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Jouez serré, M. Coplan

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  No 1968 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Bien planté sur ses jambes écartées, les poings aux hanches, Raymond Besnard leva les yeux pour jeter un regard vers le derrick qui, à l’extrémité de la plate-forme, dressait sa fine pyramide métallique. L’arbre de la sonde tournait rond. Enduit de graisse, il actionnait inlassablement le trépan qui s’enfonçait dans le sol sous-marin à quelque deux mille mètres de profondeur. Quand donc enverrait-il vers la surface des boues imprégnées d’hydrocarbures annonçant la découverte d’un gisement de pétrole ?
  
  Le problème n’intéressait Besnard que sur un plan purement technique, tout comme il intriguait les autres membres du personnel affecté à « Cassiopée ». Chaque jour, ils épiaient la tête de l’ingénieur et du géologue qui analysaient les échantillons remontant dans les tubes car cette attente, à la longue, devenait crispante.
  
  Ramenant les yeux vers l’étendue marine, Besnard essaya de se faire une idée de la prochaine évolution du temps. Le ciel était plombé, la brise modérée, la houle, du nord au sud, assez molle. A vue de nez, pas de grand changement à prévoir dans les douze heures à venir.
  
  Mieux valait, pourtant, s’en assurer. Serré dans la salopette brun vert qui moulait son torse puissant, Besnard fit demi-tour et, tout en se dirigeant vers le « château », il grogna quelques conseils à des hommes qui amarraient des tubes de réserve amenés une heure plus tôt par le bateau ravitailleur.
  
  Il ouvrit la porte d’acier de la station-radio, demanda à l’opérateur :
  
  - Que raconte la météo ?
  
  Davron, habitué à ces manières abruptes, récita sans tirer sa cigarette de sa bouche :
  
  - Vents du nord-ouest, force 3 à 4. Visibilité moyenne, mer calme. Mais ça ne durera pas... Une dépression est en train de se creuser sur le centre de la France, et elle va probablement nous amener du gros temps dès demain matin.
  
  - Si ce n’est que demain, ça m’est égal, rétorqua Besnard. Du moment qu’on peut procéder à l’inspection de routine...
  
  - Vous n’avez rien à craindre. Au pire, la tempête ne se lèvera que vers la fin de la nuit.
  
  - Bon. A part ça, comment va votre fiston ?
  
  Davron s’assombrit, désigna de la tête un feuillet de papier posé sur sa table, à côté du procès verbal d’écoute :
  
  - Le ravitailleur m’a apporté une lettre de ma femme. Avant-hier, le médecin refusait de se prononcer. Alors, n’y tenant plus, j’ai téléphoné... Le gamin est hors de danger, paraît-il, mais on ne sait pas encore si cette attaque de polio laissera une paralysie importante dans la jambe droite. Un beau petit gars de huit ans, vous vous rendez compte ?
  
  Besnard, arborant un faciès tourmenté, grommela :
  
  - Cré bon Dieu... C’est pas de chance. Il n’était pas vacciné, votre môme ?
  
  - Non, mais ce n’était pas notre faute. Quand on a voulu le faire, il y a trois mois, il avait de l’albumine dans les urines.
  
  Besnard hocha la tête.
  
  - Enfin, s’il est sauvé, c’est l’essentiel. Les séquelles, de nos jours, ça se répare. On est outillé pour.
  
  - Tout dépend du degré de la paralysie, objecta Davron, pessimiste. Je me souviens qu’à la télé...
  
  Il s’interrompit, haussa les épaules, puis reprit :
  
  - Vous avez raison, après tout : il vit. Je ne devrais songer à rien d’autre. Mais ici, sur cette île artificielle, on se défend mal contre les soucis. Ce que j’ai pu broyer du noir, ces derniers jours !
  
  - Tenez bon ; pour vous, ce sera bientôt la relève. A ce soir.
  
  Besnard s’en alla prévenir les plongeurs. Au loin, à quatre ou cinq milles, un chalutier traînait ses filets. Un espagnol, probablement.
  
  - Ça marche, dit Besnard aux quatre hommes qui jouaient aux cartes au bar-cantine, à l’étage inférieur. Désolé de troubler la partie, mais il faut vous équiper.
  
  Les interpellés, des gaillards athlétiques dont l’âge oscillait entre 25 et 30 ans, jetèrent sans trop de regret leur jeu sur le tapis.
  
  - On y va, émit l’un d’eux en se levant.
  
  - Je vous attendrai près de la grue bâbord, spécifia Besnard.
  
  Avant de remonter sur le deck, il s’en fut rendre une courte visite à Fabre, le chef-mécanicien. Ce dernier lisait un roman policier. En pull-over à col roulé, carré dans un fauteuil confortable, il rabaissa son livre. Besnard lui annonça :
  
  - Nous pourrions avoir un coup de tabac demain à l’aube. Je crois qu’il serait prudent de rehausser la plate-forme à partir de minuit.
  
  - De combien ?
  
  - On peut s’attendre à des creux de huit à dix mètres.
  
  La coque se trouvant, déjà, à cinq mètres au-dessus du niveau des flots, il fallait donc doubler son élévation pour la soustraire à l’impact des vagues. C’était l’affaire d’un quart d’heure.
  
  - D’accord, opina Fabre. Je mobiliserai l’équipe pour minuit tapant.
  
  - Les plongeurs vont descendre dans quelques minutes. Rien de particulier à leur demander ?
  
  Fabre réfléchit, les yeux plissés.
  
  - Non, répondit-il. Les contrôles de stabilité ne révèlent aucune défectuosité. Que vos gars s’attachent surtout à la recherche des traces de corrosion.
  
  - D’une semaine à l’autre, il n’y a pas de danger qu’elles se multiplient beaucoup.
  
  - Méfiez-vous. La rouille est notre principal adversaire, et particulièrement au sabot des piliers, aux endroits où le sable du fond racle le métal. C’est là que ça souffre le plus.
  
  - Ils ouvriront l’œil, promit Besnard. Voulez-vous appeler un grutier ?
  
  - Tout de suite.
  
  De son pas lourd qui faisait vibrer les tôles, Besnard regagna le pont puis, les deux mains appuyées sur le bastingage, il regarda vers la côte. Distante d’une quinzaine de kilomètres, elle apparaissait comme un mince ruban de sable. Hossegor, la localité la plus proche, située au nord-est, n’était pas visible, même par temps très clair.
  
  Quelques minutes plus tard, les plongeurs débouchèrent du château.
  
  Vêtus de leur combinaison de caoutchouc luisant, le masque relevé sur le front, ils tenaient leurs palmes sous le bras et divers outils dans les mains. Le grutier attachait une nacelle au crochet du câble. Besnard vint vers eux.
  
  - Examinez bien les points d’appui, recommanda-t-il. Fabre insiste là-dessus.
  
  Les intéressés acquiescèrent tout en achevant de se préparer. Alourdis par leurs bouteilles d’oxygène, marchant comme des canards à cause de leurs palmes, ils prirent successivement place dans la nacelle.
  
  Les lampes frontales dont ils étaient munis ne devant pas entrer trop brutalement en contact avec l’eau, ils furent d’abord soulevés, puis amenés en douceur près de la surface. L’un après l’autre, ils s’immergèrent, le quatrième s’en allant inspecter à la nage les parties émergées des piliers.
  
  Ces piliers triangulaires avaient une dizaine de mètres de côté. Des entretoises plus grosses que le bras reliaient leurs trois arêtes et conféraient à chacun des supports de la plate-forme une solidité à toute épreuve. L’énorme tripode constitué par ces supports atteignait 55 mètres de haut, à partir du fond de la mer, et il soutenait la charge d’environ 4 500 tonnes que représentait le ponton de forage avec ses machines, ses aménagements, son minuscule héliport et son derrick.
  
  Sous l’eau, chacun des plongeurs entama méthodiquement, lampe allumée, l’examen du pilier qui lui était assigné. Peu à peu, ils descendirent ainsi vers le fond, tournant en spirale autour des pylônes afin de dépister les défauts que pouvaient receler poutrelles et jointures. Des vents soufflant parfois à 150 km à l’heure et des vagues d’une force dévastatrice imposaient à l’ensemble de la construction des contraintes terribles : il suffisait d’une faille quelque part pour compromettre la sécurité de la monstrueuses machine et des hommes qui vivaient à son bord.
  
  L’inspection se révéla satisfaisante. Même les sabots (des cylindres creux taillés en biseau qui, servant de base aux piliers, s’enfonçaient dans le sol sablonneux) étaient intacts, comme neufs.
  
  Édifiés, les plongeurs remontèrent en respectant les paliers de décompression. Ils retrouvèrent dans la nacelle leur compagnon qui avait vérifié les parties hautes des colonnes de soutien ; la grue les ramena sur le pont tandis qu’ils se débarrassaient de leur masque respiratoire.
  
  - Alors ? s’enquit Besnard. Rien de spécial ?
  
  Tous firent des signes de dénégation. L’un d’eux marmonna :
  
  - C’est pas demain que ça bougera... La tour Eiffel est dix fois plus fragile que nos béquilles !
  
  - Tant mieux, rétorqua le contremaître. Paraît qu’on va être secoué la nuit prochaine... Merci, les gars.
  
  Il retourna à la station de radio et son regard accrocha de nouveau le chalutier, plus proche à présent, et qui tirait toujours avec obstination ses filets engloutis. « Il ne ferait pas mal de rentrer son chalut et de se tailler vers un port, celui-là... », songea Besnard. « Il devrait pourtant savoir qu’une tempête dans le golfe de Gascogne n’est jamais une rigolade. »
  
  Davron était encore de quart.
  
  - Vous pouvez informer la compagnie que l’inspection hebdomadaire a eu lieu et que tout est normal, dit Besnard. Accessoirement, signalez qu’à quatre heures de l’après-midi, le forage avait atteint la profondeur de 2 135 mètres.
  
  L’opérateur alluma illico son émetteur de phonie pendant que Besnard, tirant de la poche de sa salopette un paquet de gauloises, s’offrait une cigarette avant d’aller s’exposer au grand air du large.
  
  
  
  
  
  A minuit, comme prévu, Fabre procéda à la manœuvre d’élévation. Simultanément, les moteurs qu’on appelait « les locomotives » actionnèrent en grondant de formidables engrenages. Ces derniers, embrayés sur les crémaillères des piliers, soulevèrent lentement la plateforme, et le vacarme réveilla tous les hommes au repos.
  
  Comme hissée par des crics, elle grimpa vers le sommet de ses trois robustes pattes afin de se soustraire au déchaînement des flots.
  
  Lorsqu’elle surplomba ceux-ci à la hauteur voulue, les moteurs s’arrêtèrent. Un grand silence se creusa. Et puis, les bruits habituels du bord renaquirent ; à part les servants du derrick, les mécaniciens et le radio de service, tout le monde se rendormit.
  
  Ce fut vers cinq heures et demie du matin que le vent s’accrut de façon notable.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, Besnard résolut de se lever. La complainte rageuse de la bise dans les superstructures l’énervait. De temps à autre, un coup de bélier ébranlait les piliers et le choc se répercutait dans toute la plate-forme.
  
  Bien que l’île artificielle fût stable comme un roc, Besnard ressentait à chaque tempête l’obscure méfiance des terriens égarés sur l’océan. Il se demandait sans arrêt si certains matériels ne devraient pas être arrimés plus solidement qu’ils ne l’étaient.
  
  Parvenu sur le pont, il constata que le maître d’équipage s’était montré prévoyant : des filins tendus d’un bout à l’autre du deck permettaient de circuler sur celui-ci en s’agrippant à eux, de sorte que les risques d’être précipité à la mer par une rafale étaient considérablement réduits.
  
  Des flocons d’écume s’effilochaient sur la crête des vagues. Grises, avec des reflets glauques, celles-ci déferlaient en rangs serrés vers la côte, avant-garde moutonnière d’une houle plus ample et plus redoutable qui se gonflait au large des Cornouailles.
  
  La côte avait disparu. Sur tout l’horizon, un ciel dans lequel se déplaçaient rapidement de gros nuages noirs coiffait l’étendue liquide. Aucun bâtiment ne se profilait sur cette mer hargneuse qui charriait des odeurs d’algues.
  
  Les bras des grues, abaissés à l’horizontale et maintenus par des câbles, ne craignaient rien. Des cales de bois, de part et d’autre du tas de tubes de réserve déjà proprement ficelé, l’empêcheraient de glisser sur les tôles du pont. Quant au derrick, il pouvait résister aux plus violentes tornades.
  
  Les feux de position brûlaient encore, quoique le jour fût levé, mais Besnard ne jugea pas cette précaution superflue. Il alla jeter un coup d’œil à l’autre bout de la plate-forme, afin de voir si des outils ne traînaient pas. Lorsqu’il fit face au vent, il eut presque le souffle coupé et dut baisser la tête pour reprendre sa respiration.
  
  Non, il n’avait pas de raison de s’inquiéter : Cassiopée était prête à affronter l’ouragan, si tant est que la tempête atteindrait cette intensité.
  
  Besnard reflua donc vers la cantine, espérant qu’un steward serait là pour lui servir un bol de café.
  
  En fait, il n’était pas le premier amateur : Davron, Fabre et un autre mécanicien, assis près d’une des fenêtres, bavardaient en attendant leur petit déjeuner. Il les rejoignit et s’affala sur un siège.
  
  - Mieux vaut rester chez soi, plaisanta-t-il. A moins qu’il y ait des cocus parmi nous... Pour eux, ce serait le moment de sortir.
  
  - Besnard, vous avez des idées fixes, remarqua Fabre. On devrait vous mettre à l’amende chaque fois que vous parlez de cocus, c’est-à-dire plusieurs fois par jour. Votre subconscient serait-il obsédé par cette éventualité ?
  
  Besnard tourna vers lui une face ébahie.
  
  - Moi ? fit-il. Du diable si je pense à ça... Pour nous autres pétroliers, la vie deviendrait impossible.
  
  - Il n’y a pas que les pétroliers et les marins... Tout le monde peut devenir cocu, affirma sérieusement le second mécanicien. Moi, je connais un gars qui est ébéniste ; il travaille chez lui du matin au soir. Eh bien, ça n’empêche pas que...
  
  - On est bien parti, de grand matin, railla
  
  l’opérateur de radio. Alors, est-ce qu'il vient, ce jus ?
  
  Un choc sourd, venu des profondeurs. fit trembler les cloisons. Les quatre hommes se regardèrent, médusés. Jamais la plate-forme n’avait encaissé un paquet de mer d'une telle impétuosité.
  
  Et soudain, le plancher de la cantine s’inclina. Tous ses occupants s'accrochèrent instinctivement à la table, sans réfléchir. Mais l’inclinaison s’accéléra et une horrible angoisse s’empara d’eux. Ils dégringolèrent pêle-mêle contre la paroi opposée alors que la plate-forme tout entière penchait de plus en plus.
  
  Lorsque le ponton frappa la surface, il y eut une explosion fantastique accompagnée d’un immense geyser. Le derrick fendit à son tour les vagues tandis que l’eau s’engouffrait de toutes parts dans les cales et dans les aménagements. Poursuivant sa chute, le colossal engin privé d’un de ses points d’appui bascula dans un énorme bouillonnement et sombra inexorablement jusqu’au fond.
  
  Là où s’élevait encore Cassiopée quelques instants plus tôt, la mer refermée, déserte, s’abandonnait comme ailleurs au souffle de la tempête.
  
  Sur l’écran d’un radar de Bayonne, un point lumineux venait de s’effacer.
  
  
  
  
  
  La sonnerie du téléphone retentit à sept heures du matin au poste de la Gendarmerie Maritime.
  
  - Ici, la station côtière, annonça le correspondant d’une voix soucieuse. Il doit se passer du vilain du côté de la plate-forme de forage et j'ai l’impression que vous devriez intervenir rapidement.
  
  - Ah oui ? Pourquoi ? s’enquit le brigadier Loussac sans se départir de son calme.
  
  - Je crains qu’une catastrophe ne se soit produite. Ne recevant plus d’écho, le technicien du radar du port m’a demandé d’établir une liaison. Or, depuis dix minutes que je l’appelle, la station de Cassiopée ne répond plus, ni en graphie ni en phonie. Et par ce temps-là...
  
  - Comment ? glapit Loussac. Plus d’écho ?
  
  - Non... Ne perdez pas de temps : il y a peut-être des types qui se débattent dans la flotte en ce moment même !
  
  - Je fais le nécessaire, assura sobrement le brigadier.
  
  Dans la seconde qui suivit, il alerta son supérieur, le capitaine Potier. Celui-ci, jugeant qu’il faisait trop mauvais pour qu’un hélicoptère puisse prendre l’air, donna immédiatement des ordres pour l’appareillage de la vedette de sauvetage.
  
  Peu après, cette embarcation cingla vers la position qu’occupait auparavant le ponton.
  
  Par vent debout et mer forte, il lui fallut près d’une heure pour arriver sur les lieux, mais la conviction des gendarmes était acquise depuis belle lurette : Cassiopée s’était écroulée dans la mer.
  
  Atterrés, ils explorèrent une vaste superficie afin de retrouver des survivants. Mais, à part une large flaque de mazout et les quelques débris flottants que laisse toujours un naufrage, ils n’aperçurent pas de radeaux ni de corps soutenus par un gilet de liège.
  
  Tout en patrouillant dans la région du sinistre, la vedette envoya un message aux autorités maritimes, à la fois pour signaler officiellement la disparition de la plate-forme et pour demander quelles dispositions devaient être prises.
  
  On répondit que l’emplacement du naufrage devait être balisé d’urgence, pour la sécurité de la navigation dans ces parages, et que si tout espoir de repêcher des rescapés pouvait être raisonnablement abandonné, la vedette pouvait rallier le port de Bayonne. De toute manière, rien de valable ne pourrait être entrepris tant que les éléments seraient déchaînés.
  
  Le bateau de la gendarmerie poursuivit cependant ses recherches. Ballotté par les lames. il finit par découvrir un cadavre encore vêtu d’un ciré jaune. Ce noyé, à en juger par sa mise, avait dû se trouver sur le pont au moment du désastre. Quant aux autres membres du personnel, surpris par la soudaineté de l’accident, ils devaient être prisonniers de la carcasse d’acier qui gisait à présent sur le fond.
  
  Ce sondage offshore (1) avait coûté une cinquantaine de millions de francs. Il coûtait, en plus, quarante-cinq morts.
  
  
  
  (1) Offshore : à distance des côtes. On désigne ainsi les forages intéressant les zones submergées du plateau continental allant jusqu’à des profondeurs de 200 m.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Dans le courant de la matinée. Alors qu'en mer la tempête atteignait son point culminant, une conférence se tint dans le bureau du capitaine Potier. Outre l’officier de gendarmerie, il y avait là le délégué de la société pétrolière, un nommé Béchard ; un membre du cabinet du sous-préfet de Bayonne, Escaudain ; son homologue de Dax, Gayon, et un ingénieurs naval dépêché par la circonscription maritime, Rambaud.
  
  Tous, très affectés par l’événement, étaient fort embarrassés quant aux mesures qu'il convenait de prendre. A qui incombait-il de publier un premier communiqué ? Qui devait prévenir les familles ? Fallait-il, juridiquement parlant, considérer la plate-forme naufragée comme un navire ou comme une construction fixe ?
  
  
  
  
  
  Béchard fournit quelques éclaircissements à cet égard et ajouta :
  
  - Cela, ce sont des questions purement administratives... D’ores et déjà, vous pouvez être certains que la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Les familles auront connaissance de l’accident avant la publication d’un communiqué officiel. A mon sens, il importe surtout que nous sachions à quoi est due cette catastrophe...
  
  Rambaud, l’ingénieur, avança d’un air pincé :
  
  - Il me semble qu’il ne faut pas chercher bien loin : un vice de construction de la tour, et des circonstances atmosphériques particulièrement défavorables, suffiraient à l’expliquer.
  
  Béchard haussa les sourcils.
  
  - Je regrette, je ne puis partager votre opinion, dit-il d’un ton incisif. La qualité mécanique de l’ouvrage est hors de question ; il a été réalisé par des techniciens de premier ordre et a subi, avant sa mise en service, les contrôles les plus sévères. A mon avis, il y a eu autre chose.
  
  - Quoi, par exemple ? demanda Rambaud, ironique.
  
  - Une collision...
  
  Il y eut un silence, puis le capitaine Potier déclara ;
  
  - J’en doute, pour ma part. Si un navire avait heurté un des piliers de la plate-forme, il aurait lancé des S.O.S. Et puis, même s’il avait coulé à pic, on l’aurait vu au radar dans les minutes précédentes.
  
  - Et si c’était un sous-marin ? opposa Béchard. Ou une mine en dérive ?
  
  Potier, perplexe, se gratta la nuque.
  
  - Évidemment, marmonna-t-il. Mais c’est là une hypothèse vraiment peu plausible.
  
  - Pas plus que celle d’un défaut d’usinage d’un des piliers. Car il faut que je vous dise une chose que vous ignorez encore : hier après-midi, des plongeurs avaient précisément vérifié de haut en bas les trois supports, et c’étaient des gens d’une conscience professionnelle rare. Une malfaçon capable d’entraîner l’effondrement de la plate-forme ne leur aurait pas échappé, croyez-moi.
  
  Escaudain, bien qu’étant profane en la matière, se rangea du côté de Béchard.
  
  - Souvenez-vous de la tragédie de la Texas Tower N® 4, en janvier 1961, dit-il. C’était une île artificielle de la chaîne des radars avancés destinés à protéger les États-Unis contre une attaque par fusées intercontinentales. Elle s’est aussi engloutie par gros temps avec 28 hommes à bord, mais depuis quinze jours des signes alarmants se multipliaient. Les scaphandriers avaient constaté la rupture d’une entretoise : la tour grinçait sous les coups de vent, elle tremblait sur sa base, on se préparait à l’évacuer (Authentique). Or, ici, les occupants n’ont pas décelé la moindre anomalie, sans quoi ils en auraient avisé sur-le-champ la direction de la compagnie. Ceci paraît éliminer l’éventualité d’une faiblesse mécanique, ne pensez-vous pas ?
  
  L’ingénieur Rambaud balança la tête de gauche à droite.
  
  - Oui et non... Le métal peut fatiguer sans qu’on s’en aperçoive, puis casser net sous l’effet d’une contrainte exceptionnelle. Enfin, je vous accorde qu’étant donné la forme triangulaire des supports de l’engin, l’un d’eux aurait eu tendance à plier, plutôt qu’à se rompre brutalement, au cas où sa métallurgie eût laissé à désirer en un point quelconque.
  
  Réaliste, Potier déclara :
  
  - Tant que la tempête durera, nous en serons réduits aux suppositions. Après, on ira voir cela de plus près. Mais qui va s’en charger ? La gendarmerie ou la Marine Nationale ?
  
  - Vous, selon toute probabilité, répondit Rambaud. Bien que le sinistre se soit produit hors des eaux territoriales, il me semble que vous avez qualité pour ouvrir l’enquête. En outre, comme il est prévisible que des cadavres vont être rejetés sur les plages dans les jours qui viennent, il est souhaitable que votre Corps ait la haute main sur les recherches.
  
  Le capitaine approuva de la tête.
  
  - J’en ai référé au chef d’escadron, et j’attends des ordres, dit-il. Monsieur Béchard, je présume que votre société va aussi envoyer une équipe sur les lieux dès que les circonstances le permettront ?
  
  - Très certainement.
  
  - Voudriez-vous prier vos dirigeants de ne rien entreprendre avant de nous avoir consultés ? Les investigations de nos hommes doivent avoir le pas sur celles de vos spécialistes, comme dans tout autre accident. C’est la procédure normale.
  
  - Bien entendu. Nous vous demanderons le feu vert. Mais ayez l’obligeance de nous tenir au courant, en priorité, des résultats de vos opérations. Comme nous avons deux autres plates-formes du même type en service, de nouvelles mesures de sécurité devront être adoptées à la suite de ce désastre...
  
  - Soyez sans crainte, vous recevrez un rapport. Par ailleurs, nous allons instaurer une surveillance autour de l’épave, afin que des particuliers n’aillent pas tournicoter à cet endroit. Avez-vous une liste des gens qui travaillaient à bord du ponton ?
  
  Béchard ouvrit sa serviette, en retira deux feuillets dactylographiés.
  
  - La voici, dit-il en la déposant devant Potier. Le personnel affecté à la plate-forme est plus nombreux, à cause du roulement de l’effectif, mais ne figurent sur la liste que ceux qui étaient à bord hier.
  
  - Les connaissiez-vous personnellement ?
  
  - Oui.
  
  - Dans ce cas, je regrette de vous imposer une formalité pénible. Il faut identifier le cadavre qu’a ramené la vedette : il a été transporté à la morgue municipale.
  
  Béchard acquiesça :
  
  - J’y vais séance tenante, et je repasserai vous voir ensuite.
  
  - Merci.
  
  
  
  
  
  La mer ne se calma que le lendemain. Trois hommes-grenouilles, dont l’un était adjudant-chef, allèrent explorer l’épave.
  
  Lorsqu’ils eurent atteint une profondeur d’une trentaine de mètres, la cause immédiate de la catastrophe leur apparut clairement : un des piliers s’était rompu au tiers de sa hauteur.
  
  Le ponton, dressé verticalement, gisait sur le fond comme un tabouret colossal dont un des pieds aurait été cassé par un coup de marteau. Les deux autres pieds, intacts, leur sabot à demi enfoui dans la vase, s’appuyaient à présent sur la plate-forme, en oblique par rapport au fond. Le derrick, en porte à faux, s’était brisé quand le ponton avait heurté le sol marin.
  
  Les plongeurs, sur un signe de leur chef, nagèrent alors vers la cassure du pylône défaillant. Les deux parties tenaient encore ensemble par une des poutrelles d’angle, repliée en U. Mais les entretoises et les traverses qui, auparavant, devaient garantir la rigidité du long support, étaient tordues, déchiquetées.
  
  Ce spectacle laissa l’adjudant-chef pantois, sinon stupéfait. A supposer qu’une masse importante eût cogné le pilier avec une force suffisante pour l’endommager, et qu’ensuite la charge de 4 500 tonnes tenue en équilibre 40 mètres plus haut eût pesé au point d’accroître les dégâts jusqu’à la rupture finale, ces pièces n’auraient pas pris des formes aussi tourmentées.
  
  Le sous-officier décida de remonter. Parvenu en surface avec ses subalternes, il grimpa à bord du bateau où attendait le capitaine Potier. Ayant ôté son masque et respiré une bonne goulée d’air, l’adjudant déclara :
  
  - C’est incroyable... On dirait que le pylône a été abîmé par une explosion ! La ferraille paraît avoir été littéralement déchirée.
  
  Le visage de Potier se durcit.
  
  - Allons bon, voilà autre chose, grommela-t-il. Pensez-vous réellement qu’une déflagration a provoqué l’écroulement de la plate-forme ?
  
  - Je suis prêt à le parier... Mais il faudrait des gens plus compétents que moi pour en juger. C’est pourquoi nous sommes remontés sans délai.
  
  - Comment ça se présente-t-il là-dessous, d’une manière générale ?
  
  Son subordonné le lui expliqua en quelques mots. Potier se pétrit le menton. Béchard n’avait peut-être pas eu tort, en parlant d’une mine dérivante.
  
  - Je vais faire venir un expert, prononça le capitaine. Vous, Brissac, vous allez photographier au flash des parties de membrures. Quant à vous deux, vous pénétrerez dans les aménagements de l’équipage. Dénombrez les cadavres que vous trouverez dans chaque local et tâchez de me ramener le procès-verbal du radiotélégraphiste : c’est le seul document qui pourrait nous fournir une indication utile.
  
  L’adjudant et les gendarmes acquiescèrent. Le premier prépara l’appareil de prise de vue tandis que les deux autres sautaient dans l’eau.
  
  Battant des palmes, ils surplombèrent bientôt le château. Ils durent descendre une quinzaine de mètres de plus, parallèlement au pont, pour s’introduire par l’une des portes dans l’espace intérieur. Leur lampe frontale en batterie, ils entamèrent une lugubre exploration.
  
  Partout, ils frôlèrent des noyés aux figures livides et grimaçantes, flottant dans toutes les positions ou bien encore accrochés au rebord d’un meuble, à un bec de cane, à une machine. La plupart étaient en pyjama. Des poissons, effrayés par la lumière électrique, fuyaient dans tous les sens à l’approche des hommes-grenouilles.
  
  Ceux-ci terminèrent leur inspection par la cabine de radio. L’opérateur - un collègue de Davron - était recroquevillé, la tête en bas, contre le plafond. Ses longs cheveux épars oscillaient mollement sous son front, au gré des mouvements de l’eau.
  
  Le procès-verbal, ouvert, les pages ballantes, gisait à l’angle de la table de travail et de la cloison, parmi d’autres objets qui avaient glissé là. L’un des plongeurs saisit le cahier par sa couverture cartonnée, le hala vers la sortie.
  
  
  
  
  
  Le soir même, à Bayonne, le capitaine Potier présenta à Béchard l’ingénieur expert qui, sur sa réquisition, avait examiné les pièces d’assemblage du pilier brisé. Cet ingénieur était un homme jeune au teint bronzé, d’allure sportive. Ses traits s’imprégnèrent de gravité quand il serra la main du délégué de la compagnie pétrolière.
  
  - Monsieur Demonchel... Monsieur Béchard, dit Potier, visiblement préoccupé, lui aussi. Il m’a paru nécessaire que vous vous rencontriez, en raison des développements que va connaître cette affaire. Prenez place, je vous prie.
  
  S’étant installé à son bureau, le capitaine fixa Béchard et lui annonça :
  
  - Je dois vous informer que le naufrage de Cassiopée est dû à un acte criminel, cela ne fait plus l’ombre d’un doute.
  
  Béchard eut un haut-le-corps.
  
  - Ça, par exemple ! proféra-t-il, sidéré. Mais c’est inconcevable ! Pourquoi aurait-on...
  
  - Voilà ce qu’il m’appartient d’élucider, coupa Potier. Monsieur Demonchel, voulez-vous résumer vos constatations ?
  
  L’expert s’éclaircit la voix. Tourné vers Béchard, il répéta ce qu’il avait dit au capitaine en fin d’après-midi :
  
  - Un pilier s’est rompu au tiers de sa hauteur, à la suite de l’explosion de trois charges qui ont sauté toutes à la fois. Leurs emplacements ont été choisis avec beaucoup de discernement, vous pouvez m’en croire... La quantité d’explosif également, du reste. Ce qui m’oblige à penser que cet attentat est l’œuvre de gens qualifiés.
  
  Béchard s’épongea le front.
  
  - C’est abominable... Je me demande si notre assurance couvre ce risque, articula-t-il, les lèvres sèches.
  
  - Moi, je me pose d’autres questions, dit l’officier de gendarmerie, un peu acerbe. Notamment si ce ne serait pas un de vos propres plongeurs qui aurait posé les charges avant-hier.
  
  Après un instant de désarroi, Béchard objecta :
  
  - Voyons, ça ne tient pas debout ! Le coupable n’allait pas s’exposer à périr avec ses compagnons de travail !
  
  - Bien sûr, mais qui vous prouve qu’il
  
  était encore à bord de la plate-forme quand elle a sombré ?
  
  Le délégué se tut. Potier reprit :
  
  - Je ne vois qu’une manière de lever cette incertitude. Si nous retrouvons les corps des 45 techniciens qui figurent sur votre liste, nous pourrons être à peu près sûrs que le saboteur n’appartenait pas au personnel de Cassiopée. Or, jusqu’ici, nous n’en avons découvert que 42...
  
  Demonchel, rembruni, avança :
  
  - J’admets votre hypothèse, capitaine, mais si par hasard vous ne repêchiez que 43 ou 44 cadavres, n’en déduisez pas ipso facto que le criminel est l’un des disparus... Il a pu venir d’ailleurs, d’une embarcation et même, qui sait, de la côte. Avec un de ces scooters sous-marins, ce ne serait pas un exploit.
  
  - Bien sûr. Tout peut être envisagé, y compris les histoires les plus rocambolesques, mais la première hypothèse qui vient à l’esprit est celle que j’ai citée.
  
  Il fit une pause, les yeux dans le vague, puis enchaîna :
  
  - D’autant plus que le procès-verbal du poste de radio ne mentionne aucun incident inhabituel. Si, après la visite du bateau ravitailleur et après la plongée de vérification, un bâtiment s’était approché de la plate-forme, il y aurait eu un échange de signaux que l’opérateur aurait noté.
  
  Béchard, accablé, dit comme se parlant à lui-même :
  
  - Maintenant je comprends pourquoi le radio n’a pas eu le temps de lancer un appel de détresse... Tout a dû se passer en quelques secondes et ces malheureux n’ont pas réalisé ce qui leur arrivait.
  
  Potier le considéra pensivement.
  
  - Le mobile de cet attentat paraît clair : on a voulu causer un préjudice matériel à votre compagnie et aggraver ce préjudice par de lourdes pertes en vies humaines. Est-ce une vengeance ? Avez-vous une idée à ce sujet ?
  
  Le délégué fit une mimique négative.
  
  - Aucune... Je trouve cette affaire complètement aberrante. Un préjudice ?... D’accord. Mais cela ne suffit certes pas pour placer ma société devant des difficultés financières. Nous avons de gros intérêts dans le monde entier, une production sans cesse grandissante, des ventes dont le chiffre annuel dépasse le milliard de francs lourds. La perte de Cassiopée, si déplorable soit-elle, ne met pas la firme en péril, bien loin de là ! Par contre, elle frappe durement les ouvriers et leurs familles. Alors, à quoi rime cet acte de terrorisme ?
  
  Ces propos amenèrent le capitaine à examiner le problème sous un autre angle.
  
  - Et si un individu - ou plusieurs - n’avaient cherché qu’à se débarrasser de personnes qui travaillaient à bord ? supputa-t-il. Le moyen utilisé, tout en étant plus radical qu’une série d’exécutions individuelles, devait aussi rendre l’identification du coupable plus ardue.
  
  - Là, je comprendrais mieux, approuva Béchard. Enfin... disons que cela me semble plus logique : on aurait visé des hommes plutôt que l’entreprise !...
  
  Potier hocha la tête.
  
  - Nos investigations vont se poursuivre simultanément dans plusieurs directions, décida-t-il. A moins que vous n’ayez d’autres suggestions à me faire, je ne vous retiendrai pas davantage.
  
  Ses hôtes, momentanément incapables de lui livrer des indices plus concrets, prirent congé et sortirent ensemble du bureau.
  
  
  
  
  
  L’engloutissement de Cassiopée, annoncé à la « une » des journaux par de grosses manchettes, produisit une énorme sensation, tant en France qu’à l’étranger. L’affaire souleva des remous dans l’opinion publique, les gens de droite accusant l’extrême-gauche d’avoir organisé ce sabotage, les communistes répliquant que le ponton s’était effondré par accident, au cours de la tempête, et que les capitalistes essayaient d’imputer à un acte criminel une catastrophe qui n’était due qu’à leur folle impéritie.
  
  Le gouvernement fut interpellé au Palais Bourbon, invité à fournir des explications sur les mesures qu’il comptait prendre pour élucider cette énigme. Le ministère de l’Intérieur n’avait pas attendu cela pour harceler les services de police ; mais ceux-ci attendaient, pour entrer en lice, de plus amples informations de la gendarmerie.
  
  En fait, c’était toujours le capitaine Potier qui dirigeait les investigations.
  
  Récupérés dans l’épave, les corps des victimes avaient été ramenés à Bayonne. Tous avaient été identifiés, y compris ceux de trois des plongeurs qui avaient procédé à l’examen des piliers. Mais le cadavre du quatrième, ainsi que celui d’un des mécaniciens affectés au derrick, demeuraient introuvables.
  
  A toutes fins utiles, Potier lança un avis de recherche concernant ces deux individus, avis qui fut communiqué à Interpol afin d’alerter également les polices des pays adhérant à cette organisation.
  
  En même temps, bousculé par ses supérieurs, l’officier de gendarmerie avisait la D.S.T., lui transmettait l’identité des deux éventuels suspects et demandait si ceux-ci ne figuraient pas au sommier comme ayant exercé antérieurement des activités subversives. Une requête identique était adressée aux Renseignements Généraux. Il s’agissait des nommés Foirat et Lapêche, le premier domicilié à Marseille, le second à Saint-Nazaire.
  
  Potier s’occupa aussi, avec le concours de la station côtière, de déterminer quels étaient les bateaux qui se trouvaient dans le golfe de Gascogne, aux environs de la plate-forme, pendant les douze heures qui avaient précédé le sinistre.
  
  Il obtint une liste de cinq navires avec leur route, leur port d’origine et de destination. Confrontant alors ces indications avec le journal de bord de la station de Cassiopée, il vit que celle-ci avait communiqué avec deux d’entre eux pour un banal échange de signaux : l’immobilité de la plate-forme, sur l’écran-radar des bâtiments de commerce, intriguait toujours les officiers de navigation peu familiarisés avec ces parages... Ils s’informaient alors par radio de la nature de cet « objet », puis de sa position exacte, afin de la porter sur leurs cartes marines.
  
  Potier s’était dit qu’il était indispensable d’avoir une image aussi précise que possible de la situation dans le Golfe avant l’éclatement du drame. Peut-être mettrait-elle les enquêteurs en mesure d’opérer des rapprochements par la suite.
  
  Cela fait, il s’employa - sans grand espoir - à chercher des témoins qui auraient vu prendre pied sur le sol ferme, avant l’aube, un inconnu débarquant d’un canot pneumatique ou revêtu d’un équipement de pêche sous-marine, le plongeur professionnel Foirât ayant fort bien pu s’esquiver de la sorte quelque temps avant l’explosion des charges.
  
  Lorsqu’il eut distribué consignes et instructions, Potier téléphona à Béchard, lequel avait pris une chambre dans un hôtel de Bayonne pour continuer d’assurer la liaison entre la direction de la société pétrolière et l’officier de gendarmerie.
  
  - Vous m’aviez dit que le personnel de Cassiopée était relevé par roulement, rappela Potier. Pourriez-vous dépêcher à mon bureau, dans le plus bref délai, un des hommes qui sont en congé actuellement ?
  
