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Partie de manille pour Oss 117

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  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PARTIE
  
  DE MANILLE
  
  POUR O.S.S. 117
  
  
  
  
  
  ÉDITIONS FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière -PARIS VIe
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  L’homme ouvrit les yeux et regarda la pendule électrique suspendue au mur, au-dessus du portrait du Président. Il allait être deux heures, son instinct ne l’avait pas trompé. Le lit de sangles grinça lorsque l’homme jeta ses jambes de côté pour s’asseoir. Un petit rat gris pâle, occupé dans un coin à grignoter des vieux papiers, se sauva rapidement, effrayé par le bruit.
  
  Assis, l’homme se frotta les yeux avec ses doigts sales. Son visage bronzé ruisselait de sueur et sa chemise vague, qu’il portait comme tout le monde par-dessus son pantalon de toile, lui collait au corps.
  
  Il se leva, s’étira et bâilla bruyamment. Puis il sortit de sa poche un immense mouchoir bleu foncé dont il se servit pour éponger son visage et son cou.
  
  Un nouveau regard à la pendule le persuada qu’il n’avait plus de temps à perdre. Il marcha vers la table, prit le gros Colt 45 en acier bleu, qu’il enfonça dans le holster accroché à sa ceinture de cuir, la grosse torche et le mouchard avec lequel il marquait ses passages aux points de contrôle.
  
  Il quitta le bureau vitré. Le garage ressemblait à une immense caverne, les voitures étaient des monstres assoupis et leurs chromes allumaient d’étranges lueurs dans l’obscurité.
  
  Un courant d’air inattendu lui procura d’abord une sensation de fraîcheur tout à fait agréable, puis, la seconde d’après, une sensation très différente au creux de l’estomac, d’inquiétude.
  
  La porte ! Il pressa le contact de sa lampe et projeta le faisceau lumineux sous la haute voûte cimentée qui reliait le garage à la sortie sur l’avenue. La petite porte de service était ouverte, en grand.
  
  Il marcha lentement jusque-là, tout en réfléchissant. Après la ronde de minuit, il était sorti sur le trottoir pour prendre un peu le frais… Non, ce ne pouvait être à ce moment-là, puisque des voitures étaient rentrées plus tard et qu’il avait dû ouvrir le portail. Voyons…
  
  Il s’arrêta près d’un poste d’eau et se mit la tête sous le jet pour se réveiller complètement. Il s’ébroua en refermant le robinet, s’essuya les yeux, reprit le mouchard qu’il avait dû poser sur le sol.
  
  La dernière voiture à rentrer avait été la grosse Cadillac framboise qui appartenait à ce Philippin, propriétaire d’une mine de manganèse, dont il n’avait jamais pu retenir le nom. Ce n’était pas lui qui l’avait ramenée, mais un domestique.
  
  Il s’était planté devant l’ouverture, regard perdu sur l’avenue déserte. La Cadillac avait sa place au second étage. Il l’avait dit au chauffeur, puis avait refermé le portail. Quand le chauffeur était redescendu, il lui avait crié depuis le bureau de sortir par la petite porte et de ne pas oublier de la refermer…
  
  Ce n’était pas plus difficile que ça. Cet enfant de garce n’était même pas capable de refermer une porte correctement. Por Dios ! Il fallait tout faire soi-même, dans cette chienne de vie si l’on voulait éviter les ennuis.
  
  Il repoussa le battant d’un coup de pied. Le bruit se répercuta longuement sous la voûte, puis dans le garage. Quelques jurons bien sentis suivirent le même chemin puis, soulagé, l’homme revint sur ses pas pour commencer sa ronde.
  
  Il venait de s’engager sur la rampe de ciment qui conduisait au premier étage lorsqu’un léger bruit lui parvint. Il s’immobilisa, simplement intrigué, et se pencha par-dessus le garde-fou, le bruit lui ayant paru venir d’en bas.
  
  Le puissant faisceau de lumière blanche se promena lentement sur les voitures, rangées sur des espaces délimités par des bandes de peinture blanche. Tout paraissait tranquille. Il arrivait quelquefois que des bruits insolites se fissent entendre dans cet immense dortoir pour mécaniques : un amortisseur qui se libérait brusquement d’un léger grippage, des tôles qui travaillaient en se refroidissant…
  
  Mais, s’il y avait prêté attention, c’était justement que le bruit n’était pas habituel. Peut-être avait-il rêvé, ou mal entendu. Il ramena sa lampe par-dessus le garde-fou et se remit en marche…
  
  Son pied resta comme suspendu un court instant. Il s’était figé, le souffle coupé. Puis, son pied toucha de nouveau le trottoir de ciment et son bras gauche refit lentement, en sens inverse, le mouvement qui avait fait décrire au long pinceau lumineux de la lampe un grand arc de cercle, jusqu’à la dernière rangée d’automobiles.
  
  Cela se trouvait dans une Chrysler bleu ciel, d’un modèle ancien, qui appartenait à ce jeune technicien de la T.V. qui… Zut ! Il avait aussi oublié le nom de celui-là. C’était pourtant un de ses compatriotes, un Philippin, un bien gentil garçon !
  
  Cela ressemblait à un gros paquet de couleur sombre, mais il avait bien l’impression que cela avait bougé lorsque son regard était passé dessus la première fois. Mais, peut-être s’était-il trompé ; peut-être avait-il simplement été abusé par des ombres fuyantes.
  
  Tout de même, il ne pouvait continuer sa ronde sans en avoir le cœur net. Paquet ou pas paquet, cela n’avait rien à faire dans cette voiture. Le gamin était venu la ranger vers onze heures, vide. Aucun doute là-dessus !
  
  Il posa précautionneusement le « mouchard » à ses pieds, sortit le Colt du holster et l’arma. Après quoi, pas trop rassuré, il regagna le niveau du rez-de-chaussée et se glissa entre deux Ford…
  
  Un nouveau bruit, identique au premier, le fit s’immobiliser, le cœur battant. Cela lui rappelait les temps terribles de l’occupation japonaise, lorsque, malgré le couvre-feu, il courait les routes la nuit à la recherche de ravitaillement et qu’il rencontrait une patrouille…
  
  Par un réflexe né de cette ancienne expérience, il éteignit sa lampe. Puis, retenant son souffle, il attendit… Le garage avait été cambriolé quelques années auparavant, alors qu’il n’y assurait pas encore la surveillance de nuit. Le gardien d’alors avait été assommé, puis ligoté, et les voleurs avaient raflé tout ce qu’ils avaient pu trouver dans les voitures, et ailleurs.
  
  Rassuré par le silence, il se remit en marche, l’obscurité n’était pas complète. Des veilleuses restaient allumées toute la nuit à certains endroits, qui permettaient de se diriger à travers les voitures au repos. Il prenait une torche uniquement parce qu’il aimait bien y voir clair, et aussi parce qu’il avait un peu peur.
  
  Il aperçut soudain le museau bas et large de la Chrysler et s’arrêta. Ce n’était peut-être pas très prudent, après tout, d’approcher davantage. Il pensa à sa femme, à ses enfants, à ses petits-enfants. Avait-il le droit de risquer inconsidérément sa vie ? Il était payé, très mal, pour surveiller le garage, parer aux risques de vol et d’incendie, mais pas pour se faire tuer. Une vie humaine, même la sienne, devait valoir plus cher que ça. Aucun doute là-dessus !
  
  Il eut brutalement l’impression qu’une main de glace le serrait à la gorge. Aucun doute non plus là-dessus : la Chrysler avait bougé !
  
  Paralysé par l’effroi, il ne quittait plus des yeux la ligne du pare-chocs. La voiture bougea de nouveau, en même temps qu’un bruit caractéristique se faisait entendre : la portière venait de s’ouvrir, manœuvrée par une main prudente.
  
  Il était toujours incapable de remuer et commençait à manquer d’air. Ses jambes flageolaient. Il eut envie de s’appuyer à la Chevrolet qui se trouvait derrière lui, mais la seule idée de risquer de trahir sa présence l’empêcha de bouger.
  
  La Chrysler se releva soudain de quelques centimètres, avec un très léger grincement. Quelqu’un venait d’en descendre. Cinq ou six secondes passèrent encore puis il entendit le choc, à peine perceptible, de la portière « reposée » par une main prudente…
  
  Il se rendit compte alors que sa respiration était bruyante et retint son souffle… Mais le sifflement continua et il comprit que ce n’était pas sa respiration qu’il entendait, mais celle de l’autre.
  
  Il ne tira aucune conclusion de ce fait pourtant étrange. Il ne lui vint pas à l’idée que « l’autre » pouvait être aussi effrayé que lui. Il leva son bras armé qui tremblait, prêt à faire feu dès que la silhouette du « bandit » viendrait s’inscrire dans son champ visuel.
  
  Les secondes lui paraissaient des siècles. Il était trempé de transpiration, des pieds à la tête. Une goutte de sueur atteignit un de ses yeux et le brûla. La vue brouillée par les larmes, il vit soudain quelque chose bouger devant lui et tira…
  
  La détonation fit un bruit d’enfer et se répercuta comme le tonnerre dans l’énorme bâtisse de ciment. Il n’y en eut pas d’autre. C’était la première fois que le pauvre gardien de nuit pressait la détente d’un Colt 45, c’était même la première fois de sa vie qu’il tirait un coup de feu. Il n’avait pas pensé que le recul pouvait être aussi puissant et l’arme redoutable lui avait été arrachée de la main, irrésistiblement !
  
  Un cri terrible avait suivi de peu la détonation et les deux échos se mélangeaient curieusement, rebondissaient l’un contre l’autre, luttant semblait-il à qui survivrait…
  
  Le gardien était tombé à genoux, écrasé par une terreur folle qui l’avait en un instant vidé de ses forces ; comme un bol retourné se trouve vidé de son contenu. Il claquait des dents, tout son corps tremblait, des larmes se mêlaient à la sueur pour inonder son visage tordu par la souffrance.
  
  Il se calma progressivement, dans le silence revenu, et une idée nouvelle, qui lui parut baroque, s’imposa dans son esprit bouleversé : il avait tué quelqu’un, il avait pris la vie de quelqu’un ! Mécaniquement, sa main désarmée, douloureuse, s’éleva vers son front pour un signe de croix. Il invoqua la Vierge, et tous les saints, essaya de les persuader qu’il se trouvait bien en état de légitime défense, que ce n’était pas uniquement la peur qui lui avait fait presser la détente.
  
  Il put bientôt prendre son grand mouchoir bleu, essuyer son visage, tamponner ses yeux. Une forme sombre était tassée sur le capot de la Chrysler dont le pare-brise était bizarrement givré. Il se leva en titubant, les jambes molles, et poussa le contact de sa lampe…
  
  La femme était tombée à genoux, elle aussi, le dos appuyé à l’aile de la voiture, les bras pendants, les yeux dilatés derrière ses lunettes à grosse monture d’écaille, pitoyable et… vivante.
  
  Ils restèrent un long moment à se regarder, sans dire un mot. Elle était de race blanche, probablement américaine, assez âgée, peut-être la soixantaine. Sa robe noire avait dû coûter cher, ses lunettes aussi, ornées de petits brillants.
  
  Un gros diamant jetait mille feux sur sa main droite, plaquée contre sa maigre poitrine.
  
  Le gardien se racla plusieurs fois la gorge et réussit à articuler :
  
  — Qui… qui êtes-vous ?
  
  Elle voulut se redresser, mais ne put y arriver.
  
  — Êtes-vous blessée ? demanda-t-il.
  
  Elle secoua négativement la tête. Ses cheveux étaient gris, assez épais ; on aurait dit une perruque. Il ne fit aucun geste pour l’aider. Elle avala péniblement sa salive et questionna :
  
  — Êtes-vous le gardien de nuit ?
  
  — Oui.
  
  — Dieu soit loué ! murmura-t-elle.
  
  Une sorte de rictus découvrit ses dents jaunes, déchaussées. Elle fit de nouveau un effort pour se relever et réussit à s’asseoir sur le pare-chocs de la Chrysler.
  
  — Je vous ai effrayé, reprit-elle, excusez-moi.
  
  Elle s’exprimait en espagnol, mais avec un fort accent américain. Il fut vexé au rappel de sa peur et redressa fièrement la tête.
  
  — Qui êtes-vous ? répéta-t-il. Que faites-vous ici ?
  
  Elle arrangea ses cheveux gris sur sa tempe et il vit que sa main ridée tremblait.
  
  — Peu importe qui je suis… J’étais entrée ici pour trouver un peu de… sécurité.
  
  Sécurité ? On n’était plus au temps de la guerre. Les Japonais étaient retournés chez eux depuis longtemps ; les soldats tout au moins, car il y avait toujours eu pas mal de civils japonais aux Philippines. Cette vieille femme devait être folle. D’ailleurs, il avait toujours pensé que les Américains étaient tous un peu timbrés. Ils avaient une façon de vivre, de parler et de s’habiller qui n’était pas normale. Et puis, ils étaient protestants, pas catholiques ; des renégats !
  
  — C’est pas un asile, ici ! grommela-t-il. Par où êtes-vous entrée ?
  
  — Par où ?… Mais, par la porte.
  
  Elle avait eu peur, visiblement, de le vexer en disant cela. Il questionna avec une soudaine brutalité :
  
  — Elle était ouverte ?
  
  — Oui. C’est justement ce qui m’a donné l’idée.
  
  Il dit lentement, pour se venger de la peur qu’elle lui avait faite.
  
  — J’ai bien envie d’appeler la police.
  
  Elle sursauta. Un silence s’établit entre eux. Puis elle proposa, baissant la voix comme si elle avait eu honte :
  
  — Laissez-moi dormir ici, dans une voiture… Je ne vous dérangerai pas. Soyez gentil.
  
  — C’est pas les hôtels qui manquent à Manille.
  
  — Je sais, mais (elle tendit vers lui ses mains nues) j’ai perdu mon sac et je n’ai plus d’argent… Je vous en prie.
  
  — Vous devez connaître des gens, ici.
  
  — Non, je ne connais personne. Je viens d’arriver.
  
  — Allez à votre ambassade. Ce n’est pas loin.
  
  — À cette heure-ci, tout est fermé.
  
  Il ne savait pas s’il existait une permanence de nuit ; mais il était certain qu’elle lui mentait en affirmant être une nouvelle venue dans le pays. Les Américains ne parlaient généralement aucune langue étrangère et seuls quelques-uns de ceux qui habitaient depuis longtemps aux Philippines connaissaient l’espagnol.
  
  — Il faut vous en aller, dit-il fermement. Je n’ai pas le droit de vous garder ici. Je risque ma place…
  
  — Ne me renvoyez pas, supplia-t-elle. Ils vont me tuer !
  
  Elle est complètement folle ! pensa-t-il. Et il fut renforcé dans l’idée de s’en débarrasser.
  
  — Allons ! Ne dites pas de bêtises. Il y a des hôtels tout près d’ici. Vous n’avez pas l’air d’une mendiante et ils vous feront bien crédit. Vous irez à votre ambassade dans la matinée…
  
  Il s’approcha d’elle et s’enhardit jusqu’à la prendre sous le bras pour la mettre debout. Elle se leva, puis se laissa pousser vers la sortie sans opposer de résistance. Elle pleurait et tout son corps était agité par de gros sanglots silencieux.
  
  Elle fit une nouvelle tentative sous la voûte, à dix mètres de la porte.
  
  — Je vous en supplie. Je vous donnerai quelque chose… Je… voulez-vous cette bague ?
  
  Elle retira fébrilement le solitaire qui ornait sa main et le lui tendit. Il s’arrêta. Ce diamant valait une fortune ; aucun doute là-dessus. Mais pourquoi lui aurait-elle offert une fortune en échange du droit de passer le reste de la nuit dans une voiture ? Non, c’était trop louche. À son âge, il n’allait pas se lancer dans des aventures aussi dangereuses.
  
  — Dehors ! grogna-t-il en la poussant de nouveau.
  
  Il ouvrit la petite porte sans lâcher le bras de la femme.
  
  — Allez à l’hôtel !
  
  Il la poussa et l’entendit répéter d’une voix déformée par la terreur :
  
  — Ils vont me tuer !
  
  La porte claqua avec violence. L’homme attendit que le vacarme se fut apaisé et prêta l’oreille. Aucun bruit de pas. Elle devait être restée plantée sur le trottoir, dans l’attente d’un miracle.
  
  — Complètement folle ! grommela-t-il en s’éloignant.
  
  La pendule, dans le bureau vitré, indiquait deux heures un quart. Cette sacrée bonne femme lui avait fait perdre un quart d’heure et il aurait à s’en expliquer dans son rapport. Il franchit rapidement toute la longueur du rez-de-chaussée et retrouva le « mouchard » où il l’avait posé, sur la rampe de ciment qui conduisait en haut.
  
  Il fit sa ronde en pressant le pas. Ce fut en redescendant qu’il s’aperçut de l’absence du Colt à sa ceinture. Il avait oublié de le ramasser avant de reconduire la folle à la porte…
  
  Il se dépêcha, retrouva sans difficulté l’endroit d’où il avait tiré, chercha autour de lui avec sa lampe. Il y avait une marque très visible sur l’aile de la Chevrolet, là où le lourd revolver avait rebondi avant de tomber sur le sol. Mais pas de Colt. Il se mit à genoux, puis à plat ventre, regarda sous la voiture. Rien. Sous les autres. Rien…
  
  Il se releva trempé de sueur, chercha de nouveau, méthodiquement. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour se rendre à l’évidence : le revolver avait disparu.
  
  — Pas possible ! murmurait-il comme un leitmotiv. Pas possible !
  
  Puis, il « découvrit » que le pare-brise de la Chrysler était brisé et supposa que la balle avait dû faire d’autres dégâts en ressortant…
  
  Deux voitures abîmées, un revolver disparu… Il se demanda alors s’il n’avait pas eu tort de mettre la vieille folle dehors. Il aurait dû appeler la police, faire constater les dégâts, afin de se couvrir à l’égard de son patron…
  
  De toute façon, il fallait appeler la police maintenant, sans plus tarder. Il regagna le bureau, courant presque, décrocha le téléphone, forma le numéro, expliqua son histoire en bégayant d’émotion à un fonctionnaire endormi.
  
  — Faut pas vous énerver somme ça, grand-père ! dit le policier. Por Dios ! Le feu n’est pas dans la rivière !
  
  Le feu dans la rivière, le vieux gardien avait connu cela en 1941, lorsque la marine américaine avait vidé ses réserves de pétrole dans la Pasig juste avant l’arrivée des Japs.
  
  — C’est sérieux ! protesta-t-il. Faut que…
  
  — Je vous envoie quelqu’un tout de suite, promit l’autre.
  
  Le gardien raccrocha et s’épongea le front…
  
  — J’ai pas fini d’avoir des emmerdements avec cette histoire ! dit-il à voix haute.
  
  Et il ne croyait pas si bien dire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Dolores ne dormait pas. Pedro était venu la rejoindre très tard, bien près de minuit. Ils avaient fait l’amour jusqu’aux environs de deux heures. Après quoi, ils avaient tous deux sombré dans un profond sommeil, d’où le sinistre hurlement d’une sirène de police les avait tirés.
  
  Dolores avait allumé la lampe de chevet pour regarder la pendulette : trois heures moins dix. Pedro s’était rendormi aussitôt. Pas elle.
  
  Elle toucha d’une main caressante, le flanc nu de son amant. Pedro était capitaine d’infanterie, marié, père de trois enfants. Ils s’étaient connus un jour qu’il avait accompagné sa femme, venue acheter une robe chez Dolores. Pendant que la femme de Pedro se trouvait dans la cabine d’essayage, ils n’avaient pas cessé de se regarder. Pedro était grand et fort, et beau comme savent l’être les Philippins quand ils s’en mêlent. Il avait quarante ans. Dolores en avait trente-cinq et en avouait seulement trente. Elle était belle, avec un regard de feu et un corps splendide et ferme, juste aux limites de l’embonpoint.
  
  Il était revenu le même soir, sous un prétexte vague, quelques minutes avant l’heure de fermeture. Il l’avait invitée à prendre un cocktail dans un bar chic du boulevard Dewey. Deux jours plus tard, elle le recevait dans son appartement et se donnait à lui, incapable de résister plus longtemps.
  
  C’était la première fois qu’ils pouvaient passer ensemble une nuit entière. Pedro avait été en mission dans l’île de Leyte et il était rentré un jour plus tôt que prévu. On ne l’attendait chez lui que le lendemain et il avait décidé de venir passer cette nuit « volée », avec sa maîtresse.
  
  Elle se rendit compte que sa main s’était égarée et la ramena doucement. Elle ne voulait pas le réveiller. Ses doigts impurs remontèrent le long de son propre corps et touchèrent la petite croix d’or qui reposait au bout de sa chaîne entre ses seins plantureux. Elle avait une conscience très nette de l’état de péché dans lequel elle vivait depuis la première fois qu’elle avait vu Pedro et qu’elle avait eu envie de lui. Elle allait se confesser régulièrement après chaque « rencontre », exécutait scrupuleusement les pénitences qui lui étaient infligées par le prêtre. Il lui arrivait même de trouver ces pénitences trop légères, pas en rapport avec le plaisir qu’elle avait tiré du péché. Elle en rajoutait alors, se privait de pâtisserie ou de cinéma, donnait un peso à chaque pauvre qu’elle rencontrait.
  
  Pedro se retourna et leurs corps nus se touchèrent étroitement. Il était en sueur, mais cela ne lui était pas désagréable. Elle frémit de plaisir, puis se mit à réciter une prière à la Vierge…
  
  Le bruit de la détonation la fit violemment sursauter. Pedro se réveilla et grogna :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — On dirait un coup de feu ! répondit-elle en tremblant. Je suis sûre que c’était un coup de feu !
  
  — Penses-tu ! Tu as rêvé…
  
  — Tu n’as pas entendu ?
  
  — Non.
  
  Elle le repoussa, descendit du lit et marcha vers la fenêtre.
  
  — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Pedro en se redressant sur un coude.
  
  — Je veux voir.
  
  L’appartement était au rez-de-chaussée, accolé au magasin. Elle ouvrit doucement les volets, se pencha sur l’appui de la fenêtre. L’avenue était bien éclairée. Il vit le corps nu de sa belle maîtresse se découper avec précision sur le mur blanc de l’immeuble d’en face.
  
  — Por Dios ! gronda-t-il. Ne te montre pas comme ça !
  
  — À cette heure-ci, il n’y a personne.
  
  — Que cherches-tu à voir, alors ?
  
  Elle ne bougeait pas, regardant alternativement de part et d’autre de l’avenue.
  
  — Je ne vois rien.
  
  — Tu as rêvé.
  
  Elle restait appuyée, la croupe offerte.
  
  — Ce qu’il fait bon, soupira-t-elle. On devrait dormir dehors.
  
  — Reviens !
  
  — Laisse-moi un peu.
  
  Le moteur d’une auto ronronna quelque part dans la nuit. Pedro, énervé, se leva et rejoignit la femme à la fenêtre. Il se pencha sur elle, puis demanda, d’une voix curieusement étranglée :
  
  — Qu’est-ce que tu vois ?
  
  Ils ne dirent rien pendant d’interminables secondes, puis Dolores protesta :
  
  — Pedro ! Qu’est-ce que tu fais ?
  
  — Rien.
  
  — Non ! Pedro !
  
  Il voulut l’empêcher de refermer les volets, mais elle le repoussa d’un coup de reins. Il entendit le loquet de fer se rabattre dans son logement. Puis elle se redressa et lui échappa du même coup, mais ce fut pour se retourner et se retrouver contre lui l’instant d’après. Leurs dents s’entrechoquèrent. Il l’entraîna lentement dans l’obscurité. Ils renversèrent une chaise sans même s’en rendre compte, atteignirent le lit, s’y abattirent, soudés l’un à l’autre, affolés…
  
  Longtemps après, lorsque les battements de son cœur se furent apaisés, il caressa les cheveux humides de la femme et demanda en riant :
  
  — Tu n’as pas bientôt fini de « ronronner » ?
  
  Elle hésita un peu avant de répondre :
  
  — Mais, je ne « ronronne » pas… Je croyais que c’était toi…
  
  Ensemble, ils prêtèrent l’oreille. Le bruit continuait. Cela ressemblait au gémissement d’une femme heureuse…
  
  — Ce n’est pas toi ? insista Pedro.
  
  — Je t’assure que ce n’est pas moi !
  
  — Ne plaisante pas.
  
  — Je ne plaisante pas…
  
  Ils écoutèrent de nouveau. Les gémissements continuaient, plus distincts leur semblait-il. Un malaise les saisit. Dolores allongea son joli bras nu pour allumer la lampe de chevet. Ils se dressèrent sur les coudes, puis se regardèrent. Une rigole de sueur coulait entre les seins lourds de la femme, inondant la petite croix d’or que la lumière faisait scintiller.
  
  — On dirait que cela vient… de dehors.
  
  Elle regarda son amant.
  
  — Va voir, toi. Moi, j’ai peur.
  
  Il passa par-dessus elle pour se lever, essuya son corps ruisselant avec un coin du drap, enfila son pantalon posé sur une chaise et marcha vers la fenêtre.
  
  — Éteins ! ordonna-t-il.
  
  Elle obéit. Il souleva le loquet de fer, poussa doucement les volets. Les gémissements s’amplifièrent. Il baissa les yeux et ne put réprimer un haut-le-corps.
  
  Une femme gisait là, au pied du mur. La lumière du lampadaire le plus proche l’éclairait suffisamment pour que Pedro pût la voir en détail. Ce devait être une Américaine, assez âgée. Elle n’avait pas de robe, simplement une combinaison rose, des bas et des chaussures à talons plats. Elle portait des lunettes à grosse monture d’écaille. Elle était plutôt maigre. Un liquide sombre coulait de sous elle, en méandres capricieux, jusque dans le caniveau…
  
  Pedro entendit la voix angoissée de sa maîtresse qui demandait :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Il se redressa, referma les volets.
  
  — Allume !
  
  La lumière éclaira la pièce.
  
  — Tu es tout pâle ! s’exclama la jeune femme.
  
  — Écoute-moi bien ! dit-il. Pas de temps à perdre… C’était bien un coup de feu. La victime est là, sous la fenêtre. Il faut que je me sauve tout de suite. Pense au scandale, si la police m’interrogeait ! Dès que je serai parti, appelle-les.
  
  — Qui ?
  
  — Les policiers.
  
  Il s’habilla fébrilement sous le regard affolé de sa belle maîtresse qui n’arrêtait pas de se signer tout en murmurant des prières. Lorsqu’il fut prêt, il vint vers elle, l’embrassa sur le front :
  
  — Appelle tout de suite. Elle n’est pas encore morte.
  
  — J’ai toujours pensé que le ciel nous punirait ! répliqua-t-elle d’une voix aiguë en se signant nerveusement.
  
  — Ne dis pas de bêtises. Je suis navré de ne pas pouvoir t’aider. Je t’appellerai demain, enfin… dans la matinée, pour savoir comment ça s’est passé !
  
  Elle s’agrippa à lui.
  
  — Ne me quitte pas ! l’assassin est peut-être encore là ! J’ai trop peur, Pedro !
  
  Il la repoussa fermement.
  
  — Ne t’affole pas. Fais ce que je te dis. La police sera là dans trois minutes.
  
  Il s’en alla, sans écouter davantage ses supplications.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  M. Smith était occupé à lire le bulletin quotidien des écoutes radiophoniques internationales publié par le Foreign Broadcast Monitoring Service de la C.I.A. lorsque la lampe rouge de l’interphone se mit à clignoter. Il poussa un bouton et se pencha vers l’appareil encastré dans le bureau.
  
  — J’écoute.
  
  — L’agent « 117 » est là, monsieur.
  
  — Bien. Faites-le entrer.
  
  M. Smith poussa un autre bouton qui commandait le système électrique de fermeture de la pièce, puis coupa la communication. Quelques secondes plus tard, la lourde porte blindée glissa silencieusement sur ses rails. Un grand gaillard bronzé entra, l’air décidé, un léger sourire retroussant ses lèvres pleines sur sa denture de carnassier. M. Smith examina le visage dur, le regard volontaire des yeux bleu glacier, les cheveux châtains coupés court, les larges épaules, la désinvolture naturelle des mouvements, et se dit que Hubert Bonisseur de la Bath avait plus que jamais l’allure d’un prince pirate.
  
  — Bon après-midi, monsieur, lança Hubert en se laissant choir dans un des fauteuils de cuir réservés aux visiteurs.
  
  — Comment allez-vous ? demanda M. Smith. Il semble, vieux garçon, que l’on ait encore eu du mal à vous mettre la main dessus ?
  
  Hubert leva son sourcil droit, ses narines frémirent.
  
  — Je ne peux tout de même pas demander la permission chaque fois que je veux aller au petit coin !
  
  Un sourire ironique détendit le visage gras et blafard de M. Smith.
  
  — Ah ! Parce que vous appelez ça « aller au petit coin » !
  
  Il souleva un rapport, reçu quelques instants plus tôt, ajusta ses lunettes de myope qui lui donnaient l’air d’une vieille grenouille.
  
  — Cette fois-ci encore, le « petit coin » avait des cheveux roux, si mes renseignements sont bons… Vous semblez avoir beaucoup de goût pour les rousses, vieux garçon ; je me trompe ?
  
  Hubert se mit à chantonner en français :
  
  — Les feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle…
  
  — Bon, coupa M. Smith, parlons peu, mais parlons bien. Les Philippines, ça vous irait ?
  
  Hubert fit une moue, affectant de se méprendre :
  
  — Elles sont assez jolies, monsieur, mais leur sacrée éducation religieuse gâche tout. Elles se croient toujours obligées de faire une neuvaine avant de se laisser aller. C’est une grande perte de temps, monsieur. Si seulement elles consentaient à faire leur neuvaine « après »…
  
  M. Smith venait d’ouvrir devant lui un dossier assez mince, marqué « TOP SECRET ».
  
  — Vous partez donc pour Manille, enchaîna-t-il sans prêter attention au vagabondage verbal du meilleur de ses agents, et ce qui vous attend là-bas n’est pas une sinécure…
  
  — Vous m’en voyez ravi, monsieur.
  
