
  Flapie, couverte de sueur, le cerveau en ébullition, elle n’aurait jamais cru que le sexe, ce soit ça. À côté d’elle, Ahmed El Mali alluma une cigarette, contempla son sexe ramolli couché sur sa cuisse. Il n’avait pas échangé dix mots avec Sheema. Juste quelques indications et des obscénités pour souligner leur plaisir. Toutes ses pulsions de viol s’étaient dissoutes dans ce formidable bain de sexualité qui le laissait apaisé comme il ne l’avait jamais été.
  
  — Il faut que j’y aille !
  
  La voix de Sheema l’arracha à ses rêveries. Elle était déjà debout, en train de s’enrouler dans son sari. Il réalisa qu’ils n’avaient même pas échangé un seul baiser. Il se redressa sur un coude.
  
  — On prend un breakfast ensemble ?
  
  — Non. On se retrouve à Bradford, comme prévu, à la station Gulf.
  
  Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle était sortie de la chambre. Il s’aperçut que la télé marchait toujours, le son en sourdine. Le film qui l’avait tant excité en début de soirée appartenait au passé.
  
  *
  
  * *
  
  Malko regarda les aiguilles de son chronographe Breitling se placer à la verticale. Il était six heures pile. Depuis une heure, des renforts de police avait complété le dispositif d’encerclement du 135 rue Daguirre. Dont des policiers de la communauté urbaine en uniforme. Bernard Hupé et Héloïse Boisbriand étaient là et Martin Turturo avait quitté Toronto vingt minutes plus tôt.
  
  Bernard Hupé s’approcha en compagnie d’un colonel de la GRC.
  
  — Nous y allons.
  
  Le petit groupe s’avança jusqu’à la porte et appuya sur l’interphone du gardien.
  
  — Gendarmerie royale. Veuillez ouvrir, s’il vous plaît.
  
  Cinq minutes plus tard, les policiers se déployaient dans le hall, bloquant les escaliers et les ascenseurs. Accompagné de Bernard Hupé, Malko commença par les appartements dont les locataires avaient des noms arabes. Réveillant des gens ahuris en les visitant un par un.
  
  Une demi-heure plus tard, ils avaient fait chou blanc.
  
  Il ne restait plus qu’à visiter tout l’immeuble, appartement par appartement. Il y en avait pour des heures. Le travail fastidieux commença.
  
  Certains appartements ne répondaient pas. Les policiers les signalaient d’une pastille rouge collée sur la porte. Malko trépignait intérieurement. Ils en avaient jusqu’à midi ! L’immeuble était en ébullition, avec des policiers armés dans tous les couloirs. Tous ceux qui le quittaient étaient fouillés. Malko attaqua le septième étage. Toujours la même routine. On frappait, on expliquait, on visitait sommairement l’appartement et on posait des questions.
  
  Le garçon blond qui ouvrit la porte du 701 avait les cheveux rasés, les yeux presque blancs à force d’être bleus et était tatoué sur tout le torse. Des croix celtiques. Lorsque Bernard Hupé lui demanda s’il avait remarqué des Arabes à son étage, il eut une mimique dégoûtée.
  
  — Ouais. J’en ai vu. Un homme et une femme. Au 709, là-bas au fond du couloir. Le jeune a l’air d’un voyou.
  
  Malko sortit les photos de Sheema Nawaz-Tomlinson.
  
  — Est-ce cette femme ?
  
  — Possible, mais je ne suis pas sûr.
  
  Ils étaient déjà en train de frapper au 709. Pas de réponse. Par talkie-walkie. Bernard Hupé fit vérifier le nom correspondant sur l’interphone : Perocevic. Des Serbes ? Ça ne collait pas.
  
  — Faites quand même ouvrir cette porte, demanda Malko.
  
  Le serrurier de la police ne fit qu’une bouchée de la serrure. À peine à l’intérieur, Malko tomba en arrêt devant le mur au-dessus du canapé.
  
  — Regardez !
  
  Une demi-douzaine de versets enluminés du Coran étaient punaisés les uns à côté des autres ! La seule décoration. Tout fut retourné. Rien. Pas un vêtement, quelques vivres dans le réfrigérateur, mais pas un indice.
  
  — Il faut savoir à qui appartient cet appartement dit Malko. Appelez la copropriété.
  
  Il s’assit sur le canapé du 709, tandis que les recherches continuaient. Vers huit heures et demi, Bernard Hupé fit irruption dans le petit appartement. La réponse arriva un peu avant neuf heures.
  
  — Il a été acheté par un certain Hassan Kamel ! annonça-t-il. Il y a trois ans. Payé cash cent quatre-vingt mille dollars canadiens.
  
  Le cercle était bouclé. Amer, Malko se reprocha de ne pas y avoir pensé plus tôt. Mais il eût été impossible de vérifier tout le cadastre de Montréal.
  
  — Partons ! dit-il, résigné.
  
  Sheema Nawaz et Ahmed El Mali étaient loin. Probablement déjà aux États-Unis. Ils redescendirent en silence. En traversant le hall, Malko remarqua les rangées de boîtes aux lettres. Il s’approcha de celle de l’appartement 709. Elle était verrouillée.
  
  — Ouvrez ça ! demanda-t-il.
  
  Le serrurier intervint de nouveau. La boîte était pleine ! Au moins trois semaines de courrier. Malko l’examina rapidement, tombant, au milieu des pubs, sur une lettre à l’entête de Ontario Insurance Ltd. Il l’ouvrit et son coeur fit un bond dans sa poitrine. C’était une facture d’assurance pour un fourgon GMC orange de 1989 appartenant à M. Hassan Kamel !
  
