En ce samedi de décembre, à minuit moins cinq, une berline Renault bleu clair emprunta la rampe descendante du parking situé sous la tour du Manhattan Center, à Bruxelles.
Épousant la courbe éclairée par des lampes à vapeur de sodium, la voiture stoppa devant le guichet automatique. Le bras tendu au-dessus de la vitre abaissée, le conducteur appuya sur le bouton lumineux, saisit ensuite la carte perforée qui apparut dans la fente, la posa sur le siège voisin et, la barrière s'étant levée, il effleura l'accélérateur.
Comme prévu, il y avait peu de voitures au niveau - 4. Celui-ci occupait une grande surface, mais des cloisons et des piliers de soutènement empêchaient de l'apercevoir dans sa totalité. La Renault, respectant l'itinéraire indiqué par les flèches peintes sur le sol, entama un parcours jalonné de virages.
Fred Wilber observa tout en roulant les véhicules à l'arrêt, pour s'assurer qu'aucun d'eux n'abritait un couple se livrant à des plaisirs érotiques. C'est toujours quand on le souhaite le moins que l'on tombe sur des excités.
Le parking semblait parfaitement désert. L'embarras du choix. Wilber alla ranger sa berline sur un emplacement proche de l'enceinte de maçonnerie donnant accès aux ascenseurs. Ayant coupé le contact, il consulta sa montre et tendit l'oreille. Il ramassa la carte perforée, l'inséra dans son portefeuille, plongea la main dans la poche droite de son manteau de cuir à col de fourrure afin d'en tirer une paire de gants de coton qu'il enfila posément.
Corpulent et massif, doté d'une forte tête rougeaude aux traits vulgaires qu'empâtait l'approche de la cinquantaine, Fred Wilber avait acquis, au cours d'une vie aventureuse, une énorme confiance en ses moyens. Sa vigueur peu commune, des nerfs d'acier, un esprit agile et une audace sans limite l'avaient souvent tiré d'un mauvais pas, si bien que son cynisme et son manque de scrupules s'étaient accrus au gré des ans. Ceci lui permettait de faire rémunérer très largement ses services.
Un bruit de moteur ne tarda pas à mobiliser son attention. De l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait voir la sortie de la rampe mais, au bout de quelques secondes, il repéra une Mercedes grise qui circulait entre les carrosseries miroitantes.
Lorsqu'elle parvint dans l'allée le long de laquelle il s'était garé, il put se convaincre qu'il s'agissait bien de la voiture de Karl Lipsius. Avant qu'elle le dépassât, il fit un bref appel de phares pour signaler sa présence.
La Mercedes ralentit aussitôt et alla s'aligner un peu plus loin sur le rectangle d'un emplacement. Alors Fred Wilber descendit de sa Renault 20, en referma sans brusquerie la portière, se dirigea vers la berline allemande et s'assit à côté de Lipsius.
- Bonsoir, dit-il en lui serrant la main. Vous avez la marchandise ?
- Sicher, acquiesça Lipsius, qui poursuivit en un français fortement coloré d'accent tudesque : zette troisième enveloppe est la ternière. Avec cela, fous saurez tout, et il ne faudra plus me contacter.
Avant d'extraire le pli de sa poche intérieure, il posa sur Wilber un regard teinté de méfiance.
- Fous afez les tollars, j'espère ?
- Bien entendu, dit Wilber. 25 000. Vous savez que je suis régulier. Tenez, comptez-les pendant que je jette un coup d’œil sur vos documents.
Ils échangèrent des enveloppes de papier brun. Lipsius alluma le plafonnier tandis que Wilber, épiant le silence, s'assurait qu'aucune arrivée importune ne menaçait de troubler leur entrevue.
Il passa rapidement en revue le contenu du pli que Lipsius lui avait remis : des photocopies en format réduit des pages d'une notice technique, des schémas de circuits électroniques avec des annotations manuscrites.
- Il ne manque rien, vous en êtes sûr ? demanda-t-il. Un... oubli pourrait avoir des conséquences regrettables pour vous, je dois vous le signaler.
- Non, non, tout y est, affirma Lipsius avec empressement. Che vous carantis que fous pourrez fous téprouiller, pas te problème. Qui sait, peut-être plus tard, nous ferons t'autres avaires enzemble, pas vrai ?
Fred Wilber en doutait.
- Probable, admit-il cependant, évasif, tout en refermant l'enveloppe pour la glisser dans la poche intérieure de son manteau. Salut, Lipsius.
