Guennadi Yaroslav, contrakniki [1] au 2e bataillon de la 166e brigade d’infanterie motorisée de l’armée russe, la « colonne Boudanov », était tapi derrière un mur de caisses de munitions vides. Il risqua un coup d’oeil en direction de la piste boueuse qu’il était chargé de surveiller, et qui zigzaguait depuis le bourg de Shali jusqu’au bivouac de la « colonne Boudanov ».
Ne distinguant aucun mouvement, il se replongea dans son travail.
Avec application, il s’efforçait d’enfiler sur un mince fil de fer une douzaine d’oreilles humaines entassées sur son béret vert. Il les avait récupérées sur des boiviki [2] tués lors d’accrochages, avec l’espoir de tirer quelques roubles de ce macabre collier, de quoi se payer de la vodka, auprès d’un des rares journalistes qui couvraient la guerre dans ces parages, ou bien quand il irait en permission à Rostov. Éclaireur à la 3e compagnie, Guennadi Yaroslav avait coupé lui-même ces oreilles à des Tchétchènes qu’il avait tués. Cela faisait partie des petits bénéfices de la guerre, comme le pillage et le viol. Il s’était engagé pour gagner un salaire, son usine ayant mis la clef sous la porte. Il n’était pas particulièrement cruel et ne haïssait pas spécialement les Tchétchènes, même si, pour avoir vu tomber des camarades, il disait vouloir tous les tuer et les couper en morceaux. Bien sûr, si on lui en avait donné l’ordre, il l’aurait fait. Mais cette sale guerre où on ne voyait jamais l’adversaire émoussait la sensibilité. Les morts dans la boue, les mines, le sang, les hurlements des blessés et surtout la peur, la peur au ventre, qui générait le désir frénétique de tuer pour ne pas être tué, faisaient des soldats des machines meurtrières.
Depuis trois mois, la « colonne Boudanov » – mille hommes et une centaine de blindés – pacifiait la Tchétchénie, traquant les insaisissables boiviki, bombardant, brûlant les villages, sautant sur les innombrables mines. La halte au pied de Shali était pain béni, un répit dans un long cauchemar.
La colonne arrivait de Belkator, où deux de ses blindés avaient sauté sur des mines. Guennadi Yaroslav avait dû rabattre son bonnet de laine noir sur ses oreilles pour ne plus entendre les hurlements d’un de ses camarades, éventré, qui se vidait de son sang sur la plage arrière d’un blindé.
En s’immobilisant aux abords de Shali, les hommes de la 166e brigade avaient appris une bonne nouvelle : le général Boudanov allait tenter de négocier avec les Tchétchènes la reddition de ce village.
Guennadi Yaroslav était chargé d’annoncer l’arrivée des négociateurs tchétchènes. En attendant, il planta son fil de fer aiguisé dans la quatrième oreille et l’enfila. Grâce au froid, elle ne sentait pas trop. Avant de s’attaquer à la suivante, il jeta de nouveau un coup d’oeil par-dessus son parapet improvisé. Cette fois, il distingua deux véhicules sur la piste descendant de Shali. Il prit ses jumelles et cadra deux Mercedes noires. Il se leva aussitôt et courut jusqu’au P.C. de la colonne, entouré de sacs de sable et de blindés.
Le général Piotr Boudanov, assis sur une chaise, sanglé dans une tenue de combat verdâtre toute neuve, était en train de boire son thé, tout en téléphonant.
— Je crois qu’ils arrivent, général, annonça Guennadi Yaroslav.
— Karacho ! lança le général. Je viens.
Guennadi Yaroslav repartit vers son poste d’observation, zigzaguant entre les blindés, les camions, les caisses de munitions et les soldats en train de se reposer sur des toiles étendues à même le sol. Une grue était en train d’arracher un moteur aux entrailles d’un canon automoteur. À son côté, trois soldats, s’accompagnant d’une guitare, chantaient à tue-tête une vieille chanson mélancolique en hommage à leurs camarades disparus.
