Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 Et Force Noire

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  ET
  
  FORCE NOIRE
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  
  UNE OMBRE DANS LA NUIT
  
  
  Violemment poussée par un courant d’air, la porte lui échappa et claqua comme un coup de revolver.
  
  Nadia Baranaya jeta son sac et ses gants sur le lit puis traversa la chambre jusqu’à la fenêtre ouverte. Elle écarta les rideaux de voile gonflés par le vent et fit un pas sur le balcon. Devant elle, à ses pieds, New York s’étendait à perte de vue, permanente explosion de bruits et de lumières. Au-dessus, éclairé par les reflets de la ville, le ciel brassait de lourds nuages noirs.
  
  La jeune femme retourna dans la chambre chercher une cigarette qu’elle alluma, puis revint sur le balcon. Un éclair fulgurant fit alors éclater le ciel d’encre, comme une faïence sous le choc d’un marteau. Un coup de vent, plus violent que les autres, fit cogner les battants de la porte-fenêtre.
  
  Nadia recula instinctivement et se prit dans les rideaux comme dans une toile d’araignée. Elle frissonna nerveusement. De grosses gouttes de pluie, larges et lourdes comme des larmes d’enfant, s’écrasèrent sur le ciment du balcon, creusant de minuscules cratères dans la poussière du jour soudain révélée.
  
  Elle tira les volets, les ferma, puis se dépêtra des rideaux brusquement calmés et rentra dans la chambre. Le tonnerre éclata, assez loin, roula longuement sur l’énorme cité.
  
  Nadia se dirigea vers un grand miroir fixé au mur et s’immobilisa devant. Son beau visage aux lignes pures portait des marques de fatigue et deux cernes mauves soulignaient ses yeux verts. Ses magnifiques cheveux d’acajou cuivré, coiffés en « queue de canard » selon la dernière mode de Paris, scintillaient sous la lumière douce du plafonnier.
  
  Elle ôta son léger manteau de soie blanche et le lança sur le lit derrière elle. De la longue robe du soir à larges bandes de taffetas rose et noir, son buste splendide émergeait maintenant comme un joyau d’un écrin.
  
  Elle s’admira quelques instants, puis entreprit de se déshabiller. Lorsque ce fut terminé, elle rangea ses vêtements dans la penderie et passa dans la salle de bains.
  
  Après la douche, elle se sentit plus calme et se remit à penser à M. Smith, le Grand Patron, qu’elle devait voir en fin de matinée pour lui remettre ce qu’elle avait rapporté de sa mission. Elle sourit en imaginant la surprise de M. Smith lorsqu’elle lui montrerait son butin.
  
  Elle enfila un pyjama sur son corps nu aux formes merveilleuses et prit ensuite deux comprimés de somnifère qu’elle fit passer avec un grand verre d’eau. L’affaire avait été dure pour ses nerfs et cela faisait près d’une semaine qu’elle était obligée de se droguer pour trouver le sommeil.
  
  Elle se glissa dans les draps frais, s’étira voluptueusement, éteignit la lumière et attendit de s’endormir.
  
  
  …
  
  L’orage était passé. Dans le ciel lavé, quelques nuages attardés se poursuivaient encore. Les étoiles, ruisselantes, brillaient d’un éclat renouvelé.
  
  Sur le balcon, silencieuse et méthodique, une forme sombre s’agitait. Avec un léger craquement, les volets s’entrouvrirent. La silhouette agrandit le passage, se glissa sans bruit dans l’ouverture, referma derrière elle.
  
  Un faisceau de lumière voilée se tendit dans la chambre, glissa sur le lit, se fixa sur la table de chevet. La silhouette approcha silencieusement. Une main de caoutchouc saisit le tube de somnifère, le souleva pour un rapide examen, le reposa. La torche minuscule dirigea son faible halo sur la tête de la jeune femme endormie, puis fut posée sur la table. Actives et précises, les mains gantées s’affairèrent autour de la tête de Nadia. Le lacet de soie glissa sous la nuque, le nœud coulant se resserra.
  
  La silhouette recula d’un pas et tira brusquement de toutes ses forces. Le corps de Nadia, cédant à la traction, tomba hors du lit avec un bruit mou et sinistre. Une soudaine convulsion le secoua, un râle sourd s’éleva, aussitôt étouffé. Déjà, l’ombre criminelle traînait sa victime dans la salle de bains, la soulevait derrière la porte. En quelques mouvements, le corps inerte se trouva suspendu à la patère.
  
  Tout s’était déroulé très vite et sans bruit. L’assassin prit le temps de respirer, puis entreprit une fouille minutieuse des bagages et de l’appartement…
  
  
  …
  
  O.S.S. 117 s’arrêta devant le bureau du contrôle et dit au sous-officier de service :
  
  — J’ai rendez-vous avec le Grand Patron.
  
  — Quel nom ?
  
  — Hubert Bonisseur de la Bath.
  
  L’autre chercha sur une liste et demanda sans lever les yeux :
  
  — Commandant ?
  
  — Oui.
  
  Le militaire tendit la main :
  
  — Vos pièces d’identité, s’il vous plaît, mon commandant.
  
  Hubert lui remit sa carte d’officier et suivit un planton qui le conduisit vers un des nombreux ascenseurs dont les portes s’alignaient sur tout un côté du hall. Il pénétra seul dans la cage qui, la porte refermée, se mit automatiquement en marche.
  
  Hubert se demanda vers quelle aventure M. Smith allait encore le lancer. M. Smith ne le convoquait jamais que pour lui confier une nouvelle mission.
  
  L’appareil s’arrêta, la porte glissa de côté en ronronnant. Hubert sortit de la cage et se trouva dans un hall violemment éclairé au néon. Nouveau contrôle, puis un soldat le conduisit vers une porte massive au-dessus de laquelle un feu vert venait de s’allumer.
  
  — Vous pouvez entrer, mon commandant.
  
  Hubert entra. M. Smith était assis derrière son vaste bureau en forme de rognon, ses petits yeux clignotant derrière les verres épais de ses lunettes de myope.
  
  — Bonjour, vieux garçon, comment allez-vous ?
  
  — Très bien, et vous ?
  
  Ils se serrèrent la main. Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, tira sur les jambes de son pantalon, de flanelle grise, déboutonna sa veste de tweed, passa ses doigts dans sa chevelure châtain coupée en brosse. Ses yeux bleu de glace se mirent à briller et son visage bronzé de prince-pirate s’éclaira d’un sourire.
  
  — Alors ? questionna-t-il, quelle direction ?
  
  Sans répondre, M. Smith demanda :
  
  — Vous souvenez-vous de Nadia Baranaya, avec qui vous aviez travaillé en Suisse, en 1943 ?
  
  Les yeux de Hubert se rétrécirent, son visage se crispa légèrement.
  
  — J’ai de bonnes raisons de m’en souvenir, répliqua-t-il lentement.
  
  Il revoyait la femme : grande, rousse ; un corps de déesse. Rapprochés dans la lutte commune contre l’ennemi, ils s’étaient aimés. Puis les hasards de la guerre les avaient séparés et il ne l’avait plus revue. De temps à autre il repensait à elle. C’était une chic fille et qui aimait son métier.
  
  La voix de M. Smith le fit tressaillir.
  
  — Nadia Baranaya est morte avant-hier soir au Waldorf. Elle a été assassinée.
  
  Hubert se redressa sur son siège. Sa voix était dure lorsqu’il demanda :
  
  — Travaillait-elle toujours pour nous ?
  
  M. Smith jouait avec un coupe-papier d’argent massif. Il releva la tête et regarda Hubert droit dans les yeux.
  
  — Oui, répondit-il. Elle revenait de France où elle avait recueilli des renseignements très intéressants sur certains groupements nazis reformés sous le nom de « Force Noire ». Elle était arrivée avant-hier soir et nous avions rendez-vous hier matin. Elle devait me rendre compte de sa mission.
  
  L’œil vif et dur, Hubert demanda :
  
  — Qu’attendez-vous de moi ?
  
  M. Smith enleva ses lunettes et les posa sur la table. Il passa une main grasse et soignée sur son regard de myope et répondit lentement :
  
  — Vous avez travaillé en France pendant trois ans sous l’occupation nazie. Vous y avez, par ailleurs, vécu longtemps. Vous connaissez le pays mieux que quiconque et vous connaissez aussi les principaux fascistes qui sont encore en liberté. Je vous demande de partir là-bas et de tenter de retrouver ce qu’avait découvert Nadia Baranaya.
  
  Il resta un instant silencieux, avec une moue des lèvres indiquant qu’il n’avait pas terminé et reprit :
  
  — Il y a une chose qui m’inquiète. Cette affaire intéressait le Gouvernement français plus encore que nous. J’avais demandé à Nadia de se mettre en rapport avec la « Surveillance du Territoire » de ce pays et de leur communiquer tous les renseignements qu’elle pourrait obtenir ; au besoin, de travailler en liaison complète avec les policiers français. Nadia a exécuté mes ordres au début, puis elle semble bien avoir laissé tomber les Français. Enfin, voici cinq jours, elle m’envoyait un télégramme pour m’annoncer son retour pour « communication urgente ». Je me demande ce qui est arrivé. Nous avons fouillé soigneusement les bagages de Nadia et tout passé aux rayons X. Nous n’avons rien trouvé.
  
  Hubert remarqua :
  
  — Je connaissais bien Nadia. Elle promenait rarement des documents sur elle. Sa mémoire extraordinaire lui suffisait.
  
  M. Smith acquiesça du geste :
  
  — Je sais, dit-il doucement ; et c’est peut-être pour cela qu’on l’a tuée : parce que ce qu’elle portait, elle le portait dans son cerveau.
  
  — Les salauds ! murmura Hubert.
  
  Le ton qu’il avait employé ne présageait rien de bon pour ceux qu’il allait se trouver sur son chemin.
  
  M. Smith reprit :
  
  — Je vais vous donner une liste d’agents de « Force Noire » avec lesquels Nadia avait été en rapport à Paris. Il n’y en a que trois. C’est peu, mais cela vous fera un point de départ. Peut-être aussi pourriez-vous vous mettre en rapport avec la S.T. française. Vous ferez comme vous l’entendrez ; vous avez carte blanche. Je vous demande simplement de me tenir au courant régulièrement par les voies habituelles.
  
  Il ouvrit un tiroir, en tira une enveloppe.
  
  — Prenez, dit-il, en la tendant à Hubert. Vous trouverez là-dedans la liste dont je viens de vous parler. Apprenez-la par cœur et détruisez-la. Il y a également un chèque pour vos premiers frais.
  
  Hubert saisit le pli et le glissa dans sa poche.
  
  — Merci, dit-il simplement.
  
  Il se leva, comprenant que l’entretien était terminé. Il reprit avec un sourire :
  
  — Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.
  
  M. Smith lui rendit son sourire et fit un geste amical de la main.
  
  — Amusez-vous bien, Hubert !
  
  
  -:-
  
  Hubert Bonisseur de la Bath remit les clés de sa voiture au gardien du garage et se dirigea d’un pas allègre vers l’immeuble qu’il habitait dans la 74e rue, dans l’ouest de la ville.
  
  Il pensait à son vieil ami Pierre Dru et à sa jeune épouse Sonia qui, venus passer un mois en Amérique, habitaient depuis trois semaines chez lui. Il était ennuyé pour eux. Il pensait que Pierre ne le laisserait pas partir seul pour Paris et qu’il voudrait être de la fête. Hubert avait connu Pierre en France pendant l’occupation. Les dangers courus ensemble avaient cimenté entre eux une amitié d’une qualité rare. Les deux hommes s’estimaient profondément. Pierre avait encore aidé Hubert au cours d’affaires qu’il avait été amené à traiter en France depuis la Libération. C’était au cours d’une de ces affaires qu’il avait connu Sonia qui était maintenant sa femme.(1)
  
  Il ouvrit la porte de son appartement et entra. Des voix, dans le salon, lui apprirent que ses amis étaient là. Il s’avança et les salua joyeusement.
  
  — Hello ! Déjà rentrés ?
  
  Pierre vint à lui. Il était plus grand que Hubert et plus athlétique. Ses cheveux et ses yeux étaient noirs. Son visage rasé respirait la franchise et la force.
  
  — Quelles nouvelles ? demanda-t-il.
  
  Hubert n’eut pas le temps de répondre. Sonia s’était suspendue à son cou et l’embrassait de deux baisers sonores ; un sur chaque joue. Il l’écarta gentiment, lui fit un sourire amical et dit :
  
  — Je suis obligé de partir pour Paris ; une affaire très importante.
  
  L’œil de Pierre s’alluma.
  
  — Ça doit saigner ? demanda-t-il ! Hubert répondit avec un sourire ambigu :
  
  — Sans aucun doute, mon vieux.
  
  — Alors j’en suis, décida Pierre d’un ton sans réplique.
  
  Sonia fit une moue désappointée.
  
  — Nous rentrons ? minauda-t-elle.
  
  Pierre la regarda avec une tranquille autorité.
  
  — Oui, dit-il, nous rentrons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  
  DÉGRAFEZ-MOI, JEUNE HOMME…
  
  
  — La comtesse de Sarcelles, s’il vous plaît ? s’enquit Hubert.
  
  L’homme le considéra avec condescendance avant de le renseigner.
  
  — Troisième, dit-il enfin, et il repoussa la porte.
  
  Dédaignant l’ascenseur, Hubert attaqua l’escalier de marbre, large et recouvert d’un moelleux tapis.
  
  La comtesse Catherine de Sarcelles figurait en tête sur la liste des affiliés à « Force Noire » que lui avait remise M. Smith et avec lesquels Nadia Baranaya avait été en rapport. Il y avait deux autres personnes sur cette liste : le colonel Amédée Dupont de Cussac, ex-collabo notoire et Mme Martin-Saulnier, veuve d’un industriel fusillé après la Libération pour trahison. Pierre Dru qui, sous l’occupation, avait eu à connaître des agissements du colonel, avait demandé à s’occuper de lui. Hubert devait voir lui-même les deux femmes.
  
  Il s’arrêta un instant sur le palier du troisième. Puis, d’un doigt attentif, il pressa le bouton de cuivre. Après quelques secondes, sans qu’aucun bruit l’ait fait prévoir, la porte s’ouvrit. Une femme de chambre, tablier et bonnet blanc, se tenait, droite et impersonnelle, dans l’entrebâillement. Elle demanda :
  
  — Que désirez-vous ?
  
  Hubert s’inclina légèrement et répondit :
  
  — Je voudrais voir Mme de Sarcelles de la part de « Corsaire et Malvoisin », joailliers. J’ai apporté avec moi quelques-unes de nos dernières créations que je serais heureux de montrer à votre maîtresse…
  
  La servante s’effaça et le laissa pénétrer. Elle lui désigna une porte vitrée et répondit :
  
  — Voulez-vous entrer au petit salon, je vais voir si Mme la Comtesse peut vous recevoir.
  
  — Merci…
  
  Hubert pénétra dans la pièce, meublée simplement, dans un style moderne, de meubles recouverts de cuir vert. Il prit place dans un fauteuil, posa sa serviette sur ses genoux et attendit.
  
  Nadia Baranaya était sans doute venue dans cet appartement, avait probablement évolué et parlé dans cette pièce. Les mâchoires de Hubert se serrèrent brusquement à cette pensée et son regard devint dur.
  
  A quoi pouvait bien ressembler cette comtesse de Sarcelles ? Smith ne lui avait donné aucun renseignement sur elle. Elle était très belle et très riche, c’est tout ce qu’il savait. Deux qualités suffisantes pour qu’une femme devienne un danger public…
  
  Plongé dans ses réflexions, Hubert ne la vit pas entrer. Il l’aperçut tout à coup, qui se tenait droite, le regard moqueur, près de la porte vitrée.
  
  Hubert se leva, la dévorant du regard. Belle ? non, elle n’était pas belle. Mais elle était beaucoup mieux que cela. Jolie, extrêmement jolie. Elle ressemblait à une de ces silhouettes, longues et souples, posées comme un appel sur les couvertures de certaines luxueuses revues de mode. Son visage, étrange et mince, avait quelque chose de félin et félins aussi étaient les yeux, gris-verts aux reflets changeants. Des yeux immenses, dessinés en amande. Les cheveux blonds étaient coupés court. La peau était mate, chaude et bronzée.
  
  Catherine de Sarcelles était grande et très mince. Elle portait avec beaucoup d’élégance un tailleur de drap gris fer qui soulignait avec bonheur les lignes agréables d’un corps svelte et sans défaut.
  
  Cette femme avait de la race, incontestablement, et aussi beaucoup de chien. Elle était très attirante et semblait le savoir.
  
  Elle sourit, d’un sourire moqueur et ambigu, et demanda :
  
  — Vous êtes venu me montrer de jolies choses ? Soyez le bienvenu.
  
  Hubert reprit son souffle. Il s’inclina.
  
  — Mes hommages, madame, dit-il. Je représente « Corsaire et Malvoisin » et j’ai pensé que nos dernières créations pourraient vous intéresser…
  
  Elle le scrutait de son regard sans pitié. Son sourire s’accentua. Elle se laissa glisser avec grâce dans un fauteuil et attira près d’elle une table basse recouverte de glace. Elle croisa ses jambes, longues et fuselées, redressa la tête d’un mouvement altier.
  
  — Voyons cela, dit-elle simplement.
  
  Hubert ouvrit sa serviette, en sortit des écrins. Des joyaux scintillèrent sur la table basse et le regard de la comtesse s’anima.
  
  Hubert jouait son rôle, vantait le dessin d’un bijou, l’éclat et la pureté d’une pierre. Amoureux de tout ce qui était beau, il trouvait facilement les mots qui convenaient et la comtesse regardait, les yeux brillants. Elle retint une bague et un bracelet pour lesquels elle réclama cependant certaines petites modifications à son goût personnel. Puis elle demanda à Hubert si sa maison pourrait se charger de la réparation d’un collier qui lui appartenait et qu’elle avait brisé. Sur une réponse affirmative, elle se leva et quitta la pièce pour chercher le bijou.
  
  Aussitôt, Hubert Bonisseur de la Bath quitta son masque d’employé de joaillerie et se dirigea vers un petit secrétaire qu’il avait remarqué pendant le temps qu’avait duré sa conversation avec Mme de Sarcelles. Rapidement, il fouilla dans les papiers divers qui se trouvaient étalés dessus. Des notes de fournisseurs, des lettres et, soudain, des prospectus qui attirèrent tout de suite son attention. Il en prit deux, différents, et les glissa dans sa poche. Il reprit sa place dans le fauteuil au moment où il entendit le pas aristocratique de la femme qui se rapprochait.
  
  
  - :-
  
  La puissante Talbot s’arrêta doucement au bord du trottoir. Pierre Dru descendit et referma soigneusement la portière.
  
  Pierre avait un air « bon garçon ». Mais cette apparence était trompeuse. Pierre aimait la bagarre et était toujours volontaire pour toutes les aventures. Il s’était habitué facilement pendant l’occupation à une vie pleine d’imprévus et de dangers et il ne pouvait se réadapter à l’existence normale des époques de paix. Pierre était venu trop tard dans le monde. Trois cents ans plus tôt, il aurait été corsaire ou grand capitaine et il aurait pu donner sa mesure. Dans notre société policée actuelle, il aurait risqué les pires ennuis s’il avait donné libre cours à ses instincts.
  
  Il examina l’immeuble moderne dans lequel devait habiter le colonel Amédée Dupont de Cussac. Le colonel, sous l’occupation, avait appartenu au P.P.F. d’abord puis, plus tard, à la Milice de Darnand où il avait occupé un poste important à l’état-major. Il avait commandé des actions contre le maquis en Haute-Savoie. Il s’en était tiré avec une condamnation à cinq ans de prison. Il avait bénéficié d’une remise de peine et retrouvé sa liberté depuis environ six mois.
  
  Au moment de la Libération, Pierre avait arrêté lui-même un des lieutenants du colonel et appris ainsi beaucoup de choses sur l’homme. Son intention était de se présenter comme un ami de ce lieutenant qui avait été fusillé, et de demander à Dupont de Cussac de l’aider à reprendre du service dans les formations fascistes dont chacun savait qu’elles se reformaient. Ça prendrait ou ça ne prendrait pas, mais Pierre pensait que cela valait la peine d’être tenté.
  
  Il prit l’ascenseur et parvint rapidement au cinquième étage où habitait l’ex-collabo. Il pressa le bouton de sonnette et attendit.
  
  La porte s’entrebâilla, retenue par une chaîne. Un œil parut dans la fente ; une voix se fit entendre.
  
  — Que désirez-vous ?
  
  Pierre répondit d’une voix claire :
  
  — Je voudrais voir le colonel Dupont de Cussac.
  
  — De la part de qui ?
  
  — Mon nom ne lui dirait rien ; dites-lui que j’étais un ami du lieutenant Fontana…
  
  Il y eut un silence et la voix reprit :
  
  — Attendez un instant, je vais voir !
  
  La porte se referma. Pierre fit une moue. Il retira le bout de cigarette éteint qui pendait à ses lèvres et alla le jeter dans la cage de l’ascenseur. Il tâta d’une main complaisante le Luger – cadeau de son ami Hubert – solidement accroché sous son aisselle.
  
  La porte s’ouvrit à nouveau, cette fois en grand. Un homme se tenait dans l’entrée. Grand, sec, athlétique, il était vêtu d’une ancienne tunique militaire bleu marine. Il invita Pierre à entrer et le fit pénétrer dans un salon meublé sévèrement, de style Louis XIII.
  
  Pierre prit place sur un des fauteuils inconfortables et attendit. Il n’attendit pas longtemps. La porte du salon s’ouvrit à nouveau et le colonel entra.
  
  L’homme était très grand et très fort. Il se tenait droit, dans une attitude rigide. Il était vêtu d’un veston d’intérieur de coupe sévère, boutonné à cinq boutons. Son visage était plein, haut en couleur, ses cheveux gris taillés en brosse.
  
  Il regarda Hubert de ses yeux froids et demanda d’une voix métallique habituée au commandement :
  
  — Vous désirez me parler ? Je vous écoute. De quoi s’agit-il ?
  
  Il restait debout. Pierre, qui s’était levé, fit un pas à sa rencontre.
  
  — Mon colonel, dit-il, je suis très heureux de vous connaître. J’avais beaucoup entendu parler de vous par mon ami Fontana…
  
  Dupont de Cussac le coupa :
  
  — Quel est votre nom ?
  
  — Capocci… Ange Capocci…
  
  — Connais pas…
  
  — On m’appelait également, aux temps heureux, « l’Ange Noir ».
  
  Les yeux du colonel se rapetissèrent et Pierre sentit qu’il était touché : il poursuivit :
  
  — J’étais un des agents préférés de Lafont. J’ai pu me tirer après l’arrivée des judéo-ploutocrates et j’ai vécu depuis lors en Suisse. Je suis revenu, maintenant que tout cela est un peu tassé. J’ai entendu dire que nos organisations se reformaient. Je me souvenais de votre adresse que m’avait donnée Fontana. Je suis venu directement à vous, pensant que vous pourriez m’aider à reprendre des contacts et à me rendre utile…
  
  Dupont de Cussac n’avait pas bronché durant cet exposé et il était impossible de savoir ce qu’il pensait. Un silence gênant s’établit. Pierre se disposait à le rompre lorsque le colonel répondit :
  
  — Tout ce que vous me dites là est très intéressant… sans doute… mais ne présente absolument aucun intérêt pour moi. J’ai cessé depuis mon élargissement toute activité politique. La France est maintenant libre… d’une façon différente, peut-être, de celle que j’aurais… que nous aurions souhaitée, mais je suis décidé à rester désormais tranquille. Je ne puis donc vous être d’aucune utilité. Je le regrette. Toutefois, si vous voulez me laisser votre adresse, je parlerai de vous à certains de mes amis qui pourraient vous procurer une situation, de façon à assurer votre existence matérielle.
  
  Pierre serra ostensiblement les mâchoires et prit un air profondément déçu. Il dit :
  
  — Mon colonel, Fontana m’avait parlé de vous en termes très élogieux et je vous avoue que je m’attendais à un autre accueil de votre part. Je regrette de m’être ouvert à vous avec autant de franchise. Vous me permettrez de ne point vous donner encore mon adresse… Ma situation ne me permet aucune imprudence…
  
  M. Dupont de Cussac ne réagit en aucune façon à ces paroles blessantes. Il s’inclina sèchement et reprit :
  
  — Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. J’ai à faire et vous prie de me laisser.
  
  — Très bien !
  
  Ils se dirigèrent vers la porte. Le valet était là qui ouvrit le passage. Pierre sortit sur un « adieu » très sec.
  
  Pierre s’installa au volant de sa voiture et alluma une cigarette. Le coup était raté. Le vieux renard avait craint sans doute d’avoir affaire à un agent provocateur des services de police français. Peut-être Hubert avait-il été plus heureux de son côté ?
  
  Pierre lança le moteur et embraya doucement en regardant dans le rétroviseur si aucune voiture ne s’apprêtait à le dépasser. Son œil, habitué à tout observer, remarqua alors une traction-avant noire qui, stationnée à vingt mètres derrière, démarrait doucement en même temps que lui. Allait-il être filé ? Il prit la première rue sur la droite et continua tout droit ; dix secondes plus tard, la voiture noire réapparaissait dans le miroir. Il tourna à gauche, l’autre était toujours là. Au fond, cela l’arrangeait. Si les amis du colonel s’intéressaient à lui, le contact n’était pas perdu. Il lui suffirait de reprendre l’initiative au bon moment.
  
  Il rentra chez lui, directement, sans plus s’occuper de ses suiveurs. Lorsqu’il arrêta la puissante Talbot avenue Rapp, la voiture noire le dépassa doucement. Il vit les deux hommes dont l’un jeta un coup d’œil discret sur le numéro de l’immeuble.
  
  Il ne les connaissait pas.
  
  Il descendit, ferma la portière et pénétra dans le bail.
  
  Arsène, son valet de chambre, vint au-devant de lui dans le vestibule. C’était un serviteur de la vieille école d’une espèce devenue introuvable. Il faisait à la fois partie de la famille et du mobilier. Il se croyait obligé de veiller sur son maître comme l’aurait fait une mère poule sur son unique poussin. Pierre supportait avec bonne humeur cette tutelle, quelquefois indiscrète. Il aimait beaucoup Arsène.
  
  Pierre demanda :
  
  — Madame est-elle là ?
  
  — Oui, monsieur ; Madame est dans sa chambre, répondit Arsène avec un air légèrement pincé.
  
  Il n’avait jamais approuvé le mariage de son maître avec cette jeune femme que M. Hubert Bonisseur de la Bath avait ramenée un matin à l’aube – il y avait de cela presque un an – après une étrange aventure nocturne.
  
  Pierre traversa rapidement le couloir et frappa à la chambre de Sonia. Une voix agréable le pria d’entrer.
  
  La pièce était vide. Il se dirigea vers la salle de bains, dont la porte était entrouverte. Sonia était dans la baignoire, ses belles épaules émergeant de l’eau.
  
  Pierre se pencha sur elle. Elle lui prit la tête dans ses mains mouillées, écrasa sa bouche sur la sienne avec passion. Il se redressa, décoiffé et le visage coloré.
  
  Sonia se laissait doucement aller dans le bain avec un plaisir de jeune animal.
  
  Pierre demanda :
  
  — Tu te lèves seulement maintenant ?
  
  Elle le regardait de ses yeux pervers et prit un temps avant de répondre.
  
  — Oui, dit-elle enfin. J’étais si bien, après a… Je me suis rendormie. Tu ne m’en veux pas ?
  
  Il sourit avec indulgence.
  
  — Non, mais dépêche-toi. Arsène va bientôt servir le déjeuner.
  
  Elle souleva ses sourcils avec un étonnement parfaitement joué.
  
  — Quelle heure est-il donc ?
  
  — Il est midi et quart, ma chérie.
  
  D’un bond elle se leva et sortit du bain, nue et ruisselante.
  
  Pierre reçut un choc au creux de l’estomac. Il y avait bientôt un an que cette fille splendide lui appartenait et il éprouvait encore avec la même force qu’au premier jour cette attraction physique extraordinaire qui l’avait jeté dans ses bras.
  
  Elle lui tendit une vaste serviette-éponge et lui demanda avec un sourire qui le fit frissonner :
  
  — Sèche-moi, toi !
  
  Il la frotta doucement. Lorsqu’elle fut sèche, il recula d’un pas pour admirer à nouveau sa splendide nudité.
  
  Elle déboucha un flacon épais et, du bout de ses doigts longs et fuselés, humecta ses aisselles d’une eau de toilette au parfum légèrement épicé. Ses mouvements avaient une grâce animale et troublante et Pierre, bouleversé, la prit dans ses bras avec une tendresse avide. Elle pressa contre lui son corps frais et chaud à la fois. Il prit ses lèvres, presque brutalement, la souleva dans ses bras et l’emporta vers la chambre, comme une proie.
  
  Elle se laissait faire, les yeux brillants. Lorsqu’il la posa sur le lit, elle demanda simplement d’une voix douce :
  
  — Que va dire Arsène si nous le faisons attendre ?
  
  Il ne lui répondit pas.
  
  
  -:-
  
  Hubert bonisseur de la Bath consulta sa montre : trois heures après midi. Il se trouvait dans un salon de style rococo situé dans un appartement cossu de l’avenue Niel. Il attendait que Mme Martin-Saulnier, veuve de M. Martin-Saulnier, fusillé peu de temps après la Libération pour avoir trahi son pays, veuille bien recevoir le représentant de « Corsaire et Malvoisin », joailliers.
  
  Une accorte soubrette, jeune et joliment tournée, l’avait prévenu que « Madame » ne pourrait pas le voir avant un bon quart d’heure. Il avait choisi d’attendre. Il aurait ainsi le temps de prendre l’atmosphère de la maison.
  
  L’affaire s’annonçait assez bien. Il tira de sa poche les deux documents qu’il avait subtilisés le matin chez la comtesse de Sarcelles et les relut.
  
  Le premier était un bristol du format habituel des invitations, mais bordé de noir. On pouvait y lire :
  
  
  
  Paris, le 10 juin.
  
  « Nous vous informons qu’un service sera célébré dans l’intimité en l’église Saint-Séverin, le 28 juin, à 10 heures précises, pour commémorer l’anniversaire de la mort de Philippe Henriot ».
  
  « Nous vous prions d’y assister et de bien vouloir en faire part à tous les amis, sympathisants et admirateurs du grand disparu que vous pourriez connaître et que nous ne pouvons toucher directement ».
  
  Les Amis de Philippe Henriot
  
  Métro Saint-Michel.
  
  
  
  Le second, une simple feuille de papier polycopiée, était rédigé ainsi :
  
  
  
  Date : Nuit du samedi 25 au dimanche 26 juin.
  
  Localité : Banlieue parisienne. Prévoir de se rendre libre pour prendre un train vers 18 heures.
  
  Tenue : Se rapprochant, dans la plus grande mesure possible, des indications suivantes :
  
  Jeunes filles : Corsage clair et jupe foncée ou robes claires ; pas de short (exclusion).
  
  Garçons : Chemise kaki, culotte courte, foncée et unie, chaussettes.
  
  Couchage et campement : Prévoir son couchage individuel ; se munir d’une tente comme de tout son matériel de campement.
  
  Participation aux frais : Ne seront considérés comme participants effectifs que ceux et celles ayant versé à ce titre une somme de CENT FRANCS, qui restera acquise de toute façon.
  
  Les autres indications nécessaires seront données et celles-ci rappelées en temps utile.
  
  
  
  Il y avait là-dedans quelque chose qui chiffonnait Hubert. C’était la participation au frais. Cent francs, c’était trop ou pas assez. Et pourquoi ce chiffre était-il écrit en majuscules ? N’était-ce pas là un mot de passe ?
  
  Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Un pas se faisait entendre. Il ramassa prestement les papiers dans sa poche et reprit son masque de représentant en joaillerie.
  
  Mme Martin-Saulnier entra. Elle était de taille moyenne et avait environ cinquante ans.
  
  Elle était très soignée, mais le regard aigu de Hubert décela tout de suite les ruines du visage sous le fard épais, bien que savamment posé, la teinture des cheveux, blonds trop clairs, la gaine qui, sous les vêtements, tâchait à contenir les chairs molles et trop abondantes. La jambe, seule, restait impeccable.
  
  Elle considéra Hubert, une lueur s’alluma dans ses yeux gris. Elle lui fit un sourire enjôleur et, s’approchant, lui tendit la main :
  
  — Vous remercierez votre directeur de ma part. Je suis très touchée de l’attention que vous me témoignez en venant me montrer votre collection chez moi. J’adore les bijoux. Avez-vous de très jolies choses ?
  
  Elle parlait avec une volubilité extraordinaire. Elle gardait la main de Hubert dans les siennes et la pétrissait doucement d’une manière équivoque en le détaillant des pieds à la tête sans aucune pudeur.
  
  Hubert, qui en avait pourtant vu d’autres, se sentit tout de suite fort mal à l’aise. Il avait en horreur ce genre de femmes sur le retour, tenaillées par ce que les Français appellent « le démon de midi ». Il retira sa main presque brutalement, tempérant la brusquerie du geste par un sourire des plus engageants, et reprit :
  
  — J’ai de très jolies choses. Puis-je vous les montrer ici ?
  
  Il avait saisi sa serviette.
  
  Elle hésita, un temps très court, puis :
  
  — Venez plutôt dans ma chambre, nous serons beaucoup plus tranquilles.
  
  Hubert avala sa salive avec peine.
  
  — Ce n’est pas nécessaire, dit-il. Je pensais que vous pouviez avoir une pièce moins grande, où il y aurait eu un secrétaire sur lequel j’aurais pu poser mes écrins…
  
  Elle le dévorait des yeux et ne l’écoutait pas.
  
  — Vous êtes joli garçon, reprit-elle. Venez, ne me faites pas attendre…
  
  Elle quitta la pièce et il la suivit, assez inquiet sur ce qui allait se passer.
  
  Mme Martin-Saulnier ferma soigneusement la porte derrière eux et poussa discrètement le verrou. Le geste, bien que furtif, n’avait pas échappé à Hubert et son estomac se serra davantage encore. Décidément, il aurait préféré mille fois se trouver enfermé avec un lion affamé. Il aurait été plus à son aise.
  
  Elle le prit par le bras et l’entraîna vers une table de glace près d’une bibliothèque. Elle le fit asseoir sur un fauteuil et en approcha un autre où elle prit place. Elle se trouvait tout près de lui et son genou le frôlait. La voix légèrement rauque, elle demanda :
  
  — Voyons ce que vous avez à me montrer.
  
  Hubert, déjà, ouvrait des écrins, faisait brasiller les ors, allumait les feux des brillants.
  
  Mme Martin-Saulnier consentit à l’oublier un instant pour fixer son attention sur les joyaux.
  
  Elle essaya une bague, puis un bracelet… Finalement, elle s’intéressa à un clip de platine serti de brillants d’un dessin original et légèrement surréaliste. Hubert pensa que c’était peut-être parce qu’on y retrouvait vaguement le gamma de la Milice. Après avoir bien regardé le bijou, elle se leva et s’avança jusqu’à la tête du lit. A cet endroit, sur le mur, était accroché un miroir ovale contenu dans un cadre doré aux moulures tourmentées ; la femme se plaça devant et essaya de fixer le clip dans le décolleté généreux de sa robe. Elle parut ne pas y arriver et appela Hubert à son secours.
  
  — Venez donc m’aider, dit-elle en riant un peu nerveusement. Vous avez plus l’habitude que moi de ces fermetures.
  
  Hubert se leva et s’approcha. Mme Martin-Saulnier tenait le bijou dans l’échancrure de la robe qu’elle tirait en avant, découvrant largement les globes imposants d’une poitrine à la Rubens.
  
  Très froid, Hubert entreprit de fixer le bijou sans paraître accorder aucune attention aux prétendus appas qu’on lui offrait. La femme le regardait, comme un phoque qui serait resté quinze jours sans manger aurait regardé un hareng bien frais placé à sa portée. Elle avait le souffle court et une boule montait et descendait dans sa gorge serrée.
  
  Le bijou fixé, Hubert allait faire un pas en arrière, lorsqu’il la vit fermer les yeux et se laisser glisser vers lui. Malgré le désir qui lui vint tout de suite de la laisser tomber sur le sol, il la retint par les aisselles et la poussa sur le lit où il l’allongea.
  
  Il tendait déjà le bras vers le cordon de sonnette qui se trouvait à la tête du lit, mais elle s’agrippa à lui et le retint.
  
  — Non ! non ! dit-elle d’une voix entrecoupée. N’appelez pas : je ne veux pas. Ce ne sera rien ! Dégrafez-moi, mon ami. J’étouffe ! Dégrafez-moi !
  
  D’une main tremblante, elle tirait sur un pan de son corsage, découvrant sa poitrine. Écœuré, Hubert se dégagea brusquement et actionna le cordon.
  
  Mme Martin-Saulnier lui lança un regard meurtrier et remit aussitôt de l’ordre dans sa toilette. Elle lança d’une voix acerbe :
  
  — Je vous avais dit de ne pas appeler. Êtes-vous sourd ? Je ne tiens pas à ce que Simone sache que je suis souffrante. Elle le dirait à toutes mes amies. Aidez-moi à me lever.
  
  Il la prit par un bras et l’aida à se soulever.
  
  On frappait à la porte.
  
  — Madame a sonné ?
  
  D’une voix coléreuse, Madame répondit :
  
  — Non, Simone, c’est une erreur. Je vous ai dit de ne pas nous déranger.
  
  Hubert crut bon de s’excuser.
  
  — Je suis désolé de ce petit incident. Vous m’êtes très sympathique et je me suis un peu affolé. J’ai eu peur que votre malaise ne soit grave. Je vous fais toutes mes excuses. Voulez-vous me pardonner ? demanda-t-il avec un de ces bons sourires qu’il savait prendre quelquefois.
  
  Elle se détendit.
  
  — Vous êtes pardonné, dit-elle. Quel âge avez-vous ?
  
  Hubert se rajeunit volontairement.
  
  — Vingt-cinq ans, répondit-il avec une confusion feinte.
  
  Le sourire de la femme s’élargit.
  
  — Vous êtes jeune, dit-elle avec une lippe gourmande. Vous n’avez certainement pas été très gâté par la vie, n’est-ce pas ? Et vous êtes un grand timide. Il ne faut pas être timide de cette façon. Voyons, il faut oser dans la vie. Croyez-moi, ceux qui osent obtiennent tout ce qu’ils veulent. Combien gagnez-vous à faire votre métier ? Très peu, j’en suis certaine !
  
  Et vous devez être bien seul ! Pourquoi ne viendriez-vous pas me voir de temps à autre ? La Providence n’a pas permis que j’aie des enfants et j’aimerais m’intéresser à un jeune homme comme vous, qui pourrait presque être mon fils, le dis bien presque, car je ne suis quand même pas si vieille que ça ! mais je me sens si maternelle ! j’ai tant d’affection à dépenser, dont je ne sais que faire ! Alors, c’est promis ? vous venez ce soir dîner avec moi. Soyez là à huit heures. Ce sera à la fortune du pot. Ne soyez pas en retard ; je me ferais déjà du souci !
  
  Elle éclata d’un rire de gorge saccadé. Elle avait parlé très vite, sans attendre les réponses aux questions qu’elle posait sans cesser de lui pétrir le bras. Elle le poussait maintenant dans le couloir après qu’il eut refermé sa serviette.
  
  La soubrette, un sourire ironique accroché au coin de ses jolies lèvres, se tenait près de la porte.
  
  Mme Martin-Saulnier reprit :
  
  — Alors, c’est entendu, je vous attends ce soir ?
  
  Posément, en bon jeune homme appliqué et reconnaissant, Hubert répondit :
  
  — Oui, c’est entendu, mais je suis vraiment confus et je ne sais comment vous remercier.
  
  Elle rit, et avec un grand geste du bras qui balayait tous les scrupules du jeune homme, elle fit demi-tour et retourna vers sa chambre.
  
  La jolie servante ouvrit la porte et s’effaça devant Hubert pour le laisser sortir. En passant devant elle, il l’entendit prononcer d’une voix douce :
  
  — Comment la remercier ? Elle saura bien vous l’apprendre, cher monsieur.
  
  Hubert s’arrêta et regarda l’impertinente. Il sourit et dit :
  
  — Si je reviens, charmante enfant, ce n’est certes pas pour ce vieux masque. Si vous voulez rester ce soir, je vous montrerai comment on endort les grand-mères pour faire joujou avec les jeunes filles de la maison. A ce soir, déjà très chère !
  