  - Oui, bien sûr... Attendez que je réfléchisse. Il en faudrait un qui habite près d’ici. Une seconde, vous permettez ?
  
  - Je vous en prie.
  
  Potier patienta, l’écouteur à l’oreille. Il entendit, à l’autre bout de la ligne, Béchard qui manipulait des papiers.
  
  Le délégué reprit le combiné.
  
  - Voilà, dit-il. Le mécanicien Kerléguen... Il est domicilié à Hossegor. Je vais le prévenir.
  
  Changeant d’idée, Potier déclara :
  
  - Non, tout compte fait, donnez-moi plutôt son adresse. Je vais y aller séance tenante, ça ira plus vite.
  
  Il inscrivit sur son bloc-notes le renseignement qu’on lui dictait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A Hossegor, deux heures plus tard, Potier eut en face de lui un homme maigre, buriné, tanné par l’air marin, et dont les yeux clairs recelaient de la tristesse. Des traces de cambouis, indélébiles, incrustées dans les crevasses de ses mains robustes, révélaient son métier au premier coup d’œil.
  
  Potier, en civil, déclina ses qualités à Kerléguen avant de l’interroger. Visiblement, le Breton était très affecté par le sort affreux qui avait frappé tant de ses camarades, et il réalisait avec une frayeur rétrospective qu’il s’en était fallu d’un jour pour qu’il périsse avec eux.
  
  Dans la salle à manger de son modeste logis, il offrit une chaise à son visiteur.
  
  - Je suis venu vous voir pour me faire une idée de l’atmosphère qui régnait à bord
  
  de Cassiopée, lui expliqua Potier. Tous ces gars s’entendaient bien, je suppose ?
  
  - Eh oui, nous formions une bonne équipe, dit Kerléguen d’une voix sombre. Chacun a son caractère, pas vrai ? Mais il n’y a jamais eu de vraie dispute. Tout marchait bien, quoi !
  
  - Discutait-on beaucoup de politique ?
  
  - Non, rarement. On parlait parfois de ce qui se passe dans le monde, les guerres et tout ça, pour tuer le temps, et au fond tout le monde s’en foutait. La question qui revenait le plus souvent sur le tapis, c’était le pétrole... Ça, vous comprenez, ça nous touche de plus près.
  
  Potier opina. Il demanda négligemment :
  
  - Il n’y avait pas de forte tête dans le lot ? Un éternel mécontent à l’esprit revendicatif ?
  
  Kerléguen posa sur lui un regard honnête.
  
  - Un cabochard ? Non... Des rouspéteurs, oui, naturellement, comme partout, mais aucun de nous n’avait réellement des raisons de se plaindre. Et puis, les chefs des divers départements étaient plutôt de chics types... Fabre, entre autres.
  
  - Vous n’avez jamais eu vent de dissensions quelconques ? D’ordre privé, par exemple.
  
  - Qu’entendez-vous par là ? s’enquit le mécanicien, le front plissé.
  
  - Bah, fit Potier. Dans la marine, on soupçonne facilement les épouses ou les amies de n’être pas toujours vertueuses... A bord de la plate-forme, le roulement permanent du personnel pouvait faire naître des inquiétudes chez certains. Vous n’auriez pas recueilli des bruits tendancieux sur l’infortune conjugale de l’un ou de l’autre, par hasard ?
  
  Kerléguen parut estomaqué.
  
  - Vous n’imaginez tout de même pas qu’un type aurait démoli le ponton de forage uniquement pour se débarrasser d’un rival ? grommela-t-il, un peu railleur.
  
  - Je n’imagine pas, je me pose la question. Pour peu qu’un individu soit légèrement déséquilibré, Dieu sait à quelles extrémités peuvent le pousser la jalousie et le désir de vengeance... Je suis contraint d’envisager cette hypothèse car, jusqu’ici, nous n’apercevons pas le mobile du criminel. Dans quel but, selon vous, aurait-il pu commettre un pareil forfait ?
  
  Le Breton pinça les lèvres, les yeux baissés.
  
  - J’avoue que je n’en ai pas la moindre idée, marmonna-t-il. Ça doit être l’œuvre d’un cinglé, effectivement... Tuer 45 hommes d’un coup, c’est de la démence. Pour quoi ?
  
  - Voilà le premier problème que je voudrais résoudre, dit Potier. Le coupable s’est-il attaqué aux hommes ou à la machine ? Car s’il ne visait que cette dernière, il aurait pu la détruire en deux temps, après qu’une première explosion ait incité les occupants à évacuer en vitesse une plate-forme branlante... Tâchez donc de m’aider à y voir clair, Kerléguen. Les femmes de certains membres de l’équipage ont-elles une mauvaise réputation notoire ?
  
  - Mais non, absolument pas.
  
  Il médita un instant puis, un vague sourire aux lèvres, il reprit :
  
  - Il n’y avait que Besnard à parler de cocus avec une insistance un peu bizarre, comme s’il redoutait de l’être lui-même. S’il l’était ou non, je n’en sais rien, remarquez. Mais, en tout cas, ce ne devait pas être un des collègues qui lui faisait porter des cornes.
  
  - Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
  
  - Eh bien, tout simplement le fait que son épouse habite dans un petit bled de Dordogne et que, pour autant que je sache, aucun des camarades n’avait son port d’attache dans ce coin-là.
  
  Potier insista :
  
  - Et des conflits d’intérêts ? Ou des rivalités d’un autre genre ? N’en avez-vous pas eu d’échos ?
  
  Kerléguen haussa les épaules, désolé de ne pouvoir rien révéler d’utile.
  
  - Ma foi non, répondit-il en secouant la tête. D’ailleurs, comment de tels conflits auraient-ils surgi ? Nous appartenions à des spécialités différentes et nous n’avions fait connaissance, pour la plupart, qu’assez récemment, c’est-à-dire quand Cassiopée a quitté son chantier de la Loire pour venir s’installer au large, il y a deux mois. Ces techniciens venaient de tous les horizons... L’ingénieur et le géologue avaient été en Libye, les gars du derrick avaient tiré cinq ans de Sahara ; d’autres, comme moi, étaient des navigants ayant vécu à bord des pétroliers de la compagnie. Je ne vois pas ce qui aurait pu semer la haine entre eux.
  
  Le capitaine, à demi convaincu, lâcha la question qu’il avait tenue en réserve :
  
  - Et Foirât ? Entreteniez-vous des relations avec lui ?
  
  - Ben oui... Pourquoi ?
  
  - Parce que nous n’avons pas la certitude qu’il a perdu la vie au cours de la catastrophe. Son corps et celui de Lapêche n’ont pas été retrouvés. N’avez-vous jamais rien noté d’étrange dans le comportement d’un de ces deux hommes ?
  
  - Vous les soupçonnez ? s’enquit le Breton en sourcillant.
  
  - Foirât était un plongeur et il manque à l’appel ; c’est pour le moins curieux, non ?
  
  Kerléguen, interloqué, se pétrit la joue. Puis il dit :
  
  - Non, vous faites fausse route. Jamais je ne croirai qu’il a trempé dans un coup pareil... C’était un type franc comme l’or, blagueur, sans problèmes. Un gars sain, sportif, qui n’aurait pas fait de mal à une mouche : il refusait même de participer à la chasse sous-
  
  marine et ne descendait, pour son plaisir, qu’armé d’une caméra.
  
  - Vous porteriez-vous garant avec autant d’assurance pour Lapêche ?
  
  Le mécanicien se ménagea un temps de réflexion.
  
  - Il n’était pas aussi sympathique que Foirât mais il m’est impossible de vous rapporter quelque chose de déplaisant à son sujet. C’était un renfermé, un taciturne.
  
  - Il n’était pas la tête de turc de son entourage ?
  
  - Oh non... On le taquinait parfois, mais il prenait la chose du bon côté.
  
  Potier soupira, fixa son hôte.
  
  - Ne vous souvenez-vous pas d’une bagarre ou d’une altercation qui aurait pu opposer deux clans, ne fût-ce que pour un motif futile ?
  
  Son interlocuteur refit un signe de dénégation.
  
  - Vous savez, nos loisirs étaient plutôt mesurés... Pendant les temps de repos, certains lisaient, d’autres regardaient la télé. Il n’y a pratiquement qu’aux heures de repas qu’on bavardait, et on n’avait pas la moindre envie de se disputer. La seule chose qui nous passionnait tous, c’était de savoir si la sonde allait atteindre un gisement.
  
  - Je vois, dit le capitaine, pensif. Débrouiller les fils de cette histoire ne sera pas une mince affaire... Quelles conséquences aura pour vous la destruction de la plate-forme ?
  
  - Je n’en sais trop rien... Pour le moment, je reste à la disposition de la compagnie. J’ignore si elle me replacera à bord d’un pétrolier ou si je serai affecté à un autre forage. En attendant, je continuerai de toucher ma paie, m’a-t-on dit.
  
  Potier se leva, une sensation de lourdeur dans les jambes.
  
  - Irez-vous à l’enterrement ? s’enquit-il.
  
  Kerléguen acquiesça en silence. Les deux hommes se séparèrent.
  
  Tandis qu’il regagnait Bayonne dans sa Renault, Potier, l’esprit tendu, songea que l’expert Demonchel avait omis d’évoquer un point qui était susceptible d’ouvrir de nouvelles perspectives.
  
  Aussi, dès qu’il fut arrivé à son bureau, il appela l’ingénieur au téléphone.
  
  - Le capitaine Potier à l’appareil... Dites-moi : êtes-vous d’avis que les trois charges ont sauté simultanément ?
  
  - Oui, sans quoi la première déflagration aurait risqué d’endommager les détonateurs à retardement des deux autres boudins d’explosif.
  
  - Donc, on est en droit de supposer que les trois charges ont été mises à feu par un dispositif unique, commun ?
  
  - Cela me paraît certain.
  
  - Pensez-vous qu’on pourrait en retrouver des vestiges ?
  
  - Hmm... J’en doute. Si la boîte de commande n’a pas été pulvérisée, comme c’est probable, elle a dû tomber sur la vase du fond, mais ensuite la chute du ponton a dû remuer une telle masse de sable que le coffret est sûrement enseveli. Dieu sait où !...
  
  - Ne pourriez-vous pas le rechercher quand même ?
  
  - Si, je peux essayer. Mais qu’espérez-vous ?
  
  - Un détonateur constitue un indice important... En l’occurrence, c’est l’arme du crime. Sa provenance nous fournirait un début de piste.
  
  - Bon, d’accord. J’irai sur les lieux dès demain matin.
  
  - Merci. Et si vous découvrez l’engin, apportez-le-moi dare-dare.
  
  - Entendu.
  
  Potier raccrocha. Momentanément, tant qu’il n’aurait pas reçu les réponses de la D.S.T, et des Renseignements Généraux, il ne pouvait faire davantage.
  
  
  
  
  
  Deux inspecteurs de la P.J. de Marseille se présentèrent le lendemain au domicile de Jacques Foirât, à deux pas du cours Belsunce.
  
  Ils furent reçus par une femme d’une cinquantaine d’années, encore svelte et attrayante, et dont le visage s’altéra, jusqu’à soudain refléter de l’angoisse, lorsqu’elle vit la carte à bande tricolore de ses visiteurs.
  
  - On... on a retrouvé le corps de Jacques ? bégaya-t-elle d’une voix blanche, prête à défaillir.
  
  - Non, madame, s’empressa de lui dire un des officiers de police. Nous venions simplement nous entretenir avec vous...
  
  Elle pressa une main sur son cœur pour en réprimer les battements désordonnés, tâcha de reconquérir son sang-froid.
  
  - Vous m’avez fait peur, souffla-t-elle en ébauchant un pâle sourire. Entrez donc, messieurs.
  
  Ils pénétrèrent dans un appartement assez exigu, propre et coquet. Les inspecteurs étaient plutôt ennuyés.
  
  - Quand votre fils vous a quittée pour aller travailler à bord de la plate-forme de forage, il a dû vous dire quand il comptait revenir en congé à Marseille ? s’informa le plus âgé des deux sur un ton bienveillant.
  
  La mère du plongeur, encore émotionnée mais se raccrochant de nouveau au mince espoir que son fils avait échappé à la catastrophe, qu’il avait peut-être été recueilli par une barque de pêche espagnole démunie de radio, répondit avec un certain soulagement :
  
  - Oui, bien sûr. A la fin de son premier trimestre. Nous l’attendions dans une semaine environ mais peut-être que, maintenant, il va être libéré plus tôt ?
  
  La gêne des policiers s’accrut encore.
  
  - Il ne vous avait pas laissé entrevoir que son absence pourrait être d’une plus longue durée ? s’enquit le porte-parole. Six mois, par exemple ?
  
  - Non, dit Mme Foirât, surprise. Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  - Par simple curiosité. Il n’avait pas non plus manifesté l’intention de changer d’emploi, par hasard ?
  
  Mme Foirât tomba des nues.
  
  - Changer d’emploi ? Non, vous pensez bien ! II avait là un travail qui lui plaisait beaucoup, bien rémunéré par surcroît, et tout à fait dans ses cordes puisqu’il combinait la mécanique et la plongée sous-marine, ses deux occupations favorites.
  
  Puis, s’avisant du caractère insolite de ces questions, elle éprouva un regain d’inquiétude :
  
  - Vous ne venez pas m’annoncer qu’il avait déserté avant... avant la catastrophe, quand même ?
  
  Les inspecteurs échangèrent un bref coup d’œil. L'aîné toussota pour se racler la gorge.
  
  - Après tout, qui sait si ce n’eût pas été préférable pour lui et pour vous, émit-il prudemment.
  
  - Oh non ! s’écria la brave dame. Ce n’est pas un garçon qui faillirait à la parole donnée, ou qui romprait un engagement d’une façon illégale.
  
  - Heu... ce n’est pas ce que je voulais dire. Dans cette éventualité, il ne figurerait pas aujourd’hui sur la liste des disparus.
  
  Avec une conviction touchante, comme peut l’être celle d’une mère en dépit de tous les arguments contraires, elle affirma :
  
  - Il est vivant... Il est parvenu à se sauver. Vous ne le connaissez pas : l’eau est son élément, il s’y meut comme un poisson ! Il n’aura pas été pris de panique comme les autres, vous comprenez ? Même englouti dans une cabine fermée, il a sans doute pu se dégager, remonter à la surface. Et si son corps n’a pas été ramené à la morgue de Bayonne, c’est parce qu’il a été repêché, croyez-moi. Sans doute le soigne-t-on dans un hôpital espagnol... Mon mari en est persuadé tout autant que moi.
  
  Elle mettait dans ses propos une ardeur pathétique, comme si, obscurément, elle voulait forcer le destin et obliger ses visiteurs à partager sa foi.
  
  Les agents de la P.J. firent mine d’accepter cette possibilité.
  
  - C’est assez vraisemblable, admit l’un d’eux, conciliant. Lors de son départ, votre fils avait-il emporté son passeport ?
  
  Elle cilla.
  
  - Ben... Je le suppose. Je n’ai plus vu ce livret dans les tiroirs de sa chambre.
  
  Les inspecteurs s’abstinrent de souligner que Foirât n’en avait nul besoin pour résider sur son île artificielle, et d’autant moins qu’il était inscrit maritime.
  
  - Votre fils a-t-il à Marseille une petite amie ou une fiancée ? reprit le plus ancien.
  
  Une expression teintée d’indulgence et de fierté éclaira le visage de la quinquagénaire.
  
  - Une fiancée, non, mais des petites amies, je le soupçonne d’en avoir plusieurs, dit-elle avec une rondeur méridionale.
  
  - Pas une maîtresse en titre, une préférée dont il vous a confié le nom ?
  
  Elle prit un air finaud :
  
  - J’ai l’impression que la principale, elle doit habiter Bayonne... Sans quoi il serait revenu plus vite à Marseille : il a une permission tous les mois !
  
  Pas fâchés d’en terminer avec une mission délicate, les inspecteurs se disposèrent à partir.
  
  - Si votre fils vous donnait de ses nouvelles, avisez immédiatement le commissariat du quartier, conclut l’ancien. Nous serions heureux de savoir ce qu’il est devenu.
  
  - Nous ne tarderons plus à être fixés, dit la mère. Mais ne pourriez-vous pas vous renseigner en Espagne ? Si parfois Jacques est trop affaibli pour m’écrire ?...
  
  La pauvre femme ignorait que c’était fait depuis deux jours.
  
  - Nous allons le suggérer à nos supérieurs, promit l’homme de la P.J. Espérons qu’il s’en est tiré. Au revoir, madame Foirât.
  
  Parvenus dans la rue, les inspecteurs se dédièrent mutuellement une mimique embarrassée. La sincérité, la spontanéité de cette femme au même titre que son espérance, les avait dissuadés de faire usage de leur mandat de perquisition.
  
  - Ce gars-là n’est pas repassé chez lui avant de décamper, si tant est qu’il est coupable, avança l’ancien en guise de bilan de leur démarche.
  
  - Non, il doit se planquer ailleurs, estima son collègue. Mais pas plus à Bayonne qu’à Marseille, d’après moi. Qu’il se soit muni de son passeport avant d’embarquer sur le ponton achève de le rendre suspect.
  
  L’autre arbora une face bougonne.
  
  - Ça ne me plaît pas, maugréa-t-il. Il n’y a que de bons renseignements sur ce type... Maintenant que j’ai vu sa mère et le milieu où il vivait, je doute de plus en plus qu’il ait dynamité la plate-forme.
  
  - Personne ne peut savoir de quoi quelqu’un est capable quand on lui offre le gros paquet. Suppose qu’on lui ait promis une dizaine de briques ?...
  
  Son compagnon, sceptique, hocha la tête. Tous deux montèrent dans leur voiture et, renonçant l’un et l’autre à étayer leurs points de vue respectifs, ils regagnèrent les locaux de la P.J.
  
  Conformément aux instructions, ils allèrent séance tenante rendre compte de leur mission au commissaire. Ce dernier, les apercevant, leur dit d’un air écœuré :
  
  - Ne me racontez rien. Vous pouvez retourner chez les Foirât : le cadavre de leur fils et celui de Lapêche ont été rejetés par la mer près d’Hossegor. On vient de me transmettre l’information.
  
  
  
  
  
  Le même jour, un peu plus tard, à la Direction de la Sécurité du Territoire, le commissaire Tourain reçut presque en même temps une note de service l’avisant qu’il était désigné pour mener à bien l’enquête sur le naufrage de Cassiopée et un message télex annonçant la découverte des cadavres des deux membres manquants de l’équipage.
  
  Tourain, un vieux de la vieille au faciès lourd généralement morose, portait toujours des costumes trop « près du corps », non parce qu’il sacrifiait à la mode mais parce que ses complets dataient de plusieurs années et qu’avec l’âge il avait pris de l’embonpoint. Terriblement perspicace, il affichait un air distrait qui trompait toujours ses interlocuteurs. A ces particularités, il ajoutait celles d’aimer passionnément son métier et d’être peu communicatif.
  
  Par l’interphone, Tourain appela l’inspecteur Ducros, un de ses collaborateurs les plus chevronnés, fin limier qu’aucune tâche, si fastidieuse fût-elle, ne rebutait.
  
  Ducros pénétra dans le bureau. Son chef lui montra les deux textes sans mot dire. L’agent les parcourut, puis il leva les yeux vers le commissaire, se doutant de la raison pour laquelle celui-ci l’avait convoqué.
  
  - On devait s’y attendre, grommela Tourain. Ce n’était certainement pas une banale affaire de droit commun... Le casier de ces deux dernières victimes étant complètement vierge, j’étais sceptique quant à leur culpabilité. On ne s’improvise pas terroriste du jour au lendemain... Du moins, pas en temps de paix.
  
  Ducros, se passant une main dans le cou, prononça :
  
  - Total, on hérite du dossier... Mais par quel bout allez-vous entamer les opérations ?
  
  Tourain hocha la tête.
  
  - Voilà le hic, reconnut-il. Nous n’aurions pu faire mieux que le capitaine de gendarmerie Potier. J’ai reçu une copie de ses rapports et je suis contraint de constater qu’il a emprunté toutes les directions susceptibles de mener à une piste. Or, précisément, elles ne conduisent nulle part. La seule pièce à conviction qui aurait pu fournir une vague indication demeure introuvable, ce fameux détonateur à effets multiples... Bref, autant dire que nous sommes devant le néant : pas d’indices matériels, pas de suspects, pas de mobile apparent et un manque absolu de témoignages. Nous sommes gâtés !
  
  - Sans compter que les grands pontes ont le feu au cul, renchérit Ducros, funèbre. Au fond, ne pensez-vous pas que les dirigeants de la compagnie pétrolière devinent d’où vient le coup et qu’ils ne tiennent pas tellement à nous faciliter la tâche ?
  
  Le commissaire examina cette éventualité, posément.
  
  - Cela n’est pas exclu, concéda-t-il. Que ce sabotage ait des dessous financiers, quasiment tout le monde en est convaincu, mais je ne discerne pas l’objectif de cette manœuvre. Serait-ce un règlement de comptes ou un avertissement ? Dans un cas comme dans l’autre, soyez sûr que les initiés garderont bouche cousue et que nous devrons nous débrouiller tout seuls.
  
  - Mais comment ? demanda Ducros. Vous venez de souligner vous-même que l’enquête piétine dans une impasse...
  
  - D’accord, fit Tourain, placide. Aussi me semble-t-il qu’il faut aborder ce problème de plus haut, avec recul, et ne pas nous centrer uniquement sur la catastrophe en soi. Et voici ce que j’attends de vous, Ducros. Pour commencer, vous allez me documenter sur les conditions dans lesquelles ont été attribués les permis de recherche offshore du secteur Landes-Atlantique ; noter quels étaient les groupements pétroliers en concurrence ; si la compétition a été serrée, etc. Voyez aussi si ces attributions ont eu des incidences boursières...
  
  La sonnerie du téléphone l’interrompit. Il décrocha, et quand il eut reconnu la voix de son interlocuteur, sa physionomie devint plus amène.
  
  - Oui, c'est moi. Bonjour, Coplan, articula-t-il, enjoué.
  
  Son expression se modifia cependant peu à peu pendant qu’il écoutait son correspondant. Lorsque celui-ci se tut, le commissaire déclara :
  
  - Évidemment... Nous devons agir comme si le renseignement émanait d’une source valable. Vous faites un saut jusqu’ici ou bien dois-je...
  
  - ...
  
  - Bon, parfait, je vous attends. A bientôt ! Il redéposa le combiné sur sa fourche, puis,
  
  - Un coup de fil du S.D.E.C... Ils ont reçu un tuyau révélant qu’une seconde plate-forme de forage va être coulée dans les prochaines 48 heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Un grand gaillard athlétique, au visage serein, fit irruption dans le bureau du commissaire principal. Il dégageait ce magnétisme propre aux hommes admirablement équilibrés, dont la force de caractère et la vigueur physique s’allient à une profonde compréhension de la nature humaine. Son regard clair et direct reflétait un optimisme tranquille.
  
  - Bonjour, Tourain, laissa-t-il tomber en avançant une main virile. Content de vous revoir.
  
  - Moi de même, encore que nos rencontres préludent généralement à des incidents fâcheux, dit Tourain en répondant à la poignée de main de son interlocuteur. Je vous présente : l’inspecteur Ducros... Francis Coplan.
  
  Les deux hommes se congratulèrent tandis que Tourain poursuivait :
  
  - Figurez-vous que, depuis une heure à peine, je suis officiellement chargé de m’occuper de cette affaire du derrick flottant...
  
  - Tiens ! fit Coplan. Voilà ce que j’appelle une heureuse coïncidence... Moi, en fait, je ne venais vous voir que pour l’adoption, en commun, de mesures de sécurité visant à prévenir un second désastre.
  
  - Eh bien, ça tombe à pic car nous allons devoir procéder à un échange de renseignements. Et c’est pourquoi j’ai retenu Ducros, qui était sur le point de partir pour rassembler quelques données au sujet des permis de recherches sous-marines. Asseyez-vous donc, tous les deux.
  
  - Confidence pour confidence, le S.D.E.C. avait décidé de se livrer à quelques investigations pour son propre compte, révéla Coplan. Cet attentat, nous le suspectons d’avoir été manigancé par des étrangers. (La compétence de la D.S.T, s’étend au territoire national, métropolitain et d’outremer, alors que celle du Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage s’exerce hors de ces limites)
  
  - Ah ? Existe-t-il une raison précise qui vous le fait supposer ?
  
  - Précise, non. Mais vous savez que la question du pétrole est, plus que jamais, à l’ordre du jour dans le monde ; dès que surgit un événement touchant ce domaine, nous dressons l’oreille : nous sommes là pour ça. Or, à qui, en France, peut profiter la destruction d’une plate-forme de forage, je vous le demande ?
  
  - C’est ce que je me disposais à éclaircir, avoua Tourain. Mais parons au plus pressé. D’où tenez-vous ce tuyau dont vous m’avez parlé au téléphone ?
  
  Coplan plongea la main dans sa poche intérieure gauche et en retira une enveloppe fripée qu’il tendit au commissaire.
  
  - Voilà, dit-il. Cette lettre a été postée à Malaga, il y a deux jours. Je doute qu’il y ait là-bas un mauvais plaisant désireux de monter un canular et qui, par surcroît, soit capable de donner des détails aussi justes.
  
  Après avoir contemplé et retourné l’enveloppe (adressée à la Préfecture de Police -Paris) Tourain y préleva une feuille de papier pliée en quatre et portant un texte manuscrit rédigé, soit à la hâte, soit par des doigts malhabiles.
  
  « Veuillez transmettre ceci toute urgence Services Spéciaux : plate-forme Véga, au large de Port-Vendres, menacée d’anéantissement dans la nuit de vendredi à samedi - Arian ».
  
  Tourain considéra l’envoyé du S.D.E.C.
  
  - Effectivement, il faut le savoir, qu’il y a un ponton à quelques milles de Port-Vendres et qu’il s’appelle Véga, remarqua-t-il. Pour ma part, je l’ignorais.
  
  - Moi aussi, mais nous avons vérifié, dit Coplan. C’est bien exact. Cette installation de sondage fonctionne dans la zone délimitée par le permis de recherche accordé à une société française, filiale d’une compagnie internationale.
  
  Le regard amorphe de Tourain s’aiguisa.
  
  - Cassiopée appartenait-elle à la même compagnie ?
  
  - Non. Elle avait été mise en place par une autre firme, la Société Européenne Prospel.
  
  - Encore une de mes hypothèses qui s’évanouit, maugréa Tourain. J’avais pensé que le premier sabotage était dirigé contre la société propriétaire du ponton. S’il est vrai qu’on se prépare à en attaquer une autre, ça change l’aspect du problème.
  
  L’inspecteur Ducros eut le sentiment qu’on venait de lui couper l’herbe sous le pied et que sa présence cessait d’être utile.
  
  Coplan, exhibant un paquet de Gitanes, en offrit aux officiers de la D.S.T, avant de se servir lui-même. Tourain ficha sa cigarette au coin de sa bouche, puis il déclara :
  
  - Il se trouve que je détiens une copie du dossier rassemblé par la Gendarmerie. Vous intéresserait-il de le consulter ?
  
  - Comment donc ! s’exclama Coplan.
  
  - Je vous le passerai tout à l’heure. Il n’y manque qu’une information de dernière minute, à savoir que les cadavres de deux hommes tenus pour suspects se sont échoués sur une plage des Landes. Ce qui ramène tout à zéro. Cela dit, qu’attendez-vous de moi ?
  
  - Eh bien, que nous élaborions ensemble un système de protection de Véga, système de protection qui soit une souricière par la même occasion. En d’autres termes, nous devrions déployer des moyens de surveillance invisibles qui, tout en permettant une intervention rapide, ne risqueraient pas de dissuader les salopards d’exécuter leur tentative.
  
  Tourain, l’air bougon, grommela :
  
  - Vous me la baillez belle !... Nous ne sommes guère équipés pour des opérations maritimes, et d’une. Ensuite, je ne suis pas sûr qu’une mission semblable, en haute mer, soit de notre ressort. Et enfin, je dois vous avouer que moi personnellement je ne suis guère rompu à ce genre de travail.
  
  Francis Coplan balaya toutes ces objections du revers de la main avant de les réfuter une à une :
  
  - Primo, la D.S.T, sera habilitée à prendre les mesures nécessaires car, en réalité, nous coopérerons sous votre couvert. Secundo : pour ce qui est du matériel à mettre en œuvre et des problèmes techniques, vous pouvez requérir l’aide de l’Office Français de Recherches Sous-marines, dont le siège est à Marseille, et celle de l’Institut du Pétrole (L’O.F.R.S., créé en 1954 par le Commandant Cousteau, étudie et construit des engins d’exploration sous-marine. Il a réalisé, entre autres, la célèbre « maison sous la mer » Précontinent IV. Quant à l’Institut Français du Pétrole, il utilise le sous-marin de poche " Télénaute », télécommandé de la surface). Tous deux disposent de bâtiments et d’engins appropriés. Tertio, par notre entremise, la Marine prêtera quelques nageurs de combat et je serai à vos côtés pour orchestrer l’utilisation de tous ces moyens. Mais il va falloir faire vite, très vite.
  
  - Ho, fit Tourain, subjugué. S’il en est ainsi, d’accord. Ducros, prévenez séance tenante la brigade de Marseille, afin qu’elle tienne deux ou trois hommes en réserve jusqu’à plus ample informé. Puis contactez les deux organismes que vient de citer Coplan, exposez la situation et voyez ce qu’ils suggèrent en fonction du matériel disponible. Insistez sur le fait que le dispositif devrait être à pied d’œuvre dès vendredi après-midi, vers 14 heures.
  
  - Bien, patron, acquiesça Ducros en se levant.
  
  Lorsqu’il fut sorti du bureau, Tourain reprit :
  
  - La plate-forme Véga est-elle en tous points semblable à Cassiopée ?
  
  - Oui, les caractéristiques sont les mêmes, dit Coplan. Si des dynamiteurs veulent la détruire, ils devront recourir à la même méthode.
  
  - Bon... Mais ne serait-il pas prudent, malgré tout, de faire évacuer une partie du personnel ? Supposez que nos plans soient déjoués ?
  
  Coplan, les lèvres pincées, secoua la tête.
  
  - Non, dit-il. Ni le personnel du ponton ni les dirigeants de la société ne doivent être mis au courant. Imaginez que quelqu’un ait partie liée avec les agresseurs ? Ceux-ci renonceraient provisoirement à leur entreprise et ils sauraient du même coup que nous avons été renseignés par un de leurs complices, donc nos chances de les épingler tomberaient à zéro. A nous de constituer un système défensif invulnérable.
  
  - Vous assumez là une responsabilité colossale, écrasante, souligna Tourain pour bien marquer qu’il n’entendait pas l’accepter lui-même.
  
  - Le Vieux la prendra, affirma Coplan. Voulez-vous maintenant me montrer le dossier ?
  
  
  
  
  
  La structure métallique de Véga dressait sa silhouette noire sur une mer d’un bleu soutenu, plus intense que celui du ciel où brillait un soleil automnal encore ardent. La vie à bord se déroulait comme à l’accoutumée. L’arbre du derrick tournait rond, observé par deux servants en maillot de corps coiffés d’un casque en plastique.
  
  A mi-chemin entre le ponton et la côte évoluait un chris-craft luxueux à bord duquel deux filles et trois gars en slip profitaient joyeusement de l’existence. Tantôt, ses deux moteurs lancés à plein régime, l’esquif fonçait en vrombissant vers l’horizon, chassant de part et d’autre de son étrave deux ailes liquides d’une magnifique blancheur, tantôt il dérivait paresseusement, laissant à ses passagers le loisir de plonger et de faire quelques brasses.
  
  A ces moments-là, l’homme qui était assis aux gouvernes saisissait une paire de jumelles. Indifférent à la bonne humeur. de ses compagnons, il scrutait systématiquement la superficie marine, dans toutes les directions.
  
  Un navire océanographique, le « Goéland », croisait à une dizaine de milles au sud-est de la plate-forme. Très lentement, il tramait des filets à plancton. Il eût fallu s’approcher de près pour remarquer, sur sa plage arrière, une masse discoïdale recouverte d’une bâche. Et il n’eût pas été possible, sans monter à bord, de se rendre compte que son équipage comportait un certain nombre de profanes ne sachant ou mettre leurs mains et leurs pieds.
  
  Au nord-est, un bateau de pêche d’allure minable, invisible depuis la plate-forme, et aussi du « Goéland », s’efforçait de ramener du poisson qui serait vendu à Port-Vendres le lendemain matin. Théoriquement.
  
  Pour un avion qui aurait survolé cette région de la Méditerranée, la position de ces trois objets flottants évoquait les trois sommets d’un triangle équilatéral dont Véga, seul point fixe, occupait le centre. Mais un vaisseau de surface, quelle que fût la route qu’il suivît, n’en aurait jamais aperçu que deux à la fois en raison des distances qui les séparaient.
  
  Francis Coplan, en polo à manches courtes et pantalon de toile, partageait avec Tourain la cabine du navire océanographique où, en moins de deux heures, des techniciens avaient monté un central de télécommunications sur ondes ultra-courtes reliant en permanence les trois unités qui participaient à la protection de Véga. Un téléphone intérieur mettait également les deux hommes en liaison avec la timonerie.
  
  Le haut-parleur résonna :
  
  - V-3 appelle V-1...
  
  - Je vous écoute, dit Coplan. (L’appel provenait du bateau de pêche)
  
  - Nous mettons à l’eau les hommes-grenouilles chargés de l’inspection préalable.
  
  Coplan regarda l’heure : 14 heures 40.
  
  - Bien, c’est noté, fit-il.
  
  Il inscrivit effectivement ce bref dialogue sur un cahier.
  
  Tourain s’épongeait le front.
  
  - Tout ça, c’est très joli, mais à quel moyen de détection pourrons-nous nous fier si ces saboteurs opèrent de nuit ? objecta-t-il de sa voix ronchonneuse.
  
  - A aucun, dit Francis. Cette lacune n’est pourtant pas aussi dangereuse que vous semblez le croire. Ces gens ne peuvent pas travailler dans une obscurité complète, ou bien ils devraient se munir de lampes, et alors la lumière qu’ils promèneraient par une trentaine de mètres de fond les trahirait car elle serait visible de la plate-forme. La pose des charges doit, quasi-obligatoirement, s’effectuer avant le crépuscule.
  
  Le commissaire ne paraissant pas entièrement rassuré, Coplan ajouta :
  
  - Non, Tourain, si j’ai des appréhensions, elles ne résultent pas d’un défaut possible du dispositif. A moins d’envoyer une torpille à tête chercheuse contre un des piliers, je ne vois pas comment on percerait nos défenses. Savez-vous ce que je crains le plus ?
  
  - Non...
  
  - Qu’il ne se passe rien ! Nous serions dans de beaux draps.
  
  - Moi je n’y verrais aucun inconvénient. Au contraire, je prie le ciel que votre mystérieux informateur ne soit qu’un lunatique, un de ces fous qui adorent mystifier la police ou les pompiers.
  
  Coplan, le front ridé, tapota son stylo-bille sur l’index de sa main gauche.
  
  - Cette lettre anonyme me tracasse, mais d’un autre point de vue, avoua-t-il. Qu’elle ait été expédiée par un dingue ou que ce soit une mise en garde sérieuse envoyée par quelqu’un qui veut éviter le pire, j’en serais bien aise. Mais elle poursuit peut-être un autre objectif... Supposez que ce soit une sorte d’attrape-mouche destiné à nous attirer ici alors qu’on s’apprête à faire sauter une plate-forme installée ailleurs ?
  
  La face rougeaude de Tourain se figea.
  
  - Car il en existe encore d’autres ? s’enquit-il, la gorge râpeuse.
  
  La sonnerie du téléphone empêcha Francis de lui répondre. Il décrocha.
  
  - Le radar signale un navire à 26 miles au sud-sud-ouest, dit l’officier de quart. Il fait route vers le nord-est.
  
  - Bien. Essayez d’obtenir son indicatif, puis transmettez-le moi.
  
  Ayant porté une nouvelle mention dans son procès-verbal, Coplan s’adressa derechef au commissaire :
  
  - Eh oui, qu’il y en a d’autres... Des permis de recherches ont été concédés à cinq groupes pétroliers au large de nos côtes méditerranéennes et atlantiques. Actuellement, on doit procéder à six forages... Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls. D’autres groupes, auxquels des compagnies françaises se sont associées, font des recherches en Mer du Nord, et même dans l’Adriatique.
  
  Pour Tourain, ce domaine était tout nouveau. Il s’étonna :
  
  - Et on espère vraiment trouver du pétrole à tous ces endroits ?
  
  - Du pétrole ou du gaz. Les experts estiment que les fonds accessibles des océans renferment deux fois plus d’hydrocarbures que les gisements terrestres connus. D’après eux. 16 % des réserves prouvées sont sous la mer (Evaluation faite par les experts en 1965, et sujette à révision).
  
  - Bigre ! Mais alors, s’il y a d’autres derricks que ceux de Cassiopée et de Véga, nous ne cesserons plus de trembler !
  
  Coplan approuva de la tête tout en disant :
  
  - C’est bien ce que je redoute... Si nous avons mis en place pour rien ce filet de protection, nous continuerons à nous demander si le premier attentat était un acte isolé ou si une épée de Damoclès reste suspendue sur les autres plates-formes. Les protéger toutes, de jour et de nuit, contre une attaque hypothétique serait ruineux.
  
  Tourain s’essuya le front avec son mouchoir.
  
  - Bon sang de bon sang, grommela-t-il, vous avez l’art d’apaiser mes inquiétudes, vous ! Cette attente va me rendre malade
  
  - Je suis aussi crispé que vous, mon vieux. Il n’y a qu’une manière de nous occuper l’esprit jusqu’à la tombée du soir : essayer de se mettre dans la peau de l’adversaire et combler les failles qui pourraient subsister dans notre système.
  
  Le haut-parleur se fit entendre :
  
  - V-2 appelle V-1.
  
  C’était le chris-craft.
  
  - Oui, dit Coplan. Je vous reçois bien. Qu’y a-t-il ?
  
  - Un caboteur d’environ 800 tonnes venant de la direction de Marseille passe à 10 miles au nord-est.
  
  - Il avait déjà été repéré. Tenez-le à l’œil et avertissez-moi s’il change de cap.
  