  Il regarda l’enveloppe. Elle portait la souscription : « M. KAMEL Hassan, appartement 709. 135 Rue Deguirre. Saint-Laurent. »
  
  — Nous avons peut-être encore une chance ! lança-t-il. Il faut prévenir immédiatement tous les postes frontière américains.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  En dépit d’une douche prolongée presque froide, Ahmed El Mali avait l’impression de dormir debout. Le froid l’avait saisi à la sortie du motel. Après son intermède amoureux avec Sheema, il s’était endormi pour se réveiller en sursaut à neuf heures ! Terrifié par son retard, il s’était habillé à toute vitesse et avait pris la route. Il avait eu un petit choc en constatant l’absence de la Chrysler de Sheema. Elle s’était réveillée plus tôt que lui. Maintenant, il roulait doucement vers le poste frontière de Canaan, sur la route 141 enneigée et déserte, traversant des villages qui semblaient figés par le froid.
  
  Il aurait donné cher pour être plus vieux de quelques heures. Non seulement pour être en sécurité mais aussi pour retrouver la Pakistanaise. Il sentait encore le contour ferme de ses fesses au creux de ses mains tandis qu’il s’enfonçait tout au fond de ses reins, lentement, en savourant…
  
  Il ralentit et freina. Au bout d’une ligne droite, il apercevait sur la droite de la route des petits bâtiments, un peu comme une station-service, blancs avec des toits marron. En approchant, il distingua le panneau au-dessus de l’auvent, blanc sur fond bleu : « canaan – Vermont – United states – border inspection station. »
  
  Il y était…
  
  Devant lui, la route continuait, toute droite, vers des collines enneigées. Le Vermont. Il réprima une furieuse envie d’accélérer et de passer. Personne en vue. Son coeur battait à se rompre. D’un effort surhumain, il obliqua à droite et s’immobilisa sous l’auvent, restant au volant, son passeport à la main.
  
  Au bout de quelque instants un Immigration Officer en tenue bleue, pistolet au côté, grand, costaud, émergea du bâtiment avec un sourire engageant.
  
  — Good moming, sir ! Nothing to declare ?
  
  — No, fît Ahmed El Mali en lui tendant son passeport.
  
  L’Américain le feuilleta rapidement avant de le refermer. Il le conserva tandis qu’il faisait le tour du véhicule, s’immobilisant devant. L’Algérien vit son regard se baisser vers la plaque d’immatriculation. L’Immigration Officer souriait toujours lorsqu’il releva la tête, mais Ahmed sentit son coeur s’arrêter… De nouveau, il réprima une furieuse envie de démarrer. De toute façon, c’était trop tard. La main sur la crosse de son pistolet, l’Américain venait d’ordonner d’une voix calme :
  
  — Sir, pouvez-vous descendre, couper le contact et ouvrir la porte arrière pour que j’inspecte le véhicule ?
  
  Ahmed El Mali sentit une sueur glaciale coller sa chemise à ses omoplates. Comme un automate, il coupa le contact et sauta à terre. Puis, ce fut plus fort que lui : il détala, jambes à son cou, le long de la route déserte, vers l’Amérique, la liberté. Il entendit l’exclamation surprise de l’Immigration Officer, puis son injonction :
  
  — Stop ! stop immediatly !
  
  Il continua à courir aveuglément, comme un canard sans tête. Le coup de feu le prit par surprise et il s’arrêta net. L’Américain, jambes écartées, bras tendus, le mettait en joue. Ahmed hésita, puis lentement, revint sur ses pas. Sachant que sa vie venait de se terminer sur cette petite route déserte du Vermont.
  
  *
  
  * *
  
  — They got Ahmed El Mali !
  
  Martin Turturo rayonnait en coupant son portable, après avoir pris fiévreusement quelques notes.
  
  Lui et Malko se trouvaient dans le bureau de Héloïse Boisbriand, au SCRS. Il était à peine dix heures du matin.
  
  — Où est-il ? demanda Malko.
  
  — Au poste frontière de Canaan.
  
  — C’est loin ?
  
  — Deux heures environ.
  
  — Et on a trouvé quelque chose ?
  
  — J’ai donné l’ordre qu’on attende des spécialistes pour fouiller le véhicule. John est prévenu, il vient avec nous.
  
  Malko pria silencieusement. Pourvu que cela s’arrête là. Une chose l’intriguait : Ahmed El Mali était seul. Où donc se trouvait Sheema ? Elle avait sans doute laisser prendre les risques au jeune Algérien, passant quant à elle sans rien. Mais si le SADM était récupéré, sa capture devenait moins urgente.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz avait dépassé Barton quand elle entendit le flash à la radio. On venait d’arrêter un terroriste tentant d’introduire des explosifs aux États-Unis. Au poste de Canaan. Curieusement, elle n’éprouva rien. Pas la moindre émotion. C’était dans l’ordre des choses. Si elle avait envoyé le jeune Algérien franchir la frontière à un poste où on examinait chaque véhicule, surtout très tôt le matin, c’était pour se donner à elle une meilleure chance. Ahmed n’était qu’un leurre. Elle avait calculé que le bruit de sa capture se répandrait rapidement, lui permettant, à elle, de passer plus facilement, la tension s’étant relâchée. Elle était passée par la 55, par Rock Island, au milieu de centaines de voitures, qui, comme tous les matins, se rendaient aux États-Unis pour un tas de raisons. Au passage, elle avait brandi son passeport britannique sans déclencher la moindre réaction.
  