Autre poignée de main, puis Wilber rouvrit la portière et sortit de la berline. Restant debout dans l'entrebâillement, il ajouta :
- Faites gaffe. Ne dépensez pas trop de fric à la fois. Ça pourrait se remarquer.
- Ne fous tracassez pas, répondit l'Allemand avec une grimace de connivence. Che connais la musique...
- Heureusement pour toi, connard, railla Wilber en extirpant sa main de sa poche.
L'objet qu'elle tenait émit la sourde vibration d'un ressort qui se détend. Le projectile s'enfonça dans le cou de Lipsius, juste sous son maxillaire. Une expression de douleur tordit ses traits alors qu'il ouvrait tout grands ses yeux et sa bouche, mais pas un son ne s'échappa de ses lèvres. Il eut une sorte de soubresaut désespéré en portant ses deux mains à sa gorge.
Wilber n'attendit même pas qu'il eût fini de mourir pour lui dérober son portefeuille et récupérer l'enveloppe renfermant ses 25 000 dollars. Il vérifia aussi si la boîte à gants de la voiture ne contenait pas les papiers de bord.
Puis il referma doucement la portière après un dernier regard décoché à sa victime. La face livide de Lipsius dénonçait une mort foudroyante, et une affreuse puanteur commençait à se dégager de ses vêtements.
Wilber s'en fut d'un pas mesuré vers les cabines d'ascenseur. Il en appela une, monta au niveau zéro et déboucha dans la galerie marchande de la tour. Les vitrines de plusieurs boutiques étaient encore éclairées, mais seuls de rares piétons déambulaient entre elles.
Le froid sauta au visage de Wilber lorsqu'il eut poussé les portes de verre donnant accès sur la Place Rogier. Il en éprouva une sensation bienfaisante. Tout s'était passé sans la moindre anicroche. Le pauvre con avait suivi les instructions à la lettre, sans même soupçonner le piège. Encore un qui fermerait sa gueule.
Wilber traversa posément la place quasi déserte, parallèlement à la tour Martini dont la grande enseigne jetait des feux multicolores. Sur la droite, au loin, les arceaux lumineux de la Rue Neuve annonçaient la proximité des fêtes de Noël et de Nouvel An.
Parvenu sur le trottoir opposé, Fred Wilber pénétra dans le couloir d'entrée de l'hôtel Palace ; ses pas absorbés par un épais tapis de laine, il arpenta une longue galerie décorée par de grandes toiles de maîtres du XIXè siècle, monta quelques marches pour arriver dans le hall du rez-de-chaussée en longeant un immense salon plongé dans la pénombre.
C'est une des commodités de cet hôtel de luxe construit à la Belle Époque : son entrée principale, la réception et la conciergerie sont situées du côté du Jardin Botanique, au-delà des ascenseurs. De sorte qu'un quidam venant de la Place Rogier peut monter directement aux étages sans être vu par le personnel de garde, réduit au minimum.
Wilber se rendit au 4e, emprunta de larges couloirs silencieux, s'immobilisa devant une des portes d'acajou et frappa discrètement.
Peu après, le panneau s'écarta. Une très jeune femme en long déshabillé de satin fit signe au visiteur qu'il pouvait entrer.
- ...'soir, marmonna-t-il, un peu contrarié qu'elle fût là.
Mario Rascaux ne pouvait décidément plus faire un pas sans cette nana. Elle était bigrement mignonne, d'accord, mais Wilber se serait volontiers passé de sa présence.
Rascaux, en robe de chambre, était vautré dans un fauteuil près d'une table garnie de deux bouteilles de champagne dans leur seau à glace et de deux coupes dont une seule était remplie. Il fumait un cigare, les pieds nus dans des pantoufles de voyage fourrées. Grand, une figure énergique de baroudeur, il avait des yeux clairs, la fausse nonchalance d'un seigneur. Et pourtant, alors qu'il semblait taillé dans le roc et doué d'une grande force de caractère, on avait l'intuition qu'il existait une faille dans sa personnalité. Wilber l'avait toujours ressenti, sans parvenir toutefois à déceler ce qui clochait chez cet homme indiscutablement viril. Ce qu'il éprouvait était assez analogue à l'impression gênante que provoque un individu ayant un penchant pour la pédérastie, mais ce ne pouvait être cela.
- Débarrasse-toi, Fred, invita Rascaux. Il fait chaud à crever, dans cette piaule. Je te sers un peu de champagne ? Carine n'en boit pas.