« Ils n’ont pas cueilli les fleurs, ni embrassé les lèvres des jeunes filles… »
Juste avant d’arriver à son poste, Guennadi Yaroslav tomba en arrêt devant deux de ses camarades en train d’achever de dépecer un chien, pour le faire cuire ! Horrifié, il leur lança :
— Bolchemoi [3], mais c’est notre chien ! La mascotte de la 3e compagnie. Pourquoi vous l’avez tué ? Il était sympa… L’un d’eux, un Ukrainien, se contenta de grommeler :
— On avait envie de bouffer un peu de viande…
Revenu à son poste, Guennadi Yaroslav reprit ses jumelles. Les deux Mercedes avançaient lentement. Le genre d’arrangement qui se préparait était courant dans cette guerre de Tchétchénie. Tout le monde y gagnait : les boiviki qui pouvaient s’éclipser avec leurs armes, et les Russes qui ne subissaient pas de pertes. En plus, la transaction comportait toujours le versement d’une somme d’argent en dollars par les Tchétchènes. Les officiers russes se partageaient le prix de la reddition des villages, au prorata de leur grade. Les soldats n’en étaient même pas jaloux : tout ce qu’ils désiraient, c’était rentrer chez eux intacts.
Guennadi Yaroslav caressa au fond de sa poche deux cartouches trouvées sur le corps d’un combattant tchétchène. Les balles avaient été sciées, afin de causer plus de dégâts… Il pria silencieusement pour que les choses se passent bien, et vérifia d’un coup d’oeil le lieu de la négociation. Au milieu d’une prairie rabougrie, mangée par le gel, on avait installé une table pliante, des caisses de munitions comme sièges pour les Tchétchènes et une chaise tournante métallique pour le général Boudanov.
Minable camp du Drap d’Or…
Les deux Mercedes n’étaient plus qu’à cinq cents mètres. Elles finirent par s’arrêter un peu à l’écart.
Trois des portières de la première s’ouvrirent en même temps, le chauffeur restant au volant. Deux hommes sortirent d’abord, bonnet de laine, vague tenue militaire, bardés de chargeurs et de bandes de munitions. L’un avait une Kalach, l’autre un fusil-mitrailleur Poulimiot. Ensuite émergea de l’arrière un homme en costume noir et chemise blanche, sans cravate, portant une abondante chevelure noire, des lunettes noires, une moustache et une barbe fournie.
Un « commandant » tchétchène.
Il alla s’asseoir sur une des caisses, ses deux gardes du corps derrière lui. Quelques soldats s’étaient rapprochés, curieux. C’était excitant de voir en chair et en os ces boiviki d’habitude invisibles.
De la seconde Mercedes sortit d’abord un vieillard coiffé de la traditionnelle chapka tchétchène en astrakan gris. Derrière lui, surgit un homme trapu en battle-dress, un pistolet accroché à sa hanche, le front ceint d’un bandeau vert couvert d’inscriptions arabes. Son épaisse moustache cachait presque complètement sa bouche. Guennadi Yaroslav n’en croyait pas ses yeux. Il avait souvent vu à la télévision et dans les journaux la photo de cet homme : Hussein Khaddad, un wahhabite, combattant arabe venu d’Arabie Saoudite, prétendait-il, afin de mener le djihad, la guerre sainte, aux côtés de ses « frères » tchétchènes. On l’avait souvent vu parader à côté de Chamyl Bassaiev, le « commandant » tchétchène qui était depuis la première guerre en Tchétchénie, en 1995, la bête noire du FSB [4]. Un homme dont le gouvernement russe avait mis la tête à prix pour 100 000 roubles [5].
C’étaient ces deux hommes qui avaient commencé la seconde guerre de Tchétchénie, durant l’été 1999, en s’emparant de villages dans le Daghestan voisin, pour y établir l’ordre islamique. Chamyl Bassaiev, vaincu dans la course à la présidence de la Tchétchénie par Rouslan Maskhadov, après la première guerre en 1995-1996, n’avait jamais abandonné la lutte armée contre les Russes.
Renforcé dans sa détermination par Hussein Khaddad, il avait donc relancé la guerre dans le Caucase, conflit qui, dès le mois de septembre 1999, s’était élargi du Dagestan à la Tchétchénie. Depuis, les boiviki tchétchènes se battaient pied à pied contre une offensive russe massive, appuyée par des blindés, des hélicoptères et des avions.