  - Okay. Terminé.
  
  A côté du journal de bord était étalée une carte marine sur laquelle Coplan pointait, à l’aide de couleurs différentes, l’emplacement des bâtiments qui naviguaient dans les parages, ainsi que l’heure correspondant à la position relevée.
  
  Le commandant du « Goéland » apparut dans l’encadrement de la porte.
  
  - La soucoupe est parée pour l’immersion, prévint-il. J’attends vos ordres.
  
  - Il est encore trop tôt, supputa Francis. J’attends le rapport des hommes-grenouilles qui inspectent les piliers en ce moment. Si par hasard ils avaient découvert des charges explosives, la mise à l’eau de la soucoupe n’aurait plus d’utilité.
  
  - En effet... De toute façon, nous sommes prêts.
  
  Un demi-sourire erra sur les lèvres de Coplan.
  
  - J’ai bien envie de descendre avec le pilote, émit-il. Après tout, mon devoir est de me trouver à l’endroit crucial, entre les piliers de la plate-forme.
  
  Le commandant arqua les sourcils et Tourain cessa de se frotter le visage .
  
  - Il y a place pour deux mais, avec votre taille, vous serez à l’étroit, dit l’officier de marine. Et comme vous plongerez pour plusieurs heures...
  
  - Quelle idée d’aller vous balader là-dessous, protesta Tourain. Vous feriez beaucoup mieux de rester ici.
  
  - Pourquoi ? Nous serons toujours en communication, vous et moi, puisque l’engin est équipé d’un téléphone ultra-sonique.
  
  Le commissaire connaissait de longue date l’agent du S.D.E.C. Si ce dernier avait résolu d’exercer lui-même la surveillance sous la surface, rien ni personne ne l’en ferait démordre.
  
  Tourain n’insistant pas, Francis dit au commandant :
  
  - Oui, je préfère prendre la place d’un de vos hommes. Son boulot ne l’oblige pas à s’exposer, et si un danger quelconque surgissait, c’est à moi de prendre une décision.
  
  - Comme vous voulez, mais tenez compte que votre installation dans la soucoupe, la fermeture de la porte étanche, puis la mise à l’eau par la grue exigent au moins une dizaine de minutes.
  
  - D’accord.
  
  Le commandant repartit sur le pont. Le sillage du « Goéland » attestait qu’il décrivait un immense arc de cercle, ceci afin de ne pas s’éloigner à plus de six milles de Véga.
  
  Les yeux abaissés vers la carte sur laquelle Coplan se penchait à nouveau, Tourain prononça soudain :
  
  - Je crois qu’il y a bel et bien une lacune dans notre plan !...
  
  - Ah oui ? Laquelle ?
  
  - Nous avons pris pour hypothèse de travail que, si des explosifs doivent être attachés aux poutrelles d’un des piliers, ils seraient amenés et manipulés par des individus dotés d’un scaphandre autonome et largués d’un bateau croisant dans les environs. Or, si ces types venaient de la côte, assis dans une de ces torpilles qu’ont utilisées les Italiens pour leurs missions-suicide, nous serions en mesure d’éviter le désastre, mais non de les capturer : ils déguerpiraient à trop vive allure.
  
  Coplan médita.
  
  - Oui, reconnut-il, cette éventualité pose un problème.
  
  Puis, une lueur de satisfaction dans les prunelles, il dévisagea Tourain et dit :
  
  - Non. Il y a une parade. La soucoupe est en liaison avec le « Goéland » et celui-ci possède un Asdic. Si les saboteurs s’amenaient sur un de ces engins, notre navire pourrait les suivre à la trace jusqu’à leur base de départ, où qu’elle soit. Il suffit donc de prévenir le commandant de cette possibilité. Je lui en toucherai un mot.
  
  - C’est quoi, un Asdic ? s’enquit le commissaire, décidément peu au courant des choses de la mer.
  
  - Une sorte de radar sous-marin qui, au lieu d’émettre des impulsions radio-électriques, envoie des ondes ultra-sonores et en reçoit l’écho lorsqu’elles frappent une cible. C'est un instrument de détection classique qu’on utilise aussi bien pour des sondages et pour la localisation de bancs de poisson que pour la chasse aux submersibles.
  
  - Eh bien, tant mieux... Je ne...
  
  Le ronfleur du téléphone lui coupa la parole.
  
  - Oui ? jeta Coplan dans le micro.
  
  - Voici des renseignements complémentaires sur le navire que je vous avais mentionné, déclara l’officier de la passerelle. Il s’agit du cargo italien « Trento », allant de Barcelone à Gênes. Vitesse : 16 nœuds. Position à 14 heures 53 : 42 degrés 36 minutes de latitude Nord et 4 degrés 12 minutes de longitude Est.
  
  - Merci.
  
  Le haut-parleur prit illico la relève du téléphone :
  
  - V-2 appelle...
  
  - Allez-y.
  
  - Outre le caboteur, qui est en train de s’éloigner de nous vers le sud, je distingue un chalutier... Il vient de doubler le Cap Creus et marche à petite vitesse comme s’il allait immerger ses filets.
  
  - Bon, je l’indique sur la carte. Quand vous pourrez lire son nom à la jumelle, citez-le moi.
  
  - Okay.
  
  V-3 avait attendu la fin de la communication pour s’annoncer à son tour.
  
  - Parlez, invita Coplan.
  
  - Nous venons de recueillir les plongeurs. Tout est normal, il n’y a pas de colis attaché aux piliers.
  
  - Très bien. Que vos hommes se reposent... Terminé.
  
  Se tournant alors vers Tourain, Francis décréta :
  
  - Je vous cède la place. Il est temps de faire descendre la soucoupe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  « Colette » ressemblait à ces toupies de métal diversement colorées qui amusent les enfants : c'était un ellipsoïde en acier d’environ trois mètres de diamètre, légèrement renflé à ses pôles et pourvu de deux hublots rapprochés qui lui donnaient l’apparence d’un monstre doté de gros yeux.
  
  Avant de s’y installer avec le pilote sur deux matelas parallèles en dunlopillo, Coplan avait fait d’ultimes recommandations au commandant, puis le trou d’homme avait été refermé, hermétiquement. Le crochet de la grue fut ensuite glissé dans un anneau auquel aboutissaient trois épais filins de faible longueur, filins attachés à des œillets solidaires de la coque de la soucoupe.
  
  Sur un signe du commandant, le grutier actionna le treuil. Les câbles se tendirent, " Colette » s’éleva de quelques centimètres au dessus de son support. Des matelots, appuyés des deux mains à la surface bombée de l’engin, l’empêchèrent de balancer tandis que le bras de la grue pivotait. La soucoupe fut ainsi amenée à l’aplomb de l’eau. Lentement, elle descendit, atteignit les flots, s’y enfonça.
  
  Seule une partie de la calotte supérieure demeura visible. Un marin aux pieds nus entreprit d’aller détacher le crochet. Dès qu’elle fut privée de son soutien, « Colette » sombra.
  
  Le lieutenant Mougin, son pilote, la laissa couler plus bas que la quille du Goéland. Un œil sur l’indicateur de pression qui signalait la profondeur atteinte, l’autre sur l’ampèremètre du circuit des électro-aimants, il s’apprêta à lâcher du lest pour mettre l’engin en équilibre avec le poids de l’eau qu’il déplaçait, de manière à lui permettre de flotter librement à l'altitude désirée, trente mètres en l’occurrence.
  
  La limpidité de l’eau était telle que la vue portait loin, favorisée par la lumière diffuse qui régnait encore à faible profondeur.
  
  Se référant au compas gyroscopique, Mougin mit en marche la pompe électrique qui assurait la propulsion de la soucoupe ; l’eau de mer, éjectée avec vigueur par deux tuyères, jouait le rôle des gaz surchauffés qu’expulse la chambre de combustion dans les moteurs à réaction. En réglant l’orientation de chacune des tuyères, on pouvait donc diriger l’engin à volonté. Le pilote emprunta la direction des piliers de la plate-forme en imprimant à la soucoupe sa vitesse maximum.
  
  Pendant ce trajet, Coplan fit un essai de communication avec le « Goéland », où la sortie de l’amplificateur ultra-sonique avait été couplée à un appareil placé dans le P.C. occupé par Tourain.
  
  - Colette appelle Goéland. M’entendez-vous bien, Tourain ?
  
  - Du diable si je vous entends ! Vous allez me faire péter les tympans !
  
  La réponse, elle aussi, avait tonitrué à l’intérieur de la soucoupe. Francis diminua la puissance d’émission avant de reprendre le dialogue :
  
  - C’est parce que nous sommes encore trop près... Nous filons vers Véga et tout va bien à bord. Rien de neuf, là-haut ?
  
  - Rien d’insolite, en tout cas.
  
  - Dommage. Alors je coupe, pour économiser les batteries.
  
  - A plus tard.
  
  Confortablement étalé à plat ventre devant un des hublots, Francis s’informa auprès de Mougin :
  
  - Pensez-vous que cette soucoupe pourrait suivre un de ces véhicules sous-marins qui acheminent des plongeurs sur les lieux de leur mission ?
  
  - Certainement. Sur le plan de la vitesse et de la maniabilité, « Colette » les surclasserait sans l’ombre d’un doute. Mais, dans l’affaire présente, je ne me hasarderais pas à me lancer à la poursuite de ces bandits.
  
  - Ah non ? Et pourquoi ?
  
  - A cause de notre vulnérabilité. Si ces types nous attaquaient, nous serions contraints de rechercher le salut dans la fuite attendu que nous n’aurions aucun moyen de les combattre.
  
  Coplan fit la grimace. De fait, enfermés tous deux dans cet habitacle d’acier, ils ne pouvaient rien opposer à des agresseurs sinon une plus grande vélocité.
  
  La promenade aquatique, aussi souple et silencieuse qu’un vol en planeur, n’eût pas manqué d’agrément si ses passagers n’avaient eu quelques raisons de se morfondre.
  
  Finalement, l’un des gigantesques supports de la plate-forme apparut dans la clarté glauque qui tombait de la surface. Réduisant aussitôt le régime de la pompe, Mougin adopta la vitesse d’exploration d’un nœud à l’heure.
  
  - Où vais-je me poster ? s’enquit-il.
  
  - Procédons tout d’abord à une seconde inspection, dit Coplan. Entre le moment où nos scaphandriers sont partis d’ici et celui de notre arrivée, des types auraient eu le temps de poser des charges.
  
  - D’accord.
  
  Coplan eut alors une démonstration des étonnantes qualités de « Colette » : la soucoupe s’approcha à moins de deux mètres du pilier et se mit à tourner autour, en spirale, les deux hublots demeurant toujours braqués vers les grosses poutrelles. Mougin lui avait imposé une inclinaison en déplaçant par télécommande quelques kilos de mercure d’un réservoir à l’autre, de sorte qu’elle remontait peu à peu sous l’impulsion de ses tuyères. La délicatesse de cette manœuvre montrait à quel point cet engin pouvait être guidé avec précision.
  
  Scrutant d’un regard aiguisé les cornières du premier élément du tripode, les deux hommes redescendirent ensuite jusqu’au sabot à demi enfoncé dans la vase. N’ayant rien décelé d’inquiétant, Mougin entreprit l’examen des second et troisième piliers.
  
  Au terme de ces investigations, qui s’étaient révélées infructueuses, Francis dit à son compagnon :
  
  - J’ai l’impression que le seul endroit d’où nous aurions une vue générale se situe exactement sous la plate-forme, non ?
  
  - En effet, mais pour autant que nous nous posions sur le fond. A mi-chemin entre la surface et le sable, nous ne verrions pas jusqu’aux sabots, ceux-ci étant dans une zone d’obscurité relative, tandis que si nous regardons du bas vers le haut, nous distinguerons facilement tout corps opaque qui s’interposerait entre la lumière et nous.
  
  - Faites comme vous le jugez bon, je me fie à votre expérience.
  
  La soucoupe évolua gracieusement entre les pylônes et atterrit en douceur en un point situé à une distance à peu près égale des trois sabots. Ensuite, le pilote la fit basculer en délestant de son mercure le réservoir d’avant au profit du réservoir d’arrière. « Colette » se retrouva en position oblique, presque verticale, ses hublots dirigés vers le haut. En alimentant de temps à autre la faible poussée d’une des tuyères, Mougin pouvait la faire pivoter sur place et modifier le champ de vision.
  
  Coplan ressentait légèrement les effets de la pression : sa respiration était moins aisée et ses oreilles bourdonnaient. Mais il n’en était guère gêné, son attention étant désormais accaparée par l’étrange panorama qu’embrassait son regard : les monumentales colonnes convergentes baignant dans une brume verte et, tout en haut, la large tache d’ombre projetée par le ponton. Des flèches argentées et des animaux aux formes bizarres passaient devant le hublot.
  
  - Allô, Tourain ? appela Francis.
  
  - Oui ?
  
  - Nous entamons la surveillance. Avez-vous apporté des changements sur la carte ?
  
  - Pas lourd... Le bateau italien Trento s’évanouit à l’horizon, le caboteur suit son petit bonhomme de chemin et le chalutier tire son filet. Une seule ajoute : un pétrolier de 200 000 tonnes... Il passe à trente milles d’ici.
  
  - Hum, ce n’est pas de là que viendra la menace. Dites, voulez-vous prier l’officier de passerelle d’observer aussi la plate-forme ? Si une embarcation s’en détachait, j’aimerais en être avisé.
  
  - Entendu, je le préviens immédiatement.
  
  - A tout à l’heure. Ah ! Encore une chose : appelez-moi régulièrement à intervalles de quinze minutes... Dans le cas où nous aurions un pépin, il vaudrait mieux que vous vous en aperceviez sans trop de retard.
  
  - Un pépin ? De quel ordre ?
  
  - Je ne sais pas. Simple précaution.
  
  - Ouais, grogna le commissaire.
  
  Coplan éteignit l’émetteur.
  
  Mougin, qui avait entendu la conversation et comprenait pourquoi le soi-disant inspecteur avait préconisé ces contacts téléphoniques répétés, déclara :
  
  - Si des types animés de mauvaises intentions se mettaient à tournicoter autour de nous, j’aurais encore la ressource de larguer une gueuse de plomb de 180 kg. Nous remonterions comme une balle, en catastrophe.
  
  - J’ai pour habitude d’envisager le pire et de ne pas sous-estimer l’adversaire, dit Coplan. Imaginez qu’un malin vienne par derrière coller une petite mine magnétique à notre coque ?
  
  Le lieutenant eut une mine consternée.
  
  - Le redoutez-vous sérieusement ?
  
  - En toute franchise, non. Mais quoi qu’il arrive, nos amis de là-haut doivent apprendre rapidement que la surveillance est interrompue, même si nous ne pouvons plus lancer un dernier message.
  
  Mougin ne put que l’admettre. Toutefois, en vue d’éviter semblable mésaventure, il maintint dès lors la soucoupe en rotation continue, lente, et il ne se contenta plus de lever les yeux vers les piliers.
  
  A quatre heures de l’après-midi, cette veille monotone dans un décor d’aquarium suscita un début de somnolence chez les deux occupants de l’engin. Leur immobilité, l’impossibilité de griller une cigarette, et aussi ce silence pesant qui s’instaurait dès qu’ils se taisaient, finissaient par obnubiler leurs facultés.
  
  - Si on bougeait un peu ? proposa le pilote.
  
  - Pas question. Ici, nous sommes bien planqués. En nous baladant, nous nous exposerions à être vus par le gibier avant que nous ayons deviné son approche.
  
  - C’est que j’attrape une furieuse envie de dormir, moi.
  
  - La climatisation fonctionne-t-elle correctement ?
  
  - Il me semble... Température 23 degrés, débit d’oxygène normal, pas d’anhydride carbonique en excès.
  
  - Enrichissez l’atmosphère en oxygène et refroidissez-la davantage, ça nous ravigotera.
  
  - Moi, je veux bien, dit Mougin.
  
  Il actionna la manette d’un détendeur, puis le bouton du compresseur de réfrigération.
  
  - Jusqu’où « Colette » pourrait-elle descendre ? s’informa Francis, simplement pour distraire son compagnon.
  
  - Elle peut supporter sans inconvénient une profondeur de 400 mètres. Au-delà, il faut recourir à un bathyscaphe. Mais ce genre de soucoupe n’a pas été conçu pour un travail comme celui-ci... Il est surtout destiné à l’observation directe de végétaux et d’animaux, et à prendre des photos au flash électronique. Est-ce la première fois que vous empruntez un engin de ce type ?
  
  - Oui. Auparavant, j’avais plongé avec des bouteilles, et jamais plus bas que 40 mètres. Ceci est quand même plus confortable.
  
  Coplan parlait sans détacher son regard du hublot et il remarqua soudain une tache noire, allongée, qui dérivait lentement vers un des piliers, beaucoup plus haut.
  
  - Je ne sais si c’est un animal ou un homme, mais quelque chose se balade dans le secteur supérieur droit, marmonna-t-il à l’intention de Mougin.
  
  Ce dernier distingua tout de suite ce que Francis lui indiquait.
  
  - Crénom, souffla-t-il, tendu. C’est un bonhomme, pas de doute.
  
  - Et en voilà un second... Stoppez le mouvement de la soucoupe.
  
  Pendant quelques secondes, ils perdirent de vue les deux silhouettes, s’énervèrent, cherchèrent éperdument à retrouver l’angle dans lequel ces formes sombres avaient apparu. Mougin les localisa et immobilisa l’appareil dans une meilleure position.
  
  Une échappée de bulles d’air révéla qu’il s’agissait incontestablement d’hommes-grenouilles. Ceux-ci, battant des palmes, achevèrent de s’approcher du pylône.
  
  Coplan connut en cet instant l’âcre jubilation du chasseur qui voit un fauve foncer tête baissée vers le piège qu’on lui a préparé.
  
  L’épaisseur de la couche d’eau rendait trouble l’image mouvante des inconnus. Ils bougeaient avec une grâce fantomale, sans la moindre hâte.
  
  - Je remonte un peu ? suggéra Mougin, surexcité.
  
  - Surtout pas ! Ils doivent être pris la main dans le sac.
  
  Coplan enclencha le téléphone.
  
  - Tourain ! Nous venons de repérer nos clients... Priez le commandant de faire route à full speed vers la plate-forme et de larguer les nageurs de combat. Rappelez-leur que ces saboteurs doivent être ramenés vivants, à tout prix !
  
  La voix du commissaire traduisit sa fébrilité :
  
  - Comptez sur moi ! Nous ne laisserons pas échapper ces gredins. Je préviens aussi V-2 et V-3.
  
  - Allez-y.
  
  Mougin, les yeux rivés au hublot, articula :
  
  - Laissez-moi prendre de la hauteur, bon sang ! Eux ne pourront pas nous voir... Nous les apercevons parce qu’ils sont à contre-jour. Mais eux, vers le bas, ne discernent qu’un gouffre noir.
  
  - Attendons qu’ils se soient mis au travail. Rien ne brûle.
  
  Le ballet des deux plongeurs autour d’une des arêtes du pilier se poursuivait. Ils cherchaient manifestement les points de moindre résistance où les charges devaient être arrimées.
  
  Coplan estima qu’il faudrait entre dix et quinze minutes au « Goéland » pour parvenir à proximité de Véga. Le placement des explosifs, des détonateurs et le réglage de ceux-ci nécessiterait-il un délai aussi long ?
  
  - D’où sortent-ils ? s’interrogea Mougin. On ne voit pas de coque de bateau en surface.
  
  - Nous éluciderons cela par la suite. L’essentiel, c’est de les empoigner et de désamorcer le système qu’ils vont mettre en place.
  
  Les ombres s’étaient immobilisées dans les membrures du pylône, à plusieurs mètres l’une de l’autre, et l’on ne pouvait juger si elles se livraient à une activité quelconque. Juchées sur des entretoises, elles faisaient songer à des araignées à l’affût sur leur toile.
  
  Une idée renversante fulgura dans le cerveau de Francis et lui contracta l’estomac. Il écrasa du pouce le bouton d’appel téléphonique, cria :
  
  - Tourain ! Faites demander par radio à la plate-forme si elle n’a pas mis à l’eau des scaphandriers pour une vérification quelconque. C’est très urgent.
  
  - Mais je vais foutre la panique à bord de Véga si je demande ça ! brailla le commissaire.
  
  - Tant pis ! Lors de l’attentat contre Cassiopée, les criminels ont opéré immédiatement après qu’une inspection de routine avait eu lieu... Il est indispensable que nous sachions à quoi nous en tenir avant de lancer nos nageurs sur le dos des types qui rôdent en ce moment à l’intérieur d’un des piliers ! Inventez un prétexte... Dites que des gars du « Goéland » voudraient prendre des photos des supports de la plate-forme, qu’il serait souhaitable d’éviter un malentendu.
  
  - Hem... Oui, de cette façon... Ça va, je m’en occupe.
  
  Un silence de plomb se rétablit dans la soucoupe.
  
  Mougin eut un geste d’impatience.
  
  - On ne voit pas ce qu’ils fabriquent, maugréa-t-il. Si vous m’aviez laissé faire, vous n’auriez pas eu besoin de vous informer auprès de Véga : nous aurions pu nous rendre compte par nous-mêmes de ce que ces hommes-grenouilles manigancent.
  
  - Je ne veux pas courir le risque qu’ils se débinent avant d’avoir commis un acte criminel, insista Francis avec une fermeté inébranlable. De quel droit les coincerions-nous, sinon ?
  
  Son compagnon, renfrogné, ne répondit pas, son regard demeurant immuablement fixé vers la partie supérieure d’un des éléments du tripode.
  
  Parfois, la vue de Coplan se brouillait, tant il surveillait avec intensité le comportement des inconnus.
  
  - Hé, Coplan ? appela Tourain.
  
  - Oui ?
  
  - Le radio s’est renseigné. Aucun des plongeurs de Véga n’est dans la flotte actuellement.
  
  - Eh bien, je préfère ça ! Le « Goéland » est-il encore loin de la plate-forme ?
  
  - Attendez, que je regarde par la fenêtre... Au risque de me tromper, j’évalue la distance à quatre ou cinq kilomètres.
  
  - Merci !
  
  Il y avait déjà plus de trois minutes que les dynamiteurs restaient collés à leur poutrelle, apparemment absorbés par leur sinistre besogne.
  
  Francis toucha le bras du pilote de la soucoupe.
  
  - Maintenant, vous pouvez lâcher un peu de lest, murmura-t-il. Mollo, hein !
  
  - Faites-moi confiance, grinça Mougin. J’y tiens autant que vous, à ce qu’on attrape ces salauds.
  
  Au lieu de restituer à l’engin son assiette normale, il accentua au contraire son inclinaison jusqu’à la verticale, puis il mit la pompe électrique en marche et orienta les tuyères vers le bas.
  
  L’eau évacuée sous pression hissa doucement « Colette » au-dessus du fond marin. Ses passagers, pratiquement debout, eurent la sensation d’être emportés par un ascenseur.
  
  L’indicateur de pression passa de cinq atmosphères à quatre, accusant une montée de 10 mètres. Mougin ralentit sa progression car, déjà, la vision s’améliorait nettement. Il stabilisa la soucoupe à une profondeur d’une trentaine de mètres, encore bien supérieure à celle où se cantonnaient les mystérieux individus.
  
  A présent, on distinguait les détails de leur équipement : une grosse bouteille attachée sur le dos par des sangles, avec deux tuyaux respiratoires aboutissant de part et d’autre du serre-tête au raccord du couvre-face, une large ceinture dotée d’une poche-tablier, un poignard logé dans un étui sur le haut de la cuisse.
  
  Les deux hommes s’affairaient, chacun paraissant enrouler un fil autour d’un paquet oblong, blanchâtre, posé sur une cornière. Un nuage de bulles fusait périodiquement du clapet d’échappement de la bouteille.
  
  Coplan, voyant à l’œuvre ces saboteurs sans visage, ruminait de féroces châtiments. Il s’irritait d’être emprisonné dans cette soucoupe et de ne pouvoir fondre sur ces adversaires qui, non loin de lui, préparaient tranquillement leur forfait. Des fourmis dans les veines, il guettait en rongeant son frein l’apparition des nageurs du « Goéland ».
  
  Après avoir consciencieusement ficelé leur boudin d’explosif, les terroristes se réunirent pour en poser un troisième, au même niveau, sur une des poutres maîtresses. Ils l’attachèrent avec soin, afin d’être sûrs que les courants marins ne l’emporteraient pas avant l’heure assignée au fonctionnement du détonateur.
  
  Ensuite, ils se préoccupèrent d’installer le coffret de commande générale à deux ou trois mètres des charges. Des fils conducteurs isolés, pourvus à leur extrémité d’une pointe en cuivre, furent déroulés du coffret à chacun des boudins.
  
  - Ils n’en ont plus pour longtemps à terminer leur travail, jugea Francis, les nerfs à vif. Qu’est-ce qu’ils foutent, les autres ?
  
  Exaspéré, il interpella Tourain :
  
  - Alors, ils s’amènent, ces nageurs ?
  
  - Le « Goéland » ralentit... Les gars de la sécurité vont sauter d’une seconde à l’autre.
  
  - Qu’ils se grouillent !... Les clients ne vont plus tarder à décamper.
  
  - Je ne peux rien faire de plus. Ici, tout se déroule comme prévu.
  
  - Bon.
  
  A Mougin :
  
  - Si ça traîne encore là-haut, nos gars vont arriver trop tard. Ça serait le bouquet !
  
  - Nous suivrons les salopards, grommela le pilote.
  
  - Peut-être, mais comme nous ne pouvons pas communiquer avec nos nageurs, ceux-ci perdront notre trace et seront incapables d’intervenir.
  
  Les plongeurs en scaphandre autonome vérifiaient une dernière fois les connexions. Probablement satisfaits, ils se dédièrent mutuellement un hochement de tête approbateur puis, de concert, ils s’élancèrent d’une détente des jarrets.
  
  - A vous de décider, prononça Mougin. On les poursuit ou on les empêche de fuir ? Vous savez ce qui nous pend au nez dans les deux cas.
  
  Coplan ne tergiversa que deux secondes.
  
  - Nous leur barrons la route, si nous le pouvons.
  
  - Sûr, que nous le pouvons !
  
  Simultanément, Mougin mit la pompe à plein régime et rétablit l’équilibre des ballasts à mercure. La soucoupe parut s’envoler en décrivant un virage sur l’aile. Elle surgit derrière les fugitifs, passa au-dessus d’eux et les doubla, se mit en travers de leur chemin avec l’aisance d’un motard qui veut faire stopper une vieille bagnole.
  
  L’effarement des saboteurs devant l’apparition de ce monstre aux yeux immenses paralysa leurs membres et leur souffle. Médusés, ils restèrent les bras ballants, les jambes molles, blêmissant derrière leur masque.
  
  Coplan et Mougin les observaient fixement, à quatre mètres de distance, se demandant ce que leurs adversaires tenteraient lorsqu’ils auraient surmonté leur panique.
  
  Or, ce que Francis avait appréhendé se réalisa. L’un des plongeurs farfouilla dans la poche-tablier de son équipement et en sortit un objet gros comme le poing. Puis, résolument, il fonça vers la soucoupe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Mougin réagit avec une dextérité prodigieuse : la soucoupe fit un bond en arrière, agrandissant l’espace qui la séparait de l’assaillant, puis s’éleva en chandelle.
  
  - Ce bandit espère nous coller une grenade, émit le pilote, les lèvres sèches, en observant le plongeur comme s’il se mesurait avec un judoka.
  
  - Méfiez-vous de l’autre aussi, conseilla Francis.
  
  Pris de court par la rapidité de manœuvre de l’engin qui les surplombait de plusieurs mètres, les deux nageurs ne faisaient plus un geste. Ils planaient, bras et jambes écartés, partagés entre le désarroi et la fureur. L’un d’eux dut songer que leur salut résidait dans la fuite en eau profonde, où l’absence de lumière les favoriserait, car il se fit soudain basculer, la tête en bas, et se mit à battre des palmes avec une ardeur frénétique, imité sur-le-champ par son acolyte.
  
  La soucoupe se borna à les accompagner dans leur course vers le fond mais, dès qu’ils se redressèrent pour nager à l’horizontale, elle se mit à tourner autour d’eux en provoquant des remous. Secoués, tirés à hue et à dia par des courants d’une ampleur qui défiait leurs forces physiques, ils renoncèrent à se débattre. Mougin ralentit les évolutions de son appareil.
  
  - Je vais les avoir à la fatigue, confia-t-il à Coplan. Peut-être vont-ils comprendre que leur seule ressource est de remonter à la surface.
  
  - Je ne vois plus le tripode, dit Francis. Où sommes-nous par rapport à lui ?
  
  - J’aurais tôt fait de le retrouver si je pouvais abandonner quelques instants ces deux marsouins. Nous avons tellement virevolté...
  
  - Les nageurs de combat vont nous chercher en vain. N’y a-t-il pas un moyen de contraindre ces saboteurs à retourner d’où ils viennent ?
  
  Une expression de perplexité plissa le visage du pilote.
  
  - Dites-moi lequel... J’ai déjà bien du mal à les garder dans le collimateur. Il fait vachement sombre, ici.
  
  Le découragement devait envahir les deux terroristes car ils ne tentaient ni d’attaquer la soucoupe ni de se soustraire à sa surveillance.
  
  Sans doute se demandaient-ils comment cette situation allait prendre fin.
  
  - Grand Dieu, proféra Mougin. Et dire que je n’y pensais pas ! J’ai un truc pour alerter nos gars et leur signaler notre position : le flash !...
  
  Il pressa un bouton et un éclat d’une lumière aveuglante illumina brièvement les alentours. Elle éblouit aussi bien les hommes-grenouilles que les passagers de la soucoupe, et ensuite ils eurent tous l’impression d’être plongés, dans une obscurité totale.
  
  - Une arme à double tranchant, votre flash, constata Coplan.
  
  Un second éclair jaillit.
  
  - Pas si je l’actionne toutes les deux secondes, rétorqua Mougin. Ces coups de projecteur vont nous faciliter la-tâche et empoisonner les types d’en face.
  
  Ceux-ci le réalisèrent dès le troisième embrasement. Risquant le tout pour le tout, ils se propulsèrent vers la surface.
  
  « Colette » les pista implacablement, mais cette fois sans s’opposer à leur ascension. Les hommes et la machine parvinrent dans une zone où l’un des piliers réapparut dans une brume verte. Comme par enchantement, des sortes de squales arrivant de diverses directions convergèrent vers les fuyards.
  
  - Le commando ! exulta Mougin, le front couvert de sueur.
  
  - Laissez-leur le champ libre, enjoignit Francis. Ils ont reçu l’ordre de combattre à mains nues, ne gênons pas leur offensive.
  
  Le pilote imprima un mouvement de recul à la soucoupe tandis que les nageurs, rattrapant les deux saboteurs, se disposaient à les paralyser.
  
  Coplan observa le début de l’empoignade. Les plongeurs de la marine attaquèrent leurs proies à deux contre un ; mais, alors qu’ils visaient uniquement à s’emparer de leurs adversaires, ceux-ci dégainèrent leur poignard.
  
  - Tourain ! jeta Coplan dans son micro.
  
  - J’écoute...
  
  - La bagarre est en cours et je crois que les choses ne vont plus traîner. Le canot est-il à la mer pour recueillir tout le monde ?
  
  - Je vais m’en assurer.
  
  De part et d’autre, ils rompirent le contact.
  
  Les inconnus étaient des lutteurs coriaces et vigoureux. En dépit de leur fatigue, ils parvenaient à éviter les prises des nageurs, pourtant moins lestés qu’eux, et ne rataient pas l’occasion de leur décocher des coups de poignard qui, fort heureusement, n’atteignaient que le vide.
  
  - Ils sont gonflés, ne put s’empêcher de remarquer Francis. Après ce qu’ils ont déjà subi comme émotions, ils ne capitulent pas.
  
  - Leur résistance devient idiote, estima Mougin. Ne se rendent-ils pas compte qu’ils sont cuits ?
  
  - Allons voir du côté des piliers. J’espère que des gars sont en train de déconnecter le détonateur.
  
  Le lieutenant sursauta :
  
  - Mince ! J’avais presque oublié leur machine infernale !
  
  Il lança son engin vers les supports de la plate-forme, passa entre deux d’entre eux et, au moment précis où il allait imprimer à la soucoupe un pivotement circulaire, un coup sourd ébranla la coque.
  
  Devant les hublots, les images se brouillèrent.
  
  - Que se passe-t-il ? gronda Coplan.
  
  Les yeux de Mougin parcoururent les cadrans des instruments de bord. Tout paraissait normal.
  
  Une poussée violente, analogue à la turbulence qu’aurait déterminée une puissante lame de fond, souleva le véhicule sous-marin et l’agita durement, au point que les deux passagers furent projetés contre la paroi de l’habitacle. Une peur invincible les mordit aux tripes. Puis le calme se rétablit.
  
  - Une déflagration... balbutia Mougin en se réinstallant devant ses commandes. Quelque chose a explosé dans les environs.
  
  Un froid de glace balaya l’échine de Coplan, qui dirigea les yeux vers le seul pilier visible. L’eau avait retrouvé sa transparence. L’échafaudage métallique semblait indemne. Mais les autres ?
  
  Le pilote eut assez de sang-froid pour agir avec doigté sur les gouvernes. La soucoupe tourna sur elle-même. Les deux autres béquilles étaient intactes, elles aussi. Dans les entretoises de l’une d’elles, on voyait même des nageurs qui se cramponnaient aux cornières.
  
  - Cela devait provenir de l’endroit de la bataille, avança Mougin d’une voix rauque. J’y vais ?
  
  - En vitesse.
  
  « Colette » fila derechef entre les immenses colonnes d’acier. Elle ne tarda pas à s’engager dans une région où flottaient des nuages de sang. Coplan aperçut un torse sans tête, pareil à une amphore dont s’échapperait une traînée rougeâtre, qui coulait lentement vers les profondeurs.
  
  Mougin, le regard fasciné, suivait d’autres débris macabres voguant à la dérive : un bras, des palmes, une bouteille encore attachée à un tronc privé de ses jambes.
  
  Les saboteurs avaient dû se faire sauter avec leurs grenades.
  
  Coplan eut la présence d’esprit de rétablir immédiatement la liaison avec le «Goéland».
  
  - Ça va très mal, Tourain, annonça-t-il sur un ton d’une sobriété voulue. Les types se sont volatilisés à l’aide d’explosifs et je crains que plusieurs de nos hommes aient été déchiquetés.
  
  - Vous dites ? aboya le commissaire.
  
  - Prévenez le commandant que des blessés vont faire surface et qu’on doit leur prodiguer une assistance immédiate.
  
  - Nom de nom... Mais c’est un désastre ! Qu’est-ce qu’on...
  
  - Vite, Tourain. Et qu’on s’apprête à nous repêcher aussi, après les rescapés s’il y en a.
  
  - Je mobilise tout le monde !
  
  Un claquement sec mit fin à la communication.
  
  
  
  
  
  Ce ne fut qu’une bonne demi-heure plus tard qu’on put dresser un bilan, quand les survivants eurent tous regagné le navire océanographique.
  
  Quatre nageurs du commando manquaient à l’appel : ceux qui s’étaient donné pour tâche de capturer les terroristes. Des quatre autres, un était simplement commotionné et trois souffraient des tympans mais, d’après le médecin, leurs douleurs s’estomperaient dans les prochaines heures. Ils avaient eu le cran de ne pas remonter avant d’avoir récupéré les charges et le détonateur, et le seul soulagement que purent éprouver les membres de l’expédition fut de savoir que la plate-forme Véga était hors de danger.
  
  La déconvenue de Tourain et de Coplan était cependant bien amère. A deux doigts d’appréhender des individus dont l’audition eût été fort instructive, ils se retrouvaient aussi démunis qu’au début de l’après-midi, alors qu’ils doutaient de la valeur du renseignement envoyé de Malaga par un personnage insaisissable.
  
  Sur ce point-là, au moins, ils étaient édifiés : cet informateur bénévole qui s’était baptisé Arian avait fourni une indication de premier ordre. Mais renouvellerait-il son avertissement ?
  
  Et quelles déductions les organisateurs de l’attentat tireraient-ils de l’échec de leurs hommes-grenouilles ?
  
  Coplan, maussade, fumait une Gitane dont le goût lui paraissait exécrable. Un soleil orange aussi gros qu’un potiron se dissimulait lentement derrière une frange de nuages violacés allongés sur l’horizon marin.
  
  Affalé sur le sofa de la cabine, Tourain arborait un faciès tourmenté. C’était lui qui, en définitive, aurait à répondre de la mort des quatre gars de la Sécurité Militaire. Le S.D.E.C. tirerait évidemment son épingle du jeu, comme d’habitude.
  
  - Nous n’avons plus qu’à plier bagages et à rallier Marseille, résuma l’officier de la D.S.T., acerbe. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’autorise le bateau de pêche et le chris-craft à regagner Port-Vendres, je présume ?
  
  Debout devant la fenêtre, Coplan tourna vers Tourain un regard où se mêlaient de l'ennui et une perspicacité de psychiatre.
  
  - Vous n’allez pas m’imputer la responsabilité de ce coup dur ? s’enquit-il sans la moindre agressivité. Si la fin assez horrible de nos plongeurs découlait d’un défaut du dispositif que nous avions agencé, je comprendrais. Mais ce n’est pas le cas.
  
  Il acheva de faire volte-face et, tendant vers Tourain les doigts entre lesquels était logée sa cigarette, il reprit avec un accent de certitude :
  
  - Ces individus s’étaient juré de ne pas tomber vivants aux mains d’un adversaire quelconque. Ils avaient emporté le matériel nécessaire pour se supprimer. Non pas une arme offensive et défensive telle qu’un fusil de chasse sous-marine, mais des grenades qu’il est impossible de lancer bien loin dans l’eau. Ils ne se sont résignés à périr qu’après une résistance farouche, alors que l’épuisement aurait dû les inciter à se rendre. Or, il fallait bien essayer de les capturer, non ?
  
  - Oui, je le sais, bougonna Tourain. On ne peut pas tout prévoir, et les moyens de maîtriser un malfaiteur sous l’eau sont plus limités que sur le sol ferme, je vous le concède. Néanmoins...
  