- C'est pas de refus, grommela Wilber en ôtant son manteau tandis que Carine allait s'allonger sur le lit et recommençait à feuilleter un magazine féminin.
Il exhiba le pli qu'avait apporté Lipsius, le posa près du plateau.
- Voilà, dit-il. Cette question-là est réglée.
Il préféra ne rien ajouter, ne sachant pas dans quelle mesure la fille était au courant de l'objectif du voyage. De plus, bien que Mario Rascaux eût une dizaine d'années de moins que lui, le tutoiement était à sens unique, comme à l'armée, et ceci agaçait confusément Wilber quand il parlait avec son commanditaire.
Rascaux, le cigare fiché entre ses dents, lui présenta une coupe avant d'inventorier le contenu de l'enveloppe. Un silence régna dans la pièce.
Les yeux de Wilber dévièrent vers Carine, jolie brune de 22 ans au corps svelte, admirablement proportionné, et au minois sensuel. Elle fit mine d'ignorer qu'il la détaillait avec sans-gêne. Dès qu'il apparaissait, elle se sentait mal à l'aise. Il avait des façons de la regarder qui lui donnaient froid dans le dos.
Mario déposa son cigare dans l'encoche du cendrier.
- Oui, ceci complète les envois précédents, marmonna-t-il. Il y a de quoi faire...
Wilber avait vidé sa coupe d'un trait. Il renifla, s'essuya la bouche du dos de la main. Puis il glissa d'une voix contenue :
- Je voudrais aussi vous restituer le matériel. Momentanément, je n'en aurai plus besoin, je crois ?
- Carine, dit Rascaux, tu ferais bien d'aller prendre ta douche.
Sa maîtresse tourna la tête vers lui.
- Mais je l'ai déjà prise, chéri.
- Alors paie-t'en une deuxième, jeta Mario d'un ton sec.
Docile, Carine referma son magazine, se redressa, posa ses pieds sur la moquette et se leva pour gagner la salle de bains, consciente que les deux hommes fixaient leurs yeux sur sa croupe, imaginant sa nudité sous le mince tissu soyeux.
Lorsqu'elle eut refermé la porte de séparation, Wilber introduisit sa main dans la poche externe de son manteau et en retira l'arme dont il s'était servi au parking. Elle avait les dimensions d'un petit boîtier électrique.
Rascaux s'en empara, la logea dans un attaché-case.
- Aucun pépin ? s'informa-t-il à mi-voix, tandis que l'eau de la douche commençait à jaillir sous pression de l'autre côté de la cloison.
- Aucun. J'ai raflé son portefeuille, question de compliquer un peu le boulot des flics. Mais il n'avait pas son passeport. Mieux vaut que je vous confie aussi ce portefeuille, non ?
- D'accord. Ne prends pas le risque de le trimbaler sur toi.
L'objet rejoignit l'arme et les papiers dans la mallette. Celle-ci était pourvue d'une serrure à secret dont Rascaux brouilla les chiffres. Puis il versa de nouveau du champagne dans les deux verres en arborant un faciès méditatif.
- Pour l'instant, tu n'as qu'à retourner à Paris, prononça-t-il. Attends de mes nouvelles. Entre-temps, procure-toi un visa d'entrée touristique pour les U.S.A. Si les choses se déroulent comme je l'envisage, tu partiras en Floride au mois de janvier. Tu devras y louer un bungalow, au sud de Miami ou dans les Keys (Long chapelet d'îles au sud de la Floride), et un yacht d'une trentaine de mètres. Ou peut-être à Porto Rico. J'en déciderai plus tard.
Wilber lampa aussi goulûment sa seconde coupe, dut contenir un renvoi.
- Okay, acquiesça-t-il. Je reste à votre disposition. Mais... dites-moi : Carine, elle est au parfum ou non ? Ça m'embête un peu qu'elle m'ait vu ici, ce soir.
Mario Rascaux haussa les épaules.
- Ne t'en fais pas pour elle. Je lui raconte des bobards, et elle n'est pas du genre à se creuser la tête. Tu lui demanderais qui est Jean Paul II, elle te répondrait que c'est le roi du Danemark.
Wilber hocha sa lourde tête. Viscéralement, il lui déplaisait qu'une femme soit mêlée de près ou de loin aux affaires qu'il traitait. En dehors du métier, il se rattrapait.
Il se remit debout, enfila son manteau de cuir ; avant de resserrer la ceinture, il s'assura que l'enveloppe gonflée de banknotes n'avait pas glissé de sa poche.