L’homme alla s’asseoir paisiblement sur une des caisses de munitions et rajusta son bandeau.
Guennadi Yaroslav se dit que, d’une seule rafale de sa Kalach, il pouvait devenir célèbre. Mais ce n’était pas les ordres… Les trois hommes s’étaient installés sans un mot, sûrs d’eux. Au milieu de mille soldats russes équipés de blindés, d’artillerie et d’hélicoptères de combat.
Un quatrième les rejoignit, restant debout derrière eux. Un civil en chapeau mou, cravate, engoncé dans un manteau de cuir noir tombant jusqu’au sol. Quelques instants plus tard, le général Boudanov arriva à grandes enjambées et lança d’une voix de stentor :
— Dobrevece ! [6]
— Dobrevece, répondirent en choeur les Tchétchènes.
Un soldat apporta sur un plateau une théière et des gobelets métalliques qu’il remplit, avant de se retirer. D’un geste sec, le général Boudanov intima l’ordre aux soldats qui traînaient autour d’eux de s’éloigner, et la discussion commença. Les Tchétchènes et le général russe, distants de plusieurs mètres, de part et d’autre de la table, étaient obligés de parler fort pour s’entendre. Parfois, dans le lointain, on percevait des détonations ou des explosions, mais rien ne bougeait sur la ligne de crêtes protégeant Shali. Guennadi Yaroslav se remit à la fabrication de son collier d’oreilles, priant pour que les chefs parviennent à un accord.
*
* *
Le crépuscule tombait, noyant les contours des collines. Les blindés immobilisés ressemblaient à de gros animaux patauds. Une fusée rouge s’éleva dans le ciel, à un kilomètre, et un soldat allongé sur une toile à même le sol hurla dans un téléphone de campagne :
— Commencez le tir, à 130. Même si vous ne voyez rien.
Guennadi Yaroslav, de son observatoire, observait anxieusement la discussion entre les commandants tchétchènes et son général. Aux éclats de voix du début avait succédé une conversation feutrée, parfois tendue, entrecoupée de brusques silences. Le général Boudanov fumait cigarette sur cigarette sous le regard impassible de ses interlocuteurs. Le contraknïki se demanda soudain si toute cette comédie n’était pas simplement destinée à endormir la méfiance des Tchétchènes afin de permettre une attaque surprise.
Soudain, les choses parurent s’accélérer. Le général et ses invités se levèrent tous ensembles et échangèrent de longues poignées de main. Le vieillard à la chapka prit la main de l’officier russe entre les siennes et s’inclina longuement.
Le général Boudanov se retourna et cria à son ordonnance :
— Vladimir, va chercher la caisse qui se trouve à l’arrière de mon command-car.
Guennadi Yaroslav sentit son coeur se réchauffer. C’était bon signe ! Si on en arrivait aux cadeaux, c’est qu’il y avait un accord. Les Tchétchènes réclamaient souvent de la vodka ou des antibiotiques. Les Russes, de l’argent. Dans ce pays détruit, aplati sous les bombes, il circulait une quantité incroyable de dollars…
Le vieux s’éloigna vers sa voiture et s’y installa.
Isa Khamadov, l’homme aux lunettes noires, se retourna vers le Tchétchène en manteau de cuir et échangea quelques mots avec lui. Ce dernier marcha jusqu’à la seconde Mercedes, ouvrit le coffre et revint, portant deux gros attachés-cases noirs qu’il posa devant Isa Khamadov. Presque aussitôt, deux soldats apparurent, chargés d’un container noir de la taille d’une caisse d’obus. Ils le posèrent devant le général Boudanov et repartirent. L’officier russe attendit qu’ils se soient éloignés pour adresser quelques mots à voix basse à ses deux interlocuteurs. Chacun d’eux prit un des attachés-cases et le plaça devant la chaise du général.