  Il pivota sur ses talons et la laissa là, légèrement interloquée. Son sourire avait aussi changé d’expression.
  
  
  -:-
  
  Pierre Dru jeta un coup d’œil rapide sur son chronomètre. Il allait être quatre heures après midi. Il s’approcha de la fenêtre du salon qui donnait sur l’avenue Rapp. La traction-avant était toujours là. Il l’avait remarquée aussitôt après déjeuner. Elle stationnait de l’autre côté de l’avenue, à vingt mètres environ de la gauche, orientée dans le même sens que la Talbot, toujours rangée devant l’immeuble.
  
  Sonia était sortie depuis une heure environ. Elle se rendait, lui avait-elle dit, à une réception chez une amie. Pierre ne connaissait pas cette amie. Prétexte de femme ? Non ; Pierre avait confiance en Sonia. Il n’ignorait pas qu’il y avait beaucoup de sensualité dans ce qui les liait l’un à l’autre, mais il avait conscience de la satisfaire pleinement sur ce plan, et elle n’aurait eu aucune raison de chercher ailleurs des satisfactions supplémentaires. Il était bien évident qu’avant leur rencontre elle avait mené une vie sans freins. Pierre n’ignorait même pas qu’elle s’était donnée à Hubert, son vieil ami Hubert, avant que lui, Pierre, ne la connaisse. Cela ne le gênait pas, puisque cela s’était passé avant. Et cette faiblesse qu’elle avait eue pour son ami n’avait-elle pas permis à celui-ci de se tirer d’une situation pratiquement sans issue et où il aurait dû normalement laisser sa peau ?(2)
  
  Rien que pour cela, il lui aurait pardonné s’il avait cru devoir lui en tenir rigueur. Mais cela lui était égal. Rien d’autre ne comptait que le bonheur qu’elle lui avait donné depuis qu’il l’avait prise pour la première fois dans ses bras ; et il avait été heureux, incontestablement heureux. Cela seul avait de l’importance. Il aimait Sonia et il la désirait toujours autant qu’au premier jour. Il ne pouvait l’approcher, la toucher, sans être immédiatement soulevé par ce besoin impérieux, irrésistible, de la prendre et de se fondre en elle. Elle ne l’avait jamais repoussé, maintenant son désir au diapason du sien. Et c’est pour cela que leur union donnait une impression de plénitude. Impression ? Pourquoi Pierre avait-il pensé ce mot ? Ne serait-ce vraiment qu’une impression ? Bien sûr, il aurait souhaité un peu plus de tendresse entre eux et moins de brutale sensualité. Quelquefois, « après », comme elle disait, il avait éprouvé auprès d’elle un engourdissement d’une qualité rare, plein de volupté tranquille et douce. Il avait goûté ces moments avec une délectation étonnée et il en avait conservé le souvenir au plus profond de son cœur, tel le collectionneur jaloux gardant pour lui seul la pièce unique qu’il a découverte.
  
  Autre chose séparait encore les deux époux. Pierre aurait aimé avoir des enfants ; un garçon pour le former à son gré et en faire une homme ; une fille pour la tendresse qu’elle lui aurait donnée et pour tous les désirs qu’elle aurait eus et auxquels il aurait cédé avec un plaisir rare. Sonia ne voulait pas d’enfants.
  
  Il y avait aussi… Mais à quoi bon penser à tout cela ? Il aimait Sonia et ne pouvait se passer d’elle.
  
  Il jeta de nouveau un coup d’œil de l’autre côté de l’avenue. La traction était toujours là. Ces curieux commençaient à l’énerver ; il fallait faire quelque chose. Il se rendit dans sa chambre et prit sa veste dans la penderie. Il croisa Arsène dans le vestibule et lui dit :
  
  — Je sors ; si je tarde un peu à rentrer, dites à Madame de ne pas s’inquiéter. Si mon absence se prolongeait, qu’elle avertisse M. de la Bath à son hôtel.
  
  Arsène pinça les lèvres et prit une mine nettement désapprobatrice.
  
  — Monsieur va encore se lancer dans des aventures inconsidérées, dit-il. A chaque fois que M de la Bath est à Paris, c’est toujours la même chose.
  
  Pierre sourit.
  
  — Contentez-vous de préparer le dîner pour huit heures, répondit-il.
  
  Arsène poussa un profond soupir et reprit :
  
  — C’est entendu, monsieur. Puis-je me permettre de faire remarquer à Monsieur qu’une voiture occupée par des personnages suspects stationne depuis deux heures et demie en vue de la porte de l’immeuble et que les personnages suspects ne quittent pas ladite porte du regard ? Tous les autres locataires de cet immeuble étant des gens respectables et tranquilles, je suppose que ce dispositif particulier est destiné à Monsieur. Si Monsieur voulait me permettre de l’accompagner, je serais beaucoup plus rassuré.
  
  Pierre regarda son vieux serviteur avec un amusement teinté d’admiration. Il répondit :
  
  — Vous êtes vraiment très observateur, « monsieur » Arsène. Mais tranquillisez-vous, j’ai l’âge de sortir sans chaperon.
  
  Il franchit la porte. Arsène hocha la tête d’un air profondément désabusé.
  
  Pierre déboucha sur le trottoir d’un pas rapide et se dirigea tout droit vers sa voiture. Il ouvrit la portière et s’installa au volant et démarra rapidement.
  
  On était le jour de la Saint-Jean et le chaud soleil de juin inondait de lumière les hautes frondaisons, perçant l’ombre des sous-bois de traits lumineux et irisés qui jouaient dans les herbes sauvages. Il y avait peu de monde dans le bois à cette heure chaude de l’après-midi. La puissante voiture roulait rapidement, presque sans bruit. Pierre n’appuyait pas pour permettre à ses suiveurs de faire leur métier. De temps à autre, il vérifiait leur présence dans le miroir du rétroviseur. Il contourna le lac et prit une allée déserte sur la droite.
  
  Personne devant. Un coup d’œil au miroir, la traction suivait. Il enleva brusquement le pied de l’accélérateur et débraya. Puis il emballa légèrement son moteur et embraya brutalement. La voiture fit un bond en avant après un ralentissement visible. Il recommença la même opération trois fois de suite, puis il coupa l’allumage et se laissa glisser doucement sur la droite, freinant lentement. Il s’arrêta et descendit, laissant la portière ouverte. D’une main rapide, il tâta son Luger sous son aisselle. Il ouvrit le capot du bolide et plongea le nez dedans.
  
  — Vous voulez un coup de main ?
  
  L’homme penché à la portière était coiffé d’un chapeau bleu foncé à larges bords baissés devant. Il avait le visage sec et olivâtre. Une cicatrice pâle barrait sa joue gauche du coin de la lèvre au lobe inférieur de l’oreille. Il parlait avec un accent corse très prononcé.
  
  Celui qui tenait le volant et qui se trouvait le plus éloigné de Pierre avait un visage bouffi. Ses cheveux, noir corbeau, étaient calamistrés et une fine moustache en coin de rue ornait sa lèvre supérieure.
  
  Pierre, qui s’était redressé, répondit avec un sourire :
  
  — Si vous êtes de la partie, je veux bien. Ce doit être une saleté dans l’essence ; il faut vérifier l’admission.
  
  L’homme au chapeau bleu ouvrit la portière et descendit.
  
  — Je suis mécano, dit-il. Je m’y connais un peu. Une belle bagnole que vous avez là, hein ? Ça doit valoir un paquet !
  
  Il s’était approché lentement et, courbé, les deux mains posées sur les cuisses, il regardait le moteur.
  
  L’autre était descendu également et s’était placé de l’autre côté de Pierre qui se trouvait ainsi encadré. Il vit les deux hommes porter la main à leur poche. Plus rapide, il fit un bond en arrière et sortit son Luger.
  
  — Les mains en l’air, s’il vous plaît ! et pas de blagues, je sais me servir de mon feu.
  
  Les deux hommes poussèrent un juron et levèrent les bras, Pierre reprit :
  
  — Ne bougez pas. Au moindre mouvement, je tire.
  
  Il s’approcha et de sa main gauche entreprit de les fouiller. Ils n’avaient pas d’autres armes que des clés anglaises d’une grosseur respectable et qu’ils portaient chacun dans la poche droite de leur veston.
  
  Pierre les lança au loin dans le bois. Puis il les délesta de leurs portefeuilles et les glissa dans sa poche pour un examen ultérieur. Il ne trouva rien d’autre sur eux qu’un matériel de fumeur qu’il leur laissa.
  
  — Maintenant, dit-il, vous allez repartir dans la direction du lac, mais à pied ; vous compterez cent cinquante pas et vous vous arrêterez. Lorsque je serai reparti, vous pourrez revenir prendre votre voiture.
  
  Les deux hommes regardaient maintenant Pierre d’un air goguenard qui ne laissait pas de l’intriguer. Il leur dit :
  
  — Allez-y !
  
  Avec un ensemble parfait, ils s’écartèrent l’un de l’autre et s’éloignèrent chacun dans une direction opposée, sur un axe perpendiculaire à la ligne qui se trouvait devant Pierre. Celui-ci, étonné d’un tel comportement, n’eut pas le temps de réagir. Une voix forte tonna derrière lui :
  
  — Lâchez ça et levez les bras !
  
  Il laissa tomber son arme et se retourna lentement, tenant ses deux mains bien en évidence.
  
  Deux agents cyclistes, deux « Hirondelles », se trouvaient là, appuyés à leur monture, le revolver braqué sur les tripes de Pierre.
  
  Celui-ci réalisa tout de suite ce qui allait se passer et une vague de fureur le souleva. C’était vraiment trop bête !
  
  L’un des agents reprit :
  
  — Mon gaillard, ton compte est bon. Vol à main armée, flagrant délit C’est du tout cuit. T’en as au moins pour cinq ans !
  
  Pierre eut envie de protester, mais il comprit que ce serait inutile. Il serait toujours temps de s’expliquer avec un commissaire qui, théoriquement, devrait être plus intelligent que ces deux braves représentants de l’ordre.
  
  Les « victimes » tentèrent de se faire rendre leurs portefeuilles, mais les agents ne voulaient rien savoir.
  
  — Ce sont des pièces à conviction, répondirent-ils, et nous devrons les mettre sous scellés. Ils vous seront rendus après le jugement.
  
  — Et ce sera quand, le… jugement ?
  
  — Dans trois jours, théoriquement. C’est le tribunal des flagrants délits qui va s’en occuper.
  
  Les autres n’insistèrent pas. Après avoir promis de passer dans la journée au 36 quai des Orfèvres pour y faire leur déposition, ils démarrèrent sans plus attendre. Pierre était bien certain qu’ils ne viendraient jamais à la « Criminelle » de leur propre gré.
  
  Les agents chargèrent leurs vélos sur l’arrière de la Talbot, nonobstant les protestations indignées de Pierre qui craignait justement pour la peinture. Ils partirent en direction de la Cité.
  
  
  -:-
  
  Mme Martin-Saulnier avait beaucoup bu pendant tout le repas. Les pommettes enflammées, l’œil étincelant, elle avait maintenant perdu toute mesure dans son verbiage.
  
  Hubert, complètement écœuré, faisait un effort surhumain pour lui sourire. Il avait par moments une envie furieuse de la prendre par le cou et de serrer jusqu’à ce qu’elle en claque. Hubert pensait que l’existence de femmes comme Mme Martin-Saulnier était une insulte à l’humanité.
  
  — Ne vous sentez-vous pas un peu fatiguée, chère madame ? fit-il soudain.
  
  Elle plissa ses yeux pour le regarder, ne sachant comment prendre la question, et répondit avec hésitation :
  
  — Peut-être, oui, en effet. Voulez-vous que nous terminions cette soirée ? Je vous ai fait préparer une chambre, juste à côté de la mienne. Il vaut mieux que vous dormiez ici, ce n’est pas la peine que vous rentriez chez vous…
  
  Elle le regardait avec des yeux brillants de convoitise. Hubert enchaîna :
  
  — J’accepte avec plaisir, je me sens fatigué moi aussi. Je vais prendre deux comprimés d’Orthédrine pour me remonter. En voulez-vous également ?
  
  Mme Martin-Saulnier avança le nez sur la table.
  
  — De l’Orthédrine, répéta-t-elle. N’est-ce pas cette chose que l’on prend pour… pour…
  
  — Pour se donner un coup de fouet, reprit Hubert. Pendant trois heures, vous aurez l’impression d’avoir vingt ans et vous serez en pleine possession de tous vos moyens physiques, et intellectuels également…
  
  Elle lui fit un clin d’œil coquin et dit, après un petit rire de gorge légèrement rauque :
  
  — Vous êtes un vrai fripon, Hubert ! Me serais-je trompée sur votre compte ?
  
  Elle prit les deux pilules qu’il lui tendait et les porta à sa bouche. Il fit mine d’en faire autant, mais laissa glisser les deux petites boules dans sa manche. Ce n’était pas, en effet, de l’Orthédrine qui se trouvait dans son tube, mais au contraire, un hypnogène puissant.
  
  Frémissante, Mme Martin-Saulnier agita la sonnette qui se trouvait à sa portée sur la table. La jolie soubrette parut. Hubert la reçut comme une bouffée d’air pur.
  
  — Simone, dit la femme, venez me préparer pour la nuit et vous montrerez ensuite sa chambre à Monsieur. Je tombe de fatigue.
  
  Elle s’approcha de Hubert et lui tendit la main.
  
  — Excusez-moi, mon cher, dit-elle, et ne m’en veuillez pas. Je ne suis plus jeune !
  
  Elle gloussa et lui fit une œillade assassine.
  
  Hubert poussa un profond soupir et ferma les yeux un instant lorsqu’il la vit disparaître. Il se versa ensuite une forte rasade de cognac qu’il avala d’un trait et se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit en grand. Il respira à grands coups. La nuit venait de tomber et le ciel était encore clair. Les étoiles s’allumaient timidement, l’une après l’autre. De la rue montaient les bruits de la ville. Hubert les accueillit comme un test de réalité.
  
  Il réfléchit à nouveau à la convocation qu’il avait trouvée chez la comtesse de Sarcelles. Il ne doutait pas qu’elle fût destinée aux membres d’une organisation nazie reformée. Il n’ignorait pas que la date choisie – la nuit du 25 au 26 juin se trouvait être, en plein solstice d’été, la nuit la plus courte de l’année – avait une valeur symbolique pour les fascistes. Déjà, les années précédentes, il avait eu connaissance de réunions qui s’étaient tenues à ce moment en plusieurs endroits d’Europe et auxquelles assistaient d’anciens S.S., d’anciens membres du parti ou des groupements pro-nazis. Pour la France seule, on avait dénombré quarante cérémonies différentes. Le 25 juin était le lendemain ; il lui restait donc vingt-quatre heures pour découvrir où se tiendrait la réunion. Hubert avait en effet la ferme intention d’y assister. Les dernières instructions annoncées dans la convocation qu’il détenait devaient normalement être parvenues aux intéressés. Il fallait les découvrir et sans bruit si possible.
  
  Des pas, derrière lui, le firent se retourner. La jeune et jolie femme de chambre venait d’entrer dans la pièce et se dirigeait vers lui. Hubert la détailla avec plaisir. Elle avait un visage agréable et une bouche gourmande. Ses beaux yeux sombres pétillaient de malice. Ses cheveux magnifiques tombaient en larges vagues brunes sur ses épaules, dédaigneux des ukases de la mode. Sa robe noire, décolletée en carré, moulait étroitement son corps plein et robuste. Elle avait une poitrine ronde qui faisait penser à des gardes de fleuret. La jambe était agréablement tournée, bien que ta cheville fût un peu forte. La façon dont elle était bâtie, ses hanches larges, son visage coloré de santé, dénonçaient son ascendance paysanne.
  
  Elle lui sourit et demanda :
  
  — Que lui avez-vous fait prendre ? Elle s’est endormie immédiatement et elle ronfle la bouche ouverte.
  
  Hubert pouffa :
  
  — Elle en a pour jusqu’à demain matin, au moins.
  
  Sa voix devint plus douce pour ajouter :
  
  — Nous sommes seuls maintenant et tranquilles, Simone ! Vous êtes très jolie et vous me plaisez beaucoup. Vous êtes un rayon de soleil, une bouffée d’air pur dans ce cloaque.
  
  Elle rougit et baissa les yeux. Il s’approcha d’elle. Après un léger mouvement de recul, elle se laissa prendre les mains.
  
  — Simone, regardez-moi !
  
  Elle leva ses beaux yeux sur lui ; des yeux de biche forcée. Il la prit dans ses bras et elle ne se déroba plus. Il souleva doucement son menton avec sa main et but sa jeunesse à même ses lèvres fraîches et douces. Il sentit son corps se détendre, s’abandonner contre le sien. Il se baissa et la souleva dans ses bras.
  
  — Par où ? demanda-t-il d’une voix basse et étranglée.
  
  Elle lui indiqua le chemin.
  
  Il ne perdit pas de temps à examiner la pièce. Il la posa sur le lit et commença à la dévêtir.
  
  
  -:-
  
  Tranquillement assis dans le petit bureau, Hubert Bonisseur de la Bath procédait à un examen méticuleux de tout ce que contenait le meuble.
  
  Pleine d’une heureuse fatigue, Simone dormait d’un sommeil paisible et satisfait. Hubert pouvait aller et venir à son aise dans l’appartement, ce dont il ne pensait point se priver.
  
  Il était deux heures du matin lorsqu’il termina, bredouille, harassé et de mauvaise humeur. Il avait pris mille précautions pour que la fouille qu’il venait de faire ne laissât aucune trace. Il décida de passer là le reste de la nuit.
  
  Simone ouvrit un œil lorsqu’il s’allongea à nouveau sur un coude. Il la trouva très belle et voulut la prendre dans ses bras. Elle se dégagea.
  
  — J’ai soif, dit-elle, je vais chercher à boire. En veux-tu aussi ?
  
  Elle se leva et sortit de la chambre dans le plus simple appareil.
  
  Elle revint quelques instants plus tard avec deux verres et lui en tendit un.
  
  — C’est du whisky avec de l’eau, dit-elle.
  
  Il but longuement en même temps qu’elle. Elle posa les verres sur une table et revint s’allonger près de lui. Il la prit dans ses bras et elle nicha sa tête dans le creux de son épaule. Chacune de leurs peaux était douce à l’autre…
  
  Elle le caressait d’une main timide.
  
  — Il y a longtemps que tu es au service de cette vieille folle ? lui demanda-t-il doucement.
  
  — Deux ans.
  
  — Alors tu as dû voir ici une de mes clientes ; une Américaine. C’est elle qui m’avait donné l’adresse de ta patronne.
  
  Elle leva légèrement la tête pour le regarder.
  
  — Comment s’appelle-t-elle ?
  
  — Nadia Baranaya, une grande et belle femme aux cheveux acajou.
  
  Elle replaça sa tête dans le creux de l’épaule.
  
  — Oui, dit-elle, je l’ai vue ici plusieurs fois. Je crois qu’elle est repartie en Amérique la semaine dernière. Elle ne semblait pas aimer beaucoup Madame, je me demande pourquoi elle venait ici.
  
  Hubert se sentit soudain très fatigué.
  
  — Elle venait seule ? demanda-t-il en étouffant un bâillement.
  
  — Non, elle venait avec Mme de Sarcelles.
  
  Une lourde torpeur l’envahissait maintenant. Son cerveau s’engourdissait rapidement. Il avait un mal inouï à tenir ses yeux ouverts. Un soupçon lui vint brusquement.
  
  Il essaya d’articuler :
  
  — Qu’est-ce que tu m’as…
  
  Il ne put en dire davantage. Il sentit encore que Simone, l’innocente Simone, s’était redressée au-dessus de lui. Il percevait encore le contact de sa peau contre la sienne. Il entendit son rire, doux et ironique, qui lui fit penser à un caillou roulant sur une pente de sable. La dernière vision qu’il eut d’elle fut un sein, qui lui parut énorme, comme une monstrueuse baudruche, et dont la pointe durcie le narguait.
  
  Il se laissa glisser.
  
  
  -:-
  
  Impassible, mâchonnant un mégot éteint depuis longtemps, l’homme redressa la voiture. Derechef, il écrasa l’accélérateur. La traction bondit dans le ronflement suraigu de son moteur.
  
  Cent cinq, cent dix, l’aiguille oscillait lentement dans la lueur verte du tableau de bord. Faiblement éclairé d’en dessous par cette lumière spectrale, le visage de l’homme prenait une allure fantastique, irréelle.
  
  Il se tourna à demi et demanda :
  
  — Le colis ne bouge pas ?
  
  Il avait un accent corse très caractéristique.
  
  Du fond de la voiture, l’autre répondit :
  
  — Non, ça va, il paraît qu’il pourrait dormir comme ça pendant douze heures.
  
  Le conducteur émit un grognement sceptique.
  
  — Ça ne fait rien, dit-il, je préférerais lui en foutre un coup sur la coloquinte avant de le balancer au jus. Ça serait plus sûr.
  
  Son compagnon protesta :
  
  — Rien à faire, mon vieux ; tu connais les ordres. Il faut que ça puisse passer pour un accident ; pas de marques !
  
  L’autre souleva les épaules et ne répondit pas.
  
  Ils venaient de pénétrer dans une ville et la voiture avait considérablement ralenti son allure. Devant eux, la rue s’élevait maintenant vers un pont. Le chauffeur freina et vira sec sur la droite. La voiture plongea dans un chemin pierreux et continua à rouler au ralenti, presque sans bruit.
  
  Une écluse apparut soudain dans le pare-brise. La voiture vira vers la droite et longea le canal, sur l’ancien chemin de halage. Deux cents mètres plus loin, elle s’arrêta.
  
  Un escalier de ciment descendait sur la berge inclinée vers l’eau noire.
  
  En hommes habitués à ne pas perdre leur temps, les deux gangsters descendirent rapidement. Ils sortirent de la voiture un corps nu et inanimé. Le plus fort le chargea sur ses épaules comme aurait fait un boucher d’un veau abattu. Ainsi lesté, il descendit l’escalier, d’un pas prudent et sûr.
  
  Il s’arrêta sur l’étroit palier qui suivait la dernière marche. Il se baissa doucement et laissa glisser son fardeau.
  
  Un léger clapotis heurta la berge. L’homme resta un long moment immobile, penché sur le canal. Le corps ne reparut pas. Il avait coulé à pic.
  
  Le gangster remonta les marches d’un pas léger. Son complice finissait de disposer sur le chemin des vêtements qu’ils avaient apportés avec eux.
  
  Ils remontèrent en voiture et démarrèrent doucement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  
  LA LOCATION EST OUVERTE…
  
  
  M. Franck Waites se rasait allègrement en sifflant un air de jazz. L’épaisse mousse blanche lui faisait un collier ridicule qui tranchait joyeusement avec la couleur noir-violet de sa peau.
  
  Tout le monde prenait le petit homme pour un nègre. Il s’en défendait avec énergie. Il était né en Angleterre, d’un père israélite et d’une mère bretonne.
  
  Les deux époux avaient été fort surpris en voyant venir au monde un enfant noir. Le père Waites avait alors nourri des pensées extrêmement désobligeantes sur la fidélité de sa jeune femme. Devant la vigueur de ses protestations et le réel accent de sincérité qu’elle y apportait, on s’était décidé à faire des recherches dans son ascendance. On avait découvert que, quelques générations plus tôt, un aïeul de la jeune mère, qui était marin, avait épousé une négresse au cours de ses voyages et l’avait ramenée au pays. Les descendants de ce couple bicolore étaient peu à peu revenus au blanc. Les lois de l’hérédité avaient joué ce mauvais tour au jeune Franck de le remettre dans la peau de son aïeule.
  
  Franck Waites n’en continuait pas moins à soutenir avec une persistance louable que son père était juif et sa mère bretonne, ce qui était la stricte vérité. Il n’avait encore rencontré personne qui voulût bien le croire.
  
  Cette incrédulité permanente et systématique aurait pu plonger mister Franck Waites dans un désespoir sans issue s’il avait pu être capable de désespoir. Heureusement, la nature indulgente l’avait doté, en plus de sa couleur, d’un optimisme inaltérable.
  
  Petit de taille et très « fil de fer » d’allure, il était laid par surcroît. Mais son sourire radieux et son exquise amabilité lui gagnaient bien des sympathies.
  
  Franck était de nationalité anglaise et possédait un passeport britannique parfaitement en règle. Il avait fait des études très poussées dans les meilleures universités d’Europe, parlait couramment sept ou huit langues européennes et se débrouillait assez bien en russe et en chinois. Il était capable également de soutenir une conversation en latin et de déchiffrer un texte en hébreu. Le yiddish n’avait pas de secrets pour lui. Mais, s’il comprenait le breton, il restait sourd, par contre, à tous les dialectes nègres.
  
  Ses étonnantes capacités linguistiques et sa solide culture générale et juridique l’avaient désigné à l’attention particulière de l’Intelligence Service qui l’avait employé pendant plusieurs années avant la guerre de 1939. Sa couleur lui interdisant, durant les hostilités, toute activité dans les pays occupés par les Nazis, il avait pris du service dans l’aviation. Officier-mitrailleur dans la R.A.F. il avait fait consciencieusement son travail. Il avait eu très peur, mais ne l’avait jamais dit.
  
  Après la fin des hostilités, l’I.S. avait essayé de le reprendre. Il s’était fait prier. Ses convictions politiques le portaient vers l’Est ; c’est dans cette direction qu’il partit un jour offrir ses services.
  
  L’intelligence de M. Franck Waites était un feu follet : brillante et insaisissable. Il aimait son métier, en était pénétré jusqu’au bout des ongles, et n’était pas éloigné de croire que la Providence avait elle-même organisé, depuis plusieurs générations, les sélections et les croisements de races nécessaires pour aboutir un jour à M. Franck Waites, agent secret, de la même façon que certains savants peinent des années durant à faire copuler des mouches pour parvenir enfin, quelques jours avant leur retraite, à produire une mouche commune avec des ailes bleues.
  
  Il était au moins une chose dont il était certain, c’est qu’il n’existait aucun agent secret de la force de Franck Waites et qu’il n’en existerait jamais. Cette conviction, profondément ancrée dans son esprit, l’aidait à supporter la couleur de sa peau.
  
  Le petit homme coupait le dernier poil de sa barbe lorsque le téléphone intérieur de l’hôtel grésilla soudain. Il passa dans la chambre, décrocha posément le combiné et dit d’une voix chantante et agréablement timbrée :
  
  — Allô ? Franck Waites à l’appareil. Je vous écoute… M. John Ryzpcky ? Oui… C’est exact. Priez ce monsieur de monter dans ma chambre ; je l’attends.
  
  
  
  Il raccrocha le récepteur avec le même geste doux qu’il avait eu pour le prendre et se dirigea vers la fenêtre. Sur le large trottoir, en face de l’hôtel, une splendide « Typhon » décapotée, de couleur grenat, étincelait au soleil de tous ses chromes. A l’arrière, bien en évidence, une plaque blanche portait deux grosses lettres noires ; « G. B. »
  
  Trois coups nets frappèrent le bois de la porte. Franck Waites traversa la pièce d’un pas allègre, ouvrit et lança avec une cordialité affectée :
  
  — John ! Ce cher John ! Entrez, je vous prie. Je suis vraiment très content de vous voir !
  
  John Ryzpcky entra et répondit avec une froideur glaciale :
  
  — Good morning, Mr Waites. How do you do ?
  
  Franck le saisit familièrement par le bras et l’entraîna vers le fond de la pièce.
  
  — Très bien, très bien, répondit-il en le poussant. Mais je vous en prie, parlez français. Il faut toujours parler la langue du pays où vous vous trouvez. Avez-vous fait un bon voyage ? N’êtes-vous pas trop fatigué ? Asseyez-vous, je vous en prie. Et excusez-moi un instant, je vais commander des rafraîchissements.
  
  John Ryzpcky prit place dans un fauteuil avec une aisance qui dénotait une longue habitude du monde. John était un magnifique échantillon de l’espèce humaine et plus particulièrement de la race nordique. Il était très grand ; un mètre quatre-vingt-douze, et bâti en athlète ; large d’épaules, mince de hanches, pesant quatre-vingt-quinze kilos, il portait fièrement sur ses épaules une tête magnifique et dure d’aristocrate polonais.
  
  Il avait de la race à ne savoir qu’en faire et, malgré ses idées, il n’avait jamais pu se départir d’une certaine morgue. Il assurait être venu au communisme par le raisonnement et prônait l’égalité des races et des hommes. Il paraissait sincère. Mais tout son être ne pouvait s’empêcher de mépriser instinctivement le petit bâtard noir qui s’agitait devant lui au téléphone comme un insecte ridicule. Et son immense orgueil souffrait mille morts d’être obligé d’exécuter aveuglément les ordres que lui donnerait ce chimpanzé en veston. Le but en valait la peine. Le bonheur définitif de l’Humanité exigeait sans doute que lui, John Ryzpcky, fût sous la coupe de ce rejeton d’esclave. Du moins, personne ne pouvait-il l’obliger à témoigner au petit homme noir une sympathie qu’il ne ressentait nullement.
  
  On apporta les rafraîchissements demandés et les deux hommes, si différents, burent à leur idéal.
  
  Puis, Franck Waites se pencha par-dessus la table basse qui les séparait et commença d’une voix douce :
  
  — J’ai reçu ce matin le laissez-passer et les dernières instructions. Je sais maintenant où doit se dérouler la réunion de ces porcs.
  
  Il tira d’une poche intérieure une enveloppe de couleur jaune et la tendit à son subordonné.
  
  — Vous trouverez là-dedans toutes les instructions nécessaires. Vous devez vous y conformer strictement et assister ce soir à la réunion. Vous trouverez également dans cette enveloppe une carte de presse britannique. Si vous avez des ennuis, exhibez-la et soutenez que vous êtes venu pour faire un reportage en dehors de toute considération politique. Le journal que vous serez censé représenter est bien connu pour ses opinions réactionnaires, vous n’aurez pas de difficultés. Autre chose : hier matin, un agent américain, Hubert Bonisseur de la Bath, est arrivé à Paris. Il s’est rendu aussitôt chez la comtesse de Sarcelles et, l’après-midi, chez Mme Martin-Saulnier qui sont toutes deux affiliées à « Force Noire ». Il est retourné hier soir chez la dernière de ces femmes. Personne ne l’a vu en ressortir. Il est probable que la Bath sera ce soir à la cérémonie. Je le connais : il est très curieux de nature et assez habile. Je crois qu’il serait de bonne politique de le signaler discrètement au service d’ordre nazi. Je n’aime pas la concurrence. Voici une photo de l’homme, vous pourrez l’identifier facilement.
  
  John saisit la photographie qu’on lui tendait. C’était un cliché pris dans la rue. Hubert Bonisseur de la Bath, vêtu d’un complet d’été, marchait, un journal à la main. Le comte Ryzpcky l’examina un instant et la glissa dans sa poche.
  
  — C’est tout ? demanda-t-il sèchement.
  
  Franck Waites répondit :
  
  — Oui, c’est tout ; mais vous avez bien un instant pour bavarder un peu ?
  
  John Ryzpcky se leva, dominant le petit homme noir de toute sa haute stature.
  
  — Je regrette, dit-il. Je suis attendu. Je vous verrai demain matin pour le rapport.
  
  Franck n’insista pas. Il se leva à son tour.
  
  — Demain matin huit heures, précisa-t-il. Il reconduisit le Polonais jusqu’à la porte.
  
  — Amusez-vous bien, John, dit-il avec un sourire plus large encore que de coutume.
  
  Il referma la porte et cracha sur le parquet pour exprimer son mépris.
  
  
  -:-
  
  Hubert Bonisseur de la Bath avait repris connaissance à peu près au moment où la traction-avant qui le transportait s’engageait dans le chemin de halage qui longeait le canal. Une lourde torpeur le paralysait en entier. Son cerveau ne fonctionnait qu’au ralenti, comme un poumon comprimé dans un pneumothorax.
  
  Il avait cependant réalisé sa situation avant que la voiture n’eût stoppé. Lorsque les deux bandits le tirèrent dehors il était décidé à continuer à faire le mort. Il resta donc totalement inerte le temps que dura la descente sur les épaules du chauffeur. Lorsqu’il sentit que l’homme le faisait glisser, il prit une aspiration profonde.
  
  Le contact de l’eau froide le ranima presque instantanément. Il se laissa couler.
  
  Hubert était un nageur émérite et tenait facilement deux minutes sous l’eau. Lorsqu’il toucha le fond il se laissa remonter légèrement et se mit à nager entre deux eaux après avoir obliqué sur la droite à quatre-vingt-dix degrés. A chaque brasse, sa main touchait la paroi du canal en ciment. Il nagea ainsi le plus loin possible. Lorsque le souffle lui manqua, il se retourna sur le dos et se laissa remonter à la surface.
  
  Son nez et ses yeux émergèrent seuls de l’eau. Il respirait doucement, se maintenant par de lents mouvements des bras effectués sans bruit. Il resta ainsi un temps inappréciable. Enfin, il entendit le moteur de la traction qui démarrait.
  
  Longeant le bord, il revint vers l’endroit où on l’avait laissé glisser, vit l’escalier, devina le palier qui le précédait et comprit tout de suite que l’entreprise ne serait pas facile.
  
  La paroi du canal s’élevait à la verticale à environ cinquante centimètres au-dessus de l’eau. Ensuite, il y avait une surface inclinée à quarante-cinq degrés, également en ciment et de trente centimètres de large environ. Enfin, le palier, cimenté lui aussi, qui précédait l’escalier. Celui-ci s’élevait sur une berge de terre inclinée très fortement et haute de trois mètres approximativement.
  
  Hubert s’approcha à toucher la paroi et leva le bras droit. Il atteignit tout juste le palier avec le plat de sa main. Il tenta de se soulever. Mais il ne pouvait exercer aucune prise. Dès que la poussée de l’eau ne fut plus suffisante sur son corps, en partie émergé, il retomba. Il fit la planche pour souffler un peu et réfléchir.
  
  Le simple effort qu’il venait de faire l’avait fatigué plus qu’il ne l’aurait pensé. L’effet de cette maudite drogue qu’on lui avait fait prendre était loin d’être dissipé.
  
  Il se reposa quelques minutes et se remit à nager en longeant le bord à environ un mètre de distance. La nuit s’éclaircissait rapidement. Il pouvait distinguer maintenant les diverses aspérités de la paroi de ciment.
  
  Après avoir parcouru lentement une vingtaine de mètres, il trouva enfin ce qu’il cherchait. Du ciment rongé sortait une barre de fer à béton, à dix centimètres environ au-dessus de l’eau.
  
  Il saisit la barre pour éprouver sa solidité. Légèrement tordue, elle émergeait du ciment qui s’était désagrégé à cet endroit. Il la serra avec force dans sa main gauche, prit de l’élan et se souleva brusquement en équilibre sur son bras tendu. Il avait lancé en même temps son bras droit en avant. Il n’y avait pas de palier à cet endroit après le plan incliné et il put saisir une touffe d’herbe.
  
  Se soutenant sur son seul bras gauche, le corps incliné en avant pour épouser fidèlement le plan incliné de ciment, il se fatiguait très vite. Il luttait de toute sa volonté contre l’engourdissement qui l’empêchait de faire jouer normalement ses muscles. Avec une lenteur calculée, faisant porter tout son poids sur son bras gauche et n’usant de sa prise de droite que pour assurer son équilibre instable, il souleva lentement sa jambe droite et réussit à poser son genou sur le plan incliné. Il souffla un peu. Puis, doucement, prenant garde de ne faire aucun faux mouvement, il réussit à se sortir complètement de l’eau et à s’allonger sur la pente de ciment. Tout le poids de son corps reposait encore sur son seul bras gauche. Il sentait, dans sa main droite, la touffe d’herbe qui se déracinait lentement. Plaqué au ciment aussi totalement qu’il le pouvait, il chercha une nouvelle prise.
  
  Il réussit.
  
  Il se reposa un instant pour reprendre des forces. Sa volonté elle-même avait été émoussée par le narcotique. Un étrange désir de renoncement le saisissait, contre lequel il devait lutter de toutes ses forces. Il serrait les dents pour ne pas se laisser aller.
  
  Avec sa main droite, il se mit à creuser la terre juste au-dessus du ciment. Il fit ainsi deux trous à quarante centimètres d’intervalle environ, deux trous qui devaient lui assurer une prise suffisamment solide sur la crête du revêtement de béton.
  
  Il pivota lentement, amena son genou gauche sur la barre de fer, ce qui lui permit de libérer sa main correspondante, prit solidement son appui et se souleva sur les bras. Lorsque son pied eut remplacé son genou sur la barre de fer, il sut qu’il était sauvé.
  
  Il continua à se hisser ainsi de cette façon sur la pente de terre à quarante-cinq degrés. Il toucha enfin le sommet et se laissa rouler sur le chemin. Une réaction se fit dans son organisme drogué. Il se mit à claquer des dents et à trembler de tous ses membres. De grosses larmes coulaient de ses yeux désorbités. Couvert de sang et de terre, il était pitoyable. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine haletante.
  
  Il se calma progressivement. Le jour était venu lorsqu’il se mit péniblement sur ses jambes.
  
  Il réalisa alors qu’il était nu, sanglant et sale. Il remonta, en titubant, le chemin. Vingt mètres plus loin, il s’arrêta. Un petit rire doux sortit de ses lèvres déformées. Bien rangés sur l’herbe, au faîte de l’escalier qui avait servi à le descendre, ses vêtements l’attendaient.
  
  Son chronomètre était posé avec soin dans une de ses chaussures ; il le consulta : quatre heures et demie. Il s’habilla le plus rapidement qu’il put et reprit sa marche.
  
  Il arriva à l’écluse. Le chemin obliquait sur la gauche et repartait sur la droite cinquante mètres plus loin après s’être éloigné du canal. Il aperçut bientôt une piscine et la reconnut. Il se trouvait à l’Isle-Adam.
  
  Il se rendit directement à la gare et attendit le premier train en dormant sur un banc.
  
  A sept heures et demie un taxi le déposa rue Croix-des-Petits-Champs, à son hôtel.
  
  Le portier l’arrêta au passage, dans le hall.
  
  — Il y a une dame dans votre chambre, dit-il.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Pourquoi dans ma chambre ? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.
  
  Le portier s’excusa :
  
  — Cette dame est la femme de votre ami, M. Dru. Je l’ai vue à plusieurs reprises avec vous et elle a voulu absolument vous attendre là-haut. J’ai cru bien faire.
  
  Hubert ne répondit pas. Il bondissait déjà vers l’escalier. Sonia venue le voir à cette heure insolite ? Serait-il arrivé malheur à Pierre ?
  
  Il ouvrit la porte et entra. La chambre était vide. La porte de la salle de bains s’ouvrit presque aussitôt. Sonia parut, vêtue uniquement d’un slip et d’un soutien-gorge, si minces qu’ils ne cachaient pratiquement rien de ses charmes.
  
  Elle parut surprise de voir Hubert ; puis, elle se lança dans ses bras, violemment secouée par de lourds sanglots. Il lui releva la tête avec une affectueuse tendresse.
  
  — Que se passe-t-il, Sonia ?
  
  Elle réprima ses sanglots et répondit d’une voix entrecoupée :
  
  — Pierre… Il est sorti en voiture vers quatre heures hier après-midi. Il n’est pas rentré. J’ai peur !… J’ai peur !
  
  Hubert sentit sa gorge se serrer. Que s’était-il passé ? Son ami n’avait-il pas été imprudent ?
  
  Il s’avisa tout à coup de la tenue de Sonia. Quelque chose se noua au creux de son estomac et son souffle devint plus court. Inconsciente des réactions qu’elle provoquait, Sonia se serrait contre lui avec la force de son angoisse. Il sentait sous ses mains sa peau nue et en respirait le parfum poivré.
  
  Il la repoussa brusquement et s’expliqua devant sa mine surprise et légèrement peinée.
  
  — Excuse-moi, petite fille, mais tu es terriblement désirable et je ne suis pas un eunuque. Il ne faut pas jouer avec ça. Pourquoi es-tu dans cette tenue ?
  
  Elle eut une expression bizarre :
  
  — Je n’avais pas fait ma toilette, ce matin, avant de quitter l’appartement pour venir te voir. Je ne savais que faire en t’attendant puisque je ne t’ai pas trouvé en arrivant. J’en ai profité pour me laver.
  