  M. Smith feuilletait lentement le dossier. Hubert, devinant que l’on arrivait aux choses sérieuses, se carra confortablement dans le fauteuil et ne dit plus rien. M. Smith, d’un bref coup d’œil, s’assura de son attention puis entra dans le vif du sujet.
  
  — Vous avez, bien sûr, entendu parler de l’accident d’avion qui a coûté la vie, en mars dernier, au Président des Philippines, Magsaysay ?
  
  — J’étais à Hong-Kong, monsieur, c’est-à-dire tout près et les journaux étaient pleins de l’événement.
  
  — Parfait. Vous devez savoir qu’une commission d’enquête a été mise sur pied et chargée de rechercher les causes de l’accident. L’hypothèse d’un sabotage ne pouvait être exclue.
  
  — Je connaissais personnellement Magsaysay, dit Hubert. Je lui avais été présenté au palais présidentiel, à Manille. C’était un type assez extraordinaire, un personnage extrêmement populaire et possédant un sens très développé de la publicité. Il avait le don du contact humain.
  
  — Je sais… La commission d’enquête n’a pas encore terminé ses travaux. Les experts ne sont pas d’accord…
  
  En comédien consommé, qui sait tenir son public en haleine, M. Smith fit une pause avant de lâcher :
  
  — Nous sommes beaucoup plus avancés qu’eux. Hubert demeura impassible. Il se doutait bien que M. Smith n’allait pas l’envoyer là-bas simplement pour doubler les travaux des enquêteurs officiels. Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, les Philippines avaient cessé d’être une colonie américaine. L’indépendance, promise par Mac Arthur, leur avait été donnée, les U.S.A. conservant leurs privilèges économiques. Magsaysay était un ami des États-Unis, mais le fait de savoir s’il était mort accidentellement ou pas n’était tout de même pas d’une importance vitale pour ceux-ci.
  
  — Avez-vous entendu parler de l’organisation « Paltik » ? demanda M. Smith.
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Non.
  
  — Le contraire m’eût étonné. Nous ne connaissons le nom de cette organisation que depuis un mois, depuis le jour où Mme Marcia D. Bryce, veuve d’un ancien gouverneur et vivant là-bas depuis quarante ans, l’a révélé à l’un de ses amis, capitaine de frégate et chef de service de l’O.N.I. (1) à Manille. Le « Paltik » est une organisation politique secrète dont le but est de renverser l’actuel régime gouvernemental des Philippines. À ma connaissance, nous sommes encore les seuls à être informés de son existence, et le Département d’État aimerait que nous le restions, pour des raisons que vous allez comprendre…
  
  M. Smith ôta ses lunettes, tira une petite peau de chamois de son gousset et entreprit un laborieux nettoyage de verres.
  
  — Quelle est la signification de « Paltik » ? s’enquit Hubert.
  
  — Le Paltik, expliqua M. Smith, est un fusil que les partisans fabriquaient eux-mêmes pendant l’occupation japonaise. Ils creusaient une rainure dans un morceau de bois et y introduisaient un tuyau métallique renforcé à une extrémité par du fil de fer ou, plus simplement, par du chatterton. Au bout non ouvert de la rainure, ils fixaient un clou, la pointe à l’extérieur. Le fonctionnement de cet engin était des plus simples : ils plaçaient une balle de fusil dans le tuyau, braquaient le tout sur un Japonais et tiraient le tuyau en arrière d’un mouvement aussi sec que possible, la pointe du clou servant de percuteur.
  
  Hubert leva son sourcil.
  
  — Ça marchait ?
  
  — Presque à tous les coups. Il arrivait bien sûr que le tuyau éclate et que le partisan soit tué à la place du Japonais. Mais ce n’était pas si fréquent que vous pouvez le penser.
  
  — Je veux bien vous croire. En somme, si je comprends bien, le « Paltik » est une organisation composée d’anciens partisans ?
  
  M. Smith remit ses lunettes en place.
  
  — Eh bien, non, justement. Cette appellation est en quelque sorte un abus de confiance. Au contraire, le « Paltik » serait composé dans sa presque totalité d’anciennes « Marionnettes », c’est ainsi que les Philippins appelaient leurs compatriotes qui collaboraient avec l’ennemi, de Chinois et de Japonais habitant depuis longtemps les îles. Pour en revenir à Mme Bryce…
  
  — Excusez-moi, vous avez dit « la presque totalité ». Quels sont les autres ?
  
  M. Smith fit une grimace qui le rendit presque beau.
  
  — Des Américains, répondit-il brutalement. Et c’est là que le bât blesse.
  
  — Beaucoup ?
  
  — À notre connaissance, deux seulement, mais des personnalités. Mme Bryce, déjà nommée, et Douglas W. Hillard, qui est le fils d’un ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Hillard a été envoyé aux Philippines en quarantaine, par sa famille. Histoires de drogue, de jeu, aggravées d’un penchant pour les petits garçons qui risquait de devenir dangereux. Ils l’ont envoyé là-bas pendant qu’il en était encore temps, avec une pension confortable et une vague situation dans une agence de voyages. Il semble qu’il n’ait abandonné la marijuana, le poker et les petits garçons que pour se lancer dans la conspiration politique. C’est un grand imbécile, mais dangereux.
  
  — Je vois le genre.
  
  — Pour en revenir à Mme Bryce, elle appartenait au « Paltik » depuis quelques mois lorsqu’elle vint trouver son ami, le capitaine de frégate, pour lui ouvrir son cœur. Elle venait d’apprendre que l’avion de Magsaysay n’était pas tombé accidentellement et que le « Paltik » était responsable de l’attentat. Elle venait d’apprendre aussi que l’organisation se disposait à commettre un nouvel attentat du même genre contre la personne du nouveau Président. Elle venait également de comprendre dans quel guêpier elle s’était fourrée, et que les conjurés n’avaient abusé de sa crédulité, pour ne pas dire de sa sottise, que pour se servir d’elle aux fins de discréditer les « U.S.A. » et, par contrecoup, ses amis politiques, avant les prochaines élections présidentielles qui doivent avoir lieu très bientôt…
  
  M. Smith consulta son dossier, puis continua :
  
  — L’O.N.I., par l’entremise du capitaine de frégate, demanda à Mme Bryce de rester dans l’organisation jusqu’à ce qu’elle apprenne la date et les modalités d’exécution de l’attentat prévu contre l’actuel Président. Elle accepta, car le marché lui avait été clairement posé : son impunité contre les renseignements.
  
  — Tout à fait correct, approuva Hubert.
  
  — La semaine dernière, Mme Bryce avait prévenu son ami le capitaine de frégate qu’elle espérait obtenir les renseignements dans les jours à venir. Il fut alors envisagé de la faire surveiller, afin surtout d’assurer sa protection. On y renonça pour diverses raisons techniques. On eut tort…
  
  Une lueur passa dans les yeux bleus de Hubert.
  
  — Ils l’ont liquidée ?
  
  — Oui. Jeudi dernier, ou plus exactement dans la nuit de mercredi à jeudi, le gardien de nuit d’un grand garage du boulevard Taft trouvait une vieille femme dissimulée dans une voiture, alors qu’il effectuait sa ronde de deux heures du matin. Elle le supplia de lui accorder asile pour la nuit, mais il crut avoir affaire à une folle et la mit à la porte. Une heure plus tard, une commerçante, qui habite sur le même boulevard à cinq cents mètres du garage, un appartement situé au rez-de-chaussée à côté de son magasin, fut réveillée par un coup de feu. Quelques minutes passèrent encore, puis cette même jeune femme entendit des râles sous sa fenêtre. Elle se leva pour aller voir et découvrit une vieille femme vêtue d’une simple combinaison et gisant sur le trottoir. Elle alerta police secours, qui transporta la blessée à l’hôpital. Celle-ci n’ayant pas de sac à main et rien sur elle pouvant servir à l’identifier, elle mourut avant qu’on ait pu lui donner un nom. Il fallut publier son portrait dans les journaux pour apprendre qu’il s’agissait de Mme Marcia D. Bryce.
  
  — A-t-elle dit quelque chose avant de mourir ?
  
  — Rien. Pas un mot.
  
  — Bon ! fit Hubert. Qu’est-ce que je dois faire ?
  
  M. Smith prit tout son temps avant de répondre :
  
  — L’O.N.I. nous a transmis une copie des déclarations faites par Mme Bryce à son ami le capitaine de frégate. Il résulte de ces déclarations que Mme Bryce avait été recrutée pour le compte de « Paltik » par Douglas W. Hillard et que celui-ci était le seul membre de l’organisation qu’elle eût jamais connu. Elle savait simplement que le chef se faisait appeler « Juan de la Cruz ».
  
  Hubert sourit.
  
  — C’est ainsi que l’on appelle là-bas le Philippin moyen. Juan de la Cruz, c’est le Smith américain, sauf votre respect, et le Dupont français.
  
  — Je sais. Il faudra que vous attaquiez ce Hillard en premier lieu et que vous arriviez à le faire parler…
  
  M. Smith fit une pause et pianota sur le dossier.
  
  — Sagarra vous accompagnera.
  
  Hubert sentit son cœur battre plus vite. Lorsque M. Smith lui donnait Sagarra, il prévoyait que l’affaire serait chaude.
  
  — Comprenez bien la situation, vieux garçon, reprenait M. Smith. Les gens de « Paltik » ont enrôlé des Américains bien en vue pour leur servir de caution et aussi, sans aucun doute, pour les sacrifier avant les nouvelles élections. Nous avons de bonnes raisons de croire que certains détails des attentats contre les Présidents seront alors révélés par la voie de presse. « Paltik » sacrifiera quelques comparses philippins et ses membres américains. L’opinion publique ne retiendra alors que le fait que les États-Unis sont intervenus de la façon la plus moche dans les affaires intérieures de leur pays. Tous nos amis politiques seront discrédités et la porte sera grande ouverte aux aventuriers, aux démagogues que « Paltik » doit tenir en réserve. Et soyez certain que nos bons amis les Russes tirent les ficelles de « Paltik ». C’est donc pour nous une affaire très importante. Il faut que « Paltik » soit liquidé, complètement, dans les plus brefs délais, et sans que la police philippine puisse même s’en douter. Il ne faut à aucun prix que l’on sache que Magsaysay a été assassiné, avec toute sa suite, par une organisation terroriste qui compte parmi ses membres des personnalités américaines. À aucun prix !
  
  Hubert approuva d’un lent hochement de tête.
  
  — J’ai parfaitement compris, monsieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  La chambre était petite, mais confortable, avec air conditionné et radio. Elle ne donnait pas sur la mer, mais c’était voulu. Hubert rendit une fois de plus un muet hommage aux hommes du Service d’organisation des missions à l’étranger qui, bien installés dans leurs bureaux de Washington, savaient que de cette chambre située au sixième étage et sur la façade arrière de l’hôtel Bay View, à Manille on pouvait observer l’appartement de Douglas W. Hillard, au sixième également, d’un grand immeuble ultramoderne éloigné d’une centaine de mètres.
  
  Hubert sortit de la salle de bains et regarda Enrique Sagarra qui lui tournait le dos, installé dans un fauteuil face à la fenêtre, devant l’appareil de conditionnement d’air qui lui soufflait de l’air frais au visage. Enrique tenait à hauteur de ses yeux une paire de grosses jumelles de marine, braquées sur l’appartement de Hillard.
  
  — Toujours rien ? questionna Hubert.
  
  — Toujours rien.
  
  Hubert entreprit de défaire sa valise et de ranger son linge et ses vêtements dans le placard de l’entrée. Ils étaient arrivés au milieu de la nuit, s’étaient couchés à quatre heures et demie, relevés à sept. Ils étaient fourbus par les deux jours et demi qu’ils venaient de passer en avion, avec de rares intermèdes dans les buffets des aéroports. Heureusement, le service de réservation de la C.I.A. fonctionnait parfaitement et leurs chambres les attendaient à l’arrivée, voisines et communicantes.
  
  Enrique siffla soudain, exprimant une vive admiration.
  
  — Por Dios ! s’exclama-t-il ensuite. Une fameuse belle pépée au cinquième, Hube ! Avec une de ces chemises de nuit transparente et tout ! Du tonnerre !
  
  Hubert sourit, mais répliqua froidement :
  
  — C’est le sixième gauche que vous êtes chargé de surveiller, mon vieux. Et puis, appelez-moi Anthon ; ça me fera plaisir !
  
  Enrique remonta les jumelles de quelques degrés et dit :
  
  — Excusez-moi.
  
  Pour cette mission, comme pour n’importe quelle autre, ils avaient reçu de nouvelles identités. Hubert s’appelait maintenant Anthony R. Winner, domicilié à Philadelphie, chef du service des exportations d’une entreprise industrielle spécialisée dans le petit matériel électrique. Enrique Sagarra était devenu Enrique Zamora, également domicilié à Philadelphie et employé à la même société, sous les ordres d’Anthony R. Winner.
  
  Ils avaient dans leurs poches un tas de documents divers, nécessaires et superflus, prouvant leur nouvelle identité. Ils avaient aussi des lettres adressées à leur domicile de Philadelphie, des cartes de visite, des chéquiers, etc.
  
  Hubert, ayant fini de ranger ses affaires, entreprit de s’habiller. Il était dix heures du matin, et cela faisait presque trois heures qu’ils étaient en observation.
  
  — Ça ne bouge toujours pas ?
  
  — Non.
  
  Hubert enfila son pantalon par-dessus sa chemise blanche et dit en se boutonnant.
  
  — Je vais vous relayer. Donnez-moi ça.
  
  Enrique se leva en bâillant et lui remit les jumelles. Hubert s’installa dans le fauteuil. Le store à lamelles métalliques était baissé juste ce qu’il fallait pour qu’on ne pût les remarquer trop facilement de la maison d’en face.
  
  C’était un grand immeuble blanc, avec des terrasses fleuries et des appartements somptueux. Hubert pensa que le loyer ne devait pas être à la portée de n’importe qui. Il examina lentement toute la façade. Des boys philippins s’affairaient au ménage ; au quatrième, deux jeunes femmes prenaient leur petit déjeuner… Il les reconnut avec une surprise amusée.
  
  — Enrique ! Avez-vous vu les hôtesses de la P.A.A. en train de casser la croûte ?
  
  Ils avaient vainement essayé de flirter avec elles dans l’avion. C’étaient de très jolies filles, mais froides comme peuvent l’être des Américaines.
  
  — Je les ai vues, répondit Enrique.
  
  Plus haut, Hubert découvrit la « belle pépée » en chemise de nuit transparente, qui arrangeait des fleurs dans un vase au centre de son immense living-room. Grâce à la formidable puissance de rapprochement des jumelles, il la voyait comme si elle avait été à cinq mètres de lui.
  
  — Pas mal, apprécia-t-il. Pas mal du tout.
  
  Puis il remonta d’un étage et arriva chez Douglas W. Hillard, pénétra dans une grande salle de séjour dont les portes-fenêtres étaient ouvertes en grand sur la terrasse. Intérieur cossu, mobilier ultramoderne, couleurs vives, piano, télévision, bibliothèque fournie… et pas un chat.
  
  — Il a dû rentrer très tard cette nuit, suggéra Enrique. C’est un gars qui doit faire la bombe.
  
  Hubert réfléchit quelques instants. Il venait de découvrir un téléphone blanc sur un meuble…
  
  — Appelez-le, dit-il. C’est un service à lui rendre, il dort trop.
  
  — Vous avez le numéro.
  
  — 5.43.21, annonça Hubert qui avait appris par cœur les trente pages des « instructions détaillées » préparées à son intention par le Service.
  
  Enrique décrocha l’appareil en s’asseyant sur le lit et demanda le numéro. Hubert redoubla de vigilance. Il espérait qu’il n’y eut qu’un seul appareil chez Hillard, ou que celui-ci eut oublié en rentrant de faire le branchement sur sa chambre… Il lui sembla qu’il entendait la sonnerie, à cent mètres de distance. Illusion. Le temps passait, rien ne se produisait.
  
  — Ça sonne ? demanda-t-il.
  
  — Oui, répondit Enrique.
  
  Ils attendirent encore un long moment, puis la standardiste reprit la ligne après avoir annoncé que personne ne répondait.
  
  — Doit pas être là, dit Enrique en raccrochant. Parti à la campagne.
  
  — Nous sommes mercredi, fit, remarquer Hubert. Ce n’est pas le week-end !
  
  Il sursauta soudain, un mouvement venait de solliciter son attention distraite.
  
  — Quelqu’un !
  
  La silhouette sortit de l’ombre. C’était un jeune Philippin, en chemise blanche flottante. Il avait dû entendre la fin de la sonnerie, car il décrocha le téléphone et le porta à son oreille, écoutant quelques instants avant de le reposer. Hubert avait eu le temps de l’examiner avec soin. Le garçon avait un visage mince, intelligent, des yeux brillants.
  
  Enrique avait pris la seconde paire de jumelles dont ils disposaient et regardait lui aussi.
  
  — Ce doit être le boy, dit Hubert.
  
  Le garçon disparut par une porte, au fond de la pièce et demeura absent plusieurs minutes. Quand il revint, ce fut pour ramasser les poussières avec un chiffon, donnant raison à Hubert.
  
  Enrique répéta :
  
  — Je vous dis que Hillard n’est pas là.
  
  Hubert décida.
  
  — Je vais y aller…
  
  Il consulta sa montre, estima le temps qui lui serait nécessaire pour arriver là-bas et reprit :
  
  — Je sonnerai à dix heures trente, très exactement. Le boy ne me laissera certainement pas entrer. Mais je m’arrangerai pour le tenir sur le pas de la porte. À dix heures trente minutes et trente secondes, vous demandez le numéro…
  
  — 5.43.21.
  
  — C’est ça. Il s’excusera pour aller répondre et j’en profiterai pour jeter un coup d’œil dans la baraque. Tenez-lui la jambe le plus longtemps possible ; racontez-lui la nuit de noces de votre grand-mère Isabelle, ou n’importe quoi…
  
  — Ne vous tracassez pas pour ça, Anthon.
  
  — Et n’oubliez pas de surveiller attentivement ce qu’il fera après que je serai parti. Vu ?
  
  — Vu.
  
  Ils accordèrent leurs montres. Hubert enfila une veste de toile écrue très légère et sortit.
  
  Personne ne portait de cravate à Manille et il n’avait pas l’intention de se singulariser. Il sortit de la chambre et appela l’un des ascenseurs. Ce fut l’autre qui vint le chercher. Il se retrouva promptement dans le hall, franchit la grande porte et déboucha sur le boulevard Dewey. Aveuglé par la lumière intense, suffoqué par la chaleur, il resta un moment immobile sur le trottoir, puis mit ses lunettes solaires et partit à droite, refusant d’un geste de la main les offres de service des chauffeurs de taxi.
  
  Il tourna de nouveau à droite au coin de l’immeuble, après avoir longé la vitrine de la S.A.S. pleine de photographies publicitaires concernant cette fameuse nouvelle ligne par la route du pôle Nord.
  
  La chaleur était intenable, pas un souffle de vent. Il envia Enrique, assis là-haut dans le courant d’air frais de l’appareil de conditionnement.
  
  Il pénétra dans le grand immeuble blanc et prit un ascenseur qui le monta au sixième. Là, il dut attendre deux minutes sur le palier, car il avait pris de l’avance sur son horaire. À dix heures trente, très exactement, il sonna.
  
  Le boy ne se pressait pas. Hubert se mit à le maudire, espérant que la sonnerie du téléphone ne se déclencherait pas avant qu’il fût venu lui ouvrir. Enfin, la porte pivota lentement, sans qu’aucun bruit préalable eût annoncé le mouvement. Hubert sourit au boy et entra d’autorité, comme en terrain conquis.
  
  — J’espère que cette vieille crapule de Doug est là ! s’exclama-t-il.
  
  Le jeune Philippin le regarda sans paraître comprendre. Hubert rengaina son sourire et reprit, de façon plus orthodoxe :
  
  — Je viens voir Hillard. Dites-lui que son vieil ami Anthon est ici…
  
  Sans refermer la porte, le boy répondit :
  
  — M. Hillard est pas là.
  
  Son anglais était hésitant et il zézayait un peu.
  
  — Il est à son bureau ? s’étonna Hubert. Cela m’étonnerait ! Vous n’allez tout de même pas me dire qu’il a pris goût au travail ?
  
  — Je ne sais pas, monsieur, répliqua le boy impassible en baissant les yeux. Je lui dirai que vous êtes venu.
  
  — Hé ! protesta Hubert. Ça n’ira pas comme ça. Il faut absolument que je le voie aujourd’hui. J’arrive tout droit du « mainland », moi, et je repars demain matin pour Bangkok !
  
  — Je ne peux rien vous dire, monsieur.
  
  La sonnerie du téléphone se mit à vibrer. Hubert dit vivement :
  
  — Écoutez, mon vieux, il faut que je vous explique… Bon ! allez d’abord répondre.
  
  Le boy hésita, puis repoussa la porte et fila vers le living-room. Hubert attendit qu’il eût répondu « allô » pour se mettre en mouvement.
  
  Il savait que Enrique était parfaitement capable de le retenir le temps nécessaire.
  
  Le couloir passait derrière le living-room, desservant toutes les autres pièces. Hubert regarda rapidement partout, dans la cuisine, dans les chambres. Tout était en ordre, les lits faits.
  
  Ding ! Le boy avait raccroché. Coincé ! Hubert regagna le couloir, les mains aux poches, l’air parfaitement désinvolte et souriant de toutes ses dents. Le jeune Philippin eut un léger froncement de sourcils en le voyant revenir du fond de l’appartement. Hubert lança d’un ton tout à fait convaincu :
  
  — Joliment installé, l’ami Doug ! Hein ? longtemps qu’il habite ici ?
  
  — Je ne sais pas, monsieur.
  
  — Vous ne savez pas grand-chose, hein ? s’esclaffa Hubert en gratifiant le garçon d’une formidable claque sur l’épaule qui faillit l’expédier au sol.
  
  — Je ne sais pas, monsieur, répéta l’autre en grimaçant.
  
  Hubert lui donna deux pesos, qu’il empocha sans même dire merci.
  
  — Dites à Hillard quand il rentrera, que son vieil ami Anthon est au Bay View et qu’il veuille bien l’appeler tout de suite ? D’accord ?
  
  — Je le dirai, monsieur.
  
  Hubert ressortit, appela l’ascenseur. La porte se referma, aussi silencieusement qu’elle s’était ouverte…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert referma la porte de la chambre et rejoignit Enrique près de la fenêtre.
  
  — Alors, il a raccroché ?
  
  — Non. C’est la standardiste qui nous a coupés, par erreur. Je lui ai dit ma façon de penser.
  
  — Ça c’est bien passé quand même. Mais Hillard n’est pas là et il n’a sûrement pas couché chez lui cette nuit. Ça ne nous arrange pas du tout, cette histoire-là.
  
  Enrique annonça :
  
  — Le gamin a appelé quelqu’un aussitôt après votre départ. Il a parlé deux minutes. M’avait tout l’air d’avoir un rapport avec votre visite.
  
  — Hillard est peut-être à son bureau. Il a peut-être décidé de découcher depuis la mort de la mère Bryce. Je vais m’en assurer.
  
  Il prit le téléphone, demanda le numéro de l’agence de voyages qui employait Hillard. Il obtint tout de suite la communication.
  
  — Passez-moi M. Hillard, dit-il.
  
  — M. Hillard n’est pas là en ce moment, répondit une jeune femme avec un fort accent local.
  
  — Je suis son cousin Anthon, de passage à Manille pour la journée. Où puis-je le joindre ? Je ne l’ai pas vu depuis deux ans et cela…
  
  — Nous ignorons où est M. Hillard, répondit la jeune femme. Je regrette.
  
  — Attendez ! Voulez-vous dire que Doug ne travaille plus pour votre agence ?
  
  La femme hésita puis le renseigna :
  
  — M. Hillard n’est pas rentré au dernier week-end et ne nous a donné aucune nouvelle depuis. C’est tout ce que je puis vous dire, monsieur…
  
  — Où avait-il l’habitude de passer les week-ends ?
  
  — À Baguio, monsieur. Au Pines Hôtel.
  
  — Merci !
  
  Hubert raccrocha et résuma pour Enrique ce qu’il venait d’apprendre. Puis il reprit le téléphone et demanda le Pines Hôtel, à Baguio. Cinq minutes d’attente.
  
  — Ce type a flairé le vent, grogna-t-il, et il a joué la fille de l’air.
  
  — En parlant de fille de l’air, enchaîna Enrique, ça me rappelle une professionnelle que j’ai connue à Caracas, autrefois, et qui recevait ses clients sur un matelas pneumatique…
  
  Il attendit vainement une remarque de Hubert et continua :
  
  — Vous pourriez me demander ce qu’il y a de drôle là-dedans… et je vous répondrais que cette petite futée dégonflait le matelas après chaque séance et obligeait chaque nouveau client à le regonfler, à la bouche, avant de lui accorder quoi que ce soit. C’était une délicate, qui avait horreur des brutalités, et elle prétendait que ce petit exercice de gonflage… dégonflait suffisamment son homme pour le rendre aussi doux qu’un puceau qui…
  
  La sonnerie du téléphone l’interrompit. Hubert décrocha.
  
  — Vous avez le Pines Hôtel, à Baguio. Parlez, monsieur.
  
  L’audition était assez bonne. Hubert demanda si Hillard était encore à l’hôtel. Il lui fut répondu que M. Hillard n’était même pas venu pour le dernier week-end, comme il en avait l’habitude.
  
  — Eh bien ! grogna Hubert après avoir raccroché, nous voilà frais ! Nous n’avions qu’une seule piste et cette piste s’est évanouie…
  
  — On pourrait engager un détective privé, suggéra Enrique en reposant les jumelles sur ses genoux.
  
  Hubert ne répondit pas. Il fit quelques aller et retour dans la chambre, puis décida :
  
  — Il faut provoquer le taureau pour le faire charger. C’est ce que nous allons faire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Hubert n’aimait pas le restaurant du Bay View et il était venu dîner au New Europa, dont il appréciait le charme européen et la haute stature du patron allemand.
  
  Il avait mangé légèrement : saumon fumé, entrecôte grillée et coupe de fruits. Il faisait toujours attention à son régime lorsqu’il était en mission. Il avait connu des gens qui étaient morts parce qu’un trop bon repas, trop bien arrosé, avait diminué la rapidité de leurs réflexes.
  
  Il consulta sa montre : neuf heures. Enrique ne tarderait pas à appeler. Il était actuellement sur les traces du boy de Douglas W. Hillard. Hubert avait décidé qu’il était bon de le prendre en filature et prié Enrique de s’en charger.
  
  Un garçon lui apporta le journal du soir qu’il avait demandé. Il l’ouvrit en attendant son café et chercha tout de suite les petites annonces. C’était dans la rubrique : « Messages personnels », bien en vue, encadré de noir, comme un faire-part.
  
  « Ayant recueilli les dernières paroles de Mme Maria D.B… désire entrer en rapport avec personnes qualifiées pour discussion d’intérêts. S’adresser au journal qui transmettra. »
  
  C’était à la fois suffisamment ambigu et suffisamment clair. Hubert avait pris les précautions nécessaires pour qu’on ne pût retrouver directement l’origine de l’annonce. Il fallait penser que la police pouvait la lire aussi bien que d’autres, et M. Smith avait dit : pas d’histoires avec la police !
  
  Il replia le journal. Un garçon lui apporta le café. Presque en même temps, un autre garçon annonça à la cantonade que l’on demandait M. Winner au téléphone.
  
  C’était Enrique, ce ne pouvait être que lui. Il avait appelé le Bay View et la standardiste lui avait donné le numéro du New Europa.
  
  — Du nouveau ? demanda Hubert.
  
  — Absolument rien. Il est rentré chez lui, intra-muros, et a passé toute la soirée à réparer une vieille motocyclette qui doit dater de l’occupation espagnole. Ils ont dîné et sont maintenant au lit.
  
  Hubert savait que les Philippins se couchaient tôt. La plupart des familles, surtout dans les villages, était au lit à huit heures.
  
  — Qu’est-ce que je fais ? s’enquit Enrique.
  
  — Vous avez dîné ?
  
  — Non.
  
  — Eh bien, allez-y, et venez ensuite me rejoindre à l’hôtel.
  
  — Okay, boss !
  
  Hubert revint dans la salle et sucra son café. Il aimait bien travailler avec Enrique Sagarra. C’était un type sûr, dans la mesure où l’on pouvait l’empêcher de donner libre cours à une fantaisie souvent excessive. Hubert n’avait jamais eu d’histoires avec lui. Ils s’entendaient bien.
  
  Enrique ne faisait pas partie des cadres de la C.I.A., qui l’employait comme agent spécial. Il était d’origine espagnole et avait combattu pendant la guerre civile dans les rangs républicains. Réfugié en France, il avait repris la lutte en 1942, après l’occupation de la zone libre par les Allemands, et formé un groupe de maquisards, tous réfugiés espagnols. Ce groupe s’était spécialisé dans le sabotage, mais Enrique avait eu le tort de condamner à mort quelques collaborateurs notoires, oubliant que si les Français aiment bien se tuer entre eux en de telles circonstances, ils n’aiment pas que des étrangers s’en mêlent.
  
  La libération venue, Enrique avait été obligé de se jeter dans les bras de l’O.S.S. américain pour échapper à quelques mandats lancés contre lui par un commissaire du gouvernement provisoire de la République Française qui l’accusait d’avoir fait preuve d’une légèreté coupable en matière de règlements de comptes et qui appelait « assassinats » ce que Enrique nommait, lui, « exécutions ».
  
  L’O.S.S. (2) l’avait envoyé en Allemagne et il avait rendu tellement de services qu’il avait été admis aux États-Unis, puis absorbé par la C.I.A. lorsque celle-ci avait succédé à celui-là.
  