  Sa modeste Chrysler Néon n’attirait pas l’attention. Elle avait ensuite continué sur le freeway 91, empruntant bientôt une petite route pour gagner St Johnsbury. Elle avait une priorité absolue : changer de voiture. Ahmed El Mali connaissait la Chrysler Néon. Il pouvait parler. Sheema avait intégré ce risque dans ses calculs et trouvé la parade. Mais elle était encore dans une zone à risques. Dans son sac, il y avait toujours le 357 Magnum, barillet plein, mais une interception signifierait la fin de sa mission. Et son échec. Quarante minutes plus tard, elle entra dans St Johnsbury et s’arrêta à une station-service pour demander si il y avait une agence Hertz en ville. On la lui indiqua et elle s’y présenta quelques minutes plus tard.
  
  — Je vais à New York, expliqua-t-elle, et ma voiture m’inquiète. Les freins ne fonctionnent plus bien. Je vais la laisser dans un garage ici et je voudrais en louer une que je ramènerai dans trois jours.
  
  — Pas de problème assura l’employé. Vous avez un ID et une carte de crédit ?
  
  Sheema donna son passeport belge avec la carte de crédit correspondante. Dix minutes plus tard, elle avait loué une Chrysler Voyager nettement plus spacieuse. Elle demanda à faire appeler un garage qui envoya rapidement un mécano, raconta à nouveau son histoire et guida le mécano jusqu’à la Chrysler Néon.
  
  — Pouvez-vous m’aider à transférer mes bagages ? demanda-t-elle.
  
  — Bien sûr !
  
  Le mécanicien dut appeler son copain resté au volant de la dépanneuse pour transporter le container noir d’une voiture à l’autre. Sheema leur donna dix dollars et ils se séparèrent. Elle traversa la ville et s’arrêta à la sortie à une station-service.
  
  Elle se sentait bizarre : une sorte de nausée persistante. La fatigue et la réaction à sa nuit de folie. Elle s’était étonnée elle-même. Il restait à verrouiller la dernière phase de l’opération.
  
  Le numéro mit longtemps à répondre et son pouls monta d’autant. Enfin, son correspondant décrocha.
  
  — Tout va bien ? demanda-t-il anxieusement.
  
  — Je suis dans le Vermont, dit-elle simplement.
  
  Cela signifiait qu’elle avait passé la frontière. Elle sentit son soulagement presque palpable.
  
  — Allah Akbar ! fit-il à voix basse. Tu seras là aujourd’hui ?
  
  — Ce soir. À l’endroit convenu, à l’heure convenue, Inch’ Allah !
  
  Apparemment il n’avait pas écouté la radio. Ou les médias américains ne parlaient pas encore d’un incident sur la frontière du Nord… Elle remonta dans sa nouvelle voiture et reprit la route verglacée, roulant lentement comme il sied à une femme seule.
  
  *
  
  * *
  
  — Nous avons trouvé 131 kilos de RDX, un peu de HMTD, un système d’allumage composé d’une montre Casio, d’une batterie et d’un fil noyé dans l’explosif. Un dispositif très simple mais efficace. Et puis ce truc noir qu’on n’a pas ouvert…
  
  Le Customs Officer du poste de Canaan avait amené ses visiteurs dans le petit garage attenant à la station, où on avait garé le fourgon orange d’Ahmed El Mali. La porte arrière était ouverte et les couvertures qui avaient couvert sa cargaison soigneusement pliées.
  
  — Pas d’armes ? demanda John Mac Millan, le Special Agent du FBI.
  
  — No, sir. Juste ce container. On vous attendait pour l’ouvrir.
  
  Malko regardait le container noir de 90 centimètres de long sur 70. On avait l’impression qu’il était en plastique, mais cela devait plutôt être une matière sophistiquée, fibre de carbone et kevlar. Il était fasciné. Quel chemin depuis le Douzième Directorate de l’Armée rouge, jusqu’à ce coin perdu du Vermont. Il avait devant lui une bombe atomique miniature… Il se retourna :
  
  — Les experts arrivent quand ?
  
  — Ils ne devraient pas tarder, dit l’Américain, leur hélicoptère a décollé il y a une demi-heure.
  
  — Où est Ahmed El Mali ?
  
  — À l’intérieur, vous voulez le voir ?
  
  — Oui.
  
  Ils remontèrent tous vers le poste. Le jeune Algérien était assis sur une chaise, dans un petit bureau, les mains menottées derrière le dos, visiblement très abattu.
  
  Malko s’assit en face de lui et demanda :
  
  — Ahmed, vous saviez ce que vous transportiez ?
  
  Il avait parlé français et l’Algérien leva la tête, étonné.
  
  — Vous êtes français ?
  
  — Non, fit Malko. Répondez à ma question.
  
  — Non, je ne sais pas, bredouilla le jeune homme. La voiture appartient à un ami.
  
  — À qui ?
  
  — Hassan, je n’en sais pas plus. Je n’ai rien fait.
  
  Malko soupira.
  
  — Ahmed ! Vous habitiez avec Hassan Kamel. Il a été tué à Istanbul par les services turcs. Où est la femme dont vous partagiez l’appartement à Montréal, Sheema Nawaz ?
  
  L’Algérien ne répondit pas, il semblait ailleurs. Pensant au virus du sida qu’il avait sûrement transmis à sa partenaire, lui-même étant séropositif… Mais comme tout cela était loin ! La voix de son interlocuteur lui vrilla le cerveau.
  
  — Ahmed, vous risquez trente ans de prison pour avoir tenté d’introduire aux États-Unis des explosifs et une bombe atomique.
  
  Au mot de « bombe atomique », l’Algérien leva vivement la tête. De toute évidence stupéfait.
  
  — Une bombe atomique ? répéta-t-il, éberlué.
  