  Elle tourna curieusement la tête et plissa ses paupières pour le regarder en coin. Elle ajouta :
  
  — Et puis, après tout, je puis bien me montrer à toi ainsi. Tu m’as déjà vue nue, si je me souviens bien, et tu n’étais point si réservé.
  
  Hubert sentit un drôle de petit pinçon au cœur. Toutes les femmes étaient donc pareilles ? Il aimait bien Sonia.
  
  Il avait toujours existé entre eux, depuis qu’ils se connaissaient, une amitié légèrement amoureuse. Il comprenait maintenant qu’il y avait davantage que cela. Il était toujours resté sur une sage réserve à cause de Pierre, mais c’était pour lui maintenant une certitude qu’une entente physique tacite les avait toujours unis. Il se souvenait du curieux sentiment de satisfaction intérieure qui l’emplissait chaque fois que leurs regards se rencontraient. Il avait possédé Sonia une seule fois dans des circonstances dramatiques où sa propre vie était en jeu. Il s’était servi d’elle sans aucun scrupule pour sauver son existence menacée. Quelques jours plus tard, elle s’était fiancée à Pierre. Hubert avait trouvé cela assez inattendu. Pour lui. Sonia était une fille dont on faisait sa maîtresse mais que l’on n’épousait pas. Il n’avait pourtant rien fait pour dissuader Pierre de ce qu’il considérait personnellement comme une folie. Il était incontestable que Sonia n’était pas bâtie du bois dont on fait les femmes fidèles. On ne pouvait lui en vouloir. Elle avait été dotée d’un tempérament excessif qui ne pouvait subir aucune contrainte. Et une possession exclusive en amour devait être pour elle une contrainte. Hubert avait pensé tout de suite que Pierre serait tôt ou tard, et plus tôt que tard, un mari trompé. Cela ne l’avait pas attristé outre mesure. Hubert ne s’apitoyait pas facilement sur ce genre de choses. D’autres hommes, dont lui, avaient été trompés et n’en étaient pas morts pour cela.
  
  Mais il s’apercevait maintenant que Sonia était une menace vivante dressée contre l’amitié qui l’unissait à Pierre. Il comprenait qu’il n’avait jamais cessé de désirer cette femme et son code particulier de l’honneur lui interdisait de satisfaire ce désir. Pour Hubert, la femme d’un ami était une chose sacrée.
  
  Il se secoua et dit avec difficulté :
  
  — Habille-toi. Je vais prendre un bain et me changer et nous nous occuperons immédiatement de Pierre.
  
  Elle ne répondit pas et lui tourna le dos pour qu’il ne vît pas son visage soudain durci et la lueur cruelle qui s’était allumée un instant dans ses yeux pervers.
  
  Hubert passa dans la salle de bains et poussa soigneusement le verrou derrière lui…
  
  Il sortit du bain rafraîchi et ragaillardi. Lorsqu’il voulut brancher son rasoir électrique, il s’aperçut que le courant était coupé. C’était là une aventure qui lui était arrivée de nombreuses fois au cours de ses séjours en France. Aussi, à chaque fois qu’il venait dans ce pays, emportait-il un matériel de secours composé d’un blaireau, d’un savon à barbe et d’un rasoir « Gillette ». Il ouvrit la petite mallette de cuir plate qui contenait tous ses objets de toilette. Il trouva le blaireau et le rasoir mais ne put mettre la main sur le savon à barbe. L’avait-il oublié ? Pourtant il était à peu près certain de l’avoir vu lorsqu’il avait défait ses bagages en arrivant.
  
  Il ne perdit pas de temps en vaines recherches, ouvrit la porte et décrocha le téléphone pour demander qu’on lui montât un savon.
  
  Revêtue, Sonia était allongée sur le lit. Les sourcils froncés, les lèvres pincées, elle boudait. Hubert la considéra un instant et sourit. C’était encore une enfant. Il se pencha sur elle et la baisa gentiment sur le front.
  
  — On fait la paix ? demanda-t-il avec une moue engageante.
  
  Elle se détendit aussitôt et lui rendit son sourire. Puis, avant qu’il ait pu réagir, elle lui noua ses bras autour du cou et écrasa ses lèvres sur les siennes. Surpris par cette attaque brusquée, il perdit l’équilibre et tomba sur elle. Des jambes se nouaient déjà autour de lui. Il sentit avec terreur une véritable désintégration en chaîne partir du creux de son estomac et se propager en ondes puissantes à travers son corps subjugué. Allait-il succomber ? Allait-il trahir son ami ?
  
  Non ! ce n’était pas possible. Son esprit se révolta avec violence. Il se dégagea brutalement, dans un réflexe de colère irrésistible et il la gifla. Elle lui cracha au visage une injure de fille. Alors, il la saisit et s’asseyant sur le bord du lit, il la coucha sur ses genoux, la tête en bas. Puis, tranquillement, la maintenant de son bras gauche, il lui releva sa jupe. La traîtresse avait enlevé son slip. Il en fut un instant interdit. Mais, puisant une résolution nouvelle dans cette dernière duplicité, il leva sa main et entreprit de la fesser.
  
  Elle se mit à hurler. Il n’y prêta aucune attention et continua d’abattre sa main avec une régularité de métronome.
  
  Des coups sourds frappés au mur l’informèrent que les voisins commençaient à s’inquiéter. Il les ignora. Lorsque les coups cessèrent, il devina qu’ils avaient décroché le téléphone pour appeler la direction de l’hôtel. Il ne s’arrêta pas pour si peu. Sonia, maintenant, avait cessé de crier. Elle poussait des vagissements plaintifs. Ses fesses rondes et fermes à souhait prenaient peu à peu une belle teinte rouge vif.
  
  Il s’arrêta lorsqu’il comprit qu’elle y prenait du plaisir.
  
  Il la chargea sur son épaule, inerte et détendue et se dirigea vers la salle de bains.
  
  C’est à ce moment que le valet de chambre frappa à la porte et demanda d’une voix angoissée.
  
  — Que se passe-t-il, monsieur de la Bath ? Ouvrez !
  
  Sans s’occuper de cette intervention importune, Hubert s’approcha de la baignoire et y laissa glisser son fardeau. Puis il ouvrit en grand le robinet d’eau froide.
  
  Tirant sur les pans de sa robe de chambre pour corriger sa tenue, il se dirigea alors vers la porte et l’ouvrit. Au valet de chambre ahuri, il demanda simplement d’une voix glaciale :
  
  — Vous avez mon savon, Ernest ?
  
  
  -:-
  
  Hubert sortit son Lüger qu’il avait muni d’un silencieux avant de partir et sonna. La porte s’entrebâilla, retenue par une chaîne. Sans attendre, Hubert introduisit le canon de son arme dans l’ouverture. L’œil noir, qui de l’autre côté, le considérait, se rapetissa soudain.
  
  — Ouvre, intima Hubert d’une voix tranquille mais ferme. Sinon, je fais tout sauter.
  
  La porte s’ouvrit. Hubert entra, revolver au poing. L’homme était grand sec, athlétique. Il portait avec raideur une vieille tunique militaire de couleur sombre.
  
  — Que voulez-vous ? demanda-t-il froidement.
  
  Hubert remit son arme sous son aisselle. Il répondit avec un sourire :
  
  — Voir M. Dupont de Cussac, et tout de suite, je suis très pressé.
  
  Du même ton impersonnel, l’autre reprit :
  
  — Le colonel n’est pas là.
  
  Accentuant son sourire, Hubert rétorqua :
  
  — Il y sera pour moi.
  
  L’autre s’inclina.
  
  — Bien, monsieur. Il y sera…
  
  Il s’écarta et invita Hubert à pénétrer dans un salon austère ouvert sur le vestibule par de larges portes vitrées. Au moment où il passait devant lui, l’homme se baissa brusquement et Hubert se sentit projeté en l’air avec une force irrésistible. Il se reçut magnifiquement, avec un réflexe parfait de judoka bien entraîné et se retrouva sur ses pieds avant que son agresseur fût à nouveau sur lui. Il exécuta alors un pas de danse curieux et parfaitement réglé et l’homme, basculé par-dessus son épaule, alla atterrir à trois mètres de là sur un fauteuil Louis XIII. Déjà, Hubert l’avait rejoint et lui tordait le bras d’une prise imparable. Le tranchant de sa main s’abattit sèchement sur la carotide de l’homme.
  
  — Dites-moi, mon gaillard, est-ce une habitude chez vous d’assommer les gens qui vous ouvrent leur porte ?
  
  Hubert se retourna.
  
  Monoclé, vêtu d’une robe de chambre à brandebourgs, le colonel était debout dans l’entrebâillement de la porte. Sa main droite tenait fermement pointé sur les tripes de l’intrus un Mauser 9 mm.
  
  Sans se démonter, Hubert enchaîna :
  
  — Je suis bien content de vous voir, mon colonel. Je voulais vous parler et cet idiot s’y opposait…
  
  Dupont de Cussac le coupa :
  
  — Il ne faisait qu’exécuter mes ordres. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
  
  Dédaignant la menace du Mauser, Hubert fit un pas à la rencontre de I’ex-collabo.
  
  — Qui je suis ? Aucune importance pour l’instant. Ce que je veux ? Savoir ce qu’est devenu un grand garçon brun qui vous a rendu visite hier.
  
  Les yeux du colonel devinrent plus durs encore.
  
  — Vous êtes bien impertinent, mon garçon, reprit-il. Et reculez-vous, s’il vous plaît ; mon arme pourrait partir.
  
  — Je n’ai jamais eu peur d’une arme dont le cran d’arrêt était poussé sur la sécurité, dit-il.
  
  Dupont de Cussac ricana :
  
  — C’est un coup bien usé.
  
  Hubert n’était plus qu’à deux mètres et continuait d’avancer.
  
  — Vous l’aurez voulu, reprit le colonel en serrant les mâchoires.
  
  Il pressa la gâchette. On entendit un déclic ridicule…
  
  Il n’était pas encore remis de son étonnement que, déjà, Hubert lui tombait dessus.
  
  Un armlock au bras droit lui arracha un juron de douleur. Il laissa tomber son arme. Son bras était pris comme dans un étau. Il ne pouvait plus bouger. La voix calme de Hubert le surprit :
  
  — Toujours aucun souvenir de mon ami ?
  
  Il répondit avec colère par une injure obscène. Son monocle tomba et il se sentit brusquement désemparé. Hubert accentua sa pression. La douleur devint insupportable.
  
  — Toujours pas de souvenir ?
  
  L’homme ne répondit pas.
  
  — Je regrette pour vous, reprit Hubert, mais je suis pressé.
  
  M. Dupont de Cussac vit alors son adversaire se ployer brusquement en deux. Une douleur fulgurante éclata dans son bras, lui déchira l’épaule. Il perçut en même temps un craquement qui lui parut venir d’ailleurs. Hubert le lâcha. Il tomba sur un genou… Stupide, les yeux hagards, il regardait son bras brisé.
  
  Très froid, le regard dur, Hubert demanda :
  
  — Alors ?
  
  Une lueur de meurtre passa dans les prunelles de l’ex-collabo. Il tenta de se soulever et de bondir sur son adversaire. Un coup de pied solidement appliqué dans le bas-ventre le rejeta sur le parquet, hurlant de douleur.
  
  Les mâchoires serrées, impitoyable, Hubert pensait à Nadia Baranaya que l’on avait trouvée morte un matin au Waldorf ; en ce moment, Pierre était lui-même en danger. Des souvenirs plus lointains lui revinrent à l’esprit ; des souvenirs de tortures et de morts. Une haine le souleva contre le Nazi qui se tordait à ses pieds. Il lui allongea un nouveau coup dans les côtes.
  
  — Tu vas parler, ordure ?
  
  L’autre se laissa rouler sur le dos. Il paraissait immense. Une légère bave coulait de ses lèvres bleuies et tordues par la douleur. Il articula péniblement :
  
  — Votre ami a été arrêté hier après-midi par la police française. Si vous ne me croyez pas, voyez le journal, sur le guéridon.
  
  Hubert obéit. Il trouva facilement l’entrefilet :
  
  UNE BELLE PRISE
  
  
  
  « Hier après-midi, vers quatre heures, des agents cyclistes qui effectuaient une ronde au bois de Boulogne, ont arrêté au péril de leur vie un dangereux gangster qui venait d’attaquer deux inoffensifs promeneurs. Sous la menace de son arme, il s’était fait remettre leurs portefeuilles.
  
  « Le bandit, qui circulait au volant d’une Talbot Lago-Record Grand-Sport, était porteur de papiers d’identité au nom de Pierre Dru.
  
  « Les policiers de la brigade criminelle qui ont interrogé le gangster toute la nuit sont persuadés que cette identité est fausse et que l’homme est un des chefs, sinon le grand chef du gang qui, depuis quelques années, poursuit son action criminelle dans notre capitale.
  
  « On s’attend à des rebondissements imprévus. »
  
  
  
  Hubert fronça les sourcils. Que pouvait bien signifier cette histoire ?
  
  Il fallait agir et agir vite, avant que Pierre ne soit déféré au Parquet et inculpé. Tant qu’il dépendait seulement de la police, tout était encore possible.
  
  Hubert allait partir lorsqu’il s’avisa que le valet se rendrait peut-être à la réunion nazie, la nuit suivante. Hubert ne pouvait pas courir le risque d’être reconnu.
  
  L’homme était toujours inanimé. Il l’attrapa par un bras et le tira près du corps allongé de M. Dupont de Cussac qui geignait doucement, couché sur le ventre. Il ramassa le Mauser en prenant soin de le saisir à travers son mouchoir.
  
  Il se baissa sur le valet et lui replia une jambe de façon à placer son pied bien à plat sur le sol dans une position normale. Il visa, à cinquante centimètres environ au-dessus, et tira. Du pied, traversé de part en part, du sang se mit à couler.
  
  Hubert replaça le Mauser sur le sol, à proximité du bras brisé de l’ex-colonel. Ainsi, on pourrait penser que le maître avait menacé son valet de son arme, que ce dernier lui avait brisé le bras en essayant de le désarmer, mais que le coup était parti dans la lutte. Et le valet ne serait certainement pas en état de venir le soir même à la réunion fasciste.
  
  Il jeta un dernier coup d’œil sur la scène, et renversa encore un fauteuil, pour parfaire le tableau. Puis il quitta l’appartement sans oublier de saisir la poignée de cuivre de la porte à travers son mouchoir.
  
  Arrivé sur le trottoir, il héla un taxi et se fit conduire rue des Saussaies, à la Sûreté nationale.
  
  Il demanda à être reçu par le commissaire principal Delorme, de la Surveillance du Territoire, c’est-à-dire du contre-espionnage. Le commissaire principal Marcel Delorme était un petit homme rondouillard. Son crâne chauve luisait comme une boule d’escalier entretenue avec soin. Il avait environ la quarantaine. Hubert l’avait connu en 1943, lors d’une mission effectuée dans la région de Toulouse. Le petit homme, qui était alors adjoint au responsable départemental des M.N.R.S. pour la Haute-Garonne, avait été désigné pour assister Hubert dans sa tâche. Les souvenirs qu’ils possédaient en commun leur permettaient de se demander l’un à l’autre les services les plus difficiles.
  
  Une demi-heure après son arrivée, Hubert repartait satisfait. Delorme avait téléphoné au commissaire divisionnaire chef de la brigade criminelle de la préfecture de police. Il lui avait assuré que Pierre Dru était un des meilleurs agents du contre-espionnage français et que le délit pour lequel il avait été arrêté avait été réalisé en service commandé. Les inspecteurs de la Criminelle avaient justement été intrigués par le fait que les « victimes » de Pierre Dru ne s’étaient pas présentées. Un sondage effectué au Service des cartes grises avait permis de constater que le numéro minéralogique de la traction, relevé machinalement par un des agents, était faux. La vérification des papiers d’identité trouvés dans les portefeuilles « volés » par Pierre avait amené une surprise identique.
  
  Le commissaire divisionnaire avait promis instantanément à Delorme de faire relâcher Pierre Dru sur-le-champ.
  
  En sortant du ministère, Hubert entra dans un café, téléphona à Arsène et lui apprit que son maître allait rentrer sans tarder. Il le pria de faire savoir à Pierre qu’il passerait le voir chez lui avant midi.
  
  Il marcha jusqu’au boulevard Malesherbes et reprit un taxi.
  
  Rien n’avait marché comme il l’aurait souhaité. Il avait espéré obtenir les premiers renseignements sans donner l’éveil à l’adversaire. Mais celui-ci avait réagi, et brutalement.
  
  Hubert pensait, en raison du caractère particulier de certaines instructions contenues dans la convocation qu’il avait trouvée chez la comtesse de Sarcelles, que les cérémonies fascistes qui devaient avoir lieu dans la nuit à venir étaient réservées aux jeunes. Il était donc à peu près certain que Mme Martin-Saulnier n’y assisterait pas. Il en était beaucoup moins sûr pour Mme de Sarcelles. Il y avait toutefois une chance en ce qui la concernait : c’était une très grande dame et qui devait occuper un rang élevé dans la hiérarchie de « Force Noire ». Il était probable qu’elle n’irait point se commettre dans ces manifestations destinées à la « masse ».
  
  Dupont de Cussac et son valet seraient tous deux à l’hôpital.
  
  Il ne restait donc que Simone, l’innocente soubrette de Mme Martin-Saulnier, qui pourrait assister à la cérémonie et constituer un danger pour Hubert, puisqu’elle le connaissait.
  
  Il fallait donc neutraliser Simone et l’empêcher de se rendre à la convocation.
  
  Mais comment savoir où devait se tenir cette réunion ? Hubert n’avait pu mettre la main sur le complément d’instructions annoncé dans la première convocation. S’il ne l’avait pas découvert avant dix-sept heures, Simone pourrait alors lui être nécessaire pour le guider.
  
  Le problème paraissait difficile à résoudre.
  
  Le taxi s’était arrêté dans une rue paisible, proche de la place Victor-Hugo.
  
  Hubert descendit de voiture et jeta un coup d’œil curieux sur l’immeuble. C’était un hôtel particulier de fort belle apparence. La porte, cloutée de bronze, ne portait aucune indication. Il pressa le bouton de sonnette.
  
  La porte s’ouvrit sans bruit. Une jeune femme blonde, très institutrice de province, l’invita du geste à entrer. Elle portait un tailleur noir très strict. De fines lunettes d’or donnaient un aspect sévère à son visage régulier. Elle questionna :
  
  — Monsieur de la Bath ?
  
  Hubert acquiesça du chef. Cette fille l’intriguait.
  
  Elle reprit :
  
  — Madame vous attend ; si vous voulez me suivre.
  
  Elle le précéda dans un escalier de bois, magnifiquement entretenu et recouvert d’un épais tapis. Au premier étage, ils traversèrent un vaste palier. Une épaisse moquette recouvrait le parquet.
  
  Il la suivit dans un nouvel escalier, plus étroit La fille avait aussi de belles jambes.
  
  Ils débouchèrent dans un couloir aux dimensions restreintes. Elle frappa discrètement à une porte qui se trouvait sur la gauche. Une voix de basse légèrement rauque, qu’il connaissait bien, répondit :
  
  — Entrez !
  
  Il remercia son guide, entra, referma la porte derrière lui. La pièce était un vaste bureau, moderne et confortable.
  
  Carmen se tenait debout près de la fenêtre, appuyée négligemment au mur. Ses cheveux splendides, d’un noir incomparable, tombaient en vagues souples et brillantes sur ses épaules. Ses beaux yeux sombres et luisants semblaient absorber le visage étroit qui se terminait en pointe par un menton têtu. La bouche était petite, sensuelle et cruelle à la fois. Le nez long, aux narines mouvantes, dénonçait le tempérament excessif.
  
  Elle était vêtue d’un pantalon de gabardine noire et d’un maillot de fine laine de même couleur. Étroitement moulés, ses seins, extraordinairement longs et pointus, lançaient un permanent défi aux lois de la pesanteur.
  
  Elle traversa la pièce d’une démarche souple et étudiée. Elle souriait et ses yeux brillaient de plaisir.
  
  — Hubert ! mon vieux pote !
  
  Elle lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa sur la bouche. Hubert l’attira contre lui.
  
  Elle se dégagea doucement en lui montrant d’un mouvement de tête une femme sans âge qui épluchait des livres de comptes dans un coin de la pièce et enchaîna :
  
  — Je suis si contente de te voir ! Viens par ici, que nous puissions bavarder.
  
  Il remarqua qu’elle avait affiné son langage.
  
  Ils sortirent et elle le fit entrer par une autre porte, au fond du couloir. La pièce tenait du boudoir et du coin de lecture. Une bibliothèque grillagée occupait tout un pan de mur. Dans le coin opposé, un lit de repos, recouvert d’une couverture de fourrure épaisse, offrait une tentation permanente au farniente, ou à autre chose. Des fauteuils bas et profonds entouraient une table ronde et courte sur pattes. Un autre pan de mur était occupé par un bar.
  
  Elle arrangea des coussins sur le divan, l’invita à y prendre place, tira du bar une bouteille de whisky, emplit des verres et vint s’installer près de lui.
  
  — J’ai besoin de Stéphan, dit-il simplement.
  
  Elle le regarda, prit un temps et fit :
  
  — Ah !…
  
  Puis elle ajouta, comme une chose sans importance :
  
  — Nous ne sommes plus ensemble…
  
  Hubert la regarda. Il ne réagit pas. Elle poursuivit :
  
  — Nous ne sommes plus ensemble, mais nous nous voyons toujours. Il est mon associé, ici.
  
  Il en profita pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.
  
  — Et qu’est-ce que vous faites, ici ?
  
  Elle rit, d’un rire sensuel et profond qui le troubla.
  
  — Mais c’est un club de lecture. Un club ultra-chic ! Nous n’acceptons que des gens triés sur le volet, mon cher.
  
  Son rire s’accentua pour cesser brusquement. Elle reprit, un ton au-dessous :
  
  — Puisque tu as deviné que le club n’était qu’une couverture, ne peux-tu deviner aussi ce qu’il couvre ?… C’est un « clandé », tout simplement.
  
  Hubert ne parut pas surpris. Il dit seulement :
  
  — C’est scabreux !
  
  Elle eut un sourire malin.
  
  — Qu’est-ce que tu crois ? J’ai un « condé ». Je ne risque rien.
  
  Il leva un sourcil.
  
  — Un condé ? Ça se paie généralement d’une drôle de façon.
  
  Son visage devint dur ; elle reprit vivement :
  
  — C’est pas ce que tu crois. C’est la « S. T. » qui m’a filé le condé. Je dois seulement leur donner des renseignements sur la Défense nationale. De temps en temps, ils m’envoient une légume. Il y a des micros dans les chambres : on peut enregistrer les conversations. J’ai des filles triées sur le volet : elles savent comment s’y prendre. Mais je les ai prévenus ; qu’ils me demandent jamais de donner quelqu’un ; je ne marche pas.
  
  Hubert sourit. Carmen, ex-fille de joie de Montmartre, devenue patronne d’une « maison » soutenue officiellement, et collaboratrice du contre-espionnage français ! Cette idée l’amusait.
  
  Elle reprit :
  
  — Alors, tu veux voir Stéphan ? T’as un coup de chien en perspective ?
  
  — Oui, pour cette nuit.
  
  — On peut savoir ?
  
  — Non.
  
  Elle n’insista pas et ne parut nullement vexée. Elle lui pinça le menton d’un geste espiègle et se leva.
  
  — Je vais m'habiller et t’accompagner, dit-elle. Tu ne le trouverais pas tout seul. Il n’a pas de bureau, tu sais.
  
  D’un placard, dissimulé dans le mur, elle tira un tailleur sombre et un corsage blanc en albène qu’elle posa sur un fauteuil.
  
  — Tu vois que nous avons bien utilisé les cinq briques que tu nous a données l’an dernier pour le coup de main qu’on t’avait apporté. T’as été chic ; je le dis toujours à Stéph. Parce que, au fond, t’as retrouvé les documents sans nous et t’aurais très bien pu rien dire. Aussi, tu sais, Stéph te voit beau, j’aime mieux te le dire. Tu peux lui demander n’importe quoi, il se mettra en douze pour toi.
  
  D’un geste net, elle avait dégrafé et fait glisser son pantalon. Ses jambes étaient longues et bien galbées. Hubert se souvint qu’un an plus tôt il les avait trouvées un peu maigres.
  
  Elle saisit le bas de son pull et l’ôta. Elle ne portait pas de soutien-gorge.
  
  — Évidemment, poursuivit-elle, ça a pas suffi. Il a fallu en trouver d’autres. Stéph avait un peu d’économies…
  
  Hubert rit doucement en pensant à la façon dont Stéphan avait dû gagner ses « économies ». Elle se tourna vers lui – ses yeux brillaient.
  
  Il dit, d’une voix légèrement étranglée :
  
  — Sais-tu que tu es très bien fichue ?
  
  Il se leva et s’approcha d’elle avec un air de fausse indifférence. Cette fille aurait enflammé une poudrière à un kilomètre.
  
  Elle le regarda venir avec une flamme sombre dans les yeux, mouilla ses lèvres de sa langue pointue. Brusquement, sa respiration devint plus rapide. Elle leva les bras et s’étira avec une langueur lascive. Un pli voluptueux creusait sa taille. Elle demanda :
  
  — Quelle heure as-tu ?
  
  Hubert jeta un rapide regard sur sa montre.
  
  — Onze heures dix…
  
  Carmen fit un pas à sa rencontre. Il pouvait la toucher.
  
  — Nous ne trouverons pas Stéphan avant midi, dit-elle.
  
  Il avança ses mains, les posa sur les hanches de la femme. Un frisson les parcourut et elle fut brusquement contre lui.
  
  
  -:-
  
  Ils trouvèrent Stéphan dans un bar de la rue Germain-Pilon.
  
  Stéphan était un rude gaillard. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix, accusait cent kilos et portait superbement une tête énorme, une tête rabelaisienne au visage raviné, à la peau rubiconde et percée de trous minuscules comme une passoire. Son nez, étrange tubercule aux protubérances inattendues, était d’une couleur indéfinie, qui pouvait cependant s’apparenter sans risque avec celle de l’aubergine.
  
  Les yeux petits, trop rapprochés, lents à se mouvoir, ressemblaient à deux pierres d’onyx qui auraient perdu leur éclat.
  
  Il portait ses cheveux très courts et curieusement frisés.
  
  Il se leva brusquement en apercevant Hubert.
  
  — Ah ça, alors ! dit-il d’une voix joyeuse, c’est mon pote ! Qu’est-ce que tu fous là, espèce de vieille noix ?
  
  Il serra les mains de Hubert à les briser.
  
  — Qu’est-ce qui t’amène ? T’as besoin d’moi ? J’suis prêt.
  
  Il étendait devant lui, comme pour un serment, sa grosse main lourdement baguée.
  
  Hubert sourit. Il répondit :
  
  — Oui, je vais avoir besoin de toi ; probablement cette nuit. Du bon boulot. Il n’y aura peut-être rien à faire, mais si ça se déclenche, ça sera sérieux. Il vaudra mieux que tu sortes tes mains de tes poches.
  
  Stéphan prit un air farouche.
  
  — J’suis pas manchot, t’sais ! t’as déjà vu ; c’était pas du bon boulot, soigné et tout ?
  
  Carmen intervint :
  
  — T’as pas trop de bleus, non ? Vaut mieux pas te vanter va, si je n’avais pas été là…
  
  Il explosa :
  
  — De quoi ? Non mais, t’entends c’te morue ? Tu me fais mal, tiens ; fous-moi la paix, veux-tu ? M’embrouille pas… Non, mais qu’est-ce que ça se croit ?
  
  Hubert s’interposa :
  
  — Allons, allons, vous n’allez pas vous disputer ! Écoute-moi, Stéphan, je suis très en retard sur mon horaire…
  
  Carmen émit une toux discrète qui passa inaperçue.
  
  — … Je voudrais te voir cet après-midi à quatre heures et demie. C’est possible ?
  
  Stéphan fit un grand geste :
  
  — Tout est possible, dit-il avec une emphase superbe.
  
  Hubert reprit :
  
  — Prends tes dispositions pour avoir deux types décidés pour ce soir ; pas des demi-portions ; tu vois ce que je veux dire ?
  
  — Dac. J’ai c’qui faut ; des durs, des vrais.
  
  — Alors, à cet après-midi à quatre heures et demie, à mon hôtel. D’accord ?
  
  — D’ac. T’es mon pote, j’te dis.
  
  Hubert lui serra la main et prit congé.
  
  Il était plus d’une heure lorsqu’il arriva avenue Rapp. Pierre était là.
  
  — Alors, vieux frère ? Qu’est-ce que tu fiches ? Encore une belle blonde ?
  
  Hubert sourit.
  
  — Non, dit-il, elle était brune, très brune.
  
  Ils se serrèrent la main avec une force affectueuse.
  
  — Entrons là, dit Pierre. Nous avons le temps de bavarder un peu, le déjeuner attendra.
  
  Ils prirent place dans les profonds fauteuils de cuir. Pierre raconta par le détail ses aventures de la veille. Hubert parla à son tour. Lorsqu’il eut terminé, il conclut :
  
  — En fait, nous ne sommes guère plus avancés qu’hier matin. Tout ce que nous savons, c’est qu’une réunion fasciste doit se tenir cette nuit dans une localité de banlieue ; mais nous ignorons où, ainsi que les moyens de nous faire admettre dans les réjouissances. Et je ne vois pas du tout comment nous pourrions savoir cela avant ce soir…
  
  Il resta quelques instants silencieux et reprit :
  
  — Il y aurait peut-être un moyen… qui ne me plaît pas beaucoup mais on n’a pas le choix. Je vais retourner voir Delorme et vider le paquet. Je lui promettrai de lui donner des renseignements s’il m’apprend ce que j’ignore. Lui, doit savoir… Et s’il sait, je vais avoir besoin de lui pour autre chose…
  
  Ils déjeunèrent seuls ; Sonia, se disant souffrante, avait refusé de venir à table et de voir Hubert. Pierre était persuadé que c’était l’inquiétude qu’il lui avait causée qui avait ainsi retourné sa jeune épouse.
  
  Hubert se sentit beaucoup mieux après avoir déjeuné. Il n’avait rien pris depuis la veille et les divers exercices auxquels il s’était livré l’avaient fatigué.
  
  Le commissaire principal Marcel Delorme les reçut immédiatement.
  
  Pierre remercia le policier de l’avoir sorti des griffes de la préfecture de police. Hubert lui exposa rapidement ce qu’il attendait de lui.
  
  Le commissaire fut très net et répondit :
  
  — Je possède les renseignements que vous recherchez. Je veux bien vous les donner, mais, en échange, je vous demanderai de me passer tout ce que vous recueillerez de votre côté. Puisque vous avez l’autorisation de vos chefs, m’avez-vous dit.
  
  Hubert promit de ne rien cacher au policier français. Il ajouta :
  
  — J’ai un autre service à vous demander. Je voudrais que la servante de Mme Martin-Saulnier soit rendue indisponible pour cette nuit. Je ne tiens pas à être reconnu.
  
  Delorme accepta.
  
  — Rien de plus facile, dit-il. Nous allons la retirer de la circulation pour vingt-quatre heures. Vérification d’identité…
  
  Il sourit, puis parut se souvenir brusquement d’une chose importante.
  
  — Ah, dit-il, vous ne serez vraisemblablement pas le seul observateur ce soir. Connaissez-vous un nommé Franck Waites ?
  
  Hubert fronça les sourcils dans un puissant effort de mémoire.
  
  — Oui, dit-il, je me souviens de ce nom-là… Ah !… je ne connais pas l’homme, mais j’ai entendu prononcer son nom, l’an dernier, à l’occasion d’une affaire de trafic d’armes. Je ne sais rien de plus sur lui.
  
  Le commissaire reprit :
  
  — Franck Waites est un bonhomme curieux, encore une énigme pour nos Services. Nous sommes à peu près persuadés qu’il travaille pour le Kominform, mais nous ne pouvons pas le prouver. Voici quelques jours, j’ai questionné l’I.S., qui l’avait employé avant guerre. J’attends la réponse.
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous croyez, demanda-t-il, que le bonhomme sera ce soir à la réunion ?
  
  — Non, dit Delorme, pas lui, et pour une excellente raison. Il est noir de peau. Mais il a reçu ce matin M. John Ryzpcky, agent soviétique connu et étiqueté. Si quelqu’un y va, ce sera celui-ci, vraisemblablement…
  
  Le policier fit une pause. Il se renversa légèrement sur sa chaise et croisa ses mains aux doigts gras et courts sur son ventre rebondi. Ses gros yeux brillaient de malice. Il eut une aspiration sifflante entre ses dents et reprit :
  
  — Mon rôle est de surveiller les agents des nations étrangères qui opèrent sur notre territoire. Tant qu’ils ne portent aucune atteinte directe à la sécurité du pays, nous les laissons faire. Nous évitons le plus possible de prendre parti et de favoriser l’un au détriment de l’autre. Il est bien évident toutefois que nous devons tenir compte de l’orientation du gouvernement. Nous sommes aussi des hommes et, s’il nous est interdit d’avoir des opinions personnelles, il nous est permis, par contre, d’avoir des « sympathies personnelles »… Voici quelques années déjà, nous avons combattu ensemble, Hubert. J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour vous, même quand je n’approuvais pas vos méthodes… quelquefois trop directes, à mon goût. C’est pourquoi je vous dis : Hubert, méfiez-vous, Franck Waites s’intéresse à vous. Vous avez été filé par un de ses hommes toute la journée d’hier. Il a forcément compris que vous vous intéressiez à « Force Noire ». L’homme est retors. Vous connaissez mieux que moi les méthodes employées par tous les agents secrets du monde, même lorsque leurs pays sont alliés. Un croc-en-jambe est vite donné. Vous me comprenez ?
  
  Hubert sourit avec finesse.
  
  — Je vous comprends parfaitement. J’ai moi-même donné de ces… crocs-en-jambe, lorsque je l’ai estimé nécessaire.
  
  — Je sais, dit Delorme sans amertume.
  
  Hubert reprit :
  
  — Je vous remercie. Je me garderai.
  
  Ils discutèrent ainsi un long moment encore. Delorme donna à Hubert des renseignements précis sur le lieu de la cérémonie qui devait réunir certains adhérents de « Force Noire » dans la nuit qui allait suivre. Il lui indiqua également le mot de passe ou, plus exactement, les documents de passe. Ils se quittèrent vers quatre heures, enchantés de leur conversation.
  
  Pierre et Hubert remontèrent dans la Talbot et se dirigèrent vers le Louvre.
  
  Le propriétaire de l’hôtel vint au-devant de Hubert et lui dit :
  
  — Il y a là un monsieur qui demande à vous voir. Il est au bar. Une dame a téléphoné. Mme Carmen… elle voudrait que vous la rappeliez.
  
  Hubert remercia. Il se doutait de ce que Carmen désirait ; elle attendrait.
  
  Ils pénétrèrent dans le bar, à gauche dans le hall de l’hôtel.
  
  Stéphan était là. L’air faussement désinvolte, il sirotait un pastis avec un maintien digne, en rapport avec le cadre et le milieu. Il tendit la main à Pierre.
  
  — Comment allez-vous ? demanda-t-il. J’suis content de vous voir.
  
  Pierre fit la grimace sous la force de l’étreinte. Stéphan se retourna vers Hubert.
  
  — Bonjour, monsieur de la Bath. Vous voulez prendre un verre ?
  
  Hubert rit franchement.
  
  — Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il. Tu as avalé un « manuel des bonnes manières » ?
  
  Stéphan, vexé, fronça les sourcils et bredouilla entre ses dents aurifiées :
  
  — T’fous pas d’moi, j’aime pas ça, t’sais. Si j’fais l'singe savant, c’est pour toi, t’sais. C’est pas pour t’porter tort dans la crèche. Alors m’embrouille pas ! j’aime pas ça, t’sais !
  
  Hubert le prit par le bras et l’entraîna vers une porte sur la gauche. Pierre les suivit en riant. Les fureurs de Stéphan le mettaient toujours en joie.
  
  Hubert se retourna vers le barman.
  
  — René ! vous nous servirez dans le petit salon.
  
  — Bien, monsieur de la Bath.
  
  La porte se referma sur eux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  
  ÇA TOURNE AU VINAIGRE…
  
  
  La Talbot s’arrêta doucement au bord du trottoir. Le moteur tournait au ralenti, sans bruit.
  
  Les deux hommes restaient silencieux. Pierre fumait. A chaque aspiration, une légère lueur éclairait son visage sombre dans la nuit tombante. Hubert, les yeux levés, regardait les étoiles qui s’allumaient timidement dans le ciel encore clair.
  
  Le sol brûlant vomissait la chaleur absorbée pendant le jour. L’atmosphère était étouffante.
  
  Pierre avança une main et coupa le contact.
  
  Hubert baissa la tête et regarda son chrono. Dans dix minutes, il serait onze heures. Il dit, doucement, comme une chose très naturelle :
  
  — On y va ?…
  
  Pierre ne répondit pas. Il fixa l’antivol et descendit. Hubert l’attendait déjà au bord du trottoir. Ils partirent côte à côte.
  
  Arrivés au milieu du pont, ils s’accoudèrent au parapet.
  
  La Marne ressemblait à une salle de spectacle après un banquet. Souillée, meurtrie, elle attendait avec une tranquille impatience que la nuit ait chassé jusqu’au dernier des importuns.
  
  Une barque glissait encore mollement sur l’eau noire. Des amoureux l’occupaient. Ils se serraient dans l’ombre complice, oubliant de ramer.
  
  Les deux amis reprirent leur marche.
  
  De l’autre côté du pont, à l’angle des deux routes, un bistrot était éclairé, et bruyant. Ils s’arrêtèrent devant la porte et regardèrent.
  
  Face à l’entrée, au milieu du bar, un groupe étrange s’animait.
  
  Le plus fort tournait le dos à la porte. Haut et très large, il portait sur un cou de taureau une tête énorme. Des boucles courtes et curieusement frisées débordaient de la casquette de toile verte qui le coiffait. Il était vêtu d’un bleu de chauffe.
  
  A sa droite, un type, long et sec, le regardait de ses grands yeux trop pâles, étrangement durs. Sa bouche était comme une boutonnière dans le parchemin du visage osseux. Les oreilles étaient trop larges et trop écartées. Il portait plaqués ses cheveux noirs. Lui aussi était vêtu d’un bleu de chauffe.
  
  Le troisième était petit, mais trapu. Son visage rond et rouge s’épanouissait sous une casquette américaine semblable à celle du plus fort. Ses gros yeux vairons étaient sans cesse en mouvement. Sa bouche béait sottement sur une denture ébréchée et noircie.
  
  Il portait, par-dessus son pantalon, une extraordinaire chemisette sans col. Cette pièce étonnante était taillée dans un tissu au dessin étrange où de larges fleurs mauves étaient posées sur un fond bleuté très clair et encadrées de traits noirs tracés en carrés. C’était là un vêtement difficile à porter, mais l’homme le portait bien. Il était ridicule, mais non risible. A vrai dire, il était superbe.
  
  Hubert poussa la porte. Le plus fort des trois hommes se retourna. Les petits yeux, fort rapprochés, s’animèrent un instant dans le visage rabelaisien.
  
  C’était Stéphan.
  
  Ils se dirigèrent tous vers le fond de la salle et prirent place autour d’une table au marbre douteux.
  
  Stéphan entreprit de faire les présentations. Il désigna le plus sec, au visage maigre et dit :
  
  — Celui-là, vous l’connaissez déjà, c’est « Bouche-cousue ». Pas besoin d’vous faire l’article. I'connaît son affaire.
  
  Il se retourna vers la chemise étonnante et continua :
  
  — Ç’ui-là, c’est « Dandy ». Y en a pas deux comme lui pour porter la toilette, comme i'disent. Il a pas l’air comme ça, mais faut pas s’y fier. Parole, il en a quéque part, et c’est accroché ! Vous verrez ça à l’autopsie, comme dit mon pote le toubib.
  
  Dandy sourit de toutes les dents qui lui manquaient et dit avec une rondeur familière :
  
  — Salut les gars !
  
  Bouche-cousue ne dit rien. Hubert se souvint qu’il n’avait entendu sa voix qu’une seule fois, alors qu’il venait de lui loger une balle dans la cuisse (3). Et encore, avait-ce été un effroyable juron. Bouche-cousue ne parlait jamais. Stéphan prétendait que c’était par timidité. Hubert était sceptique, mais n’avait jamais pu trouver une autre explication qui pût le satisfaire.
  