  Hubert but son café et demanda l’addition. Quelques minutes plus tard, il se retrouva dehors, dans la touffeur moite de la nuit, et reprit à pied la direction de l’hôtel.
  
  Il se retourna et leva les yeux après avoir dépassé l’immeuble où habitait Douglas W. Hillard. Les fenêtres de l’appartement étaient toujours obscures.
  
  Quelques pas plus loin, un gamin l’aborda et lui montra la photographie d’une jolie fille, prise dans une rue étroite bordée de vieilles maisons espagnoles aux balcons de fer forgé.
  
  — Dix pesos pour la nuit, monsieur. Je vous conduis tout de suite…
  
  Hubert s’arrêta pour regarder la photo, elle était sale et chiffonnée à force d’avoir été tripotée.
  
  — Ce n’est pas cher, admit-il (3). Mais cette photographie date d’au moins douze ans. Elle a été prise intra-muros, hein (4) ?
  
  — Et alors ? répliqua le gamin vexé de la perspicacité de ce Yankee. Vous croyez qu’à ce prix-là elle peut se faire tirer le portrait tous les six mois ?
  
  Hubert s’éloigna en riant et atteignit bientôt l’hôtel. Le soldat en armes qui montait la garde devant la porte lui adressa un petit salut de la tête. Hubert se retrouva l’instant d’après dans l’atmosphère réfrigérée du hall.
  
  Il reprit sa clé au bureau, acheta quelques journaux au comptoir placé entre les deux ascenseurs, puis se fit monter au sixième.
  
  Il faisait encore plus frais dans la chambre et l’appareil de conditionnement d’air ronronnait agréablement. Hubert referma la porte sans allumer. Les enseignes au néon de la rue voisine projetaient jusque dans la pièce une lueur qui permettait de distinguer tous les objets. Hubert jeta les journaux sur le lit, se débarrassa de sa veste, alla se passer les mains et le visage à l’eau dans la salle de bains, fit fonctionner la radio en sourdine, puis reprit les jumelles dans le tiroir de la commode et se remit en position d’observation…
  
  
  *
  
  * *
  
  La pendule électrique, au-dessus du portrait du Président, indiquait minuit vingt lorsque le gardien revint de sa seconde tournée d’inspection.
  
  Il se pencha pour boire au-dessus de la fontaine d’eau fraîche, mais l’appareil devait être en panne et l’eau lui jaillit tiède dans la bouche. Il la recracha, dégoûté, puis chercha dans sa poche une pièce de monnaie et ressortit pour aller chercher une bouteille au distributeur de Coca-Cola placé entre les pompes à essence, sous la voûte. Il fit sauter la capsule, puis revint en buvant goulûment.
  
  Il avait le hoquet lorsqu’il pénétra de nouveau dans le bureau et jeta la bouteille vide dans un panier, s’assit sur son lit de sangle et se remit à lire le journal.
  
  Il se serait bien allongé pour dormir jusqu’à la ronde de deux heures, mais toutes les voitures n’étaient pas rentrées et il serait de toute façon réveillé. Il y avait entre autres la Cadillac framboise, qui appartenait au propriétaire d’une mine de manganèse, dont il n’avait jamais pu retenir le nom…
  
  Il avait déjà lu une grande partie du journal et il en était aux petites annonces. Il en arriva tout naturellement aux « messages personnels » et il fronça les sourcils…
  
  « Ayant recueilli les dernières paroles de Mme Marcia D.B…, désire entrer en rapport… »
  
  Il devait s’agir de Mme Marcia D. Bryce, cette vieille folle américaine qu’il avait débusquée du garage exactement huit jours plus tôt et qui avait été se faire tuer en combinaison, quelle inconvenance ! à cinq cents mètres de là dans l’avenue…
  
  Il n’était pas près d’oublier cette histoire ! Ça non ! Heureusement, encore, que cette vieille cinglée – Dieu ait son âme – avait eu la bonne idée de se faire tuer aussitôt après et dans le secteur. Sans cela, le patron n’aurait jamais voulu le croire et il aurait été mis à la porte après avoir été obligé de payer les dégâts faits aux voitures !
  
  Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire, cette annonce ? Por Dios ! c’était bizarre. La police n’avait pas retrouvé l’assassin, il avait lu attentivement les journaux depuis, curieux de connaître la suite et un peu inquiet aussi. Car l’assassin s’était servi de son revolver, à lui, pour abattre la vieille. On avait retrouvé l’arme dans un caniveau. Et cela signifiait que l’assassin était venu la prendre dans le garage, à l’endroit où elle était tombée et que, probablement, il se trouvait là, tapi dans l’ombre pendant toute la scène qui…
  
  Un violent coup d’avertisseur fit sauter le pauvre homme en l’air, le souffle coupé, malade de-peur. Il comprit, la seconde suivante, qu’il s’agissait seulement d’une voiture qui rentrait, mais il tremblait encore lorsqu’il sortit du bureau pour aller ouvrir les portes.
  
  — Sûr que je vais attraper une maladie de cœur, grogna-t-il en se hâtant.
  
  C’était la Cadillac framboise. Il ne reconnut pas l’homme qui était au volant, mais c’était sans importance. Le propriétaire de la voiture ne la ramenait jamais lui-même et il avait tout un tas de domestiques qui semblaient s’être donnés le mot pour rentrer la voiture à tour de rôle…
  
  La grosse voiture bondit sous la voûte et fonça dans l’allée centrale, le moteur rugit pour attaquer la rampe et le gardien, qui refermait déjà les lourds battants, hocha la tête avec pitié, pensant que c’était là encore un piètre conducteur. Comme s’il était besoin d’accélérer pour monter ça avec trois cents chevaux sous le capot !
  
  Il revint lentement sous la voûte obscure et resta sur le seuil du bureau, attendant que l’homme reparût pour lui dire par où sortir et de ne pas oublier de fermer la porte.
  
  Ce type tardait à redescendre. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fabriquer là-haut ? Bien capable de fouiner dans les autres voitures à la recherche de quelque chose à chaparder. La jeunesse, maintenant, n’avait plus aucun sens moral. On disait que c’était la guerre. Possible. Il avait connu une autre guerre, au début du siècle, entre les Espagnols et les Américains, et puis la guerre civile… Eh bien, les mœurs ne s’étaient pas relâchées de la même façon.
  
  Il vit soudain le conducteur de la Cadillac, qui revenait sans bruit, et sursauta. Belles façons, vraiment, de jouer à faire peur aux gens ! Il le regarda sans aménité. C’était un jeune, dix-huit ou vingt ans, pas plus, assez joli garçon, mais avec une chemise d’une propreté douteuse…
  
  — Comment ça va, grand-père ?
  
  Il parlait sans presque remuer les lèvres, probablement parce qu’il avait vu faire ça au cinéma et qu’il voulait se donner l’air d’un dur.
  
  — Tu vas sortir par la porte de gauche, la petite, et puis t’oublieras pas de la fermer, hein ?
  
  Le garçon se mit à rire silencieusement.
  
  — Pas de danger que j’oublie, vieille cloche !
  
  — Dis donc ! morveux ! gronda le gardien.
  
  Il avait fait un pas en avant, prêt à envoyer une taloche au visage de l’insolent. Mais il se figea brusquement, paralysé par la terreur. Le petit voyou avait sorti de sa poche un pistolet muni d’un silencieux…
  
  — Alors, vieille cloche, tu crânes encore ?
  
  — Que le ciel te damne ! bredouilla le vieillard.
  
  — Tu y seras avant moi ! Tiens, attrape ! ça t’apprendra à vouloir jouer les marioles !
  
  Les détonations se succédèrent, lentement, étouffées par le silencieux. L’assassin tirait avec méthode, visant au ventre. Le vieux gardien encaissa toutes les balles, puis s’écroula comme un pantin désarticulé. Mort.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dolores, les yeux grand ouverts dans l’obscurité, écoutait la respiration régulière de Pedro qui dormait à côté d’elle. Il avait prétexté un vague service de nuit pour se rendre libre et venir la rejoindre.
  
  Dolores n’était pas heureuse. Depuis une semaine, le visage grimaçant d’une vieille femme blessée à mort l’obsédait jour et nuit. C’était une image effrayante, dont elle ne pouvait plus se défaire. Une punition de Dieu, elle n’en doutait pas.
  
  Elle l’avait dit à Pedro, qui s’était moqué d’elle. Il avait refusé de l’écouter lorsqu’elle l’avait supplié de mettre fin à leur liaison coupable avant qu’il ne soit trop tard. Elle n’arrêtait plus de lui prédire que tout cela finirait mal. Très mal. Elle en avait le pressentiment et ses pressentiments ne la trompaient jamais.
  
  Mais ses sens flambaient toujours dès que Pedro approchait et elle n’avait pas la force de le repousser. C’était une situation apparemment sans issue…
  
  Dolores serra entre ses doigts la petite croix d’or qui reposait sur sa poitrine orgueilleuse et se mit à pleurer. L’angoisse qui l’habitait devenait chaque jour de plus en plus intolérable. « Je voudrais mourir », pensa-t-elle. Puis, épouvantée d’avoir eu cette idée, elle se signa et se mit en devoir de réciter un Pater et dix Ave Maria…
  
  Elle avait terminé lorsqu’un bruit insolite lui parvint. Elle cessa de respirer pour mieux écouter. Le souffle de Pedro la gênait et elle crut un instant avoir été le jouet d’une illusion. Mais le bruit recommença et elle sentit la sueur se glacer sur son corps…
  
  Quelqu’un essayait d’ouvrir la porte de l’entrée, elle en était sûre… Le bruit cessa et elle douta encore de l’avoir entendu, mais son cœur battait follement dans sa poitrine oppressée.
  
  Puis, cela recommença. C’était un très léger grincement, frottement de métal contre du métal, si léger qu’elle n’eût certainement rien entendu si la porte de la chambre eût été fermée. Une demi-heure plus tôt, Pedro avait été boire dans la cuisine et il avait laissé le battant ouvert.
  
  Elle dut faire un considérable effort pour remuer son bras. Son coude toucha le flanc nu de son amant, puis sa main atteignit la cuisse. Elle devait absolument le réveiller…
  
  Mais elle pensa soudain qu’il allait grogner, peut-être parler fort, en tout cas trahir sa présence. Il fallait l’en empêcher.
  
  Elle se tourna lentement de côté, se souleva, puis s’allongea sur lui et chercha sa bouche. Il resta sans bouger quelques secondes, puis s’enflamma avec une rapidité qui l’eût comblée de joie en d’autres circonstances. Elle résista et murmura sans décoller sa bouche de celle de l’homme :
  
  — Ne dis rien, écoute… Quelqu’un essaie d’ouvrir la porte de l’entrée.
  
  Il cessa tout mouvement et retint sa respiration. Elle en fit de même, pour lui permettre de mieux entendre. Mais une fois de plus, c’était le silence complet.
  
  Il se mit à rire sourdement et gronda, bouche à bouche :
  
  — Tu cherches à me faire peur ?
  
  Il la souleva par surprise. Elle voulut se dégager, mais il la tenait fermement.
  
  — Nous sommes complètement fous, murmura-t-il. Nous allons être crevés demain.
  
  Mais il semblait ravi.
  
  — Chut ! fit-elle.
  
  Crispée, l’oreille tendue, elle ne participait pas le moins du monde. Il s’en rendit compte très vite et s’immobilisa de nouveau.
  
  — Qu’est-ce que tu as ?
  
  — Écoute.
  
  Cette fois, le bruit était revenu, très net. Elle sentit le corps de son amant qui se crispait. Puis, en quelques secondes, son désir se trouva comme escamoté… Passez muscade ! Elle se glissa du côté du mur, malade de peur.
  
  Un déclic caractéristique leur apprit que la porte venait de céder. Pedro se leva en souplesse, le lit, soulagé de son poids, grinça joyeusement. Dolores remonta le drap jusqu’à ses yeux, serrant les mâchoires pour ne pas claquer des dents…
  
  Elle n’entendait plus rien, et ne voyait rien. Les doubles rideaux étaient tirés devant la fenêtre, empêchant la lumière de l’avenue d’entrer par les fentes des volets. Elle se demanda ce que faisait Pedro, et comment il pouvait se diriger dans cette obscurité sans renverser quelque chose.
  
  L’attente devenait intolérable. Elle eut envie d’appeler son amant. D’entendre sa voix l’aurait un peu rassurée. Mais sa gorge était nouée, incapable d’articuler le moindre son.
  
  Un léger bruit, dans la salle à manger, lui glaça le sang. Elle n’en pouvait plus, son cœur était douloureux. Elle pensa qu’il allait s’arrêter de battre, qu’elle allait mourir. Elle étouffait.
  
  Puis la lumière jaillit dans la chambre, l’aveuglant. Elle se protégea les yeux avec le drap, puis regarda…
  
  L’homme était dans l’encadrement de la porte. C’était un jeune Philippin, vêtu d’un pantalon de toile kaki et d’une chemise blanche flottante, assez joli garçon. Mais son regard était d’une incroyable cruauté et il tenait à la main un gros pistolet, muni d’un curieux canon, d’une longueur interminable. Sa main gauche était restée posée sur l’interrupteur.
  
  Tout se passa ensuite comme un affreux cauchemar. Dolores cria. Puis elle vit la haute stature de Pedro, caché derrière la porte. Le jeune Philippin poussa un peu plus le battant avec son coude et la porte se trouva juste dans l’axe visuel de Dolores, réduite à sa seule épaisseur, presque invisible. Pedro et l’autre semblaient être ainsi côte à côte, sans séparation, et ce voisinage, en raison de leurs attitudes, avait quelque chose de grotesque.
  
  L’intrus laissa retomber son bras gauche le long de son corps et fit un pas en avant, puis un autre :
  
  — N’ayez pas peur, dit-il d’une voix aiguë. Ce sera très vite fait…
  
  Il ne voyait de la femme que le haut du visage, mais le drap qui collait étroitement aux formes épanouies du corps qu’il couvrait dût lui donner des idées. Il s’arrêta, alors que Pedro se préparait à intervenir, encore protégé par la porte, et reprit :
  
  — Je vais être très gentil avec vous et vous permettre de faire une dernière prière avant de mourir. C’est très important, une dernière prière, n’est-ce pas ? Allons ! À genoux !
  
  Elle ne bougea pas. La voix du Philippin était devenue plus aiguë encore lorsqu’il répéta :
  
  — À genoux ! Où je tire de suite !
  
  Elle vit, comme à travers un brouillard, que Pedro lui faisait signe d’obéir. Elle ramena ses jambes sous elle et réussit à se mettre à genoux en maintenant le drap contre son corps nu. Déçu, l’autre ordonna :
  
  — Pas sur le lit. Par terre. Sur le tapis. Vite !
  
  Sa voix devenait hystérique. Elle était trop épouvantée pour résister. Son cerveau ne fonctionnait plus. Elle ne comprenait pas que Pedro ne pouvait intervenir avant que l’assassin n’ait quitté l’abri, de la porte, mais ne se demandait pas non plus pourquoi il restait inactif.
  
  Elle descendit sur le tapis, nue, tremblante. Elle avait la chair de poule et sa peau était devenue grisâtre. Elle réussit à faire un signe de croix, vit le voyou se mouiller les lèvres, avancer vers elle…
  
  Pedro bougea, son bras se leva et elle vit que sa main tenait par le canon son revolver de l’armée. La main décrivit un arc de cercle. Il y eut un bruit étrange lorsque la crosse de l’arme rencontra le crâne du jeune bandit. Une noix de coco éclatant sous le choc d’un marteau !
  
  Elle eut l’impression que le corps du garçon s’enfonçait dans le sol en ondulant et qu’il l’entraînait avec elle. Un hurlement atroce, déchirant, monta de sa gorge brusquement libérée…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  On frappait à la porte. Hubert alla ouvrir. C’était le garçon d’étage, avec les chaussures cirées et les journaux du matin. Hubert prit les journaux, le garçon déposa les chaussures dans la penderie, empocha le pourboire et repartit.
  
  Hubert revint dans la chambre. La radio diffusait une musique douce. Enrique était dans le fauteuil, face à la fenêtre, les pieds sur l’appareil de conditionnement d’air qui fonctionnait à plein régime, jumelles reposant sur ses cuisses.
  
  Hubert s’assit sur le lit et déploya un journal. Ils avaient entendu la nouvelle un quart d’heure plus tôt aux actualités radiophoniques et il savait ce qu’il cherchait.
  
  C’était en dernière heure :
  
  
  
  L’ASSASSIN DU BOULEVARD TAFT
  
  FRAPPE DE NOUVEAU
  
  avant d’être lui-même abattu.
  
  
  
  « La nuit dernière, le gardien du garage auquel Mme Marcia D. Bryce avait demandé aide et assistance quelques instants avant d’être assassinée, la semaine dernière, a été lui-même abattu de six balles de revolver.
  
  « L’assassin s’est ensuite introduit, vers une heure du matin chez Mme Dolores Luzo, qui avait, on s’en souvient, découvert Mme Bryce râlant sous les fenêtres de son appartement. Mais un ami de Mme Luzo, le capitaine Pedro Villarcayo, qui se trouvait par hasard en visite chez cette dame, assomma le bandit d’un coup de crosse avant qu’il ait pu tirer.
  
  « Une patrouille de police qui passait à ce moment-là sur le boulevard fut alertée par les cris de Mme Luzo. Le bandit fut transporté aussitôt dans un hôpital où il mourut une heure plus tard, d’une fracture du crâne, sans avoir repris connaissance.
  
  « La police est intriguée par une annonce parue hier dans certains journaux du soir et qui, pense-t-elle, aurait déclenché l’action de l’assassin. Mme Luzo affirme n’avoir jamais eu connaissance de cette annonce et la police suppose que le gardien du garage peut en avoir été l’auteur ».
  
  
  
  Il y avait, au-dessous de l’article, une photographie de l’assassin, sûrement prise après sa mort, mais qui était assez bonne pour que Hubert pût le reconnaître. C’était le boy de Douglas W. Hillard. La légende indiquait qu’il n’avait pas encore été identifié.
  
  Hubert lança le journal à Enrique et entreprit de regarder les autres. Tous disaient à peu près la même chose. Ils n’avaient eu, bien sûr, que le premier communiqué de la police, aux premières heures de l’enquête, juste avant que les rotatives ne se mettent à tourner.
  
  — Eh bien ! lança Enrique sans cesser de regarder la photo de l’assassin. J’aurais mieux fait de ne pas le lâcher, hein ?
  
  — Évidemment. C’est ma faute. C’est moi qui vous ai dit de rentrer.
  
  Enrique hocha doucement la tête puis remonta d’une chiquenaude la mèche folle qui pendait en permanence sur son front.
  
  — Vous ne trouvez pas, amigo, que ce capitaine a des heures peu communes pour aller faire visite aux dames ?
  
  Hubert sourit. Les gens de l’O.N.I. avaient effectué une rapide enquête sur Mme Dolores Luzo, avant d’expédier leur rapport, et Hubert avait lu dans le dossier que le capitaine Pedro Villarcayo était l’amant de la dame.
  
  — Je ne trouve pas que ce soit une mauvaise heure si la femme est jolie et… accueillante.
  
  — Les flics ont l’air de penser que l’affaire est terminée parce que l’assassin est mort, remarqua doucement Enrique.
  
  — Ils n’ont aucune raison de penser qu’il n’a pas agi pour son propre compte. Mais, nous, nous savons…
  
  — Et nous pouvons facilement imaginer ce qui va suivre…
  
  Hubert approuva.
  
  — Vous n’êtes pas si bête que vous le paraissez, Enrique. Je l’ai toujours dit. L’organisation « Paltik » ayant décidé de supprimer cette chère Dolores et celle-ci s’étant tirée saine et sauve de la première tentative, une seconde édition va suivre. Aussi sûr que deux et deux font quatre.
  
  Enrique se mit à rire.
  
  — C’est très marrant, cette histoire. Ils ont cru que l’annonce était le fait d’un des deux personnages qui avaient vu la mère Bryce avant qu’elle ne passe l’arme à gauche et ils ont tout simplement décidé de faire le nettoyage par le vide. « Paltik » ne veut pas chanter !
  
  — Ce n’est pas tout à fait ce que j’attendais comme résultat, répliqua Hubert, mais ce n’est pas mal quand même. Il ne nous reste plus qu’à surveiller attentivement la petite dame et à mettre le grappin sur le premier qui se présentera avec de mauvaises intentions…
  
  — Ça me fait penser à une fille que j’ai connue autrefois à Hambourg, et qui se prenait pour une chèvre. Elle était belle comme une déesse et toute l’armée lui courait après, sans succès. J’ai été le seul à pouvoir me l’envoyer…
  
  Hubert, qui réfléchissait, restait de marbre. Un peu vexé de son indifférence, Enrique reprit après un temps raisonnable :
  
  — Si vous me demandiez comment je m’y suis pris, je vous le dirais… C’est très simple, mais il fallait y penser… Je me suis laissé pousser un bouc !
  
  Hubert eut un léger sourire.
  
  — Ça me donne une idée, tiens. Dolores étant la chèvre, je vais faire le bouc.
  
  — Salaud ! murmura Enrique.
  
  — Mais, pour ça, il faut que j’écarte le capitaine.
  
  Il se leva pour chercher l’annuaire du téléphone et se mit à chercher le numéro de la brigade criminelle qui avait dû prendre l’affaire en mains. Il le trouva, puis le demanda à la standardiste. La communication établie, il se fit passer pour un correspondant de presse américain et demanda s’il était possible de joindre le capitaine Villarcayo pour des photos et une interview. On lui répondit que le capitaine avait quitté la brigade pour rejoindre la caserne. Quelle caserne ? Obligeamment, le policier la lui indiqua et poussa même la complaisance jusqu’à chercher lui-même le numéro de téléphone.
  
  Quelques minutes plus tard, Hubert apprit que le capitaine Pedro Villarcayo avait été mis aux arrêts de rigueur par son général et qu’il ne serait pas possible de le joindre avant plusieurs jours.
  
  — Ce doit être un général puritain, dit Hubert en commentant la nouvelle pour Enrique. Il a dû penser qu’un officier de l’armée philippine très catholique, marié et père de famille presque nombreuse, n’avait rien à faire de propre à une heure du matin dans l’appartement d’une Dolores, même menacée de mort.
  
  — Il a raison, répliqua Enrique avec une fausse hypocrisie. Il faut absolument veiller au maintien des bonnes mœurs partout où c’est encore possible. Ce capitaine libertin mériterait d’être pendouillé. Voilà mon avis !
  
  Comme pour ponctuer ces bonnes paroles, il leva ses jumelles à hauteur de ses yeux et les braqua sur l’immeuble d’en face.
  
  — Toujours personne ? questionna Hubert.
  
  Ils s’étaient relayés toute la nuit pour surveiller les fenêtres de l’appartement de Hillard.
  
  — Si, répondit Enrique. La petite dame du cinquième, qui fait sa gymnastique, torse nu, dans son living-room. Pas mal du tout. Vous voulez jeter un coup d’œil ?
  
  — Je ne suis pas un voyeur.
  
  — On n’est pas voyeur quand on admire une œuvre d’art. Et cette petite est un véritable Saxe. Une merveille ! Un poème ! Un…
  
  — Foutez-moi la paix ! grogna Hubert. Laissez-moi réfléchir.
  
  Il y eut un long silence. Enrique ne lâchait pas ses jumelles. Puis Hubert annonça :
  
  — Voilà ce que nous allons faire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Hubert pénétra dans le magasin et regarda Dolores, occupée à faire ses comptes. Elle leva la tête, lui montrant son joli visage mat, aux lignes pures, avec de grands yeux noirs un peu inquiets.
  
  — Vous désirez ? demanda-t-elle.
  
  Il accorda une brève attention aux robes, aux corsages, aux colifichets étalés un peu partout. Elle repoussa le tabouret qui la supportait et se mit debout. Il la regarda de nouveau et pensa que le capitaine Pedro Villarcayo avait bon goût, très bon goût. Il sortit son sourire numéro un.
  
  — Je viens de la part de Pedro, dit-il. Je suis son ami.
  
  Chaque Philippin de la bonne société avait au moins un ami américain ; même si, d’origine espagnole, il affectait de mépriser les « Yanks ». Pedro ne pouvait faire exception. Le joli visage de Dolores s’éclaira.
  
  — Oh ! s’exclama-t-elle. Vous êtes Bob !
  
  « Allons-y pour Bob ! » pensa joyeusement Hubert.
  
  — Vous êtes très perspicace !
  
  Elle rosit.
  
  — Pedro m’a tellement parlé de vous ! Il est tellement fier de votre amitié.
  
  — L’honneur est pour moi, assura Hubert.
  
  Elle redevint brusquement inquiète.
  
  — Comment va-t-il ? Il devait me téléphoner. J’ai attendu vainement…
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Il ne téléphonera pas.
  
  Elle porta une main à son sein et pâlit.
  
  — Seigneur Jésus ! Il lui est arrivé quelque chose ?
  
  — Non ! Son général l’a simplement mis aux arrêts de rigueur.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Mais, pourquoi ?
  
  Il baissa les yeux et fit une moue.
  
  — Vous savez comment ils sont, dans l’armée. Ils ne plaisantent pas avec certaines choses…
  
  — Vous voulez dire… à cause de moi ?
  
  Il la regarda. Un bon regard plein d’indulgence.
  
  — J’en ai peur.
  
  Elle devint cramoisie.
  
  — Oh ! mon Dieu !
  
  Elle lui tourna le dos un instant pour cacher sa confusion. Il nota qu’elle avait des hanches superbes et une croupe bien appétissante. Pauvre capitaine Villarcayo qui était en train de perdre, sans le savoir, tant de trésors !
  
  — Est-ce que… est-ce que sa femme est au courant ? murmura-t-elle sans oser lever les yeux.
  
  — Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que Pedro m’a chargé de venir veiller sur vous.
  
  Elle lui fit face d’un mouvement vif. Une vraie flamme.
  
  — Veiller sur moi ? Que craint-il ?
  
  Il eut un geste apaisant de la main.
  
  — Je vous expliquerai. Fermez votre boutique, il est l’heure. Faites-vous belle et venez avec moi. Nous allons d’abord prendre un verre, puis je vous invite à dîner. Nous aurons tout le temps de bavarder.
  
  Elle était vraiment sans méfiance.
  
  — J’accepte avec plaisir. Vous ne pouvez pas savoir dans quel état moral je suis.
  
  — Oh ! si, affirma-t-il avec un bon sourire. Je devine !
  
  Elle le gratifia d’un regard plein de reconnaissance.
  
  — Vous êtes gentil. Pedro me l’avait dit. Mais vous êtes encore plus gentil que ça !
  
  — Pedro est mon ami, répéta-t-il.
  
  Elle ferma sa boutique, sans même s’étonner qu’il ne l’aidât pas à tirer les volets de fer. Ce n’était nullement par manque de galanterie, mais par simple souci de ne pas se faire remarquer par d’éventuels curieux.
  
  Elle le fit passer ensuite dans l’appartement, composé d’un grand living-room, d’une chambre avec salle de bains et d’une cuisine.
  
  — Attendez-moi ici, dit-elle en lui montrant un fauteuil. Je me change et je suis à vous…
  
  Il retint une plaisanterie trop facile et s’assit bien sagement. Le plus dur était fait et cela s’était vraiment très bien passé.
  
  Vraiment.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il y avait peu de monde ce soir-là au New Europa. Hubert regarda Enrique qui venait d’entrer et qui traversait la salle en feignant de ne pas le voir.
  
  — J’adore la langouste ! affirma Dolores qui s’expliquait laborieusement avec une moitié de ce crustacé.
  
  Ils avaient bu trois whiskies avant de dîner et elle était déjà très bien « partie ». Il avait commandé une bouteille de vin du Rhin qui rafraîchissait dans un sceau à glace. Il lui toucha soudain la main par-dessus la table et dit :
  
  — Dolores, il faut que nous parlions sérieusement.
  
  — Pourquoi ? reprocha-t-elle. J’avais réussi à oublier mes ennuis.
  
  Il emplit les verres du vin jaune comme de l’or et trinqua avec elle.
  
  — Mabuhay (5) !
  
  Ils burent. Elle vida son verre et le reposa maladroitement. Hubert avait juste trempé ses lèvres dans le sien. De même, au bar surréaliste du Manila où il l’avait emmenée prendre l’apéritif, avait-il vidé deux de ses whiskies dans une fontaine. Il tenait à rester parfaitement lucide, en possession de tous ses moyens pour l’instant où l’adversaire frapperait.
  
  — Dolores, vous êtes en danger. Pedro le sait et c’est pourquoi il m’a dépêché près de vous.
  
  — L’assassin est mort, dit-elle.
  
  — Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il faisait partie d’une bande organisée. La police en est persuadée. Il y a cette histoire d’annonce…
  
  — Je n’y suis pour rien.
  
  — Je vous crois, assura Hubert sans sourire. Mais cette annonce permet de penser que Mme Bryce, qui n’est pas morte tout de suite, a eu le temps de parler à quelqu’un, peut-être à un passant. Elle a dû voir son assassin. Peut-être même a-t-elle dit à ce témoin inconnu pourquoi elle avait été tuée. Bref, les assassins le craignent et pensent que vous pouvez avoir été la confidente. Ils vous ont ratée la nuit dernière, mais ils recommenceront.
  
  Elle semblait maintenant prendre l’affaire au sérieux.
  
  — Quand ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
  
  — Probablement cette nuit. Ils ne peuvent pas se permettre de laisser traîner les choses…
  
  Il s’interrompit. Un garçon s’était approché pour remplir le verre de la jeune femme. Il attendit pour continuer :
  
  — Bref, Pedro m’a supplié de ne pas vous quitter cette nuit.
  
  Elle ne discuta pas le principe, mais demanda seulement, perplexe :
  
  — Que comptez-vous faire ?
  
  — Il y a un divan dans votre living-room. Vous me donnerez une couverture.
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Je n’ai pas de couverture. C’est bon pour ceux qui ont l’air conditionné. Et vous ne serez pas bien si vous gardez…
  
  — Ne vous préoccupez pas de cela, coupa-t-il. L’essentiel est que vous soyez protégée.
  