Celui-ci se rassit, ouvrit un attaché-case et y plongea aussitôt la main. Il en sortit une épaisse liasse de billets qu’il examina rapidement avant de la remettre en place. Il fit ensuite de même pour le second attaché-case, referma les deux et lança un seul mot :
— Karacho ! [7]
Isa Khamadov se tourna alors vers ses gardes du corps qui se saisirent du container noir et l’emportèrent pour le déposer dans le coffre de leur Mercedes. Ils furent rejoints par Hussein Khaddad qui examina longuement l’objet avant de refermer le coffre. De loin, il adressa un signe amical au général russe, et tous les Tchétchènes s’engouffrèrent dans les deux voitures qui repartirent aussitôt.
Le général Boudanov, lui, se dirigea vers son P.C., un attaché-case dans chaque main. Vladimir, son ordonnance, se précipita pour les lui prendre des mains. Il les plaça ensuite à l’arrière du command-car, les dissimulant sous une couverture.
Le général Boudanov grimpa sur une chaise, tira trois coups de pistolet en l’air pour attirer l’attention et lança de sa voix de bronze :
— Soldats, les « bandits » tchétchènes se sont rendus à mes arguments ! Demain à l’aube, nous entrons dans Shali où le maire nous remettra les armes détenues par les administrés. Personne ne se fera tuer pour Shali !
La plupart des soldats avaient assisté de loin à la discussion et étaient sans illusion : confrontés aux chars, à l’artillerie et aux hélicoptères de combat, les « bandits » tchétchènes avaient préféré acheter leur permission de fuir. Quant à Boudanov, il devait regagner Moscou deux ou trois semaines plus tard. Il saurait sûrement y faire fructifier la « rançon » tchétchène. C’était la coutume. En Tchétchénie, les officiers vendaient tout pour arrondir leur maigre solde, et personne ne s’en offusquait. D’ailleurs, était-ce bien une vraie guerre ? Les soldats de la 166e brigade, pauvres bougres arrachés à la misère, s’en moquaient du moment qu’on les laissait piller et violer un peu.
Tout cela était dans l’ordre des choses.
Ceux qui avaient planqué un peu de vodka décidèrent d’ouvrir leurs bouteilles pour fêter la « prise » de Shali.
*
* *
Les blindés de la « colonne Boudanov » cahotaient dans un chemin creux dominé par un petit bois clairsemé, émettant à chaque accélération des nuages de fumée bleue comme on lâche un pet. Abrutis par un soleil inattendu en cette saison, des grappes d’hommes s’entassaient sur chaque blindé. En cas de rencontre avec une mine, c’était moins dangereux que d’être à l’intérieur, voué alors à une mort plus que certaine. Les moteurs rugissaient, les camions dérapaient, les blindés grondaient. Deux gros hélicos, les moignons d’ailes alourdis de roquettes, passèrent à basse altitude, couvrant un bref instant les chansons sirupeuses de Radio Moscou qui émanaient d’un transistor poussé à fond.
La centaine de véhicules s’allongeait sur trois kilomètres. La « colonne Boudanov » avait quitté Shali le matin à l’aube, y laissant un détachement pour contrôler le bourg. Selon le deal passé avec les « commandants » tchétchènes, tout s’était déroulé sans un coup de feu. Les soldats de la 166e brigade avaient retrouvé le goût du poulet et avaient pu se laver. Hélas, les meilleures choses ont une fin : la colonne venait de s’ébranler en direction de Bamout, autre localité d’où il fallait « déloger » un groupe de « bandits », à quelques kilomètres de la frontière ingouche. Secrètement, les soldats priaient pour que leur chef puisse conclure le même accord qu’à Shali. Même s’il s’enrichissait un peu plus.
En tête, venait le command-car du général Boudanov, dont les quatre roues peinaient dans les ornières. Le général somnolait, la casquette de toile vissée sur la tête, se retournant parfois pour vérifier la présence des deux précieux attachés-cases. La veille au soir, il en avait retiré plusieurs liasses de billets de cent dollars, pour les dissimuler sous son épaisse veste molletonnée. Non qu’il craigne de se faire voler : son unique étoile le protégeait de tout et l’armée russe était aussi disciplinée que l’ex-Armée rouge. Mais il avait besoin de sentir contre lui le contact de ces précieuses liasses qui allaient changer sa vie. Il ne parvenait pas encore à y croire !
C’était comme un miracle, un rêve.