  Stéphan reprit :
  
  — On a reconnu les lieux vers six plombes. Y avait encore du populo. Le terrain se trouve à peu près à une borne d’ici sur la route de Sucy ; juste avant la ligne du dur. Y a une espèce de grande porte en fer où qu’y a des lettres dessus. Y a un chemin de terre qui conduit tout droit à des bâtiments abandonnés, au bord de la rivière. Sur la gauche, y a un grand terrain vague qui va jusqu’à la ligne du dur et qui suit la Marne. Ça fait à peu près un triang, comme y disent. Dans le terrain, y a des paquets de ronces un peu partout, surtout du côté de la flotte. Ça coupe la vue. J'liste en face, au milieu du jus, y a une île assez grande avec de grands arbres dessus ; si bien que d’l’aut’côté on peut rien voir de c’qui s’passe su’l’terrain. On a zieuté les bâtiments, les portes sont verrouillées. On a lorgné par les lucarnes, ça a tout l’air d’êt’vide. Près d’un baraquement y avait un grand tas de bois qu’était pas là d’puis longtemps, sûr et certain.
  
  Hubert avait écouté avec une grande attention les explications de Stéphan. Il dit :
  
  — Bon ; je vois à peu près comment c’est fichu. L’affaire est simple… Tu as expliqué à tes amis de quoi il s’agissait ?
  
  Stéphan secoua la tête.
  
  — J’ai rien expliqué du tout, dit-il. Z’ont pas besoin d’savoir où y vont. Avec moi, ils marchent les châsses bandées. Pas vrai, les potes ?
  
  Bouche-cousue ne dit rien. Dandy sortit immédiatement son sourire ébréché.
  
  — Pour sûr, mon gars !
  
  Il bombait le torse et tournait la tête de gauche à droite avec un air satisfait Il cracha par terre et ajouta sans raison apparente :
  
  — Tous des patates !
  
  Hubert fit une grimace et regarda Dandy.
  
  — Quoi ? demanda-t-il.
  
  Stéphan intervint. De sa grosse main, il sembla balayer le petit homme rondouillard. Il dit à Hubert d’un air entendu :
  
  — Te fais pas d’bile, mon p’tit pote. C’est un bon zigue. Dandy, mais i'pisse pas loin. I'grésille quèque-fois du trolley. T’fais pas d’bile, j’te dis. J’suis t’y pas là, moi ?
  
  Bouche-cousue restait impassible. Ses yeux trop pâles allaient de Pierre à Hubert sans jamais refléter une impression quelconque. Pierre ne pouvait le regarder en face sans se sentir mal à l’aise. Ce type-là avait des yeux de tueur.
  
  Ils s’interrompirent un moment : le temps que le patron leur servît à boire. Hubert avait commandé une bonne bouteille de beaujolais. Il professait que le beaujolais mettait le cœur en joie et rendait l’esprit alerte. Ils choquèrent leurs verres et burent un petit coup. Hubert reprit à l’adresse des deux comparses de Stéphan :
  
  — Voilà, c’est simple. Cette nuit, tout près d’ici, il y aura une réunion de Nazis.
  
  Dandy lança un jet de salive à trois mètres.
  
  — Tous des patates, dit-il d’un ton de total mépris.
  
  Il tira une cigarette de sa poche et la glissa entre ses lèvres grasses et gercées.
  
  Hubert, sans tenir compte de l’interruption, continua :
  
  — Ces salauds ont tué, voici quelques jours, une de mes amies. Cette fille savait quelque chose sur eux. Je veux découvrir ce que c’était. C’est pourquoi je vais m’introduire tout à l’heure dans cette réunion. Vous, vous serez chargés d’assurer mes arrières. Ils ont failli m’avoir la nuit dernière et je ne tiens pas à leur donner l’occasion de réussir un nouvel essai…
  
  Il marqua un temps. Pierre écrasa un mégot sur le marbre de la table. Bouche-cousue sortit une cigarette de sa poche et la tendit à Hubert.
  
  — Non merci, je ne fume pas, dit celui-ci.
  
  Sans un mot, Stéphan s’empara de la cigarette. Bouche-cousue ne dit rien et reprit son attitude imperturbable. Dandy posa avec soin son mégot sur le bord du marbre et cracha de nouveau un long jet de salive brune.
  
  — Tous des patates !…
  
  Excédé, Stéphan lui lança un coup de coude.
  
  — Ferme ça, gronda-t-il, tu nous les casses !
  
  L’autre le regarda, surpris et semblait-il peiné.
  
  — Ça va, mon gars, dit-il doucement. C’que j’en disais…
  
  Pierre riait. Hubert reprit :
  
  — Voici mon plan. A minuit moins le quart, je vais partir d’ici et me rendre au lieu de réunion pour y être vers minuit. Pierre me suivra avec Dandy. Ils resteront tous deux à proximité de l’entrée du terrain et se placeront de façon à voir sans être vus. D’accord ?
  
  — D’accord, dit Pierre.
  
  Dandy sourit avec un air ravi.
  
  — D’accord, mon gars !
  
  Hubert s’adressa à Stéphan.
  
  — Quant à toi, tu vas partir avec Bouche-cousue par le pont. En partant de l’autre rive par les moyens que vous voudrez, vous gagnerez l’île qui se trouve en face du terrain du port et vous y resterez jusqu’à ce que tout soit fini ou que j’appelle à l’aide…
  
  — Comment saura-t-on que tu es en danger ? demanda Pierre.
  
  Hubert fit un geste évasif.
  
  — Je ne vais pas me mettre à jouer de l’olifant, bien entendu. Si ça devient trop dur, je tirerai dans le tas et vous reconnaîtrez bien la voix de mon Luger.
  
  Stéphan dit :
  
  — J’ai des jumelles dans la bagnole. Je surveillerai l’cirque ; si j’te vois accroché, on s’transforme en commando d’débarquement.
  
  Hubert sourit et reprit :
  
  — Rendez-vous devant la gare de La Varenne une heure après que la cérémonie aura visiblement pris fin. Amenez les voitures. S’il n’y a aucun risque, je viendrai vers vous, sinon je prendrai le train et nous nous retrouverons alors à mon hôtel à huit heures demain matin. D’accord ?
  
  Ils opinèrent tous du chef.
  
  Hubert régla les consommations et ils sortirent.
  
  Hubert fila immédiatement sur la gauche dans la direction que lui avait indiquée Stéphan. Celui-ci et ses deux acolytes se dirigèrent vers une traction noire qui stationnait dans un chemin creux de l’autre côté de la route. Ils prirent chacun un sac de toile brune aux formes torturées.
  
  Stéphan et Bouche-cousue s’engagèrent sur le pont et Dandy rejoignit Pierre qui attendait près de la porte du bistrot.
  
  Hubert marchait d’un pas allègre sur le bas-côté de la route. Il était vêtu d’une culotte bleu marine et d’une chemise kaki. De grosses chaussettes de sport recouvraient ses mollets ; il était chaussé de mocassins de cuir naturel à fortes semelles.
  
  Il sentait le dur contact du Lüger sur sa cuisse droite.
  
  La route était bordée de villas sur la droite et il ne pouvait voir la rivière. Devant lui, des groupes marchaient. Il ralentit légèrement son allure.
  
  La nuit était claire. Il distingua bientôt le grand portique qui commandait l’entrée du terrain et continua d’avancer d’un pas décidé.
  
  Deux jeunes hommes, en short, gardaient l’entrée. Hubert s’avança et s’arrêta devant l’un d’eux.
  
  — Bonsoir, dit-il.
  
  Il ouvrit une poche de se chemise et en tira des papiers. Il tendit au garçon la convocation qu’il avait trouvée chez la comtesse de Sarcelles ; un billet de cent francs était épinglé dessus. Le garçon alluma un instant une petite lampe électrique. Hubert dit en détachant les syllabes :
  
  — M. de Charette a dit : dans le fond d’un vallon…
  
  Le garçon claqua des talons et répondit :
  
  — J’ai tué mon capitaine.
  
  Il fit signe à Hubert de passer.
  
  Pierre et Dandy arrivèrent devant le portique quelques minutes plus tard. Ils s’étaient arrêtés cent mètres avant et avaient vu Hubert pénétrer sans encombre. Ils continuèrent à marcher jusqu’au pont du chemin de fer qui franchissait la route. Là, ils obliquèrent brusquement sur la droite dans un chemin qui longeait le remblai. Ils firent quelques mètres et s’appuyèrent tranquillement au talus dans l’ombre propice d’un arbuste.
  
  Stéphan et Bouche-cousue arrivèrent rapidement devant l’île de l’autre côté de la Marne. De petits embarcadères particuliers, bordés de palissades blanches, descendaient au niveau de l’eau.
  
  Ils avisèrent une barque plate, munie de ses avirons, et descendirent lentement le talus.
  
  Bouche-cousue ouvrit son sac et en sortit une paire d’énormes pinces. Il attaqua la chaîne qui retenait l’embarcation.
  
  Stéphan avait saisi ses jumelles. Assis sur l’herbe, il scrutait consciencieusement les contours de l’île. Il fixa son attention un certain temps sur la pointe la plus rapprochée et remit les lunettes dans leur étui. Bouche-cousue lui fit signe qu’ils pouvaient partir. Il s’approcha de lui et dit à voix basse :
  
  — Y a un type qui gaffe dans l’île ; juste au bout le plus près. Tu vois, sous le grand arbre qui se couche sur la flotte. V’là c’qu’on va faire. J’vais monter tout seul dans l’chaland ; toi, tu vas t’foutre au jus et t’laisser traîner derrière. J’irai toucher un peu à droite pour faire bouger le gars. Toi, t’iras t’sortir à la pointe et tu t’rabattras sur lui. Pigé ?
  
  Bouche-cousue fit signe qu’il avait compris. Il se défit de son bleu de chauffe, le posa dans la barque, se laissa glisser dans l’eau.
  
  Stéphan prit place dans le léger bateau qui oscilla dangereusement sous son poids, saisit les rames et partit en direction de l’île sans prendre aucune précaution. Les deux sacs de toile étaient posés sur le fond à ses pieds. Il ramait sur un rythme régulier. Le choc des rames sur l’eau noire résonnait dans la nuit. Une rumeur confuse leur parvenait, qui semblait venir de l’autre côté de la rivière.
  
  Stéphan, qui se dirigeait vers le centre de l’île, sentit nettement la barque s’alléger au moment où Bouche-cousue se laissa aller. Il ralentit légèrement l’allure. Son regard aiguisé fouillait les ténèbres. Il ne voyait rien remuer ; pourtant, l’homme qui faisait le guet avait dû l’entendre approcher depuis un certain temps déjà. Sans doute venait-il à sa rencontre en se dissimulant pour le mieux surprendre.
  
  A deux mètres de la rive, il releva les rames et laissa glisser la barque qui vint heurter doucement la berge. Il fixa tranquillement la chaîne à une souche qui émergeait. Puis, il se pencha sur un des sacs et fit mine de s’affairer mystérieusement.
  
  Brusquement, Stéphan prêta l’oreille. Un râle sourd venait de se faire entendre, suivi d’un bruit mou de corps qui tombe. Il y eut de nouveau le silence. Puis un froissement léger de branches.
  
  Bouche-cousue apparut en haut de la berge et fit signe à Stéphan que la voie était libre. Celui-ci lui tendit les sacs et ses vêtements, puis se hissa sur l’île.
  
  Bouche-cousue revêtit son bleu de chauffe. Stéphan suivit son complice. Presque tout de suite, il aperçut le corps de l’homme allongé sans vie au pied d’un arbre. Ils allèrent jusqu’à l’autre extrémité de l’île pour s’assurer qu’il n’y avait point d’autre sentinelle. Rassurés, ils cherchèrent un poste d’observation sur la rive qui faisait face au terrain sur lequel devait se dérouler l’étrange cérémonie.
  
  
  -:-
  
  Hubert avait traversé tout le terrain vague. Il avait laissé les bâtiments sombres sur la droite et s’était dirigé vers des buissons épineux qui s’étendaient sur la gauche. De là venaient les voix qu’il entendait.
  
  L’étroit sentier qu’il suivait serpentait entre les buissons. Il arriva de l’autre côté. Un espace assez vaste s’étendait devant lui, jusqu’à la rivière. Il aperçut au milieu de l’eau le massif sombre de l’île où devaient prendre place Stéphan et son ami.
  
  Au milieu du terrain, une masse s’agitait. Des garçons en short et des filles en robe claire entouraient une pyramide noire qui s’élevait à plusieurs mètres.
  
  Hubert s’approcha et se mêla à la foule. Personne ne parut prêter attention à lui. Il vit alors que la pyramide était un bûcher.
  
  Des discussions animées se tenaient autour de lui. Il entendait des bribes de phrases :
  
  — Nous devons créer une Internationale fasciste…
  
  — Oui, mais quels pays ?
  
  — La Belgique, l’Allemagne, la France… tous les pays aryens.
  
  — Et l’Espagne ?…
  
  — Hum… la race… des moricauds !
  
  Hubert s’éloigna. Il opéra un mouvement tournant pour se rapprocher de la rivière. Il vit alors que les conjurés étaient massés en demi-cercle dont les deux extrémités touchaient la berge. Au centre, entre le bûcher et la rivière, s’élevait un monticule. Sur ce monticule se tenait un couple, immobile.
  
  Deux jeunes gens allumèrent des torches, s’approchèrent du couple et se figèrent dans un garde-à-vous impeccable.
  
  Le chef et sa compagne apparurent alors, en pleine lumière. L’homme était athlétique, grand, mince. Il portait avec superbe sur ses larges épaules une tête magnifique et dure. Il avait de la race et son attitude était pleine de morgue hautaine.
  
  La femme… Hubert l’avait reconnue immédiatement. Elle était très svelte, extrêmement jolie. Ses yeux immenses brillaient dans son visage étrange. Ses cheveux d’or coupés court accrochaient la lueur de la flamme. Elle était vêtue d’une robe de toile blanche aux lignes pures et simples.
  
  C’était la comtesse de Sarcelles.
  
  Le chef fit un signe. Le garçon à la torche pivota sur lui-même et se dirigea lentement vers le bûcher. Un autre garçon s’approcha et versa le contenu d’un jerrican sur les rondins.
  
  La torche s’abaissa. Une flamme claire jaillit haut dans le ciel. Dans un crépitement sec et continu, le bûcher s’embrasa.
  
  Le chef leva le bras. Un silence religieux s’établit. Hubert s’imagina un instant être transporté des siècles en arrière ; devant lui se déroulait une cérémonie druidique…
  
  La voix du chef s’éleva dans la nuit comme une incantation magique et solennelle.
  
  « Cette nuit, qui est en plein solstice d’été… à la même heure… sur tous les hauts lieux d’Europe… la même cérémonie se déroule… Camarades de combat…
  
  Camarades d’idéal… le culte de la race qui nous réunit… »
  
  Le ronflement des flammes couvrit un instant la voix. Hubert prêta l’oreille. Il entendit à nouveau :
  
  « Cette lumière est le symbole de notre idéal… de notre force à poursuivre la lutte. Le soleil que nous attendons dans la nuit la plus courte de l’année… éclairera, un jour, la route de notre victoire. Ce soir, dans toute la France, se déroulent quarante cérémonies semblables à la nôtre… comme chaque année, depuis 1947, à l’époque du solstice d’été… : »
  
  Dans un ensemble parfait, tous les conjurés levèrent le bras dans un salut fasciste impeccable. Hubert avait bien réagi et se tenait lui aussi figé, le bras tendu.
  
  Deux jeunes hommes avaient pris place près du brasier. Immobiles, les jambes écartées, les bras croisés sur la poitrine, ils montaient une garde virile.
  
  Un chant s’éleva : « Nous irons jusqu’à l’Oural. »
  
  Hubert se trouvait à peine à cinq mètres du chef et de sa compagne… Le couple apparaissait, de trois quarts, violemment éclairé par les hautes flammes du bûcher.
  
  Il régla discrètement le minuscule appareil photographique qu’il avait apporté ; distance : cinq mètres ; ouverture : 1,9 ; vitesse : 1/25.
  
  Il serra l’appareil contre sa ceinture pour l’immobiliser. Il cessa un instant de respirer et pressa le déclic. Il arma et opéra à nouveau. Il prit cinq clichés.
  
  Personne ne l’avait remarqué. Il ramassa l’appareil dans sa poche gauche.
  
  Maintenant, devant le bûcher, des comédiens improvisés déclamaient. Hubert reconnut des passages du « Maître de Santiago », de Montherlant.
  
  Il s’éloigna un peu de la zone lumineuse. Les autres s’écartèrent pour le laisser passer. Il pensa qu’il n’avait plus rien à apprendre là…
  
  Deux poignes d’acier lui immobilisèrent les bras. Une voix tranquille murmura à son oreille :
  
  — Ne fais pas d’esclandre où nous t’abattons comme un chien !
  
  Il choisit de céder et se laissa emmener.
  
  Ils contournèrent le groupe des conjurés et se dirigèrent vers les bâtiments de l’ancien port. Personne ne fit attention à eux…
  
  Ils passèrent derrière un baraquement. Des voitures étaient rangées. Hubert remarqua une splendide « Typhon » qui portait un numéro minéralogique anglais.
  
  Il passa à l’action. Violemment projeté en l’air, l’homme qui se trouvait à sa droite alla s’assommer sur le capot d’une voiture. Déjà, Hubert se retournait à gauche, esquivait un coup de crosse qui lui effleura l’épaule. Un craquement sec se fit entendre, et un cri de douleur. Le garçon s’écroula, le bras brisé net. Hubert le fit taire d’un violent coup de pied sur la tempe.
  
  Sans plus attendre, il prit sa course vers la rivière.
  
  Il vit l’homme lui barrer le chemin, trop tard. Ils roulèrent sur le sol, enlacés. Il tenta une prise. Mais l’autre avait réagi plus vite. Hubert se trouva soudain immobilisé par une élongation brutale du bras gauche. Le pied de son adversaire écrasé sur son cou lui causait une intolérable douleur.
  
  Il entendit des pas précipités. Il n’y avait pas de temps à perdre s’il voulait se tirer de là ; et plus de ménagements à prendre. Il tira son Luger.
  
  Le bruit de la détonation le fit sursauter, comme s’il ne s’y était pas attendu. Il sentit brusquement la prise lâcher, comme un arc brisé.
  
  Il était déjà sur ses pieds et repartait vers la rivière. Plus que dix mètres à franchir… Stéphan, dans l’île, couvrirait son passage.
  
  Il se retourna. L’homme n’était plus qu’à trois mètres. Le Luger tonna une seconde fois. L’homme s’abattit comme un lapin, tué net.
  
  C’est alors que son pied heurta une vieille tôle abandonnée sur le sol. Il trébucha, faillit se relever et s’allongea enfin de tout son long. Instinctivement, il avait ouvert les mains pour se recevoir. Son Lüger lui échappa…
  
  Les bras levés devant la gueule menaçante de l’arme braquée sur sa poitrine, il se mit sur les genoux et se releva lentement. Il avait perdu la partie. Il ne lui restait plus qu’à gagner du temps pour permettre à ses amis d’arriver. Ils devaient déjà foncer, alertés par les détonations.
  
  Une dizaine de jeunes hommes l’entouraient, silencieux et menaçants. Deux seulement étaient armés, qui le serraient étroitement.
  
  Ils s’écartèrent. Le chef s’avança, impassible, sans hâte. Son visage altier ne reflétait aucune émotion. Il considéra le prisonnier du haut de sa stature et dit simplement :
  
  — Amenez-le à ma voiture. Donnez l’ordre de dispersion immédiate. Chargez les corps dans une autre voiture qui partira vers Sucy. Vous les jetterez dans la Marne après avoir détruit tous les moyens d’identification.
  
  Hubert sentit qu’on lui tirait les bras en arrière. Des menottes enserrèrent ses poignets. On le poussa en avant, d’une bourrade.
  
  Un coup de revolver claqua brusquement de l’autre côté des bâtiments. Il y eut un court silence, épais et lourd comme de la poix. Surpris, les conjurés se regardaient, indécis. Une vague joyeuse souleva la poitrine de Hubert. Dans le même temps, une mitraillette commença d’égrener les notes claires de son ta-ca-tac. Puis une explosion brutale et rageuse. Une grenade !
  
  Un rire irrésistible secoua Hubert. Décidément, Stéphan ne regardait pas à la dépense !
  
  Il fonça tête baissée sur le premier venu et roula à terre. Le coup l’atteignit sur la base du crâne. Il perdit connaissance.
  
  
  -:-
  
  Au premier appel du Lüger, Dandy avait vidé son sac sur le sol et passé une mitraillette et des grenades à Pierre ébahi. Puis, ils avaient foncé.
  
  Stéphan et Bouche-cousue avaient littéralement sauté en l’air. Immédiatement, ils s’étaient lancés vers la barque, à travers l’île. Celle-ci était à peine large de dix mètres. Ils l’eurent vite traversée. Pendant que Stéphan tirait de toute sa force sur les avirons, Bouche-cousue, toujours muet et impassible, sortait tranquillement les armes des sacs de toile.
  
  Pierre et Dandy arrivèrent les premiers au contact. Un guetteur qui se trouva soudain devant eux fut abattu par Pierre d’un coup de Luger. Dandy, débouchant derrière un buisson, se trouva à dix mètres d’un groupe affolé. Il se laissa glisser sur le ventre et donna quartier libre à sa mitraillette.
  
  A cinq mètres de la rive, Bouche-cousue aperçut trois silhouettes qui se découpaient en ombres chinoises sur la lueur du bûcher. Il se baissa. Son bras décrivit un demi-cercle. Une formidable explosion effaça les ombres, dans une lueur fulgurante.
  
  Ce fut alors une fuite éperdue. Pris dans un véritable étau, les conjurés se sauvèrent dans la direction des bâtiments pour se mettre à l’abri des balles.
  
  Stéphan et Bouche-cousue prirent pied ; ils aperçurent Pierre et Dandy qui se lançaient à la poursuite des fuyards. Le ronflement suraigu des moteurs lancés à la hâte se fit brusquement entendre. Déjà, des voitures fonçaient à travers le terrain, vers la route.
  
  Dandy pointa son arme. Pierre hurla :
  
  — Non ! Hubert est peut-être dedans !
  
  Dandy baissa le canon menaçant. Il cracha brutalement. Sa réponse vint aussi incongrue qu’un pet au milieu d’un sermon.
  
  — Des patates !… Tous des patates !…
  
  Une ombre passa rapidement devant lui. Il pressa la gâchette. L’homme s’effondra comme un château de cartes. Dandy cracha de nouveau. Il reprit pour lui-même :
  
  — Des patates… tous des patates…
  
  Il fonça sur les talons de Pierre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  
  DES CHINOISERIES…
  
  
  Une gifle glacée frappa Hubert en plein visage. Il bascula brutalement en arrière. Le cœur lui monta aux lèvres.
  
  Il ouvrit les yeux. L’eau ruisselait devant son regard. Il sentit un filet de glace courir sur sa poitrine.
  
  Un petit homme noir se tenait immobile devant lui, un verre vide à la main. Il souriait. Ses dents, petites et bien rangées, étincelaient dans la blessure violette de ses lèvres. Il parla :
  
  — Vous m’excuserez, je pense, monsieur de la Bath, d’employer de tels moyens pour vous faire reprendre conscience. Mon temps est précieux, je ne pouvais attendre indéfiniment…
  
  Hubert était étendu sur le sol. Un poste de radio débitait un boogie-woogie endiablé. Le petit homme noir s’éloigna un instant. La musique cessa. Il revint près de Hubert, l’aida à se relever, le guida jusqu’à un fauteuil et l’y laissa glisser.
  
  Hubert prit un verre que lui tendit le petit homme noir et but. Une chaleur bienfaisante le pénétra. La douleur devint supportable. Il se redressa un peu.
  
  Deux cernes noirs marquaient ses poignets enflés et tuméfiés.
  
  Le petit homme restait debout devant lui. Il reprit :
  
  — Monsieur de la Bath, je vous connais et vous ne me connaissez pas…
  
  Hubert fit un effort. Il fut étonné d’entendre le son de sa voix. Il aurait très bien admis de ne plus pouvoir parler. Il dit :
  
  — Je vous demande pardon ; je vous connais, moi aussi.
  
  Le petit homme accusa le coup :
  
  — Vraiment, et qui suis-je donc ?
  
  Hubert parvint à sourire.
  
  — Vous êtes M. Franck Waites, dit-il. Vous faites le même métier que moi, mais pas pour le même patron.
  
  Franck Waites fronça un instant ses sourcils, mais sa mauvaise humeur ne dura pas. Il reprit son sourire et poursuivit :
  
  — Puisque nous nous connaissons si bien, nous avons intérêt, je pense, à jouer cartes sur table. Je vous tiens ici en mon pouvoir.
  
  Hubert fit un geste de la main et prit une mine stupéfaite :
  
  — Je croyais, dit-il, au contraire, que vous m’aviez tiré des griffes des Nazis. Je m’apprêtais à vous remercier pour un service que je n’aurais pas hésité moi-même à vous rendre en tant qu’agent d’un pays allié !
  
  Franck Waites accentua son sourire et rectifia doucement :
  
  — Ex-allié… Mais, je vous en prie, ne jouons pas sur les mots. Vous connaissez aussi bien que moi la règle du jeu. Vous me gênez, monsieur de la Bath.
  
  D’un ton très calme, Hubert demanda :
  
  — Voulez-vous dire par là que vous allez me… supprimer ?
  
  Franck Waites bondit comme sous le coup d’une insulte.
  
  — Non, mon cher, non… Je ne suis pas un assassin.
  
  J’ai, à ma disposition, un moyen légal de vous rendre indisponible. Il y a eu cette nuit, du côté de Chennevières, une petite tuerie à laquelle, il me semble, vous n’êtes pas étranger ? Qu’en pensez-vous ?
  
  Hubert fit une moue.
  
  — Vous me livreriez à la police ? C’est laid !
  
  Franck Waites sourit.
  
  Hubert réfléchissait, il reprit :
  
  — Et comment pourriez-vous prouver ma participation à ce petit jeu de massacre ?
  
  Le petit homme noir tira une Pall Mail d’un étui d’or, l’alluma avec des gestes mesurés, souffla une bouffée d’odorante fumée et continua :
  
  — Ce ne serait pas bien difficile. Il y a d’abord votre Lüger qui se trouve en ce moment en ma possession. Puis le jeune homme qui vous a ramené ici et qui travaille pour moi peut servir de témoin. Il assistait à la réunion en qualité de reporter pour un grand journal anglais. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Il souriait de toutes ses dents. Hubert fronçait les sourcils. Il changea de position dans le fauteuil et leva une main pour attirer l’attention de son interlocuteur.
  
  — Voudriez-vous dire que le garçon qui m’a emmené cette nuit dans sa voiture, une splendide « Typhon », est un de vos collaborateurs ?
  
  — Certainement.
  
  Hubert laissa échapper un sifflement admiratif.
  
  — Bigre ! dit-il. Vous vous mettez bien !
  
  Le petit homme noir se rengorgea.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Puis, brusquement, ses yeux se plissèrent.
  
  — Mais, dit-il, vous paraissez le bien connaître ?
  
  Hubert regardait attentivement le petit homme. Quelque chose se déclencha brusquement dans son cerveau. Il fonça :
  
  — Dame, mon cher, j’ai eu tout le temps de l’admirer cette nuit dans l’exercice de ses hautes fonctions nazies.
  
  Le petit homme serra les mâchoires. Il se redressa comme un coq sur ses ergots et siffla :
  
  — Mon cher, si vous voulez essayer de m’avoir, il faudrait trouver autre chose. Je suis sûr de mes agents !
  
  Une intense stupéfaction se peignit sur les traits de Hubert dans le même temps qu’une joie intense l’envahissait.
  
  — Comment ! reprit-il. Vous n’ignorez tout de même pas que votre ami tenait le rôle de meneur de jeu cette nuit à cette étrange cérémonie…
  
  Il tâta sa poche gauche ; son appareil y était toujours. Il le sortit et le tendit à Franck Waites.
  
  — Tenez, mon cher ami, j’ai pris cette nuit quelques clichés. Vous trouverez là-dedans la preuve de ce que j’avance.
  
  M. Franck Waites saisit machinalement l’appareil et se laissa glisser sur un siège. Son teint avait viré au gris sale. Il ne disait rien. Hubert poursuivit :
  
  — Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ce grand imprudent m’a laissé seul avec vous…
  
  L’autre redressa la tête et dit d’une voix sans timbre :
  
  — Il ne m’a pas laissé. Je suis arrivé ici ce matin parce que j’avais à y faire. C’est notre maison de… repos. Je vous ai trouvé là solidement ficelé et endormi. Je vous ai délié et réveillé. Je pensais bien que c’était John qui vous avait amené.
  
  Il se dressa brusquement. Une lueur brilla dans ses gros yeux. Il traversa la pièce et décrocha le combiné du téléphone après avoir tourné la manivelle. Il demanda un numéro de Paris et attendit quelques instants. Lorsqu’il fut en communication, il demanda :
  
  — Allô ? l’hôtel Claridge ? Franck Waites à l’appareil. Quelqu’un est-il venu me demander ?… M. John Ryzpky… Il m’attend ? Oui, s’il vous plaît, faites-le venir.
  
  Franck se retourna vers Hubert et le considéra d’un œil sombre. Il se redressa soudain et sa voix se fit tout miel.
  
  — Allô, John ? Comment allez-vous, mon cher ? Avez-vous passé une bonne nuit ? Excellente ? Tant mieux, tant mieux ; vous m’en voyez ravi !… Oui… Eh bien, j’ai été obligé de m’absenter de bonne heure ce matin et je ne puis vous voir maintenant. Voulez-vous que nous nous retrouvions vers onze heures aux « Peupliers » ?… Bien, d’accord… à tout à l’heure ; au revoir, mon cher.
  
  Il raccrocha. Sa mine était soucieuse. Il expliqua :
  
  — John devait venir me rendre compte ce matin à mon hôtel de ce qu’il aurait vu et appris au cours de la nuit. Je lui ai donné rendez-vous ici à onze heures, c’est-à-dire dans deux heures et demie. Si vous ne m’avez pas menti, il DOIT normalement revenir ici avant et vous emmener ailleurs. Il a pensé qu’il pouvait disposer ce matin de la villa justement à cause de ce rendez-vous qu’il avait avec moi à Paris… Il ne m’a pas dit qu’il avait un invité… Il lui faut exactement une heure pour venir de Paris. Dans trois quarts d’heure je vous attacherai de nouveau, de la même façon que vous l’étiez lorsque je suis venu et je me dissimulerai dans le débarras à côté lorsqu’il arrivera. Je verrai alors sa façon de se comporter. Soyez tranquille, je ne le laisserai pas vous emmener.
  
  
  -:-
  
  M. John Ryzpcky fut exact au rendez-vous. Il ne s’était pas écoulé une heure qu’il pénétrait dans la pièce où Hubert reficelé, semblait attendre avec résignation que son sort se décidât.
  
  — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.
  
  Il s’approcha d’un meuble bas et se versa un whisky bien tassé dans un grand verre. Il but lentement, solidement campé sur ses jambes, en regardant Hubert qui n’avait pas jugé utile de lui répondre. Il reprit :
  
  — Je suis obligé de vous emmener ailleurs. J’attends un invité et je ne tiens pas à ce qu’il vous voie. Je vais vous délier et vous allez marcher jusqu’à la voiture. Au moindre geste suspect, je vous descends.
  
  Hubert restait immobile. L’homme s’approcha de lui après avoir reposé son verre et entreprit de lui ôter ses liens. Il se redressa et resta debout devant son prisonnier. Hubert s’étira douloureusement. Il restait allongé sur le sol et faisait jouer lentement ses jambes comme pour s’assurer de leur bon fonctionnement.
  
  — Aidez-moi, je ne puis me lever seul.
  
  John Ryzpcky se baissa et tendit les mains pour le saisir aux épaules. Hubert avait replié ses jambes sur son ventre. Il se détendit brutalement. John Ryzpcky, violemment projeté en arrière, alla s’effondrer sur un guéridon qui se trouvait à deux mètres. Au vacarme de la chute vint se mêler le bruit clair d’un verre brisé.
  
  John Ryzpcky se releva. Il écumait de rage. Il sortit une arme de sa poche, visa Hubert et hurla :
  
  — Schwein…
  
  La voix harmonieuse de M. Franck Waites l’interrompit soudain comme un accord posé en force sur un piano.
  
  — Un instant, John ! lâchez cela, s’il vous plaît, et ne bougez pas. J’ai horreur de faire du bruit.
  
  John Ryzpcky passa en une seconde par des couleurs très diverses. Ses yeux devinrent de braise ardente. Son doigt se crispa sur la gâchette. Hubert sentit une sueur glacée lui descendre sur l’échiné. Il dit doucement :
  
  — Ne faites pas l’idiot, John ; le ridicule tue.
  
  Les épaules de M. John Ryzpcky s’affaissèrent soudain. Hubert respira et pensa qu’il avait bien failli y passer. Il entendit comme un point final le bruit sec de l’arme sur le parquet. Il se bascula, se mit sur les genoux et se leva.
  
  John Ryzpcky lui tournait maintenant le dos et regardait Franck Waites. M. Franck Waites ne disait rien. Il souriait. Un sourire cruel. Un sourire chargé d'une haine immense. Un sourire qui fit regretter à l’instant à John Ryzpcky de n’avoir pas tiré sur l’Américain pour mourir en soldat. Lui, le dernier descendant des Comtes Ryzpcky, se trouvait maintenant à la merci de ce chimpanzé ricanant, de cette larve humaine. Il lut clairement son destin dans les yeux du nègre et il eut peur. Une peur abjecte qui lui tordit les entrailles et lui fit serrer les cuisses.
  
  Comme le tigre effrayé se rue tête baissée sur les barreaux de sa prison, le Nazi se lança sur le nègre avec la rage du désespoir. Hubert avança simplement son pied. L’homme s’écroula. D’un coup bien appliqué sur la tempe, Franck Waites le rendit inoffensif pour un bon moment.
  
  — Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Hubert.
  
  Le petit homme noir souriait toujours. Il répondit d’une voix douce :
  
  — Lui et ses pareils se sont illustrés pendant la dernière guerre par le raffinement des tortures qu’ils ont infligées à leurs ennemis… Je veux faire parler M. John et M. John parlera.
  
  Il se baissa et saisit le corps inanimé sous les épaules.
  
  — Voulez-vous m’aider, monsieur de la Bath ? Nous allons le porter.
  
  Hubert le prit par les jambes. Ils quittèrent la pièce et enfilèrent un couloir sombre. Franck Waites ouvrit une porte et le soleil fut là.
  
  Ils traversèrent le jardin dans cet étrange équipage. Après une centaine de mètres ils pénétrèrent dans un parc aux hautes frondaisons. Un sentier ombragé et doux serpentait entre les arbres magnifiques.
  
  Ils arrivèrent devant un long bungalow de style normand qu’une tour ancienne flanquait bizarrement à une de ses extrémités.
  
  Un homme se tenait sur le seuil et les regardait venir sans étonnement. Il était vêtu d’une tunique de garde-chasse. Une casquette plate à visière de cuir couvrait sa tête. Il avait un visage étrange, sec et parcheminé. Une courte barbiche à l’impériale, poivre et sel, prolongeait son menton.
  
  Franck Waites commanda :
  
  — Grégori, ouvrez-nous la grande salle.
  
  Grégori se retourna et pénétra dans le bâtiment Franck Waites lâcha John Ryzpcky et Hubert l’imita.
  
  Hubert étonné, regardait autour de lui. La salle était très grande ; le plafond, les murs et le plancher étaient en ciment. Sur les murs, étagées en plusieurs rangs, il y avait des cages, en ciment également. Dans ces cages, il y avait des rats…
  
  Des centaines, peut-être des milliers de rats. Ils grouillaient dans leurs logements. Leurs museaux pointus et hideux flairaient nerveusement à travers les trous du grillage épais que leurs pattes égratignaient. Leur fourmillement faisait un bruit confus et menaçant comme le grondement lointain de la mer qui revient au galop à la marée montante.
  
  Une impression désagréable serra la gorge de Hubert. Il vit Grégori soulever une trappe dans le fond de la salle. L’homme revint vers l’entrée et chargea le Nazi, toujours évanoui, sur ses épaules.
  
  Ils descendirent un large escalier de ciment qu’avait découvert la trappe et se trouvèrent dans une cave également cimentée. De curieuses caisses en tôle s’empilaient dans un coin. Une odeur écœurante emplissait l’atmosphère.
  
  Grégori laissa tomber son fardeau avec la même désinvolture que s’il se fût agi d’un sac de son. Il se dirigea vers un coin de la cave et tira derrière lui un lourd siège de tôle aux formes bizarres. Hubert s’approcha de Franck Waites.
  
  — Pourquoi tous ces rats ? demanda-t-il.
  
  Le petit homme noir eut un sourire ambigu. Ses yeux brillèrent soudain avec un éclat accru. Il répondit :
  
  — Grégori élève ces gentilles bestioles pour les vendre à l’Institut Pasteur ; c’est d’un bon rapport. Mais en dehors du produit de cette vente, les rats sont quelquefois pour nous de précieux auxiliaires.
  
  Hubert n’insista pas. Il regardait le siège de tôle. Il avait compris. Le fond du siège était creusé de deux alvéoles qui devaient épouser la forme des deux fesses. Au milieu, à l’endroit où devait se trouver l’anus, un trou de cinq centimètres de large environ était percé. Le socle du siège était en forme de boîte. De larges courroies de cuir y étaient fixées ainsi qu’au dossier et aux accoudoirs formés de barres métalliques.
  
  Grégori tira Ryzpcky jusque sur le siège et commença à l’y fixer solidement. Les courroies étaient disposées de telle façon que l’homme qui se trouvait maintenu par elles devait être incapable de faire un mouvement. Lorsque ces préparatifs furent terminés, Grégori remonta dans la salle. Il revint peu après portant à bout de bras une cage de fils de fer dais laquelle s’agitait un rat furieux.
  
  Franck Waites murmura :
  
  — Cette pauvre petite bête n’a pas mangé depuis trois jours… Elle a faim ; elle a même très faim.
  
  Hubert sentit une nausée lui monter aux lèvres. Il protesta sans conviction :
  
  — Vous n’allez tout de même pas faire ça ?
  
  Le petit homme noir le regarda, étonné.
  
  — Pourquoi pas ? Je trouve cela très divertissant. John aussi a trouvé cela très divertissant, quelquefois, lorsqu’il l’appliquait aux autres.
  
  Hubert serra les mâchoires. Il repensa à Nadia Baranaya et à d’autres, à des milliers d’autres. Après tout, John Ryzpcky pouvait payer, ce n’était pas lui qui s’y opposerait.
  
  Grégori avait glissé la cage dans le socle du siège, comme un tiroir. Il enleva le couvercle qui vint sans difficulté comme le cadre d’une plaque photographique que l’opérateur vient d’introduire dans l’appareil.
  
  Hubert remarqua alors une poignée qui débordait à l’arrière du siège. Grégori poussa vivement cette poignée en avant. Hubert devina que ce devait être là un système destiné à boucher et à ouvrir à volonté le trou qu’il avait vu au milieu du siège.
  
  Franck Waites avait rempli une boîte de fer-blanc à un robinet fixé dans la muraille. Il s’approcha de John Ryzpcky et lui projeta violemment l’eau froide dans la figure.
  
  Le Nazi s’ébroua et ouvrit lentement un œil. Il comprit sa situation et devint blême. Ses yeux bleus et froids étaient dilatés par la frousse ; une frousse intense et ignoble. Il se mit à trembler.
  
  Franck Waites se pencha sur lui et dit d’une voix douce et mielleuse :
  
  — Voyons, John, vous allez être raisonnable. Vous allez parler… vous savez aussi bien que moi ce que je voulais connaître sur « Force Noire » ; alors, allez-y, je vous écoute…
  
  L’autre voulut crâner, il ne voulait pas céder à ce chimpanzé immonde. Il releva la tête et lui cracha à la figure.
  
  Impassible, Hubert contemplait la scène. Il vit le visage du nègre se décomposer et virer de nouveau au gris sale. Il le vit faire un geste à l’adresse de Grégori.
  
