Violemment poussée par un courant d’air, la porte lui échappa et claqua comme un coup de revolver.
Nadia Baranaya jeta son sac et ses gants sur le lit puis traversa la chambre jusqu’à la fenêtre ouverte. Elle écarta les rideaux de voile gonflés par le vent et fit un pas sur le balcon. Devant elle, à ses pieds, New York s’étendait à perte de vue, permanente explosion de bruits et de lumières. Au-dessus, éclairé par les reflets de la ville, le ciel brassait de lourds nuages noirs.
La jeune femme retourna dans la chambre chercher une cigarette qu’elle alluma, puis revint sur le balcon. Un éclair fulgurant fit alors éclater le ciel d’encre, comme une faïence sous le choc d’un marteau. Un coup de vent, plus violent que les autres, fit cogner les battants de la porte-fenêtre.
Nadia recula instinctivement et se prit dans les rideaux comme dans une toile d’araignée. Elle frissonna nerveusement. De grosses gouttes de pluie, larges et lourdes comme des larmes d’enfant, s’écrasèrent sur le ciment du balcon, creusant de minuscules cratères dans la poussière du jour soudain révélée.
Elle tira les volets, les ferma, puis se dépêtra des rideaux brusquement calmés et rentra dans la chambre. Le tonnerre éclata, assez loin, roula longuement sur l’énorme cité.
Nadia se dirigea vers un grand miroir fixé au mur et s’immobilisa devant. Son beau visage aux lignes pures portait des marques de fatigue et deux cernes mauves soulignaient ses yeux verts. Ses magnifiques cheveux d’acajou cuivré, coiffés en « queue de canard » selon la dernière mode de Paris, scintillaient sous la lumière douce du plafonnier.
Elle ôta son léger manteau de soie blanche et le lança sur le lit derrière elle. De la longue robe du soir à larges bandes de taffetas rose et noir, son buste splendide émergeait maintenant comme un joyau d’un écrin.
Elle s’admira quelques instants, puis entreprit de se déshabiller. Lorsque ce fut terminé, elle rangea ses vêtements dans la penderie et passa dans la salle de bains.
Après la douche, elle se sentit plus calme et se remit à penser à M. Smith, le Grand Patron, qu’elle devait voir en fin de matinée pour lui remettre ce qu’elle avait rapporté de sa mission. Elle sourit en imaginant la surprise de M. Smith lorsqu’elle lui montrerait son butin.
Elle enfila un pyjama sur son corps nu aux formes merveilleuses et prit ensuite deux comprimés de somnifère qu’elle fit passer avec un grand verre d’eau. L’affaire avait été dure pour ses nerfs et cela faisait près d’une semaine qu’elle était obligée de se droguer pour trouver le sommeil.
Elle se glissa dans les draps frais, s’étira voluptueusement, éteignit la lumière et attendit de s’endormir.
…
L’orage était passé. Dans le ciel lavé, quelques nuages attardés se poursuivaient encore. Les étoiles, ruisselantes, brillaient d’un éclat renouvelé.
Sur le balcon, silencieuse et méthodique, une forme sombre s’agitait. Avec un léger craquement, les volets s’entrouvrirent. La silhouette agrandit le passage, se glissa sans bruit dans l’ouverture, referma derrière elle.
Un faisceau de lumière voilée se tendit dans la chambre, glissa sur le lit, se fixa sur la table de chevet. La silhouette approcha silencieusement. Une main de caoutchouc saisit le tube de somnifère, le souleva pour un rapide examen, le reposa. La torche minuscule dirigea son faible halo sur la tête de la jeune femme endormie, puis fut posée sur la table. Actives et précises, les mains gantées s’affairèrent autour de la tête de Nadia. Le lacet de soie glissa sous la nuque, le nœud coulant se resserra.
La silhouette recula d’un pas et tira brusquement de toutes ses forces. Le corps de Nadia, cédant à la traction, tomba hors du lit avec un bruit mou et sinistre. Une soudaine convulsion le secoua, un râle sourd s’éleva, aussitôt étouffé. Déjà, l’ombre criminelle traînait sa victime dans la salle de bains, la soulevait derrière la porte. En quelques mouvements, le corps inerte se trouva suspendu à la patère.
Tout s’était déroulé très vite et sans bruit. L’assassin prit le temps de respirer, puis entreprit une fouille minutieuse des bagages et de l’appartement…
…
O.S.S. 117 s’arrêta devant le bureau du contrôle et dit au sous-officier de service :
— J’ai rendez-vous avec le Grand Patron.
— Quel nom ?
— Hubert Bonisseur de la Bath.
L’autre chercha sur une liste et demanda sans lever les yeux :
— Commandant ?
— Oui.
Le militaire tendit la main :
— Vos pièces d’identité, s’il vous plaît, mon commandant.