- Eh bien, je file, conclut-il. Je reprendrai la route demain matin.
- Où loges-tu ?
- Au Métropole, place de Brouckère.
Rascaux le raccompagna jusqu'à la porte, lui ouvrit, remit le verrou après sa sortie. La douche continuait de couler. Sur le point d'entrer dans la salle de bains, il se ravisa, marcha vers le téléphone et forma un numéro de trois chiffres correspondant à une autre chambre dans l'hôtel.
- Oui ? s'enquit une voix masculine bien timbrée.
- Je suis en possession des documents, annonça Rascaux très près du micro. Si vous le permettez, je viendrai vous voir demain matin à huit heures et demie.
- Entendu, laissa tomber l'autre, et il raccrocha.
Rascaux fit de même, resta songeur deux ou trois secondes, puis il se rendit à la salle de bains. Fut plutôt éberlué de voir Carine assise sur le bidet, boudeuse, le menton posé sur son poing, alors que la douche fonctionnait à plein derrière le rideau entourant la baignoire.
- Je n'en avais pas envie, déclara-t-elle sur un ton maussade. Deux fois par jour, c'est mauvais pour la peau.
Il prit le parti de sourire et ferma les robinets.
- Allons, viens, dit-il en lui prenant le poignet. Fred n'est plus là. Tout en le suivant, elle avoua :
- Je ne peux pas le voir en peinture, ce bonhomme. Tu aurais pu lui donner rendez-vous ailleurs, non ?
Il plaisanta :
- Je croyais que tu n'aurais pas aimé que je sorte seul. Et puis, il n'y en avait que pour quelques minutes.
Câlin, il l'allongea sur le lit, se coucha près d'elle et retroussa son déshabillé, la dénudant jusqu'à la taille. Le galbe parfait et la douceur de la chair des cuisses de cette fille l'envoûtaient mystérieusement. Il en arrivait à comprendre pourquoi des types se marient.
- Qu'est-ce que tu lui reproches, à Fred ? reprit-il en caressant la toison frisée qui couvrait son pubis.
Carine lui mit les bras autour du cou et l'embrassa.
- Je ne sais pas, reconnut-elle, la bouche proche de la sienne. Il me fiche la frousse.
Puis, s'écartant soudain pour regarder Mario en face :
- Toi aussi, du reste, mais ce n'est pas pareil. Toi, j'aime.
Elle frémit des pieds à la tête, électrisée par les sensations bouleversantes que lui prodiguaient les doigts experts de son amant. Depuis le premier jour elle avait été folle de lui, avide de satisfaire ses exigences ou même de les provoquer.
Rascaux était de bonne humeur. Tant pis pour Lipsius... Une fripouille, après tout. Quant à Wilber, il mériterait une prime, un jour.
Mario roula sur Carine et la prit. Figé en elle, il lui murmura à l'oreille :
- Ne t'inquiète pas. Nous ne le verrons plus pendant quelques semaines.
- Il avait du temps devant lui pour la mettre en condition.
II
UN MORT ENCOMBRANT
L'accès aux niveaux inférieurs du parking avait été barré par une chaîne supportant en son milieu une plaque de sens interdit. Les automobilistes débarquant de l'ascenseur pour venir chercher leur voiture au quatrième tombaient littéralement dans les bras d'inspecteurs de police auxquels ils devaient montrer leur carte perforée et décliner leur identité.
L'alerte avait été déclenchée vers deux heures du matin par un quidam qui, arrivé de Liège par le train à la Gare du Nord, voulait regagner son domicile de banlieue au volant de sa Taunus, garée à proximité immédiate de la Mercedes. Épouvanté par la vue du corps affalé sur le siège de celle-ci, il était monté dans sa voiture pour aller prévenir le caissier. Ce dernier avait immédiatement avisé par téléphone le commissariat le plus proche et, moins d'un quart d'heure plus tard, des agents en tenue et d'autres en civil s'étaient amenés sur les lieux.
Après un examen sommaire du cadavre, sans le déplacer, l'inspecteur Verbeek avait conclu un meurtre, la blessure causée par l'impact du projectile, près de la carotide, étant très apparente.
Alors Verbeek avait pris la direction des opérations : photographies, fouille des vêtements de la victime et du véhicule, relevés d'empreintes digitales, toute la routine habituelle.