  — Pourquoi la police ne se charge-t-elle pas de ça ? C’est son travail, non ?
  
  — Toutes les polices du monde sont pareilles, vous devez le savoir : « Venez nous trouver quand on vous aura tué, nous ne pouvons rien faire avant ». Voilà le principe !
  
  — C’est vrai, admit-elle. Pedro dit souvent cela.
  
  Pedro était décidément un auxiliaire précieux. Hubert regarda Enrique qui, installé à l’autre bout de la salle, dégustait du caviar. Aux frais de la princesse.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert arrêta l’auto devant le magasin. Ils avaient loué au début de l’après-midi deux voitures en bon état, deux Oldsmobile puissantes et rapides.
  
  — Attendez, Dolores. Je vais vous chercher.
  
  Il mit pied à terre, contourna le capot et ouvrit la portière le long du trottoir. Enrique passa lentement au volant de sa propre voiture, signalant d’un discret appel de phares que personne ne les avait suivis.
  
  Hubert s’adossa au mur, le temps que Dolores cherchait ses clés, puis ouvrit la porte. La mort pouvait jaillir de n’importe où, à n’importe quel moment. Il ne voulait pas se laisser surprendre.
  
  La porte ouverte, il retint la jeune femme et dit :
  
  — Excusez-moi, je passe devant.
  
  Il sortit son Colt 45 du holster sous son aisselle gauche et l’arma. Puis il appuya sur l’interrupteur et entra.
  
  — Refermez tout de suite.
  
  La porte claqua. Il s’assura d’un bref coup d’œil qu’elle se trouvait du bon côté de la barricade et avança dans le living-room…
  
  L’appartement soigneusement visité, il voulut aussi voir le magasin. Puis il vérifia toutes les fermetures, portes et volets. Elles n’étaient pas difficiles à forcer pour un professionnel, mais cela ne l’ennuyait pas. Au contraire. Il attendait que l’adversaire vînt se prendre au piège…
  
  — Et bien, fit-il en souriant, nous voici tranquilles pour la nuit.
  
  Il ôta sa veste, se débarrassa du holster qui lui tenait trop chaud et posa le tout sur un fauteuil, avec le Colt. Elle ne s’étonnait pas qu’il fût armé. Personne n’aurait pu s’en étonner dans un pays où, à l’entrée de tout établissement public, un écriteau invite les citoyens à déposer leurs armes au vestiaire.
  
  Elle l’observait, ne sachant visiblement que faire et vacillant un peu.
  
  — Je crois que je suis un peu ivre, remarqua-t-elle.
  
  — Ce sont les émotions. En de pareilles circonstances, il n’est pas mauvais de boire un peu.
  
  — Je crois que je ne dormirai pas, dit-elle.
  
  — Moi non plus. Mais vous, vous allez essayer.
  
  — Pas encore. Il n’est que onze heures.
  
  Elle sortit un mouchoir de son sac, épongea la sueur qui mouillait son cou :
  
  — Vous savez ce que je propose ? De prendre d’abord une douche. Je me sens trop mal et vous devez être comme moi. Puis nous boirons un dernier verre en jouant aux cartes.
  
  — Adopté !
  
  Il pensait que l’adversaire attendait le milieu de la nuit pour attaquer et qu’il ne pourrait de toute façon entrer sans attirer l’attention. Et puis, Enrique veillait dehors, au volant de sa voiture, à cent mètres de là, prêt à intervenir à la première alerte.
  
  Elle passa dans la chambre et voulut fermer la porte pour se déshabiller.
  
  — Non, dit-il. Il faut que vous laissiez ouvert. Je n’essaierai pas de regarder.
  
  Elle accepta sans discussion. Il entendit bientôt couler l’eau de la douche. Cinq minutes plus tard, elle reparut, vêtue d’une robe de chambre en coton blanc très légère.
  
  — C’est merveilleux, une douche. Allez-y.
  
  Il emporta son Colt dans la chambre et le posa sur le lit.
  
  — Restez par ici et parlez-moi, ordonna-t-il. Je veux vous entendre tout le temps.
  
  Il se débarrassa de ses vêtements et passa dans la salle de bains. L’eau tiède coulant sur son corps le mit d’accord avec Dolores. C’était merveilleux.
  
  Il se revêtit, mais sans remettre sa chemise encore humide de sueur, et revint dans le living-room. La jeune femme parut un peu gênée de le voir ainsi, puis alla dans la cuisine chercher des bouteilles avec de la glace.
  
  — Je vais vous préparer un cocktail, annonça-t-elle. J’ai oublié le nom, mais ça se fabrique avec du Martini, du gin et du Curaçao. Vous verrez, c’est très bon…
  
  Elle fit sa préparation et servit. Il avait à peine touché son verre qu’elle avait déjà vidé le sien. Il vit soudain qu’elle pleurait. Le dernier verre avait été la goutte qui fit déborder le vase…
  
  Elle se mit soudain à lui expliquer combien elle était malheureuse depuis qu’elle était la maîtresse d’un homme marié, père de famille, et à étaler ses scrupules de conscience. Elle souffrait vraiment, il le comprit et pensa que son histoire ne pourrait que finir très mal, même si elle échappait aux coups de « Paltik ». Il décida de l’aider à s’en tirer. Elle était trop jolie, trop vivante, pour continuer à se consumer ainsi d’un amour impossible.
  
  — Si vous êtes si malheureuse, dit-il, il faut rompre. Dites le franchement à Pedro.
  
  — Je ne peux pas. Je ne veux pas lui faire de la peine…
  
  Hubert prit un air embarrassé.
  
  Écoutez, répliqua-t-il. Pedro et moi avons beaucoup parlé de votre situation à tous les deux. Il est très malheureux lui aussi et il sait que cette histoire va lui coûter son avancement. Sa famille en pâtira…
  
  — C’est affreux ! gémit-elle.
  
  — Il n’a pas le courage de rompre, lui non plus, parce qu’il a peur de vous faire beaucoup de peine. Il vous aime, mais il est prêt à se sacrifier. Il ne peut rien vous offrir. Vous avez le droit de faire votre vie de votre côté…
  
  Elle se mit à sangloter. Hubert se demanda quel jeu il était en train de jouer et pensa que Enrique l’aurait traité de jésuite. Il alla tourner le bouton de la radio et revint caresser les cheveux de la jeune femme. Une musique douce emplit lentement la pièce.
  
  — Dansons, dit-il.
  
  Il l’obligea à se lever et la prit dans ses bras. Il sut du même coup qu’elle n’avait rien sous sa robe de chambre, rien que son beau corps nu. Elle colla sa joue humide contre celle de Hubert et murmura avec une grande conviction ;
  
  — Vous êtes gentil, vous êtes un véritable ami.
  
  — Il faudrait que vous ayez le courage nécessaire reprit-il en la serrant étroitement contre lui.
  
  Elle avait les jambes molles, ses pas étaient mal assurés et elle était obligée de se suspendre au cou de Hubert qui commençait à s’enflammer sérieusement. Il entendit en lui-même la voix de M. Smith : « Les femmes finiront par vous perdre, vieux garçon ! » C’était bien possible, mais il n’arrivait pas à trouver désagréable l’idée de mourir dans les bras d’une femme.
  
  Elle ne pouvait plus ignorer maintenant qu’il la désirait, mais elle n’avait pas eu un mouvement de recul, pas une crispation. Rien. Elle n’était pas ivre, mais dans cette sorte d’état second qui précède l’ivresse, où l’on se sent léger et accessible à tout.
  
  — Vous devriez m’aider, suggéra-t-elle. Je n’y arriverai jamais toute seule.
  
  Il l’embrassa gentiment dans le cou. Elle frissonna.
  
  — Vous devriez régler cette histoire maintenant, dit-il d’une voix assourdie. Après vous seriez tranquille, libérée…
  
  Elle s’abandonnait complètement dans ses bras.
  
  — Comment faire ? Dites-moi, je ferai ce que vous voudrez.
  
  Il risqua, prudemment :
  
  — Seriez-vous capable d’avoir deux amants en même temps ?
  
  Elle eut un sursaut et recula son buste pour le regarder.
  
  — Oh ! protesta-t-elle. Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?
  
  Il la ramena contre lui.
  
  — Ne nous emballons pas. Si je vous ai posé cette question, c’est que j’étais bien sûr de la réponse.
  
  — Alors ? Dans quel but ?
  
  Il lui caressa la hanche, pleine et ronde à souhait.
  
  — Alors, nous tenons la solution. Devenez ma maîtresse maintenant et vous aurez rompu du même coup avec Pedro…
  
  Elle manqua un pas. Il la retint.
  
  — Vous rendez-vous compte de ce que vous me proposez là ?
  
  Sa voix s’était altérée.
  
  — Nous en avons parlé, avec Pedro. Il pense comme moi qu’il faut créer l’irréparable entre vous, que sans cela vous n’aurez jamais la force d’en terminer…
  
  Le poste diffusait maintenant un cha-cha-cha qui ne convenait plus à la situation. Il entraîna la jeune femme vers le divan, l’obligea à s’asseoir et la prit dans ses bras. Elle laissa rouler sa tête sur la robuste épaule qui s’offrait…
  
  — Je ne pourrais jamais faire ça sans l’avoir prévenu… Ce serait une trahison !
  
  Elle ne repoussait pas l’idée elle-même, mais tenait à ce que Pedro fût informé avant.
  
  — Nous ne pouvons pas le prévenir, il est au secret. D’ailleurs, vous savez bien que ce ne serait pas une bonne solution. L’un de vous deux pourrait manquer de courage et tout serait à refaire. C’est à vous de prendre vos responsabilités, ma chérie. Il faut que vous trouviez en vous-même le courage nécessaire. Cela ira tellement mieux après…
  
  Il la caressait doucement, sans qu’elle s’en défendit. Il l’embrassa au coin des lèvres. Elle lui rendit son baiser, lui répéta pour la dixième fois qu’il était gentil. Un long silence s’établit entre eux. Elle avait le feu aux joues ce qui parut à Hubert de bon augure. Leurs bouches se rencontrèrent comme par mégarde. Elle se dégagea tout de suite, mais sans brusquerie.
  
  — Vous n’êtes pas marié ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.
  
  Il dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
  
  — Bien sûr que non ! Je suis absolument libre.
  
  Sa main gauche n’arrêtait plus de se promener sur le corps plein et ferme de la jeune femme qui ne protestait pas. Il ne pensait plus du tout au danger qui les menaçait. D’ailleurs, Enrique veillait à l’extérieur et on pouvait faire confiance à Enrique…
  
  — Ce qui me gêne, dit-elle encore, c’est que vous soyez l’ami de Pedro.
  
  Il se mit à lui pétrir doucement la nuque et plongea son regard dans le sien.
  
  — Vous avez tort, ma chérie. Pedro est d’un avis exactement opposé. Ce lui sera une grande consolation de savoir que cela s’est passé avec moi.
  
  Les yeux de la jeune femme s’agrandirent.
  
  — Ah ? fit-elle.
  
  C’était le tout petit « Ah ? » d’une vaincue. Elle ferma les yeux, entrouvrit lentement la bouche et renversa sa jolie tête dans la main de Hubert. Il se pencha lentement pour cueillir le fruit de sa victoire et pensa qu’il était tout de même, quelquefois, un petit peu salaud sur les bords. Mais n’était-ce pas un service à lui rendre, à cette petite ? Plus tard, elle le remercierait…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Pedro Villarcayo ne dormait pas. Simplement vêtu d’un pantalon de pyjama, des savates de corde aux pieds, il allait et venait dans la chambre étroite, fumant cigarette sur cigarette.
  
  Des idées noires n’arrêtaient pas de tourbillonner dans sa tête. Il voyait sa carrière brisée, son foyer détruit, sa vie ratée… Et tout cela parce qu’il s’était laissé entraîner par cette femme.
  
  Les policiers s’étaient montrés impitoyables avec lui. Ces gens-là n’aimaient pas que l’on fît leur travail et ils lui en voulaient visiblement d’avoir réglé le compte de l’assassin. Ils auraient voulu l’avoir vivant afin de pouvoir l’interroger…
  
  Réellement, les policiers s’étaient montrés très désagréables avec lui. L’un d’eux n’avait-il pas été jusqu’à suggérer que Pedro avait volontairement tué l’assassin afin de supprimer un témoin gênant de ses amours coupables ?
  
  Pedro fit une grimace. La malchance avait voulu qu’une patrouille de police passât à ce moment précis et entendît les cris de Dolores. Il avait été obligé de leur ouvrir, ils menaçaient d’enfoncer la porte. Ils avaient trouvé Dolores en pleine crise de nerfs, hurlant et se tordant, toute nue sur le tapis, à deux pas du corps de l’assassin…
  
  Joli tableau ! Aucun d’eux ne s’était privé de se rincer l’œil. Ils avaient même interdit à Pedro de recouvrir la jeune femme avec une robe de chambre, lui permettant tout juste d’enfiler lui-même un slip.
  
  Il en était malade de honte !
  
  Et puis, en le relâchant, les policiers avaient transmis leurs rapport au général, qui avait aussitôt fait comparaître Pedro. Quelle séance ! Pedro préférait oublier ce qui s’était passé là et ce que lui avait dit le général…
  
  Il entendit marcher dans le couloir et regarda sa montre : minuit et demi. Il sentit qu’il ne pourrait pas dormir de la nuit, puis dressa l’oreille. Les pas s’arrêtaient, on frappait à sa porte.
  
  — Entrez !
  
  Le battant s’ouvrit. Un planton apparut, rectifia la position, salua, puis annonça :
  
  — Mon capitaine, un homme de la police vous attend en bas dans le bureau des secrétaires. Il désire vous parler. Il dit que ce n’est pas la peine de vous habiller.
  
  Pedro fronça les sourcils, très inquiet. Que lui voulaient-ils encore ? Ne pouvaient-ils le laisser tranquille, maintenant qu’ils l’avaient si consciencieusement démoli ? Il grogna :
  
  — C’est bon. Je descends.
  
  Le planton salua de nouveau.
  
  — À vos ordres, mon capitaine !
  
  Et disparut. Pedro ôta son pantalon de pyjama et le remplaça par celui de son uniforme. Puis il enfila une chemise courte qu’il laissa flotter par-dessus sa ceinture. Un coup d’œil au miroir pour contrôler l’ordonnancement de ses cheveux noirs ondulés… Il jeta sa cigarette dans un cendrier et quitta la pièce, se dirigeant vers le grand escalier.
  
  Le policier était en uniforme, avec des galons de brigadier. Pedro ne le connaissait pas. Il referma la porte derrière lui et s’enquit avec une certaine arrogance :
  
  — Que me voulez-vous encore ? Est-ce une heure pour déranger les gens ?
  
  — Excusez-moi, capitaine. Mais il s’agit d’une affaire extrêmement importante. Une question de vie ou de mort…
  
  Pedro fronça les sourcils. Cet homme avait quelque chose de déplaisant dans les yeux : il ne regardait pas en face.
  
  — Parlez ! Je vous écoute !
  
  L’homme repoussa son képi en arrière, commença :
  
  — Le chef m’a dit de vous expliquer d’abord que votre assassin avait agi pour le compte d’une bande organisée. Une bande d’espions. C’est maintenant tout à fait certain.
  
  Pedro comprit tout de suite.
  
  — Mais, ils risquent de recommencer ! Mme Luzo…
  
  — Ils sont en train de recommencer, coupa vivement le brigadier. Le loup est déjà dans la bergerie. Mme Luzo a laissé entrer chez elle un homme à eux. Il faut agir vite !
  
  Un grand froid envahit le capitaine.
  
  — Mais c’est à vous d’agir !
  
  Le policier l’arrêta d’un geste de la main.
  
  — L’homme doit être en train de la questionner. Peut-être s’est-il présenté à elle comme policier. C’est ce que nous croyons. Si nous intervenons brutalement, il tuera d’abord Mme Luzo avant d’essayer de fuir. Il faut procéder autrement. Vous allez lui téléphoner ; elle connaît votre voix au téléphone ?
  
  — Oui.
  
  — Vous vous assurerez que personne d’autre n’écoute, puis vous lui direz de se débrouiller pour sortir le plus vite possible. Une femme a des armes pour endormir la méfiance d’un homme. Dès qu’elle sera dehors, elle devra tourner à gauche. Une voiture est en stationnement à l’entrée de la première rue, sur le même trottoir. La portière sera ouverte. Elle n’aura qu’à monter. Nos hommes se chargeront du reste.
  
  Le capitaine Pedro Villarcayo était devenu blême.
  
  — Ça ne marchera jamais, objecta-t-il. Il faudrait que le type soit complètement stupide.
  
  — C’est notre seule chance, insista le policier. Si vous sentez que le type écoute, laissez tomber.
  
  — Bon, accepta Pedro. Je veux bien essayer.
  
  Il se dirigea vers une table, décrocha un téléphone, demanda le numéro. La sonnerie se déclencha, résonna longuement. Il sentait son cœur battre follement dans sa poitrine contractée. Il pensa soudain que sa vie à lui aussi était menacée, si cette histoire d’espions était vraie. Un déclic. La voix de Dolores, traînante, épuisée…
  
  — Allô !
  
  — C’est Pedro, à l’appareil.
  
  Un silence. Il insista :
  
  — Tu m’entends ?
  
  — Oui.
  
  Que signifiait cette réticence ?
  
  — Est-ce que je peux te parler ? Est-ce que cela ne t’embête pas ?
  
  — Non.
  
  Il s’énervait.
  
  — Est-ce que tu as les deux écouteurs aux oreilles ?
  
  — J’ai les deux écouteurs.
  
  — Tu le jures ?
  
  Elle hésita un très court instant.
  
  — Je le jure.
  
  — Écoute-moi bien, reprit-il précipitamment. Il y va de ta vie. Je sais qu’il y a quelqu’un chez toi en ce moment. La police vient de me prévenir. Ce type fait partie de la même bande que celui de la nuit dernière et il est venu pour te tuer… Écoute-moi, surtout ne t’affole pas ! Si tu ne t’affoles pas, tout peut très bien se passer. Essaie de l’endormir et débrouille-toi pour sortir le plus vite possible.
  
  Tu m’entends ?
  
  — Oui, assura-t-elle avec difficulté.
  
  — Tu tournes à gauche en sortant. Tu cours. Au coin de la première rue, toujours à gauche, une voiture t’attend, portière ouverte. Tu as compris ?
  
  — J’ai compris.
  
  — Maintenant, raccroche et que Dieu te vienne en aide !
  
  Il entendit le déclic et reposa lui-même l’appareil sur son berceau. Il était livide et la sueur coulait à flots sur son visage.
  
  — Voilà ! dit-il en se retournant vers le policier.
  
  Il était épuisé et tellement angoissé qu’il ne vit même pas venir le coup. La longue lame du poignard pénétra entre l’omoplate et la clavicule, atteignit le cœur. Un vrai coup de professionnel.
  
  Tué net, le capitaine Pedro Villarcayo s’écroula à genoux, puis glissa de côté lorsque l’assassin eut retiré le fer…
  
  
  *
  
  * *
  
  Debout près du téléphone sur lequel sa main restait posée, Dolores Luzo sentit le froid de la mort s’abattre sur son corps nu et moite, ce corps qui venait de prendre tant de plaisir pendant une heure en se donnant à celui d’un assassin. Ce n’était pas possible ! PAS POSSIBLE !
  
  Et pourtant ! Pedro ne pouvait lui mentir. Ses jambes fléchirent, elle dut s’appuyer sur la table. Quelle horreur ! Quelle chose épouvantable !
  
  — Qui était-ce ?
  
  Elle sursauta violemment, se retourna, vit l’homme avec qui elle venait de faire l’amour. Cet homme qui se disposait à la tuer. Elle s’entendit répondre, avec une curieuse impression de dédoublement :
  
  — C’était la police.
  
  L’homme leva son bras gauche pour s’appuyer au chambranle de la porte.
  
  — Que voulaient-ils ?
  
  — Je ne sais pas. Je n’ai pas très bien compris…
  
  — Ils voulaient peut-être s’assurer que tu étais bien chez toi, suggéra-t-il.
  
  — Oui, sans doute.
  
  Il bâilla, sourit de toutes ses dents étincelantes et dit :
  
  — Eh bien, tu ne vas peut-être pas me croire, mais j’ai envie d’une bonne douche. Pas toi ?
  
  — Si.
  
  — Qui passe le premier ?
  
  — Allez-y.
  
  — Okay ! Chérie !
  
  Il tourna les talons et disparut. Elle ferma les yeux. Il ne fallait surtout pas qu’elle s’évanouisse. Surtout pas. L’occasion. La douche. Saisir l’occasion. Elle revint en titubant dans la chambre. Une nausée lui tordait l’estomac. Elle entendit l’eau couler, s’aperçut qu’il avait emporté son revolver avec lui, attrapa sa robe et ses chaussures et retourna dans le living-room. Elle se mouvait comme dans un de ces cauchemars où une force mystérieuse freine vos mouvements en face du danger. Il lui sembla qu’il lui avait fallu d’interminables minutes pour enfiler sa robe. Le bruit de la douche cessa brusquement.
  
  — Dolores !
  
  Prise de panique, elle enfila ses chaussures à la hâte ; répondit :
  
  — Oui ?
  
  — J’ai faim. Prépare les sandwiches !
  
  — Oui !
  
  Elle se tordit le pied, faillit tomber. Il était sorti de la douche, il allait peut-être venir voir ce qu’elle faisait. S’il la trouvait habillée, il comprendrait et la tuerait tout de suite…
  
  Elle atteignit la porte, manœuvra la clé, ouvrit, se retrouva sur le trottoir, tira violemment le battant derrière elle et se mit à courir de toutes ses forces, poussée par une terreur folle, une terreur indescriptible qui lui semblait être l’antichambre de la mort.
  
  Elle fut au coin de la rue, faillit buter contre la portière ouverte qui barrait le trottoir, se jeta dans la voiture, tomba sur la banquette.
  
  Le démarrage brutal la rejeta en arrière. C’était fini. Elle se mit à vomir.
  
  Longtemps, elle resta prostrée sur les coussins souillés, ballottée de droite et de gauche à chaque virage, que le conducteur prenait à toute allure. Son cerveau ne fonctionnait plus, le choc émotionnel avait grippé les rouages. Elle ne se demandait pas pourquoi la voiture qui l’emportait avait l’air de fuir…
  
  Lorsqu’elle se redressa enfin, elle reconnut les ruines d’« Intra-muros ». C’était la première fois qu’elle y venait de nuit et leur aspect fantastique la surprit. La voiture roulait plus doucement, cahotant sur la chaussée défoncée.
  
  Puis elle regardait l’homme qui tenait le volant. Il était grand, avec des cheveux clairs. Pas un Philippin. Y avait-il des Américains, dans la police ? Elle n’en savait rien.
  
  L’auto s’engagea doucement sur une sorte de terrain vague, puis s’immobilisa devant un obstacle de forme imprécise. Le conducteur descendit, ouvrit la portière arrière et dit :
  
  — Nous sommes rendus.
  
  Elle mit péniblement pied à terre, sans qu’il cherchât à l’aider. Elle était complètement vidée de ses forces. Il la saisit par un bras et l’entraîna. Elle reconnut alors les ruines du vieux fort qui servait de prison politique pendant l’occupation japonaise. C’était là que les hommes de la « Kempetaï »(6) torturaient les patriotes philippins. Elle s’immobilisa, comprenant enfin que quelque chose d’insolite se passait.
  
  — Je ne veux pas entrer là-dedans, bredouilla-t-elle.
  
  L’homme se mit à ricaner.
  
  — Sans blague ! Tu te réveilles ?
  
  Il la frappa durement dans le dos pour la faire avancer. Elle tomba. Son visage heurta le sol. Elle savait, maintenant. Et c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle sombra dans l’inconscience…
  
  Douglas W. Hillard lui donna un coup de pied pour la faire se relever. Elle ne bougea pas. Il jura entre ses dents, se pencha sur la jeune femme, constata qu’elle était évanouie, jura de nouveau, puis la souleva dans ses bras et l’emporta dans un blockhaus en ruine…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  L’Oldsmobile s’immobilisa le long du trottoir. Hubert se pencha sur une boîte de bakélite noire, pas plus grosse qu’un coffret à cigares, qui se trouvait sur le siège à côté de lui.
  
  Cette boîte était un appareil émetteur-récepteur à transistors. Une voix nasillarde s’élevait du minuscule haut-parleur que protégeait une grille.
  
  — Numéro deux appelle numéro un… Numéro deux appelle numéro un… Numéro deux…
  
  Hubert souleva l’appareil devant sa bouche, appuya sur un bouton et répondit :
  
  — Numéro un écoute numéro deux… Numéro un écoute numéro deux…
  
  — Je suis dans l’« Intra-muros », reprit la voix, près du fort. M’entendez-vous, numéro un ?
  
  — Vous êtes dans l’« Intra-muros », près du fort. Je vous entends très bien, numéro deux.
  
  — Je tiens le contact. Venez me rejoindre. La voie semble claire. Terminé.
  
  — Je vous rejoins, numéro deux. Terminé.
  
  Il coupa le contact et reposa la boîte. La lourde voiture repartit, souple et rapide. Torse nu, pieds nus, simplement vêtu d’un slip enfilé à la hâte, Hubert conduisait vite avec précision. Il atteignit bientôt les vieux remparts, engagea l’auto dans l’antique cité détruite.
  
  En 1945, lorsque les forces américaines avaient attaqué Manille, les Japonais, au nombre d’une dizaine de mille, s’étaient réfugiés dans l’« Intra-muros » avec l’évidente intention de soutenir le siège aussi longtemps qu’ils le pourraient. Les mauvaises langues prétendaient encore qu’ils n’avaient pas pour plus d’une semaine de vivres et que cela valait la peine d’attendre huit jours pour sauver ce joyau qu’était la vieille ville espagnole. Mais pouvait-on demander à des soldats en guerre, pressés d’en finir, de tenir compte de pareilles considérations artistiques ? Les 380 de marine avaient impitoyablement écrasé les Japonais, et les vieilles églises et les vieilles maisons espagnoles…
  
  Hubert roulait doucement. Il savait que des familles entières habitaient encore dans les caves des immeubles les moins touchés. Il était venu là le jour et avait vu ces gens misérables sortir de leurs trous, où ils cohabitaient avec les rats, pour aller faire leurs emplettes aux étalages de fortune des commerçants installés en plein air, derrière les fenêtres béantes des façades à ciel ouvert…
  
  Il hésita à deux ou trois carrefours, mais il possédait un sens de l’orientation presque infaillible et il reconnut bientôt les environs du fort.
  
  Il arrêta la voiture. La situation d’Enrique pouvait avoir changé en quelques minutes. Mieux valait prendre ses précautions. Il refit fonctionner le petit poste et appela son compagnon, qui répondit aussitôt que la voie était toujours « claire ». Il repartit.
  
  La voiture d’Enrique était rangée tous feux éteints dans l’ombre d’un mur et descendit. Enrique émergea de l’obscurité.
  
  — Por Dios ! s’exclama-t-il à voix basse. Voilà une belle tenue pour la chasse ! Vous me donnerez l’adresse de votre tailleur !
  
  — Ou sont-ils !
  
  — Dans les souterrains du fort. Je crois qu’il n’y a qu’un seul type. Pas été suivi ?
  
  — Non. Et vous ?
  
  — Pas davantage. Ils ont dû craindre que la police soit dans le coup et ils n’ont pas voulu prendre de risques inutiles. Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  Hubert enfilait ses chaussettes.
  
  — Quelqu’un a téléphoné. Quelqu’un qu’elle connaissait sûrement très bien et qui a dû lui foutre une trouille bleue à mon sujet. Elle était décomposée. J’ai compris qu’on lui avait prescrit de me fausser compagnie…
  
  Il s’interrompit pour pêcher sa chemise et son pantalon sur la banquette arrière.
  
  — Elle avait les jambes coupées. Pour lui faciliter le truc, j’ai été prendre une douche. Ça lui donnait tout le temps de se tirer…
  
  Il ferma sa ceinture, puis boutonna sa chemise, laissant le col ouvert.
  
  — Elle est sortie comme une folle, enchaîna Enrique. J’ai bien failli ne pas la voir. On aurait dit qu’elle avait le feu aux fesses…
  
  — C’était à peu près ça, approuva Hubert qui laçait sa dernière chaussure. Elle était folle de terreur.
  
  — Il faudrait peut-être se grouiller si on veut la retrouver vivante, dit Enrique. Ça fait bien cinq minutes qu’ils ont disparu là-dedans…
  
  Ils cachèrent leurs postes émetteurs-récepteurs, prirent leur Colt 45, puis repoussèrent les portières des voitures.
  
  — On ferme à clé ? Questionna Enrique.
  
  — Jamais ! Je connais des gens qui sont morts pour ça. Quand on est obligé de se sauver, chaque seconde compte.
  
  — Je n’ai vu qu’un type.
  
  — Il peut en arriver d’autres. Faut tout prévoir. Et mieux vaut perdre du matériel que la vie. Allons-y. Je vous suis.
  
  Enrique ouvrit la marche. Ils ne parlaient plus. Ils étaient maintenant comme deux Sioux sur le sentier de la guerre. Silencieux, rapides, efficaces, impossibles à surprendre.
  
  Enrique montra soudain du doigt une forme sombre, droit devant. Une voiture. Celle qui avait servi au rapt.
  
  Enrique la mit en panne, simple précaution, pendant que Hubert faisait le guet. Le temps passait, mais il n’était guère possible d’aller plus vite. La mission dont Hubert était chargé n’était pas de sauver la vie de Dolores, mais de détruire l’organisation « Paltik ». Nuance.
  
  Ils repartirent. Une sorte de gouffre noir était devant eux : l’entrée d’un fortin qui devait communiquer avec les souterrains. Ils s’y engagèrent prudemment. Hubert tenait son 45 dans sa main droite, armé, et une torche dans la gauche. Il faisait si noir qu’ils furent bientôt obligés de s’éclairer. Un très bref instant. La lumière éteinte, leurs yeux conservèrent l’image d’un escalier de ciment qui s’enfonçait en tournant dans le sol.
  