  — Elle ne vous a rien dit ? continua Malko. La grosse boîte noire est un engin de démolition nucléaire puissant d’une kilotonne. Mille tonnes de TNT. C’est ça que vous aviez à l’arrière de votre van. Et c’est cette femme, Sheema, qui l’a convoyé jusqu’au Canada. Je suis sûr que vous deviez la rejoindre quelque part… Si vous coopérez avec la justice américaine, vous pouvez espérer revoir un jour votre famille. Sinon… Dites-moi où est cette femme.
  
  Ahmed El Mali demeura muet. Il revoyait Youssouf Mohammad se faire égorger… Et puis, il ne croyait pas en la justice américaine.
  
  — Est-ce qu’elle voyageait avec vous ? insista Malko. Elle vous a envoyé au massacre. Vous savez sûrement où elle est.
  
  Rien à faire. Ahmed El Mali demeura obstinément muet. Au bout de vingt minutes, Malko abandonna. Ce n’était pas l’Algérien qui l’aiderait à retrouver Sheema Nawaz-Tomlinson. Heureusement, désormais sa capture avait moins d’importance.
  
  Ahmed El Mali demeura longtemps silencieux. Puis il leva la tête et dit :
  
  — Je n’ai pas de famille.
  
  Vingt ans ou trente ans, qu’est-ce que ça changeait ?
  
  *
  
  * *
  
  Le « vlouf-vlouf » de l’hélicoptère fit sortir tout le monde. Il était en train de se poser sur la route, en soulevant des flots de neige. Il en émergea quatre hommes dont deux en tenue blanche, portant des mallettes en métal. Les présentations furent vite faites. C’était une équipe de la Division Technique du FBI venue de Rochester.
  
  Ils gagnèrent le véhicule immobilisé, et l’un d’entre eux sortit un détecteur de rayons gamma qu’il promena consciencieusement le long du fourgon, sans obtenir la moindre réaction. Il s’attaqua ensuite à l’intérieur et dirigea son appareil sur le container noir. Rien.
  
  — De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
  
  — En principe d’un engin de démolition nucléaire dit Malko. Un « back-pack nuke ».
  
  — Impossible, laissa tomber le technicien. Nous devrions avoir un dégagement de rayons gamma, or, nous ne détectons rien. On va regarder.
  
  Malko vit le couvercle du container noir se soulever. Puis le technicien se retourna, étonné.
  
  — Il n’y a rien là-dedans !
  
  *
  
  * *
  
  Le chauffage entretenait une chaleur de bête dans le petit bureau de l’immigration, alourdissant encore l’atmosphère. Les experts en nucléaire étaient repartis, emportant le container noir vide qui avait contenu le SADM russe. Malko, bourré de café, n’était pas encore revenu de sa déception. Sheema Nawaz-Tomlinson était encore plus vicieuse qu’il ne l’avait pensé. Ahmed El Mali n’était qu’un leurre ! Elle l’avait sciemment envoyé au massacre en le faisant passer par un poste frontière où on était facilement repéré, tandis qu’elle la franchissait ailleurs.
  
  Il y avait gros à parier qu’elle se trouve désormais aux États-Unis, en possession du SADM qu’elle savait sûrement mettre en oeuvre… Et le Vermont n’était qu’à cinq heures de route de New York. Il y avait des dizaines de voies d’accès et ils ignoraient dans quel véhicule la Pakistanaise se déplaçait. Le seul qui pouvait les aider était le jeune Algérien.
  
  — Il faut que je prévienne Langley, dit d’un ton lugubre Martin Turturo. Ils vont être obligés d’avertir la Maison-Blanche. Seul le président peut décider de la conduite à suivre. Et je n’aimerais pas être dans sa peau…
  
  À part évacuer New York, Malko ne voyait pas très bien ce que la Maison-Blanche pouvait faire. L’annonce qu’une terroriste islamiste se promenait aux États-Unis avec une bombe atomique, même miniaturisée, suffirait à causer une panique aux conséquences imprévisibles. Et si on ne disait rien, les médias se déchaîneraient par la suite. Ce qu’on appelle une « Catch 22 Situation ». Sans solution.
  
  Il avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas la suite. Le Canada ne servait plus à rien. Ahmed El Mali était neutralisé et le réseau logistique sûrement pas au courant de la suite des opérations. Il n’y avait plus qu’un espoir : l’homme surveillé à New York par le FBI, repéré grâce à un des numéros du carnet de Hassan Kamel.
  
  — Il faut aller à New York le plus vite possible, dit-il à John Mac Millan. Vous pouvez obtenir un hélico ?
  
  — Pourquoi ?
  
  Il le lui expliqua. L’agent du FBI sauta sur le téléphone. Un quart d’heure plus tard, il fit le point avec lui.
  
  — Une équipe de chez nous surveille jour et nuit Ghani Akmani. Il n’a pas bougé. Un hélico va venir nous chercher dans une heure environ pour nous emmener directement à notre QG du Federal Building à New York, où est centralisée toute l’affaire. Il n’y avait plus qu’à attendre et à prier. Malko retourna une dernière fois voir Ahmed El Mali. L’Algérien était toujours aussi abattu. Il refusait de parler.
  
  — Vous avez raté votre chance en refusant de coopérer, dit-il. Il est encore temps.
  
  Ahmed El Mali leva la tête avec un regard haineux.
  
  — Nique ta mère ! Je suis séropositif et je serai mort dans deux ans.
  
  *
  
  * *
  
  Un soleil radieux brillait sur New York, transformant Manhattan en carte de géographie. De l’hélico du FBI, Malko apercevait même la statue de la Liberté, sur Ellis Island. L’engin se posa sur le toit d’un énorme building noir de quarante étages s’élevant sur Federal Plaza, dans le bas de la ville. QG du FBI new-yorkais, il regroupait toutes les affaires de terrorisme islamiste.
  