Deux mois plus tôt, lorsqu’on lui avait proposé cette affaire, il n’y avait pas cru. Les événements lui avaient donné tort. Désormais il était presque aussi riche que le général Pavel Gratchev qui, en 1991, avait vendu tout le matériel de l’Armée rouge stationnée en Allemagne de l’Est. Piotr Boudanov ne ferait pas de vieux os à Moscou. Il voulait du soleil, encore du soleil, des femmes, l’Occident. Profiter de ces beaux dollars gagnés si facilement.
Secoué par un cahot, il ouvrit les yeux et son regard se fixa sur quelque chose de brillant dans le bois qui dominait la piste. Il entendit une faible détonation, comme un départ de mortier, et il aperçut une traînée rougeâtre qui se dirigeait vers son véhicule.
— Bolchemoi !
Son exclamation fit sursauter le chauffeur qui, à son tour, vit ce qui se passait : un missile filoguidé antichar « Faggott », l’équivalent russe du « Milan » français, fonçait sur le command-car !
Le général Boudanov, encore perdu dans ses rêves – il allait acheter une maison aux Bahamas, jouer au casino, s’offrir des femmes magnifiques. Vivre, enfin ! Et au soleil ! –, poussa un cri étranglé.
Le command-car explosa dans une gerbe de flammes, immobilisant la colonne. Après quelques secondes de stupéfaction, les soldats sautèrent sur leurs armes et tout ce qui pouvait tirer se déchaîna. Les canons des chars, les Poulimiot, les mitrailleuses lourdes, les Kalach. Un vacarme abominable. Les projectiles déchiquetaient les arbres, faisaient jaillir des fragments de rocher, soulevaient des nuages de neige. Tous les soldats allongés sur les blindés avaient sauté à terre et s’efforçaient de se confondre avec le fossé. Enfin, les coups de feu s’espacèrent, faute de réplique. Un sous-officier lança une poignée d’hommes à l’assaut du bois, couverts par le feu nourri des autres. Un capitaine s’époumonait dans une radio, réclamant des hélicos.
Engluée dans le chemin étroit, la « colonne Boudanov » n’était plus qu’un immense serpent de ferraille hérissé de flammes rouges. Le calme ne se rétablit que vingt minutes plus tard. Les hommes lancés dans le bois revinrent bredouilles, sans avoir tiré un coup de feu. Les boiviki s’étaient évanouis dans la nature, comme d’habitude.
On fit le point des pertes et on découvrit qu’un seul « Faggott » avait été tiré, sur le command-car du général Boudanov. De celui-ci, il ne restait qu’une carcasse fumante. Le général et son chauffeur n’étaient plus que des formes noirâtres, rabougries, méconnaissables. Un colonel s’approcha du véhicule détruit et sursauta.
En plus des débris de ferraille, le sol était jonché de bouts de papier vert ! Il se baissa et en ramassa un. C’était des lambeaux de billets. Des dollars. Il y en avait partout, jusque dans les arbres ! Et soudain, le colonel aperçut, un peu plus loin, des paquets de billets, en liasses intactes. Un des deux attachés-cases avait été projeté hors du command-car par l’explosion et n’avait pas brûlé, répandant son contenu un peu partout.
Ce coin perdu de Tchétchénie s’était transformé soudain en mine de dollars ! La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre ! Les soldats accoururent de toute la colonne, abandonnant leurs véhicules et leurs armes, avec une seule idée : les dollars ! Une nuée de sauterelles grattant la neige, fouillant le sol à mains nues, s’écartant de plus en plus des blindés.
Si les Tchétchènes étaient revenus, c’eût été un massacre. Toute discipline abolie, les soldats russes se battaient entre eux, s’arrachant les billets et les liasses. Les moins heureux ramassaient même des morceaux de billets déchiquetés dans l’espoir de les recoller.
La curée dura longtemps. Une fois le sol nettoyé comme par un vol de sauterelles, les soldats consentirent à regagner leurs postes et la « colonne Boudanov » se remit enfin en route, emportant sur deux civières de toile ce qui restait du général Boudanov et de son chauffeur. Deux hélicoptères M16 surgirent enfin, au ras des arbres, les paniers de roquettes pleins, sans trouver d’objectif.