  Ils descendaient avec mille précautions, se guidant de la main contre la paroi et tâtant du pied chaque marche avant de s’y appuyer…
  
  Ils entendirent des éclats de voix, puis des cris hystériques. Ils n’arrivaient peut-être pas trop tard. Instinctivement, Hubert pressa le mouvement.
  
  Ils franchirent la dernière marche. Une faible lueur jaune passant par une porte sans battant éclairait une sorte de cave voûtée dont le sol était jonché de gravats et d’excréments. L’odeur était pestilentielle.
  
  Tout devait se passer dans la cave suivante.
  
  Les hurlements et les cris avaient cessé, remplacés par de lourds sanglots qui ne pouvaient sortir que d’une gorge de femme. Une voix rageuse s’éleva, s’exprimant en espagnol, avec un fort accent américain :
  
  — Deux questions ! Deux questions seulement ! Tu réponds et c’est fini… Je veux savoir ce que t’a dit Mme Bryce quand tu l’as trouvée sous ta fenêtre et je veux savoir aussi si tu l’as répété au capitaine Villarcayo. Réponds et je te laisserai tranquille.
  
  Hubert et Enrique avançaient lentement, attentifs aux endroits où ils posaient leurs pieds. Ils entendirent la voix désespérée de Dolores :
  
  — Mais je vous jure qu’elle n’a rien dit. Je vous le jure sur la Vierge Marie ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus !
  
  L’écho d’un coup. Un hurlement de douleur. La voix exaspérée du tortionnaire :
  
  — Je vais te faire dire la vérité, garce ! Putain ! Attrape ! Salope !
  
  Hubert pensa qu’il leur était possible d’aller un peu plus vite. Ce type criait si fort qu’il ne pouvait entendre ce qui se passait autour de lui. Il arriva sur le seuil de la porte, avec Enrique sur ses talons, et découvrit la scène…
  
  Dolores était écroulée sur les gravats, la robe levée haut sur sa croupe sans culotte, baignant dans son sang, en si mauvais état que Hubert, qui pourtant ignorait la pitié, en fut profondément touché.
  
  Un grand type blond, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise flottante à la manière philippine, se tenait debout près d’elle, un revolver à la main et la bourrant de coups de pied. Hubert remarqua qu’il lui avait déjà écrasé les mains, qui n’étaient plus que deux choses informes, sanguinolentes. L’homme bougea et il aperçut son profil, le reconnut d’après une photo qui figurait au dossier de M. Smith.
  
  — Lâchez votre arme, monsieur Hillard, ordonna-t-il d’une voix glacée. Et levez les bras.
  
  La brute sursauta violemment. De toute évidence, il ne s’était pas attendu à cela. Il esquissa un mouvement tournant, au terme duquel il aurait pu tirer. Mais Hubert ne voulait lui donner aucune chance. Il tira le premier. À cette distance, il était capable de placer ses balles exactement où il le voulait. Celle-là frôla le nez de Hillard.
  
  — À la seconde, je touche ! prévint Hubert.
  
  Hillard n’insista pas. Il jeta son arme d’un geste nerveux et le lourd revolver alla écraser le visage déjà en bien mauvais état de la malheureuse Dolores. L’avait-il fait exprès ? Probablement pas. Mais Hubert se promit intérieurement de le lui faire payer cher.
  
  Il avança. Enrique se glissa le long du mur, aborda Hillard par-derrière et le fouilla rapidement. Tout ce que contenaient les poches du salopard se trouva bientôt rassemblé dans un mouchoir.
  
  — Il y a longtemps que nous vous cherchions, monsieur Hillard, dit Hubert. Pourquoi avez-vous abandonné votre bel appartement ?
  
  Hillard ne répondit pas. Il était comme abasourdi, atterré par le retournement de la situation.
  
  — Vous faites un bien vilain métier, reprit Hubert, et bien dangereux. Si votre famille savait ça…
  
  D’entendre parler de sa famille dut lui redonner du souffle. Il réussit à articuler, essayant de crâner :
  
  — Qui êtes-vous ? Je vous préviens que j’ai des relations à l’ambassade et qu’il pourrait vous en cuire de vous mêler de choses qui ne vous regardent pas…
  
  — Tout doux, mon mignon, répliqua Hubert. Nous aussi, nous avons des relations… À Washington, notamment, à la C.I.A., vous connaissez ?
  
  Le visage mou de Hillard prit une teinte plombée, son menton se mit à trembler. Il commençait à comprendre que l’heure du châtiment était arrivée. Enrique, qui s’était agenouillé près de Dolores pour l’examiner, releva la tête et dit à Hubert :
  
  — Je crois bien qu’il n’y a plus rien à faire. Elle est passée…
  
  Il se remit debout. Un de ses pieds glissa sur un gravat et il fit tomber, en se rattrapant, la lampe électrique que Hillard avait accrochée à un clou fiché dans le mur. Elle fonctionnait toujours. Il la ramassa et la remit en place. Puis il regarda Hubert, qui fit un signe de tête affirmatif.
  
  Hillard n’était pas à son aise, c’était le moins que l’on en pût dire. Ce silence soudain ne lui disait rien qui vaille. Il sentit confusément que l’intérêt s’était déplacé et regarda Enrique…
  
  Enrique avait sorti de sa poche une espèce de corde métallique assez longue, munie à chaque extrémité d’une poignée de bois. D’un geste vif, il fit une boucle avec la corde, puis tira d’un mouvement très sec. La corde vibra longuement.
  
  — Imaginez que votre cou ait été dans la boucle, proposa Enrique avec un sourire suave. Votre tête serait en ce moment à vos pieds.
  
  Hillard frissonna. Enrique laissa échapper un rire cruel.
  
  — C’est en quelque sorte une guillotine de poche, continua-t-il, facile à transporter, facile à construire soi-même, d’un prix de revient pratiquement nul et d’une efficacité… absolue.
  
  Hubert restait de marbre. Ce goût que professait Enrique pour les décollements était ce qu’il aimait le moins dans le personnage. Les gens du Service qui le connaissaient, appelaient Enrique : « Le Musicien », car il ne partait jamais en mission sans une guitare, qui lui servait de prétexte au transport de cordes métalliques prétendues « de rechange ». Hubert avait souvent vu Enrique opérer et il devait reconnaître qu’il le faisait très proprement. Enrique possédait une technique très personnelle et très au point qui lui permettait de ne jamais s’éclabousser. Les jours de grande forme, il trouvait d’un seul coup le joint entre deux vertèbres et la tête coupée roulait au loin et toujours du côté opposé à celui où se trouvait Enrique.
  
  Hubert dit doucement :
  
  — Pas encore, amigo. Nous avons auparavant quelques questions à poser… (Il regarda le corps sans vie de la jeune femme), nous aussi. Ou, plus exactement, un marché à proposer.
  
  Il fit une pause. Ses yeux étaient comme des billes d’acier, durs et froids.
  
  — Monsieur Hillard, reprit-il, nous sommes au courant de vos activités pour le compte de « Paltik ». Mme Bryce avait vendu la mèche, quelque temps avant d’être abattue par vos petits amis…
  
  Hillard accusa le coup. Ses yeux pâles, de la couleur de l’anis troublé par l’eau, vacillèrent. Hubert poursuivit :
  
  — Nous désirons mettre « Paltik » hors d’état de nuire et atteindre « Juan de la Cruz » avant qu’il n’ait donné l’ordre d’exécution de l’actuel Président. Me fais-je bien comprendre ?
  
  Enrique fit de nouveau claquer sa corde métallique. Hillard grimaça. Ses mains, à hauteur de ses épaules, tremblaient.
  
  — Voici donc, continua froidement Hubert, le marché que nous vous proposons : nous aider à détruire l’organisation « Paltik »… ou la mort.
  
  Les genoux de Hillard accusèrent un bref fléchissement. Hubert pensa que ce ne serait peut-être pas très difficile de l’amener à composition. Douglas W. Hillard se prenait peut-être pour un héros de romans d’aventures, mais il se trompait. Et il fallait maintenant lui faire toucher du doigt son erreur.
  
  — J’attends votre réponse, monsieur Hillard. Je regrette de vous dire que nous sommes pressés, très pressés.
  
  Enrique eut un sourire angélique et refit une boucle avec son fil d’acier.
  
  — Et puis, dit-il d’un air ravi, n’espérez pas que je tirerai un bon coup et que ce sera fini… Non pas ! Je tirerai au contraire le plus doucement possible. Vous sentirez la corde couper votre peau, puis pénétrer dans vos chairs, le sang giclera comme d’une de ces fontaines circulaires que l’on voit sur les places publiques, puis les artères seront atteintes, je les ferai plier… comme ça…
  
  Il mimait ce qu’il expliquait.
  
  — C’est élastique, les artères, ça plie… jusqu’à un certain point, évidemment. Pour finir, je les trancherai net, car si je continuais d’appuyer lentement cela couperait l’arrivée du sang au cerveau et vous mettrait en syncope. Vous ne sentiriez plus rien. Et je veux, moi, que vous vous sentiez mourir…
  
  — Assez ! hurla Hillard.
  
  Et il se mit à vomir. Encore un « digestif », constata Hubert, qui savait de combien de façons différentes les grandes émotions peuvent se répercuter sur un individu.
  
  Enrique roula sa corde et la remit dans sa poche, l’air dégoûté.
  
  — Ce garçon-là est vraiment trop sensible, dit-il.
  
  Hillard s’était redressé, vert, le menton souillé.
  
  — Alors ? demanda Hubert. Vous allez nous aider ?
  
  — Plutôt crever ! répliqua l’autre.
  
  Il y avait de la haine, une haine folle dans sa voix et dans son regard. Hubert se demanda ce que la Société avait bien pu faire à cet enfant gâté, à ce fils à papa qui n’avait jamais manqué de rien. C’était le genre de type qui lui faisait hérisser le poil. Il contint la colère qui montait en lui et riposta, sur le même ton impersonnel et glacé qu’auparavant :
  
  — Vous avez tort, Hillard, et je vais vous le prouver. Vous avez déjà dû comprendre que « Paltik » était composé de gens qui ont été les ennemis de notre pays et qui seraient de nouveau de l’autre côté de la barricade dans un nouveau conflit.
  
  — Ils ont raison, bredouilla Hillard. Votre pays est un pays de salopards !
  
  « Bon, pensa Hubert, essayons autre chose ». Il enchaîna :
  
  — Vous devez savoir que ces gens-là nous méprisent, et quand je dis « nous », cela vous englobe. Savez-vous pourquoi ils vous ont recruté ?
  
  Hillard haussa les épaules et cracha de côté.
  
  — Je vais vous le dire, mon vieux. Il fait partie de leurs plans de compromettre les États-Unis dans les assassinats des Présidents. Leur but est de discréditer les États-Unis aux yeux de l’opinion, et par conséquent les amis politiques des États-Unis, avant les prochaines élections.
  
  Il vit une lueur d’intérêt dans les yeux trop pâles de son interlocuteur et continua :
  
  — Vous le savez. Mais vous êtes-vous demandé comment ils comptaient s’y prendre ?… Non ? Vous n’êtes pas curieux, ou bien vous manquez totalement d’imagination… Je vais vous l’expliquer, moi, comment ils vont s’y prendre : ils vont vous sacrifier.
  
  Touché. Moins bête, peut-être, qu’il ne le paraissait, Hillard avait déjà pensé à cela. Hubert se remit à enfoncer le clou.
  
  — Ils vous ont choisi, vous et Mme Bryce, parce que, aux yeux de certaines gens, vous étiez des personnalités. Votre père a été ministre, ou à peu près. Le mari de Mme Bryce était gouverneur d’une des îles Philippines. Vous aviez ce qu’il fallait pour créer la confusion nécessaire et faire croire aux âmes simples de ce pays que vos actions engageaient les U.S.A. Vous pouvez être certain, Hillard, qu’aussitôt après l’assassinat de l’actuel Président, les responsables de « Paltik » vous auraient livré tout chaud à la police. Ils ont déjà entrepris de vous compromettre irrémédiablement en vous faisant exécuter cette nuit le travail d’un homme de main, un travail indigne de vous… Vous le savez bien.
  
  Hillard haussa de nouveau les épaules et voulut rire. Mais sa gorge n’émit qu’un son ridicule, une sorte de gloussement qui fit sourire Enrique. Hubert fit un signe à celui-ci qui s’éloigna aussitôt pour aller faire une reconnaissance jusqu’à l’air libre. Ils ne devaient pas commettre la même erreur que Hillard, qui s’était laissé bêtement surprendre.
  
  Le bruit des pas d’Enrique ayant cessé, Hubert reprit, toujours de la même voix froide et unie :
  
  — Si vous êtes intelligent, et je crois que vous l’êtes, malgré votre naïveté, vous devez comprendre qu’il n’existe pas pour vous d’autre issue. Vous réparez votre erreur en nous livrant les dangereux illuminés de « Paltik » et vous vous en sortez avec les honneurs. Nous dirons pour vous tirer de là que vous étiez entré sur ordre dans cette organisation. Vous serez le héros du jour et vous aurez de plus la satisfaction de vous être conduit comme un grand « Politique. »
  
  Hillard commençait à fléchir, c’était visible. Hubert se mit à espérer qu’ils n’auraient pas à employer les grands moyens. Il n’avait jamais aimé torturer les gens et demeurait convaincu que l’intelligence pouvait souvent primer la force. Il n’était jamais si content de lui que lorsqu’il parvenait à vaincre un adversaire avec son seul esprit, sans avoir fait couler le sang.
  
  — Quelles garanties aurais-je ? demanda Hillard d’un ton faussement détaché.
  
  — La garantie de notre ferme résolution de ne pas voir les États-Unis compromis dans cette vilaine affaire.
  
  — Vous pourriez me tuer après que je vous aurais rendu les services que vous attendez de moi. S’il me faut devenir un héros, je veux être un héros vivant.
  
  Hubert eut un léger sourire.
  
  — C’est une ambition légitime. Mais soyez sans crainte. Mort, vous seriez beaucoup moins utile. Il faudra que vous racontiez vous-même l’histoire, afin qu’il ne subsiste aucun doute. Il serait trop facile aux intéressés de jeter le trouble, si vous n’étiez plus là pour rétablir la « vérité ».
  
  Hillard fronçait les sourcils, trahissant l’effort cérébral auquel il se livrait.
  
  — Tout cela est bel et bon, reprit-il, mais je ne puis accepter. C’est trop dangereux. Je ne veux pas subir le sort de Mme Bryce.
  
  Le sourire de Hubert devint féroce.
  
  — Vous oubliez que si vous refusez, vous ne sortirez pas vivant d’ici. Il est certain que le risque dont vous parlez existe et qu’il n’est pas négligeable. Mais Mme Bryce était une vieille femme aux nerfs fragiles, qui a dû se trahir elle-même par sa seule attitude. Je me trompe ?
  
  — Non.
  
  — Vous êtes autrement fort et intelligent, vous ne vous trahirez pas. De toute façon, le problème doit se poser ainsi : ou une mort certaine et immédiate ici même, ou un risque de mort calculé et raisonnable avec une perspective de gloire au bout de la route. C’est entre ces deux voies que vous devez choisir.
  
  Hubert se tut et recula de trois pas afin de pouvoir surveiller en même temps la porte et Hillard. Des pas se rapprochaient.
  
  — C’est vous, amigo ? demanda-t-il.
  
  — C’est moi, répondit Enrique. Tout va bien.
  
  Il reparut, revolver au poing, l’air joyeux.
  
  — Où en sommes-nous ? Questionna-t-il. Il me semble que ça traîne un peu, non ?
  
  — M. Hillard est en train de réfléchir, répondit Hubert. Laissons-lui une minute. Je crois qu’il a tous les éléments du problème en main ; il ne lui reste plus qu’à décider.
  
  Hillard reprit la parole.
  
  — Je pense que vous êtes en train de me bluffer, dit-il. Vous ne pouvez pas me tuer, pour la bonne raison que « Paltik » exploiterait mon cadavre…
  
  — Quel cadavre ? demanda doucement Hubert.
  
  Hillard cessa de respirer. Enrique se moqua :
  
  — Il est vraiment drôle, hein ? Il se figure peut-être qu’on lui fera un enterrement de première classe et que ses parents pourront venir pleurer sur sa tombe ?
  
  — Je peux vous promettre une chose, ajouta Hubert. C’est que votre cadavre disparaîtra totalement. Ce sera exactement comme si vous n’aviez jamais existé. Pensez que nous ne sommes pas de vils amateurs et que nous avons derrière nous tous les formidables moyens d’un des plus importants et des plus riches services de renseignements du monde… Croyez-moi quand je vous affirme que personne ne saura jamais ce que vous êtes devenu. On ne peut pas exploiter quelque chose qui n’existe plus.
  
  Silence. Hillard tenait son regard baissé, respirant avec difficulté.
  
  — Alors ? fit Hubert. Je vous annonce que la minute de grâce est expirée.
  
  Hillard haussa les épaules.
  
  — Je ne sais pas.
  
  Enrique intervint :
  
  — Je pense qu’il faut l’aider un peu.
  
  Hubert approuva d’un signe de tête. Hillard était aux trois quarts convaincu, mais il n’arrivait pas à franchir le pas de sa seule volonté pour la simple raison qu’il ne réalisait pas clairement le danger qui le menaçait.Manque d'imagination.
  
  Enrique se glissa souplement derrière lui et abattit la boucle de fil d’acier autour de la tête, serrant aussitôt jusqu’au contact du cou. Surpris, Hillard aspira bruyamment de l’air, ses jambes fléchirent.
  
  — Surtout ne bougez pas ! recommanda vivement Enrique. C’est coupant comme une lame de rasoir !
  
  Imperturbable, Hubert observait les réactions de l’apprenti conspirateur, dont le visage crispé avait déjà la pâleur de la mort et dont les yeux, jaillissant hors des orbites, exprimaient une terreur insensée.
  
  — Un petit tour de vis ! annonça Enrique, qui donna un petit coup sec aux poignées.
  
  Le fil d’acier creusa un sillon dans la peau.
  
  — Ce ne serait pas une mort agréable, commenta Hubert avec une grimace de dégoût.
  
  — Au prochain tour, le sang va couler, indiqua Enrique.
  
  Hillard fit un geste de la main, que les autres interprétèrent comme une capitulation. Enrique relâcha un peu l’étreinte mortelle.
  
  — Ça va ! bredouilla Hillard, d’une voix décomposée. Je ferai ce que vous voudrez.
  
  Enrique soupira.
  
  — Eh bien ! Vous l’avez échappé belle !
  
  Hubert était satisfait d’avoir obtenu la reddition avant le premier sang. Pour la réussite de son plan, il était nécessaire que Hillard sortît apparemment intact de l’épreuve.
  
  — Bon, dit-il, expliquez-moi d’abord par quel concours de circonstances vous vous êtes embarqué sur cette galère, et puis vous me direz tout ce que vous savez sur l’organisation.
  
  Blême, Hillard suggéra :
  
  — Puisque nous sommes d’accord, nous pourrions peut-être aller chez moi. Ce serait plus confortable.
  
  — Non, monsieur Hillard. Vous pourriez être tenté de tricher et nous préférons rester ici. Vous devinez pourquoi ?
  
  — Navré que le décor vous déplaise, renchérit Enrique qui continuait de jouer avec sa corde métallique, mais ce n’est pas nous qui l’avons choisi.
  
  — Nous vous écoutons, dit Hubert. Commencez par où vous voulez. Je vous poserai des questions après.
  
  — Je peux baisser les bras ? Je n’en peux plus…
  
  — Oui.
  
  Hillard laissa tomber ses bras avec soulagement puis les agita pour rétablir la circulation du sang. Il se racla la gorge et commença :
  
  — C’était au Kapit Bahay… Rosita, une taxi-girl…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Ils étaient tous les trois immobiles et silencieux, durement éclairés par les lampes torches qui projetaient leurs ombres démesurément agrandies.
  
  — Bon, dit Hubert. Pour nous résumer, vous avez été recruté par cette Rosita, taxi-girl au Kapit Bahay, qui était devenue votre maîtresse. D’après vous, Rosita est quelqu’un d’important dans l’organisation et connaît l’identité réelle de « Juan de la Cruz ». Vous avez vous-même rencontré ce « Juan de la Cruz » dans les bois de Baguio, où Rosita vous avait emmené afin de vous faire prêter serment sur un Paltik, en présence du chef de l’organisation. Mais « Juan de la Cruz » portait une cagoule semblable à celles des inquisiteurs espagnols du Moyen ge et vous n’avez pu l’identifier. Après cela, vous avez été uniquement en rapport avec Rosita, qui vous transmettait des instructions et à qui vous rendiez compte. Nous sommes bien d’accord ?
  
  Hillard hocha lentement la tête.
  
  — C’est exactement cela.
  
  — Et c’est tout ce que vous savez sur l’organisation de « Paltik », qui serait très compartimentée, chacun des membres ne connaissant qu’un ou deux autres membres au maximum… En ce qui concerne Marcia Bryce, vous l’avez recrutée vous-même ; mais n’avez appris sa mort que par la bouche de Rosita, qui vous a dit que votre vieille amie avait trahi la cause, sans commentaires. Vous ne savez pas comment l’exécution s’est déroulée et vous avez compris à ce moment-là que les gens qui dirigeaient l’organisation n’étaient pas des terroristes pour rire et que vous aviez intérêt à réfréner votre curiosité si vous teniez vous-même à faire de vieux os.
  
  — J’ai commencé à regretter, affirma Hillard.
  
  — Dites que vous avez commencé à avoir peur et ce sera plus vrai.
  
  Hillard haussa les épaules. Hubert continua :
  
  — Vous dites que votre activité au service de « Paltik » s’est bornée à fournir des renseignements sur l’entourage du Président… Jusqu’à ce soir, où Rosita vous a donné l’ordre d’enlever Dolores Luzo et de l’amener ici, puis de la torturer si besoin était pour la faire parler. Vous avez rechigné, mais Rosita vous a fait comprendre qu’un refus serait interprété comme une trahison et vous a rappelé votre serment d’obéissance totale. Vous avez obéi.
  
  — Je n’avais pas envie de mourir, grommela Hillard en regardant la pointe de ses souliers.
  
  — C’est pourtant bien ce qui a failli vous arriver, remarqua Enrique qui s’amusait de nouveau à faire vibrer sa corde métallique.
  
  — Je ne pouvais pas prévoir. Et je m’en suis tout de même tiré.
  
  Hubert écrasa du pied une hideuse araignée qui passait à sa portée.
  
  — Rosita est venue vous voir ce soir à votre second appartement de la ville basse pour vous donner ces instructions, et vous devez allez lui rendre compte au Kapit Bahay avant la fermeture, c’est-à-dire avant quatre heures du matin.
  
  — Exact.
  
  Hubert consulta sa montre.
  
  — Nous avons encore le temps.
  
  Il fit une légère pause, puis envoya brutalement la lumière de sa lampe en plein dans le visage de Hillard qui fit une affreuse grimace.
  
  — Vous êtes bien sûr que Rosita vous a demandé, voici quelques jours, de recruter un nouveau membre américain en remplacement de Marcia Bryce ?
  
  — Pourquoi vous mentirais-je ?
  
  — Pour m’attirer dans un piège, peut-être ?
  
  Le visage de Hillard exprima un vif étonnement, doublé d’une visible frayeur.
  
  — Vous ne voulez pas dire que…
  
  — Si, monsieur Hillard. Je veux dire que vous allez me présenter tout à l’heure à cette chère Rosita, comme un vieil ami d’enfance à vous, très désireux de militer dans les rangs de « Paltik ». Et je vous préviens que si vous faites l’imbécile, mon ami ici présent remuera ciel et terre pour vous le faire payer aussi cher que possible et vous faire regretter de n’avoir pas choisi de mourir ce soir même. Vous m’avez bien compris ?
  
  — C’est de la folie, marmonna Hillard. Ils nous tueront tous les deux.
  
  — Ne vous tracassez donc pas avant qu’il ne soit temps. Je vous assure que je n’ai pas l’intention de faire des cadeaux. Le temps presse. Vous m’avez dit vous-même que l’exécution de l’attentat contre le Président était imminente.
  
  — C’est ce que Rosita m’a dit.
  
  — Bon. Mettons cela au point dès maintenant. Mon nom est Anthony Robert Winner, je suis le directeur du service des exportations d’une importante fabrique de petit matériel électrique de Philadelphie. Vous m’avez connu tout jeune et nous avons fait pas mal de sottises ensemble. Vous savez que j’ai été inscrit à une organisation politique d’extrême gauche et que j’ai eu des ennuis avec la Commission des Activités anti-américaines. Vous m’avez retrouvé aujourd’hui tout à fait par hasard ; nous avons discuté politique et vous avez constaté que mes opinions étaient toujours aussi subversives. Vous ajouterez qu’un de mes cousins est sénateur et que mon oncle maternel est un important fonctionnaire du Département d’État…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert arrêta sa voiture derrière la De Soto de Hillard. Ils descendirent ensemble et se retrouvèrent sur le large trottoir planté d’arbres. De l’autre côté du mur bas, les vagues venaient se briser avec fracas.
  
  Hubert tourna le dos à l’océan et regarda la façade violemment illuminée du Kapit Bahay, sur l’autre versant du boulevard Dewey.
  
  — Vous connaissez bien votre leçon ? demanda-t-il à Hillard qui ne semblait pas particulièrement à son aise.
  
  — Oui, grogna l’autre.
  
  — Répétez.
  
  — Je vous dis que je la connais.
  
  — Répétez.
  
  De mauvaise grâce, Hillard récita sa leçon, sans rien oublier.
  
  — Vous avez une excellente mémoire, constata Hubert. C’est un gros atout dans la partie que vous allez jouer…
  
  — Vous êtes complètement fou, reprocha Hillard. Il aurait fallu que nous passions au moins deux jours ensemble pour mettre au point une histoire qui tienne vraiment debout. Si nous sommes obligés de donner des détails chacun de notre côté, nous nous couperons immanquablement.
  
  — Nous n’avons pas le temps. Arrangez-vous pour donner le moins possible de détails ; je ferai de même. Allons-y, et tâchez d’être souriant.
  
  — Je n’ai pas à être souriant, objecta sombrement Hillard. Je viens de tuer quelqu’un pour la première fois de ma vie et de façon particulièrement moche. Je ne pense pas que cela puisse inciter à la gaieté.
  
  — Très juste, approuva Hubert. Parfaitement bien raisonné. On fera quelque chose de vous si les petits cochons ne vous mangent pas…
  
  Ils se mirent à traverser la chaussée.
  
  — Je parierais bien qu’ils me mangeront, et vous avec.
  
  — Allons, allons ! Doug ! Ne soyez pas pessimiste.
  
  Hubert regardait successivement à droite et à gauche en traversant. Enrique devait être planqué quelque part dans le secteur. Il avait pour instructions de procéder à quelques petites installations d’accessoires utiles sur sa voiture, puis de l’amener à proximité de celle d’Hubert qui se tromperait volontairement en repartant. N’être que deux pour mener une affaire de cette envergure était plutôt juste, mais Hubert préférait pallier le manque de personnel par l’emploi de matériel spécialisé, moins sujet aux défaillances que certains agents de second ordre. Enrique et lui se connaissaient bien et formaient une équipe. Dans des circonstances données, ils pouvaient presque toujours prévoir comment réagirait l’autre et cela était très important.
  
  Les portiers les saluèrent avec ostentation. Ils traversèrent un vaste hall en forme de harpe, puis arrivèrent devant une porte vitrée, à laquelle était accroché un écriteau prescrivant une tenue correcte et invitant les clients à déposer leurs armes au vestiaire. Hubert, ayant laissé son Colt et celui de Hillard dans l’Oldsmobile, n’eut pas le plaisir de procéder à l’opération.
  
  Ils franchirent la porte et marchèrent vers le bar au son d’un boogie-woogie endiablé. Une taxi-girl, assez jolie, était occupée à téléphoner. Ce secteur de l’établissement était encore relativement bien éclairé, mais au-delà, dans la grande salle, l’obscurité était presque complète, les seules lumières étant celles de la scène, autour de l’orchestre.
  
  — On s’assoit ici ? S’étonna Hubert.
  
  — Oui, dit Hillard en grimpant sur un tabouret.
  
  Le barman vint aux ordres. Il semblait bien connaître Hillard qui commanda un whisky.
  
  — Deux, rectifia Hubert.
  
  — Faites attention à ce que vous dites, murmura Hillard entre ses dents alors que le barman s’éloignait.
  
  Il pétait de frousse. Hubert sourit. Il avait compris que cet aventurier à la manque voulait s’offrir le réconfort d’un alcool avant d’affronter Rosita.
  
  C’était bien cela. Hillard vida son verre d’un trait, sans eau, puis demanda au barman :
  
  — Fais dire à Rosita de venir ici.
  
  Le barman envoya un jeune aide.
  
  — Elle est peut-être en main ? dit Hubert.
  
  — Justement. Si elle est en main, c’est mieux de la faire venir ici.
  
  Ils attendirent quelques minutes. Hubert buvait lentement, à petites gorgées. Puis il la vit arriver.
  
  — C’est elle, confirma Hillard en descendant du tabouret.
  
  Elle eut un imperceptible mouvement de recul en découvrant que celui-ci n’était pas seul, mais se reprit très vite et vint en souriant.
  
  C’était une métisse, probablement philippino-chinoise, une grande fille brune, superbe, avec un corps souple étroitement moulé dans une robe-fourreau fendue sur le côté à la mode chinoise. Beaucoup de classe. Sûrement intelligente. Hillard l’embrassa sur la joue et dit en présentant Hubert :
  
  — Un vieil ami à moi, Anthony Winner, que j’ai retrouvé par hasard cet après-midi dans Manille…
  
  Elle lui tendit la main. Il la serra et dit avec son sourire n® 1 :
  
  — Je suis très heureux de vous connaître, Rosita.
  