  Des jeunes gens aux cheveux courts, en cravate et costume sombre, les accueillirent. Chaque porte était protégée par un contrôle d’accès déclenchable par une carte magnétique. Ils parvinrent enfin devant une énorme plaque de cuivre : FBI OPERATIONS CENTER.
  
  L’ensemble occupait trois étages de l’énorme building. Malko fut aussitôt conduit dans le bureau, avec une vue imprenable sur le World Trade Center, de Bill O’Neill, le nouveau patron du FBI new-yorkais. Un homme corpulent aux cheveux gris fumant le cigare. Même dans son bureau, il ne quittait pas son holster contenant un gros Glock. On aurait dit un remake des Incorruptibles… Une grande carte occupait un mur entier de son bureau, récapitulant tous les attentats attribués à Oussama Bin Laden…
  
  Sur une plus petite carte, Malko reconnut l’itinéraire du SADM, depuis Moscou jusqu’au Canada. Avec des annotations marquant chaque étape. À partir de Montréal, la ligne pleine se transformait en pointillés allant vers New York. Suivant le regard de Malko, Bill O’Neill remarqua :
  
  — Nous avons mis New York, mais cela peut être Chicago, Los Angeles ou n’importe où. Washington, pourquoi pas ?
  
  — Il y a une grande chance pour que ce soit New York, répliqua Malko, sinon je ne serais pas ici. Que savez-vous de Ghani Akmani ?
  
  — Pas grand-chose, nous ne l’avions jamais repéré avant que vous nous communiquiez son numéro. Il vit tranquille dans un petit appartement de la zone surnommée « Little Pakistan », dans Brooklyn. Entre Coney Island Avenue et Newkirk Avenue. Aujourd’hui, il n’est pas sorti de chez lui. D’ailleurs, il sort très peu. Vous pensez qu’il joue un rôle important ?
  
  — Je n’en sais rien ! avoua Malko. Mais c’est la seule piste qu’il nous reste. Je pense que Sheema Nawaz-Tomlinson est quelque part sur la route avec l’engin nucléaire. À mon avis, elle sait comment l’activer. Aussi, il est possible qu’elle n’ait aucun contact avec ce Ghani Akmani, même s’il est dans le coup. Ou seulement après, pour une filière d’exfiltration.
  
  — Après quoi ?
  
  Bill O’Neill avait la voix lourde. Malko ne se déroba pas.
  
  — Après l’apocalypse ! Je sais que cet engin est facile à mettre en oeuvre. Si Sheema Tomlinson peut l’activer toute seule, nous n’avons qu’à prier ou à fermer Manhattan.
  
  Le chef du FBI médita quelques instants puis releva la tête.
  
  — O.K., dit-il d’une voix calme. Vous allez partir avec une équipe à Brooklyn. Je donnerai l’ordre à mes hommes de vous obéir. Ils sont en contact constant avec mon bureau. Si vous avez besoin de quoi que ce soit…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Ensuite, ils descendirent jusqu’au garage souterrain pour monter dans un fourgon blanc d’une entreprise de nettoyage, un « sous-marin » du FBI.
  
  — Nous avons déjà une douzaine d’hommes sur place, expliqua le chef, sous différentes couvertures. Vous verrez, ce n’est pas facile à surveiller.
  
  Cinq minutes plus tard, ils franchissaient le Brooklyn Bridge. Malko se demanda si son raisonnement allait se vérifier.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson avait toujours mal à la tête, et s’accrochait au volant de la Chrysler Voyager. Tout ce qu’elle voulait, c’était garder assez de force pour déclencher le soleil noir qui l’emporterait elle aussi.
  
  Dans l’éblouissement de Dieu.
  
  New York se trouvait encore à trois heures de route. Elle regarda sa carte pour la vingtième fois, craignant de ne pas trouver le lieu du rendez-vous. Elle n’aimait pas les grandes villes et n’avait jamais mis les pieds à New York. Après avoir mûrement réfléchi et pioché sa documentation, elle avait conclu que le meilleur endroit pour faire exploser la bombe était le Federal Building qui abritait toute l’administration fédérale new-yorkaise.
  
  C’était un coup direct. En plus dans un quartier très construit, les dégâts seraient énormes. Seulement, seule, elle craignait de se perdre. Il fallait que Ghani Akmani la guide.
  
  Elle allait arriver à New York par le nord et craignait d’avoir du mal à trouver Brooklyn, mais elle était certaine que Dieu la guiderait.
  
  *
  
  * *
  
  On se serait cru au Pakistan ! Sur deux blocs de Coney Island Avenue, il n’y avait que des enseignes en arabe ! Pakistanaises pour la plupart : changeurs, épiciers, supermarchés, magasins de sport, garage, restaurants, photos… tout était pakistanais… Le fourgon du FBI était arrêté sur le terre-plein d’une station-service. En train de changer une roue. Un des Special Agents désigna à Malko le coin de Newkirk Avenue et de Coney Island Avenue.
  
  — Vous voyez le restaurant afghan ? Akmani habite juste au-dessus. Nous avons des gens tout autour. Il ne peut pas aller pisser sans qu’on s’en aperçoive. Venez, on va bouger…
  
  Ils enfilèrent Newkirk Avenue, bordée de petits cottages protégés par d’énormes grillages et des chiens tous plus méchants les uns que les autres. Un ouvrier était accroché à un poteau téléphonique.
  
  — Un de nos hommes, annonça l’agent du FBI.
  