  - Même sur le sol ferme nous sommes désarmés devant un fanatique, coupa Francis. Et c’est là que je voulais en venir : ce double suicide est révélateur. Ces gens qui s’attaquent à nos forages pétroliers n’ont pas des mobiles relevant du banditisme pur et simple, ils ont le feu sacré du type qui croit dur comme fer en sa mission.
  
  Tourain se malaxa le menton.
  
  - Leur objectif serait-il d’ordre politique ? avança-t-il.
  
  - Cela devient à peu près certain.
  
  Coplan fit quelques pas de long en large, en tirant des bouffées nerveuses de sa cigarette.
  
  - Ne nous considérons pas comme battus, reprit-il. D’une part, nous allons confier le détonateur à nos experts et ils en extrairont bien quelques indications. D’autre part, nous pouvons essayer de déterminer d’où ces criminels ont apporté leur matériel.
  
  Avec une vivacité dénotant que son dynamisme constitutionnel reprenait le dessus, il déplaça le procès-verbal afin d’examiner la carte, se munit d’un stylo-bille et ajouta :
  
  - Ils ne sont pas venus sous la plate-forme à bord d’un engin motorisé, sans quoi leur première réaction, en voyant la soucoupe, n’aurait pas été de lui appliquer une grenade mais de rallier vaille que vaille leur moyen de transport rapide. En outre, ils auraient logiquement dû le poser sur le fond entre les piliers, par commodité, et non à une centaine de mètres de là. Donc, cette hypothèse peut être écartée. La seconde, c’est qu’ils ont quitté un bâtiment de surface pas trop éloigné du tripode, la côte étant beaucoup trop distante pour qu’ils aient accompli tout ce chemin avec leur barda. Tourain, voulez-vous me donner la carte qu’avait dressée le capitaine de la gendarmerie ?
  
  Le commissaire parut avoir du mal à se soulever du sofa. Tout en se dirigeant vers sa serviette qu’il avait posée par terre à côté de l’armoire-penderie, il rappela :
  
  - Vous ne m’avez toujours pas répondu. Puis-je libérer les collègues qui poireautent dans les parages ?
  
  - Oui. Leur présence n’offre plus aucune utilité.
  
  Tourain vint poser sur la table le document demandé puis, ramassant le micro du transmetteur, il fit savoir à V-2 et V-3 que, sauf s’ils avaient remarqué quelque chose d’insolite à proximité, ils pouvaient regagner le port. Des deux embarcations, on confirma qu’il ne se passait rien d’anormal dans le secteur et que, depuis la précédente liaison, aucun autre bateau n’était à signaler.
  
  - Il m’intéresserait davantage de connaître les noms de ceux qui ont fichu le camp, marmonna Coplan tout en consultant le procès-verbal. Enfin, là-dessus le radariste et le radio du « Goéland » pourront nous renseigner.
  
  Tourain se planta à côté de lui, les poings sur les hanches.
  
  - Je n’avais pointé aucun nom figurant déjà sur la carte de Potier, stipula-t-il. La
  
  coïncidence m’aurait frappé, vous le pensez bien !
  
  - Je m’en doute. Mais le nom et le port d’attache d’un bateau, ça se change, ça se camoufle. Il suffit d’un pot de peinture et d’une brosse.
  
  - Alors, qu’attendez-vous de cette confrontation ?
  
  - Je désire surtout comparer les types de bateau qui ont croisé près de Cassiopée et de Véga dans l’après-midi précédant la destruction projetée. La forme et le tonnage me paraissent devoir être plus significatifs que des marques extérieures.
  
  - Si tel est votre avis, comparons, dit Tourain, reprenant confiance.
  
  Ils notèrent bien vite une similitude qui, pour n’être pas déterminante, méritait d’être approfondie.
  
  - Un chalutier, marmonna Francis. Bien sûr, il en circule pas mal au large de toutes les côtes, mais ce genre de bateau se prête particulièrement à l’exécution d’un attentat.
  
  - Pourquoi lui plus qu’un autre ?
  
  Coplan dédia un coup d’œil amical au commissaire.
  
  - A cause de ses changements de vitesse, Tourain ! A la mer, tous les navires filent à vitesse constante, sauf cas de force majeure. Un bateau de pêche peut changer d’allure ou même stopper sans que cela étonne les officiers de quart juchés sur les passerelles des autres types d’unités. Le chalutier, plus spécialement, a des variations de régime plus larges que celles d’autres rafiots s’adonnant à la pêche : rapide quand il cingle vers sa zone de prospection, il ne marche plus qu’à six ou huit nœuds quand il traîne son filet, ou même encore moins. N’est-ce pas un bon prétexte pour baguenauder aux environs d’un site intéressant ?
  
  Tourain, pensif, acquiesça et dit :
  
  - C’est donc de là que provient cette floraison de chalutiers soviétiques ou américains lors de grandes manœuvres navales adverses ?
  
  - Ni plus ni moins. Mais, en général, ceux-là sont bourrés de radars et d’instruments d’espionnage électroniques (Authentique. Les autorités américaines et soviétiques ne cessent d’échanger des protestations concernant les chalutiers qui flânent dans des zones interdites). Voyons de plus près les caractéristiques des deux qui nous concernent.
  
  Les ayant isolées dans les deux rapports, Coplan lut à haute voix :
  
  - Maria-Dolorès, Santander - chalutier - environ trois cents tonneaux selon estimation visuelle faite par officier du cargo « Emeraude » (ce navire avait eu une liaison radio-télégraphique avec Cassiopée la veille du drame).
  
  Les yeux de Francis se reportèrent sur l’autre document :
  
  - Juan-Garcia, Palamos - chalutier - entre deux cent cinquante et trois cents tonneaux.
  
  Il leva son regard vers Tourain.
  
  - Curieux, non ? Ce renseignement-ci émanait du chris-craft. Voilà donc deux bateaux semblables, de même nationalité, qui se sont trimbalés près des pontons.
  
  Tourain se gonfla les joues.
  
  - Disons aussi : près des côtes espagnoles. Ça n’a rien d’extraordinaire, à mon sens.
  
  - Non, admit Francis. Mais, si vous le permettez, je vais me livrer à un petit calcul pour voir si Maria-Dolorès ne pourrait pas s’être transformée en Juan-Garcia.
  
  Les yeux écarquillés, Tourain contempla l’agent du S.D.E.C. qui, ouvrant un des tiroirs, y chercha une carte à grande échelle de la péninsule ibérique et des eaux avoisinantes.
  
  Lorsqu’il eut mis la main dessus, Coplan la déploya sur la table, prit un compas dont il ajusta l’écartement des branches à la distance que peut couvrir en 24 heures un bâtiment filant 13 nœuds, vitesse moyenne assez acceptable comme base de calcul pour un chalutier.
  
  Puis, promenant son compas d’une pointe sur l’autre tout autour de la péninsule, il compta les jours correspondants, jusqu’à l’emplacement de Véga.
  
  - Hum, fit-il. Il lui aurait fallu neuf jours et des poussières. A quelle date Cassiopée a-t-elle été envoyée par le fond ?
  
  - Le 14 septembre, à l’aube.
  
  - Et nous sommes le quantième ?
  
  - Le 27.
  
  Le front soucieux, Francis supputa :
  
  - Ça fait 13 jours... C’est donc possible, même si la vitesse de la Maria-Dolorès est inférieure à ce que j’ai supposé : matériellement, elle a pu naviguer du Golfe de Gascogne au cap Creus en passant par le détroit de Gibraltar en un tel laps de temps. Elle aurait même pu flâner en cours de route.
  
  Soudain, son regard se fit perçant.
  
  - Diable ! lâcha-t-il. La lettre d’Arian a été postée à Malaga le 23. Ça colle !
  
  Les deux hommes se dévisagèrent, diverses conclusions leur sautant à l’esprit.
  
  - Avant de devenir Juan-Garcia, Maria-Dolorès aurait donc fait une escale dans ce port ? émit rêveusement Tourain.
  
  - Oui, et c’est ce qui expliquerait le décalage ! Or, si mon hypothèse est la bonne, elle implique qu’Arian se trouve à bord du chalutier !
  
  Le masque de Tourain se durcit et s’empourpra.
  
  - Nous allons l’arraisonner, dit-il d’une voix résolue en tapant sur la table. Je vais prévenir le commandant.
  
  Il tournait déjà les talons quand Coplan lui lança :
  
  - Vous n’en avez pas le droit, mon vieux. Nous sommes en dehors des eaux territoriales. Le commandant va vous envoyer promener.
  
  Tourain lui opposa un mufle hargneux.
  
  - Comment, pas le droit ? Alors que des types sont partis de là pour leur mission et qu’ils ont tué quatre des nôtres ?
  
  - Pouvez-vous le démontrer ?
  
  Le commissaire restant coi, Francis poursuivit :
  
  - Entre une présomption et une preuve, il y a de la marge. Et puis, même si nous possédions le droit d’intercepter ce chalutier, l’opération serait moins rentable que si nous le laissons se débiner. Le patron de ce bateau est capable de se saborder, comme les nageurs, si on lui donne l’ordre de stopper.
  
  La rogne de Tourain s’estompa devant des arguments aussi convaincants. Il inspira bruyamment avant de grommeler :
  
  - Vous avez probablement raison. Une action précipitée risquerait de ne pas être payante, ces gens n’étant que des subalternes. Ils n’opèrent sûrement pas pour leur propre compte.
  
  Coplan jeta son compas sur les procès-verbaux.
  
  - Évidemment, renchérit-il. Et, de plus, je ne tiens pas à faire courir un danger superflu à notre informateur anonyme. L’échec de la tentative va déjà faire naître, dans le clan adverse, l’idée que quelqu’un a trahi. Ne dévoilons pas que nous savons que le Juan-Garcia est mêlé à l’histoire.
  
  - Tout à fait d’accord, mais que proposez-vous de positif ? Rentrons-nous à Marseille ou pas ?
  
  - Eh non ! Je vous suggère d’entamer une filature. Grâce à son radar, le « Goéland » va pouvoir pister le chalutier sans jamais se montrer à lui, ce qui représente un avantage considérable. Mais, en plus, pour ne pas lui mettre la puce à l’oreille (c’est le cas de le dire...), il faudra désormais nous abstenir d’utiliser la radio. Si vous désirez balancer quelques messages par l’antenne, faites-le séance tenante.
  
  Tourain approuva :
  
  - Je vais aviser Marseille et Paris que l’enquête nous oblige à modifier le programme initial pour une période indéterminée, et que si l’on doit absolument nous atteindre, il suffira de nous télégraphier en code sur une des fréquences secrètes sans attendre une réponse du « Goéland »...
  
  - Je vous accompagne, dit Coplan. Je voudrais m’entretenir avec le commandant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Lorsque le radariste fut questionné au sujet de la position du chalutier (lequel n’était plus repérable à la jumelle depuis plus de vingt minutes) il fournit une réponse qui étonna ses interlocuteurs :
  
  - Il est à seize milles d’ici et navigue plein Est.
  
  - Vers l’Est ? fit Francis avec une nuance d’incrédulité. Je me serais plutôt attendu à ce qu’il file vers le Sud !...
  
  - C’eût été plus normal, en effet, dit le commandant. Pourquoi s’éloigne-t-il davantage des côtes d’Espagne ?
  
  Puis, esquissant une mimique perplexe, il reprit :
  
  - Il est vrai qu’il peut encore changer de cap... A quelle allure marche-t-il en ce moment ?
  
  - A douze nœuds, me semble-t-il, répondit le radariste. Je puis vous donner un chiffre exact si vous le désirez. Il me suffira de l’observer pendant quelques minutes.
  
  Une carte de la partie occidentale de la Méditerranée était fixée à la cloison avec des punaises.
  
  - Cap à l’Est, dit Coplan, songeur, tout en regardant la configuration des côtes. Où cela peut- il le mener ?
  
  - En Corse, répondit le commandant.
  
  Un silence plana.
  
  - S’il avait la bonne idée de faire une escale dans un port français, émit Francis d’un ton grinçant. Ce serait trop beau !
  
  - Sa course ne dévie pas, remarqua le radariste, et sa route le conduit effectivement vers la Corse.
  
  Le commandant consulta Coplan.
  
  - Je transmets des ordres à la machine ?
  
  - Si vous le voulez bien.
  
  Tandis que le commandant agrippait les poignées du chadburn, Coplan sortit de la timonerie.
  
  Le « Goéland » était à l’arrêt à quelques encablures de la plate-forme. Des membres du personnel de Véga, accoudés au bastingage, adressaient de grands gestes amicaux aux matelots du navire océanographique sans se douter le moins du monde des raisons de sa présence en ces lieux.
  
  Le battement de l’hélice imprima une trépidation aux membrures du vaisseau. Celui-ci amorça un virage alors qu’un bouillonnement d’écume naissait sous sa poupe.
  
  Les gens du ponton lancèrent des signes d’adieu. Hilares, ils clamèrent aussi des vœux inintelligibles qui se perdirent dans le vent.
  
  Comme d’autres hommes du « Goéland », Coplan agita le bras en guise de remerciement. Pour les hommes de Véga, la menace était écartée. Provisoirement.
  
  Rougeoyant, le soleil sombrait derrière l’horizon et le ciel prenait à l’est une teinte mauve.
  
  Tourain vint rejoindre Coplan sur la plage avant. Il avait une mine consternée.
  
  - Tenez-vous bien, prononça-t-il à mi-voix. Le ponton d’un forage de recherche allemand s’est abîmé dans la Mer du Nord il y a deux heures. Paris vient de m’en aviser à l’instant même où je rendais compte des événements de l’après-midi.
  
  Francis, appuyé sur la rambarde, se redressa.
  
  - Allons bon, fit-il, interloqué. Voilà que ça commence ailleurs aussi !...
  
  - Oui, dit Tourain. Et je suis en train de me demander si vous ne vous êtes pas complètement gouré, à propos de ce chalutier.
  
  - Ah oui ? Et pourquoi donc ?
  
  - Parce que cette nouvelle catastrophe permet de supposer que ceux qui ont fait le coup à Cassiopée sont remontés vers le nord, non ? Par voie de conséquence, le Juan Garcia ne serait nullement la Maria-Dolorès... et nous nous lançons sur une fausse piste.
  
  Après une courte réflexion, Coplan secoua la tête.
  
  - Non, je ne le crois pas. Les hommes-grenouilles qui se proposaient d’attaquer Véga n’ont pu démarrer que du chalutier. Procédez par élimination et vous verrez : aucune autre unité ne s’est attardée dans les parages en vue d’un repêchage éventuel. Donc, en admettant même que le Juan Garcia ne soit pas le bâtiment qui a opéré dans le Golfe de Gascogne, il n’en reste pas moins le suspect numéro Un.
  
  Tourain, quelque peu décontenancé, fixa sans les voir les tôles du pont.
  
  - Ça prend une curieuse tournure, nota-t-il. Après nous, nos voisins... Au fait, vers où nous dirigeons-nous ?
  
  - Vers la Corse.
  
  Le commissaire tiqua.
  
  - Irait-il se jeter dans la gueule du loup ? persifla-t-il.
  
  - Ne nous faisons pas trop d’illusions, ce n’est peut-être qu’une feinte.
  
  - Quoi qu’il en soit, Paris nous donne carte blanche : nous avons le loisir de nous balader en mer autant qu’il le faudra, mais il est inutile de vous dire qu’on attend de nous autre chose que de vaines spéculations. Maintenant plus que jamais, les esprits s’échauffent. On parle d’un complot de grosses compagnies
  
  pétrolières mondiales pour conquérir un monopole absolu.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Les loups ne se mangent pas entre eux. Les intérêts de toutes les compagnies occidentales s’enchevêtrent... Non, il doit y avoir là-dessous un jeu plus subtil.
  
  Promenant une dernière fois les yeux sur la mer et sur le derrick marin qui s’estompait dans le lointain, il conclut :
  
  - Le pétrole, mon vieux, ça pue... L’or noir, contrairement à l’argent, a toujours une mauvaise odeur.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, de bonne heure, Coplan se rendit à la passerelle. Devinant le motif de sa visite, l’officier de quart prit les devants :
  
  - Le raffiot a légèrement infléchi sa route. Il gouverne à présent vers le Cap Corse comme s’il méditait de contourner l’île.
  
  - Hum... Dans ce cas, sa destination pourrait être la côte italienne ?
  
  - Livourne, supputa le lieutenant. A moins qu’il ne veuille rallier Bastia, ce qui serait tout aussi vraisemblable. On ne pourra se prononcer que quand il aura doublé le cap.
  
  
  
  
  
  - Et ça se situera quand ?
  
  - Ce soir, aux environs de minuit. Pour autant qu’il conserve la même vitesse.
  
  Coplan regarda le scope du radar. Une minuscule tache verte, en haut sur la ligne verticale correspondant à l’axe du navire, marquait la position du mystérieux chalutier. Que se passait-il à son bord, en cet instant ? Qu’avait pensé le patron quand il avait dû perdre tout espoir de voir revenir ses plongeurs ?
  
  - Merci, dit Francis à l’officier. Quelles sont les prévisions pour le temps ?
  
  - Un peu de mistral dans le Golfe du Lion, ciel dégagé, mer calme.
  
  - Bon. A tout à l’heure.
  
  Il s’en fut à la cabine de radio. L’opérateur manipulait le bouton d’ébonite d’un de ses appareils de réception.
  
  - Bonjour... Depuis hier, avez-vous capté des signaux émis par le Juan-Garcia ?
  
  L’interpellé opina.
  
  - Il a envoyé un télégramme chiffré à 5 heures G.M.T.
  
  - Par quelle station côtière ? A quelle adresse ? questionna Coplan.
  
  Le radio fit pivoter son fauteuil afin de se tourner vers son visiteur.
  
  - Désolé, je ne suis pas en mesure de vous le dire... Il a appelé un indicatif de trois lettres qui ne figure pas dans ma nomenclature, et le message ne comportait pas d’adresse.
  
  - Sous quel indicatif s’est-il annoncé, lui ?
  
  - O-R-F-A. C’est du bidon, naturellement... Ces lettres-là désignent un navire belge.
  
  Il puisa une cigarette dans le paquet qui gisait sur sa table de travail.
  
  - Et croyez-moi, ajouta-t-il, pour un chalutier, il est équipé d’un bon matériel. Outre son émetteur de phonie, il a un émetteur en graphie pour la gamme des 600 à 800 mètres et un autre en ondes courtes. Sur un bateau de pêche espagnol de 300 tonneaux, ce n’est pas fréquent, je vous assure.
  
  - Avez-vous pris note du message ?
  
  - Bien sûr. Le voilà...
  
  Coplan accepta le feuillet. Vingt-deux groupes de cinq chiffres composaient le message. Indécodable, selon toute probabilité, attendu qu’on ignorait même dans quelle langue devait s’effectuer sa traduction en clair.
  
  - Pas d’autres communications ?
  
  - Si. Il y a vingt minutes, il a reçu un télégramme que je n’ai pas pu capter, ne sachant pas sur quelle longueur d’onde se trouvait son correspondant. J’ai simplement relevé l’accusé de réception du chalutier. Étant donné que je le surveille je ne peux pas, en même temps, rechercher ceux qui lui envoient du trafic.
  
  Hochant la tête, Coplan déclara :
  
  - Malgré tout, ce que vous me dites est instructif... Il y a gros à parier que le patron, après avoir relaté la disparition de ses plongeurs, a demandé des instructions et qu’il les a reçues. Que ces transmissions s’opèrent de façon clandestine, à l’abri de faux indicatifs, n’est pas moins révélateur.
  
  - Pas de question, ces gars-là se méfient, approuva le radio, convaincu.
  
  - Continuez de les épier. Si par hasard ils citaient leur port de destination à une station côtière, prévenez-moi.
  
  - Je n’y manquerai pas, inspecteur.
  
  
  
  
  
  Peu après minuit, il devint évident que le Juan-Garcia ne se rendait ni à Bastia ni à Livourne, mais à l’Île d’Elbe ! Après avoir doublé le Cap Corse, il gouvernait droit sur Portoferraio, le port principal de l’île.
  
  Le commandant, Tourain et Coplan se concertèrent en prévision de l’escale qu’ils seraient contraints de faire eux aussi.
  
  - Ils vont pénétrer dans le port peu après 4 heures du matin, dit l’officier. Si le « Goéland » y arrive une heure plus tard, ils vont comprendre que ça sent le roussi.
  
  - Bien entendu, ponctua Francis. Pourtant, nous devrions savoir pourquoi ils relâchent à cet endroit. Attendre leur sortie au large et les filer de nouveau ne nous renseignerait guère. Il faudrait que nous débarquions, Tourain et moi.
  
  - Oh pardon, fit le commissaire. Vous en parlez à votre aise, vous ! L’Île d’Elbe est territoire italien. Je n’ai pas qualité pour mener des recherches dans ce pays.
  
  Coplan eut un sourire affable.
  
  - Voyons, Tourain... Rien ne vous interdit de faire un peu de tourisme, j’imagine ? En dehors de vos attributions, vous êtes un homme comme un autre... Du moins, je l’espère.
  
  - Depuis que j’ai mis le pied sur le « Goéland », je suis en service commandé. Il m’appartient donc de respecter le règlement.
  
  - Mais si je vous avais écouté avant-hier, vous étiez prêt à partir à l’abordage au mépris de toutes les lois internationales ! Vous n’allez pas, maintenant, refuser de me donner un coup de main ?
  
  Inflexible, Tourain prit un air buté.
  
  - Pas de cette manière-là, Coplan. Il faut que l’un de nous reste à bord du navire. Réfléchissez-y : c’est une nécessité.
  
  Tout bien considéré, le commissaire avait raison. Qu’adviendrait-il si le chalutier appareillait subitement, pendant que les deux responsables de l’enquête seraient à terre ?
  
  - Bon, admit Francis. Je m’en irai donc seul. Mais où et quand me débarquerez-vous, commandant, compte tenu du fait que le Juan-Garcia ne doit à aucun prix apercevoir le « Goéland » ?
  
  La réponse vint, spontanée :
  
  - Il n’y a qu’une formule : que je vous dépose à Porto Azzurro, sur la côte-est de l'île. Vous gagnerez alors Portoferraio par la route : à vol d’oiseau, une dizaine de kilomètres seulement séparent les deux localités.
  
  A l’appui de ses dires, il exhiba une carte détaillée de l’île.
  
  - Voyez... Si j’augmente ma vitesse dès à présent, je puis arriver presque en même temps que le chalutier. Mon tirant d’eau ne me laisse pas le choix : en dehors de Portoferraio, il n’y a que cette possibilité-là. Je pourrais évidemment vous faire atterrir avec la chaloupe en un autre endroit de la côte, à Cavo ou à Rio Marina par exemple, mais là vous tomberiez dans des bleds encore plus éloignés de votre destination, quoique plus proches de nous.
  
  Coplan et Tourain se penchèrent sur le plan afin d’examiner le réseau routier. Il sautait aux yeux que la solution préconisée par le commandant était la meilleure. Du moins sur le papier, car ni l’un ni l’autre des deux hommes n’avait la moindre idée de l’importance des localités indiquées.
  
  - Va pour Porto Azzurro, décida Francis. Mais ensuite ? De là, plus question pour vous d’observer les mouvements du chalutier au radar, puisque des montagnes forment un dos d’âne entre les deux ports. Il faudrait donc que vous reveniez immédiatement au large de Portoferraio, et que je puisse, moi, communiquer par radio avec vous depuis la terre ferme.
  
  - Aucune difficulté pour moi, dit le commandant. En moins de deux heures, je pourrai me trouver à portée de micro.
  
  - Côté matériel, nous avons ce qu’il faut, souligna Tourain. Nos transistors de poche peuvent porter à trente kilomètres en mer.
  
  - Il s’agira d’assurer une écoute permanente, attendu que je ne peux prévoir le moment auquel je pourrais être obligé de vous appeler, stipula Coplan, une main dans la nuque et la physionomie songeuse. J’emporterai aussi un appareil photographique.
  
  - Vous ne feriez pas mal d’aller dormir, bougonna Tourain. Une fois à terre, vous risquez de ne plus en avoir le loisir.
  
  - J’empile quelques affaires dans une valise et je vais me pieuter. Après tout, le Juan-Garcia est bien fichu de rester deux ou trois jours dans ce port, qui sait ?
  
  
  
  
  
  Il faisait encore nuit noire quand le « Goéland » pénétra dans la rade de Porto Azzurro. Grâce aux lampes de l’éclairage public, on distinguait les façades des maisons situées en bordure du quai, des maisonnettes crépies, basses, semblables à celles de tous les villages méditerranéens. Sur la gauche, à flanc de colline, s’érigeaient deux édifices monstrueusement modernes, en béton, tout en angles droits : une véritable insulte à ce cadre vénérable et enchanteur que dominait la crête de lointaines montagnes.
  
  Coplan attendait près de la coupée, son bagage à ses pieds. Il avait été convenu que le navire n’accosterait pas, cette manœuvre étant susceptible d’entraîner des formalités superflues et de l’immobiliser plusieurs heures.
  
  La chaloupe à moteur fut mise à la mer alors que le navire stoppait au-delà du musoir. Tourain contempla un instant le panorama, puis il dit :
  
  - A moins de vous taper le trajet pedibus, je ne vois pas comment vous allez vous débrouiller. Tout le monde roupille.
  
  - A dieu vat !... S’il le faut, j’emprunterai un de ces cars qui sont en stationnement le long de cette place, plaisanta Francis tout en désignant du menton le jardin public situé près du débarcadère.
  
  Tourain, sérieux, le regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Si vous étiez vraiment dans l’embarras, je m’arrangerais pour vous rejoindre ou pour vous envoyer du renfort, murmura-t-il. Ce ne serait pas très régulier, mais, dans certaines circonstances...
  
  La chaloupe vint s’aligner contre l’échelle de coupée. Coplan saisit sa valise.
  
  - Je sais pertinemment que vous ne me laisseriez pas tomber, en dépit de tous les règlements, dit-il au commissaire en lui tendant son autre main. A bientôt, sans doute.
  
  Il descendit les marches, prit pied sur le plancher mouvant de la barque, dédia encore un petit salut à Tourain tandis que le matelot lançait le moteur.
  
  L’embarcation contourna le navire et cingla vers un appontement. Déjà le « Goéland » pivotait sur lui-même pour quitter Porto Azzurro aussi silencieusement qu’il y était entré.
  
  Lorsque la chaloupe se fut rangée contre un escalier de pierre, Francis se retourna, décocha un clin d’œil au matelot puis grimpa sur l’un des degrés.
  
  Parvenu au niveau du quai, il promena un regard indécis sur les boutiques aux volets fermés, vers les ruelles sombres qui débouchaient sur la place. Pas une âme.
  
  Sur la droite, une horloge placée au-dessus de la devanture d’un bureau de tourisme indiquait cinq heures moins le quart. Aucune chance de trouver un bistrot ouvert à une heure pareille.
  
  Coplan fit quelques pas vers un banc, déposa sa valise et alluma une cigarette. Il devait cependant y avoir un taxi, dans ce patelin. Ou une voiture de livraison quelconque allant à Portoferraio. Mais, tout d’abord, pour tenter de pratiquer l’auto-stop avec un minimum de chances de succès, il fallait repérer la route qui menait à cette localité. D’après l’orientation, elle devait s’embrancher à l’ouest du bourg.
  
  Coplan se disposait à partir à sa recherche quand un léger coup de sifflet lui fit tourner la tête. Deux agents de police à casquette plate, le sabre au côté, marchaient posément vers lui. Il les attendit.
  
  Ils le saluèrent courtoisement. L’un d’eux dit en italien :
  
  - Nous vous avons vu débarquer de ce bateau français... Voulez-vous nous montrer vos papiers ?
  
  - Volontiers, répondit Francis dans la même langue.
  
  Il présenta son passeport à son interlocuteur. Ce dernier se mit en devoir de le feuilleter.
  
  - Que venez-vous faire à l’île d’Elbe ? s’enquit-il.
  
  - Voir la maison de Napoléon.
  
  Les deux policiers hochèrent la tête avec gravité. Le motif était valable à leurs yeux, les étrangers venant à peu près uniquement dans ce but et les autres divertissements étant plutôt restreints.
  
  - Vous êtes en règle, dit l’agent tout en restituant le passeport. Mais ce bateau ne s’est donc arrêté ici que pour vous déposer à terre, en pleine nuit ?
  
  Le visage de Francis s’imprégna d’une bonhomie contagieuse.
  
  - Oui, affirma-t-il. Le commandant est un de mes amis. Il a fait un léger détour... J’étais en qualité de passager à bord de son unité.
  
  - A quel hôtel comptez-vous descendre ?
  
  - Eh bien, voilà le problème... En réalité, je voudrais me rendre tout de suite à Portoferraio. C’est là, n’est-ce pas, que se trouve la maison de l’Empereur ?
  
  - Il y en a deux : la Casa dei Mulini et la Villa Saint Martin à six kilomètres en dehors de la ville. Mais le premier bus pour Portoferraio ne part qu’à sept heures et demie.
  
  - Peut-être pourriez-vous m’aider ? N’y a-t-il pas moyen d’obtenir un taxi avant cela ?
  
  Les agents italiens se mirent à parler entre eux, l’un et l’autre avançant tour à tour une suggestion que son collègue anéantissait sur-le-champ. Il fut question d’un certain Danilo dont la femme était enceinte ; d’un Gasparri dont, malheureusement, la guimbarde refusait tout service depuis trois jours, et d’un Vittorio qui avait prêté la sienne à son cousin habitant Capoliveri.
  
  - Giovanni, proposa finalement un des policiers avec une grimace fataliste et un gracieux mouvement des deux mains.
  
  - Il ne se lève pas avant dix heures, objecta le second.
  
  - Je lui payerais 10 000 lires, intervint Francis.
  
  Ceci modifiait considérablement la face des choses. Pour 10 000 lires, n’importe quel chauffeur de Porto Azzurro aurait transporté n’importe quoi à l’autre bout de l’île avant le petit déjeuner, même par un temps épouvantable.
  
  - Il habite là, au-dessus du magasin de souvenirs, reprit le premier agent. Venez, on va le réveiller.
  
  Quelques secondes plus tard, ils hélèrent d’une voix forte leur concitoyen, avec une obligeance qui n’avait d’égale que leur mépris pour le sommeil des voisins.
  
  Une croisée ne tarda pas à s’ouvrir et un type hirsute, en maillot de corps, se montra. Les policiers lui expliquèrent volubilement de quoi il s’agissait. Le chiffre cité produisit une grosse impression, encore que le nommé Giovanni fût d’avis que rien n’était plus sacré que le repos. S’il accepta, ce fut par pure bonté d’âme, pour ne pas contraindre un touriste à errer sur la route, et il développa ce thème abondamment pendant qu’il enfilait son pantalon devant la fenêtre.
  
  Il fut prêt en moins de cinq minutes, apparut sur le seuil de la maison, dévisagea son client fortuné .
  
  - Onze mille lires, prononça-t-il, l’œil à l’affût
  
  - Dix, dit Francis.
  
  - Va bene, conclut Giovanni avec un geste péremptoire.
  
  Les agents portèrent la main à la visière de leur casquette quand la vieille Fiat de Giovanni s’ébranla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Par une route sinueuse et accidentée, la voiture traversa un pays à la terre ingrate, sèche, où une végétation gorgée de soleil et privée d’eau se défendait en ne développant qu’un minimum de feuillage. Seules des vignes semblaient s’accommoder du sol et du climat de cette île déshéritée.
  
  L’aube ne pointait pas encore lorsque la voiture de Giovanni parvint dans la banlieue de Portoferraio, un faubourg semi industrialisé qui précédait une avenue longeant la baie et le port.
  
  Plus tendu qu’il ne le laissait paraître, Coplan parcourut des yeux les installations maritimes, craignant in petto que le chalutier se fût livré à une feinte ou qu’il eût déguerpi entre-temps, après une escale très brève destinée à se ravitailler en carburant.
  
  - Je vous dépose à l’Albergo Darsena ?
  
  s’enquit Giovanni comme si la chose allait de soi.
  
  
  
  
  
  - Attendez... Roulez moins vite, que je puisse au moins jeter un coup d’œil sur le port. C’est la première fois que je viens ici.
  
  - Ben..., de cet hôtel vous aurez justement une vue magnifique sur le port. C’est le nouveau bâtiment à cinq étages, là-bas, en face du débarcadère des ferry-boats et des aliscaphes pour Piombino.
  
  Coplan aperçut, à l’ancre dans la rade, un rafiot qui avait la silhouette d’un chalutier. En raison de sa position et de l’obscurité, on ne pouvait lire son nom. Toutefois, le Juan-Garcia battant pavillon espagnol et devant se soumettre à des formalités avant de s’amarrer à un quai, il était fort probable que ce bateau de pêche en quarantaine fût bien celui qui servait de P.C. aux terroristes.
  
  - Oui, amenez-moi au Darsena, décida Francis, peu désireux de poireauter de nouveau sur un quai avec sa valise.
  
  Comme le chalutier n’était pas amarré près d’un poste de débit de fuel, il ne risquait pas de se défiler avant le lever du jour.
  
  En haut d’une colline, les grosses tours rondes d’une citadelle, éclairées par des projecteurs, donnaient un cachet historique à la cité.
  
  - La forteresse des Medici, indiqua le chauffeur avec l’espoir que cette maigre information lui vaudrait un petit pourboire.
  
  Il reçut les 10 000 lires convenues, et pas un radis de plus, lorsque Francis descendit devant l’hôtel.
  
  Accueilli avec stupeur par un veilleur de nuit somnolent, il demanda une chambre donnant sur la mer. A cette époque de l’année, une telle exigence pouvait être satisfaite !
  
  L’établissement était moderne, d’un confort proche du luxe.
  
  Au troisième étage, Coplan découvrit une grande chambre d’aspect agréable et dotée d’une terrasse : un magnifique observatoire qu’il n’eût pas osé rêver, dominant la rade et placé dans l’axe de la passe d’entrée du port... Admirablement situé, aussi, pour des liaisons-radio avec un navire à la mer.
  
  Après un regard sardonique décoché au bateau qui stationnait en contrebas, Francis se hâta de défaire son bagage et d’en extraire une paire de jumelles.
  
  Le ciel commençait à s’éclaircir, un début d’activité se manifestait près du quai d’embarquement des navires assurant les passages vers la Corse et la côte italienne. Des cars vides venaient se ranger devant la buvette attenante au bureau de la douane.
  
  A bord du chalutier, tout semblait dormir.
  
  Vers sept heures, Coplan se fit monter un petit déjeuner. Debout sur la terrasse, il dévora successivement quatre petits pains, ne rentra que pour vider deux tasses d’un café noir comme de l’encre.
  
  Ensuite, ragaillardi, il résolut d’aller vérifier si sa surveillance ne tombait pas à faux, car une méprise restait possible.
  
  Une plus grande animation régnait maintenant sur le port. Des marchands de cartes postales, leur éventaire sur le ventre, attendaient de pied ferme les passagers qui descendraient du premier ferry ou du premier aliscaphe. Quelques autobus circulaient, des commerçants disposaient devant leur boutique des produits colorés de l’artisanat local : faïences, statuettes en bois, coquillages et échantillons miroitants de minéraux cristallins.
  
  Francis partit d’un pas désœuvré vers le bassin où étaient relégués les navires de charge, sur la gauche. Chemin faisant, il s’interrogea encore sur les raisons qui avaient poussé le patron du bateau de pêche à relâcher dans une île aussi éloignée de son port d’attache. Arrêt purement technique sur un itinéraire tracé à l’avance ou rendez-vous imposé par des circonstances imprévues ?
  
  Coplan alluma une cigarette, les yeux dirigés vers le chalutier, il vit s’en détacher un youyou dans lequel se tenaient deux hommes. L’un, debout, en bras de chemise et le chef coiffé d’une casquette de marinier passablement avachie, avait un teint basané et une mine bourrue. Les poings sur les hanches, il regardait les édifices entourant la rade comme s’il essayait d’en reconnaître un. L’autre individu, très brun lui aussi, actionnait une godille.
  
  Coplan poursuivit sa route, l’air distrait. Il put bientôt voir l’inscription figurant sous le plat-bord, à la poupe, et ne put réprimer un rapprochement de ses sourcils.
  
  « Fatima - Tripoli ».
  
  Ayant rejeté de prime abord l’idée qu’on avait pu se tromper dans l’identification du bateau au radar, lors de sa prise en chasse, Coplan fut assailli par un doute lorsqu’il constata que la peinture du nom et du port d’attache n’était certainement pas récente.
  
  Déconcerté, il considéra l’arrière avec une attention accrue. Alors il s’avisa d’un détail qui restaura sa confiance : les lettres n’étaient pas peintes à même la coque, mais sur des planches de bois maintenues par des boulons...
  
  Il détourna aussitôt la tête afin de repérer le youyou. Celui-ci approchait d’un appontement, à une centaine de mètres de là.
  
  Coplan fit demi-tour, curieux de voir à quelles démarches allait procéder le patron du « Fatima ». Il accéléra le pas, redoutant de perdre le marin de vue quand celui-ci, après avoir pris pied sur le quai, se mêlerait à la population locale et aux voyageurs qu’amenait de Piombino le Maria Maddalena.
  
  Or, quelques instants plus tard, il constata que l’individu renvoyait le youyou et ne semblait nullement pressé de se rendre où que ce soit. Il baguenauda de long en large, les mains dans les poches, apparemment plus captivé par le mouvement des embarcations dans le port que par le spectacle des façades ensoleillées.
  
  Le Maria Maddalena se rangea le long du quai. Des gens se bousculèrent pour emprunter la coupée tandis que des chauffeurs de taxi, tenus à l’œil par une paire d’agents, se plaçaient en évidence mais s’abstenaient d’accrocher les arrivants.
  
  Le type en casquette couva d’un œil noir les personnes qui débarquaient. Le flot s’écoula, se dispersa vers les cars, les taxis et les voitures privées, dans un désordre et une confusion bien latines. Puis l’affluence décrût, des porteurs continuèrent d’entasser des bagages dans les soutes des bus.
  
  L’homme n’avait pas bougé. Un peu à l’écart, il guettait toujours les visages.
  