  Elle ne répondit pas, le scrutant intensément de son regard d’Orientale, mystérieux et inquiétant. Il sentit que la partie serait rude et se demanda si le pessimisme de Hillard n’était pas entièrement justifié…
  
  — Allons dans la salle, dit-elle enfin. Je ne suis pas occupée…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert piqua une cuisse de poulet frit dans le plat que Rosita avait commandé. Il avait faim. L’orchestre se tut. Les couples cessèrent de danser pour regagner leurs tables. Il se leva courtoisement pour accueillir Rosita qui revenait avec Hillard.
  
  La jeune femme s’assit. Hillard annonça :
  
  — Il faut que je rentre. Rosita est assez gentille pour m’excuser, à condition que vous restiez pour lui tenir compagnie jusqu’à la fermeture, Anthon.
  
  — Tout à fait d’accord, assura Hubert. Ce sera un grand plaisir pour moi.
  
  Il serra la main de son « vieil ami », qui embrassa Rosita avant de s’éloigner. Celle-ci regarda Hubert, puis lui prit la main et dit de sa voix un peu zézayante :
  
  — Doug m’a beaucoup parlé de vous en dansant, vous vous en doutez ?
  
  Il avait dû lui rendre compte de l’exécution de sa mission, puis en admettant qu’il eût joué le jeu correctement, lui expliquer qu’Anthony R. Winner était l’homme rêvé pour prendre la place de Marcia Bryce dans les rangs de « Paltik ».
  
  — Je m’en doute, répondit-il en souriant.
  
  — Regrettez-vous qu’il vous ait réveillé pour vous amener ici ?
  
  — Comment pourrais-je regretter de vous avoir connue ?
  
  Elle rit.
  
  — Vous êtes drôle, dit-elle.
  
  L’orchestre s’était remis à jouer. Un slow très lent et très langoureux.
  
  — Faites-moi danser, Anthon.
  
  Ils se levèrent et gagnèrent la piste. Elle se colla aussitôt contre lui, suspendue à son cou, cambrée, glissant à chaque pas sa cuisse entre les siennes. Hubert réagit de façon normale, mais ne s’en émut pas autrement. Il avait déjà vu d’autres taxi-girls se conduire de la même manière avec leurs compagnons d’un soir. Et il savait que cela ne signifiait rien.
  
  Quelques-unes couchaient facilement, bien sûr. Mais elles étaient une minorité. Très coquettes, très chattes, très caressantes, les autres savaient, avec un art consommé, mener le client en bateau. Si l’homme, énervé par le comportement de l’une d’elles, lui proposait d’aller faire l’amour ensemble, elle ne disait pas non. Elle prétextait seulement sa fatigue trop intense lorsque le dancing fermait ses portes à quatre heures du matin et concluait dans son anglais hésitant :
  
  — I like you. I will call you tomorrow after lunch.
  
  Le tout accompagné d’une joue contre joue et d’une pression de tout le corps qui équivalait à une signature de contrat. Après cela, satisfait d’une telle promesse, l’homme la laissait tranquille et la quittait bien sagement à quatre heures, après lui avoir laissé son numéro de téléphone…
  
  Et, l’après-midi suivant, il attendait vainement l’appel promis. Furieux, il retournait le soir au dancing. La charmante enfant ne l’évitait pas, au contraire. Elle se précipitait sur lui et reprochait :
  
  — I called you, but you’re not there !
  
  L’homme ne la croyait pas, et pour cause.
  
  Mais elles étaient si mignonnes, si « poupées », qu’il était impossible de leur en vouloir…
  
  — Vous dansez bien, remarqua la jeune femme.
  
  — Et vous, encore mieux.
  
  C’était vrai. Mais le plaisir de la danse n’était pas tout. Il se demandait si elle allait attaquer la première, ou bien si c’était à lui de parler. Elle dit soudain :
  
  — Doug m’a raconté que vous aviez eu le temps de bavarder et que vos idées politiques se rejoignaient…
  
  — C’est exact. Doug et moi nous sommes toujours bien entendus à ce sujet. Mais nos opinions sont mal venues dans notre pays…
  
  — Vous avez eu quelques ennuis, je crois ?
  
  — Oui, la chasse aux sorcières ! Une belle bande de salauds !
  
  Elle lui caressa le creux de la nuque avec ses ongles. Il frissonna.
  
  — Ne me faites pas des choses comme ça, Rosita, où je ne réponds plus de rien.
  
  Elle eut un petit rire satisfait et reprit :
  
  — Doug vous a parlé de notre organisation. Il a eu tort.
  
  — Non, protesta Hubert. J’ai une revanche à prendre. J’ai cru comprendre que vous pouviez me fournir l’occasion.
  
  — Que vous a dit Doug, exactement ?
  
  — Peu de chose. Simplement qu’il militait avec vous pour libérer les Philippines de l’influence capitaliste américaine.
  
  Elle rejeta sa jolie tête en arrière et le regarda profondément. Ses yeux brillaient d’excitation.
  
  — Oui, murmura-t-elle, farouche. Nous nous sommes battus contre les Japonais pendant la guerre avec l’espoir de l’indépendance que Mac Arthur nous avait promise. Nous l’avons eue, notre indépendance ! Avec un gouvernement à la solde du vôtre, une main mise presque totale sur notre économie et une ambassade U.S. à Manille, qui n’emploie pas moins de douze cents personnes ! Colonialisme pas mort !
  
  — Je sais, dit Hubert.
  
  Et il se livra à une violente diatribe contre l’hypocrisie des dirigeants américains qui ne cessaient d’accuser les autres nations de colonialisme, simplement pour essayer de faire oublier le leur.
  
  — Ils ne parlent jamais de Cuba, ni de Panama, ni des Hawaï, ni de toutes ces nations qui se trouvent sous leur coupe.
  
  Ils cessèrent de danser, regagnèrent leur table, finirent de manger le poulet frit, burent deux autres whiskies sans cesser de discuter politique. Puis l’heure de la fermeture arriva.
  
  — Attendez-moi dans le hall, dit Rosita. Nous n’allons pas nous quitter comme ça.
  
  Elle suivit le troupeau des autres filles qui se dirigeaient vers leur vestiaire. Hubert paya l’addition, à la lumière d’une lampe électrique que le garçon braquait sur son portefeuille. Puis il se leva et gagna le hall, éclairé normalement.
  
  Il pensait que tout s’était bien passé jusque-là et croyait l’avoir convaincue de ses prétendues opinions subversives. Le fait qu’elle lui eût demandé de l’attendre était encourageant. L’attentat contre le Président devant avoir lieu incessamment, ils devaient être pressés de remplacer Marcia Bryce. Il leur fallait au moins deux citoyens U.S. pour obtenir le résultat désiré.
  
  Elle arriva, ayant passé un manteau de brocard noir et or sur sa robe.
  
  — Comment pouvez-vous supporter ça avec une pareille chaleur ? S’étonna-t-il.
  
  — Je ne trouve pas qu’il fasse tellement chaud.
  
  Ils se retrouvèrent dehors, parmi la foule des clients qui s’attardaient avant de rentrer chez eux. Il y avait une majorité de Philippins et quelques Américains à moitié ivres.
  
  — Ma voiture est de l’autre côté de l’avenue, indiqua Hubert.
  
  Elle le retint par le bras.
  
  — Nous prendrons la mienne. Je veux vous emmener voir quelque chose. Nous repasserons par ici.
  
  — Je peux vous suivre.
  
  — Non, coupa-t-elle d’un ton péremptoire.
  
  Il craignit de l’indisposer ou d’éveiller ses soupçons en insistant. Elle l’entraîna vers la gauche et ils entrèrent bientôt dans une zone obscure. Enrique les avait-il vus sortir ? C’était peu probable. Il pouvait se contenter de surveiller l’Oldsmobile que devait prendre Hubert…
  
  Fâcheuse histoire. Enrique allait perdre le contact et lui-même allait se trouver entraîné il ne savait où, sans arme ni protection. Mais le moyen de faire autrement ?
  
  Elle ouvrit la portière d’une Chevrolet noire, d’un modèle vieux de quelques années, et sourit à Hubert.
  
  — Je prends le volant, car je suppose que vous ne devez pas connaître Manille aussi bien que Philadelphie !
  
  — Sûrement pas.
  
  Il passa de l’autre côté et monta. Elle lança le moteur, démarra, regagna l’avenue et prit la direction de la ville basse. Hubert vit Enrique en passant, mais Enrique ne l’aperçut pas…
  
  — Que pensez-vous de l’appartement de Doug ? demanda-t-elle.
  
  Voulait-elle parler de celui proche du Bay View, ou de l’autre, situé dans la ville basse et qu’il ne connaissait pas ?
  
  — J’y suis passé mercredi matin, répondit-il. Doug n’y était pas. Il n’y avait que son boy.
  
  — Je sais, dit-elle.
  
  Il pensa que c’était à elle que le boy avait téléphoné après son passage. Elle était donc réellement quelqu’un d’important dans l’organisation, et sans doute avait-elle placé le boy auprès de Hillard afin d’être informée des faits et gestes de celui-ci.
  
  Ils passèrent devant le Bay View. Un soldat armé d’un gros revolver montait la garde devant la porte. Hubert se mit à parler de son « business ».
  
  — Je ne connais rien du tout en électricité, avoua-t-elle. Mais j’imagine que ce doit être passionnant.
  
  Ils avaient quitté le boulevard Dewey et roulaient maintenant sur l’avenue Bonifacio. Les remparts de la vieille ville se dressaient à leur droite. Elle freina et vira pour engager la voiture sur la chaussée en mauvais état qui conduisait à l’une des portes.
  
  — Connaissez-vous « Intra-muros » ? demanda-t-elle.
  
  — Je l’ai visité.
  
  — Joli travail, n’est-ce pas ? Ce magnifique témoignage de la civilisation espagnole gênait vos compatriotes. Ils ont été heureux de l’occasion qui leur était offerte de la détruire. Des vandales !
  
  — C’est un véritable crime.
  
  Il avait du mal à se tenir dans la peau de son personnage, mais la pensée des conséquences qui ne manqueraient pas de découler de la première erreur l’aidait à se contrôler.
  
  Ils arrivèrent près des ruines du fort. Elle arrêta la Chevrolet et dit :
  
  — Vous venez avec moi.
  
  Il avait déjà compris où elle désirait le conduire, mais se demandait encore dans quel but. Elle ouvrit la boîte à gants de la voiture, en sortit une lampe électrique, puis un appareil photographique muni d’un flash.
  
  — Tenez ça, demanda-t-elle en lui posant la lampe sur les genoux.
  
  Ils descendirent. Elle l’entraîna vers l’entrée des souterrains. Ils s’engagèrent dans l’obscurité.
  
  — Éclairez-nous.
  
  Il fit fonctionner la lampe. Elle le précéda dans l’escalier. Il remarqua :
  
  — Ça ne sent pas très bon.
  
  — Ne soyez pas délicat.
  
  Ils arrivèrent dans la première salle souterraine. Elle l’attendit et s’accrocha à son bras, gênée par ses hauts talons pour avancer sur les gravats.
  
  — Tout droit, dit-elle.
  
  Hubert aurait pu lui indiquer où se trouvait exactement ce qu’elle cherchait. Ils entrèrent dans la seconde salle. Elle lui saisit le poignet pour orienter à sa guise le faisceau de lumière que projetait la lampe, découvrit le cadavre de Dolores Luzo recroquevillé sur le sol. Hubert, avant de partir, avait rabattu la jupe sur les cuisses nues de la malheureuse. Elle avait l’air de dormir. Hubert murmura :
  
  — Qui est-ce ?
  
  — Ce n’est plus personne, répondit Rosita. Elle est morte.
  
  Hubert resta silencieux quelques secondes. Il ne lui fallait montrer aucune émotion. Rosita désirait éprouver sa dureté. Il demanda d’un ton détaché :
  
  — C’est vous qui l’avez tuée ?
  
  — Non.
  
  Elle avança. Il la suivit.
  
  — Pourquoi est-elle morte ?
  
  — Elle en savait trop. Nous ne voulons pas que la police découvre l’existence de notre organisation. Pas encore…
  
  — Qui était-ce ?
  
  — Vous le lirez demain dans les journaux.
  
  Elle prépara son appareil et dit :
  
  — Il faut que je la photographie. Pour notre propagande. Illustration de ce qui peut arriver aux bavards et aux traîtres…
  
  — Excellent, approuva Hubert. Rien de tel que des exemples de ce genre pour maintenir la discipline…
  
  — Je suis contente que vous soyez de mon avis, dit-elle sèchement.
  
  Elle vissa une ampoule dans le flash et ordonna :
  
  — Soulevez le corps contre le mur et tenez-le bien droit.
  
  Il devina son intention, mais se garda de le laisser voir. Il était tout de même surpris de la voir déployer aussi peu d’astuce. Ou bien elle n’était pas aussi intelligente qu’il l’avait pensé, ou bien elle le sous-estimait. De toute façon, c’était très bien ainsi…
  
  Il souleva le cadavre par les épaules et le plaqua debout contre la paroi.
  
  — Tenez-lui la tête droite, que l’on voie le visage.
  
  Il changea de position afin de pouvoir saisir les cheveux avec une main.
  
  — Parfait, assura-t-elle.
  
  L’éclair du flash aveugla Hubert un bref instant.
  
  — Encore une, exigea-t-elle. Ne la laissez pas tomber.
  
  Elle recommença. Hubert reposa le cadavre sur le sol. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait tenu ce corps vivant dans ses bras quelques heures seulement plus tôt et qu’il l’avait fait vibrer de plaisir. C’était d’autant plus injuste que cette malheureuse était complètement étrangère à tout cela et que rien ne lui serait arrivé si une certaine Marcia D. Bryce n’avait eu la malencontreuse idée, étant blessée à mort, de venir s’écrouler sous la fenêtre de sa chambre…
  
  — Ça va ! lança joyeusement Rosita.
  
  Elle avait ce qu’elle voulait : un cliché représentant « Anthony R. Winner » avec le cadavre de Dolores Luzo. Elle croyait maintenant le tenir avec ça et elle n’avait pas tort, dans un certain sens. Si Hubert échouait dans son entreprise, une des éventualités qui pourraient s’offrir à lui pourrait fort bien être de se retrouver dans une geôle philippine avec une bonne inculpation d’assassinat sur les reins…
  
  Peu réjouissant.
  
  Rosita vint près de lui, glissa son bras sous le sien et lui caressa l’épaule avec sa joue.
  
  — Je vais vous demander quelque chose, amigo. Retirez-lui sa bague et offrez-la-moi.
  
  La main gauche de Dolores était ornée d’un diamant monté en bague qui devait bien peser dans les trois ou quatre carats. Sans hésiter, Hubert se pencha, essaya de retirer le bijou de la main tuméfiée. Mais les doigts, écrasés par les coups de talon de Hillard, avaient ensuite gonflé.
  
  — C’est impossible, constata-t-il. Le doigt est trop enflé.
  
  — Coupez-le, commanda-t-elle froidement.
  
  Il fut heureux de se trouver accroupi et qu’elle ne pût voir son visage. Une rage meurtrière venait de monter en lui comme un raz de marée. Il parvint à se dompter, mais sa main tremblait en cherchant son couteau dans sa poche.
  
  Une minute plus tard, il lui tendit le trophée ensanglanté. Elle l’enveloppa dans son mouchoir et le mit dans sa poche et il s’aperçut que c’était elle, maintenant, qui tremblait, d’excitation morbide. « Une névrosée, pensa-t-il ; une sale putain de névrosée plus dangereuse qu’une panthère noire. »
  
  Mais elle se collait à lui, lui entourait le cou de ses bras, lui offrait sa bouche.
  
  — Embrasse-moi, supplia-t-elle. Fais-moi mal…
  
  Lui faire mal ? Seigneur ! Rien de plus facile ! N’avait-il pas envie de la battre jusqu’à ce qu’elle en crève ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Hubert referma la porte de sa chambre et laissa échapper un grand soupir de soulagement. Il était épuisé, complètement claqué. Il alla fermer le store à lamelles, afin qu’on ne pût l’observer de l’extérieur, resta quelques secondes dans le courant d’air frais de l’appareil de conditionnement, puis gratta à la porte de communication.
  
  Pas de réponse. Il tourna la poignée et jeta un coup d’œil dans la chambre d’Enrique. Vide. Le lit n’était pas défait. Hubert se demanda où était son compagnon. Il avait pu se croire obligé de mettre le Kapit Bahay à feu et à sang, en pensant que Hubert s’y trouvait encore !
  
  Revenu dans son domaine, Hubert se déshabilla puis alla se fourrer sous la douche. Lorsqu’il en ressortit pour s’essuyer, il aperçut Enrique qui s’était assis sur le lit et regardait les journaux.
  
  — Hello ! fit-il.
  
  Enrique le regarda, sourit, puis tourna le bouton de la radio. Il ne fallait jamais oublier qu’il n’existe rien de plus indiscret qu’un mur de chambre d’hôtel. Un air de musique nasillarde, d’inspiration chinoise, emplit la pièce. Hubert sortit de la salle de bains en continuant de s’essuyer.
  
  — J’espère que vous avez passé une bonne nuit ? demanda Enrique.
  
  — Pleine d’imprévus. Mais je me suis fait un mauvais sang du diable à votre sujet. Qu’est-ce que vous avez fait ?
  
  Enrique prit un air étonné.
  
  — Ce que j’ai fait ? Mais, ne m’aviez-vous pas prescrit de vous suivre partout où vous iriez ?
  
  Incrédule, Hubert fronça les sourcils.
  
  — Vous m’avez suivi ?
  
  — Bien sûr. Je ne suis tout de même pas tombé de la dernière pluie, amigo. J’avais envisagé que vous pouviez partir avec la fille et que celle-ci pouvait avoir sa propre voiture et tenir à vous emmener dedans. Je vous ai vu dans le hall pendant que vous l’attendiez et je vous ai vus sortir ensemble. J’étais prêt à prendre la chasse. Je vous ai suivi dans « Intra-muros », puis chez la fille. Et j’ai veillé tranquillement, dans la rue, sur votre sécurité…
  
  — Enrique, vous êtes un type formidable et je le dis comme je le pense !
  
  — Merci, amigo.
  
  Hubert lui raconta rapidement ce qui s’était passé.
  
  — Puis elle a voulu que nous allions chez elle et elle ne voulait rien entendre pour me laisser aller reprendre ma voiture…
  
  — Elle était trop survoltée, dit Enrique. Elle avait besoin que vous lui fassiez ça tout de suite…
  
  — Je le suppose ! Quelle séance, Seigneur ! Cette fille est complètement cinglée.
  
  — Elle vous a bien arrangé, constata Enrique avec une moue admirative. Morsures aux épaules, griffures aux reins. Vous n’avez pas dû vous embêter.
  
  Hubert eut un sourire féroce.
  
  — Faites-moi confiance, Enrique, elle en a pris bien davantage. C’est à peine si elle peut bouger, ce matin.
  
  — On l’entendait de la rue.
  
  — Sans blague ?
  
  Hubert se mit à rire, expédia la serviette humide dans la salle de bains et ouvrit l’armoire pour chercher du linge propre. Il posa le tout sur le lit et entreprit de s’habiller.
  
  — Quel est le programme ? demanda Enrique.
  
  — Nous partons tout à l’heure pour Baguio, elle et moi. Par le train. Elle ne m’a pas expliqué pourquoi, mais je suppose que c’est pour la cérémonie du serment.
  
  — Vos affaires vont bien.
  
  — Très bien. Vous venez aussi, naturellement, mais par la route.
  
  — Avec les deux voitures ?
  
  — Avec une seule, et tout le matériel. Nous en louerons une autre là-bas, si besoin est. Attention ! Ne vous rendez pas directement à Baguio. La station de chemin de fer la plus proche est à cinquante kilomètres et la liaison est assurée par un service automobile. C’est là que vous devrez nous attendre…
  
  — N’y a-t-il pas de service aérien, pour Baguio ?
  
  — Si, justement… J’imagine que la donzelle ne nous fait pas prendre le train sans raison, car c’est beaucoup plus long et compliqué. Ou il s’agit d’une simple mesure de sécurité, ou il se passera quelque chose entre la gare et Baguio.
  
  — Elle peut aussi bien craindre le mal de l’air.
  
  — Évidemment. En tout cas, vous nous attendrez à la descente du train. Je vous fais confiance pour passer inaperçu…
  
  — Quelles sont les consignes ?
  
  — Il se peut que je me trouve face à face avec « Juan de la Cruz » dès la nuit prochaine, mais je n’agirai pas. Il nous faut d’abord trouver le siège de l’organisation, identifier ses principaux responsables et tenter de les réunir avant d’entreprendre le nettoyage général…
  
  — Très bon programme, approuva Enrique. S’il vous arrive malheur, amigo, j’essaierai de le mener à bien tout seul.
  
  — S’il m’arrive malheur, vous rendrez compte à Primo et vous attendrez de nouvelles instructions.
  
  — Peut-être…
  
  Hubert prit dans la penderie un complet de coton fraîchement nettoyé et repassé et l’enfila. Puis il appela le garçon d’étage et lui confia du linge et un costume sales. Ils furent de nouveau seuls. Hubert entreprit de bourrer une valise légère.
  
  — Le train est à une heure trente. Il va falloir que je me grouille pour déjeuner…
  
  — Dites-moi, reprit Enrique. Je ne l’ai vue que de loin, mais cette Rosita n’a rien d’une Espagnole. Métisse ?
  
  — Métisse de Philippin et de Chinoise. Elle s’appelle Rosita parce qu’elle est catholique.
  
  — Mon pays exportait beaucoup de curés, jadis. Je suppose qu’elle porte une croix en sautoir et que c’est la seule chose qu’elle a refusé d’enlever devant vous.
  
  — Bien sûr !
  
  — Ça me rappelle une fille que j’ai connue autrefois à Barcelone, murmura Enrique en fermant à demi les yeux pour mieux rassembler ses souvenirs. C’était une putain, mais qui avait beaucoup de religion. En Espagne, les deux choses vont facilement de pair…
  
  Il regarda Hubert qui laçait ses chaussures.
  
  — Chaque fois qu’elle devait s’enfermer avec un client, elle donnait une peseta à sa petite sœur pour qu’elle prie pour la rémission du péché pendant que celui-ci se consommait. Mais la petite sœur, qui était flemmarde, refilait la moitié de l’argent et toute la corvée au petit frère…
  
  Il s’interrompit, avec l’impression qu’Hubert ne l’écoutait pas.
  
  — Et alors ? s’enquit poliment celui-ci.
  
  — Eh bien, reprit Enrique ravi, le petit frère avait un copain plus grand que lui auquel il donnait un quart de peseta et…
  
  — … toute la corvée.
  
  — Oui. Et quand le copain avait assez de pesetas, il s’offrait la grande sœur dont il avait le béguin, laquelle grande sœur refilait une peseta à la petite sœur pour…
  
  — Ça va, coupa Hubert, j’ai compris.
  
  Le téléphone sonna. Enrique termina vivement :
  
  — C’était moi, le copain, et je n’ai jamais su aucune prière.
  
  Hubert décrocha.
  
  — Allô !
  
  C’était Hillard. Il voulait simplement savoir si tout s’était bien passé. Hubert lui affirma que tout allait bien et qu’il n’avait qu’à faire le mort jusqu’à ce que lui-même reprît le contact. Il raccrocha. Enrique, qui avait suivi la conversation, demanda :
  
  — Vous avez lu les journaux ?
  
  — Non, pas eu le temps.
  
  — Ils ont descendu le capitaine Villarcayo, à la caserne, cette nuit. Un faux poulet en uniforme, personne ne lui a rien demandé. Il est ressorti tranquillement, son coup fait.
  
  — Ça devait arriver. Bon, je file. Vous partez le plus tôt possible, hein ? Je ne connais pas l’état des routes…
  
  — Amusez-vous bien, amigo.
  
  Hubert descendit avec sa valise qu’il déposa en bas au bureau de l’hôtel, puis gagna la salle à manger avec l’intention de déjeuner rapidement.
  
  
  *
  
  * *
  
  Ils étaient descendus du train à sept heures, dans une petite station mal éclairée, après un voyage relativement confortable dans un wagon « air conditionné ». Le service de correspondance pour Baguio était assuré par un vieil autocar pour les voyageurs de seconde classe et par une limousine conduite par un chauffeur en livrée blanche pour ceux de première.
  
  Rosita et Hubert se trouvaient seuls dans la limousine qui suivait maintenant une route en lacets, au fond de défilés vertigineux. La nuit était sombre, le temps orageux. Des éclairs de chaleur illuminaient parfois le paysage d’une surprenante beauté. Des incendies de forêts éclairaient des sommets, très hauts dans la montagne.
  
  Rosita bavardait en tagalog (7) avec le chauffeur, de choses sans importance. La route montait régulièrement, franchissant parfois des ravins sur des ponts récemment reconstruits. Hubert croyait se rappeler que les Japonais avaient tenu Baguio longtemps encore après la reddition de Manille.
  
  Les cocotiers et les bananiers avaient disparu depuis longtemps, des sapins se pressaient maintenant au flanc de la montagne et, brusquement, le miracle se précisa : il faisait frais. Hubert, qui venait de frissonner, enfila sa veste qu’il avait posée sur le dossier du siège avant, à côté du chauffeur.
  
  Ils roulaient depuis un peu plus de trois quarts d’heure lorsque la voiture s’arrêta devant un « check point », un poste de contrôle où, en principe, chaque conducteur de véhicule devait montrer son permis de conduire et prouver son identité. Ces postes étaient les derniers vestiges d’une époque encore récente où des bandes rebelles au gouvernement opéraient à travers le pays. Il n’y avait pas si longtemps que Manille même avait été menacé…
  
  Le conducteur fit un signe de la main et lança quelques mots au policier assis dans sa guérite, sous le dur éclairage d’une ampoule nue. Le policier approuva de la tête et la voiture repartit.
  
  Dix minutes plus tard, ils étaient au terminus de la compagnie de chemins de fer à Baguio. Puis, après les avoir fait quelque peu attendre, le chauffeur les conduisit au Pines Hôtel, sorte de palace pour milliardaires américains en vacances, planté au sommet d’une colline un peu à l’écart de la ville.
  
  — Nos chambres sont retenues, dit Rosita. Nous allons dîner, puis nous sortirons faire un tour…
  
  Le hall était immense, avec trois gigantesques cheminées et des peintures représentant des scènes de la vie primitive des indigènes, avant la colonisation.
  
  — Le directeur de cet hôtel s’appelle M. Resureccion, indiqua Rosita (8).
  
  — C’est un très joli nom, apprécia Hubert.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Ils étaient dans le bar de l’hôtel, de style « cabane bambou », lorsqu’un chasseur vint les prévenir qu’une voiture les attendait. Rosita, qui s’était inscrite sur le registre sous le nom de Rosita Bareng, donna le signal du départ.
  
  Ils traversèrent l’immense hall et sortirent. Une Chrysler noire, d’un modèle récent, attendait au bas des marches. Le chauffeur descendit pour leur ouvrir la portière. C’était un Philippin d’une trentaine d’années, mince et souple. Il tenait ses yeux baissés et n’accorda même pas un regard à Hubert.
  
  Il referma la portière lorsqu’ils furent montés, puis retourna prendre sa place au volant. Rosita lui parla en tagalog et il répondit une phrase courte dans la même langue. La voiture démarra.
  
  Rosita toucha la main d’Hubert et dit en anglais :
  
  — Nous pouvons, parler librement, ce garçon ne connaît que le dialecte du pays et un peu d’espagnol.
  
  — Il est à votre service ? demanda Hubert.
  
  — Ne posez pas de questions. Moins vous poserez de questions, mieux cela vaudra…
  
  Elle resta silencieuse un moment, puis enchaîna :
  
  — Doug vous a parlé un peu de notre organisation, de ses buts, et je vous ai donné un aperçu de nos moyens d’action. J’ai cru comprendre que vous désiriez être des nôtres. Me suis-je trompée ?
  
  Hubert lui serra fortement la main.
  
  — Ce serait mon plus cher désir. Le peu que je sais concernant votre programme me plaît. J’aime ce genre de choses. C’est ça, la vie : comploter, changer le cours des événements, manier les peuples… Quelle aventure !
  
  Elle sourit dans l’ombre.
  
  — Je ne m’étais pas trompée. Vous serez, j’en suis sûre, une recrue de choix.
  
  — L’inconvénient, Rosita, est que je dois regagner les États-Unis dans trois semaines environ.
  
  Énigmatique, elle le rassura :
  
  — En trois semaines, vous aurez l’occasion de rendre de grands services à « Paltik ».
  
  Il réalisa de justesse que c’était la première fois qu’elle mentionnait le nom de l’organisation en sa présence et s’étonna :
  
  — « Paltik » ? Qui est-ce ?
  
  Elle rit.
  
  — Ce n’est pas un nom de personne, mais celui d’un fusil de fabrication artisanale qu’utilisaient les partisans pendant l’occupation japonaise. Nous l’avons adopté pour baptiser notre organisation.
  
  La voiture roulait à allure modérée sur Léonard Wood Road, au milieu des sapins. Pas de circulation. L’impression de se promener dans un grand parc remarquablement entretenu.
  
  Ils atteignirent un rond-point. Un peu plus loin, Rosita montra du doigt l’entrée d’une magnifique propriété, à droite de la route :
  
  — Voici « Mansion House », la résidence d’été du Président des Philippines ; c’était autrefois celle du gouverneur général américain.
  
  Hubert regarda. Rosita ajouta d’un ton négligent :
  
  — Le Président arrive demain matin, avec toute sa suite. Vous savez peut-être que Baguio est la capitale d’été…
  
  Hubert n’eut aucune réaction visible, mais un déclic avait joué dans son esprit. Le Président allait arriver le lendemain, venant de Manille. « Paltik » n’avait-il pas l’intention de profiter de ce déplacement pour mettre à exécution son sinistre projet ?
  