  La nuit tombait et Malko était de plus en plus nerveux. Sheema Tomlinson ne prendrait pas le risque d’aller à l’hôtel, donc elle devait frapper avant le lendemain. L’idée qu’elle soit déjà positionnée à New York lui donnait la chair de poule ; il avait beau disposer des deux plus puissantes agences fédérales américaines, ils étaient impuissants contre un petit réseau de fanatiques.
  
  Ils revenaient après avoir fait le tour du bloc. Malko vit, arrêté devant le restaurant afghan, un Yeliow Cab. Le Special Agent du FBI assis à côté de lui était en train d’entrer dans son ordinateur le numéro d’immatriculation du taxi. Quelques secondes plus tard, il annonça :
  
  — Ce véhicule appartient à un certain Moktar Ifthikan, de nationalité pakistanaise. Arrivé au Canada il y a cinq ans, naturalisé américain.
  
  Malko sursauta : un chauffeur de taxi, comme à Montréal. Et un Pakistanais venu justement de Montréal…
  
  — Attention ! dit-il, Akmani va peut-être partir avec lui…
  
  Il n’avait pas terminé sa phrase qu’une voix annonça dans la radio :
  
  — Le suspect monte dans le taxi !
  
  — Shit ! Comment vous avez deviné ! s’exclama le type du FBI.
  
  Le taxi s’éloignait vers le sud.
  
  — Vous ne le suivez pas ? s’inquiéta Malko.
  
  L’agent ricana.
  
  — Do not worry ! Il y en a partout. Nous, on va rester à bonne distance. Et vous savez aussi où il va ?
  
  — Hélas, non !
  
  *
  
  * *
  
  — Le véhicule du suspect se dirige vers l’aéroport de La Guardia, annonça le suiveur du FBI.
  
  Le taxi était remonté jusqu’à Manhattan pour reprendre ensuite le freeway vers les aéroports. Malko ne comprenait plus. Sheema Tomlinson n’arrivait sûrement pas par avion. Ou alors, il s’était totalement trompé et Akmani n’était pour rien dans l’affaire.
  
  Ce qui serait tragique, car, dans ce cas, Sheema Tomlinson était dans la nature avec le SADM, sans aucune possibilité de la récupérer.
  
  Le Shea Stadium apparut : ils approchaient de l’aéroport de La Guardia. Le taxi était invisible dans la circulation. De nouveau, un agent du FBI annonça :
  
  — Il s’engage dans la passerelle menant à La Guardia… Il passe devant le Holliday Inn. Il tourne à droite, il ne va pas à l’aéroport, il le contourne. Attention, il vient de s’arrêter dans le parking du Crown Plaza et il se gare. Personne ne descend du véhicule…
  
  Ils continuèrent. Le Crown Plaza était un des motels entourant l’aéroport de La Guardia. Le fourgon passa lentement devant, et Malko aperçut le Yellow Cab stoppé, feux éteints. Ils continuèrent un peu et stoppèrent à leur tour. Une voiture du FBI attendait et les embarqua, afin qu’ils reviennent à l’hôtel comme s’ils venaient de la direction opposée. Malko et les deux agents du FBI débarquèrent au Crown Plaza, gagnant aussitôt le bar désert d’où on apercevait le Yellow Cab immobilisé dans l’obscurité.
  
  Selon toute attente, Akmani avait rendez-vous ici. Malko pria pour que ce soit avec Sheema Tomlinson. Le Special Agent du FBI se pencha à son oreille.
  
  — Le dispositif est en place. Nous avons une centaine d’hommes et trois hélicoptères. Des tireurs d’élite ont pris place sur le toit de l’hôtel. Une équipe technique de chez nous, des spécialistes de la guerre nucléaire, se trouve à portée de la main. Ils connaissent ce genre de matériel.
  
  Malko n’écouta pas la fin de la phrase. Un nouveau véhicule venait de pénétrer dans le parking : un minivan sombre, avec une plaque verte de l’État du Vermont. Il faisait trop sombre pour voir qui se trouvait au volant. La portière du Yellow Cab s’ouvrit et Ghani Akmani se dirigea vers le véhicule qui venait d’arriver.
  
  *
  
  * *
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson était épuisée, son dos atrocement douloureux. Sa migraine empirait et les derniers kilomètres avaient été un supplice : elle s’était perdue à plusieurs reprises, revenant sur ses pas, s’engageant dans Manhattan, couverte de sueur, affolée, affamée. Elle aurait crié de joie en voyant l’enseigne lumineuse du Crown Plaza. Elle regarda autour d’elle : tout semblait calme, elle était sûre de ne pas avoir été suivie. Elle sortit le 357 Magnum de son sac et le posa sur la banquette.
  
  Les yeux fixés sur le Yellow Cab.
  
  Quand sa portière s’ouvrit, elle vit à peine l’homme qui en sortait. De toute façon, elle ne savait pas à quoi ressemblait Akmani. La main sur la crosse de son arme, elle le regarda approcher. Rassurée par son allure. C’était incontestablement un Oriental. Elle baissa la glace et ils se dévisagèrent en silence quelques secondes. Puis, la main sur le coeur, le Pakistanais dit à voix basse :
  
  — Dieu aime ceux qui combattent pour Sa cause, en rangs serrés, comme un édifice compact.
  
  Sheema Nawaz-Tomlinson lui adressa un faible sourire et dit simplement :
  
  — Sourate 61, mon frère. Allah Akbar.
  
  Il se pencha et l’étreignit, tête contre tête. Fraternellement.
  
  — Tu dois être fatiguée, ma soeur, dit-il. Que veux-tu faire ?
  