  Au loin, les trois notes typiques de l’avertisseur de l’aliscaphe retentirent, attirant les regards des badauds. Dressé sur ses ailerons, l’engin à coque profilée entrait dans la rade en projetant de part et d’autre un nuage d’eau vaporisée.
  
  En un rien de temps, il ralentit, freina, vint accoster en douceur tandis que le grondement de son moteur s’apaisait. Une passerelle fut promptement installée et, aidés par un homme de l’équipage, les passagers sortirent un à un de la cabine.
  
  Le marin du Fatima épia derechef ces nouveaux venus, un mélange de riches et de pauvres, de touristes et d’insulaires des deux sexes et de tous les âges, encombrés de sacs et de colis.
  
  Lorsqu’un personnage d’une trentaine d’années, assez élégant, de taille moyenne, aux cheveux brun foncé et aux traits indéchiffrables, habillé d’un complet d’été de couleur beige, eut avancé de quelques pas sur le quai, le patron-pêcheur alla vers lui.
  
  Le moins qu’on pût dire fut que leur rencontre manquait de chaleur. Ils échangèrent quelques mots, l’un renfrogné, l’autre sur la réserve. Posté trop loin, Coplan ne put deviner la langue qu’ils parlaient.
  
  Ils bifurquèrent vers la droite, dans la direction opposée à celle où se trouvait le chalutier, et se mirent à deviser tout en marchant.
  
  Quand ils eurent atteint le port de plaisance, ils passèrent sous la voûte en ogive d’une porte médiévale ayant fait partie de l’enceinte fortifiée dont elle était le seul vestige, puis ils empruntèrent un large boulevard où se succédaient des magasins, des kiosques à journaux et des débits de boissons.
  
  Déambulant à leur suite à un long intervalle, Francis se dit que ces deux paroissiens paraissaient connaître l’endroit. Nulle hésitation dans leur allure ne trahissait une incertitude quant à la route à suivre. Leur conversation s’était d’ailleurs animée ; à tour de rôle, ils soulignaient leurs propos de gestes vifs, comme si une controverse les opposait.
  
  Évidemment, s’ils discutaient de la disparition des plongeurs aux abords de la plate-forme Véga, ça devait plutôt barder.
  
  Ils s’engagèrent sur une voie en plan incliné montant vers le couloir obscur, en énormes moellons, qui avait été la poterne du système de défense de la forteresse.
  
  Coplan attendit qu’ils eussent échappé à sa vue pour adopter lui-même ce chemin. Un écriteau cloué à la muraille le rassura : une flèche bleue avec les mots « Villa Napoleonica ». Si le trajet était balisé pour les touristes, il ne devait pas se terminer en cul de sac.
  
  Au-delà de la poterne, des armoiries taillées dans un écusson de pierre montraient les célèbres pompons de la famille des Medici.
  
  Pour ne pas être semé dans ce dédale par les deux hommes qu’il voulait observer, Francis accéléra le pas. D’autres promeneurs flânaient dans une ancienne salle d’armes privée de ses portes et où régnait un terrible courant d’air.
  
  A une sorte de carrefour, n’ayant toujours pas rattrapé les inconnus, Coplan eut un moment d’hésitation. Par où étaient-ils passés ?
  
  Il fila vers une cour, qui se révéla être une terrasse d’où l’on voyait toute la ville mais où les deux types n’étaient pas ; il revint en arrière, aperçut un couple qui venait de la salle d’armes, se dirigea en hâte vers une autre issue et monta un nouveau plan incliné également indiqué par une flèche qu’il n’avait pas remarquée auparavant.
  
  Peu après, débouchant inopinément de la citadelle, il se retrouva devant une route vibrante de soleil, qu’il fallait gravir encore pour accéder à la maison de l’Empereur. Là, il respira. Ses deux bonshommes se profilaient au loin, le long du mur d’une propriété. Sans doute méditaient-ils d’aller jusqu’au point culminant du rocher sur lequel, au temps jadis, s’étaient édifiées les premières maisons de Portoferraio.
  
  Ils se payaient une drôle de balade... Mais par quel itinéraire rejoindraient-ils le centre de la ville moderne ?
  
  Ne voulant plus les perdre de vue, Francis redémarra.
  
  Une cinquantaine de mètres plus loin, devant une grille, il s’immobilisa en retenant un sourire. Le sort l’avait guidé jusqu’au lieu de pèlerinage qu’il avait cité aux policiers de Porto Azzurro comme étant son unique objectif, la Casa dei Mulini où Napoléon avait été incarcéré au début de sa détention à l'île d’Elbe.
  
  Bien que la filature fût sa préoccupation majeure, Coplan ne put s’empêcher de consacrer quelques secondes d’attention à cette demeure mélancolique où la défaite avait conduit l’empereur avant que de plus grands désastres s’abattent sur lui et ne l’envoient vers une autre île pour un exil définitif.
  
  C’était une longue maison ocre, mi-rurale mi-bourgeoise, à un étage, avec deux rangées de sept fenêtres aux persiennes brunes et un toit de vieilles tuiles rosées. Elle s’élevait au milieu d’une immense cour dallée qu’agrémentaient un massif d’arbustes taillés et des jardinières de fleurs posées sur le mur de clôture. Un site bien banal pour le déclin d’un Titan.
  
  Coplan tourna les talons et, du coin de l’œil, il s’avisa que le couple qu’il avait croisé à la sortie de la salle d’armes entamait la montée de la côte. Avec une précipitation assez étrange... qui rappelait la sienne quand il avait entrepris de diminuer son retard sur le capitaine du chalutier et son compagnon.
  
  L’esprit en alerte, Francis continua de marcher vers le sommet de la route, derrière lequel les deux hommes avaient une fois de plus disparu. Il éprouvait soudain la sensation désagréable de participer à une scène dont, contrairement à ses prévisions, il n’était pas le seul à contrôler le déroulement.
  
  L’éventualité qu’on lui avait ménagé un traquenard, alors qu’il s’imaginait avoir l’initiative, lui vint à l’idée. A peine y eut-il réfléchi qu’elle prit plus de consistance. Quel besoin auraient eu ses deux prédécesseurs d’accomplir une balade aussi compliquée et de grimper plus haut que la forteresse si ce n’était que pour bavarder à l’aise des questions qui se posaient à eux ? Ils auraient tout aussi bien pu le faire dans les rues animées de la ville basse.
  
  Un frémissement parcourut la nuque de Francis tandis qu’il atteignait un embranchement de la route. A présent, il sentait physiquement que des yeux le fixaient, derrière lui.
  
  Se contraignant à garder une attitude naturelle, il parut tergiverser entre les diverses possibilités qui s’offraient à lui : ou escalader sur la gauche une voie menant à un belvédère, ou descendre à droite vers les maisons agglutinées sur le flanc de la citadelle, ou encore rebrousser chemin.
  
  De quelque côté qu’il se tournât, le paysage était désert. Les deux types avaient donc dû, obligatoirement, s’engager dans les ruelles tortueuses de la vieille localité, afin de regagner ainsi, par un chemin différent, le centre de Portoferraio. A moins qu’ils ne se fussent planqués quelque part dans ce bourg aux venelles étroites...
  
  En un éclair, Coplan rassembla mentalement toutes les données de la situation, en dégagea une ligne de conduite. A aucun prix, ce couple qui était en train de le pister, lui, ne devrait avoir la faculté de rapporter au passager de l’aliscaphe qu’il avait été surveillé dès sa rencontre avec le patron du Fatima.
  
  Coplan monta au belvédère ; dans leur hâte à se rapprocher de lui avant qu’il ne s’égarât également dans les ruelles en pente, l’homme et la femme avaient dépassé sans s’arrêter la grille de la Casa dei Mulini. Singuliers touristes... et vraiment très matinaux.
  
  L’individu, en pull léger et pantalon gris, était un bellâtre d’une trentaine d’années au visage de métèque, aux cheveux bouclés d’un noir luisant. Sa compagne avait plutôt mauvais genre : d’un blond excessif, vêtue d’une robe d’été très courte dont l’ampleur, loin de dissimuler ses formes provocantes, les révélait en suggérant leurs contours, elle portait un sac à main retenu à son épaule par une bride. Elle dégageait une sensualité vulgaire qu’aggravait le balancement de ses hanches.
  
  Qu’allaient-ils faire quand ils s’aviseraient que, sans doute distancé par leurs complices, Coplan avait abandonné la filature ?
  
  Ils ne le lâcheraient pas, de toute évidence.
  
  Francis s’absorba dans la contemplation du merveilleux panorama qui s’étalait au-delà du muret garde-fou. Le belvédère surplombait les jardins situés à l’arrière de la maison de l’Empereur mais la plus grande partie de son pourtour en arc de cercle dominait la pente abrupte du rocher, laquelle tombait quasiment à pic dans la mer. Son emplacement surélevé l’isolait de la petite agglomération adossée à la citadelle et il eût été difficile de trouver un endroit plus propice à la méditation.
  
  Parvenu au sommet du dos d’âne, le couple témoigna de l’indécision. L’homme et la femme échangèrent quelques mots tout en scrutant les environs. Ils eurent tôt fait de repérer Coplan. Celui-ci, le dos tourné, les mains dans les poches, embrassait du regard le bleu mauve des eaux côtières.
  
  Au terme d’un bref dialogue, le duo entreprit de gravir les larges degrés de pierre conduisant à la terrasse où se tenait le promeneur solitaire.
  
  Entendant le crissement de leurs pas, Francis leur dédia un coup d’œil indifférent.
  
  La fille lui sourit.
  
  - C’est splendide ici, n’est-ce pas ? prononça-t-elle en français. Mais bon dieu que c’est haut !... J’en suis tout essoufflée...
  
  - Seriez-vous des compatriotes ? s’étonna Francis, détendu.
  
  - Moi, je suis Française ; mon ami est Italien. Sicilien, plus exactement.
  
  Elle se jucha sur le mur d’enceinte, se croisa les jambes avec désinvolture. Sa peau avait encore une blancheur attestant qu’elle arrivait tout juste d’un pays au climat nuageux.
  
  Le zigoto au teint mat, impassible et n’ayant pas l’air de se soucier du comportement de sa maîtresse, s’assit d’une fesse sur le parapet à quatre mètres d’elle.
  
  - Vous êtes là depuis longtemps ? s’enquit l’aguichante créature, la prunelle câline.
  
  - Où ça ? Sur ce perchoir ou dans l’île ?
  
  - A Portoferraio, veux-je dire.
  
  - Depuis trois jours. Et vous ?
  
  - Nous avons débarqué hier.
  
  Ce n’était pas vrai. Coplan se souvenait parfaitement de les avoir vus descendre du Maria Maddalena, une heure auparavant. Tout avait été réglé comme du papier à musique.
  
  - Si ce n’est pas indiscret, à quel hôtel êtes-vous descendu ? s’informa la fille. Nous sommes à la pension Mimosa et ça ne nous plaît pas tellement.
  
  Plutôt que de le suivre encore, ils s’étaient donc résolus à se procurer directement son adresse... Comme ça, en lui faisant le coup de la conversation improvisée. Sans se figurer un seul instant que les rôles s’étaient inversés.
  
  Un bon sourire éclaira les traits de Francis.
  
  - Je suis à l’Albergo Darsena. avoua-t-il. Ce bâtiment neuf à cinq étages, sur le port. Vous avez dû le voir, j’imagine ?
  
  - Oui, mais il doit être affreusement cher. Êtes-vous seul ici ?
  
  - Tout seul, hélas !
  
  Elle eut une mimique de commisération.
  
  S’adressant à son ami, elle glissa :
  
  - Le monsieur est seul, Pietro. On pourrait peut-être lui proposer de se joindre à nous ?
  
  Le Sicilien se borna à faire un signe d’approbation, l’air absent.
  
  - Je m’appelle Claudia, reprit-elle, ses yeux verts posés sur Coplan. Est-ce que cela vous ferait plaisir de poursuivre la promenade avec nous ?
  
  Quelque chose d’équivoque dans son expression laissait soupçonner que son invite recelait d’autres promesses.
  
  La décision qui s’imposait à Francis était d’une gravité telle qu’il ne pouvait commettre la moindre erreur, et il se demanda si, en fin de compte, il n’était pas tombé sur un couple qui pratiquait la retape pour subvenir à ses besoin en cours de voyage. Ça se rencontrait de plus en plus.
  
  Pour en avoir le cœur net, il dit d’un ton railleur :
  
  - Oui, ça me ferait plaisir, à condition que vous ne m’emmeniez pas à bord du « Fatima ».
  
  L’expérience fut concluante : la bouche entrouverte de la blonde se referma, déformée par un rictus venimeux. Quant à Pietro, il avait sursauté comme si une guêpe l’avait piqué au cou. La face contractée, il s’assura qu’il n’y avait personne aux alentours, souleva brusquement de la main gauche le bas de son pull-over afin de se servir de la droite pour dégainer le browning serré entre sa ceinture et sa peau.
  
  Coplan fondit sur lui sans attendre qu’il eût achevé son geste. Il lui expédia un direct effarant de vélocité et son poing, dur comme un morceau de marbre, frappa le Sicilien entre les yeux. Encore appuyé au parapet, l’homme fut rejeté en arrière par la brutalité de l’impact. Son arme s’échappa de sa main alors qu’il basculait sur le dos, ses pieds quittant le sol. Francis lui attrapa les chevilles au vol et leur imprima une violente poussée de bas en haut, envoyant le type cul par-dessus tête de l’autre côté du mur, en chute libre pendant une cinquantaine de mètres avant de s’écraser sur le contrefort du rocher et de rebondir dans la mer.
  
  Hagarde, la fille avait sauté sur ses pieds ; tout s’était passé tellement vite, d’un seul élan, qu’elle réalisait difficilement que son amant avait déjà cessé de vivre. Eût-elle voulu crier que le son lui serait demeuré bloqué dans la gorge.
  
  Coplan lui fit face, les traits durs. Il avait horreur de ça, mais on n’avait pas eu plus d’égards pour les 45 hommes de Cassiopée, et il n’avait aucune autre ressource.
  
  - Votre sac, exigea-t-il.
  
  Elle crut confusément qu’il allait l’épargner, qu’il n’avait tué Pietro que parce que ce dernier avait sorti son pistolet. Elle détacha fébrilement la bride de son épaule, tendit le sac avec une bonne volonté empressée comme pour se ménager l’indulgence de son interlocuteur.
  
  Coplan fourra le browning dans une des pochettes intérieures de l’accessoire de toilette, y préleva en revanche deux passeports qu’il logea près de son portefeuille puis, ayant appuyé sur les bords du fermoir, il balança le sac dans le vide, sous les yeux médusés de Claudia.
  
  - Filez, gronda-t-il, charitable.
  
  Elle était déjà pâle comme une morte, les lèvres exsangues. Sous ce soleil radieux et devant ce bleu profond de la mer, elle avait conscience de vivre un cauchemar, une réalité impossible.
  
  Un coup dans la nuque éteignit toutes ses sensations. Elle ne sut pas qu’elle culbutait à son tour vers le néant et qu’elle allait rejoindre Pietro dans un monde meilleur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  En nage, Francis tourna la tête dans tous les sens pour se convaincre qu’aucun témoin n’avait assisté à cette double liquidation. Mais quel touriste aurait eu l’idée de monter là-haut de si bonne heure pour s’arrêter à la Casa dei Mulini qui ne s’ouvrait aux visiteurs qu’à partir de neuf heures ?
  
  S’appuyant des deux mains à la balustrade de pierre, il plongea un regard inquisiteur vers le bas, afin de voir si des arbustes ou des ronces n’avaient pas retenu les deux corps lors de leur chute.
  
  Il n’aperçut que la tache de couleur de la robe de la femme, minuscule, contre un roc émergeant, entouré d’eau. Cependant, des gens qui se promenaient sur la colline, à droite, auraient pu remarquer de loin l’effroyable dégringolade du couple...
  
  Coplan quitta le belvédère exactement comme s’il ne s’y était attardé que pour jouir d’une vision enchanteresse. Mais, dès qu’il eut enfilé une des ruelles, il accéléra le pas. La déclivité du sol l’y incitait d’ailleurs autant que son désir de s’éloigner au plus vite du lieu de l’algarade.
  
  Choisissant à chaque croisement la venelle qui avait la plus forte pente, il ne tarda pas à se retrouver au niveau du boulevard qu’il avait emprunté trois quarts d’heure auparavant.
  
  Une crispation interne au creux de l’épigastre le poussa à entrer dans un bar. Il y avala un verre de bière et alluma une cigarette avant de poursuivre son chemin.
  
  Il rentra à l’hôtel à neuf heures et demie, connut un début de détente lorsqu’il se fut enfermé dans sa chambre. D’emblée, il examina les papiers d’identité qu’il avait retirés du sac de la fille.
  
  Un des passeports était belge, l’autre... libanais.
  
  Tous deux portaient le tampon d’entrée de l’aéroport de Rome, Léonardo de Vinci, daté de la veille. Francis referma les carnets, les tapota dans la paume de sa main, les yeux rêveurs.
  
  C’était le moment ou jamais de rétablir la liaison avec le « Goéland »... Il ôta de sa poche intérieure gauche un transistor ayant l’aspect d’un étui à cigarettes en cuir, l’ouvrit pour étirer une antennes télescopique longue de cinquante centimètres, puis il actionna le contact d’allumage et alla se poster devant la porte-fenêtre large ouverte.
  
  Du navire, on répondit à son premier appel, mais l’homme à l’écoute n’était pas Tourain. A la demande de Coplan, il dit qu’il allait chercher le commissaire.
  
  La voix de ce dernier retentit bientôt dans le petit haut-parleur du walkie-talkie.
  
  - Bonjour, Tourain, prononça Francis mezzo voce. J’ai un certain nombre d’informations à vous communiquer. Avez-vous sous la main de quoi écrire ?
  
  - Deux secondes, je vous prie...
  
  Après un temps :
  
  - Allez-y, je vous écoute.
  
  - Bon... Premier point : le chalutier se nomme « Fatima » et il a comme port d’attache Tripoli. Des plaques amovibles, à l’arrière, lui permettent de modifier ses marques d’identification quand il est à la mer ; mais, pour son escale ici, il a été contraint de reprendre la désignation véritable qui figure sur ses documents de bord. Signalez la chose au radio, de telle sorte qu’il puisse découvrir l’indicatif réel de ce bateau dans sa nomenclature.
  
  - Parfait, c’est noté. Quoi d’autre ?
  
  - Le patron a eu un contact avec un zèbre qui est arrivé du continent par l’aliscaphe. Je vous fournis le signalement de ces deux individus...
  
  Coplan les détailla minutieusement, au point qu’on aurait pu dessiner un portrait-robot à l’aide de ses indications.
  
  Quand Tourain eut fini d’écrire, il bougonna :
  
  - De quelle nationalité sont-ils, d’après vous ?
  
  - Je n’en sais rien. Il y a un tel mélange de races dans le bassin méditerranéen... Ils pourraient aussi bien être des Espagnols du sud que des Nord-Africains ou des Turcs !
  
  - Avez-vous pu surprendre des bribes de leurs paroles ?
  
  - Non, précisément... Mais la question n’est pas là. Ils avaient machiné une chausse-trape dont j’ai failli faire les frais. Ils étaient couverts par deux complices que j’ai été forcé d’éliminer.
  
  Un silence, puis Tourain dit :
  
  - Bigre... Voilà qui vous met en fâcheuse posture vis-à-vis des Italiens. Devons-nous vous récupérer en vitesse ?
  
  - Non, rien ne presse. On pourra croire à un double suicide, à une affaire passionnelle... J’ai dû en venir à cette extrémité car, si j’avais fait semblant de ne pas les voir, ils auraient transmis mon signalement à l’homme qui a contacté le patron du chalutier. Ou bien ils m’auraient lessivé à un moment plus opportun. C’étaient un homme et une femme dont voici les identités : Najib Mallat, 29 ans, nationalité libanaise. Son passeport contient un visa belge daté d’il y a 8 mois et autorisant un séjour de trois ans. Les plus récents cachets attestent qu’il avait pris l’avion hier à l’aéroport de Bruxelles et qu’il a atterri à Rome...
  
  - Pas si vite, intercala Tourain. Laissez-moi le temps d’inscrire tout ça... Crénom, vous n’avez pas perdu votre temps !
  
  - Je ne regrette qu’un chose, c’est de n’avoir pu cuisiner ce type et sa gonzesse... A cet égard, l’endroit était mal choisi. Enfin, voici ce qui concerne la fille : Claudine Vermeersch, 27 ans, Belge, domiciliée au 31 Quai de l’Ourthe, à Liège. D’après les tampons, elle a voyagé avec le nommé Mallat et il est à supposer que ce dernier vivait sous le même toit qu’elle.
  
  - Ouais, grogna le commissaire. Mais ça nous fait une belle jambe, attendu qu’ils ne sont plus de ce monde.
  
  - Minute, fit Coplan. Le gars qui a rencontré le capitaine du Fatima, et qui doit donc jouer un rôle de premier plan, entretenait des relations étroites avec ce couple. L’adresse de ce dernier peut jouer un rôle de fil conducteur au cas où il me glisserait entre les doigts, ce qui pourrait bien se produire... Il y a déjà près d’une heure que je l’ai perdu de vue.
  
  Un nouveau silence dénonça le soliloque de Tourain, qui finit par demander :
  
  - Comment voyez-vous la suite ?
  
  Les yeux fixés sur la rade nimbée de lumière, Francis déclara :
  
  - Ne vous souciez plus du chalutier... Que son signalement, son indicatif et ses appellations vraies ou fausses soient transmis à nos gardes-côtes, pour le cas où il réapparaîtrait aux environs des plates-formes de forage. De toute façon, s’il veut poursuivre ses sinistres tentatives, il va devoir embarquer d’autres spécialistes du minage sous-marin. Mais où ? A Tripoli peut-être.
  
  - Alors, allons-nous rentrer à Marseille sans vous ?
  
  - Eh bien, je l’ignore encore. Continuez à croiser au large de la côte nord de l’île, que je puisse vous atteindre à tout moment. Je vais tâcher d’interviewer le bonhomme, si je le retrouve.
  
  - A votre place, je ne moisirais pas dans ce patelin, surtout après ce... ce malencontreux incident. Ne voulez-vous pas quelques hommes pour vous prêter main-forte ?
  
  - Ce serait prématuré. Attendez d’abord que j’aie rattrapé mon lascar.
  
  - A votre guise. Est-ce tout ?
  
  - Oui, Tourain. A plus tard.
  
  Coplan renfonça l’antenne, referma l’appareil et l’enfouit dans sa poche. Puis il avança jusqu’au bord de la terrasse et s’accouda pour observer le Fatima.
  
  Et les quais d’embarquement des transbordeurs...
  
  
  
  
  
  Il n’était pas posté au balcon. depuis dix minutes qu’une idée le fit refluer dans la chambre et décrocher le téléphone.
  
  - Prego, dit-il au standardiste. Existe-t-il une pension Mimosa à Portoferraio ?
  
  L’intéressé consulta une liste.
  
  - Oui, au 5 de la Viale Pietri.
  
  - Grazie.
  
  Coplan déposa le combiné. Cette malheureuse Claudia avait cité la pension où elle et son ami avaient l’intention de loger... Et elle avait masculinisé le nom de la rue pour affubler le Libanais d’un prénom italien, le premier qui lui était venu à l’esprit.
  
  Empruntant l’ascenseur, Francis redescendit dans le hall. Sur un plan de ville affiché pour la commodité des voyageurs, il localisa rapidement la Viale Pietri. La localité n’étant pas bien grande, il pouvait y accéder en quelques minutes de marche.
  
  Tout en s’y rendant, Francis se dit que là était sa meilleure chance de repêcher son client : si ce dernier ne comptait pas descendre à la même pension que ses complices, il finirait par les chercher là quand il s’inquiéterait de ne pas recevoir d’eux le moindre signe de vie.
  
  Escompter qu’il réapparaîtrait dans les parages du Fatima semblait illusoire, sa longue entrevue avec le capitaine ayant dû suffire à régler les problèmes les plus urgents.
  
  N’eût été sa tension intérieure, Coplan eût apprécié le charme de ces artères paisibles où des enfants jouaient sans devoir se garer des véhicules. Bordées d’arbres, elles comportaient des maisons individuelles séparées, à un seul étage, assez proprettes en général. Ces avenues se croisaient à angle droit, chose inattendue dans un vieux port méditerranéen.
  
  Coplan, dès qu’il eut aperçu la pension Mimosa, se mit en devoir d’étudier ses abords en vue d’une attente qui risquait de se prolonger longtemps.
  
  Les possibilités n’étaient pas mirobolantes... Pas de vitrines, ni de kiosque à journaux, ni de bistrot. Encore moins un banc pour s’asseoir, où il aurait pu déplier un journal. Et il faisait de plus en plus chaud.
  
  Résigné, Francis se mit à traîner ses semelles dans la Viale Pietri. Au bout d’une cinquantaine de mètres, il eut quand même la bonne fortune de voir un marchand de journaux. Il lui acheta un numéro de « Il Telegrafo » et fit demi-tour en parcourant les titres de la première page, distraitement.
  
  Le bruit rythmé des sabots d’un cheval sur l’asphalte attira son attention. Un fiacre... D’un signe de la main, Coplan l’intercepta.
  
  Le cocher, accoutré d’un vieux veston étriqué et coiffé d’un chapeau melon poussiéreux, lui récita le tarif avant qu’il eût ouvert la bouche.
  
  - Une heure, dit Francis tout en grimpant dans la voiture. Mais je veux que vous restiez sur place, ici, dans l’avenue. Je suis fatigué de me balader.
  
  Ahuri, l’automédon fit valoir que son fiacre étant destiné en principe à effectuer des déplacements, il ne pouvait consentir une réduction de prix pour un stationnement.
  
  - Va bene, approuva Francis. Voilà toujours mille lires... Allez un peu plus loin et arrêtez-vous du côté où il y a de l’ombre. Car, même sous la capote, ça chauffe, à l’arrêt.
  
  Malgré sa perplexité, le cocher se conforma aux désirs de cet original qui le payait pour ne rien faire.
  
  Coplan s’installa dans le coin le plus favorable, celui d’où il voyait sans effort la façade de la pension et une bonne partie de l’avenue. A l’abri de son journal, il commença à épier les passants.
  
  Environ trois quarts d’heure s’écoulèrent.
  
  Un costume beige apparut au coin d’une rue. Son possesseur tourna dans la Viale Pietri et se dirigea d’un pas rapide vers la pension. C’était bien le voyageur de l’aliscaphe, une expression de vif mécontentement imprimée sur ses traits.
  
  Un déclic joua dans les pensées de Francis : ses déductions se révélaient correctes. Mais, maintenant, comment parviendrait-il à coincer cet individu ?
  
  Ce dernier pénétra dans la pension.
  
  Il en ressortit au bout de trois minutes, le masque encore plus préoccupé, s’essuyant le front avec son mouchoir. Avant de se remettre à marcher, il lança un coup d’œil de part et d’autre. Il ne put voir Coplan qui s’était renfoncé dans le coin opposé de la banquette.
  
  Quand l’homme fut reparti vers le croisement d’où il était venu, Francis dit au conducteur du fiacre, tout en quittant le véhicule :
  
  - Merci... Vous êtes libre. Je me suis suffisamment reposé.
  
  Le cocher, s’estimant dédommagé par les mille lires, lui dédia une moue philosophe et agita ses brides pour inviter son cheval à s’ébranler.
  
  Coplan, loin en retrait et sur l’autre trottoir, s’avisa bientôt que l’inconnu regagnait la voie en bordure du port, celle où la densité de circulation était la plus grande.
  
  La police était-elle déjà informée du drame de la falaise ? Quand et comment le bruit s’en répandrait-il dans la ville ?
  
  Pour l’instant, l’homme en beige devait toujours se creuser la cervelle pour deviner la raison qui avait contraint ses acolytes à le laisser tomber sans le moindre préavis.
  
  Camouflant sa nervosité, il déambulait en direction du quai des transbordeurs. Ce qu’il fit alors épata Coplan : il pénétra dans le hall de l’hôtel Darsena !
  
  Francis s’immobilisa devant la vitrine d’un magasin de confection pour dames. Si, par hasard, le type s’était mis dans l’idée de loger
  
  lui aussi au Darsena, cela ouvrirait des perspectives.
  
  Il y avait une terrasse de café juste à côté de l’entrée. Coplan s’y installa et commanda un espresso.
  
  Relativement dissimulé par une des colonnes carrées qui soutenaient l’édifice, il y patienta une quinzaine de minutes, le temps qu’il fallait à l’énigmatique personnage pour s’inscrire ou pour accomplir toute autre démarche.
  
  Effectivement, lorsque Coplan entra dans le hall, son gibier n’était plus visible.
  
  S’approchant du comptoir de réception, il exhiba discrètement un billet de banque dont la teinte et le chiffre devaient, selon toute vraisemblance, inciter le préposé à lui prêter une oreille attentive.
  
  - Ce monsieur en beige qui est entré il y a un bon quart d’heure, j'aimerais connaître son nom, prononça-t-il sur un ton de confidence. Si je ne m’abuse, il a déjà eu quelques ennuis avec la Justice.
  
  L’employé haussa les sourcils, puis il se pencha en avant et murmura :
  
  - Il ne m’a pas remis son passeport, ni rempli sa fiche... En fait, il avait retenu une chambre au nom d’Adnan, par téléphone, de Rome, mais il va repartir par le Maria Maddalena, à 13 heures 30. Il est allé se reposer jusqu’au moment du départ.
  
  Francis jugea que ces renseignements méritaient la dépense : il glissa le billet vers le réceptioniste.
  
  - Adnan, hein ? fit-il pour s’assurer qu’il avait bien compris.
  
  - Si.
  
  - Avait-il fait transférer ses bagages ici par un porteur ?
  
  L’employé révéla :
  
  - Une seule valise... J’ai du reste trouvé cela curieux. Il est venu par l’aliscaphe et n’avait que le quai à traverser. Au lieu de se présenter ici immédiatement, il s’est amené trois heures plus tard et pour m’annoncer qu’il avait changé d’avis, qu’au lieu de rester trois nuits il regagnait tout de suite le continent.
  
  Coplan hocha la tête d’un air entendu.
  
  - Vous voyez, je ne m’étais pas trompé. Ce comportement n’est pas très naturel. Enfin, je vous remercie. Voulez-vous me donner ma clé ?
  
  L’Italien la lui tendit.
  
  - Seriez-vous un détective ? s’enquit-il à voix basse.
  
  - Je surveille cet escroc depuis trois mois, chuchota Francis à la dérobée. Gardez cela pour vous.
  
  L’autre acquiesça gravement.
  
  Coplan prit l’ascenseur, se rendit dans sa chambre. Il mit illico son émetteur de poche en batterie et appela le « Goéland ».
  
  Tourain, qui assurait l’écoute, répondit sur-le-champ.
  
  Francis dit à mi-voix :
  
  - Du neuf depuis tout à l’heure. J’ai rattrapé le client mais je devrai renoncer à le kidnapper, ou même à le faire parler, attendu qu’il s’apprête à mettre les bouts... Ceci ne me laisse pas le temps de me retourner et il va falloir procéder autrement...
  
  - Bon. Allez-vous continuer à lui filer le train ?
  
  - Non, je préfère une autre formule. Le type va quitter l’Ile d’Elbe par le ferry-boat de 13 heures 30. Il débarquera donc à Piombino vers 15 heures. D’ici là, vous pourrez déposer là-bas deux agents qui lui colleront aux talons comme des ventouses, où qu’il aille et jusqu’à sa destination finale. Mais gare !... Le bonhomme n’est pas tranquille du tout, il se méfie.
  
  - Soyez sans crainte, mes inspecteurs ont l’art de se rendre transparents. Et vous, pendant ce temps-là, comptez-vous rôder encore du côté du chalutier ?
  
  - Pas davantage. Je vois qu’il a changé de place... A présent, il est à quai. Il va sans doute prendre quelques approvisionnements pour justifier son escale. A mon avis, il appareillera avant la soirée. Moi, je vais simplement m’assurer que notre suspect monte à bord du transbordeur, et puis je m’octroierai une sieste. Que le « Goéland » vienne me repêcher ce soir à sept heures à Porto Azzurro : je rentrerai à Marseille avec vous. Ah, j’y songe, une dernière précision : le type s’appellerait Adnan.
  
  
  
  
  
  Le teint reposé, rasé de frais, Coplan descendit du bus en compagnie d’autres voyageurs au square de Porto Azzurro. Par coïncidence, il se trouva presque nez à nez avec les policiers qui l’avaient interpellé lors de son arrivée.
  
  Bon enfant, l’un d’eux lui demanda :
  
  - Vous l’avez vue, la maison de l’Empereur ?
  
  - Pour sûr, et même le musée de San Martine, affirma Coplan sans vergogne.
  
  - Vers quelle heure étiez-vous à la Casa dei Mulini ?
  
  - Aux environs de midi, je pense...
  
  - N’avez-vous rien vu, là-bas ?
  
  - Comment, rien vu ? J’ai visité la forteresse des Medici, et puis la maison...
  
  Les mains derrière le dos, les deux agents se rapprochèrent de lui.
  
  - Non, je ne parlais pas de ça, reprit celui qui avait entamé la conversation. Deux personnes se sont jetées dans le vide non loin de là... On a retrouvé leur corps complètement disloqué dans l’eau, au pied de la falaise. Vous n’auriez pas perçu les bruits d’une altercation, ou des cris ?
  
  Le visage de Coplan refléta une expression chagrine, surprise.
  
  - Non, avoua-t-il. Je n’ai rien remarqué.
  
  L’agent eut une mimique ennuyée.
  
  - Du jardin de la Casa, on aurait pu voir tomber ces désespérés, souligna-t-il. Ils se sont précipités du haut du belvédère qui domine ce jardin. Enfin, on suppose qu’ils ont sauté délibérément, mais jusqu’ici rien ne le prouve. Un jeune couple... Sans papiers.
  
  - C’est terrible, s’apitoya Francis.
  
  Les passeports, il s’en était débarrassé après les avoir réduits en confetti, dans le cabinet de toilette de l’Albergo Darsena. Néanmoins, ce dialogue lui donnait chaud.
  
  - Peut-être que le pistolet trouvé dans le sac à main de la demoiselle dénonce une intention de suicide, marmonna le policier. J’en discutais précisément avec mon collègue... Mais c’est quand même une drôle d’idée de venir ici pour mettre fin à ses jours.
  
  Il soupira, dépassé par le caractère insondable des décisions humaines. Puis, les yeux baissés, il nota :
  
  - Vous avez votre valise... Repartez-vous déjà ?
  
  - Heu... oui... Le bateau sera bientôt ici pour me reprendre à son bord.
  
  Francis scrutait l’horizon, au-delà de l’entrée de la rade, plutôt embêté de ne pas voir poindre la coque blanche du « Goéland ».
  
  - N’aviez-vous pas projeté de séjourner dans un hôtel de Portoferraio ? questionna le flic, qui avait décidément une bonne mémoire.
  
  La vitesse de réflexion de Coplan donnait toujours à ses répliques un accent de sincérité absolument persuasif.
  
  - Oui, admit-il. Mais je me suis aperçu qu’il n’y avait guère d’autres curiosités à voir, et j’ai télégraphié au navire que je désirais rembarquer.
  
  L’agent, sarcastique, dit avec un soupçon de scepticisme :
  
  - Ce commandant est l’obligeance personnifiée... ou bien vous êtes un homme très important. Ça ne se voit pas tous les jours, qu’un bateau rebrousse chemin pour un seul passager.
  
  - Il n’a pas dû rebrousser chemin. C’est un navire de recherches océanographiques qui recueille des échantillons de plancton dans les parages de la Corse. Le voilà qui arrive, d’ailleurs.
  
  Suivant son regard, les deux policiers distinguèrent en effet le vaisseau dans les lueurs orangées du soleil couchant.
  
  - Eh bien, bon voyage, souhaitèrent-ils en gratifiant Coplan d’un salut militaire impeccable.
  
  Ce dut sans déplaisir qu’il les vit s’éloigner. Il éprouva une sérieuse envie de se désaltérer, réalisa qu’il avait encore largement le temps d’aller boire un demi.
  
  Une demi-heure plus tard, la chaloupe à moteur l’emmenait vers le « Goéland ».
  
  Tourain l’attendait en haut de l’échelle de coupée.
  
  - Comment se fait-il que vous ayez du retard ? s’enquit Francis en l’abordant, je commençais à me tracasser.
  
  - Vous le pouviez, articula Tourain, la mine allongée. Nous avons dû finir par récupérer les deux inspecteurs déposés à Piombino sur votre demande. Le nommé Adnan s’est volatilisé.
  
  - Quoi ? fit Coplan. Mais je l’ai vu de mes propres yeux monter sur le Maria-Maddalena !...
  
  - Eh bien, désolé, mais on ne l’en a pas vu descendre. Pas plus que de l’aliscaphe qui est arrivé une heure après.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Coplan et Tourain, réunis dans la cabine du commissaire, pestaient tous deux intérieurement contre ce nouveau coup du sort et se rejetaient mutuellement une part de responsabilité dans cet échec.
  
  - Vous auriez dû emprunter le Maria Maddalena et tenir ce type à l’œil jusqu’à Piombino, maugréa Tourain. Là, mes hommes auraient pris la relève.
  
  - Mais ces ferry-boats sont grands comme un mouchoir de poche ! regimba Francis. Adnan n’aurait pas pu ne pas me voir... Et c’eût été très gênant pour la suite puisque, tôt ou tard, il m’aurait fallu relayer vos inspecteurs. Ils se sont débrouillés comme des novices, permettez-moi de vous le dire.
  
  Tourain s’empourpra.
  
  - Ils auraient eu du mal à identifier un quidam qui ne se trouvait pas parmi les passagers ! opposa-t-il avec aigreur. Ils n’ont pas leurs yeux dans leur poche, moi je vous le garantis ! S’ils n’ont pas repéré votre client, c’est qu’il s’est caché à bord pour refaire le trajet en sens inverse, ou qu’il s’est flanqué dans la flotte.
  
  Coplan, les traits figés, alluma machinalement une Gitane en regardant par la fenêtre. Malgré les plus grandes précautions, une faille subsiste toujours dans un système. Il avait sous-estimé l’état d’agitation d’Adnan. Ce dernier, incapable d’interpréter l’effacement subit du garde du corps qui le couvrait et, se sentant traqué, s’était efforcé de déjouer toute poursuite.
  