Hubert lui remit sa carte d’officier et suivit un planton qui le conduisit vers un des nombreux ascenseurs dont les portes s’alignaient sur tout un côté du hall. Il pénétra seul dans la cage qui, la porte refermée, se mit automatiquement en marche.
Hubert se demanda vers quelle aventure M. Smith allait encore le lancer. M. Smith ne le convoquait jamais que pour lui confier une nouvelle mission.
L’appareil s’arrêta, la porte glissa de côté en ronronnant. Hubert sortit de la cage et se trouva dans un hall violemment éclairé au néon. Nouveau contrôle, puis un soldat le conduisit vers une porte massive au-dessus de laquelle un feu vert venait de s’allumer.
— Vous pouvez entrer, mon commandant.
Hubert entra. M. Smith était assis derrière son vaste bureau en forme de rognon, ses petits yeux clignotant derrière les verres épais de ses lunettes de myope.
— Bonjour, vieux garçon, comment allez-vous ?
— Très bien, et vous ?
Ils se serrèrent la main. Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, tira sur les jambes de son pantalon, de flanelle grise, déboutonna sa veste de tweed, passa ses doigts dans sa chevelure châtain coupée en brosse. Ses yeux bleu de glace se mirent à briller et son visage bronzé de prince-pirate s’éclaira d’un sourire.
— Alors ? questionna-t-il, quelle direction ?
Sans répondre, M. Smith demanda :
— Vous souvenez-vous de Nadia Baranaya, avec qui vous aviez travaillé en Suisse, en 1943 ?
Les yeux de Hubert se rétrécirent, son visage se crispa légèrement.
— J’ai de bonnes raisons de m’en souvenir, répliqua-t-il lentement.
Il revoyait la femme : grande, rousse ; un corps de déesse. Rapprochés dans la lutte commune contre l’ennemi, ils s’étaient aimés. Puis les hasards de la guerre les avaient séparés et il ne l’avait plus revue. De temps à autre il repensait à elle. C’était une chic fille et qui aimait son métier.
La voix de M. Smith le fit tressaillir.
— Nadia Baranaya est morte avant-hier soir au Waldorf. Elle a été assassinée.
Hubert se redressa sur son siège. Sa voix était dure lorsqu’il demanda :
— Travaillait-elle toujours pour nous ?
M. Smith jouait avec un coupe-papier d’argent massif. Il releva la tête et regarda Hubert droit dans les yeux.
— Oui, répondit-il. Elle revenait de France où elle avait recueilli des renseignements très intéressants sur certains groupements nazis reformés sous le nom de « Force Noire ». Elle était arrivée avant-hier soir et nous avions rendez-vous hier matin. Elle devait me rendre compte de sa mission.
L’œil vif et dur, Hubert demanda :
— Qu’attendez-vous de moi ?
M. Smith enleva ses lunettes et les posa sur la table. Il passa une main grasse et soignée sur son regard de myope et répondit lentement :
— Vous avez travaillé en France pendant trois ans sous l’occupation nazie. Vous y avez, par ailleurs, vécu longtemps. Vous connaissez le pays mieux que quiconque et vous connaissez aussi les principaux fascistes qui sont encore en liberté. Je vous demande de partir là-bas et de tenter de retrouver ce qu’avait découvert Nadia Baranaya.
Il resta un instant silencieux, avec une moue des lèvres indiquant qu’il n’avait pas terminé et reprit :
— Il y a une chose qui m’inquiète. Cette affaire intéressait le Gouvernement français plus encore que nous. J’avais demandé à Nadia de se mettre en rapport avec la « Surveillance du Territoire » de ce pays et de leur communiquer tous les renseignements qu’elle pourrait obtenir ; au besoin, de travailler en liaison complète avec les policiers français. Nadia a exécuté mes ordres au début, puis elle semble bien avoir laissé tomber les Français. Enfin, voici cinq jours, elle m’envoyait un télégramme pour m’annoncer son retour pour « communication urgente ». Je me demande ce qui est arrivé. Nous avons fouillé soigneusement les bagages de Nadia et tout passé aux rayons X. Nous n’avons rien trouvé.
Hubert remarqua :
— Je connaissais bien Nadia. Elle promenait rarement des documents sur elle. Sa mémoire extraordinaire lui suffisait.
M. Smith acquiesça du geste :
— Je sais, dit-il doucement ; et c’est peut-être pour cela qu’on l’a tuée : parce que ce qu’elle portait, elle le portait dans son cerveau.
— Les salauds ! murmura Hubert.
Le ton qu’il avait employé ne présageait rien de bon pour ceux qu’il allait se trouver sur son chemin.
M. Smith reprit :
— Je vais vous donner une liste d’agents de « Force Noire » avec lesquels Nadia avait été en rapport à Paris. Il n’y en a que trois. C’est peu, mais cela vous fera un point de départ. Peut-être aussi pourriez-vous vous mettre en rapport avec la S.T. française. Vous ferez comme vous l’entendrez ; vous avez carte blanche. Je vous demande simplement de me tenir au courant régulièrement par les voies habituelles.