  — Je n’ai pas le temps de me reposer, répondit la Pakistanaise. Beaucoup de mauvaises choses se sont passées au Canada, c’est un miracle que je sois là. Tu ne connais pas les nouvelles ?
  
  — Non, dit-il.
  
  — Peu importe. Beaucoup de nos frères sont morts ou capturés. Nous avons peu de temps. Je veux que tu me guides vers mon objectif. Le Federal Building, tu connais ?
  
  — Bien sûr. C’est là que…
  
  — Oui. Je vais te suivre, je ne connais pas cette ville.
  
  — Et après tu viendras avec moi ?
  
  — Oui, mentit-elle.
  
  — Bien. Tu me suis.
  
  Il regagna le Yellow Cab en courant et y remonta. Ses phares s’allumèrent et il démarra lentement. Il était encore dans le parking quand des dizaines de projecteurs s’allumèrent, éclairant l’endroit comme en plein jour. La voix puissante et caverneuse d’un haut-parleur lança :
  
  — Freeze ! FBI. You’re under arrest ! Stay in your vehicule, hands on the wheel ! [50]
  
  Une vingtaine d’agents du FBI surgirent de partout, engoncés dans des gilets pare-balles, casqués, armés jusqu’aux dents.
  
  Le Yellow Cab fit un bond en avant, stoppé aussitôt par un déluge de projectiles. Toutes ses vitres explosèrent sous les impacts. Ses pneus crevés, il parcourut quelques mètres et s’immobilisa en travers de la chaussée. Par acquit de conscience, les hommes du FBI continuèrent le tir pendant encore quelques interminables secondes.
  
  Le second véhicule n’avait pas bougé, sous le feu des projecteurs qui permettaient de voir l’intérieur comme en plein jour. Sa conductrice semblait statufiée.
  
  — Rendez-vous ! répéta le haut-parleur. Sortez de ce véhicule !
  
  *
  
  * *
  
  Malko regardait la voiture. Enfin, c’était l’hallali. Le Special Agent se tourna vers lui, blême.
  
  — Vous pensez qu’elle peut faire péter ce truc, maintenant ?
  
  — Je l’ignore, avoua Malko, demandez à vos experts. C’est possible. Je vais essayer de lui parler.
  
  — Vous êtes fou ! Arrêtez.
  
  — Dites seulement à vos hommes de ne pas me tirer dessus, réclama Malko.
  
  Il sortit du bar en courant, réalisant qu’il était désarmé. Mais à quoi bon une arme contre une bombe atomique… Et il avait derrière lui la puissance de feu d’une armée. Quelque chose le poussait à ce dernier affrontement, après cette longue et féroce traque. Quelque part, il respectait cette femme qui n’agissait pas pour de vils motifs. Il émergea sur le parking et marcha lentement vers la voiture arrêtée.
  
  *
  
  * *
  
  Les pensées s’entrechoquaient dans la tête de Sheema Nawaz. Étrangement, elle se sentait détachée de tout. Son seul choix était de choisir sa mort. Elle pouvait se tirer une balle dans la tête, sortir de la voiture en tirant, ou mieux, tenter de faire exploser le SADM, pour que tout ne soit pas perdu. Elle regarda l’homme qui approchait et le reconnut. Celui qui la pourchassait depuis Istanbul.
  
  Elle leva son arme, puis la reposa. Elle n’avait plus le temps pour une vengeance personnelle.
  
  D’un geste coulé, elle escalada son siège, passant à l’arrière, et retomba sur la banquette, pratiquement invisible de l’extérieur. Le haut-parleur glapit à nouveau quelque chose dont elle n’avait cure. D’un geste preste, elle arracha la couverture, découvrant l’engin nucléaire, et le digicode permettant de l’activer. Il fallait taper quatre chiffres – 8124 –, son voyant rouge allait se mettre à clignoter. Elle n’avait plus qu’à régler le curseur de la minuterie et à appuyer sur le bouton noir qui, au tout du temps choisi, allait déclencher l’explosion de la charge d’octogène qui, à son tour, allait déclencher la fission nucléaire. Ses mains tremblaient.
  
  — Arrêtez ! Ils vont vous tuer. Sortez !
  
  C’était l’homme dehors qui criait. Elle ne se retourna même pas, n’ayant pas une seconde à perdre, et tapa 8, 1, 2.
  
  — Malko, écartez-vous, nous ouvrons le feu ! hurla le haut-parleur.
  
  Sheema Nawaz tapait 4 lorsque l’enfer se déchaîna : la carrosserie de la Chrysler Voyager tremblait sous les dizaines d’impacts, les glaces éclataient, les pneus s’affaissaient. La Pakistanaise resta clouée sur place, foudroyée par des dizaines de projectiles. Quand le feu cessa, elle était morte depuis longtemps, une main encore posée sur le SADM.
  
  Malko fut bousculé, écarté par des inconnus qui accouraient vers la Chrysler Voyager, avec l’inscription FBI dans le dos. Des spécialistes en combinaison blanche se faufilèrent jusqu’au véhicule immobilisé et firent reculer tout le monde.
  
  Il s’éloigna, la tête bourdonnante, ne réalisant pas encore qu’il avait réussi. Une ambulance surgit dans le parking, sirène hurlante. Inutile pour Sheema Nawaz, qui avait choisi sa mort, et échoué si près du but.
  
  *
  
  * *
  
  — Officer Héloïse Boisbriand, j’ai l’honneur de vous remettre la médaille du FBI en récompense de l’aide que vous nous avez apportée dans notre enquête. Congratulations !
  