  Grégori se baissa et tira la poignée de fer qui dépassait derrière le socle du siège. Un silence de mort régna quelques secondes…
  
  Puis, brusquement, le crissement des pattes du rat affamé sur la tôle… Du rat qui avait senti la chair fraîche. On entendit comme un déchirement d’étoffe… et, toujours, le crissement des pattes sur la tôle, des pattes qui s’agrippaient…
  
  Hubert regarda le visage de John Ryzpcky. Il était livide et une épouvante affreuse se lisait sur ses traits. L’homme faisait des efforts désespérés pour essayer de se soulever sur le siège afin d’échapper à l’ignoble grignotement ; en vain. La sueur ruisselait sur le visage verdâtre. Les yeux agrandis par l’horreur étaient voilés par les larmes qui se mêlaient à la sueur…
  
  Brusquement, l’homme se tassa sur lui-même. Un hurlement de terreur lui échappa. Puis, son ventre se contracta et un bruit ignoble fusa dans le silence…
  
  Écrasé de honte, John Ryzpcky oublia un instant sa peur et son visage devint cramoisi.
  
  Dessous on devinait l’abject animal occupé à se repaître de l’immonde nourriture que lui avait lâchée l’homme aux abois.
  
  Le répit fut de courte durée. Prostré, stupide, John Ryzpcky se redressa soudain brutalement et son hurlement fit frémir Hubert.
  
  Franck Waites fit un signe. Grégori se pencha et poussa la poignée de fer. Il y eut une résistance. On devinait la bête assoiffée de sang accrochée à sa proie et qui refusait de lâcher. Enfin, la poignée céda.
  
  La tête ballante sur la poitrine, John Ryzpcky, qui n’était plus qu’une loque humaine à jamais, hoquetait misérablement.
  
  Franck Waites s’approcha et lui jeta de nouveau un verre d’eau froide pour le ranimer.
  
  John Ryzpcky ne sursauta même pas. Il souleva lentement ses paupières et coula un regard oblique et vitreux sur son bourreau ; un regard où aucune expression humaine ne se lisait plus, même pas de la haine.
  
  Franck Waites demanda :
  
  — Alors, mon cher John, je vous écoute.
  
  John Ryzpcky parla, d’une voix éteinte et saccadée :
  
  — Vous trouverez tout ce que vous cherchez au 260 de l’avenue du Roule, à Neuilly. Cet hôtel est le siège de l’association… tous les dossiers y sont…
  
  Franck Waites nota l’adresse et répondit :
  
  — Nous allons vérifier ; en attendant vous resterez là.
  
  Hubert s’approcha et dit :
  
  — Vous permettez, Waites, que je pose quelques questions à ce jeune homme ?
  
  Le petit homme noir s’inclina et répondit :
  
  — Je vous en prie, mon cher ; allez-y.
  
  Hubert se pencha sur le Nazi. Il demanda :
  
  — M’entendez-vous ?
  
  — Oui, répondit l’autre.
  
  Hubert poursuivit :
  
  — Vous connaissiez Nadia Baranaya, n’est-ce pas ? Elle a été assassinée voici quelques jours par un agent de vos services, vraisemblablement ; je veux savoir pourquoi.
  
  John Ryzpcky baissa les yeux et dit :
  
  — Je ne connais pas Nadia Baranaya et ne sais pas ce que vous voulez dire.
  
  Hubert serra les mâchoires. Franck dit simplement :
  
  — Grégori…
  
  Grégori se pencha et saisit la poignée de fer derrière le siège. John Ryzpcky sursauta :
  
  — Attendez ! dit-il précipitamment ; je parlerai…
  
  Grégori se redressa. Hubert prêta l’oreille. Le nazi continua :
  
  — Nadia Baranaya s’était introduite dans « Force Noire » depuis plus d’un an ; elle avait su capter notre confiance. Voici quinze jours environ, je l’avais chargée d’une mission délicate aux U.S.A… Il s’agissait de transporter là-bas et de négocier un diamant de très grande valeur dont nos Services spéciaux s’étaient emparés, la « Croix du Sud ». Le produit de la vente devait servir à financer la création d’une section de « Force Noire » aux États-Unis… Le lendemain du départ de Nadia Baranaya, le chef de nos Services spéciaux a appris de source certaine que Nadia travaillait pour le F.B.I…
  
  Hubert l’interrompit :
  
  — Qui est le chef de vos Services spéciaux ?
  
  — Le colonel Dupont de Cussac… C’est lui qui s’est chargé de la liquidation de l’affaire. Il a alerté un de nos agents qui se trouvait à ce moment à New York. Nadia a été supprimée et le diamant récupéré.
  
  Les mâchoires serrées, Hubert questionna :
  
  — Où est le diamant, actuellement ?
  
  — En France…
  
  — Qui l’a ramené ici ?
  
  L’homme eut un rictus sardonique et lâcha dans un souffle :
  
  — Vous-même…
  
  Franck Waites se pencha.
  
  — Que dit-il ?
  
  Hubert ne répondit pas. Il demanda brutalement :
  
  — Qui a supprimé Nadia ?
  
  John Ryzpcky hésita un court instant et dit :
  
  — La comtesse de Sarcelles.
  
  Un éclair féroce passa dans les yeux de Hubert. Il demanda encore :
  
  — Le diamant, qui le détient actuellement ?
  
  John Ryzpcky semblait être aux limites de l’évanouissement ; il répondit dans un souffle :
  
  — … Sarcelles…
  
  Sa tête roula sur sa poitrine. Il avait perdu connaissance.
  
  Franck Waites s’adressa à Grégori :
  
  — Gardez-le jusqu’à mon retour ou jusqu’à ce que je vous donne des instructions par téléphone.
  
  — Bien, monsieur.
  
  Franck fit signe à Hubert de le suivre. Ils grimpèrent l’escalier et traversèrent la salle aux rats. Ils respirèrent profondément lorsqu’ils se retrouvèrent à l’air libre.
  
  Ils s’engagèrent dans le sous-bois sans mot dire. Puis, Franck Waites rompit le silence :
  
  — Mon cher la Bath, dit-il, cette affaire intéresse nos deux patrons au même titre et je pense que nous pouvons collaborer au lieu de nous tirer dans les jambes… pour cette fois-ci uniquement, s’entend. Je pense aussi à ce diamant… Ne croyez-vous pas, mon cher, que nous pourrions réaliser là une opération… à notre profit personnel ?
  
  Hubert sourit et répondit :
  
  — Certainement, mon cher Waites. Je crois que nous pouvons tirer de cette affaire un profit substantiel, si nous agissons vite et discrètement ; sans pour cela perdre de vue le but réel de notre mission…
  
  Le petit homme noir reprit :
  
  — Alors, c’est d’accord ?
  
  — C’est d’accord, répondit Hubert.
  
  Ils se dirigèrent vers la voiture de Waites que celui-ci avait dissimulée dans un chemin creux proche de la villa. C’était une petite « M.G » sport à deux places. Le petit homme noir prit place au volant et démarra rapidement. Ils filèrent bientôt à cent à l’heure sur la route de Paris.
  
  Il était onze heures trente lorsqu’ils arrivèrent avenue du Roule. Hubert, le premier, aperçut l’attroupement et distingua les voitures rouges des pompiers ; une noire colonne de fumée s’élevait dans le ciel.
  
  Un barrage de police les arrêta à cent mètres du sinistre. Ils continuèrent à pied et n’eurent bientôt plus de doute. C’était le 260 qui avait brûlé. Les pompiers noyaient les décombres. La toiture s’était effondrée et il ne restait plus que les murs noircis et les blessures béantes des baies calcinées.
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — J’ai l’impression que nous arrivons un peu tard, dit-il. Il va falloir que M. John Ryzpcky fasse un sérieux effort de mémoire…
  
  Ils s’éloignèrent et pénétrèrent dans un café. Hubert commanda deux sandwiches et une bouteille de beaujolais. Il était presque aussi affamé que les rats de M. Grégori. En attendant que le garçon les servît, il se dirigea vers la cabine téléphonique. Un parfum léger flottait dans le cagibi, un parfum de blonde : « Fleurs de Rocailles. »
  
  M. Franck Waites sirotait doucement un whisky lorsqu’il revint.
  
  Il dévora ses sandwiches et but sa bouteille en un temps record. Il se sentit après cela beaucoup mieux. Franck dit soudain avec un air détaché :
  
  — Si nous nous occupions dès maintenant de ce diamant ?
  
  Hubert le regarda en souriant :
  
  — J’ai téléphoné pour cela ; je vais avoir des renseignements dans une heure. En attendant j’ai bien envie d’aller à mon hôtel me changer. Je vous ferai signe dès que j’aurai quelque chose d’intéressant.
  
  Franck Waites répondit en regardant Hubert :
  
  — Allez, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit ce matin. Si vous cherchez à me doubler, je vous fais coller le massacre de Chennevières sur le dos. Je possède toujours votre Lüger et il ne sera pas difficile d’identifier les balles que vous avez dû loger dans les petits Nazis. Nous ne sommes plus en guerre, mon ami, et vous seriez bel et bien accusé de meurtre. D’accord ?
  
  Indifférent, Hubert répondit :
  
  — D’accord, mon cher.
  
  Il partit. Le petit homme lui fit un signe de la main accompagné d’un sourire radieux. Hubert héla un taxi :
  
  — Rue Croix-des-Petits-Champs, au 10, dit-il, et en vitesse.
  
  Il consulta son chrono ; il était midi quarante-cinq. Il tombait de sommeil.
  
  En entrant dans sa chambre, il eut une envie presque insurmontable de se jeter sur son lit et de dormir. Il résista, se dévêtit rapidement et passa dans la salle de bains. Il prit une douche écossaise qui le réveilla et se frotta vigoureusement au gant de crin. Il choisit du linge propre dans ses malles et un complet de flanelle grise. Il s’habilla rapidement. Puis demanda un taxi par le téléphone intérieur.
  
  A une heure et quart, il montait dans la voiture qu’un chasseur de l’hôtel lui avait trouvée.
  
  — Avenue Rapp, dit-il.
  
  Un journal gisait dans le fond de la voiture. Il le ramassa et l’ouvrit. C’était Dimanche-Midi. En gros titre la première page annonçait :
  
  
  
  NUIT SANGLANTE
  
  sur les bords de la Marne
  
  
  
  Suivait tout un article donnant de nombreux détails sur la fusillade qui avait eu lieu sur le terrain de l’ancien port de Sucy-en-Brie. La gendarmerie, alertée par des habitants des villas voisines, était arrivée après la fin de l’engagement et n’avait trouvé que des cadavres et des blessés. Onze morts et quatre blessés graves. On n’avait pu encore interroger ces derniers. Des documents mystérieux trouvés sur place avaient amené l’intervention des Services de la Surveillance du Territoire. Les inspecteurs de la Sûreté gardaient le mutisme le plus absolu sur les résultats de leurs premières investigations.
  
  D’après certaines indiscrétions on pensait toutefois qu’une réunion de conjurés nazis, regroupés sous le nom de « Force Noire », s’était tenue dans la nuit au lieu précité et qu’ils avaient été attaqués par des adversaires politiques, probablement par des formations d’anciens Résistants. Il ne semblait y avoir aucun des attaquants parmi les morts et les blessés. Le rédacteur de l’article rapprochait de cet événement une information selon laquelle l’ex-colonel Dupont de Cussac, qui avait été une personnalité de la collaboration, et son valet de chambre avaient été trouvés blessés tous deux au domicile de l’ex-officier. Là encore, la Surveillance du Territoire s’était emparée de l’affaire et il avait été impossible d’obtenir aucun renseignement supplémentaire. Enfin, dans la matinée, un incendie d’une violence inouïe et qui semblait dû à une intervention criminelle avait détruit complètement un hôtel particulier à Neuilly. Le propriétaire de cet immeuble avait disparu et on n’avait pas retrouvé son corps parmi les décombres…
  
  Hubert sourit. Ce rédacteur n’était pas si bête… Il se demanda comment il arrangerait l’affaire avec Delorme.
  
  La voiture gagna rapidement la Concorde par la rue de Rivoli. Elle suivit ensuite les quais jusqu’au pont de l’Alma. Elle s’engageait avenue Rapp lorsque Hubert eut un sursaut. Un coupé Simca-8 venait de le croiser. Au volant se tenait la comtesse de Sarcelles ; à sa droite, Sonia, la femme de Pierre, vérifiait son maquillage dans le miroir de son poudrier.
  
  La vision avait été très rapide, mais Hubert était certain de ne s’être pas trompé. Il avait un pli soucieux en travers du front lorsqu’il descendit de voiture.
  
  Il régla la course et monta rapidement les escaliers. Arsène vint lui ouvrir et prit aussitôt une mine hostile en reconnaissant Hubert. Celui-ci demanda :
  
  — Pierre est là ?
  
  Le valet s’inclina sèchement :
  
  — Oui, monsieur ; Monsieur est rentré ce matin, très mal en point et a dormi jusqu’à maintenant. Je viens de lui servir son déjeuner. Si je ne m’abuse vous êtes bien partis ensemble, hier soir, comment se fait-il ?
  
  Agacé, Hubert l’interrompit :
  
  — Écoutez, Arsène, gardez vos discours pour de meilleures occasions. Madame est-elle là aussi ?
  
  Arsène leva les yeux au plafond et répondit d’un ton neutre, comme si cette question ne l’intéressait nullement :
  
  — Non, monsieur ; Madame vient de sortir à l’instant avec une de ses amies.
  
  Hubert demanda d’un air détaché :
  
  — Avec qui ?
  
  Le valet le considéra d’un œil franchement réprobateur :
  
  — Ce que fait Madame ne saurait m’intéresser. Je n’ai pas pour habitude.
  
  Hubert l’interrompit encore :
  
  — Cette dame est-elle montée ici ?
  
  Arsène poussa un profond soupir comme si cet interrogatoire lui était odieux :
  
  — Non, monsieur. Madame guettait l’arrivée de son amie par la fenêtre et est descendue dès qu’elle a vu la voiture se ranger devant le trottoir…
  
  — Un coupé Simca-8. n’est-ce pas ?
  
  Le visage d’Arsène devint rouge et ses yeux lancèrent des éclairs furieux.
  
  — Est-ce que Monsieur se moque de moi ? demanda-t-il d’un ton sec.
  
  Hubert rit et lui tapa sur l’épaule.
  
  — Non, dit-il, je n’en ai pas envie. Je vous aime trop pour cela, mon cher Arsène !
  
  Il se dirigea vers la salle à manger et poussa la porte. Pierre était à table et dévorait un steak imposant. Il leva les yeux et dit, la bouche pleine :
  
  — Ah, c’est toi ! Je te croyais mort !
  
  Hubert éclata de rire.
  
  — Tu m’as déjà vu mort ? demanda-t-il.
  
  — Non, pas encore, dit Pierre…
  
  Il éclata soudain :
  
  — Idiot ! Tu peux te vanter de m’avoir fait faire un sacré mauvais sang. J’étais certain que cette fois-ci tu y laisserais ta peau. Qu’est-ce qui s’est passé ? Raconte !
  
  Hubert s’attabla et dit :
  
  — Je mangerais bien un morceau, tu sais !
  
  Au même instant la porte s’ouvrit et Arsène entra, portant un plateau.
  
  — J’ai pensé dit-il, que monsieur de la Bath n’aurait pas encore mangé…
  
  Hubert le remercia. Puis il se mit à dévorer et, en même temps, raconta son histoire.
  
  Pierre l’écoutait en hochant la tête. Lorsqu’il eut terminé, il dit d’un ton sentencieux :
  
  — Y a pas de doute, t’as une veine de cocu !
  
  Hubert fit une drôle de grimace et demanda négligemment :
  
  — Sonia est sortie ?
  
  Pierre reposa le verre qu’il venait de vider et répondit en s’essuyant la bouche :
  
  — Oui, il n’y a pas cinq minutes. Tu ne l’as pas rencontrée ?
  
  — Non, dit Hubert ; elle est sortie seule ?
  
  Pierre leva les épaules dans un mouvement d’indifférence :
  
  — Je crois qu’elle est sortie avec une amie, je ne sais pas qui…
  
  Hubert resta un long moment silencieux. Il dit enfin :
  
  — Mon vieux Pierre, je vais peut-être te demander quelque chose de très difficile ; libre à toi d’accepter ou de refuser. Tu me connais et tu sais que je ne te demanderai rien qui ne soit absolument nécessaire pour la réalisation de mes plans. L’affaire qui m’occupe intéresse aussi bien ton pays que le mien, tu le sais… Je suis actuellement dans une impasse. J’ai mis au point un plan qui doit me permettre de me sortir de là. C’est un plan hasardeux… Voilà… J’ai besoin de Sonia…
  
  Pierre fronça les sourcils et pâlit visiblement.
  
  — Tu veux dire, demanda-t-il, que tu veux te servir d’elle comme appât ? C’est bien ça ?
  
  Hubert reprit doucement :
  
  — Si tu veux, mais pas tout à fait cependant. D’après mes prévisions, Sonia ne doit courir aucun danger ; à moins, bien entendu, d’un réflexe imprévisible de l’adversaire, ce qui peut toujours arriver. Mais, mathématiquement, c’est impossible. Tu me comprends ?
  
  Pierre répondit :
  
  — Oui, je te connais suffisamment pour te comprendre et te faire confiance… Mais je n’aime pas ça… non, je n’aime pas ça du tout. Dispose de moi comme tu voudras, mais Sonia…
  
  Hubert reprit :
  
  — Il n’y a qu’elle qui puisse m’être utile. Souviens-toi, Pierre, de nos quatre ans de lutte contre l’Allemand. Actuellement, les Nazis redressent la tête. J’ai un moyen d’arriver à décapiter « Force Noire », un seul ; et, pour arriver à cela, Sonia m’est nécessaire. Tu sais que je veillerai sur elle mieux que personne… Pierre !
  
  Il le regardait en face et ses yeux étaient un appel irrésistible. Pierre capitula :
  
  — Eh bien, soit ! mais il faudra qu’elle le veuille !
  
  Hubert leva un sourcil et fit entendre un claquement de langue dont la signification n’échappa pas à son ami, qui demanda :
  
  — Quoi encore ?
  
  Hubert reprit avec force :
  
  — Eh bien, voilà : je voudrais que tu disparaisses volontairement le temps nécessaire pour que Sonia te croie en danger… C’est absolument nécessaire !
  
  Il avait scandé puissamment ces derniers mots. Pierre ouvrit de grands yeux stupéfaits.
  
  — Mais c’est de la folie, protesta-t-il.
  
  Hubert reprit, en mettant toute sa puissance de persuasion dans le ton qu’il employait :
  
  — Non, ce n’est pas de la folie ; c’est absolument nécessaire. Et, je le répète, je réponds de tout. Sonia ne courra pas plus de danger que lorsqu’elle monte en voiture avec toi et je serai toujours derrière elle. Mais il faut qu’elle te croie menacé… c’est une question de réflexes, tu saisis ?
  
  Pierre baissa les épaules, vaincu, et dit :
  
  — D’accord, mais s’il arrive malheur à Sonia, tu me le paieras, souviens-toi de cela… Alors, que dois-je faire ?
  
  Hubert baissa la voix :
  
  — C’est très simple, dit-il, dans une heure je te téléphonerai ; tu diras à Arsène que tu te rends à un rendez-vous que l’on vient de te fixer, sans préciser le nom de la personne que tu dois rejoindre. Et tu ne reviendras pas. Demain matin, Sonia sera persuadée que tu as été enlevé et viendra me trouver.
  
  Pierre reprit :
  
  — Mais où irai-je ?
  
  Hubert leva les épaules.
  
  — Ça, mon vieux, où tu voudras ; pourvu que je le sache et que je puisse te joindre en cas de besoin…
  
  Pierre réfléchissait ; il dit soudain…
  
  — Je sais. Un de mes amis est parti pour trois mois en Afrique et m’a laissé les clés de son appartement. Je vais y aller… Ça ne durera pas trop longtemps ?
  
  — Deux jours au plus, dit Hubert.
  
  — D’accord… Tu ne pourrais pas me dire ce que tu vas lui faire ?
  
  Hubert eut un sourire amical et répondit en secouant la tête :
  
  — Non…
  
  Il se leva et se dirigea vers la porte du bureau de Pierre.
  
  — J’ai un coup de fil à donner, dit-il, tu permets ?
  
  Pierre ne répondit pas. Les yeux fixes, il triturait d’une fourchette distraite les reliefs de son repas, sur son assiette.
  
  Hubert forma un numéro et demanda tout de suite :
  
  — Tu as mes renseignements ?
  
  — Bien sûr. Voilà, tu écoutes ? La « Croix du Sud » est un énorme caillou qui vaut paraît-il, trente-cinq millions. Il appartient à un groupe d’hommes d’affaires suisses qui ont essayé récemment de le négocier. Le diamant est passé dans plusieurs mains et a finalement disparu. L’affaire paraît très compliquée et la police y a perdu son latin. Les propriétaires offrent dix pour cent de la valeur et les assureurs vingt pour cent à qui permettra de retrouver le bouchon de carafe. Le mandataire désigné en France est Boucher, le joaillier. Si tu as des tuyaux, ça fait une belle pincée à toucher ! Bien entendu, tu me réserves la primeur de l’affaire ?
  
  — De quelle affaire ?
  
  L’autre resta un moment interloqué. Il reprit :
  
  — Ben ! sans blague ! je suppose que si tu me demandes des tuyaux sur le caillou, c’est pas pour écrire une chanson ?
  
  Hubert répondit doucement :
  
  — Tu peux garder un secret ?… Oui ? bien ; ouvre tes oreilles… Si je t’ai demandé ça, c’est pour le préfet de police. Il n’osait pas le faire lui-même, tu comprends pourquoi ?…
  
  Hubert raccrocha vivement pour couper court à la volée d’injures qui déferlait dans l’écouteur.
  
  Il regarda sa montre ; il était trois heures. Il pensa que, nonobstant le repos dominical, le commissaire principal Delorme devait se trouver à son bureau après les divers événements survenus depuis la veille. Il composa le numéro de la Sûreté et demanda le policier. Il était là et répondit par un bonjour très froid aux amabilités de Hubert. Celui-ci fit semblant de ne pas s’en apercevoir et dit :
  
  — Je pensais que vous seriez là. Je m’excuse de ne pas aller vous voir tout de suite. Mais vous n’ignorez pas qu’il y a eu du grabuge hier soir et je suis en plein travail. Je pense pouvoir vous donner quelque chose de très intéressant demain matin. D’accord ?
  
  Il n’attendit pas la réponse qui tardait à venir et raccrocha.
  
  Il revint dans la salle à manger. Pierre n’avait pas bougé. La table était desservie. Hubert dit :
  
  — Je m’en vais ; j’ai des tas de choses à faire. Tu ne sais pas où je puis joindre Stéphan ?
  
  — Non, dit Pierre. Lorsque nous nous sommes quittés ce matin, il m’a dit qu’il m’appellerait pour savoir si tu étais rentré ; mais je crois bien qu’il ne doit pas avoir mon numéro. Je n’ai pas pensé à le lui demander…
  
  — Ça ne fait rien. Alors, je compte sur toi ?
  
  Pierre tendit la main.
  
  — Tu peux compter sur moi, dit-il simplement.
  
  
  -:-
  
  Il était presque quatre heures lorsque Hubert réussit à joindre le joaillier Boucher. Il se présenta de la part de « Corsaire et Malvoisin » et fut reçu fort simplement. Il apprit peu de choses sur le vol lui-même. Il eut la confirmation des primes offertes par les propriétaires et par les assureurs. Le joaillier lui montra en outre une reproduction exacte en saphir blanc du diamant volé. C’était véritablement une pierre de taille imposante. Hubert réfléchit rapidement et demanda :
  
  — Pouvez-vous me vendre cette copie ?
  
  Le joaillier parut surpris par cette requête et répondit :
  
  — Vous la vendre… non ! certes ! mais je puis vous la confier si vous pensez que cela puisse vous être utile.
  
  Hubert dit :
  
  — Cela me sera plus qu’utile, dites : nécessaire.
  
  M. Boucher replaça la pierre dans son écrin et le tendit à Hubert.
  
  — Tenez, dit-il. Je crois que je peux vous faire confiance.
  
  Hubert mit l’écrin dans la poche et prit congé.
  
  Le joaillier le retint un instant sur le pas de la porte :
  
  — Si vous retrouviez la « Croix du Sud », dit-il, je préférerais que vous vous mettiez directement en rapport avec la Compagnie d’assurances qui se trouve à Bâle. Voici leur adresse.
  
  Il tendit une carte et poursuivit :
  
  — … Vous comprenez, c’est une trop grosse responsabilité pour moi.
  
  
  -:-
  
  Il était cinq heures et quart après-midi lorsque Hubert sonna à la porte de la « Maison » de Carmen. La jeune femme à l’allure d’institutrice vint lui ouvrir et le fit monter directement dans la petite pièce où il avait été reçu la veille.
  
  Il avait chaud. Il enleva sa veste et s’assit au bord du divan. Il décrocha le téléphone qui se trouvait sur le coin du cosy et composa le numéro de Pierre. Celui-ci répondit presque aussitôt. Hubert lui dit :
  
  — Tu peux y aller, mon petit père, l’affaire s’arrange très bien et je t’assure que Sonia ne courra aucun risque. Tu pars tout de suite, Bien, entendu. Je t’appellerai régulièrement pour te tenir au courant… Au revoir, mon vieux. Il raccrocha ; un pli profond barrait son front. La porte s’ouvrit. Carmen était là. Il se leva. Elle vint aussitôt se coller à lui, lui prit la tête dans ses mains et le regarda un instant d’un œil amusé. Puis elle écrasa sa bouche sur la sienne. Hubert se sentit à nouveau chavirer. Il trouva sous ses doigts une fermeture Éclair et la tira. Elle émergea de sa robe noire, totalement nue. Un reflet de lumière s’était accroché sur la peau bronzée de son ventre, près du nombril Sans mot dire, elle le regarda arracher ses vêtements. Ses yeux sombres brillaient de convoitise…
  
  Il se releva le premier, repu de cette chair explosive, et reprit ses vêtements un à un. Elle le regardait faire, étendue sur le dos dans une pose abandonnée et satisfaite. Mais Hubert savait qu’il aurait fallu peu de chose pour déchaîner à nouveau le désir exaspéré de cette fille. Il se méfiait. Il avait autre chose à faire. Et puis, il commençait tout de même à être sérieusement fatigué. Il dit :
  
  — Habille-toi et dis-moi où je peux joindre Stéphan.
  
  Elle se leva d’un mouvement souple et félin et répondit en s’étirant dans la lumière :
  
  — Tu n’as qu’à l’attendre ici ; il doit venir dans une heure.
  
  — D’accord.
  
  Il s’était dirigé vers le petit bar. Il y trouva une bouteille de bourgogne à l’aspect vénérable, perdue au milieu d’apéritifs divers. Il la saisit et demanda à Carmen :
  
  — Je peux ?
  
  — Bien sûr ; donne-moi un verre.
  
  Il prit discrètement deux comprimés de phénédrine pour se remonter. Carmen s’était rhabillée. Elle vint l’embrasser gentiment.
  
  — Maintenant, dit-elle, tu vas m’excuser ; je dois m’occuper de la maison. Il y a beaucoup de clients, ce soir.
  
  Hubert sourit.
  
  — Je t’en prie, répondit-il.
  
  Elle quitta la pièce.
  
  Il se versa un nouveau verre de vin et se reprit à réfléchir. Il mûrissait lentement le plan compliqué qui avait germé dans son esprit. S’il n’avait rien oublié, il devait gagner sur tous les tableaux. S’il n’avait rien oublié… Il repassait tout en détail, minutieusement. Il savait que la moindre faute pouvait avoir des conséquences incalculables. Il ne lui était pas permis de se tromper.
  
  Il regarda sa montre : six heures et quart. Il saisit à nouveau le téléphone et composa le numéro de Pierre. Arsène vint lui répondre. Il lui demanda :
  
  — Pierre est-il là ?
  
  — Non, monsieur. M. Pierre est sorti voici environ une heure pour se rendre à un rendez-vous. Il ne m’a rien dit mais je croyais que c’était vous qu’il allait rejoindre.
  
  Hubert marqua une seconde d’hésitation.
  
  — Non, dit-il enfin, ce n’était pas moi. Madame est rentrée ?
  
  — Oui, monsieur ; à l’instant même. Voulez-vous lui parler ?
  
  — Ne la dérangez pas ; dites-lui simplement qu’elle m’attende ; je serai avenue Rapp vers huit heures.
  
  — Bien, monsieur…
  
  Hubert raccrocha. Son visage était impénétrable.
  
  Il forma de nouveau le numéro de la Sûreté et demanda le commissaire principal Delorme. Il lui fixa rendez-vous à minuit dans une boîte de la rue Pigalle.
  
  Stéphan arriva à six heures et demie et faillit avoir une attaque en apercevant Hubert. Carmen avait oublié de lui annoncer sa présence, lorsqu’il l’avait croisée en montant l’escalier.
  
  Il bafouilla :
  
  — Eh ben, mon pépère, tu peux t’vanter d’m’avoir fait grésiller du battant. Parole, j’t’avais déjà enterré ! Comment qu’t’as fait, dis ? T’vas m’bonnir ça, un peu ?
  
  Hubert dut recommencer le récit de ses aventures nocturnes tel qu’il l’avait fait à Pierre, c’est-à-dire, il faut bien l’avouer, allégé de quelques détails… peut-être pas sans importance. Lorsqu’il eut fini, Stéphan voulut absolument raconter comment la bagarre s’était terminée. Mais Hubert lui dit qu’il savait et le félicita de sa conduite. Puis, il demanda :
  
  — Tu peux mettre Bouche-cousue et Dandy à ma disposition ?
  
  — Tout ce que tu veux pépère ; j’te l’ai déjà dit.
  
  — Écoute-moi, Stéph. Je suis tombé sur une affaire qui peut nous rapporter gros à tous, c’est vu ?
  
  — J’te fais confiance ; j’sais qu’t’es régul.
  
  — Est-ce que tu peux te procurer des faux dollars ? Je sais qu’il y en a énormément en circulation actuellement.
  
  Stéphan bomba le torse.
  
  — Un camion plein, si tu veux, dit-il. C’est un pote à moi qui les fabrique et c’est du beau boulot !
  
  Il prit un ton confidentiel pour ajouter :
  
  — Tu parles ! les gars y-z-ont arnaqué les presses avec quoi les Fritz sortaient tous les tocs pour leurs espions ! tu piges ? C’est du beau boulot, t’sais ! et propre ! j’te dis qu’ça. Quand tu les auras vus, t’en voudras plus des vrais, pour sûr !
  
  Hubert restait impassible. Il poursuivait son idée. Il reprit :
  
  — Je ne veux pas en acheter. Il faudrait simplement que tu t’en fasses confier un certain paquet pour un jour ou deux ; c’est possible ?
  
  Stéphan n’hésita pas une seconde.
  
  — Pour sûr, dit-il. Tu parles ! j’te dis qu’c’est un pote à moi. Et l’gars y sait qui j’suis, tu comprends ?
  
  Hubert comprenait très bien. Il demanda encore :
  
  — Combien valent-ils, vendus comme toc évidemment ?
  
  — Quatre-vingts balles l’unité.
  
  — Bien.
  
  — T’en veux combien ?
  
  — Je ne sais pas encore. Je le saurai demain. Il faut que je puisse te joindre à n’importe quel moment, peux-tu arranger ça ?
  
  Stéphan fit une grosse moue.
  
  — Pour sûr, pépère ! j’vas rester là ; c’est tout simple. J’ai un lit d’réservé. T’auras qu’à appeler j’s’rai au bout du tube.
  
  Hubert le remercia et reprit :
  
  — Je t’ai demandé il y a un instant de mettre Bouche-cousue et Dandy à ma disposition. Voilà ce qu’ils devront faire. Pour réaliser mon affaire je vais me servir de Sonia, la fille de ton ancien patron. Elle peut courir des risques et il ne faut pas qu’il lui arrive le plus léger bobo ; alors, je veux que Bouche-cousue la suive discrètement, tu comprends ? Il ne faut pas qu’elle s’en aperçoive, ça pourrait tout démolir. Tu piges ?
  
  Stéphan fronçait les sourcils. Il répondit :
  
  — C’est vu, pépère. Elle s’apercevra de rien et il lui arrivera rien, puisque c’est c’que tu veux.
  
  Hubert reprit :
  
  — Il faudrait qu’il soit devant la maison de l’avenue Rapp dans une heure, c’est possible ? et avec une voiture, évidemment.
  
  Stéphan hocha la tête.
  
  — Tout est possible, pépère, dit-il. T’as qu’à demander pour êt’servi.
  
  Hubert continua :
  
  — Quant à Dandy, tu vas le poster rue de l’Université, devant l’immeuble de la comtesse de Sarcelles. Il devra surveiller tous ses mouvements et te rendre compte. Je vais te donner tous les tuyaux nécessaires. C’est d’accord ?
  
  — Tout est d’accord, pépère !
  
  Hubert sourit.
  
  — Ne t’en fais pas, dit-il doucement ; les frais seront largement payés, tu peux me faire confiance.
  
  Stéphan prit un air solennel et répondit en scandant les mots :
  
  — T’es mon pote, j’te dis, et j’te fais confiance !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  
  EMBRASSE-MOI, CHÉRI…,
  
  
  — A huit heures précises Hubert sonnait à la porte de l’appartement des Dru. Arsène avait encore une figure d’enterrement.
  
  — Monsieur n’est toujours pas rentré, dit-il. Madame vous attend dans son boudoir.
  
  Hubert, sans répondre, se dirigea vers le boudoir de Sonia, qui se trouvait tout au fond de l’appartement et communiquait avec la chambre de la jeune femme. Il frappa.
  
  — Entrez !
  
  Il poussa la porte. La pièce était délicieusement meublée et de façon très confortable. Tout était ton sur ton, du bleu pastel au bleu de Prusse.
  
  Sonia était enfoncée profondément dans un fauteuil très bas et très large recouvert de velours de soie bleu foncé. Elle était vêtue fort légèrement d’un déshabillé vaporeux de voile bleu ciel. Le vêtement, très décolleté, laissait apercevoir avec générosité l’admirable poitrine de la jeune femme. Elle fumait une américaine emmanchée dans un long fume-cigarette d’ambre. Ses pieds étaient chaussés d’adorables petites babouches de lamé d’or. Elle était vraiment très jolie et Hubert s’arrêta un instant à la porte pour la considérer, sans mot dire.
  
  Elle le regardait intensément de ses grands yeux pervers où dansaient toujours les mêmes petites lueurs de feu. Ce fut elle qui parla la première, de sa voix de basse un peu métallique où perçait une rancœur contenue.
  
  — Que se passe-t-il donc de si important pour que vous ayez voulu me voir ? Regretteriez-vous votre attitude inqualifiable à mon égard ?
  
  Hubert s’était approché pendant cette tirade. Il extériorisait volontairement le sentiment d’admiration qu’il éprouvait pour la beauté de la jeune femme. Il se pencha sur elle et lui prit la main. Elle ne la retira pas.
  
  — Comme tu es jolie ! dit-il, d’une voix légèrement enrouée.
  
  Il porta la main de Sonia à ses lèvres et la baisa doucement, un peu plus longtemps qu’il n’aurait convenu. Une légère rougeur colora le visage encadré de jolies boucles noires. Elle ferma les yeux à demi et demanda à voix basse :
  
  — Que dois-je comprendre ?
  
  Il s’était assis sur le large bras du fauteuil et la dominait de sa haute taille. Elle avait renversé sa jolie tête en arrière et le regardait à travers ses lourdes paupières à demi closes. Il n’avait pas lâché sa main et elle n’essayait pas de la retirer. Elle demanda :
  
  — Et pourquoi veux-tu faire la paix ?
  
  Il nota avec satisfaction qu’elle le tutoyait à nouveau et reprit avec une certaine réserve :
  
  — Mettons que tu me sois très chère… plus que je ne pensais, et qu’il me soit intolérable d’être fâché avec toi…
  
  Elle eut un petit sourire équivoque et murmura, sans presque bouger les lèvres :
  
  — Et si je te demandais un gage de ta bonne volonté, accepterais-tu ?
  
  Il eut l’air embêté et dit, rapidement, comme s’il était honteux de sa capitulation :
  
  — Maintenant, oui…
  
  Elle respira profondément. Un sourire de triomphe entrouvrit ses lèvres humides. Elle reprit, toujours entre ses dents :
  
  — Embrasse-moi…
  
  Quelque chose le serra brusquement à la nuque. Le sang lui afflua au visage. Il se pencha sur elle. Elle attendait, sans bouger, la tête renversée sur le dossier du fauteuil. Il atteignit enfin sa bouche. Un trouble profond le remua jusqu’au plus secret de lui-même. Elle le saisit derrière le cou pour le serrer davantage contre elle. De sa main libre elle prit la main de Hubert et la posa sur son corps. Il ne pensa plus à rien pendant un long moment, accueillant sans réserve la profonde sensation de volupté qu’elle lui communiquait.
  
  Enfin, il se ressaisit et, fermement, se dégagea. Il se mit debout. Elle était écarlate et ne le quittait pas des yeux. Doucement elle ramena l’étoffe légère sur son sein magnifique qui se soulevait maintenant à un rythme accéléré. Elle reprit son fume-cigarette qu’elle avait posé sur une table basse de l’autre côté du siège, aspira et rejeta un long filet de fumée bleue.
  
  Hubert dit, le visage fermé :
  
  — Nous n’aurions pas dû faire ça. C’est de la folie ! Nous jouons les apprentis sorciers. Nous savons par où nous commençons mais nous ignorons où cela finira…
  
  Elle rit, d’un rire de gorge profond qui le fit frissonner. Elle se leva d’un mouvement rapide et vint se placer tout contre lui. Il recula d’un pas ; elle le suivit sans le quitter de son regard brasillant et murmura :
  
  — Pourquoi dis-tu que nous ignorons comment cela finira, alors que nous le savons très bien… toi et moi. Tu as envie de moi, tu ne peux pas dire le contraire… et j’ai envie de toi. La première fois où tu m’as prise, voici bientôt un an, cela a été une révélation pour moi. Jusque-là je croyais connaître quelque chose que j’ignorais… Tu m’as appris la volupté. Je n’ai jamais retrouvé cela.
  
  Elle avait déboutonné le veston d’Hubert et l’enlaçait maintenant sous le vêtement, pressant contre lui tout son corps imprégné comme une éponge d’une irrésistible sensualité. Il posa ses deux mains sur ses hanches rondes et douces.
  
  Elle reprit, et il respira son haleine brûlante :
  
  — … Avec Pierre, c’était bien, sans plus. Je me suis tournée vers lui après la mort de mon père parce qu’il me semblait représenter la sécurité et que j’avais soudain une grande soif de sécurité. Toi, tu étais l’instabilité, l’Aventurier, avec un grand A. Mais avec toi j’avais connu une chose que je n’ai pu oublier par la suite. Avec toi, ç’avait été extraordinaire !… Comprends-tu ? Toute ma vie j’ai vécu et j’ai recherché l’Extraordinaire. Je suis faite pour l’Extraordinaire… Je suis faite pour toi, et tu dois me prendre…
  
  Elle l’embrassa de nouveau et il ne se défendit pas. Il la serrait contre lui, pétrissait à pleines paumes cette chair jeune et avide qui s’offrait à lui. Elle se dégagea enfin, assurée de sa victoire.
  
  — Soyons raisonnables, dit-elle, Pierre pourrait rentrer. Il faudra que tu penses à nous et que tu trouves une solution. Je ne puis plus rester avec Pierre.
  
  Elle réparait le désordre de sa toilette. Elle pressa un bouton et reprit sa place dans le fauteuil. Hubert s’assit sur une chaise, à distance raisonnable. Son visage était de nouveau impénétrable.
  
  Arsène frappa avant d’entrer. Il portait un plateau.
  
  — J’ai pensé, dit-il, que Madame désirait que je serve l’apéritif.
  
  Il posa les bouteilles et les verres sur la table basse et reprit :
  
  — Il est plus de huit heures et demie et M. Pierre n’est pas rentré. Je trouve cela bizarre. Il n’a pas pris sa voiture, donc il devait aller tout près. Je l’ai vu partir à pied dans la direction de l’Alma ; personne ne l’attendait en bas.
  
  Hubert prit la parole.
  
  — Ne vous inquiétez pas, Arsène, Pierre n’est pas une petite fille. Laissez-nous, je servirai moi-même…
  
  Arsène ne répondit pas et quitta la pièce, très digne.
  
  Hubert emplit les verres. Sonia était maintenant silencieuse ; elle tirait à petits coups sur sa cigarette, s’ingéniait à faire des ronds de fumée. Hubert lui demanda :
  
  — Dis-moi, Pierre t’a-t-il parlé de l’affaire qui m’a amené ici ?
  