Il ouvrit un tiroir, en tira une enveloppe.
— Prenez, dit-il, en la tendant à Hubert. Vous trouverez là-dedans la liste dont je viens de vous parler. Apprenez-la par cœur et détruisez-la. Il y a également un chèque pour vos premiers frais.
Hubert saisit le pli et le glissa dans sa poche.
— Merci, dit-il simplement.
Il se leva, comprenant que l’entretien était terminé. Il reprit avec un sourire :
— Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.
M. Smith lui rendit son sourire et fit un geste amical de la main.
— Amusez-vous bien, Hubert !
-:-
Hubert Bonisseur de la Bath remit les clés de sa voiture au gardien du garage et se dirigea d’un pas allègre vers l’immeuble qu’il habitait dans la 74e rue, dans l’ouest de la ville.
Il pensait à son vieil ami Pierre Dru et à sa jeune épouse Sonia qui, venus passer un mois en Amérique, habitaient depuis trois semaines chez lui. Il était ennuyé pour eux. Il pensait que Pierre ne le laisserait pas partir seul pour Paris et qu’il voudrait être de la fête. Hubert avait connu Pierre en France pendant l’occupation. Les dangers courus ensemble avaient cimenté entre eux une amitié d’une qualité rare. Les deux hommes s’estimaient profondément. Pierre avait encore aidé Hubert au cours d’affaires qu’il avait été amené à traiter en France depuis la Libération. C’était au cours d’une de ces affaires qu’il avait connu Sonia qui était maintenant sa femme.(1)
Il ouvrit la porte de son appartement et entra. Des voix, dans le salon, lui apprirent que ses amis étaient là. Il s’avança et les salua joyeusement.
— Hello ! Déjà rentrés ?
Pierre vint à lui. Il était plus grand que Hubert et plus athlétique. Ses cheveux et ses yeux étaient noirs. Son visage rasé respirait la franchise et la force.
— Quelles nouvelles ? demanda-t-il.
Hubert n’eut pas le temps de répondre. Sonia s’était suspendue à son cou et l’embrassait de deux baisers sonores ; un sur chaque joue. Il l’écarta gentiment, lui fit un sourire amical et dit :
— Je suis obligé de partir pour Paris ; une affaire très importante.
L’œil de Pierre s’alluma.
— Ça doit saigner ? demanda-t-il ! Hubert répondit avec un sourire ambigu :
— Sans aucun doute, mon vieux.
— Alors j’en suis, décida Pierre d’un ton sans réplique.
Sonia fit une moue désappointée.
— Nous rentrons ? minauda-t-elle.
Pierre la regarda avec une tranquille autorité.
— Oui, dit-il, nous rentrons.
CHAPITRE
2
DÉGRAFEZ-MOI, JEUNE HOMME…
— La comtesse de Sarcelles, s’il vous plaît ? s’enquit Hubert.
L’homme le considéra avec condescendance avant de le renseigner.
— Troisième, dit-il enfin, et il repoussa la porte.
Dédaignant l’ascenseur, Hubert attaqua l’escalier de marbre, large et recouvert d’un moelleux tapis.
La comtesse Catherine de Sarcelles figurait en tête sur la liste des affiliés à « Force Noire » que lui avait remise M. Smith et avec lesquels Nadia Baranaya avait été en rapport. Il y avait deux autres personnes sur cette liste : le colonel Amédée Dupont de Cussac, ex-collabo notoire et Mme Martin-Saulnier, veuve d’un industriel fusillé après la Libération pour trahison. Pierre Dru qui, sous l’occupation, avait eu à connaître des agissements du colonel, avait demandé à s’occuper de lui. Hubert devait voir lui-même les deux femmes.
Il s’arrêta un instant sur le palier du troisième. Puis, d’un doigt attentif, il pressa le bouton de cuivre. Après quelques secondes, sans qu’aucun bruit l’ait fait prévoir, la porte s’ouvrit. Une femme de chambre, tablier et bonnet blanc, se tenait, droite et impersonnelle, dans l’entrebâillement. Elle demanda :
— Que désirez-vous ?
Hubert s’inclina légèrement et répondit :
— Je voudrais voir Mme de Sarcelles de la part de « Corsaire et Malvoisin », joailliers. J’ai apporté avec moi quelques-unes de nos dernières créations que je serais heureux de montrer à votre maîtresse…
La servante s’effaça et le laissa pénétrer. Elle lui désigna une porte vitrée et répondit :
— Voulez-vous entrer au petit salon, je vais voir si Mme la Comtesse peut vous recevoir.
— Merci…
Hubert pénétra dans la pièce, meublée simplement, dans un style moderne, de meubles recouverts de cuir vert. Il prit place dans un fauteuil, posa sa serviette sur ses genoux et attendit.