Installé dans le blindé de tête, le colonel Zoubar n’arrêtait pas de se tâter pour sentir les liasses de billets rescapées de l’explosion. Il n’en revenait pas encore. Bien sûr, il n’avait pas eu le loisir de les compter : ce n’était pas le moment d’exciter les convoitises. Mais il y avait dans ces attachés-cases une somme considérable, cela il en était sûr. Pourquoi les Tchétchènes avaient-ils donné autant d’argent pour un simple bourg comme Shali ?
Cahoté, rassuré par la présence des hélicos, il continua sa réflexion. Cette attaque était bizarre. En dehors du « Faggott », il n’y avait pas eu un seul coup de feu tiré. Pourtant, les soldats étalés sur les blindés étaient des cibles faciles.
On aurait dit que seul le général Boudanov avait été visé…
D’habitude, les Tchétchènes frappaient le premier véhicule d’un convoi et se déchaînaient ensuite sur les autres, bloqués dans leur progression… Les hélicos réapparurent, n’ayant rien décelé. Le colonel Zoubar se demanda pourquoi les Tchétchènes auraient voulu tuer le général Piotr Boudanov. Pas pour lui reprendre son argent… en partie transformé en fumée.
Une idée se fit lentement jour dans son esprit. Le général Boudanov avait peut-être obtenu ses dollars pour autre chose que la prise de Shali. Mais qu’est-ce qui pouvait valoir autant d’argent ?
CHAPITRE II
William Green arrêta sa voiture derrière une ambulance garée en double file dans la rue Amadolou, en face d’un immeuble ne portant aucune marque extérieure. C’était pourtant une clinique privée, en plein quartier populaire de Sirinevler, non loin de l’autoroute E5 menant à l’aéroport d’Istanbul. La pluie rendait la circulation encore plus difficile. Pour William Green, les véhicules garés en double file, les taxis zigzaguant dans tous les sens, les piétons traversant n’importe où, les charrettes à bras se traînant au milieu de la chaussée représentaient un stress insupportable… Il avait mis plus d’une heure pour venir du consulat américain, où se trouvait l’antenne locale de la CIA. Il avait nettement l’impression de ne pas se trouver en Europe, bien qu’on soit sur la rive ouest du Bosphore.
L’Américain baissa les yeux sur son énorme Breitling Headwind : deux heures trente. Il était pile à l’heure pour le rendez-vous fixé par l’interprète fournie par la station, Gulush Kartal, une grande jeune femme brune qu’il avait rencontrée brièvement le matin même. Elle possédait la qualité rare de parler tchétchène, en plus du turc et de l’anglais. Grâce à sa mère, venue de Grozny quarante ans plus tôt.
Brutalement angoissé à l’idée d’être en retard, William Green sortit de sa voiture et poussa la porte de la clinique privée, débouchant sur une grande salle encombrée de malades attendant sagement sur des bancs. Pas de Gulush Kartal. Il ressortit, juste à temps pour voir un taxi stopper devant la clinique. Gulush Kartal en émergea, s’emmitouflant dans une canadienne qui dissimulait une longue robe marron sans forme. Elle portait des bottes, pas de maquillage et ses cheveux disparaissaient sous un foulard. La pluie redoublait, glaciale. Istanbul, l’hiver, ce n’était pas la joie. L’interprète paya le taxi et s’avança avec un sourire.
— Excusez-moi, je ne trouvais pas de taxi. La pluie.
— C’est bien là ? demanda anxieusement l’Américain.
— Les gens de l’IRO [8] me l’ont dit. Ils m’ont conseillé d’y aller directement. Les Tchétchènes sont un peu paranos : ils voient des ennemis partout. Quand on se fait bombarder et massacrer à longueur de temps, on a quelques excuses… Ils sont dans la chambre 408. J’ai dit à l’IRO que vous étiez un journaliste du Washington Post, en train d’enquêter sur les exactions russes en Tchétchénie. Ça, ils aiment.