  Elle répondit sans le regarder :
  
  — Je ne lui ai jamais posé de question…
  
  — Ce n’est pas ce que je te demande…
  
  Elle prit un temps et dit :
  
  — Il ne m’a rien dit ; j’ai deviné certaines choses à vous entendre parler… rien de précis ; je pence que c’est une affaire de politique internationale ?…
  
  Il sourit.
  
  — Si tu veux… Mais il est venu se greffer là-dessus une autre affaire qui peut être très intéressante, pécuniairement.
  
  Il resta un moment silencieux. Elle attendait, les yeux levés au plafond. Il continua :
  
  — Dis-moi, toi qui as énormément de relations dans le monde parisien, connais-tu une jolie femme qui s’appelle comtesse de Sarcelles ?
  
  Il la regardait intensément. Elle fit simplement une moue.
  
  — Jolie ? dit-elle ; tu trouves ?
  
  Il mentit.
  
  — Je ne sais pas ; c’est ce que l’on m’a dit. Je ne l’ai jamais vue…
  
  Elle dit :
  
  — Je suis sortie avec elle cet après-midi.
  
  Hubert joua l’étonné.
  
  — Sans rire, dit-il. Tu la connais bien ? Ça, c’est extraordinaire !
  
  Elle le regarda, légèrement surprise.
  
  — Pourquoi extraordinaire ? demanda-t-elle. Je la connais depuis plus de deux ans. Elle fait d’ailleurs beaucoup parler d’elle. Elle est veuve, paraît-il, et vit seule ; on ne lui a jamais connu un seul amant. Un vrai sujet de scandale !
  
  Elle rit doucement. Hubert questionna die nouveau :
  
  — Comment l’as-tu connue ?
  
  Elle fit une moue et posa son fume-cigarette en travers d’un cendrier.
  
  — Je ne m’en souviens plus… Probablement lui ai-je été présentée à une réception quelconque… Je ne me souviens pas.
  
  Il n’insista pas et reprit :
  
  — Au cours de mon enquête, j’ai appris l’existence d’un magnifique diamant que l’on appelle la « Croix du Sud ». D’après mes déductions personnelles, cette pierre, d’une valeur considérable et qui a été volée à ses propriétaires, doit se trouver actuellement dans les mains de Mme de Sarcelles…
  
  Vivement intéressée, Sonia le regardait maintenant avec acuité. Elle dit :
  
  — Je te connais suffisamment pour croire que tu ne plaisantes pas… Tu veux dire que la comtesse est complice des voleurs ?
  
  Il acquiesça.
  
  — J’en ai la certitude.
  
  Elle ne parut nullement étonnée et secoua légèrement sa jolie tête avec un sourire amusé.
  
  — C’est vraiment très drôle, dit-elle comme pour elle-même.
  
  Hubert reprit :
  
  — Voilà où tu pourrais m’aider… Cette pierre, qui vaut une trentaine de millions, est pratiquement impossible à négocier. Elle est trop connue. Il faudrait la briser et la retailler en plusieurs pierres de moindres dimensions. La perte serait importante. Il est donc probable que Mme de Sarcelles est très embarrassée de ce caillou.
  
  Il laissa passer un temps.
  
  — … J’ai un acheteur, à condition que le prix soit raisonnable. Pour ne rien te cacher, il s’agit d’un représentant d’une très grande puissance… Je ne t’en dis pas plus. Il est disposé à payer cash, même en dollars. J’insiste là-dessus car la comtesse, qui n’est certainement pas sotte, demandera vraisemblablement à être payée en dollars… Nous pouvons réaliser là une très belle opération. La commission qui m’a été promise est de dix pour cent et… si nous étions intelligents… et nous le sommes… nous pourrions, en fait, tirer beaucoup plus que cela… La fille de M. Martin (4) est-elle capable de comprendre ça ?
  
  Elle le regarda avec un sourire équivoque et rétorqua :
  
  — Continue, mon cher, tu m’intéresses vivement.
  
  Il parut réfléchir un moment et reprit :
  
  — Voici ce qu’il faut que tu fasses. Tu vas aller trouver la comtesse, ce soir même si possible. Tu vas lui dire que tu as été contactée par un personnage, dont tu ignores l’identité, qui t’a demandé de servir d’intermédiaire entre lui et la comtesse. Ce personnage, qui doit représenter un groupement extrêmement puissant, est au courant de l’affaire du diamant et a acquis la certitude que la comtesse le détenait actuellement ; tu ajouteras que ce personnage prétend être à l’origine des événements graves qui ont bouleversé ces derniers jours l’organisation d’un mouvement auquel appartient la comtesse ; que si elle-même a été jusqu’ici épargnée elle le doit à l’existence de ce diamant. Tu diras enfin que le mystérieux bonhomme est disposé à payer un bon prix cette pierre, à condition toutefois que Mme de Sarcelles soit raisonnable dans ses exigences. Si elle hésite ou prétend ne rien savoir, tu te souviendras que le bonhomme a prononcé des menaces précises pour le cas où elle refuserait la négociation, et qu’elle ne pourrait lui échapper. Tu vois ce que je veux dire ? A toi de broder là-dessus selon les besoins du moment et les réactions de la dame. Je suis à peu près certain qu’elle acceptera. Tu lui indiqueras aussi que toute l’opération se traitera par ton intermédiaire et qu’elle ne verra personne d’autre. Compris ?
  
  Sonia avait un petit sourire lointain. Elle répondit entre ses dents :
  
  — Tu parles !
  
  — Tu peux la voir ce soir ?
  
  — Oui, je pourrai sans doute la trouver vers minuit chez Carrère…
  
  Hubert ajouta :
  
  — Si Pierre rentre dans l’intervalle, tu peux lui dire tout. Je l’ai mis au courant et lui ai demandé l’autorisation de me servir de ta collaboration. Il a accepté après que je lui eus assuré que tu ne courrais aucun danger…
  
  Elle lui jeta un regard en coin et dit simplement :
  
  — Ah ?
  
  Hubert regarda sa montre.
  
  — Neuf heures et quart, remarqua-t-il. Je commence moi aussi à me demander ce qu’il fabrique…
  
  Elle ne parut pas s’en soucier et demanda :
  
  — Tu dînes avec moi ?
  
  Il accepta.
  
  A onze heures, Pierre n’était toujours pas rentré. Hubert jouait l’inquiétude. Arsène faisait une figure lamentable. Seule, Sonia conservait sa tranquillité.
  
  Elle s’habilla pour sortir. Sa robe était un long fourreau de taffetas noir qui laissait entièrement nues les épaules et semblait offrir les seins comme deux fruits magnifiques posés chacun dans une coupe faite à leur mesure. Elle était très belle et le savait.
  
  Ils partirent ensemble et prirent la voiture de Pierre qui était toujours rangée devant la porte de l’immeuble. La puissante Talbot démarra doucement et se dirigea vers les Champs-Élysées.
  
  Il était minuit moins le quart lorsque Hubert stoppa la voiture devant chez Carrère. Il demanda à Sonia :
  
  — A quel moment pourrai-je savoir le résultat de ta démarche ?
  
  Elle se pencha vers lui et il respira son parfum poivré.
  
  — Veux-tu que je vienne à ton hôtel dès que je serai fixée ?
  
  Il fit une grimace.
  
  — Non, dit-il. J’aurai vraisemblablement beaucoup à faire cette nuit et tu risquerais de ne pas m’y trouver. Je t’appellerai dans la nuit ou très tôt demain matin, d’accord ?
  
  Elle fit une moue désappointée.
  
  — Comme tu voudras, dit-elle.
  
  Elle se serra contre lui et l’embrassa passionnément. Puis, sans rien dire, elle ouvrit la portière et descendit.
  
  Il resta quelques secondes immobile pour reprendre ses esprits. Puis il baissa la capote de la voiture. La nuit était splendide, claire et très étoilée. Il respira profondément et embraya sans hâte.
  
  Il passa d’abord à son hôtel et se changea rapidement. Il enfila une chemise de soie blanche à col souple, un complet bleu marine discrètement rayé et une cravate assortie aux couleurs sobres.
  
  Lorsqu’il fut habillé, il demanda au téléphone le numéro que Pierre lui avait donné. Personne ne répondit. Il parut ennuyé et descendit rapidement.
  
  Il remonta en voiture, démarra et se dirigea vers Montmartre.
  
  Le commissaire principal Delorme l’attendait depuis un quart d’heure et était d’une humeur massacrante. Hubert avait remarqué, à proximité de la boîte, une traction-avant noire arrêtée dans un coin d’ombre et dans laquelle il semblait y avoir beaucoup de monde. Il ne s’en était pas soucié. Il s’excusa auprès du policier et prit place à côté de lui.
  
  Delorme attaqua aussitôt :
  
  — Dites donc, mon petit vieux, je vous aime bien, mais il ne faut tout du même pas dépasser la mesure ! Onze morts, six blessés et un incendie en vingt-quatre heures ! Vous ne pensez pas que vous exagérez un tantinet ! J’attends vos explications…
  
  Hubert prit un air étonné.
  
  — Qu’est-ce que vous me racontez là ? demanda-t-il. Vous n’avez tout de même pas la prétention de me coller tout ça sur le dos, non ?
  
  Delorme explosa :
  
  — Si, justement ; et je vais vous coffrer avec une inculpation qui vous fera tenir tranquille jusqu’à la fin de vos jours ! Zut alors ! on n’est pas au Far West, ici. Tant que vous ne cassez rien, je veux bien vous tolérer, mais vous allez trop fort !
  
  Hubert laissa passer l’orage et reprit d’une voix douce :
  
  — Enfin, mon cher commissaire, soyez raisonnable et expliquons-nous tranquillement. Si je vous ai fixé moi-même ce rendez-vous, c’est sans doute que je ne me sens pas si coupable que ça !
  
  Le policier grogna :
  
  — Tu parles ! Comme si vous n’aviez pas tous les culots !
  
  Tranquillement, Hubert reprit :
  
  — Écoutez-moi ; la bagarre de cette nuit n’est pas mon fait. Ce sont les Nazis qui ont attaqué les premiers, je ne pouvais tout de même pas me laisser descendre par ces salauds sans protester ! D’ailleurs, je n’ai pas dû en descendre tellement. Ils se sont affolés dans l’obscurité et se sont canardés mutuellement…
  
  — Hum !
  
  — Oui, oui, je vous assure. Ils se sont même, balancé des grenades dans la figure, c’est vous dire s’ils étaient énervés ! Quant à moi, j’ai été embarqué par le chef auquel j’ai réussi à fausser compagnie par la suite. Et vous savez qui était le chef de « Force Noire » ?
  
  Delorme gronda :
  
  — Pourquoi : « était » ?
  
  Hubert se reprit :
  
  — Qui est le chef ?… Je vous le donne en mille…
  
  — Allez… allez !
  
  — M. John Ryzpcky soi-même !
  
  Le policier faillit s’étrangler.
  
  — Vous vous foutez de moi ? fit-il.
  
  — Non, mon cher. C’est lui qui présidait la cérémonie à côté d’une très jolie femme que je n’ai pas pu identifier.
  
  — Bon Dieu ! Si le noiraud savait ça !
  
  Hubert eut un mince sourire et murmura :
  
  — Il le sait déjà…
  
  Delorme regarda Hubert et ses yeux quittèrent leur expression coléreuse. Il sourit enfin et tapa sur le ventre de son compagnon.
  
  — Sacré OSS 117 ! dit-il. Vous m’étonnerez toujours…
  
  Il se renfrogna brusquement et reprit :
  
  — Oui mais, m’expliquerez-vous aussi…
  
  Hubert le coupa :
  
  — Cussac ?
  
  — Oui.
  
  — J’y ai été hier matin. Ils ont été très désagréables. Mais je vous assure que je ne suis pour rien dans leurs blessures !
  
  Mais Delorme ne se déridait pas.
  
  — Rien ne me prouve, dit-il, que vous me dites la vérité.
  
  Hubert eut un geste d’impuissance :
  
  — Alors, si vous le prenez comme ça ! Je suis très franc avec vous et vous continuez à me soupçonner. Rien ne me forçait à vous mettre au courant de ma visite chez Cussac. Je n’avais pas laissé mes empreintes, soyez tranquille !
  
  — Et l’incendie ? reprit Delorme. L’un de mes hommes vous a vu rôder autour de la baraque. Qu’est-ce que vous fichiez là, hein ?
  
  Hubert regarda bien en face le policier et répondit d’une voix très douce :
  
  — Le numéro 260, avenue du Roule, était le siège de « Force Noire », c’est là que se trouvaient tous les dossiers de l’organisation…
  
  — Quoi ?
  
  Delorme faillit encore s’étrangler.
  
  — Vous êtes certain de ce que vous dites ?
  
  — Absolument !
  
  — Nom d’un chien, il va falloir que je fasse fouiller les décombres…
  
  Hubert hocha la tête.
  
  — Je ne crois pas que vous trouviez quelque chose de bien intéressant, dit-il. Je suis à peu près persuadé que ce sont les Nazis eux-mêmes qui ont mis le feu après avoir déménagé les pièces les plus importantes. Ils ont eu peur après le coup de la nuit…
  
  — Ça ne fait rien, je vais le faire quand même…
  
  Ils continuèrent de discuter un long moment encore. Il était plus de deux heures du matin lorsqu’ils se quittèrent, réconciliés.
  
  Hubert rentra directement à son hôtel. Il se déshabilla et prit un bain. Puis il décrocha le téléphone et demanda le numéro de Pierre. Celui-ci répondit enfin au bout du fil. Il avait été dîner au restaurant et était rentré assez tard. Il était de mauvaise humeur. Hubert essaya de le réconforter et lui dit que l’affaire était déjà engagée et qu’il le rappellerait le lendemain. Ils se souhaitèrent une bonne nuit. Hubert raccrocha et demanda un nouveau numéro, celui de l’avenue Rapp. Un long moment s’écoula et une voix endormie répondit enfin. C’était Arsène. Hubert demanda :
  
  — Pierre est-il rentré ?
  
  — Non, monsieur ; il lui est certainement arrivé malheur ! je…
  
  — Et Madame ?
  
  — Pas encore, monsieur ! je me demande…
  
  — Merci, Arsène.
  
  Hubert raccrocha. Il se glissa dans les draps. Enfin, il allait pouvoir dormir. Il se disposait à éteindre l’électricité lorsque le téléphone intérieur grésilla. Il décrocha en pestant. Le veilleur de nuit parlait à l’autre bout :
  
  — Monsieur de la Bath ? Il y a ici une dame qui veut vous voir d’urgence. Elle prétend avoir quelque chose de très important à vous dire, c’est Mme Dru…
  
  Hubert jura doucement entre ses dents et demanda en baissant la voix :
  
  — Lui avez-vous dit que j’étais là ?
  
  L’homme ne répondit pas et Hubert comprit que Sonia devait se tenir à côté de lui. Il dit enfin :
  
  — Dites-lui de monter !
  
  Il raccrocha et se releva pour ouvrir la porte. Déjà, il entendait le pas décidé de la jeune femme dans le couloir. Elle entra avec un large sourire, visiblement contente d’elle.
  
  — Bonjour ! dit-elle.
  
  Elle jeta sur le lit ses gants et son réticule. Il ferma la porte. Elle était déjà dans ses bras et lui offrit sa bouche. Il la prit.
  
  Il se dégagea doucement, retourna s’asseoir sur le lit, l’invita à prendre place dans un fauteuil, mais elle vint s’installer auprès de lui.
  
  — Tu es vraiment très bien en pyjama ! dit-elle d’un ton espiègle.
  
  Il ne la suivit pas et demanda :
  
  — Alors ? résultat pratique ? Tu l’as vue ou non ?
  
  Elle le regardait avec de grands yeux rieurs et prit son temps avant de répondre :
  
  — Je l’ai vue.
  
  Elle se pencha vers lui et fit mine de vouloir lui enlever une poussière imaginaire au coin de la lèvre. Il prit la main et la maintint solidement entre les siennes.
  
  — Je t’écoute, dit-il, d’un ton sec.
  
  Elle changea aussitôt de tactique et prit un air sérieux.
  
  — Voilà ! commença-t-elle ; elle est arrivée chez Carrère peu de temps après moi. Elle était seule comme d’habitude et je l’ai accaparée aussitôt. J’ai attendu un peu, le temps qu’elle se mette dans l’ambiance et j’ai attaqué.
  
  Hubert, très attentif, demanda :
  
  — Ses réactions premières ?…
  
  Elle fit une moue et un geste négatif de la tête.
  
  — Aucune, dit-elle, je l’ai bien observée ; elle n’a pas bronché. Elle m’a écoutée sans m’interrompre, jusqu’au bout. Lorsque j’ai eu terminé, elle m’a simplement demandé : « Vous êtes certaine que votre bonhomme n’est pas un provocateur de police ? »
  
  Je lui ai affirmé que non en lui indiquant que je ne pouvais lui donner les raisons de ma certitude sans dévoiler l’identité d’un ami qui m’avait mise en relations avec l’homme…
  
  — Bien ! dit Hubert en acquiesçant du chef.
  
  — Elle n’a pas insisté. Elle a réfléchi quelques instants puis elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le diamant dont je lui avais parlé, mais qu’elle connaissait très bien la personne qui le possédait actuellement… Tu parles ! Elle a ajouté qu’elle savait que cette personne voulait en effet négocier la pierre et que si elle n’avait pas trouvé à le faire dans les jours qui vont suivre, elle se serait certainement arrangée pour la rendre aux propriétaires et toucher la prime. Elle savait aussi le prix demandé : quarante pour cent de la valeur soit quinze millions et, comme tu l’avais prévu, payable en dollars. Le taux exigé est de trois dollars pour mille francs, c’est-à-dire un total de quarante-cinq mille dollars.
  
  Hubert fit une moue.
  
  — Bigre, dit-il, elle est gourmande.
  
  Sonia poursuivit :
  
  — Je le lui ai dit, mais elle m’a répondu qu’il ne serait pas possible d’obtenir une diminution…
  
  Hubert réfléchit un instant et dit :
  
  — Bon, je crois que ça va marcher quand même ; as-tu prévu un rendez-vous avec elle dans la journée ?
  
  — Bien sûr, dit-elle. Elle ne bougera pas de chez elle jusqu’à midi et je dois l’appeler là au cas où nous donnerions une suite…
  
  — Bien ; alors tu vas rentrer chez toi et je passerai te voir vers neuf heures demain matin…
  
  Elle ne protesta pas. Elle se leva et dit :
  
  — Tu m’excuseras un instant… une fonction naturelle qui demande à être remplie…
  
  Elle se dirigea vers la salle de bains en se tortillant comme une gamine. Il rit, se reglissa dans les draps, décrocha le téléphone et demanda au veilleur de nuit :
  
  — Réveillez-moi à sept heures, s’il vous plaît…
  
  Il raccrocha. Elle en mettait du temps pour… Écrasé de fatigue, il se laissait gagner par le sommeil, perdait conscience.
  
  La porte de la salle de bains se rouvrit doucement. En même temps, l’obscurité se fit dans la chambre. Complètement nue, Sonia Martin s’approcha du lit à tâtons, souleva les couvertures, se glissa près de Hubert qui dormait et murmura, moqueuse :
  
  — Je vais te réveiller, moi… Attends un peu !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  
  PERDS PAS LES IMAGES…
  
  
  Lorsque, à sept heures précises, la sonnerie du téléphone grésilla dans la chambre, elle ne réveilla ni Sonia ni Hubert pour l’excellente raison que leurs ébats amoureux duraient encore et qu’ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, fermé l’œil de la nuit.
  
  Par un effort violent de volonté, Hubert s’arracha des bras voluptueux de sa maîtresse et se dirigea en chancelant légèrement vers la salle de bains. Il avait la tête lourde et les membres mous. Une fatigue agréable engourdissait tout son corps. Il se plaça sous la douche et mit le robinet sur le froid…
  
  Vingt minutes plus tard, il revenait dans la chambre, relativement frais. Il chercha son tube de phénédrine et avala deux comprimés.
  
  Les yeux clos, brisée, Sonia somnolait. Il s’approcha et la secoua, sans pitié.
  
  — Il faut que tu te lèves, dit-il, la journée va être chargée.
  
  Elle grogna, ouvrit péniblement un œil, lui tourna le dos.
  
  Il poussa un profond soupir, rejeta les draps au pied du lit, se pencha et la saisit dans ses bras. Elle se laissa faire et se pelotonna amoureusement contre lui. Il se dépêcha de gagner la salle de bains et la déposa sous la douche avec la même hâte que s’il se fût agi d’un explosif dangereux. Il s’assura que le robinet était toujours bloqué sur le froid et ouvrit l’arrivée d’eau…
  
  Une demi-heure plus tard, à huit heures exactement, Hubert était dans le hall de l’hôtel. Il demanda plusieurs numéros au téléphoniste qui venait d’arriver et pénétra dans la petite cabine aménagée dans le salon.
  
  Il eut d’abord Stéphan au bout du fil. Hubert l’écouta un moment sans rien dire ; son visage ne reflétait rien de ses impressions. Enfin, il prit la parole à son tour :
  
  — Écoute-moi, Stéph, il n’est plus nécessaire pour l’instant de protéger Sonia, mais il faut maintenir la surveillance sur la comtesse. Seulement, j’aimerais que tu fasses remplacer Dandy par Bouche-cousue pour ce travail et que tu gardes le premier à ma disposition. Possible ?… Bien. Ensuite, il faut que tu te procures quatre, cinq mille unités de la chose dont je t’ai parlé hier soir ; vu ?… Bon ; et ça, il les faut tout de suite. Dans une heure tu devras être chez Carmen avec la marchandise pour attendre un coup de téléphone par lequel je te fixerai un rendez-vous. Tu y viendras avec la camelote et il est probable qu’un type qui sera avec moi te l’achètera. Tu lui vendras sans t’occuper du reste… Tu me fais confiance ?… Bien, à tout à l’heure…
  
  Il raccrocha et fit un signe au téléphoniste à travers la vitre de la porte. Une minute plus tard il était en communication avec Franck Waites. Le petit homme noir le salua avec sa cordialité coutumière. Hubert lui dit simplement :
  
  — Je voudrais vous voir dans une demi-heure ; possible ?… Bien, attendez-moi.
  
  Il raccrocha et fit un nouveau signe au téléphoniste attentif. Il entendit bientôt la voix d’Arsène.
  
  — Allô ! Bonjour Arsène… Toujours pas de nouvelles ? Quoi ? Madame n’est pas rentrée non plus ? Ça alors, c’est le bouquet !… Bien sûr, que je m’en occupe ! mais je ne sais même pas avec qui il est parti ! S’il y a du nouveau, téléphonez-moi à mon hôtel et laissez un message. D’accord ? Bon, au revoir, mon vieux.
  
  La dernière communication était pour Pierre. Hubert lui dit que tout allait bien et lui demanda de ne pas bouger, en lui assurant qu’il aurait probablement besoin de lui dans la journée. Il lui recommanda encore de ne donner des nouvelles chez lui sous aucun prétexte. Il prit congé et raccrocha.
  
  Il sortit. Cinq minutes plus tard, il roulait au volant de la Talbot.
  
  M. Franck Waites l’accueillit avec un sourire radieux.
  
  — Comment allez-vous, mon cher ? Asseyez-vous, je vous prie. Avez-vous déjeuné ?
  
  — Non, dit Hubert, et je meurs de faim !
  
  Le petit homme noir se précipita sur le téléphone et commanda un déjeuner substantiel à la mode anglaise. Puis il vint s’asseoir auprès de Hubert.
  
  — Je vous écoute, mon cher ; où en êtes-vous ?
  
  Hubert se carra sur son siège et croisa ses jambes.
  
  Il refusa la cigarette que lui offrait Franck Waites et commença :
  
  — Voilà, jusqu’ici tout va bien. J’ai fait contacter la comtesse de Sarcelles par une jeune personne de mes amies qui la connaît très bien. Elle accepte de vendre le diamant… mais elle en demande un prix exorbitant…
  
  — Combien ? fit le petit homme noir qui buvait les paroles de son visiteur.
  
  Hubert laissa tomber :
  
  — Quatre-vingt-dix mille dollars.
  
  Le petit homme fit un bond sur sa chaise et dit avec virulence :
  
  — Impossible !… Impossible !… Voyons, cette femme est folle. Cela représente quatre-vingts pour cent de la valeur du caillou. C’est impossible. Il faut l’amener à la raison, la menacer ; n’y a-t-il pas moyen de s’emparer de cette pierre d’une autre façon ?… Vous voyez ce que je veux dire ?…
  
  Hubert le rassura immédiatement :
  
  — Très bien, très bien. J’ai moi-même envisagé toutes les solutions possibles et j’en ai trouvé une à laquelle vous n’auriez certainement pas pensé…
  
  Franck Waites oublia de se vexer et demanda vivement :
  
  — Laquelle ?… Dites, mon cher, dites…
  
  Hubert prit son temps.
  
  — Il est pratiquement impossible d’espérer une réduction des exigences de la comtesse. Il y a bien le moyen, auquel vous pensez, de la dénoncer tout simplement aux autorités françaises et de demander à toucher la prime. Outre le fait que cette solution manquerait vraiment par trop d’élégance, je crois qu’elle comporte trop de risques d’échec. En effet, la comtesse de Sarcelles n’est pas une enfant de Marie, autant que l’on peut en juger, et le diamant doit être caché en un lieu sûr ; et il n’est pas certain du tout que les policiers français réussissent à la faire parler… Non, j’ai trouvé un moyen plus efficace… La comtesse de Sarcelles demande quatre-vingt-dix mille dollars, eh bien, nous lui donnerons quatre-vingt-dix mille dollars…
  
  Une série de sillons profonds se creusa sur le front du petit homme. Il resta cependant silencieux, Hubert poursuivit :
  
  — … Mais ces dollars seront faux.
  
  Une lueur brilla dans l’œil de M. Franck Waites. Hubert sourit intérieurement. Dès que cette idée lui était venue, il avait été certain que le petit homme noir, vicieux en diable, serait séduit par elle. Il continua :
  
  — … Je peux me procurer ces faux dollars, à quatre-vingts francs l’unité ; ce qui fait, pour un total de quatre-vingt-dix mille, une somme globale de sept millions deux cent mille francs. Or, le total des primes offertes par le propriétaire et par les assureurs est de dix millions huit cent mille francs. Il nous resterait donc un bénéfice de trois millions six cent mille francs à nous partager… ce qui est tout de même coquet. Vous ne pensez pas ?
  
  Les yeux de M. Franck Waites brillaient comme de la braise ardente. Il répondit :
  
  — Votre idée est géniale, mon cher ! Mais avez-vous les moyens matériels de la réaliser ?
  
  Hubert sourit :
  
  — Bien sûr, dit-il ; me prenez-vous pour un enfant ? Il suffit que vous soyez d’accord avec moi et nous pouvons avoir les faux dollars dans une heure. Pouvez-vous trouver d’ici là les trois millions six cent mille francs nécessaires ?
  
  Le visage du petit homme se referma :
  
  — Pourquoi tout cet argent ? demanda-t-il avec une grimace de suspicion.
  
  Hubert leva les bras au ciel.
  
  — Mais vous n’avez rien compris, alors ? Nous achetons quatre-vingt-dix mille dollars au prix de quatre-vingts francs l’unité, ce qui fait sept millions deux cent mille francs. Comme nous partageons les bénéfices, nous devons aussi partager la mise : trois millions six cent mille francs chacun. Moi je peux le faire, mais il me serait impossible d’obtenir le double. Si vous ne pouvez pas vous débrouiller pour trouver ça, alors n’en parlons plus mon vieux… Je vous croyais tout de même disposant d’autres moyens…
  
  Le petit homme réfléchissait profondément. Il se décida enfin :
  
  — C’est d’accord, dit-il, j’aurai la somme. Mais je veux voir la marchandise avant…
  
  — Bien entendu, mon cher !
  
  Franck Waites demanda de nouveau :
  
  — Et où envisagez-vous de réaliser cette transaction ?
  
  — Je ne sais pas encore ; il est probable qu’il faudra en cela suivre le désir du vendeur. Je vous rappellerai dès que je saurai. Allez-vous vous absenter ?
  
  — Non, je me ferai apporter la somme ici.
  
  — Bien, à tout à l’heure.
  
  — Au revoir, mon cher.
  
  
  -:-
  
  Hubert remonta en voiture et se dirigea vers le Louvre. Dix minutes plus tard, à neuf heures et quart précises, il stoppait devant son hôtel.
  
  Sonia dormait, étendue tout habillée sur le lit.
  
  Il la réveilla.
  
  — Secoue-toi un peu, lui dit-il, et écoute-moi bien.
  
  Elle se redressa en grognant, lui tendit ses bras.
  
  Il lui donna le baiser qu’elle quémandait et reprit :
  
  — Tu m’écoutes ?
  
  — Oui, vas-y…
  
  — Alors, tout marche comme sur des roulettes. Mon acheteur est d’accord pour payer quarante-cinq mille dollars. Il va les avoir dans la matinée. Penses-tu que la transaction puisse s’effectuer dans l’après-midi ?
  
  — Certainement. Cette question a été envisagée hier soir.
  
  — Bien ; maintenant, ma petite Sonia, je vais te poser la question de confiance. J’ai décidé que nous resterions désormais ensemble…
  
  Elle frémit, ses grands yeux s’élargirent démesurément.
  
  Il poursuivit :
  
  — Penses-tu qu’il soit possible de doubler la comtesse de Sarcelles et de garder pour nous les quarante-cinq mille dollars ?
  
  Elle sourit d’un sourire cruel, et ses paupières se baissèrent brusquement.
  
  — J’y avais déjà pensé, dit-elle. Je crois que c’est possible. La comtesse me fera confiance. Hier soir, elle m’a dit qu’elle ne voulait connaître personne d’autre que moi. Cela implique forcément qu’elle devra me remettre le diamant avant d’avoir touché l’argent, car ton acheteur voudra certainement voir le caillou avant de payer…
  
  — Sans aucun doute !
  
  — Mais après ?
  
  Hubert comprit ce qu’elle voulait dire et reprit :
  
  — Le mieux serait que nous fassions l’opération vers cinq heures de l’après-midi. Tu aurais déjà pris tes dispositions pour un départ définitif de l’avenue Rapp… Il ne faudrait pas que tu sois obligée d’y retourner après… Nous partirions dans la soirée pour la Suisse et, de là-bas, nous prendrions l’avion pour New York.
  
  Elle eut vers lui un mouvement irrésistible, écrasa ses lèvres sur les siennes, se laissa glisser sur le lit, l’entraînant avec elle… Appuyé sur un coude, à demi couché sur elle, il murmura :
  
  — Tu es avec moi ?
  
  Elle se souleva à sa rencontre et lui donna un baiser plein de tendresse.
  
  — Je suis avec toi, répondit-elle d’une voix grave qui l’engageait tout entière.
  
  
  -:-
  
  Il était très exactement dix heures et dix minutes lorsque la Talbot s’arrêta brusquement devant la « Maison » de Carmen. Hubert en descendit et ferma soigneusement la portière. Il traversa le trottoir et sonna. La jeune femme blonde vint lui ouvrir et dit :
  
  — Vous pouvez monter.
  
  Il rencontra Stéphan en haut de l’escalier. Ils gagnèrent la petite pièce du deuxième étage. Stéphan sortit une bouteille de bourgogne et la déboucha. Hubert alla droit au fait.
  
  — Tout va bien, dit-il. As-tu la marchandise ?
  
  Stéphan se dirigea vers le placard et sortit un paquet enveloppé de journaux.
  
  — Voilà, dit-il.
  
  Il ouvrit le paquet et tira une coupure qu’il tendit à Hubert. Celui-ci la saisit et l’examina en contre-jour. Il poussa un sifflement admiratif.
  
  — Bigre, dit-il. C’est du beau travail, en effet.
  
  — S’pas ? dit Stéphan ; qu’est-ce que j’te disais ?
  
  — Tu as le compte ?
  
  — Oui ; quarante-cinq mille unités en coupures de cent.
  
  Hubert resta quelques secondes silencieux et reprit :
  
  — Le type qui va t’acheter ça, sera persuadé que je t’en aurai pris la même somme ce matin pour mon compte personnel. Il ne faudra pas le détromper. Compris ?
  
  — Pigé, dit Stéphan.
  
  — L’argent que tu recevras sera pour toi ; pour les frais que tu auras engagés ; compris ?
  
  Stéphan fit une grimace :
  
  — Mais les images ? dit-il. J’ai promis de les rendre.
  
  Hubert sourit.
  
  — T’en fais pas, répondit-il. Tu les rendras ce soir.
  
  Stéphan eut un hochement de tête.
  
  — J’te fais confiance ; t’es mon pote. Mais faudrait pas me manquer parce que j’ai pas le droit d’faire un turbin à l’aut’pote. Pigé ?
  
  — Compris, dit Hubert. Ne te fais pas de bile et fais-moi confiance.
  
  — D’ac !
  
  Hubert se dirigea vers le téléphone, le décrocha et composa un numéro.
  
  — Allô ? M. Franck Waites, s’il vous plaît.
  
  Il attendit quelques instants.
  
  — … Allô, Mister Waites ? Hubert à l’appareil… Très bien merci… Vous avez ce qu’il faut ?… Bien ; alors, rendez-vous dans vingt minutes au café de la Pépinière, place Saint-Augustin. Oui… Bien sûr. A tout à l’heure…
  
  Il raccrocha.
  
  — Prends la marchandise, dit-il à Stéphan, et viens avec moi.
  
  Ils descendirent. La Talbot démarra doucement. Hubert conduisait en souplesse, sans mot dire, absorbé par ses pensées. Il gagna la Concorde et se dirigea vers l’Opéra.
  
  Stéphan crut bon de protester.
  
  — C’est pas par-là, Saint-Augustin.
  
  — Te casse pas la tête !
  
  Il n’insista pas. Chaussée-d’Antin, rue Saint-Lazare. Hubert prit la rue du Rocher, vira encore à gauche et arrêta enfin la voiture près d’un square proche de l’église Saint-Augustin. Ils descendirent. Stéphan suivit Hubert. Ils pénétrèrent dans un bar qui faisait le coin de la place et qui s’appelait « Le Diamant ». Ils choisirent une table isolée sur la gauche. Hubert dit :
  
  — Donne-moi une coupure et attends-moi ici.
  
  Stéphan ouvrit discrètement son paquet sous la table et tendit un billet à Hubert. Celui-ci le saisit et le glissa dans sa poche.
  
  — Commande-moi un Cinzano, dit-il ; et il se leva.
  
  Il sortit du bar par la porte qui donnait sur la place et se dirigea vers le café de la Pépinière.
  
  Franck Waites n’était pas encore là. Hubert se dirigea vers le fond du bar, choisit une table à l’écart et attendit.
  
  Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le petit homme noir faisait une entrée timide dans l’établissement. Il regarda de tous côtés, aperçut Hubert et se dirigea vers lui, non sans jeter des regards inquisiteurs à gauche et à droite.
  
  — Alors ? demanda-t-il.
  
  Pour toute réponse, Hubert sortit la coupure et la lui tendit.
  
  — Regardez, dit-il.
  
  Franck Waites saisit le billet, l’examina avec soin, le rendit à Hubert.
  
  — Ça n’est pas mauvais, dit-il.
  
  Hubert reprit :
  
  — J’ai déjà réalisé l’opération qui me concernait. Mon paquet est en lieu sûr.
  
  Le petit homme dit sans hésiter :
  
  — Je ne veux connaître personne : vous m’apportez la marchandise et je vous paie. Il n’y a pas d’autre solution possible.
  
  Hubert eut un sourire.
  
  — Je le pensais bien, dit-il. Le vendeur a confiance en moi et tout ira bien ; attendez-moi ici.
  
  — Combien de temps ?
  
  — Cinq, dix minutes au plus.
  
  — Entendu, mon cher.
  
  Hubert se leva et sortit. Il prit sur la gauche et fit le tour par Saint-Lazare afin de s’assurer qu’il n’était pas suivi. Il rentra au « Diamant ». Stéphan était toujours là.
  
  — Donne-moi les images, dit-il ; je t’amènerai le fric dans un moment, attends-moi ici.
  
  Sans un mot de protestation, Stéphan remit le paquet à Hubert. Celui-ci but le Cinzano que Stéphan lui avait fait servir. Puis, il prit à nouveau congé.
  
  — A tout à l’heure, dit-il.
  
  Il sortit sur la droite et repassa par Saint-Lazare.
  
  Franck Waites n’avait pas bougé. Hubert vint droit à lui.
  
  — Voilà, dit-il. Vérifiez et donnez l’argent.
  
  Le petit homme noir mit le paquet sur la banquette et l’ouvrit. Il compta silencieusement, vérifia plusieurs coupures prises au hasard, et dit enfin :
  
  — Le compte y est.
  
  Il ouvrit sa serviette et en sortit un autre paquet enveloppé de journal.
  
  — Voici l’argent, dit-il. Comptez.
  
  Hubert se livra à une rapide vérification.
  
  — C’est d’accord, dit-il. L’opération est prévue en principe pour cinq heures cet après-midi S’il y avait contrordre, je vous préviendrais ; mais je ne le pense pas. Je crois qu’il serait bon que vous assuriez la location d’une chambre à proximité de la vôtre, où pourrait venir la détentrice du diamant. J’ai eu il y a un instant connaissance de ses dernières exigences ; elle demande qu’il lui soit versé la moitié de la somme, soit quarante-cinq mille dollars, avant qu’elle n’apporte la pierre. Elle remettra le caillou ensuite contre les quarante-cinq mille restant.
  
  Le petit homme eut un sursaut.
  
  — Impossible, dit-il. Si elle bluffe et qu’elle n’a pas le diamant, nous serons refaits.
  
  Hubert eut un sourire amusé.
  
  — J’y ai pensé, dit-il doucement. Je prends les risques de l’opération. C’est moi qui lui donnerai en premier ma part de dollars. Mais je m’assurerai de sa personne pendant qu’elle fera chercher le diamant. Votre part à vous servira à faire l’échange cash. D’accord ?
  
  Le petit homme noir réfléchissait profondément. Hubert eut envie de pouffer devant sa mine méfiante. Franck Waites dit enfin :
  
  — Je suis d’accord, mais vous me permettrez de prendre certaines précautions personnelles… qui ne changeront d’ailleurs rien au processus fixé.
  
  Allègrement, Hubert répondit :
  
  — Bien entendu, mon cher ; c’est bien naturel ! Mais, dites-moi, lorsque nous aurons le diamant en notre possession, je pense que, pour éviter toute suspicion, il serait bon de mettre dès maintenant au point un processus qui donne satisfaction à l’un et à l’autre…
  
  Le visage de M. Franck Waites resta impassible, mais sa poitrine étroite se souleva dans un soupir de déception.
  
  — J’avais pensé, dit-il avec un sourire subit, que vous me feriez confiance et que vous me laisseriez la garde du diamant jusqu’à ce que nous puissions le rendre à ses propriétaires…
  
  Hubert eut un sourire non moins délicieux :
  
  — Cela serait évidemment une solution presque parfaite, mais, néanmoins, je pense qu’il serait préférable, pour votre tranquillité d’esprit personnelle, d’envisager autre chose. Par exemple, ne pensez-vous pas que nous pourrions ensemble aller porter la pierre à une banque et la mettre dans un coffre ? Nous aurions donné auparavant des instructions pour que ce coffre ne puisse être ouvert qu’en nos deux présences. Qu’en pensez-vous ?
  
  M. Franck Waites fit un nouveau sourire qui ressemblait beaucoup à une grimace.
  
  — Je trouve cela très bien, dit-il sans grande conviction.
  
  — Alors, tout est parfait, dit Hubert. Soyez à votre hôtel à partir de quatre heures et attendez un coup de fil.
  
  — D’accord, mon cher.
  
  Hubert se leva.
  
  — A bientôt.
  
  — A ce soir.
  
  Il sortit.
  
  Il retrouva Stéphan cinq minutes plus tard et lui remit les trois millions six cent mille francs que le petit homme noir lui avait donnés en échange des faux dollars. Il lui demanda :
  
  — Est-ce que Dandy peut se tenir à ma disposition à partir de quatre heures cet après-midi ?
  
  L’autre n’hésita pas.
  
  — Bien sûr, dit-il.
  
  Hubert reprit :
  
  — Je veux que Bouche-cousue continue toujours la surveillance de la comtesse de Sarcelles ; mais une simple surveillance, hein ? Qu’il n’intervienne sous aucun prétexte en dehors de mes instructions.
  