  — De l’autre côté de la route, à gauche, vous auriez pu voir Wright Park, mais il est maintenant trop tard.
  
  Hubert se moquait bien de Wright Park. Tout ce qui l’intéressait était de savoir comment il allait s’y prendre pour faire échouer les plans de l’organisation et détruire celle-ci en si peu de temps.
  
  La voiture quitta Léonard Road pour s’engager sur une route plus étroite et très accidentée. Rosita ne disait plus rien, perdue dans ses pensées. Hubert se demanda quel poste important lui avait été promis dans le futur gouvernement révolutionnaire.
  
  La voiture s’arrêta.
  
  — Nous descendons, dit Rosita.
  
  Le chauffeur vint leur ouvrir la portière. Ils mirent pied à terre. Puis, la jeune femme entraîna Hubert sur un sentier escarpé. Une pancarte, avec une flèche, indiquait : « Mines View Park ».
  
  Ils furent obligés de s’arrêter après quelques pas, la transition entre la lumière des phares et l’obscurité dense qui régnait dans le parc les ayant rendus aveugles.
  
  — Il nous faudrait une lampe, suggéra Hubert.
  
  — Non. Nous allons nous y habituer.
  
  Déjà en effet, ils distinguaient les contours des choses. Ils repartirent prudemment, Rosita ouvrant la marche. Hubert paria avec lui-même qu’il allait bientôt se trouver en face de « Juan de la Cruz ».
  
  Le chemin lui parut long, puis ils débouchèrent sur une sorte de plate-forme rocheuse qui semblait suspendue au-dessus du vide. Un abri en forme de champignon était planté au centre, une balustrade de bois courait tout autour de cette terrasse naturelle.
  
  — Ceci s’appelle Mines View Park, murmura Rosita. De jour, la vue est absolument extraordinaire. Il y a des mines d’or juste en dessous.
  
  Hubert approcha du garde-fou et vit les lumières tout en bas. Puis un éclair illumina le paysage. C’était grandiose. Il se retourna et ne vit plus Rosita.
  
  — Je suis là ! dit-elle.
  
  Il la rejoignit sous l’abri-champignon. Elle était adossée au pilier central.
  
  — Savez-vous pourquoi je vous ai mené ici ? demanda-t-elle d’une voix unie.
  
  — Non, répondit légèrement Hubert. Mais je vais sûrement le savoir…
  
  Elle fit une légère pause et continua :
  
  — Notre chef, « Juan de la Cruz », va être ici dans un instant. Il vous fera prêter serment et vous serez alors des nôtres.
  
  Il ne répondit pas. Il était le novice au seuil de l’initiation et pouvait bien montrer une certaine émotion.
  
  — Il est encore temps pour vous de vous raviser, murmura-t-elle. Après, il sera trop tard. Vous appartiendrez corps et âme à l’organisation.
  
  — Je n’ai pas envie de reculer, répliqua-t-il.
  
  Puis, comme il ne devait pas oublier qu’elle était femme, il ajouta :
  
  — Sollicité par d’autres, j’aurais probablement hésité. C’est une décision difficile… Mais « Paltik » possède en vous le plus irrésistible des agents recruteurs. Comment pourrais-je refuser de vous suivre ?
  
  Elle protesta :
  
  — Prenez garde. C’est une décision trop grave pour que des sentiments de cet ordre puissent l’influencer…
  
  Il était tout près d’elle. Il la prit aux épaules et l’attira. Elle lui donna sa bouche…
  
  Elle le repoussa brusquement. Il recula d’un pas et se retourna. Une silhouette imprécise se tenait immobile à l’entrée de la plate-forme. Hubert retint sa respiration. Rosita et lui se trouvaient à l’endroit le plus obscur, dans l’ombre de l’abri, et le nouveau venu ne pouvait probablement les voir.
  
  Rosita bougea.
  
  — Carabao ! dit-elle à voix haute.
  
  — Macanza ! répondit l’autre.
  
  Il vint vers eux, s’arrêta à quelques pas.
  
  — Mabuhay !
  
  — Mabuhay ! dit Rosita en poussant Hubert du coude.
  
  — Mabuhay ! lança celui-ci.
  
  Rosita reprit :
  
  — Je suis heureuse de vous voir, « Juan de la Cruz ».
  
  Elle s’était exprimée en anglais.
  
  — Je vous ai amené Anthony R. Winner qui désire adhérer à l’Organisation. Je lui ai fait passer les épreuves. Il me paraît digne de servir avec nous.
  
  Hubert examinait avec soin l’étrange personnage qui se tenait immobile devant eux, vêtu d’une longue tunique sombre et la tête cachée sous une cagoule pointue qui lui tombait sur les épaules, tenant un fusil sous son bras droit.
  
  — Nous acceptons si vous le garantissez vous même, répondit « Juan de la Cruz » d’une voix sourde.
  
  Il parlait anglais avec un fort accent philippin. Il se dirigea soudain vers une table de bois grossièrement façonnée qui se trouvait près de la barricade, au bord du gouffre. Rosita prit le bras d’Hubert, ils suivirent le mouvement. « Juan de la Cruz » avait posé le fusil sur la table.
  
  — Ceci est un paltik, dit-il, l’emblème de notre organisation. C’est sur ce paltik que vous allez prêter serment… Êtes-vous prêt ?
  
  — Je suis prêt, affirma Hubert d’un ton de circonstance.
  
  — Mettez votre main sur le paltik et répétez après moi… Moi, Anthony Winner, de Philadelphie, jure de servir la Cause avec tous les moyens dont je dispose et de donner ma vie pour Elle s’il le faut…
  
  Hubert étendit sa main droite sur le fusil et répéta les termes du serment. « Juan de la Cruz » continua :
  
  — Je déclare solennellement que ma vie et ma conscience appartiennent complètement au parti « Paltik » et je jure pleine et entière obéissance à son chef : « Juan de la Cruz »…
  
  Hubert se remit à ânonner. Cette cérémonie grotesque lui donnait envie de rire. Elle avait été conçue sans aucun doute pour impressionner les esprits simples. Quand il eut fini, le chef reprit la parole :
  
  — Vous êtes maintenant des nôtres. Vous recevrez vos ordres par l’intermédiaire de Rosita et c’est à elle que vous devrez rendre compte. Vous ne devrez jamais chercher à connaître mon identité réelle, ni celles des autres membres de l’Organisation. N’oubliez pas que votre vie nous appartient. Bonne chance !
  
  Il reprit son fusil et s’éloigna. Un éclair illumina son départ, comme dans un scénario bien réglé. Il disparut. Rosita murmura :
  
  — Laissons-lui le temps de s’en aller. Nous ne sommes pas pressés.
  
  Hubert pensait que Enrique devait être aux aguets quelque part dans les environs immédiats et qu’il était assez malin pour prendre la piste du mystérieux « Juan de la Cruz » et suivre celui-ci jusqu’à sa tanière.
  
  Rosita se taisait, regardant de temps à autre le cadran lumineux de sa montre-bracelet.
  
  — Est-ce que toutes les prestations de serment se passent ici ? demanda Hubert.
  
  — Ne posez pas de questions. Perdez cette habitude… Quelle nuit splendide, n’est-ce pas ?
  
  — Ce serait mieux s’il y avait clair de lune.
  
  Elle consulta de nouveau sa montre.
  
  — Nous pouvons aller, maintenant.
  
  Ils redescendirent par le même chemin et retrouvèrent la voiture en bas. Le chauffeur les fit monter, reprit le volant et démarra. Rosita s’était carrée dans un coin. Elle regardait Hubert. Celui-ci réfléchissait intensément. Enrique avait dû prendre la piste de « Juan de la Cruz » et on pouvait lui faire confiance pour identifier et « loger » le chef de « Paltik ». Mais le temps pressait. Il était probable que l’attentat prévu serait exécuté le lendemain matin. Hubert ne savait même pas quel moyen de transport emprunterait le Président. Avion ? Train ? Automobile ? Si l’attentat était organisé à partir de Manille, il ne pouvait plus l’empêcher… Que faire ? Assommer le chauffeur, puis essayer de faire parler Rosita ? Bien aléatoire…
  
  — Êtes-vous prêt à exécuter votre première mission ? demanda soudain la jeune femme.
  
  Il retint son souffle. Allait-elle lui offrir le moyen qu’il cherchait ? Sur un plateau ?
  
  — Je suis à votre disposition, assura-t-il.
  
  Elle prit son temps, puis enchaîna :
  
  — Je vous ai dit que le Président quittait Manille demain matin pour venir prendre ici ses quartiers d’été. Il voyagera par avion. Une voiture et un chauffeur iront le chercher à l’aérodrome de Loakan. Nous avons décidé de mettre à profit ce déplacement pour agir. Demain matin, les Philippines perdront de nouveau un Président…
  
  — Accident d’avion, comme pour Magsaysay ?
  
  — Ne posez pas de questions… Non. Pas un accident d’avion. Depuis l’accident de Magsaysay, l’avion présidentiel est trop bien surveillé. Ce sera cette fois un accident d’auto.
  
  Elle fit une légère pause.
  
  — C’est-à-dire que la voiture présidentielle explosera quelque part sur Kennon Road, entre l’aéroport et la ville.
  
  Hubert hocha lentement la tête.
  
  — Excellent programme. Cela va mettre un peu d’animation dans Baguio.
  
  — Sûrement, dit-elle. Et cela va aussi vous donner un peu de travail, car c’est vous qui allez installer la bombe, avec l’aide de Andong, ici présent.
  
  — Moi ? S’étonna Hubert pour la forme. Mais, c’est un travail d’homme de main !
  
  Elle répliqua sèchement :
  
  — Avez-vous déjà oublié votre serment ?
  
  — Je n’ai rien oublié, mais je pensais que vous auriez l’intelligence de m’employer selon mes capacités réelles et d’une façon…
  
  — Moins dangereuse ? Se moqua-t-elle.
  
  — Je pouvais vous rendre de grands services par mes relations aux États-Unis et à l’ambassade, ici.
  
  — Nous exploiterons cela, n’ayez crainte ! Mais en attendant, vous irez poser cette bombe.
  
  — Bon, admit-il. J’irai.
  
  Elle se pencha en avant et dit quelques mots en tagalog à Andong. Le chauffeur, lâchant le volant d’une main, ouvrit la boîte à gants et en sortit une grande enveloppe de papier brun qu’il tendit à la jeune femme par-dessus son épaule.
  
  Elle alluma le plafonnier, ouvrit l’enveloppe et en tira une photographie de format 13 x 18 qu’elle jeta sur les genoux de Hubert.
  
  — Regardez ça, dit-elle.
  
  Il prit la photo glacée et se reconnut sans peine, tenant le cadavre de Dolores Luzo dans ses bras.
  
  — C’est excellent, apprécia-t-il d’un ton froid.
  
  — Pensez que le moindre mal qui pourrait vous arriver en cas d’erreur ou… d’indiscrétion, serait que cet intéressant document arrive entre les mains de la police…
  
  Il laissa tomber la photographie sur le plancher.
  
  — Jolis procédés !
  
  Elle ordonna :
  
  — Rendez-moi cette photo.
  
  Il se mit à rire doucement.
  
  — Pour qui me prenez-vous, chère Rosita ? Pour un petit chien-chien à sa mémère ?
  
  Elle parut décontenancée par cette nouvelle attitude.
  
  — Que dois-je conclure ? S’enquit-elle d’un ton menaçant.
  
  — Rien de grave, chère Rosita. J’irai poser cette bombe, puisque vous me le demandez si gentiment, mais je tiens à ce qu’il soit bien entendu dès maintenant que je ne suis pas à votre service personnel. Je ne suis pas votre larbin. Vous n’êtes à mes yeux qu’une intermédiaire, placée entre « Juan de la Cruz » et moi. Rien de plus.
  
  Elle respira profondément, ravalant sa colère, puis questionna :
  
  — Rien de plus, vraiment ?
  
  Il se mit à rire.
  
  — Si, reconnut-il, vous êtes une maîtresse extraordinaire.
  
  Elle se détendit, ramassa la photographie, puis se rapprocha de lui.
  
  — Je dois reconnaître, murmura-t-elle, que vous n’êtes pas mal non plus, comme amant.
  
  Il pensa qu’il s’était donné assez de mal pour l’installer dans cette opinion. Il savait par expérience qu’il n’existait pas trente-six façons de s’attacher une semblable panthère…
  
  La voiture ralentit. Andong, le chauffeur, la fit sortir de la route et l’engagea sous le couvert des sapins. Il éteignit tous les feux. Rosita tapota la cuisse de son voisin.
  
  — C’est à vous de jouer, amigo.
  
  Hubert s’étonna.
  
  — J’espère que vous allez tout de même me donner quelques renseignements utiles. Par où dois-je entrer, où se trouve le garage et quel est le numéro de la voiture pour le cas probable où il y en aurait plusieurs ?
  
  — Andong sait tout cela. Vous n’aurez qu’à le suivre et à l’aider à placer la bombe.
  
  Hubert grogna quelque chose qui pouvait passer pour un acquiescement. Il pensait que le pauvre Andong ferait partie des sacrifiés et que son rôle serait de raconter comment un certain Anthony Winner, citoyen U.S., l’avait aidé à installer la bombe qui avait tué le Président.
  
  Hubert mit pied à terre. Rosita le suivit. Ils rejoignirent Andong derrière la voiture et le regardèrent ouvrir la malle. Rosita souleva elle-même le couvercle d’une caissette métallique et tendit à Hubert une torche électrique et un Smith et Wesson 38 Spécial Police.
  
  — Les ordres sont de tirer si vous êtes surpris. À compter du premier coup de feu, je vous attendrai encore cinq minutes ici. Passé ce délai, vous devrez vous débrouiller par vos propres moyens pour regagner la ville.
  
  Elle plongea de nouveau dans la caisse.
  
  — Voici un plan de Baguio et de ses environs. Ne le perdez pas, il vous sera nécessaire en cas de besoin. Vous verrez vous-même sur la carte que c’est un vrai labyrinthe…
  
  Hubert empocha le plan, sans juger utile de dire qu’il en avait déjà pris un au Pines Hôtel, sur un comptoir couvert de brochures touristiques, dans un coin du hall, et qu’il s’était isolé aussitôt après pour jeter un rapide coup d’œil sur la topographie des lieux.
  
  Andong avait soulevé une sorte de gros cylindre, qui ressemblait à un morceau de tuyau de poêle, et qu’il enfouit dans une musette. Il prit aussi un revolver et une torche électrique.
  
  — Comment allons-nous faire pour nous comprendre ? demanda Hubert. Vous m’avez dit que ce zèbre ne parlait pas anglais…
  
  — Vous avez bien quelques notions d’espagnol ?
  
  — Aucune, mentit Hubert qui ne tenait pas à étaler ses dons linguistiques.
  
  — Eh bien, vous vous parlerez par signes. Comme ça, vous ne risquerez pas d’attirer l’attention par des éclats de voix.
  
  Andong avait mis sa musette en bandoulière et fit disparaître le 38 Spécial dans sa poche. Il referma le coffre.
  
  — Je suppose qu’il existe une garde permanente autour de « Mansion House » ? demanda Hubert.
  
  — La surveillance est assurée par les Malacanan Guards. Mais il y a beaucoup de relâchement quand le Président n’est pas là.
  
  — Bon, dit Hubert. Allons-y. Plus vite ce sera fini, plus vite nous irons nous coucher…
  
  Rosita lui pinça le bras et murmura :
  
  — Petit salaud…
  
  Décidément, elle ne pensait qu’à ça ; alors qu’Hubert n’avait envisagé qu’un bon sommeil réparateur. Il lui semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’il avait dormi pour la dernière fois…
  
  Ils se mirent en marche. Andong montrait le chemin, souple, rapide et silencieux comme devaient l’être ses ancêtres sur le sentier de la guerre. Hubert suivait sans mal et ne faisait guère plus de bruit. Il se demandait bien comment toute cette histoire allait se terminer…
  
  Il lui fallait de nouveau décider de la conduite à tenir. Deux solutions s’offraient à lui. Il pouvait aider « loyalement » Andong à poser sa bombe dans la voiture présidentielle, puis compter sur la confiance que lui vaudrait cette opération pour pénétrer plus avant dans le dispositif du parti « Paltik », quitte à prévenir téléphoniquement la police le lendemain matin… Il pouvait aussi assommer Andong avant que la bombe soit posée, puis revenir et raconter à Rosita que la bombe était installée, mais qu’Andong avait été capturé par les « Malacanan Guards » sur le chemin du retour.
  
  Il parvint rapidement à conclure que Rosita n’accepterait pas facilement la dernière histoire et qu’elle se débrouillerait sûrement d’une façon ou d’une autre pour la vérifier. Ce serait alors la fin de l’aventure…
  
  Mieux valait jouer le jeu correctement jusqu’au bout. Il serait toujours facile de passer un coup de fil à la police, anonyme bien entendu, pour lui signaler que la voiture présidentielle avait été dotée pendant la nuit d’un accessoire aussi dangereux qu’inutile.
  
  Ils avaient marché cinq bonnes minutes lorsqu’ils atteignirent une route qu’Hubert reconnut : Léonard Wood. Ils la traversèrent et longèrent silencieusement l’enceinte de « Mansion House »…
  
  Andong s’arrêta soudain. Si brusquement qu’Hubert faillit lui monter sur les talons. Avait-il entendu quelque chose ? Immobiles, les deux hommes pouvaient à peine se voir, tellement était dense l’obscurité. Hubert entendit enfin un bruit de voix qui se rapprochait accompagné de pas traînants dans les aiguilles de pins.
  
  Les gardes passèrent tout près, puis s’éloignèrent. Ils parlaient espagnol et Hubert avait parfaitement compris qu’ils s’entretenaient de l’arrivée présidentielle et des nouvelles corvées qui allaient en résulter pour eux…
  
  Andong repartit, Hubert le suivant comme son ombre. Puis il s’arrêta de nouveau, mais sans brusquerie cette fois. Hubert le vit fouiller dans sa poche, puis faire trois pas en avant. Le bruit d’une clé tournée doucement dans une serrure bien huilée. Une porte de fer forgé s’ouvrit avec lenteur, poussée par Andong. Hubert suivit le mouvement et referma la porte derrière eux.
  
  Ils avaient franchi les limites de la résidence présidentielle.
  
  Andong se remit en route. Il se dirigeait avec une sûreté étonnante dans l’obscurité. Hubert pensa qu’il avait dû reconnaître le parcours. Ils avaient bien fait fabriquer une clé pour la porte dérobée et huilé la serrure et les gonds…
  
  Ils progressaient tout de même beaucoup moins vite qu’à l’extérieur et ils avaient marché près de dix minutes depuis la grille lorsqu’un grand bâtiment se dressa soudain devant eux.
  
  Andong s’immobilisa. Ils prêtèrent l’oreille. Un appareil de radio fonctionnait dans les environs, ou un tourne-disque. Les échos d’une musique de jazz arrivaient jusque-là…
  
  Ils contournèrent le pignon du bâtiment. Une fenêtre était illuminée à l’étage, éclairant le terre-plein de ciment qui s’étendait devant la construction.
  
  Andong fit signe à Hubert de ne pas bouger et se glissa le long du mur. Hubert le vit ouvrir une petite porte, ménagée dans un grand portail, avec une clé qu’il avait tirée de sa poche. L’opération avait été supérieurement montée.
  
  Sur un nouveau signe, Hubert rejoignit rapidement Andong. Ils franchirent le seuil, refermèrent la porte et se trouvèrent dans une obscurité totale.
  
  À l’odeur, Hubert savait qu’il était dans un garage, donc à pied d’œuvre. Il ne leur restait plus maintenant qu’à poser cette sacrée bombe sans attirer l’attention de celui ou de celle qui faisait de la musique juste au-dessus.
  
  Andong alluma sa lampe. Des chromes brillèrent, des phares renvoyèrent la lumière. Il y avait là une douzaine de voitures. Des Buick et des Cadillac… Andong marcha lentement sur le front des engins, éclairant les plaques minéralogiques.
  
  Il trouva celle qu’il cherchait, une Cadillac noire dernier modèle et la montra du doigt à Hubert. Il posa sa musette sur le sol, sous le pare-chocs, puis alla ouvrir la portière et plongea à l’intérieur pour libérer le capot.
  
  Il fit ensuite comprendre à Hubert que celui-ci devait l’éclairer. Hubert alluma sa lampe. Il était préoccupé par un escalier de bois qui s’élevait le long d’un mur latéral et qui devait conduire aux chambres de domestiques installées au-dessus et dont l’une au moins était occupée.
  
  Andong souleva doucement le capot. Cela fit tout de même quelque bruit et les bruits résonnaient amplement dans ce grand espace clos. Hubert lui toucha l’épaule et lui montra l’escalier, avec une mimique qu’il voulait expressive. Le Philippin secoua négativement la tête, puis haussa les épaules. Hubert pensa qu’il avait voulu lui dire que cet état de choses ne le tracassait pas et que, de toute façon, il fallait bien courir le risque, puisque la voiture présidentielle se trouvait là et pas ailleurs.
  
  Andong sortit de la musette un long câble gainé, terminé par un vieux compteur kilométrique de motocyclette, qui semblait avoir été sérieusement modifié. Il prit aussi une clé anglaise et plongea sous le capot.
  
  Hubert avait déjà compris. Pas besoin de lui faire un dessin. Andong allait brancher le système de mise à feu de la bombe sur la prise de compteur de la Cadillac. L’appareil devait être réglé pour se déclencher après un certain nombre de kilomètres, soigneusement calculé et forcément supérieur à la distance qui séparait « Mansion House » de l’aéroport, puisque la voiture ne devait sauter qu’au retour. Ils avaient même pu prévoir l’endroit où se produirait l’explosion, à quelque cent mètres près.
  
  Andong travaillait vite et avec une remarquable habileté. Il avait sans doute derrière lui des années de mécanique. Hubert admirait la précision de ses gestes et l’économie de mouvements dont il faisait preuve.
  
  Au-dessus, la musique s’était arrêtée. Hubert n’aima pas cela. Andong pouvait prendre des précautions, il lui était impossible de ne produire aucun bruit : il travaillait avec du métal sur du métal.
  
  Hubert avait regardé son chronomètre au début des opérations. Il y avait exactement quatre minutes et vingt-cinq secondes d’écoulées, lorsque Andong se redressa, branchement terminé, après avoir fait filer le câble et le compteur modifié sous la voiture.
  
  Il referma le capot. Hubert eut l’impression que cela avait fait autant de bruit qu’un coup de feu. Il ne put s’empêcher de regarder vers l’escalier…
  
  Déjà, sans perdre de temps, Andong se glissait sous la voiture, avec sa musette et sa lampe personnelle. Hubert se déplaça et s’accroupit pour lui apporter le renfort d’un éclairage plus précis.
  
  Ce fut alors que des pas résonnèrent au dessus, puis qu’une porte claqua. Instantanément. Andong éteignit sa lampe et fit signe à Hubert d’aller se fourrer sous la voiture voisine.
  
  Hubert pivota sur ses talons, éclaira le refuge proposé puis fit l’obscurité et se coula à tâtons sous le large véhicule.
  
  Il était temps. Une vive lumière inonda tout le garage. Les marches de l’escalier craquèrent lentement l’une après l’autre. Ce n’était pas le rythme de quelqu’un sachant où il va… Hubert pensa que l’homme avait entendu le bruit produit par la fermeture du capot et qu’il venait voir.
  
  Les secondes passèrent. Le silence revint. L’homme avait dû s’arrêter à mi-hauteur de l’escalier, emplacement qui lui offrait un observatoire presque idéal…
  
  Allait-il remonter après cela ? Une marche craqua, puis une autre… Hubert retint sa respiration. L’homme continuait de descendre. Il n’était pas tranquillisé.
  
  Hubert assura son 38 Spécial Police dans sa main droite. Il savait qu’en cas de coup dur, il serait obligé de suivre les instructions données par Rosita, c’est-à-dire d’abattre l’empêcheur de tourner en rond. Il ne pouvait pas se laisser capturer. Il serait inculpé d’attentat contre la vie du Président des Philippines et la police recevrait sûrement la photographie prise par Rosita, qui permettrait de lui coller également sur les reins l’assassinat de Dolores Luzo. Le Président ne serait pas mort, mais l’un des buts essentiels de l’Organisation serait atteint : discréditer les Américains et leurs amis politiques aux yeux de l’opinion publique.
  
  Arrivé en bas de l’escalier, l’homme faisait une nouvelle pause. Hubert se mit à former des vœux pour qu’Andong n’ait rien laissé de son matériel en dehors de l’abri de la voiture.
  
  Une voix féminine tomba d’en haut, par le trou de l’escalier, déformée par l’inquiétude :
  
  — Tu vois quelque chose ?
  
  Elle s’exprimait en espagnol. L’homme répliqua :
  
  — Non. Je ne vois rien.
  
  Il était enroué et se gratta la gorge après avoir parlé.
  
  — Reviens ! reprit la femme. C’était un courant d’air !
  
  De la même nature, devait-elle penser, que celui qui avait fait claquer une porte à l’étage.
  
  L’homme grogna quelque chose d’incompréhensible, mais ne fit pas demi-tour. Il avançait maintenant sur le front des voitures, comme un général passant ses troupes en revue. Ses talons ferrés claquaient sur le ciment. Il marchait à pas lents. Hubert pensa qu’il devait être armé. Qui n’était pas armé dans ce sacré pays ?
  
  Le danger se rapprochait. Entre deux roues, Hubert aperçut les pieds de l’homme. Il tourna légèrement la tête pour regarder Andong. Le Philippin tenait lui aussi son 38 Spécial Police à la main. Il était parfaitement immobile et détendu. On aurait dit un chat guettant une souris.
  
  L’homme s’immobilisa devant la Cadillac présidentielle. La voix de la femme arriva de nouveau :
  
  — Tu remontes ?
  
  D’être seule là-haut semblait l’effrayer beaucoup plus que l’idée qu’un étranger peut-être animé de mauvaises intentions avait pu s’introduire dans le garage.
  
  — Fiche-moi la paix ! gronda l’homme.
  
  Et il vint entre les deux voitures, d’un pas circonspect. Il portait des sandales de cuir jaune à lanières et d’étranges chaussettes violettes. Le bas de son pantalon de toile mastic était effrangé. Il sentait fort des pieds.
  
  Hubert respirait avec méthode, profondément mais sans bruit. Il ne voulait pas être à court d’oxygène s’il lui fallait passer brusquement à l’action. Mais son cœur battait la chamade. Il n’aimait pas se sentir écrasé par ce châssis de voiture alors qu’il pouvait avoir besoin d’un instant à l’autre de sa complète liberté de mouvements.
  
  La Cadillac présidentielle bougea. L’homme ouvrait une portière. Le regard d’Hubert rencontra celui d’Andong. Le Philippin paraissait aussi tranquille que si cette affaire ne l’eût pas concerné. Hubert s’en trouva rassuré. Il avait craint que son compagnon ne fût pas pleinement maître de ses nerfs…
  
  La portière fut refermée. Les pieds de l’homme tournèrent d’un quart de tour. Il s’éloigna. Hubert ferma les yeux et tout son corps se mit à vibrer de soulagement.
  
  Mais ce n’était pas fini. Au lieu de retourner vers l’escalier, l’homme se dirigeait vers l’autre extrémité du garage. Il allait passer devant la porte qui avait donné accès à Andong et à Hubert et qui n’avait pas été refermée à clé. Peut-être allait-il voir que le verrou n’était plus dans son logement extérieur. Cela dépendait de la forme de la serrure, ou de l’idée qui lui viendrait ou non de vérifier…
  
  Mais l’homme n’avait voulu aller jusqu’au bout que par acquit de conscience. Il n’examina pas la fermeture des portes et revint rapidement sur ses pas. Lorsqu’il entendit grincer la première marche de l’escalier, Hubert sentit une onde brûlante lui monter au visage, en même temps qu’une irrésistible envie de rire. Puis il regarda Andong et sa joie fut effacée…
  
  Toujours allongé sur le dos, le Philippin tremblait convulsivement et claquait des dents. Stupéfait, ne sachant que faire, Hubert l’observa tout le temps que l’homme grimpait l’escalier. Puis, ce fut l’obscurité. Totale. Des pas résonnèrent au plafond, quelques bruits de voix, une porte refermée sans ménagement ; c’était fini.
  
  Hubert n’entendit plus que le crépitement des dents de son compagnon qui s’entrechoquaient au rythme d’un tir de mitrailleuse. La tension avait été trop forte pour lui et ses nerfs avaient lâché à l’instant même où le danger s’effaçait…
  
  Hubert ne disait rien. Il avait décidé, pour ne pas blesser l’amour-propre du Philippin, de lui laisser le loisir de se calmer et de ne pas rallumer sa lampe le premier.
  
  Les minutes s’écoulèrent. Andong cessa de trembler, mais Hubert entendait le sifflement de sa respiration. Il prenait le temps de récupérer…
  
  Puis, il alluma sa lampe, la coinça entre ses cuisses, orientée de façon à éclairer l’endroit du châssis où il devait fixer la bombe, et se remit au travail, sans un regard pour Hubert qui sortit lentement de son abri pour lui apporter le renfort de sa propre lampe.
  
  De nouveau, Andong agissait avec une précision et une rapidité étonnantes. Le seul souvenir de la crise qu’il venait de subir était la sueur abondante qui avait trempé ses vêtements et inondé son visage et sa chevelure.
  
  La bombe fixée solidement, il la relia au système de mise à feu, vérifia une dernière fois la bonne tenue de l’installation puis fit signe à Hubert de reculer pour le laisser sortir.
  
  C’était fini.
  
  Le temps de rassembler les outils dans la musette, de s’assurer avec soin qu’ils ne laissaient aucune trace de leur passage et ils marchèrent silencieusement vers la porte…
  
  Andong referma à clé. Il n’oubliait rien. Hubert respirait avec volupté l’air frais chargé de l’odeur des pins. Andong passa devant lui et il lui emboîta de nouveau le pas.
  