L’IRO était une organisation non gouvernementale islamique financée officiellement par des dons privés de sympathisants – gouvernements ou individus – qui se consacrait à l’aide aux musulmans en détresse. Elle avait déjà été très présente en Bosnie, basée à Zelitza, et, depuis les accords de Dayton qui avaient mis fin à la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie, se consacrait à la Tchétchénie. Elle y envoyait des vivres, des médicaments et des médecins, et prenait en charge, à Istanbul, le traitement et les prothèses d’un certain nombre de blessés tchétchènes. Aidée en cela par la municipalité d’Istanbul, contrôlée par le parti islamiste turc.
— Well done [9], approuva William Green.
Il s’intéressait bien à la Tchétchénie, mais pas comme journaliste. La Direction du Renseignement de la Central Intelligence Agency l’avait lancé deux mois plus tôt dans une enquête ultra-secrète qui l’avait déjà mené de Moscou à la Turquie, en passant par le Pakistan et la Géorgie. Gulush Kartal ignorait d’ailleurs le but véritable de sa présence à Istanbul, n’ayant pas de « clearance » pour un tel secret. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il tenait à rencontrer un « commandant » tchétchène, Isa Khamadov, soigné en Turquie pour de graves blessures. Gulush Kartal avait travaillé longtemps comme attachée de presse à l’ambassade américaine d’Ankara et s’était fait apprécier pour son sérieux. Elle aidait souvent les industriels américains à faire du « lobbying » auprès des Turcs. Finalement, après avoir divorcé, elle avait quitté Ankara pour Istanbul où elle travaillait en free-lance.
Évidemment, William Green aurait pu demander l’assistance du MIT [10], les services turcs qui n’avaient rien à refuser aux Américains, mais l’affaire était trop « sensible » pour les alerter.
— On y va ? proposa Gulush Kartal, rajustant son foulard sur ses cheveux noirs. William Green comprit pourquoi en pénétrant dans la clinique. Toutes les infirmières étaient « bâchées » de foulards blancs ne laissant apparaître que leur visage. On était dans un fief islamique pur et dur, les hommes portaient tous la barbe. Ignorant le bureau d’accueil, Gulush Kartal se dirigea vers les ascenseurs.
— Vous savez où il se trouve ? demanda William Green.
— Au quatrième.
Pendant plusieurs jours, Gulush Kartal avait interrogé les organisations humanitaires installées à Istanbul pour savoir où trouver des blessés tchétchènes évacués clandestinement à travers la Géorgie et soignés dans des cliniques privées. Sa quête l’avait conduite à l’IRO. Les Turcs étaient officiellement du côté de Moscou, mais la municipalité d’Istanbul était, elle, islamiste, et fermait les yeux sur beaucoup de choses, au nom de la solidarité musulmane.
Au quatrième étage, trois infirmières « bâchées » trônaient derrière un bureau. Gulush Kartal s’adressa en turc à l’une d’entre elles qui lui indiqua un couloir, à gauche.
William Green retenait son souffle. Il allait enfin rencontrer l’homme qui détenait probablement la clef du mystère qu’il cherchait à éclaircir depuis plusieurs semaines. Gulush Kartal frappa à la porte de la chambre 408 et une voix d’homme cria d’entrer, en turc. William Green se glissa derrière la jeune femme et sa joie tomba d’un cran.
Il y avait huit hommes dans la chambre ! Entassés sur deux lits et différents sièges. Tous en survêtement, et tous amputés d’un membre au moins, couverts de bandages. Le musée des horreurs…
Un boivik assis sur le lit n’avait plus de pied gauche, plus de bras droit et à la main gauche un énorme pansement, encore plein de sang. La jambe de son voisin s’arrêtait au-dessous du genou. À travers le pansement mal fait, on pouvait voir les poils noirs qui avaient repoussé sur le moignon. Un troisième arborait, à la place du genou, un assemblage de métal sorti tout droit de chez le docteur Frankenstein !
L’Américain éprouva un second choc : tous les hommes présents avaient le crâne rasé et ne portaient pas de barbe !
Or, sur les photos qu’on lui avait communiquées, l’homme qu’il recherchait avait une abondante chevelure et une barbe noire. Il examina les visages en face de lui. L’homme qui paraissait répondre au signalement était en survêtement bleu, et avait perdu la jambe droite et le bras gauche. Mais comment être certain que ce soit lui ?…
Pendant quelques instants, ils se regardèrent tous en chiens de faïence. Visiblement, les boiviki ne s’attendaient pas à leur visite…
— Dites-leur qui nous sommes ! demanda William Green.