  - Le vin est tiré, il faut le boire ; et ça ne sert plus à rien de nous chamailler, conclut Francis, désabusé. Le seul point que nous puissions considérer comme certain, c’est qu’Adnan n’aura pas remis les pieds du côté du chalutier, car il a dû comprendre que son entrevue avec le capitaine avait déclenché quelque chose d’inquiétant. D’autant plus que ce dernier lui apportait déjà des nouvelles alarmantes...
  
  Sombre, Tourain montra qu’il ne désirait pas alimenter la controverse.
  
  - J’aurais dû vous accompagner comme vous me l’aviez proposé, reconnut-il de bonne foi. A deux, nous nous serions mieux tirés d’affaire. Le pire, maintenant, c’est que nous n’avons même pas la faculté de recourir à Interpol pour retrouver la trace de cet individu. Aucune charge ne pèse sur lui.
  
  - Non, dit Coplan, amer. Aucune... C’est plutôt moi qui risquerais de faire l’objet de recherches. De toute manière, et compte tenu de cet attentat commis contre la plate-forme allemande, il devient indispensable de rentrer à Paris. Même si c’est pour nous faire sonner les cloches.
  
  
  
  
  
  Grâce à la liaison aérienne Marseille-Paris, les deux enquêteurs arrivèrent dans la capitale le lendemain soir. Tourain devant en priorité remettre un rapport à ses supérieurs, Coplan lui donna rendez-vous à la direction du S.D.E.C. le jour suivant en fin de matinée.
  
  Ils furent reçus par le Vieux, lequel semblait fort soucieux de les entendre. Ses mains tavelées croisées sur son estomac, les épaules tassées, il enveloppa d’un regard aigu ses visiteurs. Ses sourcils touffus, son front bas et sa chevelure encore très drue, presque blanche, dénonçaient un caractère opiniâtre, peu commode, tout comme ses lourds maxillaires révélaient une nature combative. Mais ses lunettes et le pli involontairement ironique de sa bouche apportaient une nuance de malice à ce faciès bourru et laissaient deviner un singulier mélange de sagesse, de ruse et de sagacité.
  
  Il prévint Coplan qu’il avait eu connaissance des messages expédiés par Tourain à la D.S.T., ce qui permit à Francis de ne retracer que les derniers épisodes de son séjour à l’île d’Elbe.
  
  - En somme, dit Coplan pour conclure, tout porte à croire que nous nous heurtons à une organisation bien structurée, disposant de gros moyens, utilisant des gens rompus aux activités clandestines, et qui se spécialise dans des sabotages maritimes de grande envergure. Elle doit avoir au moins deux bâtiments aux identifications interchangeables et dont la base de départ est Tripoli. Ces navires reçoivent des instructions d’une centrale qui, elle, semble installée en Europe. C’est à peu près tout ce que nous savons pour l’instant.
  
  Tourain approuva. Puis, tout en chassant du bout des doigts de la cendre de cigarette qui venait de s’étaler sur son veston, il spécifia :
  
  - Ajoutons, pour parfaire le tableau, que ces bandits paraissent déterminés à choisir le meurtre ou le suicide pour échapper à la capture. Si bien que nous ne pourrions formuler une accusation précise contre aucun des individus que nous soupçonnons de tremper dans cette histoire, c’est-à-dire les membres de l’équipage du chalutier et le nommé Adnan.
  
  Le Vieux posa ses coudes sur son bureau. Fixant tour à tour ses deux interlocuteurs, il prit la parole.
  
  - A la suite du naufrage de la plate-forme de la Mer du Nord, j’ai fait parvenir aux Services Spéciaux de l’Allemagne Fédérale une note les avisant que nous avions entamé des recherches et que celles-ci avaient déjà fourni certains résultats, annonça-t-il. En retour, ces services m’ont appris qu’un billet signé « Cassandre », posté à Liège, en Belgique, les avait mis en garde contre une prochaine attaque de leurs forages pétroliers.
  
  - De Liège ? fit Coplan, troublé. Vous a-t-on cité la date du cachet de la poste ?
  
  - Oui. Le 25 septembre.
  
  Ce jour-là, le Fatima naviguait en Méditerranée. Et la lettre de l’informateur qui avait signé Arian avait été mise à la boîte l’avant-veille à Malaga.
  
  - C’est étrange, laissa tomber Francis. Je m’étais figuré, avec quelque apparence de raison, que « Arian » faisait partie de l’équipage du chalutier. En réalité, il s’agirait donc d’un homme qui aurait effectué le voyage Malaga-Liège le 24 ?
  
  - A moins que les auteurs des deux avertissements ne soient des personnages distincts, opposa le Vieux. J’avoue que c’est un point que je n’avais pas songé à éclaircir. Mais nous allons en avoir le cœur net.
  
  Il abaissa une manette de l’interphone, appela :
  
  - Pontvallain ! Demandez à Bonn qu’on nous transmette en fac-similé le billet par lequel on les prévenait qu’une de leurs plateformes allait être coulée... Vous me ferez brancher ça par l’opérateur sur l’unité d’affichage numéro 4. Et envoyez-moi sur la 3, en vue d’une comparaison, l’image du texte analogue que nous avions reçu de Malaga.
  
  - Très bien, je m’en occupe, répondit le diffuseur.
  
  Le Vieux ramena son regard sur ses interlocuteurs.
  
  - C’est l’affaire de quelques minutes... Mais voici ce que j’allais dire au moment où vous m’avez interrompu, Coplan : nos collègues d’Outre-Rhin n’avaient pas pris cette lettre anonyme au sérieux. Elle ne donnait d’ailleurs pas des indications aussi précises de date et de lieu que la nôtre. Mais maintenant, après la catastrophe qui les a frappés, iis réclament à cor et à cri les renseignements que nous aurions pu rassembler. Seulement, si je leur livre tout, je crains des interférences. Nous avons une longueur d’avance sur eux et je ne tiens pas à ce qu’ils viennent brouiller mes cartes par des initiatives dont je n’aurais pas le contrôle. Alors, que vais-je leur communiquer ?
  
  Coplan et Tourain échangèrent un coup d’œil interrogatif. Coplan avança :
  
  - Je suppose que ce qui leur importe le plus, c’est la protection de leurs autres forages ?... Vous pourriez leur fournir quelques tuyaux à cet égard : si menace il y a, elle viendra d’un bateau de pêche voguant dans un rayon de deux milles autour de la plate-forme.
  
  Qu’ils essayent d’identifier les chalutiers qui croisaient au large de leur derrick détruit et qu’ils vérifient si l’un d’eux ne s’attarde pas près d’un autre site de forage. Enfin, si des plongeurs descendent chaque soir après la tombée du jour, ils pourront enlever à temps les charges explosives qu’on aurait pu placer dans le courant de la journée. Toute unité de pêche ayant à son bord des individus de type méditerranéen devrait être considérée comme suspecte a priori et être gardée à vue, quel que soit son pavillon... Pour ce qui concerne les événements de l’île d’Elbe, je ne pense pas qu’il y ait intérêt à les divulguer.
  
  - Et vous, Tourain, quelle est votre opinion ? s’enquit le Vieux.
  
  Le commissaire eut un hochement de tête incertain.
  
  - Je me demande si nous ne ferions pas bien de leur transmettre le signalement d’Adnan, prononça-t-il. Leur S.R. a aussi des yeux partout et j’estime que nous aurions tort de nous priver de sa collaboration.
  
  Consulté par le Vieux, Coplan déclara :
  
  - D’accord, je n’y vois pas d’inconvénient.
  
  - Moi non plus, dit son chef. Un télescopage me paraît peu probable entre leurs indicateurs et les nôtres.
  
  Un des écrans qui tapissaient le mur du fond du bureau s’éclaira, puis des mots manuscrits, très agrandis, apparurent.
  
  Coplan et Tourain reconnurent d’emblée l’écriture, celle d’Arian.
  
  - Le fac-similé de Bonn ne va plus tarder, supputa le Vieux. J’entends que vous ayez le champ libre à Liège, Coplan. Voilà l’essentiel. Car, étant donné l’impasse à laquelle nous avons abouti, vous ne parviendrez à renouer le fil que par l’étude des antécédents de ce couple que vous avez si allègrement supprimé.
  
  Francis se croisa les bras.
  
  - Un 7-65 dans la main d’un adversaire décuple mon instinct de conversation, riposta-t-il. Quant à la fille, je pouvais difficilement la convaincre de faire celle qui n’avait rien vu !...
  
  - N’insistez pas, dit le Vieux. D’ailleurs, regardez...
  
  Le second écran s’illuminait. Après un léger tremblotement, une image se précisa, celle d’un texte écrit également à la main, mais en langue allemande.
  
  Les trois spectateurs n’eurent pas besoin de confronter les documents pendant plus de quelques secondes pour asseoir leur conviction : les écritures n’étaient pas les mêmes.
  
  Quel que soit le mal que se donne l’auteur d’une lettre anonyme pour déformer sa véritable écriture, il a une tendance irrésistible à la déformer de la même manière quand il en rédige une deuxième, si bien qu’un œil exercé découvre des analogies. Ici, elles n’existaient pas.
  
  Coplan émit un petit ricanement.
  
  - Hé bé... Ils ne sont pas fauchés, dans ce réseau ! Deux types qui les trahissent, et séparément !
  
  Le Vieux et Tourain, non moins surpris, continuaient de scruter les images. Le premier grommela :
  
  - Tant qu’à faire, pourquoi un de ces deux zèbres-là ne nous envoie-t-il pas des renseignements un peu plus détaillés sur cette bande dont ils partagent les secrets ? Cela nous faciliterait bougrement la besogne.
  
  - Hum, fit Tourain, déconcerté. Sans doute gagnent-ils bien leur vie, dans cette maffia. Tout en cherchant à l’empêcher de nuire, ils ne désirent pas se priver de leur gagne-pain.
  
  - Cette hypothèse peut se défendre, admit Coplan. Néanmoins, ces gars-là jouent leur peau, et gratuitement, puisqu’ils ne tentent pas de monnayer leurs révélations.
  
  - Ça va peut-être venir, grommela Tourain.
  
  - Oui, mais nous ne pouvons pas attendre leurs offres, dit le Vieux. Et nous ne pouvons pas davantage spéculer sur leurs éventuels tuyaux pour préserver les forages contre des attentats futurs. Car il n’y a pas de raison que ça cesse... L’objectif de ces terroristes se dessine peu à peu : ils ne visent ni une compagnie, ni une nation en particulier. Ils entendent décourager la prospection des gisements de pétroles sur les côtes de l’Europe. Tel est mon point de vue.
  
  C’était aussi celui de ses interlocuteurs. Coplan demanda :
  
  - Avez-vous informé les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne et l’Italie que leurs plates-formes risquaient d’être également menacées ?
  
  - J’attendais votre rapport pour le faire, indiqua le Vieux. Au fond, qui sait si nous n’assistons pas à une offensive dirigée contre le Marché Commun ?... Ce bloc économique commence à irriter pas mal d’autres associations dans le monde, tant chez les nations géantes que chez les sous-développés.
  
  Le Vieux parla dans l’interphone, en aparté :
  
  - Merci, Pontvallain. Vous pouvez arrêter la projection, nous sommes édifiés. En revanche, transmettez à Bonn la fiche signalétique que je dépose sur mon analyseur. C’est celle du principal suspect dans l’affaire des pétroles.
  
  Il lâcha la manette et prit une copie de la fiche qu’avait établie la D.S.T, au nom d’Adnan, copie que lui avait remise Tourain.
  
  Il plaça ce document sur un rectangle de verre, le côté face tourné vers le bas, de telle sorte que le faisceau cathodique d’un tube installé sous la plaque pût l’explorer et envoyer ailleurs l’image électronique des mentions inscrites sur le carton. Le Vieux appuya sur un bouton. L’instant d’après, le verre acquit une brillance bleu pâle.
  
  Se désintéressant alors de cet écran, le Vieux reprit à l’adresse de Coplan et de Tourain :
  
  - On me houspille en haut lieu, on se plaint que le S.D.E.C. n’ait pas encore démêlé les fils de ce complot... Ces gens s’imaginent toujours que nos adversaires sont moins intelligents que nous. Mais je ne veux pas les détromper ! Jouez serré, Coplan. Non seulement le gouvernement mais aussi nos partenaires européens attendent que nous mettions rapidement fin à ces monstrueux sabotages.
  
  Francis fit une grimace ironique.
  
  - Vous êtes bien bon... Pour jouer serré, nos cartes sont plutôt minces. L’adresse d’une comparse, c’est tout ce que nous possédons ! A moins que vous ne soyez disposé à parachuter une section du 11e Choc en Libye ?
  
  Son chef ne broncha pas.
  
  - Nous y viendrons si je le juge nécessaire, rétorqua-t-il. Dans l’immédiat, mettez-vous en chasse pour localiser le Q.G. de ces gredins en Europe. Eux aussi ont besoin de renseignements pour élaborer leur tactique, et c’est dans nos pays qu’ils les découvrent. Vous aurez autant de collaborateurs qu’il le faudra.
  
  
  
  
  
  Coplan partit par le train dans le courant de l’après-midi et il débarqua dans la gare des Guillemins, à Liège, à l’heure du dîner.
  
  Il y avait une éternité qu’il n’était plus venu dans cette ville. Une dizaine d’années, au moins. II se souvenait pourtant, grosso modo, de sa configuration et du nom de quelques artères du centre, aux alentours de la place Saint-Lambert.
  
  Préférant un hôtel situé au cœur de la ville à ceux qui avoisinent les gares de chemin de fer, il se fit conduire en taxi à l’angle du boulevard de la Sauvenière et de la rue du Pont d’Avroy, l’une des rues les plus attrayantes de la cité wallonne.
  
  Comme partout ailleurs, des buildings modernes avaient remplacé des maisons bourgeoises vieilles d’un demi-siècle. Dès le premier contact, Coplan fut assailli par les mêmes impressions que lors de son précédent passage : cette terre ne lui était pas étrangère, cette ville active, cossue, aurait pu appartenir à la province française.
  
  Cette marche du nord en avait fait partie, d’ailleurs, à certaines époques de l’Histoire, et elle en avait conservé l’empreinte. La langue qu’on y parlait, chantante, nuancée, évoquait un long cousinage.
  
  Arrivé à destination, Coplan se mêla à la foule qui déambulait devant des magasins et des cinémas. Près de l’un d’eux, il aperçut une entrée d’hôtel assez engageante, annonçant le confort et le style d’un établissement de classe internationale. Il y entra.
  
  La chambre qu’on lui désigna répondit à ses prévisions. Satisfait, il expédia au plus vite les formalités d’installation, puis il ressortit, acheta un plan de ville au kiosque à journaux en face de la cathédrale.
  
  Il consulta cette carte dans le restaurant où il alla dîner.
  
  Le domicile de Claudine Vermeersch, au quai de l’Ourthe, n’était pas trop éloigné de la place de la République Française. Pour parvenir à cette rive du canal de dérivation de la Meuse, il suffisait de marcher droit devant soi jusqu’au pont Kennedy, puis d’enfiler, de l’autre côté du fleuve, le bout de rue qui menait à la seconde voie d’eau.
  
  Coplan y arriva vers les neuf heures du soir. Peu de voitures circulaient sur la berge ; de piétons, moins encore. Un petit gratte-ciel triangulaire d’une trentaine d’étages formait l’angle du quai. Tout au long de celui-ci s’érigeaient des immeubles résidentiels anciens ou récents. Une péniche à l’habitacle éclairé passait silencieusement sur le canal.
  
  Francis alla jusqu’au numéro 31, une bâtisse d’après-guerre tout en baies vitrées derrière lesquelles des rideaux tirés laissaient filtrer des rais de lumière. A l’entrée, un petit porche abritait le parlophone et les boîtes aux lettres. L’obscurité ambiante contraignit Coplan à se servir de son stylo-lampe pour déchiffrer les noms des locataires.
  
  M. et Mme Mallat... au quatrième étage.
  
  La fille et son Libanais affectaient-ils d’être mariés, pour vivre dans cette maison d’aspect des plus respectables ?
  
  L’immeuble comportant deux appartements à chaque niveau. Coplan appuya sur le bouton de sonnerie correspondant à l’autre locataire de l’étage. L’étiquette mentionnait : « Ernest Rabeau ».
  
  Une voix chaudement timbrée résonna dans le haut-parleur encastré.
  
  - C’est toi, Simone ?
  
  - Non, dit Francis. Je m’excuse... Pourriez-vous m’accorder cinq minutes d’entretien, monsieur Rabeau ? Je suis inspecteur de police.
  
  - Ah ? Mais j’ai réglé ma dernière contredanse...
  
  - Il ne s’agit pas de ça. Des renseignements à vous demander, sans plus.
  
  - Dans ce cas, montez donc.
  
  L’ouvre-porte fonctionna. Coplan repoussa le battant vitré aux motifs en fer forgé et accéda dans un couloir où la lumière s’alluma toute seule. L’ascenseur amena le visiteur au quatrième.
  
  Un homme mince, large de carrure, en Veston d’intérieur, considéra Francis d’un œil curieux, avec le rien d’appréhension qu’ont les honnêtes gens devant un policier en civil.
  
  Le cheveu rare, le teint frais, M. Rabeau avait la prestance de la cinquantaine et les traits burinés du séducteur impénitent.
  
  - Ne vous frappez pas, lui dit Coplan, l’air détendu. Les questions que je désire vous poser ne vous concernent pas personnellement.
  
  - Eh bien tant mieux, se félicita le quinquagénaire. Entrez, je vous prie.
  
  L’ameublement et la décoration de la salle de séjour, de très bon goût, attestaient que l’occupant de cet appartement jouissait d’une situation de fortune plus qu’aisée.
  
  - J’attends ma femme, d’où cette méprise, dit Ernest Rabeau avec un sourire réticent. Mais ne restons pas debout... Prenez ce fauteuil. En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Les traits de Coplan s’assombrirent.
  
  - Ma visite se rapporte à vos voisins, M. et Mme Mallat, dévoila-t-il. Ils étaient en vacances à l’Ile d’Elbe et un accident fâcheux leur est arrivé...
  
  - Non ? Quelque chose de grave ?
  
  - Plutôt, oui. Ils sont tombés tous deux d’une falaise haute de plus de cent mètres, et les circonstances de ce drame restent assez mystérieuses. La version admise par la police italienne est qu’ils ont attenté à leurs jours. Pourriez-vous me citer des faits qui seraient susceptibles d’accréditer cette supposition ?
  
  Abasourdi, Rabeau écarquilla les yeux.
  
  - Ça alors ! proféra-t-il. Ah non, je n’aurais jamais soupçonné ces gens-là de songer au suicide !...
  
  - Vous n’avez jamais surpris de bruits de dispute ? Vous ne savez pas s’ils avaient des ennuis quelconques ?
  
  Rabeau alluma prestement une cigarette pour calmer sa nervosité.
  
  - Oh, pardon ! Fumez-vous, inspecteur ?
  
  Coplan accepta la cigarette offerte, prit du feu au briquet de table tendu par son hôte. Après cette entrée en matière, il pouvait aborder ce qui l’intéressait réellement, mais il attendit la réponse de Rabeau.
  
  Ce dernier, expulsant de la fumée, poursuivit :
  
  - Heu... Non, je n’ai jamais surpris de scène entre eux. Il est vrai que je suis parti toute la journée. Et je vous avoue que nous ne les fréquentions pas. Paix à leurs cendres mais, entre nous, ils n’inspiraient guère la sympathie. Ils avaient un côté un peu... louche.
  
  - Ah ? Pourquoi ? Quelle profession exerçait M. Mallat ?
  
  Rabeau plissa les lèvres en hochant la tête.
  
  - Hum... Il travaillait dans un office dépendant de la Communauté Charbon-Acier, sur la rive droite de la Meuse, à Kinkembois, selon ce qu’il m’a dit un jour, quand il est venu habiter ici.
  
  - Vous n’en avez pas l’air très sûr, M. Rabeau. Croyez-vous que c’était un mensonge ? Parlez à cœur ouvert, en toute liberté. Si maigre soit-elle, une indication peut nous aider à faire la lumière sur ce drame.
  
  Le maître de céans prit une profonde inspiration.
  
  - Je ne crois pas que M. Mallat ait menti.
  
  Il partait et revenait à des heures régulières, comme tous les employés de bureau. Mais... Enfin, puisqu’il est mort, je peux bien vous le dire, encore que je n’en aie jamais parlé à ma femme, j’ai eu l’impression que ce travail couvrait une activité plus rémunératrice...
  
  - Vous m’intéressez beaucoup. Laquelle ?
  
  Rabeau se pencha en avant.
  
  - Proxénète, murmura-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan, pensif, dévisagea son hôte.
  
  - Était-ce une simple impression ou... une certitude ? s’enquit-il. Comment avez-vous été amené à penser cela ?
  
  Rabeau tira une bouffée de sa cigarette en la tenant très près du bout, contre ses lèvres minces.
  
  - Dans un sens, c’est une chance que ma femme ne soit pas là, confia-t-il, une lueur malicieuse dans les prunelles. Voici ce qui s’est passé. Un jour, il y a quelques mois, un ami qui habite Paris est venu me voir à Liège. Je l’ai reçu ici, nous avons fait un bon repas et puis, au dessert, la conversation a dévié sur les maisons de tolérance. Elles sont supprimées en France et vous savez comme moi qu’en Belgique il n’en subsiste plus, officiellement, que dans cette ville. Comme mon ami témoignait une certaine curiosité, je lui ai glissé, pendant que ma femme était à la cuisine, que je lui montrerais quelques établissements de ce genre. Le soir, sous prétexte de prendre l’air, nous sommes allés nous promener près des Guillemins et ensuite dans le quartier de la rue Sur-la-Fontaine. Et c’est là que je l’ai vue, elle, Claudine Mallat !... Assise en vitrine, les pieds sur un tabouret, face à la rue. Pas de danger que je me sois trompé : elle a eu un drôle de sourire en me regardant. Moi aussi, du reste, pour ne rien vous cacher. Dieu sait ce qu’elle a pensé !
  
  Probablement la même chose que ce qu’imaginait Coplan. L’histoire de Rabeau, trop fignolée pour être totalement véridique, l’était sur le point capital, à savoir que Claudine monnayait ses faveurs.
  
  - Y avait-il d’autres pensionnaires dans l’établissement ? s’informa Francis, détaché.
  
  - Mais non, inspecteur ! Vous connaissez ces petites boîtes... Un deux-pièces en rez-de-chaussée, meublé en studio, occupé par une seule femme. Le strict nécessaire, quoi !...
  
  - Oui, je vois. Vous devez vous rappeler l'emplacement de cette maison où la nommée Claudine exerçait son commerce ?
  
  - Je n’ai pas remarqué le numéro. Attendez... C’était sur le trottoir de droite quand on vient de la rue Saint-Gilles, entre la rue des Urbanistes et la rue Lonhienne. A côté d’une porte cochère.
  
  Coplan, les mains jointes sous son menton,
  
  laissa peser un regard inexpressif sur Rabeau et murmura :
  
  - Ils n’étaient pas mariés... Si une part notable de leurs ressources provenait de la prostitution, on peut écarter l’hypothèse d’un drame ayant des causes sentimentales... Recevaient-ils des gens dans leur appartement ?
  
  - Pas que je sache.
  
  Coplan écrasa sa cigarette dans un cendrier et dit en se levant :
  
  - Je ne vais pas vous importuner davantage... Ne vous étonnez pas outre mesure si un de mes collègues vient encore vous interroger sur ce couple. Moi, je me contente de déblayer le terrain. Vous n’avez donc aucune idée des personnes qui devraient être avisées de ce double décès ?
  
  Rabeau esquissa une mimique d’ignorance.
  
  - La propriétaire de l’immeuble, sans doute ? suggéra-t-il. Elle va être bien embêtée quand elle apprendra la nouvelle... Allez-vous mettre des scellés sur la porte ?
  
  - Plus tard, dit Francis. Au revoir, monsieur Rabeau, et merci de votre obligeance.
  
  Reconduit sur le palier, il effleura d’un coup d’œil la porte de l’appartement voisin. Elle était équipée d’une serrure Yale.
  
  Dans l’ascenseur, Coplan retira une carte de visite de son portefeuille, déchira une partie vierge du bristol.
  
  Quand il fut parvenu au rez-de-chaussée, il appuya sur le bouton de l’ouvre-porte et attira le battant vers lui. Avant de sortir, il bloqua le pêne à l’aide du petit bout de carton, de manière à l’empêcher de sortir de son alvéole. Puis il libéra le battant, qui se referma sous la poussée d’un levier.
  
  Tout en marchant le long du quai, que balayait une bise assez fraîche, Coplan tira des déductions de son entretien avec le voisin du couple.
  
  Claudine et Najib Mallat avaient été associés très étroitement. L’homme participait aux bénéfices rapportés par les étreintes tarifées de la fille, et elle participait aux missions clandestines de son amant, non pas en simple spectatrice mais en lui offrant une aide tangible. A l'île d’Elbe, c’était elle qui avait amorcé le dialogue, dans un but préalablement défini. Si bien qu’on était en droit de se demander qui, des deux, tenait le rôle principal : lui ou elle ?
  
  Et puis, quoi de plus commode qu’une maison close, où des hommes entrent et sortent à longueur de journée, pour recevoir des informations ou diffuser des consignes ?
  
  Il n’était que dix heures moins dix.
  
  Coplan mit le cap sur le boulevard de la Sauvenière. A la place de la République Française, il s’immobilisa dans la clarté d’une vitrine de bijouterie pour repérer sur son plan la rue Sur-la Fontaine qu’avait désignée Rabeau. Elle se trouvait non loin de là. En coupant par une voie qui longeait le Théâtre Royal, on aboutissait précisément à la rue des Urbanistes.
  
  Dix minutes plus tard, Coplan s’engagea dans une artère sombre, dépourvue de magasins mais où, de-ci de-là, des lumières tamisées signalaient l’existence d’une maison accueillante.
  
  Au passage, Coplan vit une fille bien en chair et très décolletée qui, en retrait d’une fenêtre, adressait un sourire ambigu aux promeneurs solitaires. Se fiant aux indications reçues, il situa bientôt le rez-de-chaussée où Rabeau disait avoir vu Claudine dans l’exercice de ses fonctions. Mais un volet masquait la vitrine et la porte était fermée.
  
  Francis regarda autour de lui. En oblique, sur le côté opposé, il aperçut une autre de ces demeures hospitalières... Il se dirigea vers elle sans hésiter, pénétra dans le couloir, ouvrit une porte latérale.
  
  Une blonde mince, en pull blanc à col roulé et blue-jean très serrant, déposa le magazine qu’elle feuilletait et se leva pour accueillir l’arrivant. La lèvre humide et la prunelle perverse, elle minauda :
  
  - Bonjour... Veux-tu que nous buvions quelque chose ?
  
  - A la rigueur, admit Francis, souhaitant mettre les choses au point tout de suite. Je ne suis entré que pour bavarder cinq minutes.
  
  - On dit ça ! railla la fille qui s’étira pour mettre en valeur ses seins pointus. Qu’est-ce que je peux nous servir ? Scotch... champagne ?
  
  - Une bière me suffirait. Prends ce que tu veux.
  
  Il se laissa choir sur le bord du divan, dans une pénombre malsaine. Un poêle à butane diffusait une chaleur grasse, une musique douce coulait d’un transistor.
  
  Le strict nécessaire, comme avait dit le sieur Rabeau.
  
  La fille se hâta de fermer les rideaux, puis, ôtant son blue-jean avec une prestesse incroyable, elle prononça :
  
  - Tu permets ? C’est tellement collant, ces machins-là... Je me sentirai plus à l’aise.
  
  Francis, pris de court par ce strip-tease-éclair, ne put que grommeler :
  
  - Non, écoute, je ne blague pas... Je désire simplement te parler d’une autre fille qui travaille dans cette rue. Arrête ton cinéma.
  
  - Eh bien, l’un n’empêche pas l’autre, répliqua-t-elle, enjouée. On parlera d’abord et on fera l’amour après. Je te déplais ?
  
  Elle exhibait des jambes fuselées d’adolescente, gainées de bas résille noirs que tendait un mignon porte-jarretelle bleu ciel. Son pull ne descendait pas suffisamment bas pour dissimuler qu’elle ne portait pas de slip.
  
  Lorsqu’elle fit demi-tour pour aller chercher des verres et des boissons, elle présenta à la vue de Coplan des rondeurs non méprisables qui eussent mis en effervescence un quidam moins maître de ses réactions.
  
  - La maison d’en face, dit Francis d’une voix naturelle, celle qui est fermée en ce moment, est-ce une copine à toi qui la tient ?
  
  - Tu sais, je m’appelle Nicole, lança-t-elle de la pièce contiguë. Non, je ne la connais pas. C’est une bêcheuse... Pis que ça même : une emmerdeuse ! Tu as le béguin pour elle ?
  
  - Pas le moins du monde. Je voulais lui remettre un pli, de la part d’un notaire... Sais-tu quand elle rentrera ?
  
  - Aucune idée. Pour moi, il vaut mieux qu’elle reste partie le plus longtemps possible, ça fait marcher mes affaires. Tiens... aujourd’hui même, il y a déjà deux gars qui ont rappliqué ici quand ils ont vu qu’elle n’était pas là, et ils m’ont posé la même question, mais après la petite cérémonie, si tu vois ce que je veux dire ?
  
  Elle revint, un plateau sur la main, le déposa sur un guéridon. Avec attention, elle versa le contenu d’une bouteille de bière dans un des verres, l’autre étant déjà rempli d’une mixture indéfinissable.
  
  Ensuite elle s’assit à califourchon sur un pouf, leva son verre :
  
  - Santé !
  
  Coplan but une gorgée.
  
  - En somme, tu ne sais rien d’elle ? reprit-il. Alors, pourquoi la traites-tu d’emmerdeuse ?
  
  - Parce qu’elle fait semblant de ne pas nous voir, comme si elle nous dédaignait... Tu comprends, dans la rue, en dehors des heures d’ouverture, on va l’une chez l’autre, on cause... Quand on se croise par hasard dans la ville, on s’adresse un petit signe. Elle, zéro. Tu ne me croiras peut-être pas, mais si des clients ne m’avaient pas dit son nom, aucune de nous ne saurait comment elle s’appelle !
  
  Elle eut un sourire coquin, ajouta :
  
  - Dans le quartier, on l’a baptisée « Cinq colonnes à la Une »... par ma faute, d’ailleurs.
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - Pourquoi ce surnom bizarre ?
  
  Nicole gloussa.
  
  - Elle a une spécialité... Elle reçoit parfois plusieurs types en même temps. Enfin, ne soyons pas méchante. Je n’en ai pas vu entrer plus de trois à la fois. Jamais cinq.
  
  - Ah oui ? fit Coplan, amusé. Et ça se produit souvent ?
  
  - Peuh... Non, mais ça arrive.
  
  - Et les hommes, sont-ce toujours les mêmes ?
  
  - Là, j’aurais du mal à m’en rendre compte... Il fait tellement sombre dans la rue. Et puis, je ne suis pas toujours postée à ma fenêtre non plus. Je turbine aussi, moi.
  
  - Oui, mais le mois dernier, il faisait clair plus tard. N’aurais-tu pas remarqué un type basané, assez grand...
  
  Il acheva de lui dépeindre Adnan et stipula :
  
  - Un étranger, peut-être un Nord-Africain.
  
  Nicole logea un de ses genoux au creux de ses mains nouées, ce qui aggrava l’indécence de son attitude. Son visage, pourtant, exprimait une certaine candeur.
  
  - Oui, dit-elle, rêveuse. Il me semble avoir vu ce zèbre... Je me suis même dit qu’elle avait toutes les veines. Il y a pas mal de sidis dans la région, et ils viennent rôder par-ici, évidemment. Mais celui-là était d’une autre classe, mieux habillé, l’air plus distingué.
  
  Soudain, elle considéra Francis.
  
  - Croyez-vous que ce soit son protecteur ?
  
  Affirmatif, il déclara :
  
  - Si je pouvais l’atteindre, ça me rendrait service, car il doit être en mesure de me dire où elle se trouve.
  
  Nicole secoua la tête, soupira :
  
  - Non, je regrette, je ne sais rien de plus. Ils sont peut-être partis en voyage ensemble, après tout ?...
  
  Elle ne croyait pas si bien dire. Coplan jugea le moment opportun pour se défiler. Il inséra un billet entre le plateau et le guéridon, se leva.
  
  La fille se dressa d’un élan et se pressa contre lui, implorante.
  
  - Ne t’en va pas, voyons... Tu as bien le temps. Je veux que tu en aies pour ton argent, moi. Ce ne serait pas honnête.
  
  - Mais si, mais si, bougonna Francis en résistant à sa poussée. Je t’avais prévenue... Restons-en là.
  
  Sans doute fut-elle vexée de n’avoir pas réussi à éveiller son désir car son insistance redoubla, tant par le geste que par la parole.
  
  Tout en jouant des hanches avec une lascivité provocante, elle murmura :
  
  - Laisse-moi faire... J’aime tout, tu sais. Tu n’as qu’à commander. Ça me plairait tant de chavirer avec toi.
  
  Coplan lui prit fermement les poignets.
  
  - Tu es bien gentille, mais je ne suis pas en forme.
  
  - Menteur... Tu as envie de rester.
  
  - J’ai encore plus envie de prendre l’air. Excuse-moi.
  
  Il la renversa sur le divan, se retenant de la gratifier d’une caresse assez cavalière comme l’y poussaient insidieusement ses démons intérieurs, et il battit brusquement en retraite vers la porte, dont il tira le verrou.
  
  Gigotante et outrée, Nicole lui lança :
  
  - Dégoûtant ! Malappris ! Tu reviendras... Je suis sûre que tu reviendras ! Et alors, je t’enverrai balader...
  
  - Autant que j’y aille tout de suite, jeta-t-il avant de refermer l’huis. Merci quand même !
  
  Il s’esquiva en rasant les façades, le front en feu mais l’esprit clair, content d’avoir obtenu de Nicole la confirmation de ce qu’il avait soupçonné.
  
  La boutique un peu spéciale de Claudine constituait une plaque tournante. C’est par elle que transitaient les instructions d’Adnan à Najib Mallat et c’est là que se tenaient des réunions dont l’objectif ne se réduisait pas à un divertissement collectif comme on se l’imaginait dans les autres maisons.
  
  Adnan ne reviendrait pas dans ce secteur, bien entendu. Il renouerait avec ses subalternes par un autre canal, dès qu’il le pourrait. Mais ceux-ci, ignorant ce qui s’était passé à Portoferraio, continueraient de se présenter entre-temps devant le volet baissé de Claudine.
  
  Coplan rallia sans plus tarder son hôtel.
  
  De sa chambre, il téléphona à un numéro que le Vieux lui avait indiqué, celui d’un abonné du réseau de Liège.
  
  - Albert ? Ici, Raymond. Les caisses de Bourgogne sont-elles bien arrivées ?
  
  - Oui... Deux de Châteauneuf du Pape et quatre de Nuits Saint-Georges.
  
  - Parfait. Prévenez Jacques qu’il faudrait procéder à une vérification autour du 210 de la rue Sur-la-Fontaine, de midi à minuit, dès demain. Tout individu qui marquerait un temps d’arrêt devant cette maison, qui tenterait d’en ouvrir la porte ou qui glisserait un billet dans la boîte aux lettres devra être pris en filature... En fait, ils pourraient être deux, ou même trois. Tenez-moi au courant. Je loge à l’Hôtel Moderne, rue du Pont d’Avroy.
  
  - Soyez tranquille. Une équipe sera en place dès demain. Ne désirez-vous rien d’autre ?
  
  - Si. Essayez donc de me trouver l’adresse exacte d’un office de la Communauté Charbon-Acier situé dans le quartier de Kinkembois. Je vous rappellerai dans la matinée de demain.
  
  - D’accord. Bonne nuit.
  
  Coplan raccrocha et se mit en devoir de rassembler son matériel d’expéditions nocturnes : gants de plastique, outils pour crocheter une serrure Yale, pied-de-biche de poche pour vaincre la résistance de meubles fermés à clé, etc.
  
  Il ressortit de l’hôtel avant minuit, trop tôt pour retourner déjà au quai de l’Ourthe. A l’angle de la place du Théâtre, de nombreux consommateurs devisaient encore dans un café agréablement aménagé où régnait une ambiance de bonne humeur. Francis alla y boire une bière.
  
  Charbon-Acier. Marché Commun. Pétrole... Liège : au cœur d’un bassin minier et centre d’une industrie sidérurgique. Beaucoup de Nord-Africains dans la région... Et un gars qui savait ce qu’un chalutier allait faire en mer du Nord.
  
  Après avoir grillé deux cigarettes, Coplan paya.
  
  Une heure moins le quart. Il fit encore un détour par la place Saint-Lambert. Des noctambules dégustaient des sachets de frites, le long des étalages d’un grand magasin.
  
  Par la rue de l’Université, étroite, bordée de maisons de commerce dont certaines vitrines restaient illuminées, Francis se dirigea vers la Meuse.
  
  Que Najib Mallat eût conservé à son domicile des choses significatives était d’autant plus probable qu’en partant pour l’île d’Elbe, il ne pouvait pas se douter qu’il accomplissait son dernier voyage.
  
  Le vent qui balayait le quai était encore plus âpre qu’au début de la soirée. Coplan, avant de pénétrer dans le vestibule de l’immeuble, constata que les fenêtres de tous les appartements étaient obscures. D’une pression de la main, il repoussa la porte vitrée. Personne ne s’était aperçu que le pêne ne fonctionnait plus. Évitant d’actionner la minuterie, il se munit de son stylo-lampe pour gravir les escaliers en carreaux de céramique, autour de la cage d’ascenseur.
  
  Parvenu au palier des Rabeau, il commença par coller l’oreille au panneau de la porte de cet appartement. Silence absolu. Le sympathique collectionneur de filles et de contredanses devait dormir du sommeil du juste, avec son épouse.
  
  Francis s’approcha de la porte des Mallat, l’étudia. Une veine que des scellés n’avaient pas encore été apposés : cela voulait dire que la police belge n’avait pas visité les lieux, donc qu'elle n’était même pas avertie.
  