  Souriant largement, Bill O’Neill épingla la médaille sur le strict tailleur de Héloïse Boisbriand et lui serra vigoureusement la main. Les assistants applaudirent à tout rompre. Héloïse Boisbriand se tourna vers Malko, rougissante de fierté. C’est lui qui avait révélé au FBI l’importance de sa collaboration. Il faisait toujours aussi beau à New York et le soleil entrait à flots par les baies du Federal Building.
  
  Tout le monde se précipita vers le buffet.
  
  Malko tint à faire sauter lui-même le bouchon du premier magnum de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs 1995 et à remplir la coupe de la jeune Canadienne.
  
  C’était l’euphorie. Depuis une semaine, les félicitations pleuvaient. Jusqu’au bout, le secret avait été bien gardé. Personne n’avait su à quel point on avait frôlé la catastrophe.
  
  Désormais, le SADM russe était décortiqué dans un laboratoire américain qui n’en apprendrait d’ailleurs pas grand-chose.
  
  Malko attendit que Héloïse soit moins entourée pour s’approcher d’elle et lui tendre une enveloppe.
  
  — Vous vous souvenez de la cabine téléphonique de la Côte des Neiges d’où Youssouf Mohammad a appelé Léo Monbouquette ? demanda-t-il.
  
  — Oui, bien sûr. Pourquoi ?
  
  — Il y a dans cette enveloppe deux relevés téléphoniques. L’un de cette cabine, l’autre du téléphone de Léo Monbouquette. Ils prouvent sans contestation qu’il a attendu un quart d’heure avant de nous prévenir, lorsque Youssouf Mahammad l’a appelé. Vous donnerez cela à votre chef.
  
  — Tabernacle ! Le salaud ! fit Héloïse à voix basse.
  
  — Je vais vous laisser à vos nouveaux amis, lui glissa Malko. Ils vous amèneront au San Regis où la Company vous a retenu une suite. Je viendrai vous chercher vers neuf heures pour dîner au Cirque.
  
  *
  
  * *
  
  Malko appuya sur le bouton de la suite 1624, déclenchant un timbre musical à deux tons. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard sur Héloïse Boisbriand, ses longs cheveux blonds relevés en chignon. Elle portait toujours la décoration du FBI, mais celle-ci était épinglée sur l’époustouflante robe de vinyl noir, juste entre les deux zip donnant accès aux seins de la jeune femme.
  
  Héloïse Boisbriand, ses yeux dans les yeux dorés de Malko, lui adressa un sourire complice et dit simplement :
  
  — Vous aussi, vous avez droit à une récompense.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Engagé volontaire.[Ret]
  
  [2] Combattants tchétchènes.[Ret]
  
  [3] Bon Dieu.[Ret]
  
  [4] Services russes.[Ret]
  
  [5] Environ 4000 dollars US.[Ret]
  
  [6] Bonsoir ![Ret]
  
  [7] C’est bon ![Ret]
  
  [8] Islamic Relief Organization.[Ret]
  
  [9] Bien joué.[Ret]
  
  [10] Milli Istihradate Tefkiati (Services turcs).[Ret]
  
  [11] Au nom de Dieu, le Tout-Puissant, le Miséricordieux.[Ret]
  
  [12] Ancien nom d’Istanbul.[Ret]
  
  [13] Voir SAS n® 1, SAS à Istanbul.[Ret]
  
  [14] Voir SAS n® 119, Le Cartel de Sébastopol.[Ret]
  
  [15] Sorte de pizza.[Ret]
  
  [16] Fils de pute ![Ret]
  
  [17] Bite de cheval ![Ret]
  
  [18] Étranger.[Ret]
  
  [19] Bonjour, M. John ![Ret]
  
  [20] Sorte de tchadors.[Ret]
  
  [21] C’est une possibilité très sérieuse.[Ret]
  
  [22] Voir SAS n® 125, Vengez le vol 800.[Ret]
  
  [23] Voir SAS n® 119, Le Cartel de Sébastopol.[Ret]
  
  [24] Voir SAS n® 1, SAS à Istanbul.[Ret]
  
  [25] Nettoyage.[Ret]
  
  [26] S’il vous plaît ![Ret]
  
  [27] Mouvement d’extrême droite.[Ret]
  
  [28] Descendant de merde ! Fils de pute ![Ret]
  
  [29] Enfoiré de merde ! C’est un animal ![Ret]
  
  [30] Maquereau.[Ret]
  
  [31] Fils d’âne.[Ret]
  
  [32] Services britanniques.[Ret]
  
  [33] Intelligence Service pakistanais.[Ret]
  
  [34] Service de renseignements afghans communiste.[Ret]
  
  [35] Environ 120 Francs.[Ret]
  
  [36] Pourquoi me suivez-vous ?[Ret]
  
  [37] Service canadien de renseignements et de sécurité.[Ret]
  
  [38] Fausse.[Ret]
  
  [39] Gendarmerie royale canadienne.[Ret]
  
  [40] Les enculés ![Ret]
  
  [41] Ne déconnez pas ![Ret]
  
  [42] Cheval sauvage.[Ret]
  
  [43] Mélange de scotch et de Porto.[Ret]
  
  [44] La boule n® 8 noire est celle qu’il ne faut envoyer qu’en dernier dans le trou, sous peine de perdre la partie.[Ret]
  
  [45] FBI.[Ret]
  
  [46] Ne bougez plus ![Ret]
  
  [47] Vite ![Ret]
  
  [48] Bon Dieu ! Je vais faire un épouvantable scandale ! Je vais faire virer cet enfoiré de sa boîte ![Ret]
  
  [49] Assemblée.[Ret]
  
  [50] Stop ! Vous êtes en état d’arrestation ! Restez dans votre véhicule, les mains sur le volant ![Ret]
  
  
  
  
  
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