  Stéphan lâcha un rot tout à fait en accord avec son aspect rabelaisien et dit :
  
  — C’est d’accord, pépère, t’as pas besoin d’te faire du mauvais sang !
  
  Hubert se leva et reprit :
  
  — Je te laisse te débrouiller, je m’en vais…
  
  Il serra la main de Stéphan et sortit. Il remonta dans la Talbot et, virant sur place, repartit vers Saint-Lazare.
  
  Il était midi moins un quart lorsqu’il stoppa devant son hôtel. Un chasseur se porta à sa rencontre.
  
  — Mme Dru m’a demandé de vous dire qu’elle était rentrée chez elle et qu’elle y attendait que vous l’appeliez.
  
  Hubert remercia et demanda le numéro de l’avenue Rapp. Ce fut Sonia qui lui répondit. Elle parlait très bas.
  
  — Allô, tu m’écoutes ? demanda-t-elle. Je parle doucement pour qu’Arsène ne m’entende pas. Il est absolument fou de la disparition de Pierre. J’ai contacté la comtesse. C’est d’accord pour ce soir à cinq heures. Elle me confiera l’objet. Tout va bien. Je suis en train de faire mes valises. J’ai fermé la porte de ma chambre à clé pour qu’Arsène ne s’aperçoive de rien…
  
  — Bien, dit Hubert. Je te rappellerai à quatre heures.
  
  Il raccrocha.
  
  Il sortit de la cabine, se dirigea vers le bar, prit un double Cinzano et passa dans la salle à manger. Il déjeuna avec un féroce appétit.
  
  A une heure après-midi, il monta dans sa chambre et s’allongea sur son lit après avoir prié le portier de le réveiller à quatre heures moins le quart. Il s’endormit aussitôt d’un sommeil profond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  
  ÇA DEVAIT FINIR COMME ÇA
  
  
  A l’heure prévue, le téléphone grésilla dans la chambre. Assis, les yeux clos encore, il tendit son bras dans tous les sens en murmurant des phrases incohérentes. Il ouvrit enfin un œil et réussit à saisir le combiné.
  
  — Ça va, dit-il, merci.
  
  Il raccrocha et bâilla à se décrocher la mâchoire. Il avait les yeux pleins de sommeil et de larmes. Il pivota sur place, posa ses pieds sur la descente de lit et resta un instant dans cette position, sans bouger, l’air complètement abruti. Enfin, il fit un violent effort, se mit debout et se dirigea aussitôt vers la salle de bains d’un pas mal assuré.
  
  Après une bonne douche froide, il se sentit mieux. Il prit encore deux comprimés de phénédrine et s’habilla. Il revêtit un complet de sport en tweed, de solides chaussures à grosses semelles de cuir, et fixa sa matraque à son poignet droit.
  
  Il décrocha le téléphone et demanda l’avenue Rapp. Sonia lui répondit.
  
  — Tout est prêt ? demanda-t-il.
  
  — Oui. Je n’ai plus qu’à aller chercher le caillou. J’ai réussi à éloigner Arsène. Ne penses-tu pas que je pourrais emmener mes bagages dès maintenant ?
  
  Il répondit aussitôt.
  
  — Attends-moi. Dans dix minutes, je suis chez toi et j’amènerai tes valises à mon hôtel. Pendant ce temps-là, tu iras chercher l’objet et nous nous retrouverons pour la transaction.
  
  — D’accord, mon chéri. Je t’attends.
  
  Il raccrocha et descendit aussitôt. La puissante Talbot démarra et, par les quais, il gagna rapidement l’avenue Rapp. Sonia l’attendait. Ses valises étaient prêtes. Il y en avait deux seulement. Elle n’emportait que le strict nécessaire. Hubert alla immédiatement au téléphone et appela Franck Waites. Il l’eut très rapidement.
  
  — Alors ? demanda-t-il, vous êtes prêt ?
  
  — Oui, répondit le petit homme noir. J’ai pu louer la chambre contiguë à la mienne. Il y a une double porte communicante ; ce sera parfait.
  
  — Bon. Nous serons là à cinq heures et quart D’accord ?… Oui. A tout à l’heure, mon cher.
  
  Il reposa le combiné sur son berceau et se retourna vers Sonia.
  
  — Je vais partir maintenant avec tes valises, dit-il. Je les porterai à l’hôtel. Pendant ce temps, tu vas aller chez la comtesse chercher le diamant. Puis, tu te rendras au café George-V, aux Champs-Élysées, et tu m’attendras. Sois-y à cinq heures au plus tard.
  
  — J’y serai !
  
  Les yeux de Sonia flamboyaient et ses pommettes étaient vivement colorées par l’excitation. Elle se pressa contre son amant et l’embrassa à perdre haleine.
  
  Il prit les bagages, descendit, les mit dans la voiture et démarra à toute allure. Il n’y avait plus de temps à perdre.
  
  A cinq heures moins vingt il stoppa brutalement devant son hôtel, appela le chasseur, lui confia les valises de Sonia et repartit en trombe.
  
  Un quart d’heure plus tard, il s’arrêta devant la « Maison » de Carmen.
  
  Stéphan était là, et Dandy. Hubert leur serra la main à tous les deux.
  
  — Mon vieux Stéphan, dit-il, tu vas rester ici. Dandy va m’accompagner. C’est maintenant le grand coup… pour moi, parce que toi tu es déjà payé.
  
  Stéphan cracha par terre.
  
  — Tu charries, dit-il. Tu sais bien que je t’aiderai jusqu’au bout. Et pis, il faut que j’récupère les images. Sans ça y a rien d’gagné. Mais tout ça, ça n’a rien à voir. Tu sais bien qu’t’es mon pote et que j’te demande rien.
  
  Hubert consulta son chrono.
  
  — Cinq heures passées, dit-il. Il faut y aller.
  
  Il descendit, suivi de Dandy, silencieux mais visiblement ravi.
  
  Il s’arrêta devant le café George-V, et demanda à Dandy de rester dans la voiture.
  
  Sonia était là, assise à une table dans le fond de la salle.
  
  — Tu as l’objet ? demanda Hubert.
  
  Elle répondit dans un souffle :
  
  — Oui…
  
  Elle fouilla dans son sac à main d’une main tremblante et en sortit un écrin. Hubert le prit et l’ouvrit. Ce fut un éblouissement subit… La pierre étincelait de mille feux, limpide comme une source vive.
  
  Hubert l’admira un instant puis referma l’écrin.
  
  — Tu vas venir avec moi, dit-il. Nous ferons comme si c’était toi qui avais la pierre, mais je vais la garder sur moi. Tu comprends, on ne prend jamais trop de précautions…
  
  Sans attendre sa réponse, il glissa l’écrin dans sa poche et ajouta :
  
  — J’ai amené avec moi un garçon qui nous servira de garde du corps. C’est un type absolument sûr. Il restera avec toi dans la chambre pendant la durée de l’opération.
  
  Il se leva :
  
  — Viens, il est temps.
  
  Il régla la consommation de Sonia. Ils sortirent. Sur le trottoir, Hubert fit signe à Dandy de les rejoindre. Ils s’engagèrent tous les trois dans le hall de l’hôtel tout proche.
  
  Arrivés à l’entresol, Hubert demanda à Sonia et à Dandy de l’attendre là. Il continua à monter seul.
  
  Un homme taillé en force, au faciès brutal, montait une garde ostensible devant la chambre de M. Franck Waites. Sans paraître y prêter attention, Hubert frappa et entra.
  
  Le petit homme noir était enfoncé dans un fauteuil et tirait avec une désinvolture affectée sur une cigarette américaine. Il se leva avec vivacité en reconnaissant Hubert et lui tendit la main.
  
  — Alors, mon cher ? Où en sommes-nous ?
  
  Hubert, très calme, répondit :
  
  — La dame est là avec le bouchon de carafe. Elle a un garde du corps qui ne paraît pas très commode… Le genre du vôtre, à peu près, avec des poches trop gonflées…
  
  — Dommage, dit-il, on aurait pu peut-être l’avoir à moitié prix…
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Je crois, dit-il, qu’il vaut mieux y renoncer… à moins qu’un concours de tir ne vous paraisse pas susceptible de porter atteinte à la considération dont vous jouissez dans cet établissement…
  
  Franck Waites daigna sourire.
  
  — N’en parlons plus, dit-il. Venez voir…
  
  Il ouvrit une porte dans le fond de la pièce sur la droite. De l’autre côté d’un réduit d’un mètre de profondeur environ, une autre porte s’ouvrit sous la poussée du nègre. Hubert le suivit dans la chambre contiguë à celle qu’ils venaient de quitter.
  
  — Vous pouvez l’amener ici, dit Franck, c’est le 221.
  
  — Bien, je vais la chercher…
  
  Il sortit directement de la pièce sur le couloir et vérifia le numéro. Le sbire de Waites était toujours là. Hubert regagna l’escalier, descendit un demi-étage et fit signe à Sonia et à Dandy de monter. Il les précéda sur le palier et les fit entrer dans la chambre 221. Au passage, Dandy avait bombé le torse et jeté un regard méprisant sur l’homme du couloir. Ce dernier était resté impassible.
  
  Franck Waites avait refermé les portes de communication en regagnant son appartement. Hubert dit d’une voix basse :
  
  — Toi, Sonia, tu vas rester ici et ne pas bouger. Dandy va m’accompagner de l’autre côté, et défense absolue de prononcer un seul mot. Si le nègre te parle, tu ne répondras pas. Compris ?
  
  Dandy fit un signe affirmatif.
  
  — Allons-y.
  
  Il ouvrit la porte, puis l’autre. Dandy le suivait comme son ombre. Franck Waites eut un haut-le-corps en apercevant l’intrus. Hubert fit un geste pour le rassurer et dit :
  
  — La dame a exigé que ce gentleman m’accompagne et ne quitte pas le diamant des yeux. Il doit revenir de l’autre côté avec le diamant ou avec le reste de la contrepartie.
  
  Franck Waites fit une grimace.
  
  — Je vous avais dit, la Bath, que je ne voulais connaître personne.
  
  D’un ton désinvolte, Hubert répondit :
  
  — La dame non plus ne veut connaître personne, et il faut bien en passer par où elle veut. De toute façon, je ne crois pas que ce gentleman et vous fréquentiez les mêmes milieux. Vous aurez sans doute fort peu de chances de le rencontrer ensuite.
  
  Franck Waites se décida.
  
  — Bon, ne perdons pas de temps. Avez-vous le diamant ?
  
  Hubert tendit l’écrin qu’il tenait dans la main sans que personne l’eût remarqué.
  
  Franck Waites le saisit et l’ouvrit. Il fit entendre un sifflement admiratif.
  
  — Mazette ! dit-il, c’est un beau morceau…
  
  Il s’adressa à Hubert.
  
  — C’est bien la pierre en question, n’est-ce pas ?
  
  Hubert eut un geste affirmatif.
  
  — Oui, elle correspond exactement à la description que l’on m’a donnée. C’est une pierre de toute beauté…
  
  Tout en parlant, il avait repris l’écrin que le petit homme noir avait posé sur une table.
  
  Franck Waites sortit de sa contemplation et dit :
  
  — Bon, je vais donner la contrepartie à monsieur.
  
  Hubert tendit la main et Franck lui remit le diamant. Il le replaça avec soin dans son écrin pendant que le petit homme sortait une serviette de l’armoire et en extirpait un paquet enveloppé de journal.
  
  Franck Waites demanda :
  
  — A qui dois-je remettre l’argent ?
  
  Ce fut Hubert qui répondit :
  
  — Donnez-le à ce gentleman qui le vérifiera.
  
  Le petit homme reprit :
  
  — Voulez-vous me remettre la pierre en même temps ?
  
  Hubert leva un sourcil étonné.
  
  — Pourquoi ? demanda-t-il doucement. J’ai déjà versé ma part, moi. Et, pendant que j’y pense, monsieur Waites, voudriez-vous me remettre mon Lüger ? C’est un souvenir de famille auquel je tiens beaucoup…
  
  Le petit homme noir hésita un instant, puis il fouilla de nouveau dans l’armoire et en sortit l’arme de Hubert. Ostensiblement, il en retira le chargeur et le glissa dans sa serviette. Hubert, sans un mot, prit l’arme, tira de sa poche un chargeur plein et le glissa lentement dans la poignée du pistolet.
  
  Dandy regardait Franck Waites qui n’osait pas bouger.
  
  D’un geste désinvolte, Hubert arma le Lüger. Le bruit résonna dans le silence qui s’était établi. Hubert reprit la parole :
  
  — Maintenant, monsieur Waites, je pense que vous ne verrez pas d’inconvénients à me rendre également le chargeur que vous avez cru devoir garder ?
  
  Il jouait négligemment avec son arme dont le canon restait toujours, comme par hasard, pointé sur les tripes du petit homme. Celui-ci était devenu gris terreux. Il glissa une main tremblante dans sa serviette et en retira le chargeur. Il le tendit à Hubert.
  
  — Merci, dit celui-ci, les bons comptes ont toujours fait les bons amis.
  
  Il vérifia d’un coup d’œil le nombre, restreint, de balles, qui restait à l’intérieur et le fourra dans une poche de son veston.
  
  — Maintenant, ajouta-t-il d’un ton bon enfant, vous pouvez donner l’argent à ce gentleman.
  
  Franck Waites, sans un mot, s’exécuta. Il ne perdait pas de vue le petit écrin que Hubert avait posé sur la table pour recevoir son Lüger. Dandy, avec une conscience admirable, faisait semblant de compter les dollars…
  
  Lorsqu’il eut terminé, il se redressa. Hubert demanda :
  
  — Le compte y est ?
  
  Dandy fit un signe affirmatif. Il aurait rendu des points à Bouche-cousue !
  
  Hubert reprit l’écrin en main et s’approcha de Dandy. Il mit sa main en cornet contre l’oreille de l’homme et murmura, sans perdre le nègre des yeux :
  
  — Va-t’en de l’autre côté comme si tu allais remettre l’argent à la patronne. Mais garde les images sur toi et reviens ici presque aussitôt, compris ?
  
  Dandy hocha la tête d’un air énergique et quitta la pièce sans avoir prononcé un seul mot. Franck Waites crut bon de protester :
  
  — Que signifient ces messes basses ? N’oubliez pas…
  
  Hubert l’interrompit.
  
  — Je n’oublie rien, dit-il, et c’est justement pourquoi j’ai engagé ce gentleman pour m’accompagner tout à l’heure lorsque nous irons porter le diamant à la banque. Comme ça, les forces seront équilibrées…
  
  Franck Waites n’eut pas le temps de répondre. Déjà, Dandy reparaissait. Hubert posa l’écrin sur la table.
  
  — Fais attention, dit-il, à ce que ceci ne quitte pas la pièce avant mon retour. J’ai deux mots à dire à la dame d’à-côté…
  
  Dandy se posta entre la table et le nègre.
  
  Hubert quitta la pièce par les portes de communication. Il trouva Sonia très nerveuse.
  
  — Alors, demanda-t-elle, tu as l’argent ?
  
  Il la rassura :
  
  — Oui, c’est Dandy qui l’a sur lui. Il me le remettra tout à l’heure. Tu vas partir maintenant. Tu prendras un taxi et tu te feras conduire à Boissy-Saint-Léger ; tu te souviendras ? En face la gare, tout près de la grand-route, il y a un restaurant. C’est là que tu m’attendras. Je passerai te prendre avec la voiture et nous filerons aussitôt sur la Suisse.
  
  Elle eut l’air contrarié.
  
  — Pourquoi ne viens-tu pas tout de suite avec moi ? demanda-t-elle avec une moue.
  
  — Ça ne m’est pas possible. J’ai encore des dispositions à prendre ; je ne peux pas t’expliquer…
  
  Elle fronçait ses sourcils comme une enfant qui fait un caprice :
  
  — Alors, donne-moi l’argent tout de suite. Il sera plus en sûreté avec moi.
  
  Il éclata de rire.
  
  — Ce n’est pas mon avis, rétorqua-t-il. Allez, file, et n’oublie pas, Boissy-Saint-Léger, le restaurant en face la gare.
  
  Il la poussa dehors. Il resta à la porte le temps de s’assurer qu’elle était bien partie et que le garde du corps de Franck ne se disposait pas à la suivre. Puis il rentra et regagna l’autre pièce.
  
  Dandy et le nègre n’avaient pas bougé. Il dit :
  
  — Maintenant, nous allons y aller. Mister Waites, vous pouvez prendre l’écrin si ça vous fait plaisir, mais n’essayez pas de nous fausser compagnie. Ce gentleman, s’il ne parle pas, est un tireur remarquable et je ne suis pas manchot non plus.
  
  Le petit homme noir saisit l’écrin et le fourra dans sa serviette. Ils quittèrent la pièce et, suivis du garde du corps de Franck, descendirent l’escalier.
  
  Hubert ouvrit le spider de la voiture et y fit entrer les deux sbires qui ne manquèrent pas cette occasion de se monter sournoisement sur les pieds. Franck Waites prit place à côté de lui et il démarra.
  
  Dix minutes plus tard, la voiture stoppait rue du 4 Septembre, devant l’entrée auxiliaire du siège central du Crédit Lyonnais. Les quatre hommes entrèrent et montèrent directement au deuxième étage, où se trouvait la Direction. En gravissant le monumental escalier, ils découvraient l’immense hall des guichets, absolument désert à cette heure tardive.
  
  Franck et Hubert furent reçus immédiatement par un des directeurs que connaissait personnellement Hubert. Il écouta posément le désir formulé par les deux hommes et, pour finir, leur fit signer à tous deux une formule par laquelle ils demandaient de façon expresse et irrévocable que le coffre qu’ils venaient de louer ne puisse être ouvert qu’en leurs deux présences.
  
  Puis le directeur les accompagna jusqu’au sous-sol, où se trouvait la salle des coffres. Les deux gardes du corps restèrent en haut de l’escalier. Après avoir franchi plusieurs portes étanches, ils pénétrèrent dans une salle violemment illuminée et dont les murs étaient couverts de portes blindées. Le directeur ouvrit une de ces portes. Derrière, apparurent un certain nombre d’autres portes beaucoup plus petites ; le banquier fit jouer une combinaison et introduisit une clé. Le battant s’ouvrit.
  
  Le directeur s’éloigna de quelques pas et tourna discrètement le dos. Franck, sous l’œil intéressé de Hubert, sortit l’écrin de sa serviette et le déposa à l’intérieur du coffre. Hubert repoussa lui-même la porte, qui se referma avec un claquement sec.
  
  Dès qu’il fut arrivé à son hôtel, Franck Waites rédigea un télégramme destiné à la Lloyds-Insurance, à Bâle. Ce télégramme était ainsi rédigé :
  
  « Arriverai demain porteur Croix du Sud. Préparez primes. Salutations distinguées ».
  
  Franck WAITES.
  
  
  
  Il remit le câble au bureau de l’hôtel en demandant avec insistance qu’il soit expédié immédiatement en urgent. Puis, il se rendit au bureau de voyage et demanda s’il était encore possible d’obtenir une couchette pour le soir même dans un train de nuit se dirigeant vers la Suisse. Il lui fut répondu par la négative. L’employé lui conseilla de prendre l’avion le lendemain matin pour Genève et, de là, de prendre un train pour Bâle. Cela serait assez rapide. Franck Waites accepta cette suggestion parce qu’il n’y en avait pas d’autre.
  
  Il monta ensuite dans sa chambre et, sur sa machine à écrire portative, entreprit de taper une longue lettre adressée à M. le commissaire principal Delorme – Surveillance du Territoire – Direction générale de la Sûreté nationale – 11, rue des Saussaies, Paris (8e).
  
  Dans cette lettre, il accusait un certain Hubert Bonisseur de la Bath de divers crimes, meurtres, trafics de faux dollars, etc., avec de nombreux détails « pour aider la police dans sa tâche ». Il signa : « Un bon Français. »
  
  
  -:-
  
  Hubert Bonisseur de la Bath s’arrêta devant la première poste qu’il trouva sur sa route et, laissant la voiture à la garde de Dandy, il s’y engouffra. Il prit une formule de télégramme et commença par y inscrire une adresse : Lloyds-Insurance, Bâle (Suisse).
  
  Le texte était ainsi conçu :
  
  Sur Référence Boucher, joaillier Paris, arriverai demain matin porteur Croix du Sud. Préparez-vous mettre prime ma disposition. Salutations distinguées.
  
  Hubert BONISSEUR de la BATH.
  
  
  
  Après avoir expédié ce message, il remonta en voiture et se dirigea vers la place de la Concorde. Il se rangea à l’entrée de l’avenue Gabriel, demanda à Dandy de l’attendre et pénétra dans l’ambassade des États-Unis. Il était sept heures un quart.
  
  A sept heures trois quarts, Hubert ressortait de l’ambassade. Il avait un drôle de petit sourire au coin de la lèvre et sifflotait doucement une vieille chanson française de salle de garde. Sans un mot, il reprit sa place au volant et démarra en trombe. Deux minutes plus tard, il s’engageait dans la rue des Saussaies et stoppait devant l’immeuble de la Sûreté nationale.
  
  Il s’aperçut alors que Dandy avait changé de couleur et l’entendit murmurer entre ses dents :
  
  — Crénom ! V’s auriez p’t êt’pu vous loger un peu plus loin ! Ces patates-là et mézigue on s’fait jamais d’mamours quand on s’rencontre ! Si des fois qu’un de ces mecs-là me r’connaissa’t !
  
  Sans rire, Hubert lui tendit une paire de lunettes noires.
  
  — Tiens, mets ça, dit-il. Et gonfle tes joues, tu seras méconnaissable…
  
  Il descendit et enfila la petite porte réservée aux visiteurs. Delorme l’attendait. Ils se serrèrent la main et Hubert s’assit sur un coin du bureau.
  
  — Je suis pressé, dit-il, vous m’excuserez. Vous m’avez demandé des tuyaux, je vous en donne. Je sais où est John Ryzpcky, mais il faudra vous dépêcher si vous voulez l’avoir vivant. Vous le trouverez à la villa des « Peupliers », à Luzarches. Vous vous renseignerez pour le chemin. Faites attention, il y a des chiens méchants. Autre chose, je crois que l’affaire va se dénouer demain dans la journée ; voulez-vous me rendre un service ?
  
  Delorme acquiesça :
  
  — Volontiers, si c’est possible…
  
  Hubert reprit :
  
  — Je crois que c’est possible. Je voudrais que la comtesse de Sarcelles soit informée ce soir même de mon départ cette nuit pour Bâle, accompagné de Mme Sonia Dru. Il faudrait aussi qu’elle sache que nous avons retenu des chambres à l’hôtel des « Trois Rois » dans cette ville. Vu ?
  
  Delorme eut un sourire.
  
  — Vu, dit-il. L’acte final va se jouer là-bas ?… Eh bien, c’est facile. Il y a au sein de « Force Noire » un agent double qui m’est entièrement dévoué… pour des raisons qui lui sont très personnelles. Dans une heure, la comtesse saura ce que vous voulez qu’elle sache et de la façon la plus naturelle qui soit.
  
  — Bien, dit Hubert, en se levant. Maintenant, je prends congé. Je n’ai plus une minute à perdre.
  
  Delorme se dressa à son tour.
  
  — Bonne chance, dit-il. Je suppose que la partie va être dure ?
  
  Hubert sourit et lui serra la main. Ses yeux luisaient presque férocement. Il répondit :
  
  — Je le suppose également ; mais, pour l’instant, c’est moi qui tire les ficelles, et je ne suis pas disposé à les lâcher !
  
  Ils se quittèrent.
  
  Il était huit heures vingt lorsque Hubert remonta dans la Talbot. Dandy poussa un profond soupir de soulagement au moment où la voiture démarra. Il projeta un long jet de salive entre ses dents cariées et siffla sur un ton venimeux :
  
  — Tous des patates ! et j’les emmerde ! Bourriques !
  
  Hubert le regarda un instant avec étonnement et dit :
  
  — Tu n’as pas l’air d’aimer beaucoup les poulets ?
  
  Dandy bomba le torse et serra les poings. Il reprit avec une force accrue par la distance qui augmentait entre les « bourriques » et lui :
  
  — Des patates, j’te dis ! C’est tous des patates !… Et, merde ! ! !
  
  Ils retrouvèrent Stéphan chez Carmen. Hubert lui rendit immédiatement les quarante-cinq mille faux dollars qu’il avait reçus de Franck Waites.
  
  — Comme ça, dit-il, tu peux les rendre à ton copain et tu as gagné trois millions six cent mille francs. Tu feras les parts comme tu voudras.
  
  Stéphan demanda :
  
  — Et toi, qu’est-ce que tu as là-dedans ?
  
  Hubert sourit :
  
  — Moi ? fit-il. Ne t’en fais pas pour moi, je ne m’oublie pas.
  
  Stéphan rigolait doucement.
  
  — J’sais pas trop comment qu’tu t’y es pris, mais j’crois tout d’même qu’i doit y avoir un pigeon dans c’t’histoire. Qui qu’c’est ?
  
  Hubert se mit à rire franchement.
  
  — Je ne puis te le dire. Mais ne t’en fais pas pour le « pigeon » ; ça lui fera certainement plaisir lorsqu’il saura que c’est lui qui a payé vos frais… de déplacement !
  
  Dandy les regardait rire. Pour ne pas être en reste, il en fit autant. De temps à autre, il s’interrompait pour murmurer avec un attendrissement qui paraissait réel :
  
  — Des patates, j’te dis ; tous des patates…
  
  Et il hochait sa grosse tête avec une douce conviction.
  
  Hubert reprit :
  
  — Tu vas laisser Bouche-cousue surveiller la comtesse. Il est presque certain qu’elle va partir cette nuit en voyage. Je te téléphonerai demain matin pour avoir des nouvelles. Maintenant, je m’en vais. Au revoir, les petits potes.
  
  Il leur serra la main et descendit. Il n’avait pas vu Carmen.
  
  Il remonta en voiture et démarra à toute allure. Il était neuf heures et quart lorsqu’il pénétra dans le hall de son hôtel. Il informa la direction qu’il partait le soir même et demanda sa note. Puis, il monta dans sa chambre.
  
  A dix heures, il redescendit et se fit servir un dîner rapide mais substantiel dans la salle à manger de l’hôtel.
  
  A dix heures et demie, il avait réglé sa note et aidait le bagagiste à entasser les valises dans le coffre de la voiture. Il revint dans le hall et demanda un numéro de téléphone. Presque aussitôt, il eut Pierre au bout du fil.
  
  — Écoute-moi bien, lui dit-il. Je pars maintenant avec ta voiture pour Bâle, en Suisse. Je ne puis t’emmener parce que j’ai un passager qui ne doit pas te voir ; compris ? Mais je vais avoir besoin de toi demain matin là-bas. Le mieux que tu aies à faire est de louer un taxi-avion demain matin à la première heure. D’accord ? Rendez-vous à midi à l’hôtel des « Trois Rois » ; tu connais ? Bien. Quoi ? Sonia ? Il ne faut pas que tu la voies encore, mais tu peux lui envoyer un mot ou téléphoner pour la rassurer ; son rôle est terminé. Oui, fais ce que tu veux. Au revoir, à demain…
  
  Il raccrocha, régla la consommation, distribua les pourboires, prit congé du directeur et s’installa dans la Talbot. Il avait laissé la capote baissée. Le temps était superbe et la nuit, qui venait de tomber, très claire. Il sortit d’une poche de la voiture un serre-tête blanc et des lunettes de course et les ajusta tranquillement. Il regarda son chrono, il était dix heures quarante-cinq. Il lança le moteur du bolide et embraya dans un bruit assourdissant.
  
  
  -:-
  
  Le patron du « Restaurant de la Gare », à Boissy-Saint-Léger, se demandait ce que pouvait bien attendre depuis le début de la soirée la jeune femme élégante qui restait maintenant toute seule dans la grande salle. Il aurait bien voulu fermer boutique et aller se coucher. Il n’osait pas lui dire de partir.
  
  Sonia était sur des charbons ardents. Onze heures venaient de sonner. Que pouvait bien faire Hubert ? Et s’il l’avait roulée ? S’il ne l’avait expédiée ici que pour se débarrasser d’elle ? S’il allait ne pas venir ? N’était-il pas capable de tout pour parvenir au but qu’il s’était fixé ?
  
  Le patron du bistrot était sorti sur le pas de sa porte. Quelle nuit magnifique ! Il entendit soudain au loin, sur la route nationale, le ronflement suraigu d’un moteur déchaîné. « C’est certainement une voiture de course, pensa-t-il ; encore un cinglé ! » Le faisceau se rapprochait à une allure fantastique. « Nom de Dieu, dit l’homme entre ses dents, il fait au moins du cent cinquante il va s’tuer ! »
  
  Comme une flèche, la puissante voiture était passée sous le tunnel du chemin de fer. Le ronflement devint soudain un grondement ; le bolide ralentissait brutalement, quittait la grand-route dans un hurlement de pneus et stoppait devant le restaurant. Le moteur se tut après un dernier sursaut rageur.
  
  Hubert descendit. Sonia était déjà là.
  
  — Je commençais à m’inquiéter, dit-elle, un peu nerveuse.
  
  Il sourit de toutes ses dents.
  
  — Pourquoi ? demanda-t-il doucement.
  
  Il l’entraîna dans le fond de la salle après avoir commandé du café glacé.
  
  — Tout est réglé, dit-il. Je voudrais simplement que tu fasses une chose… que tu écrives à Pierre…
  
  Elle le regarda, surprise.
  
  — Ah ? fit-elle. Pourquoi ?
  
  Il s’expliqua :
  
  — J’ai de bonnes raisons de croire que Pierre s’est sorti du mauvais pas où il se trouvait. Il va rappliquer avenue Rapp. Tu penses bien que, lorsqu’il va s’apercevoir que tu as disparu, il va faire un chahut du tonnerre ! Tandis que si tu lui écris un mot pour lui expliquer que vous deux ça ne peut pas aller davantage et que tu le quittes définitivement, en lui demandant de ne rien faire pour te retrouver, il se tiendra probablement tranquille. Quand il aura un peu digéré la chose, il sera temps alors de lui apprendre que nous nous sommes mis ensemble et il sera possible, alors, de lui faire croire que ça s’est fait bien après que tu l’eus quitté, pour ménager son amour-propre.
  
  Elle l’écoutait avec attention.
  
  — Je ne comprends pas, dit-elle, pourquoi tu fais tant de manières. On dirait que tu as honte de ce que tu fais actuellement. Ou tu m’aimes, ou tu ne m’aimes pas, il n’y a pas trente-six solutions. Si tu n’es pas sûr de toi, eh bien, tant pis, j’attendrai que tu le sois !
  
  Il lui prit doucement la main.
  
  — Écoute-moi, Sonia, je suis sûr de moi ; mais, nom d’un chien, Pierre a été mon meilleur ami pendant des années et il est bien naturel que je cherche à lui éviter des ennuis si je le peux ! Tu me comprends ?
  
  Elle répondit comme excédée :
  
  — Oui, là… je comprends.
  
  Elle fouilla dans son sac et en sortit un stylo.
  
  — Qu’est-ce que tu veux que je lui mette ?
  
  Il appela le patron et lui demanda une feuille de papier et une enveloppe. Il commença à lui dicter :
  
  
  
  Mon cher Pierre,
  
  Je vais sans doute te faire beaucoup de peine ; pardonne-moi.
  
  J’ai appris ce soir par Hubert que tu étais sain et sauf et que tu allais rentrer. Je ne serai pas là pour t’accueillir. Toi et moi, ce n’est plus possible. Je suis peut-être folle, mais je ne puis vivre avec un homme que je n’aime pas. Et je ne t’aime plus.
  
  N’essaie pas de me retrouver ; laisse-moi vivre en paix. Peut-être, sur mon initiative, nous reverrons-nous dans un certain temps et pourrons-nous devenir des amis ?
  
  Au revoir, Pierre ; je regrette.
  
  Sonia.
  
  
  
  Elle releva sa plume.
  
  — Tu ne trouves pas, dit-elle, que ça fait un peu mélo ?
  
  Il lui tendit l’enveloppe et répondit :
  
  — Te casse pas la tête !
  
  Elle inscrivit l’adresse. Hubert fit un nouveau signe au patron.
  
  — Allez-vous à Paris, demain ?
  
  L’homme eut un geste affirmatif.
  
  — Oui, dit-il ; je descends aux Halles demain matin.
  
  Hubert lui tendit la lettre.
  
  — Ça vous ennuierait de mettre ça dans une boîte quelconque ? Mais à Paris seulement, hein ?
  
  — C’est d’accord.
  
  Il régla les consommations. Sonia se fit une dernière beauté. Ils sortirent et, sous l’œil intéressé du patron, s’installèrent dans la voiture. Sonia mit, elle aussi, un serre-tête et des lunettes.
  
  De nouveau, le puissant moteur fit entendre son grondement impatient. Hubert embraya, rejoignit la grand-route tourna le dos à Paris, passa toutes ses vitesses et laissa son pied sur l’accélérateur…
  
  Hubert conduisit cette nuit-là comme un véritable démon. Absolument déchaîné, penché sur le volant, il faisait véritablement corps avec la puissante Talbot. A plusieurs reprises, sur les longues lignes droites de la nationale 19, la mince aiguille du compteur dépassa le 180…
  
  Il était un peu plus de trois heures et demie du matin lorsqu’ils pénétrèrent dans le Territoire de Belfort. A l’horizon, le ciel s’éclaircissait déjà. La route devenait plus difficile, bordée étroitement de bois épais. Hubert ralentit un peu…
  
  Sonia n’avait pas prononcé une parole depuis leur départ. Elle n’avait pas dormi. Attentive, elle avait suivi le déroulement accéléré de la route, bien calée dans son coin pour résister aux brusques poussées de force centrifuge dans les virages. Elle se redressa soudain, penchée à demi sous l’abri du pare-brise et dit en forçant la voix pour dominer le hurlement du moteur :
  
  — J’ai besoin de descendre… Veux-tu arrêter un instant ?
  
  Sans répondre, Hubert releva le pied et appuya doucement sur la pédale du frein. Deux cents mètres plus loin, le bolide apaisé s’arrêtait en souplesse au bord du talus. Hubert coupa le contact. Le silence brusque leur parut soudain irréel ; leurs oreilles continuaient à bourdonner au rythme du moteur en marche. Ils descendirent, étourdis, étonnés de la sensation bizarre du sol sous leurs pieds. Ils titubaient légèrement, comme s’ils avaient été ivres.
  
  — Bougre, dit Hubert. On a bien marché, tu sais !
  
  Elle ne répondit pas tout de suite. Elle avait pris son sac à main et fouillait à l’intérieur.
  
  — Qu’est-ce que tu cherches ?
  
  — Rien… Dis donc, tu as l’argent dans la voiture ?
  
  Il rit.
  
  — Bien sûr !
  
  Elle hésita un moment, puis :
  
  — Mais, la douane ?
  
  Il rit plus fort.
  
  — Ne t’en fais pas pour ça. Je connais un frontalier à Saint-Louis, nous nous arrêterons chez lui en arrivant ; c’est lui qui passera le paquet dans la journée ; il n’y a aucun risque.
  
  — Mais, où l’as-tu mis, le paquet ?
  
  Il répondit avec insouciance :
  
  — Sous le siège avant. C’était inutile de chercher une cachette plus compliquée…
  
  Dans l’ombre, entre la voiture et le fossé, elle paraissait indécise.
  
  Hubert vint près d’elle. Il la prit dans ses bras et l’embrassa gentiment. Elle était contractée et ne lui rendit pas son baiser. Il ne parut pas s’en affecter. Il enleva son veston et le lança sur le siège. Il défit lentement, sous son bras, la bride de l’étui dans lequel était placé son Lüger et le tendit à Sonia :
  
  — Tiens-moi ça un instant, demanda-t-il. Je reviens tout de suite…
  
  Il prit du papier dans une poche de son veston et s’éloigna. Sonia le regarda disparaître dans le sous-bois encore obscur ; puis, elle baissa les yeux sur le Lüger qui pendait au bout de son bras.
  
  Hubert avait trouvé un chemin qui serpentait au milieu des arbres. Il le suivit pendant une vingtaine de mètres et déboucha dans une petite clairière, s’adossa à un gros chêne, leva la tête vers la cime des arbres et se mit à siffloter. Une grande paix l’envahit soudain. Il se sentait bien. Sa respiration était profonde et il lui semblait qu’un sang nouveau circulait dans ses veines. « Elle ne va pas tarder… », pensa-t-il. Il continuait à siffloter une vieille chanson créée sur un poème de Ronsard, qu’il avait apprise avant-guerre au quartier Latin…
  
  Il l’entendit qui venait. Son pas prudent hésitait dans le chemin tortueux. Il pensa à Pierre qui ne se doutait pas de ce qui allait arriver et qui ne saurait sans doute jamais, il l’espérait…
  
  Il ne l’entendait plus maintenant, mais savait qu’elle continuait d’avancer. Un oiseau matinal s’envola dans un léger bruissement d’ailes et partit en sifflant à la conquête du jour qui venait…
  
  Il l’aperçut soudain. Elle avançait pas à pas sur le sentier, regardant autour d’elle. Elle le cherchait. Il dit :
  
  — C’est toi Sonia ?
  
  Elle ne répondit pas. Il se détacha de l’ombre protectrice du gros chêne et s’avança dans la zone claire. Dans le même temps elle pénétra dans la clairière. Elle le vit et s’arrêta. Il continua d’avancer vers elle. Il voyait des flammes d’or danser dans ses yeux démesurément agrandis…
  
  Elle leva le bras. L’acier froid du Luger accrocha brusquement la lumière du jour naissant. Hubert ne dit rien, il continua d’avancer.
  
  La détonation, assourdissante, creva le silence de la forêt et roula au loin sur des collines invisibles. Il y eut tout de suite des bruits de branches froissées et de fuites éperdues.
  
  Un sourire goguenard au coin des lèvres, Hubert avançait toujours, lentement, pas à pas. Elle eut une brusque contraction du visage et tira de nouveau.
  
  Hubert était toujours debout. Il n’était plus qu’à deux mètres. Alors elle s’affola et se mit à tirer en rafale. Elle se rendit compte soudain qu’elle avait épuisé le chargeur ; l’arme ne rendait plus qu’un cliquetis misérable et impuissant. Elle le jeta avec rage et voulut fuir.
  
  Il la saisit brutalement par le bras et la força à lui faire face. Elle lui cracha sa haine et sa peur en plein visage. Il la gifla. Puis, d’un croc-en-jambe rapide, il la coucha sur le sol et se baissa rapidement ; le tranchant de sa main, dur comme du bois, s’abattit sur la carotide. Elle se détendit et ne bougea plus.
  
  Il la souleva dans ses bras, après avoir ramassé son Luger, et la ramena jusqu’à la voiture. Il la cala sur le siège et ferma la portière à clé de ce côté-là. Puis, il releva la capote, reprit sa place au volant et repartit en trombe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  
  HÉ ! TÊTE DE LARD !…
  
  
  Hubert sortit de la salle de bains frais et reposé. Il consulta sa montre sur la table de chevet. Il était neuf heures et demie et on était le mardi 28 juin. Il y avait quatre jours que Hubert était arrivé à Paris pour prendre cette affaire en main. Il était certain que tout serait terminé avant la fin de cette cinquième journée.
  
  Le téléphone grésilla. Il avait demandé deux numéros à Paris. Lequel serait-ce ?
  
  C’était Stéphan. Hubert demanda :
  
  — Quoi de nouveau ?
  
  — Eh ben mon vieux, dit Stéphan, la comtesse, elle a joué rip pour la Suisse, c’matin à huit heures. Elle a loué un avion au Bourget, d’la compagnie Air-Bleu, qu’m’a dit Bouche-cousue. Elle est partie toute seule, y avait personne pour l’accompagner. On a pu savoir qu’elle était partie pour Bâle.
  
  Hubert ne broncha pas.
  
  — Bien, pépère, dit-il simplement. C’est tout ; maintenant vous pouvez débrayer, et merci encore.
  
  — Quand est-ce qu’on t’revoit ? demanda Stéphan.
  
  — Bientôt, sans doute. Je ne sais pas. Au revoir !
  
  Il raccrocha. Il s’était à peine écoulé trente secondes que la sonnerie s’ébranla à nouveau. C’était Delorme.
  
  Le policier ne perdit pas de temps.
  