Un des Tchétchènes attrapa un portable suspendu aux barreaux d’un des lits et composa un numéro. Les autres paraissaient pétrifiés. Le boivik au moignon velu, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, semblait fasciné par Gulush. Il s’adressa à elle d’une voix douce, dans un turc hésitant, qu’elle traduisit aussitôt :
— Ils n’ont pas le droit de parler aux étrangers. Son ami vient d’appeler leur interprète. C’est lui qui décide. Il sera là dans un quart d’heure.
Le jeune Tchétchène termina sa tirade avec un sourire ravi. Il était très beau, avec des traits fins, des yeux bleus étirés, une bouche bien dessinée. Le regard toujours glué à Gulush, il ajouta quelque chose.
— Il s’appelle Djokhar, traduisit la Turque. Il nous propose d’attendre ici et de boire un thé.
— Ne leur dites pas que vous parlez tchétchène, conseilla William Green. Je voudrais savoir le nom de celui qui est en survêtement bleu et qui est amputé de la jambe droite et du bras gauche, à hauteur du mollet.
Djokhar avait sauté sur ses béquilles et, dans un équilibre acrobatique, il apporta un gobelet de thé à la jeune femme. Les autres demeuraient muets, intimidés ou méfiants. Djokhar se rassit, à même le sol, et Gulush Kartal lui demanda de raconter son histoire, qu’elle traduisit au fur et à mesure.
— Il a sauté sur une mine, près de Chatoi. Par chance, il y avait quelqu’un de l’IRO pas loin. Ils lui ont fait franchir clandestinement les lignes russes jusqu’en Géorgie. À Tbilissi on l’a mis dans un bus pour Istanbul. Dix heures de route. Il grille de repartir se battre.
— Sans pied gauche ? objecta William Green.
À peine Gulush eut-elle traduit que le boivik répondit fièrement.
— Il dit qu’il n’a pas besoin de son pied pour se servir de sa Kalach. Et si Allah lui a laissé la vie, c’est pour qu’il continue à se battre pour Lui.
William Green hocha la tête, impressionné par la détermination de ces jeunes gens qui, pourtant, avaient déjà tous payé un lourd tribut à leur foi. C’était des purs, qui vivaient leur religion. Dans la chambre, on ne voyait que des « soft drinks » et du thé. Personne ne fumait. Djokhar était le seul à sembler ému par la présence d’une femme. L’Américain se dit qu’il touchait du doigt, concrètement, la guerre sainte, le djihad mené par les plus fanatiques des musulmans. Ces jeunes gens amaigris, brisés, blessés, étaient prêts à repartir au combat contre les ennemis que leurs chefs religieux leur désigneraient. Aujourd’hui, c’était les Russes, demain, cela pouvait être les Américains, les Israéliens, ou tous ceux considérés comme « impurs et mécréants ».
Ce qui faisait du monde…
Les Services américains savaient que l’ennemi numéro un des radicaux islamistes était l’Amérique. Même s’ils ne dédaignaient pas de s’engager sur des fronts secondaires, comme la Bosnie, le Kosovo ou la Tchétchénie. C’était une guerre mondiale. La première croisade du XXIe siècle. Menée par des gens de différentes nationalités, unis par leur fanatisme. Devant ces boiviki, on prenait conscience qu’il ne s’agissait pas d’un danger théorique, mais d’une menace bien réelle. Concrète. L’enquête de William Green n’en prenait que plus d’importance.
Le bruit de la porte qui s’ouvrait brisa le silence pesant. Un jeune homme à la tête ronde et aux cheveux frisés, en pull gris et blue-jeans, se présenta :
— Je m’appelle Fayik Agça, dit-il en turc à Gulush. Je travaille à l’IRO et je suis l’interprète de ces « frères » qui ne parlent pas turc. On m’avait parlé de vous à la permanence, mais je pensais que vous téléphoneriez avant de venir. Ce monsieur est journaliste ? Que veut-il savoir ?