  Les Yales constituent toujours un problème pour un cambrioleur, fût il pourvu d’un matériel perfectionné, mais un service secret délivre à ses agents, pour des missions délicates, des ustensiles d’une ingéniosité stupéfiante.
  
  Coplan recourut à un pistolet d’un genre spécial : une tige plate, étroite, en formait le canon. Francis poussa cette tige dans le cylindre, comme il l’eût fait d’une clé, puis il pressa plusieurs fois la détente. Ceci ne produisit pas de bruit, mais les vibrations répétées mirent en ligne les goupilles et ensuite, avec un levier, Coplan put faire tourner le cylindre.
  
  Il ouvrit le battant sans le faire grincer, se faufila dans une antichambre, referma. Il retira son stylo-lampe de sa bouche et entama son inspection par la pièce située face à l’entrée, la salle de séjour vraisemblablement.
  
  Du seuil, il promena le faisceau de sa lampe sur l’ameublement. Le cercle de clarté s’immobilisa soudain sur un secrétaire dont la tablette était couverte de feuillets de papiers gisant dans le plus grand désordre.
  
  Une contraction de dépit anima les traits de Francis. Quelqu’un était déjà venu fouiller l’appartement.
  
  Il avança néanmoins vers le meuble et vint contempler de près les documents étalés. Une appréhension insolite s’empara de lui un dixième de seconde avant qu’une boule de feu n’éclatât dans sa tête.
  
  Il s’écroula sur les genoux, puis bascula sur le tapis.
  
  
  
  
  
  Les ténèbres ne se dissipèrent pas lorsqu’il battit des paupières. Son crâne pesait douloureusement. Il prit conscience qu’il était allongé par terre dans une posture incommode et il commença par se remettre sur son séant. Sous ses paumes, il sentit la laine dure d’une moquette.
  
  Le cadran phosphorescent de sa montre lui apprit qu’il était trois heures moins dix.
  
  Alors seulement Francis réalisa qu’il en avait pris un bon coup sur le ciboulot... Il respira profondément dans l’espoir de chasser le brouillard qui embrumait son cerveau, chercha à tâtons le stylo éclairant qu’il avait dû laisser tomber, le repéra sous sa cuisse.
  
  Il était toujours dans l’appartement de Najib Mallat et de Claudine, à l’endroit même où il s’était effondré.
  
  Tout en se relevant, il fut envahi par une rogne noire. Le type qui l’avait sonné pouvait se vanter d’avoir agi avec une décision fulgurante. Et il avait dû poursuivre sa fouille interrompue de façon intempestive par la percussion du « lockaid » dans la serrure.
  
  A quoi bon, dès lors, s’échiner à mettre la main sur des indices que cet inconnu avait dû faire disparaître ?
  
  Coplan se massa les arcades sourcilières, se pétrit ensuite la nuque. Il n’avait plus qu’à filer, en s’estimant encore heureux de n’avoir pas reçu un pruneau dans le corps. On ne s’était même pas donné la peine de le dévaliser.
  
  Ayant récupéré toute sa lucidité et un peu d’énergie, il marcha vers l’antichambre. Le verrou du Yale était à nouveau en place, fermé. L’homme qui s’était introduit dans l’appartement possédait donc une clé, puisqu’il avait refermé à double-tour en s’en allant.
  
  Francis rouvrit en manœuvrant le bouton, entrebâilla la porte.
  
  Un silence de plomb.
  
  Coplan sortit, tira doucement le battant et s’engagea dans l’escalier. L’air froid de l’extérieur lui fit du bien.
  
  Charmante soirée, soliloqua-t-il tandis qu’il quittait le petit hall d’entrée, persuadé de s’être laissé gagner de vitesse et d’avoir manqué de peu la saisie de renseignements de première grandeur. Qui sait si son agresseur n’était pas Adnan en personne !
  
  Deux silhouettes, émergeant de l’encoignure où elles se tenaient planquées, surgirent à trois mètres de Coplan, pistolet au poing.
  
  - Levez les mains, intima une voix assourdie. Vite, ou je vous descends.
  
  Face à ces truands dont la résolution ne faisait aucun doute, Francis fit mine d’obéir tout en calculant ses chances.
  
  Des semelles crissèrent sur les pavés du trottoir, derrière lui. Il jeta un coup d’œil par dessus son épaule, comprenant, furieux, que d’autres adversaires le cernaient ; un deuxième coup de matraque brisa net le cours de ses réflexions.
  
  Il ne sut pas qu’on l’enfournait dans une voiture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Des claques dures et sèches le ranimèrent. Cette fois, une vague de colère accompagna son réveil. Il voulut se soulever avant même d’avoir acquis une notion précise de sa situation, mais il avait les poignets ligotés dans le dos et il était rivé à une chaise.
  
  Cinq hommes l’entouraient, dans une pièce sordide aux murs lépreux, d’une saleté repoussante, éclairée par une ampoule électrique minable suspendue de guingois à un bout de fil.
  
  Trois de ces individus avaient des mines patibulaires et des vêtements élimés. Les deux autres, habillés plus élégamment, les traits moins vulgaires, fixaient le prisonnier avec la même méchanceté sinistre. Tous des Arabes... Et le chef de la bande n’était autre qu’Adnan !
  
  Ayant noté que Coplan sortait de son évanouissement, il articula sur un ton grinçant :
  
  - Ça va un peu mieux, oui ? On va pouvoir causer ?
  
  Le regard nébuleux que lui décerna Francis le fit ricaner.
  
  - Vous n’avez pas encore les idées bien en place, hein ? Deux coups de matraque à une heure d’intervalle, ça donne la migraine, bien sûr. Mais excusez-nous... Je préférais que vous descendiez sur vos jambes les quatre étages de l’immeuble : vous trimbaler dans la cage d’escalier aurait multiplié les risques inutilement.
  
  Son visage prit une expression venimeuse quand il poursuivit :
  
  - Comment saviez-vous que Mallat et sa fille n’occupaient pas leur appartement ?
  
  Coplan ne réussissait pas à définir l’attitude qu’il devrait adopter. Ses chances de se tirer de ce guêpier lui apparaissaient momentanément comme des plus ténues. Dans l’immédiat, le plus simple était de se taire.
  
  S’irritant de son mutisme, Adnan proféra :
  
  - Si on s’est donné le mal de vous capturer au lieu de vous liquider tout de suite, ce n’est pas pour le plaisir de vous héberger, vous comprenez ? Ou vous parlez ou on vous égorge. Que sont devenus mes amis ?
  
  S’il l’ignorait encore, Coplan pouvait y aller franco.
  
  - Ils ont été kidnappés par des agents des Services Spéciaux français, prétendit-il sans sourciller.
  
  Le masque de tous les types s’altéra, sauf celui d’Adnan.
  
  - Vous mentez, rétorqua-t-il. Si les Français avaient eu des renseignements valables, c’est moi qu’on aurait enlevé à Portoferraio. Pas Claudine et Najib.
  
  - Vous avez bien failli vous faire piquer aussi... On vous attendait à Piombino, le même jour. En ne descendant pas du Maria Maddalena, vous avez fait preuve de beaucoup de flair.
  
  Désarçonné, Adnan considéra le prisonnier avec une attention accrue. Puis il prononça, songeur :
  
  - Il me semble que vous êtes au courant de pas mal de choses, vous. Et que vous vendez bien facilement la mèche...
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Qu’est-ce que ça change ? maugréa-t-il. Que je parle ou non, vous ne courrez plus longtemps. Votre signalement circule dans toute l’Europe.
  
  Le visage ovale d’Adnan se durcit derechef.
  
  - Mais pourquoi ? s’exclama-t-il, scandalisé. De quoi m’accuse-t-on ? Que peut-on me reprocher ?
  
  Francis lui dédia un coup d’œil ironique.
  
  - Vous vous en doutez bien un petit peu, non ? La plate-forme Cassiopée, le forage Véga, ça ne vous dit rien ?
  
  - Où est le lien avec moi ? Quelle preuve a-t-on ?
  
  Coplan se cantonna dans un silence absolu et buté, sachant fort bien qu’aucune preuve matérielle, formelle, de la complicité d'Adnan dans ces actions terroristes n’existait dans les dossiers.
  
  Son adversaire, tendu, réfléchissait activement. Le détenu bluffait-il, ou bien un des membres de l’organisation avait-il trahi ?
  
  - Prenez garde, gronda Adnan. Je veux connaître la vérité. Qui vous a lancé sur notre piste ?
  
  En demi-cercle autour de Coplan, les cinq Arabes le dévisageaient férocement, prêts à exercer sur lui les pires sévices pour lui arracher des aveux.
  
  Francis, sans complexes, expliqua :
  
  - Nous avons suivi le chalutier Fatima... Votre rencontre avec le patron, à Portoferraio, nous a convaincus que vous aviez une mission importante au sein de ce groupe de sabotage, et par conséquent une lourde part de responsabilité dans le naufrage de Cassiopée.
  
  Adnan et son adjoint, sidérés, jugèrent bon d’aller discuter dans une pièce voisine.
  
  De toute évidence, les révélations du prisonnier avaient provoqué de la stupeur, sinon de la panique, dans tout le groupe. A l’inquiétude diffuse suscitée par la disparition de Claudine et de son amant succédait une anxiété plus explicitement motivée, résultant surtout de la somme des informations déjà rassemblées par les services de sécurité français.
  
  Adnan revint avec son acolyte et demanda à Coplan sur un ton abrupt :
  
  - Qu’est-ce qui vous a déterminé à suivre le Fatima ?
  
  - Les plongeurs... Vos hommes-grenouilles lestés de charges explosives.
  
  La figure d’Adnan traduisit un ébahissement teinté d’incrédulité.
  
  - Sont-ils tombés vivants entre vos mains ?
  
  - Bien sûr !
  
  - Comment a-t-on pu capturer ces hommes ?
  
  - Des nageurs de combat montaient la garde près des piliers.
  
  Adnan respira bruyamment en se croisant les bras. Ses yeux étincelants se braquèrent sur ceux de Francis comme pour y déceler une trace de mensonge.
  
  - Vous êtes en train de me raconter des mensonges, accusa-t-il, grinçant. Ces plongeurs avaient juré sur le Coran de se donner la mort plutôt que de se laisser prendre, et je crois plus en leur fidélité à leur serment qu’à vos élucubrations.
  
  Il fit des pas de long en large, puis reprit, plein de vindicte :
  
  - Vous essayez de cacher l’essentiel, mais vous n’y parviendrez pas ! On ne pouvait pas avoir établi un système de surveillance sous-marin autour de Véga, 24 heures sur 24, pendant des jours... D’autant plus que vous n’aviez aucun motif sérieux de craindre qu’on s’attaque à cette plate-forme-là également. Par qui avez-vous été alertés ?
  
  Coplan supporta sans ciller le regard de son interlocuteur et répondit d’une voix calme :
  
  - Par personne. Des mesures de précautions identiques ont été prises autour de toutes nos plate-formes dès que nous avons su que l’effondrement de Cassiopée était dû à un sabotage criminel. Je peux d’ailleurs vous affirmer que ces mesures sont étendues actuellement à toutes les installations fonctionnant sur les côtes d’Europe. C’est terminé, monsieur Adnan ! Vous ne commettrez pas un troisième attentat.
  
  L’intéressé, surpris d’entendre prononcer son nom, eut un rictus de défi.
  
  - Détrompez-vous, il y en aura d’autres, assura-t-il. Le troisième aura même lieu dans 48 heures, mais nous utiliserons une méthode différente. Malheureusement pour vous, vous ne la connaîtrez pas car vous ne serez plus de ce monde.
  
  Après un temps, il secoua les épaules et ajouta :
  
  - Peu m’importe qu’il y ait un savant mélange de vrai et de faux dans ce que vous m’avez dit. De toute manière, vous m’avez rendu service. Maintenant, je peux me débarrasser de vous.
  
  - Déjà ? fit Coplan, sceptique. N’agissez pas avec trop de précipitation, vous pourriez le regretter.
  
  - Pourquoi donc ?
  
  - Parce que je vous serais plus utile comme otage. Supposez qu’on vous intercepte sur un aéroport... Des gens comme moi, ça se négocie, tandis qu’un cadavre ne peut vous rapporter qu’une inculpation de meurtre supplémentaire.
  
  S’il parvenait à retarder quelque peu le moment fatidique en semant la zizanie dans cette équipe, ce serait toujours ça de pris.
  
  Comme prévu, sa déclaration souleva une vive controverse entre Adnan et son lieutenant. Celui-ci préconisait une exécution immédiate.
  
  Au terme de leur conciliabule, Adnan fit part de sa décision, avec autorité, au prisonnier :
  
  - Priez le ciel qu’il ne m’arrive rien... Quand j’aurai atteint sain et sauf mon lieu de destination, j’enverrai ici un message autorisant votre mise à mort. Ceci va donc prolonger votre existence d’une douzaine d’heures, mais pas davantage. Abdul et Ahmed veilleront sur vous en attendant.
  
  Coplan, qui n’en menait pas large en dépit de son impassibilité apparente, accueillit ce sursis avec un certain soulagement. Il n’extériorisa cependant pas sa satisfaction.
  
  Adnan et ses hommes quittèrent derechef la pièce pour aller se concerter.
  
  Livré à lui-même, Francis s’interrogea sur la nationalité de ses ravisseurs. Ils étaient arabes, certes, mais d’où ?
  
  La France entretenait de bonnes relations avec tous les pays du monde musulman, sans distinction. En matière de pétrole, elle avait avec l’Algérie des accords qui ménageaient équitablement les intérêts de chacun. Une attaque venant de là n’était pas pensable : elle aurait pu provoquer la rupture de tous les liens patiemment fixés.
  
  La Libye ? Aucun problème grave en suspens, son régime et son économie penchant vers le bloc occidental.
  
  Ces réflexions furent suspendues par le retour des deux gardes du corps. Des portes battirent, puis ce fut le silence. Adnan, son second et le troisième subalterne avaient dû quitter l’immeuble.
  
  Abdul et Ahmed enveloppèrent Coplan d’un regard sardonique. Efflanqués comme des loups, ils avaient des visages osseux aux pommettes proéminentes, des yeux de braise.
  
  Francis put lire l’heure sur le bracelet-montre de l’un d’eux : quatre heures et quart.
  
  Il faisait froid dans cette baraque aux murs pisseux.
  
  - Vous n’auriez pas une cigarette ? demanda Coplan, surtout pour prendre la température des sentiments de ses geôliers à son égard.
  
  Abdul porta la main à sa poche mais son collègue jeta aussitôt d’un ton hargneux, en français :
  
  - Tu ne vas pas donner une cigarette à ce salaud de Français, quand même ? Il a beau être condamné à mort, il n’y a pas droit. Tiens, passe-la moi plutôt.
  
  Il puisa une Saint-Michel dans un paquet vert que lui tendait Abdul, l’alluma avec sa propre boîte d’allumettes.
  
  Francis avait éprouvé la solidité de ses liens. Il était proprement ficelé, pas de question. Ces types n’allaient-ils pas se décider à dormir ? Mais y avait-il seulement un bat-flanc ou un semblant de lit, dans ce galetas ?
  
  Le nommé Abdul semblait légèrement plus âgé que son acolyte, et moins intelligent. Que faisaient-ils dans la vie quotidienne ? Ils ne pouvaient pas séjourner en Belgique sans permis de travail et sans emploi : les autorités de ce pays étaient très strictes là-dessus, à une époque où des travailleurs étrangers affluaient du sud de l’Europe.
  
  Coplan suspecta Abdul d’être un manœuvre et Ahmed un ouvrier semi qualifié. Leur mise attestait leur pauvreté.
  
  Dans le silence, Francis laissa tomber :
  
  - Vous êtes des toquards, tous les deux.
  
  Un éclair de haine flamba dans les prunelles de ses gardiens.
  
  Ahmed grinça :
  
  - Si ça vous fait plaisir de nous insulter, ne vous gênez pas. Quand le moment sera venu, nous vous abîmerons un petit peu avant de vous trancher la gorge.
  
  Ostensiblement, il tira de la poche de sa gabardine un couteau à cran d’arrêt dont il fit jaillir la lame puis, goguenard, il passa lentement son index sur le fil.
  
  - Oui, dit Coplan, je me doute qu’il coupe comme un rasoir. Vous devez en jouer en virtuose... Seulement, il y a des choses que vous ne pigez pas et c’est pourquoi vous restez des minables. Votre chef se débrouille mieux : il veut me garder en vie jusqu’au moment où lui sera en sécurité. Après, vous ferez la sale besogne et vous n’aurez plus qu’à vous décarcasser tout seuls pour échapper à la police.
  
  Abdul eut un rire niais, Ahmed dit avec forfanterie :
  
  - Faites-nous confiance. Avant qu’on ne vous retrouve dans cette baraque, nous serons loin.
  
  - Loin et toujours aussi cloches, souligna Francis. Ne vous est-il pas venu à l’idée que si je représente un gage valable pour votre patron, je peux valoir beaucoup plus pour vous ? Cent mille francs belges pour chacun, par exemple, et vous laisseriez croire à Adnan que vous m’avez liquidé... Pensez-y.
  
  - Bouclez-la ! jeta Ahmed en roulant des yeux furibonds. Nous ne sommes pas à vendre. Nous luttons pour une cause juste.
  
  - Surtout pour des clopinettes, insista Coplan. On vous mène par le bout du nez avec des slogans, vous risquez votre peau et d’autres tirent les marrons du feu. Adnan, il descend dans les palaces, il ne trimbale pas d’armes, il se fait couvrir par des comparses dès qu’il se mouille. Et vous, les ballots, vous marchez au doigt et à l’œil, tout contents de lui servir de carpettes. Tenez, vous me faites mal au ventre... Je préfère roupiller.
  
  Il ferma les yeux et baissa la tête, apparemment désireux de ne plus poursuivre le dialogue. Mais il percevait néanmoins l’exaspération et le trouble qu’il avait provoqués dans l’esprit de ses geôliers.
  
  Au bout de quelques secondes, ceux-ci, imitant leurs chefs, s’en allèrent dans un autre local.
  
  Coplan se demanda si les germes qu’il avait semés dans ces cervelles obtuses de fanatiques grandiraient ou non, mais il ne pouvait se fier qu’à cette tactique-là pour amener ces types à négocier.
  
  Après un long moment, un des hommes revint dans la pièce. Coplan entendit l’autre circuler dans la maison, monter à l’étage, puis redescendre pour appeler son camarade.
  
  Malgré l’éclairage prodigué par l’ampoule, Coplan sombra volontairement dans la somnolence. Cette interminable journée, trop fertile en démarches et en épreuves, avait fini par entamer ses ressources nerveuses.
  
  Le retour du nommé Abdul le réveilla. Celui-ci, un doigt sur les lèvres, l’invita à ne rien demander.
  
  Se penchant à l’oreille de Francis, il chuchota :
  
  - Vous avez bien dit cent mille ?
  
  Coplan approuva.
  
  - Quand et comment pourriez-vous les payer ? souffla l’Arabe, oppressé.
  
  - En billets, de la main à la main, une heure après que je serai sorti d’ici.
  
  Abdul, méfiant, le toisa.
  
  - Ne me prenez pas pour un imbécile. Vous n’auriez rien de plus pressé que de me faire arrêter.
  
  - Vous ? Pourquoi ? A ma connaissance, il n’y a aucune charge contre vous.
  
  - Vous me fausserez compagnie et je ne verrai jamais le fric.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Je vous ai offert un marché, je le respecterai. Ma vie vaut bien ça... Mais il faut que je me procure l’argent. Si vous voyez une autre formule pour être sûr que je ne vous roulerai pas, expliquez-vous.
  
  Abdul prêta l’oreille, craignant qu’Ahmed ne perçût un écho de leurs tractations. Les ronflements réguliers de son coéquipier le rassurèrent. Il médita.
  
  - Vous me donneriez un papier, suggéra-t-il. J’irais toucher la somme et je reviendrais vous libérer. D’abord, nous ligoterions Ahmed.
  
  - Non, fit Coplan d’une voix presque imperceptible. Ça paraîtrait louche. On ne vous donnerait pas l’argent et on vous ferait suivre. D’accord pour ce qui est de neutraliser Ahmed, mais on ne pourrait utiliser que les cordes qui me lient...
  
  Étreint par le vertige de s’approprier une quantité de billets qui lui semblait fabuleuse, Abdul ne perdait cependant pas complètement la notion des dangers auxquels il s’exposait.
  
  - Je n’ai aucune garantie, opposa-t-il, nerveux. Ici, je peux vous relâcher et, si vous essayez de faire le mariole, je peux vous descendre d’une balle de pistolet. Mais dehors ?
  
  Par une mimique exprimant son embarras, Francis fit comprendre à son interlocuteur qu’il était bien en peine de lui proposer une solution satisfaisante, ne présentant aucun inconvénient.
  
  - Voulez-vous que je fasse venir quelqu’un avec l’argent ? Ce ne serait pas moins dangereux pour vous, stipula-t-il. Au lieu d’un porteur de fonds, une escouade de mes collègues pourrait s’amener ici et cerner la bicoque. Et moi je trinquerais le premier... Non, une opération de ce genre ne peut se mener à bien qu’avec un minimum de confiance réciproque. Si vous croyez que le jeu n’en vaut pas la chandelle, n’en parlons plus.
  
  La convoitise d’Abdul ne l’inclinait pas à oublier si facilement l’offre. En somme, ce qu’affirmait le prisonnier était vrai : à part la séquestration, qui cesserait d’exister puisque Abdul libérerait l’Européen, la Justice belge n’avait rien à lui reprocher. En outre, Adnan et ses complices étaient dans de mauvais draps. Pour la bande, le terrain devenait brûlant dans plusieurs pays. Mieux valait s’en désolidariser maintenant, avant qu’il ne soit trop tard, et avec la possibilité, tout de même relativement sérieuse, de s’emparer d’un joli magot.
  
  - Bon, fit-il d’un air résolu. Mettons-nous bien d’accord : à sept heures du matin, je monte pour dormir et je préviens Ahmed qu’il doit prendre la relève ; vous lui sautez dessus quand il entre et vous le paralysez, mais vous ne lui faites pas de mal. Si, après cela, vous tentez de déguerpir, je vous loge une balle dans la tête, compris ? Nous quitterons la maison ensemble vers huit heures et je ne vous lâcherai pas d’une semelle. Gare à vous si vous tentez de me doubler.
  
  Coplan était prêt à lui faire toutes les concessions imaginables. S’il l’avait pu, il lui aurait posé un baiser sur le front.
  
  - D’accord, Abdul, opina-t-il, plein de bonne volonté. Je savais qu’on parviendrait à s’entendre. Sans offense, tu as l’air moins bête que ton copain, et c’est toi qui vas gagner le gros lot. Quelle heure est-il ?
  
  - Cinq heures vingt.
  
  - Passe-moi une sèche, veux-tu ?
  
  Son gardien lui glissa une cigarette entre les lèvres, l’alluma.
  
  Le moral regonflé, Coplan aspira une longue bouffée, rejeta la fumée par les narines.
  
  - Délie-moi quand même un peu avant sept heures, conseilla-t-il toujours aussi discrètement. Ahmed pourrait descendre avant que tu n’ailles le réveiller.
  
  Après une pause, il reprit, tout en désignant d’un regard le plafond.
  
  - Il ronfle bien. Pourquoi ne me laisserais-tu pas le surprendre pendant son sommeil ? Ça ferait moins de casse.
  
  Abdul examina cette éventualité, deux rides entre ses sourcils touffus.
  
  - Je voulais intervertir nos revolvers avant de l’éveiller, avoua-t-il. J’aurais déchargé le mien auparavant.
  
  - Pour qu’Ahmed ne puisse pas tirer sur moi ?
  
  - Oui, et surtout pour que vous ne puissiez pas retourner son arme contre moi.
  
  Sous son air borné, il ne manquait pas de jugeotte.
  
  - Eh bien, vas-y tout de suite, l’encouragea Francis, insidieux. Mais fais gaffe. S’il ouvre un œil, tout est fichu.
  
  Abdul, placé devant la plus grande décision de sa vie, hocha lentement la tête. Allait-il, oui ou non, sauter le pas ? Trahir ses frères pour de l’argent, renoncer au combat ? Ou bien se résigner à n’être, éternellement, qu’un pauvre type acculé à vivoter dans des bidonvilles ? Ou en prison.
  
  Sans mot dire, le front bas, il entreprit d’ôter le chargeur de son pistolet, d’en retirer les balles et de récupérer le projectile engagé dans le canon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan n’osait plus respirer. Abdul gravissait les marches avec la souplesse d’un félin, mais cet escalier vétuste craquait cependant sous son poids. Et Ahmed, comme tous les clandestins, devait avoir l’ouïe fine.
  
  Francis entendit la pesée des pas d’Abdul sur les lames du plancher. Le ronflement de l’autre Arabe persistait. Son rythme ample et régulier accusait un sommeil profond, exempt de rêves.
  
  Ahmed avait-il posé son pistolet à côté de lui ou l’avait-il gardé dans une de ses poches ?
  
  La présence d’Abdul là-haut semblait s’éterniser.
  
  Coplan, ses poignets et ses chevilles sciés par la corde, avait les membres ankylosés. Cette expectative angoissante lui usait les nerfs tout en stimulant ses douleurs.
  
  Les lèvres sèches, il eut un instant de jubilation quand il perçut le frôlement des chaussures caoutchoutées d’Abdul sur le palier supérieur. Sans doute avait-il réussi à permuter les deux armes à feu.
  
  Quelques secondes passèrent encore, puis Abdul réapparut dans la lumière. Il transpirait. Sa main droite étreignait un pistolet, le même que le sien. Francis lui jeta un regard interrogateur.
  
  Abdul l’informa d’un battement de paupières que tout s’était déroulé sans anicroche. Se plaçant derrière Coplan, il n’utilisa que sa main gauche pour défaire les nœuds, ce qui lui prit un certain temps.
  
  - Ne bougez pas avant que je ne vous y autorise, prévint-il. Et après, n’ayez pas de gestes trop brusques. Souvenez-vous que je vous tiens en joue.
  
  - Oh la barbe, Abdul, souffla le prisonnier. Pourquoi ferais-je l’idiot ? Tant que tu y étais, tu aurais pu frapper Ahmed d’un coup de matraque : ça nous aurait simplifié l’existence.
  
  - Non, fit l’Arabe. Rien à faire. Je ne veux lui causer aucun tort. Traiter avec vous, c’est une chose ; le frapper quand il dort, c’en est une autre. Et tâchez de le réduire à l’impuissance sans le faire souffrir, sinon je pourrais changer d’avis.
  
  - Entendu, maugréa Francis, imperméable aux subtibilités morales du raisonnement d’Abdul. Mais s’il bouge, je serai bien forcé de cogner.
  
  Un troisième nœud se détacha, les cordes s’amollirent.
  
  Abdul prit deux pas de recul.
  
  - Achevez de vous libérer, grommela-t-il.
  
  Coplan esquissa une grimace tandis qu’il déroulait le filin de chanvre entortillé autour de son thorax et de ses jambes. Par de vigoureux frottements, il ranima la circulation dans ses bras. Ses mains bleuies étaient glacées.
  
  Il tourna la tête vers Abdul.
  
  - La matraque, c’est encore ce qu’il y a de préférable... Jette-moi la tienne.
  
  Il formait des anneaux avec la corde, pour qu’elle ne s’emmêlât pas.
  
  Vigilant, Abdul lui lança un boudin de caoutchouc que Francis attrapa au vol. Il nota que le ronflement d’Ahmed s’était apaisé.
  
  - Alors, j’y vais ?
  
  L’autre fit signe que oui.
  
  La porte était restée ouverte. Coplan quitta la pièce à pas de loup. Il posa un pied sur la première marche, contre la plinthe qui longeait le mur, afin de limiter les craquements. Puis il escalada les suivantes deux à deux, très vite, et fit irruption dans la chambre.
  
  Ahmed, appuyé sur un coude, le fixait. Sa main libre s’abattit sur la crosse du pistolet posé à même le plancher. Coplan laissa choir la corde et fonça vers son adversaire. Ce dernier, vif comme un serpent, évita le coup de matraque qui le visait. Il était à genoux quand Francis, ayant raté sa cible, se disposa à l’attaquer de nouveau.
  
  - Ne bougez plus, siffla Ahmed, le doigt sur la détente.
  
  D’un coup de pied sous le poignet, Coplan fit sauter l’arme en l’air, alors qu’un déclic dérisoire répondait à la pression de l’index de l’Arabe. Francis eut un petit rire sec. Il lâcha la matraque, n’ayant plus besoin de cet outil pour maîtriser son antagoniste. Celui-ci s’était complètement redressé, mais il était coincé dans un des angles de la pièce. Le couvant d’un regard minéral, Francis attendit qu’il fasse le geste de saisir son poignard.
  
  - Attendez, chuchota Ahmed, suppliant. Je...
  
  Il leva les bras comme si le canon d’un pistolet était braqué sur lui. Francis, déconcerté, éprouva cette sorte de freinage intérieur qui empêche un homme de frapper un être livré sans défense à ses coups.
  
  La face convulsée, Ahmed dit encore :
  
  - Laissez-moi parler... J’avais l’intention de vous délivrer. Je suis Cassandre.
  
  Interdit, Coplan resta sans voix. Mais il réalisa qu’Abdul, en bas, n’allait pas tarder à trouver que l’absence du Français durait bien longtemps.
  
  - J’attendais qu’Abdul soit endormi, révéla Ahmed dans un murmure. C’est lui qu’il faut désarmer... L’avez-vous fait ?
  
  Coplan fit un signe négatif et répondit :
  
  - Il a marché dans la combine... Je venais vous ligoter.
  
  - Nous devons le liquider. J’ai des tas de choses à vous apprendre.
  
  Mais c’était Abdul qui détenait le pistolet chargé à balles.
  
  - Laissez-vous tomber par terre, ordonna Francis. Je m’occuperai de lui.
  
  Ahmed avait la compréhension rapide. Il s’effondra lourdement sur le plancher. Coplan alla ramasser la corde, la lança simplement sur lui, saisit ensuite la matraque et le pistolet, les logea dans ses poches.
  
  - Ne bougez plus jusqu’à ce que...
  
  Le grincement d’une marche de l’escalier le fit taire. Il gagna la porte en deux enjambées.
  
  Pistolet au poing, Abdul montait. Quand il vit Coplan, il grommela :
  
  - Qu’avez-vous fabriqué ?
  
  - Il ne dormait pas. Je ne l’ai pas eu du premier coup.
  
  Francis descendait, à la rencontre de l’Arabe. Celui-ci demanda, soupçonneux :
  
  - Vous ne l’avez pas étranglé ? Je n’ai pas entendu de coup...
  
  - Mais non... Un crochet à l’estomac, ça ne fait pas de bruit. Tout va bien, redescendez.
  
  Coplan surplombait Abdul de trois marches. L’autre, alerté par son instinct, le visait au ventre.
  
  - Je veux me rendre compte, prononça-t-il d’une voix rauque. Ouvrez le passage... Remontez.
  
  Francis emprunta un air excédé.
  
  - Abdul, tu m’emm... déclara-t-il en faisant demi-tour. Va voir, si ça te chante. Nous ne sommes plus pressés maintenant.
  
  Il gravit les quelques degrés et se posta devant la porte ouverte, disant :
  
  - Regarde s’il n’est pas à son aise, ton copain.
  
  Ahmed, entrant dans son jeu, brailla comme s’il écumait de rage :
  
  - Tu es le dernier des fumiers, Abdul ! Traître, salopard ! Je voudrais te cracher dans la gueule !
  
  L’interpellé se figea à mi-hauteur de l’escalier. Coplan, du palier, lui décernait un sourire engageant.
  
  - Monte, invita-t-il, sournois. Si tu craignais qu’il ne soit pas bien portant, ton collègue, te voilà fixé.
  
  Ulcéré par les insultes qu’Ahmed lui avait lancées, Abdul jugea superflu d’aller se montrer à lui. Tête basse, il abaissa son arme et se tourna pour redescendre, machinalement.
  
  Francis fit de même, et lorsque Abdul eut posé le pied sur le palier, il attrapa sur le dos les 90 kg de Francis dont les mains d’acier, passées sous ses aisselles, lui relevèrent simultanément les deux bras et se rejoignirent dans sa nuque, le forçant à courber la tête.
  
  - Lâche ton flingue ou je te casse les vertèbres, gronda Coplan tout en accentuant sa pression.
  
  Le pistolet dégringola sur le plancher.
  
  - Apportez la corde, Ahmed ! cria Francis.
  
  Ce dernier dévala les marches en trombe, sans la corde.
  
  - Il faut le finir, haleta-t-il. Pas seulement l’attacher... Nous ne pouvons pas le laisser vivant derrière nous.
  
  - Mais si, dit Coplan. Je vais le faire cueillir ici dans le courant de la matinée.
  
  - Non, je dois le tuer, s’obstina Ahmed, enfiévré. Je vous expliquerai plus tard pourquoi.
  
  Coplan, qui maintenait sans effort son prisonnier, le sentait frémir d’effroi, la respiration courte. Comme Ahmed se baissait pour ramasser le pistolet, Francis le devança en posant un pied sur l’arme.
  
  - Pas question, décréta-t-il, résolu. Vous m’expliquerez vos raisons d’abord et nous verrons ensuite... Vous n’allez quand même pas liquider de sang-froid un type qui redoutait pardessus tout que je vous fasse du mal, non ?
  
  - Parce qu’il se figurait que j’étais de son bord. S’il s’était douté que...
  
  Ricanant, Ahmed s’interrompit, acheva sa phrase d’un geste signifiant que son ex-équipier n’hésiterait plus à lui trancher la gorge.
  
  - N’importe, dit Coplan. Nous avons la situation en main et rien ne brûle. Allez chercher cette corde.
  
  Son ton incisif recelait une menace. Ahmed sut qu’il valait mieux plier, il bougonna, tout en remontant :
  
  - Vous changerez d’avis quand vous saurez.
  
  Abdul fut ficelé sur la chaise qu’avait occupée Francis et fut bâillonné par surcroît. Ses yeux ternis dénonçaient son abattement.
  
  Pour toute sécurité, Coplan s’était emparé du pistolet chargé. Les retournements successifs qui avaient marqué sa détention l’incitaient à la plus grande suspicion car la personnalité véritable d’Ahmed demeurait pour lui une énigme.
  
  Cet allié de la onzième heure lui glissa, en désignant Abdul :
  
  - Je désire vous parler hors de sa présence.
  
  - D’accord.
  
  Ils descendirent au sous-sol, dans une cave encombrée de ferrailles auxquelles pendaient des toiles d’araignées ; un jour blafard tombait d’un soupirail au carreau brisé.
  
  Ahmed considéra Coplan d’un œil peu bienveillant.
  
  - C’est vrai, dit-il, j’étais décidé à vous rendre votre liberté. Maintenant que vous l’avez reconquise, je me demande si c’est un bien... Avec vos scrupules, vous allez me mettre des bâtons dans les roues.
  
  Francis détestait se perdre dans des digressions oiseuses. Il attaqua :
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Un agent des services spéciaux israéliens, avoua Cassandre à mi-voix. Comme Arian.
  
  Coplan se pinça le nez en fixant son interlocuteur.
  
  - Hm, voilà qui éclaire bien des choses, marmonna-t-il. Aviez-vous eu un contact avec Arian à Malaga ?
  
  - Oui. C’est alors qu’il m’a signalé qu’un attentat allait être commis contre une plateforme allemande, et que j’ai transmis cette information, malheureusement fragmentaire, à Bonn. Tout à l’heure, j’ai eu peur que mon pseudonyme de Cassandre n’ait aucun sens pour vous.
  
  - Arian se trouve donc bien à bord du Fatima ? s’enquit Francis.
  
  - Il en est le capitaine.
  
  Un instant, Coplan fut épaté.
  
  - Bon sang, puisqu’il nous a prévenus pour le forage Véga, pourquoi n’a-t-il pas précisé que les plongeurs viendraient de son chalutier ? demanda-t-il. Il nous aurait épargné des sueurs froides !
  
  L’Israélien rétorqua :
  
  - Il ne le pouvait pas. Il souhaitait éviter à la France un second désastre, mais sa mission lui commandait de rester à bord du Fatima, et donc d’empêcher que ce bateau ne fût pris en flagrant délit de piraterie, en quelque sorte. Car nous ne savons toujours pas à quoi nous en tenir.
  
  - Comment ? Vous vous êtes infiltrés dans cette organisation et vous ignorez encore comment elle fonctionne ?
  
  - C’est parfaitement exact. Nous sommes loin d’en avoir percé à jour tous les secrets.
  
  Coplan lui tendit son paquet de Gitanes, prit une cigarette ensuite. Ahmed les alluma toutes les deux, puis reprit :
  
  - Nous avons recueilli pas mal de données, évidemment, mais il nous manque l’essentiel, à savoir qui a monté ce complot et qui le finance. Au départ, nous ne disposions que d’un renseignement anodin : un de nos hommes avait appris à Beyrouth qu’un ancien chef de commando terroriste irakien voulait acheter trois chalutiers. Ceci a intrigué mes supérieurs, qui avaient peine à croire qu’un individu aussi dangereux allait se consacrer paisiblement au commerce du poisson. Il s’agissait d’un nommé Shukri Mohedan, et nous savions par ailleurs qu’il n’avait nullement les moyens de se payer une flottille, si modeste fût-elle. Dès lors, voulant creuser cette histoire, notre S.R. s’est arrangé pour lui vendre le Fatima, dont le patron, un marin expérimenté et pourvu pour la circonstance d’un passé de contrebandier, était censé se prêter aux combines les plus louches. Mohedan, enchanté de cette première acquisition, a ordonné à Yigal - que vous connaissez sous le nom d’Arian - de rallier Tripoli et d’y attendre des instructions. C’était il y a un mois environ.
  
  Il aspira une bouffée de sa cigarette, et Coplan en profita pour intercaler :
  
  - Mais ici, à Liège, que se passait-il ?
  