  — Nous avons trouvé Ryzpcky, dit-il. Très mal en point. Il a raconté tout ce qu’on a voulu. Nous avons fait un vaste coup de filet à l’aube ; vingt-trois arrestations dont Mme Martin-Saulnier et sa bonniche ; Mme de Sarcelles a filé ; nous aurions pu l’avoir mais j’ai pensé que si vous l’aviez fait prévenir de votre départ pour Bâle, c’est que vous aviez envie qu’elle vous suive ; juste ? Maintenant j’ai une sacrée surprise pour vous, mon vieux. Ça va plutôt être désagréable.
  
  Hubert l’interrompit :
  
  — Inutile de vous faire de la bile. Je sais tout…
  
  L’autre resta sans voix un instant.
  
  — Ah ! fit-il enfin… Je préfère ça. Autre chose : Franck Waites est parti ce matin par la Swissair. Il sera probablement vers midi dans vos parages.
  
  Hubert sourit. L’affaire prenait corps. Tout le monde allait bientôt se retrouver pour l’acte final. Il s’imaginait un instant qu’il était une araignée tapie au milieu de la toile qu’elle venait de tendre…
  
  Il remercia Delorme et raccrocha après lui avoir promis de le tenir au courant.
  
  Il demanda ensuite la Lloyds-Insurance. Un des directeurs lui répondit et lui dit que les propriétaires tenaient à le voir personnellement Hubert devrait leur remettre le diamant en main propre et il recevrait les deux chèques en échange. Les propriétaires s’appelaient Wogel et Richten, ils habitaient une villa isolée à cinq kilomètres de Bâle, sur la route de Liestal. Il n’y avait pas moyen de se tromper. Hubert remercia et pria son interlocuteur d’annoncer sa visite pour deux heures et demie après-midi.
  
  Hubert demanda ensuite un horaire de la Swissair. Il vit que le petit homme noir pourrait être là vers midi. Il demanda la réception et apprit que M. Franck Waites avait fait retenir une chambre à l’hôtel. C’était le Claridge de Paris qui avait téléphoné.
  
  Hubert régla la sonnerie de sa pendulette de voyage sur onze heures et demie et s’allongea pour se reposer un peu. Il en avait bien besoin.
  
  
  -:-
  
  M. Franck Waites, le torse nu, se frottait vigoureusement au gant de crin. Il avait fait un excellent voyage et se sentait d’humeur joyeuse.
  
  Il s’arrêta soudain de chantonner. Il lui avait semblé entendre remuer dans la chambre. Il demanda :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Personne ne répondit. Il sourit et recommença à se frictionner. Pas possible ! il entendait des voix…
  
  Il se figea brusquement. Une angoisse l’étreignit à la gorge, fit perler une légère sueur sur sa peau noire et luisante.
  
  Quelqu’un dans sa chambre venait de fermer sa fenêtre. Il en était sûr. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un employé ? Il questionna de nouveau d’une voix mal assurée :
  
  — Hé ! Il y a quelqu’un ?
  
  Pas de réponse. Il pensa qu’il avait laissé son revolver dans la poche de son veston. Le veston se trouvait sur le lit. Il se sentait comme paralysé, essayait de se raisonner. Enfin ! quoi ! on ne pouvait rien lui faire en plein midi dans le meilleur hôtel de Bâle…
  
  La porte qui donnait sur la chambre était entrouverte. Une haute silhouette apparut dans l’entrebâillement. Le petit homme noir devint gris de peur et se prépara à appeler au secours. Le battant s’ouvrit doucement, poussé par une main assurée.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath considéra un instant M. Franck Waites. Il dit enfin, d’un ton très doux :
  
  — Alors, Franck ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous avez la colique ?
  
  Franck éclata brusquement d’un rire qui n’en finissait plus. Hubert le laissa se soulager et reprit :
  
  — Je suis heureux de voir que ma présence vous procure tant de joie. Voulez-vous venir un instant ? Je désire vous parler…
  
  Ils passèrent dans la chambre. Franck Waites alla s’asseoir sur le lit, près de son veston. Hubert sourit :
  
  — Inutile, mon cher ; votre arme est dans ma poche. Je vous la rendrai tout à l’heure.
  
  Le petit homme noir se tassa un peu plus et ne répondit pas. Hubert poursuivit :
  
  — Alors, mon cher ami, on a essayé de rouler son petit copain ?
  
  Le « cher ami » ne crut pas utile de répondre. Il préférait voir venir avant de prendre une position.
  
  — Pour une fois, continua Hubert, que vous alliez réussir un beau coup, vous n’avez pas de chance… Non, mon vieux ; vous n’avez pas de chance… Le diamant que vous détenez est faux !
  
  Franck Waites ne broncha pas.
  
  — Quel diamant ? demanda-t-il.
  
  Hubert sourit :
  
  — Mon petit vieux, vous repasserez pour jouer les ingénus. J’ai très bien vu, hier soir, que vous aviez subtilisé le caillou dans l’écrin avant de mettre celui-ci dans le coffre. C’était du beau travail, c’est d’accord, mais je ne suis tout de même pas si tarte que ça !… Si je n’ai rien dit, c’est que j’étais bien sûr de vous retrouver ici ce matin. Et puis moi, ça ne m’avait rien coûté. Eh non, j’ai doublé exprès le chiffre demandé et c’est vous qui avez fait les frais de l’affaire. Que pensez-vous de celle-là ?
  
  Franck Waites émit un grognement difficile à traduire. Hubert ne s’y attarda pas et continua :
  
  — Mais le plus drôle, mon petit vieux, c’est que la fille nous a roulés et bien roulés ; parce que le diamant que vous avez actuellement en votre possession n’est que la copie du vrai et c’est du simple saphir blanc. Je ne vous demande pas de me croire tout de suite, vous n’aurez qu’à aller le faire expertiser chez n’importe quel joaillier de la ville. Il vous éclairera tout de suite.
  
  De petites lueurs furieuses dansaient maintenant dans les gros yeux de M. Franck Waites. Hubert se leva et alla jeter un coup d’œil à la fenêtre : il poursuivit :
  
  — J’ai pensé, mon cher Franck, que vous auriez envie de vous venger d’une aussi cruelle atteinte à votre amour-propre. Aussi, vous ai-je amené la coupable. C’est, en même temps, une Nazie très importante. La perte ne sera pas très grande pour l’humanité… Vous la trouverez dans un chalet de montagne, entre Saint-Ursanne et le sommet du mont Terrible. A une heure de voiture d’ici. On voit le chalet de la route ; il y a une cascade à proximité… C’est très joli. La dame se trouve dans le grenier, couchée dans le foin. Inutile d’ajouter qu’elle est solidement ficelée et bâillonnée ! Je vous l’abandonne, mon cher, elle est à vous. Je serais personnellement très heureux si vous étiez très méchant avec elle ; vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Franck Waites ne répondit pas. Une lueur de meurtre brillait dans ses yeux. Hubert n’insista pas davantage.
  
  — Au revoir, Franck, dit-il. A la prochaine !
  
  Il quitta la pièce…
  
  
  -:-
  
  Le temps s’était brusquement gâté. De lourds nuages avaient soudain débouché du sud, roulant au-dessus de la chaîne du Jura. En un clin d’œil, le ciel s’était couvert de nuées sombres et menaçantes. La chaleur était devenue étouffante, avait paru suspendre la vie ; même les feuilles des arbres ne bougeaient plus, comme figées de peur dans l’attente lourde d’angoisse.
  
  Un éclair long et sinueux, curieusement ramifié, avait déchiré l’horizon et, dans un fracas effroyable, l’orage s’était rué sur la nature.
  
  La Talbot roulait au ralenti sous la pluie lourde et drue. Les essuie-glaces s’agitaient en cadence dans un ronflement lancinant. Penché sur le volant, scrutant avec acuité les trombes d’eau qui déferlaient du ciel, Pierre conduisait prudemment, sans mot dire.
  
  A son côté, Hubert, indifférent, paraissait réfléchir. Entre deux roulements de tonnerre, Pierre demanda :
  
  — Tu sais où c’est ? On n’y voit rien du tout ! Hubert se redressa.
  
  — Marche encore, dit-il. C’est un chemin après une borne kilométrique ; sur la droite…
  
  Ils continuèrent de rouler et trouvèrent enfin le chemin qu’ils cherchaient. La puissante voiture s’y engagea.
  
  — Arrête-toi ici, dit Hubert. Je vais continuer à pied. Tu te souviens du scénario ?
  
  — Tu parles !
  
  Pierre rigolait doucement en serrant le frein à main. Hubert boutonna son imperméable jusqu’au cou et posa sur sa tête un chapeau de toile beige.
  
  — J’y vais, dit-il. Pas de fausses manœuvres, hein ? J’ai l’impression qu’on va se marrer !
  
  Il descendit rapidement de la voiture et claqua la portière. L’eau tombait à seaux. Il se mit à courir.
  
  
  -:-
  
  Pierre attendait. Il avait laissé les essuie-glaces en marche et essayait de voir le plus loin possible dans le chemin. Soudain, dans la brusque lueur d’un éclair, il aperçut une ombre courbée sous la pluie et qui venait vers lui. Il ne perdit pas de temps. En deux secondes, il était descendu et avait refermé la portière. En deux enjambées, il se dissimula derrière la voiture.
  
  L’homme arrivait droit sur la Talbot. Lorsqu’il fut à hauteur du pare-brise, il se baissa et colla son visage contre la vitre.
  
  Pierre se dressa et cria pour dominer le bruit de la tempête :
  
  — Hé ! Tête de lard !
  
  L’homme se redressa brusquement et fit un bond en arrière. Pierre vit l’arme et entendit la détonation en même temps. Il tira à son tour, une masse noire s’abattit sur le sol.
  
  Prudent, Pierre tira encore une balle sur la forme inanimée. Il s’approcha et retourna le corps de la pointe de son soulier. C’était un tout jeune homme. Pierre murmura :
  
  — Ils sont un petit peu nerveux, dans la maison. Vaut mieux que j’aille voir.
  
  Il ramassa l’arme qui était tombée dans la boue, un Mauser de taille respectable, et le glissa dans sa poche. Puis, il poussa le cadavre dans le fossé et partit au pas de gymnastique vers la villa.
  
  
  -:-
  
  Hubert, débarrassé de son imperméable et de son chapeau, pénétra dans la pièce.
  
  — Ces messieurs vont vous voir tout de suite, dit le jeune valet qui lui avait ouvert la porte.
  
  Hubert sourit. Il avait admiré la dextérité avec laquelle le larbin l’avait « peloté » pour voir s’il ne portait pas d’arme.
  
  La pièce dans laquelle il se trouvait était garnie de meubles rustiques, nets et luisants. Les murs étaient ornés de paysages alpins et de pipes de porcelaine.
  
  Il alla jusqu’à la fenêtre, armée de lourds barreaux bien entretenus. Le ciel continuait à se déverser sur la terre en lourdes vagues rageuses. Un éclair fulgurant l’aveugla un instant. Presque en même temps le roulement effroyable du tonnerre ébranla le sol comme un gigantesque tir d’artillerie.
  
  Il frissonna légèrement, puis sentit qu’il n’était plus seul et se retourna lentement.
  
  Ils se tenaient tous deux, très droits, près de la porte. L’un était très grand, très sec et portait monocle. L’autre, plus trapu, gras et ventru, semblait être descendu à l’instant d’une affiche réclame pour charcuterie. Ils avaient tous deux le crâne rasé.
  
  Hubert s’inclina très légèrement :
  
  — Bonjour, messieurs.
  
  Le plus grand s’avança :
  
  — Je suis Wogel, dit-il d’une voix sèche et désagréable. Et voici mon associé, M. Richten.
  
  M. Richten fit un salut très sec. Wogel reprit :
  
  — La Lloyds nous a prévenus de votre visite. Vous prétendez posséder le diamant qui nous a été volé ?
  
  Hubert répondit :
  
  — Certainement. J’ai retrouvé, tout à fait par hasard, la trace de vos voleurs à Paris et j’ai pu leur arracher le diamant. Je me suis mis aussitôt en rapport avec vos représentants.
  
  Richten fit un pas en avant et murmura d’une voix doucereuse :
  
  — Une autre personne a télégraphié hier soir de Paris. Elle prétend, elle aussi, détenir la « Croix du Sud ». Comment expliquez-vous cela ?
  
  Hubert rit franchement.
  
  — M. Franck Waites ? dit-il. Ce n’est pas un garçon sérieux, il a simplement en sa possession la copie de votre diamant. Il espérait pouvoir vous rouler ! Enfin, la chose est simple. Je vais vous montrer la pierre, vous verrez bien s’il s’agit de la véritable « Croix du Sud », ou non.
  
  Wogel revissa son monocle qui avait glissé.
  
  — Assurément, dit-il. Faites voir.
  
  Hubert eut un sourire délicieux.
  
  — Procédons par ordre, reprit-il. Avez-vous préparé les chèques ? Je tiens beaucoup à faire un échange cash !
  
  Les petits yeux gris de fer de Wogel devinrent soudain très durs.
  
  — Vous n’avez pas confiance en nous ?
  
  Hubert sourit davantage encore.
  
  — C’est à peine si j’ai confiance en moi, dit-il, alors, voyez !
  
  L’homme tira un portefeuille de maroquin noir d’une poche intérieure et en sortit deux chèques :
  
  — Voici, dit-il. Le premier est de la Lloyds : vingt-deux mille dollars ; le second est signé par nous, de onze mille dollars. Tous deux au porteur.
  
  Hubert s’approcha et regarda les chèques. Puis il se redressa.
  
  — Ça m’a l’air en règle, dit-il doucement.
  
  Wogel s’impatientait :
  
  — Alors, donnez-nous la pierre.
  
  Hubert ne répondit pas tout de suite. Il se glissa derrière une chaise et attrapa solidement le dossier dans ses mains nerveuses.
  
  — Je n’ai pas la pierre, dit-il en détachant clairement les syllabes.
  
  Un silence de mort tomba dans la pièce. M. Wogel était devenu gris ; Richten avait viré au violet. Un sourire sardonique éclairait le visage de Hubert. Il reprit d’une voix suave :
  
  — Vous faites une drôle de tête. Vous ne vous sentez pas bien ?
  
  Un Mauser 9 mm avait sauté dans la main de Wogel. M. Richten avait sorti lentement de sous son aisselle un magnifique colt à barillet en acier bleui. Hubert n’avait pas bronché. Il accentua son sourire. Ses yeux luisaient dans la pénombre. Il laissa s’éteindre un roulement de tonnerre et reprit de la même voix exaspérante :
  
  — Vous me donnez envie de vomir ! Non mais, regardez-moi ces gueules ! Je vous ai bien possédés, hein ? Vous avez des nouvelles de Paris ? Vingt-trois arrestations ce matin, plus M. John Ryzpcky qui a vendu tout le monde avant de claquer. Il n’y a plus de « Force Noire » en France, et c’est mon travail. Qu’est-ce que vous en dites ?
  
  Wogel tremblait de la tête aux pieds. Une bave blanchâtre crevait des bulles au coin de sa bouche tordue par la haine. Il leva son arme, le doigt crispé sur la gâchette.
  
  — Un instant, Wogel, je crois avoir mon mot à dire dans cette affaire !
  
  Personne ne l’avait vue entrer. Elle se tenait très droite près de la porte, vêtue d’un tailleur de voyage gris perle. Elle était très jolie, toujours.
  
  Très maître de lui, Hubert s’inclina et dit :
  
  — Je vous présente mes hommages, Madame…
  
  Il prit un temps et ajouta, un ton plus bas :
  
  — Vous êtes très belle…
  
  La comtesse de Sarcelles ne parut pas entendre. Son visage était dur et ses yeux lançaient des éclairs. Elle s’approcha de Wogel et, d’un geste tranquille, s’empara du mauser.
  
  — Ce démon vous bluffe, vous ne voyez pas ? Il n’a jamais eu le diamant. C’est l’autre, Franck Waites, qui le possède. Mais cet homme dit vrai lorsqu’il prétend être l’auteur du désastre qui a décapité notre organisation en France. Je n’ai pu moi-même échapper que par miracle à la catastrophe. Pour cela, il doit mourir et je réclame l’honneur de le tuer moi-même…
  
  Tout en parlant, elle s’était approchée de Hubert. Elle n’était plus qu’à un mètre de lui et il ne bougeait pas, un sourire sarcastique accroché au coin de ses lèvres. Elle le fixait droit dans les yeux. Wogel et Richten n’avaient pas bronché.
  
  Soudain, il se passa une chose étonnante. Le visage de la comtesse de Sarcelles s’était détendu et elle adressa un clin d’œil complice et plein de malice à Hubert. Puis, elle se retourna.
  
  La détonation se perdit dans un terrible roulement de tonnerre. Le bras droit du gros Richten sauta brutalement en l’air et sa main lâcha le colt. Le visage de l’homme prit une expression hébétée…
  
  Wogel poussa un cri de rage et plongea pour attraper l’arme qu’avait laissée tomber Richten. Deux détonations claquèrent en même temps. L’homme se tordit comme un arc brisé et tomba lourdement sur le sol, tué net.
  
  Tranquillement, Pierre s’approcha de Richten. Affolé, l’homme essaya de se soulever. Il bavait de peur.
  
  La balle lui fit un drôle de trou entre les deux yeux.
  
  La tête retomba lourdement sur le sol avec un bruit mou de ballon percé…
  
  Hubert n’avait pas bougé. Il tenait solidement la lourde chaise qu’il avait accrochée de ses deux mains. Il se mit à rire doucement et dit avec un soupçon de tendresse dans la voix :
  
  — Bien joué, Catherine ; vous êtes arrivée à temps.
  
  Elle le regarda et lui sourit. Elle avait un sourire magnifique qui aurait fait perdre les pédales à n’importe quel homme normalement constitué. Elle murmura :
  
  — Je suis heureuse que cela vous ait plu. Je crois savoir qu’ils avaient l’intention d’être très désagréables avec vous…
  
  Pierre toussa avec affectation et demanda :
  
  — Il n’y a personne d’autre dans la maison ?
  
  Elle se retourna vers lui.
  
  — Non, dit-elle. Il n’y a personne d’autre.
  
  Hubert reprit :
  
  — Je suppose, Catherine, que vous avez déjà mis de côté tout ce qu’il y avait d’intéressant dans cette maison ?
  
  Elle eut un petit rire de gorge qui fit frissonner les deux hommes.
  
  — Oui, dit-elle, tout est prêt, et je crois que nous ferions bien de prendre le large.
  
  — D’accord, dit Hubert. Il s’approcha d’une table sur laquelle Wogel avait posé les deux chèques, les ramassa et les glissa dans sa poche.
  
  — C’est toujours ça de pris, dit-il en riant.
  
  Pierre, qui s’était absenté un moment, revenait avec une bouteille d’alcool. Il en répandit le contenu sur une des tentures qui tombait du plafond de chaque côté des deux fenêtres. Puis, il sortit son briquet.
  
  
  -:-
  
  Des larmes de rage coulaient des yeux de Sonia. Combien de temps cela allait-il durer ? Elle avait tout essayé pour se libérer des liens qui l’entravaient et n’avait réussi qu’à les faire pénétrer profondément dans sa chair. Elle avait mordu avec fureur le bâillon qui meurtrissait sa bouche dans l’espoir de le déchiqueter ; elle avait failli s’étouffer. Vaincue, elle restait maintenant sans bouger, étendue sur le dos. Elle avait compris qu’elle était perdue.
  
  Brusquement, elle sursauta. Un long roulement de tonnerre avait déchiré brutalement le grand silence qui l’environnait. Sonia avait peur de l’orage, elle se mit à trembler et une terrible angoisse creusa son regard de bête aux abois.
  
  Un deuxième coup de tonnerre, plus violent que le premier, lui déchira le tympan. Elle ferma les yeux et voulut hurler.
  
  Le martèlement serré de la pluie heurtait maintenant les tuiles du toit. Le vent, lugubre et acharné, empoignait le chalet, le secouait, lui tirait de sinistres gémissements.
  
  Elle ne l’avait pas entendu venir. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle le vit, debout devant elle.
  
  Il était petit et très noir de peau. Ses yeux brillaient férocement dans son visage ruisselant de pluie.
  
  Elle replia ses jambes sous elle, essaya de se reculer. Il se rapprocha, impitoyable et silencieux.
  
  Puis, il se baissa et entreprit de la délier. Lorsqu’elle fut libre, il lui enleva également son bâillon.
  
  Alors, elle se dressa, haletante, contre un pilier de bois tout proche, et balbutia en bégayant de terreur :
  
  — Je vous remercie.
  
  Il la regarda de ses yeux implacables et répondit en martelant les syllabes :
  
  — Je vais vous tuer…
  
  Elle commença à hurler. Un long hurlement de chienne forcée. Il se mit à la gifler, froidement, avec méthode. Elle crut qu’il allait lui décoller la tête des épaules.
  
  Elle se laissa glisser sur les genoux et se mit à le supplier :
  
  — Je vous en prie, laissez-moi. Je vous en supplie, ne me tuez pas. Je serai à vous ; je vous appartiendrai… Je vous en supplie.
  
  Il l’avait saisie par les cheveux et lui avait renversé la tête en arrière.
  
  De ses mains fébriles elle arracha les boutons de son corsage et mit sa poitrine à nu. Il baissa les yeux, son regard vacilla un instant. Elle reprit avec plus de force :
  
  — Ne me tuez pas ; prenez-moi, je serai à vous. Elle s’était redressée sur ses jambes et il la tenait toujours par les cheveux, à bout de bras. Fébrilement, elle entreprit de se dévêtir. L’un après l’autre, ses vêtements tombèrent…
  
  Il la buvait du regard et ses narines épatées frémissaient spasmodiquement. Ses yeux, injectés de sang, ressemblaient à deux grosses billes de verre coloriées.
  
  Il l’attira brusquement et la renversa dans le foin. Un coup de tonnerre d’une violence inouïe fit trembler le chalet sur ses fondations.
  
  Soudain, elle poussa un hurlement effroyable qui s’étrangla très vite. Deux mains noires et noueuses avaient agrippé sa gorge dans une étreinte mortelle…
  
  Le visage ruisselant, les yeux désorbités, le petit homme noir serrait, serrait.
  
  Il murmurait entre ses dents et une légère écume teintait de clair le coin de ses lèvres bleues…
  
  — Garce… sale petite garce…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  
  CONNAISSEZ-VOUS CAPRI ?…
  
  
  Le moteur de la Talbot ronronnait avec une force tranquille. Pierre, au volant, souriait. Hubert lui dit :
  
  — Alors, mon petit vieux, bon voyage. Je te donnerai de mes nouvelles aussitôt que possible.
  
  Pierre lui serra la main.
  
  — D’accord et… merci pour le chèque ! ça valait tout de même le déplacement.
  
  Hubert sourit.
  
  — Ce n’est rien, dit-il, toute peine mérite salaire. Au revoir, vieux !
  
  — Au revoir !
  
  Le bolide s’ébranla doucement.
  
  Hubert le regarda s’éloigner. Un pli soucieux barrait son front. Il eut un mouvement brusque de la tête comme pour chasser d’invisibles ennuis et pivota sur lui-même.
  
  A dix mètres derrière, une grosse Packard dernier modèle étincelait de tous ses chromes. Elle portait un numéro des U.S.A. et une grosse plaque jaune du Corps Diplomatique.
  
  Hubert s’approcha. Un chauffeur en livrée lui ouvrit la portière et la maintint pendant le temps qu’il montait. Il s’installa à côté de la comtesse.
  
  Le chauffeur prit place au volant. La lourde voiture démarra dans un glissement silencieux et prit tout de suite la route de Genève.
  
  Bien installés dans les moelleux coussins, Hubert et Catherine de Sarcelles restaient silencieux. La jeune femme ouvrit son sac et en sortit un étui d’or serti de rubis. Elle prit une cigarette et en offrit une à son compagnon. Il la refusa d’un geste. Elle actionna un minuscule briquet de platine, approcha la flamme du mince rouleau de tabac blond, aspira voluptueusement la fumée et replaça le briquet et l’étui dans son sac. Elle souleva le couvercle d’un cendrier dissimulé dans l’accoudoir et demanda :
  
  — A quel moment avez-vous commencé à y comprendre quelque chose ?
  
  Hubert regardait le ciel où ne traînaient plus que quelques nuages attardés. Il se tourna vers elle et répondit :
  
  — Lorsque John Ryzpcky s’est mis à table. Il m’a menti, mais il n’a pu s’empêcher de me dire la vérité sur un point : c’est que la « Croix du Sud » avait été ramenée en France par moi-même. J’ai compris alors que le diamant n’avait pu être dissimulé dans mes bagages que par quelqu’un qui me touchait de près. Aussitôt, je me suis souvenu de la disparition de mon savon à barbe. C’était un objet idéal pour dissimuler un diamant. Or, au moment où j’ai constaté cette disparition, Sonia Dru se trouvait dans ma chambre où elle s’était introduite en mon absence. J’ai revu ensuite avec soin tout mon emploi du temps entre le moment où mon départ de New York a été décidé et l’heure du décollage de l’avion. Outre le fait que personne n’était au courant en dehors de Smith, de Pierre et de Sonia, il n’y avait que ces deux derniers qui avaient pu approcher mes bagages. Notre départ a été très précipité et jamais, entre l’instant où j’ai su que je devais partir et celui où j’ai bouclé la porte derrière nous, jamais, à aucun moment, l’appartement n’est resté inoccupé. Il y a toujours eu un de nous trois à l’intérieur ; donc, personne n’a pu s’y introduire. Dès que cela a été bien établi, j’ai soupçonné Sonia…
  
  Catherine de Sarcelles enleva un instant la cigarette de ses jolies lèvres pour demander :
  
  — Ce cher John ne vous avait-il pas dit que c’était Sonia la coupable ?
  
  — Non, il vous avait désignée, vous en personne. Et je vous garantis que vous l’avez échappé belle ! J’ai compris après pourquoi Ryzpcky avait fait cela. Pour une raison ou une autre, il devait avoir eu des doutes sur vous. En donnant votre nom, il pensait que si Franck Waites ou moi-même vous connaissions comme un agent de nos services, nous ne le croirions pas et continuerions l’interrogatoire. Dans une autre hypothèse, qui était la bonne, si vous étiez effectivement au service d’un des deux pays que Franck Waites et moi représentions, mais ignorée de nous – ce qui est courant dans ce genre de choses – ce cher John risquait de déclencher quelque chose de très brutal et de vous faire descendre avant que vous n’ayez pu vous faire connaître. Si, en fin de compte, vous étiez tout de même une fidèle Nazie, eh bien tant pis, il fallait bien lâcher du lest pour sauver la véritable coupable et vous alliez être ce lest. Comme disent les Français, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs…
  
  Il s’interrompit un instant. Elle restait silencieuse, tirant doucement sur sa cigarette. La Packard filait très vite sur la route pittoresque. Déjà, ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de Weissenstein. A droite, les contreforts du Jura dressaient leurs pentes émoussées. En face, dans le lointain, les cimes des Alpes traçaient des dents de scie dans le ciel lavé.
  
  Hubert reprit :
  
  — En rentrant à Paris, nous avons d’abord été avenue du Roule. Il ne restait plus que des ruines fumantes. Nous sommes entrés dans un bistrot au coin d’une petite rue et, de là, j’ai téléphoné à un de mes amis pour avoir des tuyaux sur le vol du diamant. Dans la cabine flottait un parfum que j’aurais reconnu entre mille : « Fleurs de Rocaille »… Votre parfum…
  
  Elle le regarda et lui sourit Et comme à chaque fois qu’elle lui souriait, il sentit un drôle de petit pinçon au creux de la poitrine. Elle dit de sa voix mélodieuse et grave :
  
  — C’était bien mon parfum… Après la bagarre de Chennevières, je suis partie dans la voiture de ce cher John avec son garde du corps. A Ecouen, sans nous donner d’explications, il s’est débarrassé de nous et a continué seul avec vous. J’étais très inquiète pour vous, mais je ne pouvais rien faire… En arrivant à Paris, je me suis débarrassée de mon compagnon et je me suis rendue avenue du Roule. Je pensais que les événements de la nuit allaient en amener d’autres et que tout allait se précipiter. J’ai donc pris les dossiers de l’organisation et je suis partie après avoir mis le feu. Du bistrot dont vous me parliez, il y a un instant j’ai téléphoné à notre ambassade pour qu’une voiture vienne me chercher… Vous disiez ?
  
  Hubert poursuivit :
  
  — Cette histoire de diamant m’a paru louche dès le début. Le caillou avait été soi-disant remis à une série d’intermédiaires dans le but de le vendre. Il avait disparu sans que l’on puisse savoir qui l’avait détenu en dernier ni de quelle façon il avait été subtilisé. Ça ne tenait pas debout. On ne confie pas un diamant de cette valeur à n’importe qui. Lorsqu’on veut le vendre, les acheteurs viennent le voir chez un joaillier qui assume la responsabilité de l’opération. Il y avait déjà quelque chose qui me tracassait là-dedans. Après, j’ai appris que vous étiez effectivement à Paris au moment où Nadia Baranaya s’est fait descendre au Waldorf. Ça ne pouvait donc pas être vous. Mais il restait cependant encore une chance pour que ce soit bien vous qui possédiez la « Croix du Sud ». Comme je commençais à soupçonner Sonia, j’ai eu une idée… Il y avait entre Sonia et moi une attirance physique indéniable. Je savais que, de son côté, ça n’allait plus très bien avec son mari. J’étais persuadé que je n’aurais pas beaucoup de mal à la séduire et à la manœuvrer comme je voudrais. Je doutais, d’autre part, connaissant très bien le milieu dans lequel elle avait vécu, de la… loyauté de Sonia vis-à-vis d’un groupement ou d’un idéal quelconque. Je lui ai donc dit, après avoir appris qu’elle vous connaissait, que je vous soupçonnais d’être en possession du diamant. Je lui ai demandé de servir d’intermédiaire entre vous et moi. Je prétendais avoir un acheteur. Je lui ai fait entrevoir une fructueuse opération et lui ai offert ensuite de partir avec elle. Elle a pensé que « Force Noire » était décapitée et que seul, John Ryzpcky, qui semblait bien avoir été rayé des cadres, savait que c’était elle qui détenait le diamant. Elle était persuadée d’autre part de la difficulté énorme qu’il y aurait à négocier une pierre aussi connue. Elle ne pouvait manquer de foncer tête baissée dans ma proposition ; c’est ce qu’elle a fait. Je n’avais encore à ce moment aucune certitude en ce qui la concernait. Aussi l’avais-je fait filer et vous avais-je fait surveiller. C’est ainsi que j’ai su, hier matin, qu’elle ne vous avait pas rencontrée la veille, comme elle prétendait. Dès ce moment, j’ai été persuadé que c’était bien elle qui détenait le diamant et que c’était bien elle qui avait tué Nadia et introduit le diamant dans mon savon à barbe…
  
  La puissante voiture se coucha et les pneus sifflèrent sur l’asphalte. Sans se retourner, le chauffeur fit un signe rassurant de la main à travers la vitre qui le séparait de ses passagers. Ils contournaient maintenant le lac de Bienne qui étalait au soleil retrouvé ses eaux d’un bleu profond.
  
  Catherine de Sarcelles alluma une nouvelle cigarette. Elle n’avait pas cessé de fumer depuis leur départ de Bâle. Le cendrier, à côté d’elle, débordait. Hubert marqua un temps et reprit :
  
  — J’ai mêlé alors à cette affaire une petite mystification. Franck Waites voulait absolument participer à la recherche du diamant et en faire une source de profit personnel. J’ai doublé le chiffre demandé par Sonia et lui ai fait acheter quarante-cinq mille dollars faux qu’il a été très heureux de payer quatre-vingts francs l’unité. Il était ravi de rouler le possesseur du diamant en le payant avec cette monnaie de singe. Ensuite j’ai persuadé facilement la petite Sonia de vous doubler, puisque vous étiez censée posséder le diamant, et de garder l’argent que nous aurions reçu de Franck Waites. Elle a accepté, cela ne la dérangeait nullement. Que je parte avec elle ou non, elle était bien décidée à se débarrasser de moi à un moment ou à un autre et à disparaître avec le magot. Et puis, elle se sentait plus sûre avec moi dans le coup. Elle a donc apporté le diamant et me l’a remis. Je l’ai montré au noiraud, mais c’est seulement la copie que je m’étais procurée que j’ai glissée dans l’écrin. Et Franck Waites a donné quarante-cinq mille faux dollars en échange d’un faux diamant. La morale était sauve…
  
  Elle le regardait, les yeux brillants et fit entendre à nouveau son rire de gorge qui le troublait tant. Elle dit de sa belle voix mélodieuse et grave :
  
  — Vous êtes un drôle de phénomène, Hubert !
  
  Il sourit et continua :
  
  — J’ai gardé les faux dollars par devers moi et ai fixé rendez-vous à Sonia sur la route, à une vingtaine de kilomètres de Paris. Elle n’était pas ravie de me voir garder le magot, mais elle ne pouvait faire autrement et, à ce moment-là, elle avait confiance en moi et croyait fermement que je l’aimais. Elle est donc partie, les mains vides. Moi, j’avais les faux billets et le vrai diamant. Ensuite, je me suis rendu au Crédit Lyonnais pour déposer le faux diamant en compagnie de Franck Waites. Pour ne pas être le moins dégourdi dans l’histoire il s’est alors arrangé, avec un certain talent, pour sortir la pierre de l’écrin avant de glisser celui-ci, vide, dans le coffre que nous venions de louer.
  
  Après ça, il m’a quitté, absolument ravi et s’est empressé de télégraphier à la Lloyds qu’il détenait la « Croix du Sud ». Puis, il a retenu ses places pour Bâle. Moi, j’ai télégraphié aussi à la Llyods et j’ai été rendre les faux dollars au brave truand qui me les avait prêtés pour la journée. Il avait déjà les trois millions six cent mille francs qu’ils avaient coûtés à Franck. Il n’avait pas perdu sa journée. De toute façon, il les méritait bien puisque c’est lui qui avait réglé le feu d’artifice de Chennevières. Il restait encore deux choses qui me tracassaient. L’histoire du diamant et… madame de Sarcelles. J’ai eu une idée et je me suis rendu à l’ambassade. J’y ai vu le représentant de Smith et je lui ai dit que j’avais acquis la certitude de votre culpabilité maîtresse dans toute cette histoire, et que j’allais m’arranger pour vous mettre en l’air. Il a été bien embêté, puis il a mangé le morceau. Il m’a dit qui vous étiez… Je dois dire que j’en ai été très satisfait.
  
  Elle lui sourit pour le remercier et il se sentit à nouveau tout drôle. Il continua néanmoins, après un regard distrait sur la vaste étendue du lac de Neuchâtel :
  
  — Restait la question du diamant ; je vous ai dit que j’avais trouvé, dès le départ, cette histoire très louche. J’étais persuadé que Nadia n’avait pas été chargée d’amener le caillou en Amérique pour le négocier comme le prétendait ce cher John mais qu’elle avait dû s’en emparer et qu’elle l’amenait à Smith. Ses derniers messages peuvent vouloir dire ça. Or, je connaissais bien Nadia. Si elle avait vu un moyen de faire de l’argent avec cette histoire de diamant, elle n’aurait pas hésité, pas plus que vous ou moi. Si elle le ramenait à Smith, c’est que non seulement il y avait danger à le rendre à ses propriétaires, mais encore que l’on pouvait le considérer comme prise de guerre et appartenant au gouvernement des U.S.A. A ces deux raisons, il n’y avait qu’une explication, c’est que les propriétaires étaient eux-mêmes des Nazis en rapport avec « Force Noire ». Ayant besoin d’argent, ils pouvaient fort bien avoir confié le diamant à la section française et avoir porté plainte ensuite pour toucher la prime d’assurances. J’ai pensé que l’affaire s’éclaircirait facilement si j’allais me jeter dans la gueule du loup. Je vous ai fait tout de même prévenir pour que vous ne manquiez pas le rendez-vous. Vous aviez d’autres moyens que moi de vous introduire dans la pièce.
  
  Elle l’interrompit :
  
  — Jusqu’à cette nuit, dit-elle, j’ignorais que Wogel et Richten étaient à la tête de l’organisation européenne de « Force Noire ». Lorsque j’ai été prévenue hier soir de votre départ, j’avais déjà appris par l’ambassade que vous saviez qui j’étais. J’ai alors compris ce que vous désiriez. Nous avons passé une partie de la nuit à l’ambassade à déchiffrer les dossiers de l’avenue du Roule, nous y avons enfin trouvé la preuve que nous cherchions. Ce matin, la Sûreté du Territoire française a déclenché une attaque générale et cela encore nous a servis. Je suis arrivée ici munie des mots de passe nécessaires et comme échappée de la catastrophe parisienne. Ils ont marché les yeux fermés.
  
  Hubert la regardait avec des yeux très doux. Il dit, presque bas :
  
  — N’importe qui aurait marché les yeux fermés… après vous avoir vue. Vous êtes si jolie, Catherine…
  
  Une légère rougeur colora les pommettes de la jeune femme. Elle regarda par la portière et ne répondit pas.
  
  — Le reste, poursuivit Hubert, vous le connaissez. Je pensais que ces messieurs, s’ils étaient dans le coup, seraient informés des derniers événements parisiens et qu’ils seraient plutôt nerveux. J’étais persuadé que si je me montrais suffisamment désagréable, ils ne pourraient pas le supporter et dévoileraient leurs batteries. Ça n’a pas raté…
  
  Brusquement, ils venaient d’apercevoir le lac de Genève.
  
  — Dans trois quarts d’heure nous serons arrivés, murmura Catherine.
  
  Elle parut réfléchir un instant et reprit :
  
  — Dites-moi, votre ami, qui vous accompagnait cet après-midi, c’est le mari de Sonia ?
  
  Le visage de Hubert se rembrunit.
  
  — Oui, dit-il avec effort.
  
  — Ça va être moche pour lui ; je suppose qu’il ne sait pas ?
  
  — Non, répondit Hubert, et j’espère qu’il ne saura jamais. J’ai fait écrire une lettre à Sonia, hier soir ; elle lui disait qu’elle ne pouvait plus vivre avec lui et qu’elle partait ; elle lui demandait de ne pas chercher à la rejoindre… Il la trouvera en rentrant…
  
  Elle hésita un peu puis demanda sans le regarder :
  
  — Qu’avez-vous fait de la femme ?
  
  Il répondit d’une voix neutre.
  
  — Elle a essayé cette nuit de me descendre, sur la route. Elle avait pris mon Lüger, mais j’avais prévu la chose et l’avais garni de balles à blanc. J’étais certain qu’en lui glissant mon arme dans la main, sous le moindre prétexte, elle s’en servirait de préférence à la sienne. Après cette petite comédie, je l’ai endormie. Elle s’est réveillée juste avant la frontière et elle a été très sage pendant le passage. Je l’avais menacée de la livrer à la police si elle bougeait et lui avais dit que, par égard pour Pierre, je la laisserais aller au diable de l’autre côté…
  
  Elle regardait toujours au dehors lorsqu’elle demanda :
  
  — L’avez-vous fait ?
  
  Il redressa la tête et son regard devint terriblement dur.
  
  — Non, dit-il, c’est elle qui avait tué Nadia, elle l’a reconnu sans difficultés. Je ne l’ai pas envoyée au diable ; c’est le diable que j’ai envoyé à elle. J’ai persuadé Franck Waites que cette fille s’était moquée de lui. Je lui ai dit où il pouvait la trouver. Je ne pense pas qu’il ait été très gentil avec elle.
  
  Catherine de Sarcelles frissonna brusquement. Hubert avança sa main et prit celle de la jeune femme. Elle ne la retira pas. Brusquement, elle tourna la tête vers lui et le regarda bien en face, sans mot dire. Il était grave et soutint son regard. Alors elle secoua sa jolie tête d’un mouvement plein de grâce et elle lui sourit.
  
  Il souleva doucement sa main et la porta à ses lèvres. Elle murmura :
  
  — Je pense qu’après cette affaire, M. Smith va nous accorder le congé habituel. Connaissez-vous Capri ? J’ai très envie d’y aller.
  
  Il gardait sa main dans les siennes ; il répondit d’une voix très douce, mais avec beaucoup d’assurance :
  
  — Comme c’est drôle, Catherine, j’avais justement l’intention d’aller me reposer quelque temps là-bas…
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Ici O.S.S. 117, du même auteur.
  
  2 Voir ici O.S.S. 117.
  
  3 Ici O.S.S. 117.
  
  4 Ici O.S.S. 117.
  
  
  
  
  
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