A première vue, le vol pouvait être le mobile du crime, attendu que le défunt avait été dépouillé de son portefeuille, mais cette hypothèse ne cadrait pas avec d'autres aspects de l'affaire. Un vulgaire pickpocket n'assassine pas à l'aide d'un pistolet au cyanure. En outre, le projectile n'ayant pas traversé la vitre de la portière droite, il avait dû être tiré à l'intérieur même de la berline. Et celle-ci avait une plaque d'immatriculation de la République fédérale d'Allemagne.
Le commissaire Janssens, de la Sûreté, fit son apparition vers sept heures du matin. C'était un homme élégant, aux traits paisibles, âgé d'une bonne quarantaine d'années, aux manières courtoises. Son premier soin fut de questionner l'inspecteur Verbeek.
- Alors, comment cela se présente-t-il ?
- Mal, avoua son subordonné, soucieux. Ça ressemble à un règlement de comptes de services secrets. J'ai l'impression que la victime connaissait le meurtrier.
- Ah oui ? Pourquoi ?
- Si le conducteur de la Mercedes s'était senti menacé par un inconnu, il aurait au moins actionné son avertisseur. A mon sens, il a été tué à l'improviste par quelqu'un qui était monté dans sa voiture avec son consentement.
Verbeek amena le commissaire près de la Mercedes pour développer son argumentation en l'appuyant sur les indices recueillis :
- Le frein à main était calé, portière de gauche verrouillée mais pas celle de droite. Je suppose que si, à peine arrêté, vous voyiez surgir un individu à l'allure inquiétante, vous relâcheriez le frein pour redémarrer en vitesse. Moi c'est ce que je ferais, en tout cas.
- Peut-être, mais avez-vous pu déterminer si la victime venait d'arriver dans le parking ou si elle y était descendue pour reprendre possession de sa voiture ?
- Oui. La carte perforée retrouvée dans la poche droite de son imperméable prouve sans risque d'erreur que l'Allemand a franchi la barrière d'entrée à minuit deux. Son agresseur devait donc l'attendre à cet étage.
Le commissaire Janssens alluma un cigarillo, émit quelques bouffées, s'informa :
- Au fait quel est le nom du défunt ?
- Lipsius. On lui a volé son portefeuille, mais l'assassin a omis de subtiliser un petit carton logé dans la pochette de son veston : celui qu'a délivré le réceptionnaire du Sheraton en y inscrivant le numéro de la chambre.
- Eh bien, voilà au moins un bon point, soupira Janssens. Cela va nous faire gagner du temps. Êtes-vous allé consulter la fiche, là-haut ?
- Pas encore. J'attendais votre venue, étant donné l'aspect des choses. Nous sommes devant un travail de professionnel, pas de doute. Le coupable a pu garer sa voiture ici dans le courant de la journée et repartir avec elle aussitôt le coup fait. Ou bien il a pu arriver et repartir par les ascenseurs sans être vu de quiconque. Vous savez comme ce parking est peu fréquenté pendant les week-ends.
- Si le meurtrier est remonté à bord d'une voiture, le caissier a dû le voir, objecta Janssens. Commençons par éclaircir ce point-là.
L'inspecteur Verbeek donna quelques instructions à ses collègues avant d'accompagner le commissaire. Le cadavre avait déjà été évacué par une ambulance de la police.
Les deux hommes gravirent à pied la rampe interdite aux piétons. Le caissier de nuit, remplacé à sept heures par un autre employé, avait été gardé à disposition par deux agents qui se tenaient près de la cabine, avant la barrière mobile.
Ce préposé, un nommé Vandeput, Bruxellois de l'ancienne génération, s'exprimait en un parler savoureux. Le commissaire lui demanda tout d'abord si un ou plusieurs véhicules avaient quitté le parking peu après minuit.
- Ça je sais pas, décréta Vandeput. Tu crois sans doute que moi je fais que regarder l'heure... Moi je lis ma gazette jusqu'à ce qu'un client arrive devant mon guichet. Il me donne sa carte, je la passe dans la machine et je vois combien il me doit. Alors il paie et salut, moi je recommence à lire. Mais t'as qu'à regarder les cartes, hein... On les empile pour le controll.
Janssens et Verbeek échangèrent un coup d’œil déprimé. Ce n'était pas sur ce paroissien-là qu'ils devaient compter pour obtenir un signalement. Mis en possession des cartes perforées des voitures qui étaient sorties depuis onze heures du soir, ils constatèrent aisément qu'après l'heure présumée du meurtre, la première s'était présentée devant la barrière à une heure moins le quart.