  - J’y viens... Mohedan, surveillé par nous à Beyrouth, avait pour second Adnan. Un jour, ce dernier a quitté le Liban et est venu ouvrir à Liège un magasin de tapis. Seulement, il avait fait au préalable un détour par Tripoli, et Yigal nous a signalé que ce type trempait jusqu’au cou dans l’organisation que Mohedan était en train de monter. J’ai reçu l’ordre, alors, de tenir à l’œil les agissements d’Adnan en Belgique. Et quand j’ai découvert qu’il cherchait à recruter des hommes parmi les travailleurs arabes, je me suis mis sur les rangs. Promu au grade de garde du corps, je ne pouvais être mieux placé pour observer ses manigances. A vrai dire, mon rôle a plutôt été, jusqu’à hier soir, celui d’un agent de liaison : j’allais de temps à autre chez une prostituée afin de lui porter un pli ou d’en ramener un au magasin d’Adnan.
  
  - Claudine ? avança Francis. Avez-vous lu le contenu de certains de ces messages ?
  
  - Non. Adnan et la fille utilisaient un truc infaillible qui permettait de voir au premier coup d’œil si une enveloppe avait été ouverte par un tiers : un mot écrit à la main, à cheval sur le rabat et sur l’enveloppe le long de la partie collée, avec une encre très soluble. La moindre manipulation, ou l’usage de vapeur d’eau pour décoller la patte, aurait délayé l’inscription.
  
  - Au total, qu’aviez-vous récolté de précis depuis votre engagement dans ce réseau ?
  
  - Eh bien, pas grand-chose, avoua Ahmed. Adnan est très habile. Il persuade ses subordonnés qu’ils participent à l’émancipation du monde arabe en luttant contre les nations capitalistes ; il exige d’eux une soumission absolue, leur assigne des missions toujours très simples mais sans jamais leur expliquer à quoi elles correspondent. Abdul, par exemple, ne sait même pas que l’activité d’Adnan coopère au sabotage des forages pétroliers sous-marins. Et moi aussi, je l’aurais ignoré si Yigal ne m’avait rapporté à Malaga quel avait été l’objectif de son voyage dans le Golfe de Gascogne ! Lui-même n’était pas au courant quand il a quitté Tripoli.
  
  - Ça paraît invraisemblable, émit Coplan. On devait bien lui avoir fixé une destination ?
  
  - Oui, un point situé au nord-ouest de Bayonne. Mais il avait l’ordre de se soumettre, à partir de ce moment-là, aux directives des hommes-grenouilles embarqués à son bord. Et c’est la raison pour laquelle Paris n’a pas été avisé du prochain dynamitage de la plate-forme Cassiopée : Yigal ne pouvait pas la prévoir. Mais quand, après, il a dû faire route sur Port-Vendres, il a compris, d’autant mieux qu’entre-temps, il avait gagné la confiance des deux plongeurs, des volontaires de la mort de l’ancien groupe d’action de Mohedan.
  
  - Ils n’auront pas survécu longtemps à leur premier exploit. En réalité, contrairement à ce que j’avais révélé à Adnan pour lui flanquer la trouille, ils se sont détruits à la grenade non loin des piliers de Véga. Mais savez-vous quel a été l’objet de l’entrevue de votre camarade Yigal et d’Adnan à l’île d’Elbe ?
  
  L’Israélien eut un hochement de tête affirmatif.
  
  - Yigal me l’a communiqué en même temps qu’il expédiait un télégramme à notre centrale de Tel-Aviv. Le Fatima devait embarquer d’autres plongeurs en pleine mer, au sud du Détroit de Messine, et remonter ensuite le long de la côte adriatique.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - C’est donc dans ce coin-là que va se produire le troisième attentat qu’annonçait Adnan, supputa-t-il. Et dans une quarantaine d’heures...
  
  - Voilà le problème, souligna Ahmed, les yeux brillants. N’oubliez pas qu’un Arabe va venir porter ici le message prescrivant votre exécution, envoyé par Adnan dès qu’il se sentira en lieu sûr. Alors quoi ? Si nous filons ensemble avant son arrivée, nous ne pouvons pas laisser Abdul ici, vivant. Et nous ne pouvons pas davantage le trimbaler avec nous !
  
  Il y eut un silence. Coplan éteignit sa cigarette sous sa semelle, puis il se gratta la nuque.
  
  Plusieurs alternatives se présentaient, mais l’adoption de l’une ou de l’autre menaçait de provoquer des effets secondaires assez inopportuns.
  
  La suppression d’Abdul entraînerait, à brève échéance, l’envoi d’un avertissement à Adnan par l’émissaire qui allait venir. Du coup, l’adjoint de Mohedan s’empresserait de changer d’adresse.
  
  Capturer l’émissaire ne dispenserait pas de régler le sort d’Abdul, et obligerait Coplan et Ahmed de poireauter dans cette masure pendant des heures encore, alors qu’il restait tant à faire.
  
  - Alors ? fit Ahmed, vaguement ironique. Êtes-vous toujours opposé à la liquidation de ce fils d’Allah ? Ne perdez pas de vue qu’il peut me griller. Tandis que s’il claque, je pourrai toujours prétendre que vous l’avez zigouillé pendant que je dormais là-haut.
  
  Le froid de cette cave s’appesantissait peu à peu sur les épaules de Coplan comme un manteau de glace.
  
  - Envisagez-vous de rester dans cette organisation ? s’informa-t-il, sceptique. Abdul étant mort et moi évadé, votre position risquerait de ne pas être enviable.
  
  - Que voulez-vous ? renvoya l’Israélien. Ma mission n’est pas terminée. J’ai eu la chance de m’introduire dans le cercle des auxiliaires d’Adnan, je dois exploiter la situation jusqu’au bout. Yigal n’est pas en meilleure posture que moi.
  
  Francis lui dédia un long regard scrutateur. Ce gars-là était gonflé, indubitablement. Mais il pratiquait un exercice de corde raide si périlleux qu’il finirait par se casser la figure.
  
  - Le temps n’est plus aux patientes investigations, articula Coplan. Le plus urgent, c’est de mettre un terme aux entreprises criminelles de cette association. C’est plus important que de chercher les mobiles plus ou moins tortueux de ses dirigeants. En frappant partout où nous le pouvons, nous finirons bien par les découvrir.
  
  - Frapper ? Mais qui ? Quoi ? Je ne sais même pas où Adnan s’est rendu.
  
  - Peut-être, mais à qui va-t-il adresser le télégramme ? A un homme de confiance, je présume ? Lequel va dépêcher ici un courrier porteur d’instructions...
  
  L’agent de Tel-Aviv vit sur-le-champ vers quoi ce raisonnement les entraînait. Il mesura aussi la fragilité de son sort, au cas où il aurait à répondre du meurtre de son collègue et de la fuite du prisonnier confié à sa garde.
  
  - Mes chefs m’ont laissé une grande marge de manœuvre, dévoila-t-il. Ils craignaient surtout, au début, que les agissements de Mohedan fussent dangereux pour la sécurité d’Israël. Or il semble à présent que son action vise exclusivement l’Europe. A vous donc de définir une tactique de contre-attaque. Je suis prêt à m’y rallier.
  
  Coplan se frotta les mains, tant pour se réchauffer que pour traduire son contentement.
  
  - Tant pis si nous devons encore séjourner dans cette infecte bicoque, conclut-il. Accessoirement, cela sauvera la vie de ce pauvre Abdul, qui n’est pas un mauvais bougre. Car - je ne vous l’avais pas dit - je peux compter sur certains appuis dans cette ville ; des amis dévoués prendront soin de lui.
  
  
  
  
  
  Quand ils revinrent dans la pièce où ils avaient abandonné l’Arabe, celui-ci crut sa dernière heure venue. Il lança des regards traqués à Coplan et à Ahmed en essayant de lire sur leur visage la sentence qu’ils avaient prononcée mais il se heurta à des masques hermétiques.
  
  Francis voulut cependant calmer son atroce anxiété. Il lui mit une main sur l’épaule et déclara :
  
  - Ne t’en fais pas, Abdul, on ne va pas t’étriper. On va te transporter là-haut et, si tu veux t’en tirer sans mal, abstiens-toi de faire du bruit, c’est tout ce qu’on te demande.
  
  Le captif, hochant vivement la tête pour marquer son accord, se laissa transbahuter avec sa chaise jusqu’au sommet de l’escalier ; il ne fut pourtant rassuré que lorsque son ex-compagnon et l’Européen le quittèrent.
  
  Alors, Coplan et Ahmed entamèrent un nouveau dialogue en attendant l’arrivée du messager, afin de mettre au point le scénario de l’accueil qui serait fait à celui-ci.
  
  Aux dires de l’Israélien, la maison se trouvait derrière la gare de Longdoz, dans un quartier qui était presque désert même pendant la journée. Les magasins les plus proches étaient situés à une dizaine de minutes de marche, dans la rue Grétry, mais il eût été imprudent de s’y rendre, l’envoyé d’Adnan pouvant surgir à tout moment.
  
  Ce ne fut qu’à deux heures de l’après-midi qu’un poing cogna à la porte d’entrée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Entre, Hassan, invita Ahmed.
  
  L’individu qui pénétra dans le couloir de la maison n’était autre que le dernier membre du trio des hommes de main, celui qui avait quitté Abdul et Ahmed pour accompagner Adnan et son lieutenant dans le courant de la nuit.
  
  Il s’informa :
  
  - Pas de pépin ?
  
  - Non, mais j’en ai marre de moisir ici. Quelles sont les consignes ?
  
  Tout en parlant, Ahmed introduisait le messager dans la pièce du rez-de-chaussée.
  
  - Nous devons tous nous débiner, annonça Hassan. Enfin, pas ensemble... Le P.C. est transféré à...
  
  Le canon d’un pistolet s’enfonça dans ses reins. Coplan, dissimulé par le battant de porte qu’avait repoussé Ahmed, n’avait eu qu’à progresser d’un pas.
  
  Pétrifié de stupeur, Hassan regarda Ahmed, debout à côté de lui.
  
  L’Israélien dégaina et dit :
  
  - Oui, Hassan, lève les bras. Tu es marron. Un geste et je te brûle la cervelle.
  
  II le délesta prestement du pistolet enfoui dans la poche intérieure de son imperméable. Hassan, livide, détourna la tête pour voir son autre agresseur. Il sursauta.
  
  Francis l’empoigna par l’épaule et l’envoya dinguer contre le mur.
  
  - Pardon de vous avoir interrompu, émit-il. Où va-t-il être transféré, le P.C. ?
  
  Les mains en l’air, Hassan déglutit. Manifestement, il était trop assommé pour songer à se rebeller. Il passa la langue sur ses lèvres violacées.
  
  - Je ne... Vous avez... bredouilla-t-il. Heu... A Dubrovnik, paraît-il.
  
  - Ces consignes pour Ahmed et Abdul, deviez-vous les transmettre verbalement ou avez-vous un écrit ?
  
  Hassan fit un signe de dénégation, ajouta :
  
  - Non, simplement leur dire que...
  
  Sa gorge contractée refusait d’énoncer la condamnation à mort destinée à cet adversaire qui se tenait, libre et armé, devant lui.
  
  Francis compléta :
  
  - Que je devais être éliminé. Bon. Et après ?
  
  Ahmed interpella son ex-collègue en arabe, brutalement, lui posa des questions auxquelles Hassan répondit d’une voix gutturale, empreinte de fureur.
  
  - Il dit que nous devions tous aller chez Hourani pour toucher la paie, traduisit ensuite l’Israélien. Hourani, c’est le bras droit d’Adnan, depuis que Najib Mallat a disparu.
  
  - C’est donc chez lui qu’est arrivé le télégramme... Où perche-t-il ?
  
  — Je n’en sais rien. Je vais le demander.
  
  Il se remit à vociférer en arabe, mais cette fois Hassan garda bouche cousue. Ahmed exhiba son poignard, marcha vers l’émissaire et, sans préavis, lui piqua la lame dans la gorge, sous la pomme d’Adam.
  
  - Garde tes bras en l’air ou je te cloue au mur, grinça-t-il. Tu la donnes, cette adresse ?
  
  Hassan, les yeux exorbités, le crâne appuyé contre les briques, sentait l’acier entrer dans son larynx. Il grimaça :
  
  - A Embourg... une villa.
  
  - Où?
  
  - 12... Rue des Peupliers.
  
  Ahmed retira son yatagan mais le conserva dans la main. Il l’aurait plongé avec joie, jusqu’à la garde, dans le ventre de l’Arabe si Coplan ne l’avait pas persuadé, une heure plus tôt, d’éviter toute effusion de sang, mais sa haine ancestrale transparaissait sur son visage tendu.
  
  Francis s’avança et, d’un crochet du gauche, il coupa le souffle d’Hassan. Celui-ci se courba brusquement, les avant-bras réunis sur son estomac. Un coup sur la tête le projeta sur le sol, inerte.
  
  Sans tarder, Coplan et Ahmed lui subtilisèrent la ceinture de son pantalon et celle de son imperméable, s’en servirent pour lui lier les mains dans le dos et lui attacher les chevilles. Puis ils le montèrent, le casèrent dans la pièce où Abdul, dévoré d’inquiétude, épiait depuis quelques minutes tous les bruits qui résonnaient dans la maison. Hassan fut encore bâillonné avec un lambeau de sa propre chemise.
  
  Après quoi, Francis et son allié s’empressèrent de vider les lieux.
  
  
  
  
  
  Ils se séparèrent au premier coin de rue, sur le quai du canal, étant convenu qu’ils se retrouveraient vers quatre heures à l’angle du pont Kennedy et de la rive gauche de la Meuse.
  
  Coplan, dont le costume souillé et la barbe de deux jours n’amélioraient pas la mine, se mit avant tout en quête d’une cabine téléphonique. Il lui fallut aller jusqu’aux abords de l’Université, sur la route de son hôtel, pour en découvrir une.
  
  Enfermé dans le box, il forma le numéro d'Albert.
  
  - Raymond à l’appareil, cita-t-il. Désolé de n’avoir pu vous appeler ce matin. Il y a un changement de programme.
  
  - Ah ? N’avez-vous plus besoin de l’adresse de ce bureau ?
  
  - Si, mais pas dans l’immédiat. J’ai des tâches plus urgentes à vous confier. Avez-vous des hommes disponibles sous la main ?
  
  - Je ne pourrais en mobiliser que deux. Les autres sont en place à la rue Sur-la-Fontaine, comme vous l’aviez recommandé.
  
  - Envoyez les deux qui sont libres, avec quelques victuailles et des boissons, dans une vieille baraque de la rue d’Harscamp, une voie bordée sur un côté par le mur de clôture des installations de la gare de Longdoz. La maison porte le numéro 315, elle a l’air abandonné, des planches obstruent les fenêtres. Il y a deux hommes ligotés au second étage, des Arabes. Il faudra les évacuer la nuit prochaine, de même que tout individu qui pourrait se présenter à l’entrée d’ici-là. Ces gens sont à garder en détention jusqu’à nouvel ordre. Vous notez ?
  
  - Oui, j’ai pris note : 315, rue d’Harscamp. La porte est-elle ouverte ?
  
  - Non, mais j’en ai la clé. Je vais la déposer sous enveloppe à la réception de mon hôtel. Vos amis n’auront qu’à la prendre en passant, je donnerai des instructions.
  
  - Très bien. Est-ce tout ?
  
  - Pas encore. Récupérez les gars qui font le pied de grue autour du bobinard. Disposent-ils d’une voiture ?
  
  - Oui, une Rekord.
  
  - Qu’ils soient à quatre heures à l’échangeur du pont Kennedy, rive gauche. Je serai en compagnie d’un homme de taille moyenne au profil sémitique. Nous partirons tous ensemble en expédition à Embourg... Le faubourg de Liège, naturellement.
  
  - J’avais compris. Des armes ?
  
  - J’en ai. Avisez Paris qu’une plate-forme italienne de l’Adriatique va faire l’objet d’une tentative de sabotage demain. Cette fois, le chalutier Fatima pourrait se tenir à plus grande distance. Qu’on l’arraisonne s’il passe dans les eaux territoriales, mais qu’on ne le canonne pas s’il tente d’échapper. C’est très important.
  
  Le pseudo-Albert, quelque peu effaré, perdit son ton impersonnel.
  
  - Eh bien dites donc ! Elle marche tambour battant, votre enquête ! Comment avez-vous...
  
  - Attendez, je n’ai pas fini : signalez aussi que le nommé Adnan est momentanément hors d’atteinte. Il s’est réfugié en territoire yougoslave, à Dubrovnik. Il agit pour le compte d’un Irakien appelé Shukri Mohedan, bien connu des services spéciaux israéliens. Cet individu doit se trouver soit à Beyrouth, soit à Tripoli. En dehors du « Fatima », il dispose de deux autres unités qui vont rejoindre ce port, l’une venant de l’Atlantique, l’autre de la Sicile. La manière la plus sûre de contrer les activités de cette organisation serait de couler ces deux bateaux à leur poste d’amarrage. Au Vieux de juger si l’opération doit être montée... Voici, en tout cas, les marques et indicatifs de ces chalutiers : l’un est le « Fezzan » - LJ AH - de cinq cents tonneaux ; l’autre est l’« Abadia » - LKON - deux cent cinquante tonneaux. Ils naviguent sous de faux noms mais ils arboreront le vrai quand ils entreront dans les eaux libyennes.
  
  - Bon Dieu ! fit Albert, impressionné. Et vous avez découvert tout ça à Liège ?
  
  - Vous ne soupçonnez pas ce qui se passe dans votre bonne ville de Wallonie, persifla Coplan. Remarquez, tous les braves gens sont logés à la même enseigne : ils côtoient sans le savoir les plus sombres machinations, alors que des privilégiés dans notre genre sont aux premières loges pour les déterrer. Maintenant, je vous laisse. Tchao !
  
  
  
  
  
  Une douche, un coup de rasoir électrique, un costume propre, trois sandwichs et deux tasses de café noir avaient complètement changé l’aspect de Coplan quand il revit Ahmed. Ce dernier avait aussi un air moins famélique, moins « chien perdu », mais sa transformation tenait plus à des facteurs moraux qu’à l’absorption d’un repas : il s’était dépouillé de sa fausse personnalité de truand salarié, avait revêtu celle d’un combattant marchant à visage découvert.
  
  Francis lui désigna d’un signe de tête la Rekord en stationnement sur un terrain vague aménagé en parking et dans laquelle patientaient trois hommes. Ils s’approchèrent du véhicule, s’y installèrent tandis que Coplan disait :
  
  - Bonjour, les potes. Ravi de vous connaître...
  
  - Salut, FX-18, renvoya en souriant celui qui tenait le volant. Où allons-nous ?
  
  - 12, rue des Peupliers, à Embourg. Je vous présente un confrère, Ahmed dans la clandestinité.
  
  - Nehemiah pour mes amis, rectifia l’Israélien. Et enchanté de partager votre compagnie, croyez-moi.
  
  Les agents du S.D.E.C. déclinèrent leur prénom à tour de rôle : Gilbert (le conducteur, style décontracté du type « Incorruptible »), Léon, un père tranquille d’une quarantaine d’années, le seul à porter un chapeau, et Jean-Claude, un gars de la nouvelle vague, aux joues creuses envahies par d’énormes favoris, à l’air roublard et pince-sans-rire.
  
  La Rekord quitta le parking, emprunta une rampe conduisant au pont.
  
  Des cigarettes furent échangées entre les occupants de la voiture.
  
  Coplan révéla :
  
  - Il s’agit d’embarquer un bonhomme. Je pense que ça se fera sans bavures, Nehemiah étant attendu par ce particulier. Gilbert, vous stopperez naturellement à quelque distance de la villa... Nous n’interviendrons en force que si le client a des visiteurs à son domicile.
  
  Les autres approuvèrent. On leur aurait notifié de s’emparer d’un train postal qu’ils auraient affiché la même désinvolture confiante de techniciens avertis, rompus aux actions de choc.
  
  Au cours du trajet, Coplan évoqua les cas qui pourraient se produire et distribua des directives sur la conduite à tenir en fonction des circonstances.
  
  La Rekord atteignit bientôt une banlieue résidentielle assez boisée où d’aimables propriétés entourées d’espaces verts s’échelonnaient le long des routes. Un peu plus tard, elle s’arrêta dans une avenue, à proximité de l’angle de la rue des Peupliers.
  
  Nehemiah, seul, sortit du véhicule. Il dédia un battement de paupière complice aux autres passagers et s’éloigna vers le domicile d’Harouni.
  
  Quelques instants après, Coplan et Jean-Claude mirent pied à terre en vue d’aller surveiller l’arrière de la villa. Puis ce fut Léon qui, la cigarette aux lèvres et les mains dans les poches, partit faire un tour dans les environs.
  
  Il faisait beau : un temps sec et ensoleillé, mais frais.
  
  Nehemiah s’engagea sur le chemin dallé qui menait à l’entrée d’une jolie bâtisse moderne aux grandes baies vitrées garnies, à l’intérieur, par des plantes vertes. Il sonna.
  
  Harouni lui-même vint ouvrir. Son expression trahit de l’étonnement.
  
  - Pourquoi es-tu seul, Ahmed ? s’enquit-il en faisant entrer son visiteur. J’avais cependant précisé que vous deviez venir tous les trois...
  
  Il continua de maugréer pendant qu’il précédait Nehemiah dans la salle de séjour :
  
  - Je n’ai pas envie de recommencer chaque fois...
  
  - Abdul et Hassan ont voulu d’abord enterrer le cadavre dans la cave, dit l’Israélien. Nous nous sommes donné rendez-vous ici.
  
  Les sens aux aguets, il s’efforçait de déceler s’il y avait d’autres habitants dans la demeure. Harouni ne l’invita pas à s’asseoir, mais se carra dans un fauteuil. Il déclara, une lueur mauvaise dans les yeux :
  
  - Il était temps qu’on lui cloue le bec, à ce Français. Je suis content que nous en soyons débarrassés. Mais l’arrestation de Najib et de Claudine, puis la disparition de cet agent nous obligent à fuir cette ville. Notre chef en a pris la résolution dès avant son départ.
  
  - Hassan m’en avait touché un mot. Nous allons devoir nous rendre à Dubrovnik, paraît-il ?
  
  - Oui. La Yougoslavie est plus amicale envers nous que ces pays d’Occident. Nous y serons plus à l’aise. D’ailleurs, nous avons réussi à nous procurer les informations qui nous étaient indispensables pour nos activités ultérieures. Liège, située au cœur du Marché Commun, s’y prêtait admirablement. Nous en avons profité et nous pouvons déménager sans regret.
  
  Il observa Nehemiah d’un regard aigu.
  
  - Ne préférerais-tu pas rester en Belgique, toi ? s’informa-t-il. Tu es un serviteur zélé, capable et Adnan a confiance en toi. Tu pourrais encore nous être utile ici.
  
  L’Israélien n’enregistrait aucun bruit en provenance d’autres parties de la maison. N’ayant pas été en rapport avec Hourani avant le retour d’Adnan de l'île d’Elbe, il ignorait tout de la vie privée de son hôte.
  
  - Je toucherais combien ? s’enquit-il.
  
  - Dix mille francs par mois. Des francs belges, bien sûr.
  
  Une porte s’ouvrit, à la gauche de Nehemiah. Un frémissement parcourut celui-ci des pieds à la tête. Une belle créature fit irruption dans la pièce en disant :
  
  - Chéri, dans la seconde valise, je voulais...
  
  Elle s’interrompit, les yeux fixés sur l’Israélien. Hourani beugla :
  
  - Je t’avais dit de ne pas me déranger ! Fous-moi le camp !
  
  Interloquée, elle pinça les lèvres, puis fit
  
  demi-tour. La porte se referma sèchement sur elle.
  
  Harouni grommela :
  
  - Est-ce qu’ils vont bientôt s’amener, tes copains ? Le Français a bien été exécuté avant que tu t’en ailles, j’espère ?
  
  - Oui, on l’a poignardé, assura Ahmed d’un ton calme. Si vous le permettez, je vais aller jeter un coup d’œil à la porte pour voir s’ils n’arrivent pas.
  
  - Non, reste là. J’irai voir moi-même.
  
  L’Arabe s’extirpa de son fauteuil et marcha vers le hall. Nehemiah lui assena un coup de crosse sur l’occiput avec une promptitude stupéfiante. Harouni chancela, le regard brouillé, puis il s’effondra sur le tapis.
  
  Nehemiah s’en fut à la porte d’entrée, l’ouvrit au large, se montra un instant avant de refluer vers l’intérieur.
  
  Léon l’aperçut, comprit que la voie était libre. Il retourna vers la Rekord, avisa Gilbert que l’Israélien avait pu neutraliser seul le locataire de la villa et qu’en conséquence Francis et Jean-Claude pouvaient rappliquer.
  
  Sur ces entrefaites, Nehemiah s’était mis en quête de la fille. Il avait retraversé la salle de séjour et en était ressorti par l’issue qu’avait empruntée la compagne d’Harouni. Aboutissant dans une chambre à coucher, il ne vit personne. Des valises ouvertes jonchaient le lit.
  
  En quelques pas silencieux, étouffés par une épaisse moquette, il gagna la salle de bain contiguë, eut un recul involontaire. La jeune femme, assise sur la cuvette du W.C., ouvrit des yeux courroucés, plus fâchée d’être surprise dans cette posture que stupéfaite de voir apparaître l’invité de son mari.
  
  L’hésitation de Nehemiah fut courte. Il bondit vers la malheureuse, la riva sur son siège en lui enroulant un bras autour du cou et en lui plaquant une main sur la bouche.
  
  - Ne bronchez pas, sans quoi je vous étrangle, prévint-il d’une voix sourde.
  
  Elle planta ses ongles dans les poignets de son agresseur, espérant lui faire lâcher prise, mais l’étreinte se resserra. Alors la fille agita ses jambes entravées par son slip, en signe de protestation.
  
  - Tenez-vous tranquille, intima derechef son adversaire. Il ne vous sera fait aucun mal si vous gardez votre sang-froid. Je n’ai pas l’intention de vous violer, rassurez-vous. C’est votre époux que nous voulons coincer.
  
  Cessant d’opposer une résistance inutile, la femme d’Harouni se soucia plutôt de rabaisser sa jupe sur ses cuisses, ce qui s’avéra impossible dans la situation où elle était.
  
  Nehemiah, ayant hâte de mettre fin à cette situation ridicule et ne désirant pas serrer le cou de sa prisonnière jusqu’à l’asphyxie, guettait l’entrée des agents français. Inquiet, il allait pourtant s’y résoudre quand il entendit
  
  un bruit de lutte. Ce fut très bref, puis une voix appela :
  
  - Où êtes-vous, Nehemiah ?
  
  - Ici ! cria-t-il. Un petit moment, j’arrive.
  
  Plus bas, il dit à la fille :
  
  - Je vais vous relâcher, mais pas de sottises, hein ? A la moindre incartade, je vous assomme, et pour de bon.
  
  Elle devait s’être avisée qu’il ne s’agissait nullement d’une attaque crapuleuse, mais d’une opération peut-être plus effrayante encore. Son visage s’était décoloré ; frappée d’apathie, elle resta le dos rond quand l’Israélien l’eut libérée.
  
  - Allons, rajustez-vous et venez, ordonna-t-il, bourru.
  
  Lorsqu’elle eut remis de l’ordre dans sa toilette, il la fit passer devant lui.
  
  Harouni, des bracelets aux poignets, encadré par Léon et Jean-Claude, avait la face tuméfiée. Coplan entreprenait déjà l’inspection des meubles. Il ne lança qu’un coup d’œil indifférent à la femme qu’amenait Nehemiah. Une victime ? Ou l’éventuelle remplaçante de Claudine ?
  
  - Il vaudrait mieux que ce soit vous qui perquisitionniez, dit soudain Francis à l’homme de Tel-Aviv. Vous lisez parfaitement l’arabe. Mais la prochaine fois, tapez plus fort : le type était revenu à lui et il tentait de se défiler.
  
  - S’il n’avait tenu qu’à moi, je lui défonçais le crâne, riposta Nehemiah. L’idée qu’il devait encore pouvoir parler m’a radouci. Pour ce qui est de la fouille, mieux vaut commencer par la pièce d’à-côté. Ils faisaient leurs valises et celles-ci sont aux trois quarts pleines.
  
  Harouni, les yeux flamboyants, décocha une insulte particulièrement ordurière à l’ex-garde du corps, qui lui en renvoya une plus révoltante encore, et avec tant de cynisme que l’Arabe voulut se précipiter vers lui. Jean-Claude le paralysa.
  
  Coplan s’approcha du détenu.
  
  - Vous aviez succédé à Najib Mallat... Quelle était sa mission ?
  
  L'intéressé serra les mâchoires.
  
  Francis apostropha la fille :
  
  - Et vous ? Étiez-vous destinée à une des maisons de la rue Sur-la-Fontaine ?
  
  Les traits défaits, elle parvint à demander :
  
  - Vous êtes de la police ?
  
  Coplan acquiesça.
  
  - Allez-vous m’envoyer en prison ?
  
  - Ça dépend de vous. Si vous videz votre sac bien sagement, nous réexaminerons la question. Comment vous appelez-vous ?
  
  - Sabine Wouters.
  
  - Êtes-vous sa maîtresse ou sa femme ?
  
  - Ben... On devait se marier, aller vivre à Beyrouth.
  
  - Ouais, grogna Francis. Il y en a déjà quelques-unes qui ont pris ce chemin-là. C’est une belle ville que fréquentent les princes du pétrole, et ils sont friands d’Européennes. Mais répondez à ma question : avant qu’Adnan ait décidé de quitter la ville avec ses acolytes, Harouni avait dû vous mettre au courant de ce qu’on attendait de vous, non ?
  
  Peut-être crédule, complaisante et dévouée, Sabine n’en réalisait pas moins que son ami se trouvait dans de trop vilains draps pour qu’elle acceptât de persévérer dans le sacrifice. Ecoper de quelques années de cabane pour menées subversives, alors qu’elle se fichait de toutes ces histoires, lui répugnait au plus haut degré. Elle prit vite son parti.
  
  - Oui, avoua-t-elle, non sans une pointe d’aigreur et de rancune à l’égard d’Harouni. Il m’avait mise au courant. Mais je n’avais encore rien fait de répréhensible.
  
  - Eh bien, asseyez-vous, parlez... Ne vous gênez pas.
  
  Faisant mine d’ignorer l’expression menaçante de son ami, elle s’affala dans un des fauteuils et croisa les jambes avec un manque de pudeur évidemment calculé, bien déterminée à user de tous ses avantage pour tirer son épingle du jeu.
  
  - J’aurais été chargée de transmettre des lettres, confia-t-elle. Des types seraient venus me voir, soi-disant pour... enfin, vous devinez, et après qu’ils aient prononcé un mot de passe, je devais leur remettre une enveloppe ou en accepter une.
  
  - Oui, ça je le sais. Mais d’où venaient-elles et où allaient-elles, ces enveloppes ?
  
  - Ça, mystère... J’aurais dû rapporter ici celles qu’on me donnait, ou passer à Adnan, qui serait venu les chercher à la boutique, les lettres que m’aurait fournies Khidir.
  
  Elle désignait Harouni.
  
  Coplan fixa ce dernier.
  
  - C’est donc une documentation que vous êtes allé récupérer chez Mallat, puisque vous preniez la suite, articula-t-il. Votre tâche devait consister en une centralisation des renseignements dont vous auriez opéré une synthèse au bénéfice d’Adnan et sans qu’il y ait désormais des contacts directs entre vous. Mallat était donc l’informateur attitré de l’organisation. Décidément, quand je l’ai jeté du haut de cette falaise, j’ai aussi jeté un beau pavé dans la mare !
  
  Il jubilait intérieurement, comblé par cette coïncidence qui, en définitive, avait communiqué aux événements une impulsion providentielle. Sur le point de questionner Harouni, il fut distrait par la réapparition de Nehemiah, lequel tenait une liasse de papiers dans la main et affichait une mine excitée.
  
  - Voilà ce qu’ils grappillaient ici ! annonça-t-il en brandissant les feuillets. Des données sur les concessions de recherches de gaz naturel et d’hydrocarbures au large des côtes européennes... Tous les éléments nécessaires pour l’exécution de leur programme de sabotages !
  
  Il étala ses trouvailles sur une table, afin que Coplan pût les jauger d’un regard.
  
  Il ne fallait pas être grand clerc pour en apprécier immédiatement l’importance : une série de cartes géographiques indiquaient les superficies attribuées à diverses compagnies entre la Grande-Bretagne et la Norvège, les zones de prospection le long des côtes des Pays-Bas et d’Allemagne, les périmètres de sondage sur la côte atlantique de la France ; ceux, méditerranéens, de l’Espagne et de la France, et enfin le secteur italien de l’Adriatique.
  
  Sur ces cartes figuraient aussi les emplacements exacts des plates-formes et des gisements récemment découverts. D’autres feuillets détaillaient les moyens mis en œuvre : navires de recherches géophysiques, pontons de forage mobiles, engins auto-élévateurs, derricks d’extraction montés sur îles artificielles, tracé des pipe-lines de gaz ou de pétrole brut prévus entre les puits et les côtes.
  
  Ainsi, l’organisation possédait des ramifications jusque dans les sièges sociaux des grandes compagnies et se livrait à un espionnage industriel caractérisé, grâce à la complicité rémunérée d’employés indélicats ; cette multitude d’indications partielles finissait par former un tout cohérent ; l’image synthétique des efforts déployés par l’Europe pour s’affranchir, dans une certaine mesure, des approvisionnements de pétrole originaire du Moyen-Orient.
  
  Coplan interpella Harouni.
  
  - Beau travail. Mais vous n’espériez tout de même pas détruire une à une toutes ces installations, j’imagine ?
  
  L’abattement hargneux du prisonnier fit place à une attitude de défi. Relevant la tête, il répliqua :
  
  - Vous, les Blancs, vous êtes les pires rapaces de la terre ! Non contents de vous enrichir en nous appauvrissant, vous tâchez de briser le monopole de nos pays pour nous imposer des conditions plus dures encore. Mais nous allons vous faire sentir à quel point votre existence est tributaire de ce sang noir qui alimente vos voitures, vos opulentes industries et vos armées... Vous en consommez 400 millions de tonnes par an, en Europe, et vous n’en produisez vous-mêmes que 12. Donc, tout ce qui ralentira le développement de votre production accentuera votre dépendance et vous contraindra à vous pencher sur nos problèmes.
  
  - Eh bien quoi, on vous le paie, votre pétrole ! riposta Coplan.
  
  Harouni éclata d’un rire amer.
  
  - Ah oui ! Vous le payez ! Vous partagez avec nous un prix dérisoire qui représente neuf pour cent de ce que vous le vendez ! A qui va le reste ? A vos compagnies de transport, à vos industries de raffinage et à vos États, qui réalisent au total des bénéfices allant jusqu’à 400 pour 100 sur chaque tonne extraite chez nous ! Et vous estimez que vous le payez encore trop cher, vous n’attendez qu’une occasion pour nous mettre le couteau sur la gorge comme vous l’avez déjà fait cent fois dans le passé. Mais retenez ce que je vous dis : le jour où nous fermerons les robinets, c’est vous qui serez à genoux. Malgré vos cartels, malgré vos pressions diplomatiques et vos manœuvres de corruption, nous finirons par manier efficacement cette arme. Quand nous aurons balayé les derniers souverains qui sont à votre solde et qui ont fait capoter la conférence de Bagdad où la fermeture des puits devait être décidée !
  
  Les agents français et l’Israélien n’avaient pas bronché en écoutant cette diatribe. Au fond d’eux-mêmes, ils étaient contraints d’admettre que l’exploitation forcenée de l’unique mais fabuleuse ressource de la nation arabe par le monde occidental n’avait jamais été inspirée par un humanitarisme et un désintéressement exemplaires.
  
  Qu’un groupe de révolutionnaires déterminés à secouer le joug d’une domination financière outrancièrement cupide eût tenté d’infliger à l’Europe une défaite qui restreindrait ses capacités de résistance n’avait en soi rien de très surprenant. Mais une lutte aussi inégale, menée avec des moyens aussi dérisoires, ne pouvait avoir été conçue que par des cerveaux exaltés, par un petit groupe de desperados surchauffés, aux vues sommaires.
  
  Coplan soupira.
  
  - Qui a chargé Mohedan de monter ces opérations de terrorisme ? s’enquit-il avec un détachement teinté de lassitude.
  
  La foudre fût tombée aux pieds d’Harouni qu’il n’eût pas été plus sidéré.
  
  - Vous... vous avez identifié notre chef vénéré ? bégaya-t-il, confondu.
  
  - Apparemment. D’où a-t-il reçu l’argent ?
  
  Écartelé entre l’envie de se taire et celle de mortifier les Européens, l’Arabe, sachant que pour lui tout était perdu, opta pour la fanfaronnade. Il dévoila, sarcastique :
  
  - Les fonds sont prélevés sur les sommes qu’ont versées les rois du pétrole pour le soutien des réfugiés palestiniens. Ils tomberaient raides morts s’ils savaient que leurs dons financent notre combat.
  
  Coplan, les mains dans les poches, fit signe à Nehemiah qu’il désirait lui dire deux mots en particulier. Ils passèrent dans la pièce voisine.
  
  - Vous avez entendu, dit-il à voix basse. En ce qui nous concerne, l’affaire est virtuellement terminée. Il ne reste plus qu’à donner un petit coup de balai, épingler des comparses. Mais vous êtes encore en mesure de jouer une carte, si vous y tenez.
  
  - Laquelle ?
  
  - Supposez que vous rejoigniez Adnan à Dubrovnik... Harouni nous livrera l’adresse, j’en suis persuadé. Supposez que vous lui appreniez que nous avons coffre son adjoint, que nous avons fait main basse sur les documents qu’il détenait, que nous connaissons sa collusion avec Mohedan et l’origine réelle des fonds que celui-ci manipule. Qu’en résulterait-il à votre avis ?
  
  Nehemiah sourit. Il pronostiqua :
  
  - Adnan va s’empresser de prévenir Mohedan, lequel va dissoudre précipitamment son organisation et fuir à tire d’aile de crainte que des tueurs stipendiés par les émirs ne lui règlent son compte.
  
  - C’est aussi ce que je pense, dit Coplan... Dois-je vous payer le billet pour la Yougoslavie ?
  
  - Non, dit Nehemiah. Je me le ferai rembourser par Adnan.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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