  Il ne leur restait plus qu’à éviter les patrouilles des Malacanan Guards jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du parc.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Rosita n’avait pu obtenir des chambres communicantes et leurs appartements étaient séparés par la largeur d’un couloir. Ils étaient rentrés quelques minutes après minuit. Il y avait peu de monde dans le hall immense de l’hôtel et Hubert espérait que personne n’avait remarqué la belle tache d’huile qui s’étalait sur sa chemise.
  
  Ils étaient au centre du couloir, entre leurs portes, leurs clés à la main. Elle lui toucha les lèvres avec ses doigts et dit :
  
  — Viens me rejoindre dans vingt minutes. Le temps de prendre un bain et de me préparer pour la nuit… et pour toi.
  
  Il aurait bien voulu dormir, mais, toute idée de plaisir mise à part, il pensait, pour de multiples raisons, que mieux valait lui donner satisfaction. Elle était heureuse que leur mission se fût déroulée avec succès et les défenses dont elle s’entourait pouvaient fort bien se relâcher, maintenant que les dés étaient jetés.
  
  — Dans vingt minutes, pas une de plus, promit-il en riant.
  
  Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui mordit la bouche. Le bruit de l’ascenseur qui montait les sépara. Ils entrèrent chacun chez soi.
  
  Hubert ferma la porte au verrou. Il était un peu étonné qu’elle le laissât ainsi libre de ses mouvements, alors qu’il pouvait encore empêcher l’attentat en prévenant la police. Mais le rapport d’Andong avait dû être favorable et elle croyait d’autre part le tenir suffisamment avec l’histoire Dolores… Il était également possible et même probable que le parti « Paltik » entretînt des « oreilles » parmi le personnel de l’hôtel…
  
  Hubert ouvrit sa valise et en sortit sa trousse de toilette qu’il déploya sur le lit. Elle contenait deux rasoirs, un mécanique et un électrique. Il prit ce dernier, un modèle très répandu, mais qui contenait en réalité un minuscule poste émetteur à transistors et circuits imprimés. Cet émetteur à ultra-hautes fréquences était capable de fonctionner pendant vingt-quatre heures sur sa pile et sa portée était de quarante kilomètres. Une petite merveille.
  
  Hubert tira de sa valise un petit récepteur portatif en bakélite noire et jaune, de marque très connue et le plus petit que l’on pouvait trouver dans le commerce. La seule particularité de ce « gadget » était qu’il pouvait recevoir les ondes ultra-courtes d’un émetteur comme celui qui se trouvait dissimulé dans la coquille du rasoir électrique.
  
  Les fenêtres étaient ouvertes. À Baguio, l’air conditionné était assuré par l’altitude et par les pins. Hubert alluma dans la salle de bains pour faire croire qu’il s’y trouvait, ferma la porte, éteignit dans la chambre et alla se placer devant la fenêtre…
  
  Numéro un appelle numéro deux… Numéro un appelle numéro deux…
  
  Les ondes émises par l’émetteur lilliputien s’envolaient dans l’espace. Hubert n’attendit pas longtemps la réponse. La voix d’Enrique jaillit soudain, étouffée, du petit récepteur.
  
  — Numéro deux écoute numéro un.
  
  — Faites votre rapport, numéro deux. Juan de la Cruz est venu au rendez-vous de Mines View Park, avez-vous pu le suivre lorsqu’il est reparti ? Terminé.
  
  — Je n’ai pas eu besoin de le suivre « particulièrement ». C’est votre chauffeur qui a tenu le rôle. Terminé.
  
  Hubert craignit d’avoir mal entendu.
  
  — Voulez-vous répéter ce que vous venez de dire ? Terminé.
  
  — C’est votre chauffeur qui a tenu le rôle. Je l’ai vu revenir dans le sentier et ôter sa cagoule. Personne d’autre n’est venu. Terminé.
  
  Ainsi, Andong avait tenu le rôle de « Juan de la Cruz ». Tenu le rôle, car Hubert ne pouvait admettre que le Philippin fût réellement le chef du parti « Paltik », celui-ci ne pouvant décemment mettre la main à la pâte de pareille façon. Enrique rappela Hubert à l’ordre :
  
  — Je vous écoute, numéro un. Terminé.
  
  — Écoutez-moi bien, ce que je vais vous expliquer est très important et le temps m’est compté. Vous avez dû nous voir, le chauffeur et moi, nous introduire dans le parc de « Mansion House ». Nous avons été posés une bombe sous la voiture présidentielle. Il faut que vous alliez désamorcer cette bombe. M’entendez-vous ? Terminé.
  
  — Je vous entends très bien, numéro un. Si cela peut vous intéresser, je vous ai suivis jusqu’aux abords du garage. J’avais compris que Rosita vous attendait. Terminé.
  
  — Parfait. Comme ça, vous savez où aller…
  
  Hubert continua en donnant à Enrique tous les détails techniques nécessaires. Puis il conclut :
  
  — Il ne me sera plus possible de communiquer avec vous avant le jour. Mettez-vous à l’écoute à partir de sept heures. Terminé.
  
  — Compris. Embrassez Rosita pour moi. Terminé.
  
  Hubert tira les rideaux, ralluma et ramassa son matériel. Puis il se déshabilla et se mit sous la douche. Rosita l’attendait…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le bruit d’une fuite rapide sous les buissons surprit Enrique qui s’immobilisa, le cœur battant. Il pensa que la fatigue était cause de sa nervosité. Ils avaient couvert près de quinze mille kilomètres en avion pour atteindre Manille, en exploitant les horaires au maximum. Deux nuits dans les appareils de la P.A.A., une autre à demi blanche passée à surveiller le domicile de Hillard, une tout à fait blanche à veiller sur la sécurité de Hubert et celle-ci qui ne s’annonçait guère mieux.
  
  Une vraie vie de chien !
  
  Il sortit de sa poche un flacon de rhum et but quelques gorgées à la régalade. Il n’était pas armé, ayant préféré laisser son Colt dans la voiture. Il était bien décidé à ne pas se laisser surprendre ; mais si cela lui arrivait, il emploierait une méthode éprouvée qui lui avait été enseignée par Hubert.
  
  Il se remit en marche. Les aiguilles de pins craquaient légèrement sous ses semelles. L’obscurité était d’une telle densité qu’il lui arrivait de se faire griffer le visage par des basses branches qu’il apercevait trop tard.
  
  Il marcha quelques minutes, puis commença à se demander s’il était bien dans la bonne direction. Lorsqu’il avait fait le parcours sur les talons de Hubert et du chauffeur philippin, il s’était contenté de suivre le mouvement sans trop prêter attention au chemin suivi. De même pour revenir. Il n’avait pas prévu qu’Hubert le renverrait là et, maintenant, il n’était plus sûr de rien.
  
  Il s’arrêta un instant, prêtant l’oreille. Il n’y avait pas de vent et l’endroit était d’une tranquillité étonnante. Enrique pensa qu’il ferait bon s’allonger là et dormir, le nez dans les aiguilles de pins…
  
  Il repartit. Une sourde inquiétude lui tenaillait l’estomac, qu’il s’obstinait à mettre sur le compte de sa fatigue. Enrique ne croyait pas aux pressentiments. Il ne croyait à rien, ni à Dieu, ni à diable.
  
  Il s’arrêta soudain au bord d’un chemin et dut reconnaître qu’il était perdu. Il ne savait plus du tout s’il devait continuer tout droit, ou bien aller à droite, ou à gauche. Il n’était même plus certain de pouvoir revenir sur ses pas et de retrouver l’endroit où il avait franchi l’enceinte.
  
  Il rebut quelques gorgées de rhum et se sentit les idées plus claires. Mais il éprouva en même temps une sourde irritation contre Hubert, qui devait être en train de s’offrir une partie de jambes en l’air avec cette splendide garce de Rosita.
  
  — Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer, grogna-t-il. Ça ne changera jamais !
  
  Il se rendit compte qu’il s’était exprimé à haute voix, puis reconnut en lui-même qu’il était injuste car Hubert prenait souvent plus que sa part des risques et des fatigues…
  
  Il leva les yeux au ciel, examina les étoiles, en prit une comme repère et décida de se guider sur elle et de marcher dans cette direction pendant cinq minutes. Le pire qui pouvait lui arriver était de tourner en rond.
  
  Il arriva enfin au bord d’un tennis qui devait indiquer la proximité des bâtiments. À quelque distance de là, il faillit tomber dans un bassin. Puis il distingua les contours d’une vaste construction qu’il ne put identifier…
  
  La seule chose à faire était bien sûr d’approcher pour voir. Il avança, quittant le couvert des arbres et sans trop prendre de précautions. Il n’avait rencontré personne depuis son entrée dans le parc et l’alcool, s’il lui avait redonné du tonus, avait par contre émoussé sa prudence naturelle…
  
  Le drame se noua brutalement, comme toujours. Il entendit en même temps marcher et parler, tout près de lui et légèrement en arrière. La patrouille était sortie de derrière une haie de lauriers-roses qu’il n’avait pas vue…
  
  Impossible de fuir sans attirer l’attention. La seule chance était de rester parfaitement immobile et de miser sur l’obscurité pour échapper aux gardes. Il mit à profit les dernières secondes qui lui étaient accordées pour sortir son flacon de rhum et le déboucher. Puis, il se figea complètement, avec une rigidité de statue.
  
  Les hommes passèrent à moins de deux mètres de lui, sans le voir. Mais, par une triste ironie du sort, ce fut la préparation de sa ruse qui le perdit. L’un des soldats renifla et dit :
  
  — Por Dios ! Ça sent le rhum par ici !
  
  La seconde suivante, un autre s’exclama :
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  Enrique devina que « ça » ne pouvait être que lui. Il s’arrosa vivement de rhum et se mit à vaciller sur place, les yeux vitreux, marmonnant très doucement, comme pour lui-même :
  
  — J’veux voir not’Président ! J’veux voir not’Président !
  
  Il s’exprimait en espagnol, comme les gardes. Les feux convergents de cinq ou six torches électriques l’enveloppèrent. Il eut l’impression de se trouver tout nu au milieu d’une foule.
  
  — Haut les mains ! ordonna l’un des gardes.
  
  Il entendit les déclics des fusils que l’on armait et faillit obéir. Mais il eut assez d’empire sur lui même pour courir le risque qui, seul, pouvait le sauver. Il fit face aux soldats et leur montra le visage hébété d’un alcoolique invétéré.
  
  — J’veux voir not’Président, répéta-t-il assez haut pour qu’ils pussent l’entendre. J’veux voir not’Président !
  
  Les soldats hésitaient.
  
  — Qui es-tu ? demanda celui qui devait être le chef de la patrouille. Que fais-tu ici ?
  
  — J’veux voir not’Président !
  
  Il tituba, puis rota bruyamment. Déjà, les autres n’avaient plus peur.
  
  — Un vrai tonneau de rhum ! Remarqua l’un. Jamais rencontré quelqu’un qui pue comme ça. Ah ! Le cochon !
  
  — Faut qu’on l’emmène au poste !
  
  — J’veux voir not’Président, grogna Enrique en grimaçant.
  
  Deux soldats l’encadrèrent. Ils le palpèrent, rien dans les poches, puis l’entraînèrent.
  
  — On va te faire voir le Président, va ! Ne t’en fais pas !
  
  Enrique fut soulagé. Dès l’instant qu’ils se moquaient de lui, c’était gagné. Ils le prenaient réellement pour un ivrogne. Le reste était facile…
  
  On le fit entrer dans une grande salle où des Malacanan Guards dormaient tout habillés sur des lits de camp. Il fut poussé dans un bureau, tomba lourdement sur une chaise. Quelques minutes passèrent, puis un officier apparut, furieux d’avoir été réveillé. Enrique le regarda d’un œil torve et dit :
  
  — J’veux voir not’Président ! Et j’veux l’voir tout de suite !
  
  — Debout ! ordonna l’officier d’un ton rogue.
  
  Enrique se mit péniblement sur ses pieds, oscillant dangereusement.
  
  — Garde à vous !
  
  — Pourquoi ? s’étonna lourdement Enrique.
  
  — Je suis commandant, répliqua l’autre en montrant ses galons.
  
  Enrique prit un air à la fois étonné et ravi. Il fit un pas en avant, plongea, se rattrapa au cou de l’officier, lui tapota familièrement l’épaule :
  
  — T’es commandant ? Eh bien, je n’ai pas de conseils à te donner, mais… fais pas le con, mon vieux, t’as une bonne place !
  
  Des soldats se mirent à rire. L’officier devint cramoisi et repoussa brutalement « l’ivrogne ».
  
  — Fouillez-moi cet abruti et foutez-moi ça au bloc ! Tout de suite !
  
  Enrique se rendit compte, un peu tard, qu’il avait été trop loin. Son but était de se faire reconduire à la grille du parc et jeter dehors à coups de pied quelque part, mais pas de se faire enfermer dans une geôle. Il essaya de rattraper l’affaire, mais les soldats, craignant la colère de leur chef, ne le laissèrent plus parler.
  
  — Ferme ta gueule, ou on va te la fermer !
  
  — Je le dirai au Président. Vous foutra tous à la retraite !
  
  Ils lui vidèrent les poches, ce qui fut vite fait. Il n’avait bien entendu aucun papier d’identité sur lui.
  
  — Comment t’appelles-tu ?
  
  — J’vous l’dirai pas ! V’sêtes pas assez poli avec moi. J’veux voir not’Président !
  
  — Ça va ! Quand tu auras cuvé ton rhum, faudra bien que tu parles !
  
  Enrique se retrouva bientôt enfermé dans une cellule sans fenêtre, sans le moindre espoir de pouvoir s’évader pour aller désamorcer cette sacrée bombe. À moins d’un miracle, les Philippines allaient perdre, dans quelques heures, un Président de plus…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Hubert roula sur le dos et ferma les yeux. Il en avait assez. Cette fille était un vrai vampire, absolument insatiable. Si l’affaire ne se terminait pas bientôt, il allait y laisser sa peau. Sûrement.
  
  Lorsqu’il eut retrouvé son souffle et que les battements de son cœur eurent repris un rythme à peu près normal, il allongea le bras pour chercher sa montre sur la table de chevet. Elle devina et demanda, d’une voix alourdie de fatigue :
  
  — Quelle heure ?
  
  Le cadran lumineux brillait dans l’obscurité. Hubert répondit :
  
  — Sept heures dix.
  
  Depuis dix minutes, Enrique devait être à l’écoute. Enrique était toujours exact quand il le pouvait. Rosita tressaillit.
  
  — Déjà ? Ce n’est pas possible !
  
  — Eh si ! Il doit faire jour…
  
  Il cherchait un prétexte qui lui permettait de regagner sa chambre sans éveiller la méfiance de cette panthère, mais il n’eut pas besoin de se creuser la tête plus longtemps. Elle se dressa sur un coude et dit :
  
  — Nous avons à faire. C’est aujourd’hui un grand jour. Retourne chez toi et dépêche-toi de faire ta toilette et de t’habiller. Dans une demi-heure, je frappe à ta porte et nous filons.
  
  « Elle veut m’offrir un premier balcon pour l’assassinat du Président », se dit Hubert. Cela pouvait lui donner la chance qu’il espérait. L’idée lui était venue pendant la nuit que tout l’état-major de « Paltik » allait sûrement se réunir pour décider des mesures à prendre afin d’exploiter au mieux les résultats de l’attentat. Il fallait les cueillir à ce moment-là, tout ensemble…
  
  Il se leva et marcha vers la fenêtre. Les rideaux tirés, un jour gris apparut. Le ciel était couvert. Rosita s’exclama :
  
  — Qu’est-ce que c’est ? Des nuages ?
  
  — J’en ai peur.
  
  Angoissée, elle s’inquiéta :
  
  — Crois-tu que l’avion pourra quand même venir de Manille ce matin ?
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Sais pas. Connais pas suffisamment la région pour te dire. Mais j’ai l’impression que ça va se lever…
  
  Il n’avait aucune impression, mais ne voulait pas que des prévisions pessimistes pussent lui faire modifier ses plans.
  
  — File ! ordonna-t-elle. Et attends-moi dans ta chambre.
  
  — Okay ! Baby !
  
  — Ne m’appelle pas « Baby » ! J’ai horreur de ça !
  
  Il remit son pyjama, enfila sa robe de chambre, puis ses chaussons, fit une grimace à son étrange maîtresse et sortit. Le couloir était désert. Il entra dans sa chambre, referma sa porte au verrou et se mit aussitôt à préparer son matériel de radio.
  
  Deux minutes plus tard, il expédiait son message sur les ondes :
  
  — Numéro un appelle numéro deux… Numéro un appelle numéro deux…
  
  Enrique ne se pressait pas de répondre. Hubert continua d’appeler inlassablement pendant cinq minutes. Il interrompit l’émission le temps de prendre une douche. Appela de nouveau pendant cinq minutes. Se lava les dents, puis se rasa. Chercha encore le contact avec Enrique pendant cinq autres minutes.
  
  Vainement.
  
  Le temps passait. S’il s’obstinait, Rosita allait le surprendre avant qu’il ne fût prêt. Il admit que quelque chose avait dû arriver à son compagnon et ramassa ses appareils, la mort dans l’âme. Il terminait de s’habiller. On frappait à la porte.
  
  Il ouvrit. Ce n’était pas Rosita, mais un garçon portant le petit déjeuner sur un plateau.
  
  — Je n’ai rien demandé, protesta Hubert.
  
  Puis il avisa sur le plateau une enveloppe bleue adressée à « M. Anthony R. Winner ». Il dit au garçon, en lui montrant la table :
  
  — Posez ça ici.
  
  Lui donna un pourboire et le regarda sortir avant de décacheter l’enveloppe. Ce n’était pas l’écriture d’Enrique. Il lut :
  
  
  
  Très cher,
  
  Je suis obligée de m’absenter maintenant et ne rentrerai probablement pas avant midi. Excuse-moi. Je te demande de ne pas quitter l’hôtel, car il est possible que j’aie besoin de toi, auquel cas je te téléphonerais.
  
  Repose-toi, pauvre chéri, tu en as bien besoin.
  
  Rosita.
  
  
  
  — La garce ! jura-t-il entre ses dents serrées par la colère.
  
  Elle l’avait bien possédé ! À aucun moment, elle n’avait eu l’intention de l’emmener. Elle avait seulement voulu l’éloigner afin de pouvoir se sauver sans attirer son attention.
  
  Furieux, il décrocha le téléphone. Il convenait tout de même de vérifier.
  
  — Mlle Bareng, s’il vous plaît.
  
  Il entendit la sonnerie, longuement, puis la voix du standardiste :
  
  — Mlle Bareng ne répond pas, monsieur.
  
  — Voulez-vous la faire appeler dans le hall, s’il vous plaît ? Il est possible qu’elle y soit.
  
  — Un moment, monsieur. Ne quittez pas…
  
  Hubert attendit. Deux minutes passèrent. Le standardiste se fit de nouveau entendre.
  
  — Le portier a vu Mlle Bareng sortir, il y a cinq minutes, monsieur. Elle est partie en voiture…
  
  Hubert raccrocha et se mit à jurer. Il avait laissé filer Rosita, Enrique ne répondait pas et il ne pouvait rien faire. Seul, Enrique possédait les moyens de retrouver la filière. C’était vraiment trop bête !
  
  Il se calma bientôt. Il savait trop que jamais rien de bon ne peut sortir d’une colère. Il mangea, afin de réparer ses forces, puis s’allongea sur le lit, son récepteur, allumé, sur le traversin, près de son oreille…
  
  Il lui fallut à peine cinq minutes pour s’endormir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique sentit qu’on le secouait et protesta furieusement :
  
  — Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes cinglé !
  
  Il ouvrit les yeux. La lumière électrique l’éblouit, mais il vit tout de même que le « cinglé » était un soldat et la mémoire lui revint. Il prit aussitôt un air idiot et demanda :
  
  — Qu’est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ?
  
  Le militaire se mit à rire.
  
  — On vous a ramassé cette nuit dans le parc. Vous teniez une sacrée biture !
  
  Enrique cligna des yeux et se gratta le crâne. Une bonne odeur de café lui chatouillait agréablement les narines.
  
  — Dans quel parc ?
  
  — « Mansion House ». Vous êtes au poste des Malacanan Guards, au palais présidentiel.
  
  Enrique le considéra d’un œil soupçonneux.
  
  — Vous vous foutez de moi ?
  
  — Sûrement pas.
  
  — Et qu’est-ce que je fabriquais cette nuit, dans le parc du palais présidentiel, hein ?
  
  Rigolard, le soldat haussa les épaules.
  
  — Vous étiez soûl. Vous vouliez voir le Président.
  
  Enrique se montrait de plus en plus abasourdi.
  
  — Voir le Président ? Pour quoi faire ?
  
  — J’en sais rien. Mais vous aviez l’air d’y tenir ! Vous voulez une tasse de jus ?
  
  — Volontiers ! Ça m’éclaircira peut-être les idées.
  
  Le militaire ramassa un petit broc et une tasse en matière plastique qu’il avait posé sur le sol de ciment. Il emplit la tasse et dit :
  
  — Vous allez en avoir besoin, parce que j’aime mieux vous dire que vous n’avez pas fini d’avoir des emmerdements ! Surtout que vous vous êtes foutu de la gueule du commandant et qu’il a juré de vous en faire baver au moins pendant deux jours pour apprendre la politesse !
  
  Enrique cessa de souffler sur le café brûlant.
  
  — Moi ? Je me suis… C’est pas possible !
  
  — J’étais là. Même qu’on s’est drôlement marré !
  
  — Je vais lui faire des excuses. Je suis vraiment navré !
  
  Enrique but à petites gorgées le café encore très chaud. C’était exactement ce qu’il lui fallait pour le réveiller. Il voulut consulter sa montre, mais se souvint qu’on la lui avait enlevée, avec tout ce que contenaient ses poches.
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  — Huit heures.
  
  Il se sentit pâlir. Hubert devait l’appeler depuis bientôt une heure. Il fallait absolument se sortir le plus rapidement possible de cette chausse-trape.
  
  — Un peu plus de café ?
  
  — Non, merci. Emmenez-moi plutôt aux toilettes.
  
  Reconnaître les lieux sans perdre de temps et saisir la première occasion qui s’offrirait pour jouer la fille de l’air avant d’être obligé de répondre aux questions indiscrètes qu’on ne manquerait pas de lui poser…
  
  Il se leva. Il avait dormi tout habillé et se sentait sale et fripé. Le garde fit la grimace.
  
  — Vous puez encore drôlement le rhum ! constata-t-il. Vous avez dû vous baigner dedans, c’est pas possible !
  
  — Me souviens plus de rien, mon vieux.
  
  Il suivit le jeune soldat hors de la cellule. Ils longèrent un couloir dallé, très propre.
  
  — Ça vous plaît, le métier ? demanda Enrique d’un ton amical.
  
  — Oui. C’est assez bien payé et ce n’est pas tellement dur.
  
  — L’uniforme vous va drôlement bien, mon vieux. Vous devez faire de sacrés ravages quand vous descendez en ville, hein ?
  
  Le garçon rougit puis hocha la tête d’une façon comique.
  
  — Ben, fit-il, on se défend. Faut bien…
  
  — Bon sang ! gémit soudain Enrique. Qu’est-ce que j’ai mal au crâne ! Vous ne pourriez pas me trouver un comprimé d’aspirine ou quelque chose dans ce goût-là ?
  
  — C’n’est pas impossible. Tenez, les toilettes, c’est là. Je vais vous chercher un comprimé…
  
  — Au moins deux !
  
  — D’accord.
  
  Enrique poussa une porte et se trouva dans une pièce garnie de quatre lavabos. Il y avait deux autres portes au fond. Enrique en ouvrit une, puis s’enferma.
  
  La fenêtre, assez exiguë, était ouverte. Il n’y avait pas de barreaux. Sans hésiter, il grimpa sur le couvercle de la cuvette en se tenant au tuyau de la chasse d’eau. Il passa la tête dehors et regarda.
  
  Une vaste cour sablée, des pelouses, des sapins, une forêt de sapins, une camionnette… Il retint le juron qui montait aux lèvres. C’était une voiture de blanchisseur. Personne autour.
  
  Enrique savait depuis longtemps que des choses aussi importantes que la liberté ou l’existence peuvent quelquefois dépendre de la rapidité d’une décision. Il utilisa le réservoir de la chasse d’eau pour se soulever, attrapa un gros tuyau qui courait au plafond, fit une traction, engagea ses pieds dans l’ouverture de la fenêtre, passa les jambes, posa ses fesses sur l’appui…
  
  Cinq secondes plus tard, il tombait mollement dans une plate-bande d’orchidées. Dix secondes plus tard, il ouvrait les portes arrière de la camionnette. Vingt secondes plus tard, les portes refermées, il se dissimulait sous un tas de linge sale.
  
  Il ne lui restait plus maintenant qu’à attendre et à souhaiter que le soldat, revenu avec ses comprimés d’aspirine, ne s’inquiétât pas vraiment devant la porte close avant que la voiture du blanchisseur démarre.
  
  La chance, une fois de plus, devait favoriser Enrique. Peut-être parce que la chance était la seule chose non palpable en laquelle il croyait. Il y croyait même avec beaucoup de force et pensait qu’un agent secret, aussi bon soit-il, devait en posséder une sacrée dose rien que pour durer…
  
  Il sentit la voiture remuer, entendit le claquement d’une portière, puis le zin-zin du démarreur… Le moteur tournait. La camionnette démarrait. Enrique en oublia l’odeur du linge sale, une forte odeur de sueur militaire.
  
  Il essaya d’estimer le temps de grâce que pourrait lui accorder le soldat qu’il imaginait planté entre les quatre lavabos, peut-être déjà intrigué par le silence…
  
  La camionnette roulait vite. Elle fut soudain freinée, assez brutalement. Un gros paquet de linge roula sur la tête d’Enrique, qui entendit des voix résonner à l’extérieur. La voiture repartit. Il pensa qu’ils avaient franchi les limites de « Mansion House » et qu’ils devaient maintenant rouler sur Léonard Wood Road.
  
  Il se dégagea des ballots malodorants qui le recouvraient et rampa vers l’arrière. Prudemment, veillant à ne pas se briser les ongles, il manœuvra le verrou et entrouvrit la porte. Il découvrit une chaussée goudronnée qui défilait rapidement, puis des sapins à n’en plus finir…
  
  Il se prépara à sauter, le dos tourné à la route, accroché aux portes. Il attendit un ralentissement suffisant, à un carrefour, et se laissa tomber, très souple, incliné à quarante-cinq degrés en arrière.
  
  Le choc le ramena à la verticale et il se mit à courir pour ne pas tomber en avant. Dès qu’il lui fut possible de contrôler son équilibre, il ralentit et obliqua vers le fossé, qu’il franchit d’un bond.
  
  Il était libre, encore fallait-il le rester. Il ne pensait pas que les gardes de la résidence présidentielle alerteraient immédiatement la police après avoir découvert sa disparition. Ils se contenteraient d’abord de fermer toutes les issues, puis de le rechercher dans le parc. Il pouvait s’écouler une demi-heure avant que le sol de Baguio ne devînt vraiment brûlant pour Enrique. En une demi-heure, il pouvait faire beaucoup de choses, notamment reprendre contact avec Hubert.
  
  D’abord, retrouver la voiture qu’il avait cachée dans le sous-bois, le long de Felipe Street, au-dessus de Léonard Wood Road. Il avait laissé dedans tout son matériel et ce matériel allait sûrement leur être nécessaire, à Hubert et à lui, dans les heures à venir…
  
  Il s’orienta et partit, marchant à une cinquantaine de mètres de la route. L’endroit était parfaitement désert. Il était encore trop tôt pour les promeneurs…
  
  Il lui fallut parcourir un bon kilomètre avant de retrouver l’Oldsmobile. Le matériel était là, intact. Il prit un des émetteurs-récepteurs accordé sur la fréquence utilisée par Hubert, mit le contact, sortit l’antenne et se mit à parler devant le micro :
  
  — Numéro deux appelle numéro un…
  
  Numéro deux appelle numéro un… Numéro deux…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert se réveilla, avec l’impression que quelqu’un lui parlait à l’oreille. Il ouvrit les yeux et se souleva sur les coudes. C’était une voix nasillarde…
  
  — Numéro deux appelle numéro un… Numéro deux appelle…
  
  Enrique ! Vivement, Hubert descendit du lit pour aller chercher son rasoir-émetteur, dont il déploya le fil antenne sur la fenêtre. Le récepteur d’une main, l’émetteur de l’autre, il répondit :
  
  — Numéro un écoute numéro deux… Numéro un écoute numéro deux…
  
  Enrique raconta ses aventures, et qu’il n’avait pu désamorcer la bombe. Hubert sentit quelque chose de désagréable le serrer à la gorge. Ils allaient être obligés de prévenir la police et c’était pourtant ce qu’il aurait voulu éviter…
  
  — Avez-vous pu placer une « boîte de sardines » dans la voiture qui nous a transportés, Rosita et moi, hier soir ?
  
  Enrique répondit qu’il l’avait fait, que cela lui avait été facile pendant que le chauffeur montait à Mines View pour tenir le rôle de « Juan de la Cruz ». Mais il n’avait pas encore cherché le contact, il avait préféré appeler tout de suite Hubert.
  
  — Cherchez-le maintenant. Je coupe et vous rappelle dans trois minutes. Terminé.
  
  Hubert consulta sa montre. Ce qu’ils appelaient une « boîte de sardines » était une balise émettrice à deux transistors et circuits imprimés, capable d’envoyer sans arrêt pendant 24 heures des signaux radiophoniques à quarante kilomètres de distance. Cet appareil avait été conçu pour les signalisations et les transmissions militaires urgentes. Son nom lui venait de ce que les prototypes avaient été construits dans des boîtes de sardines de modèle courant. L’émetteur à voix qu’Hubert utilisait, camouflé dans l’enveloppe de matière plastique d’un modèle de rasoir électrique très connu, n’était qu’une variante de la « boîte de sardines ». Il en existait d’autres modèles, capables de lancer sur les ondes des signaux codés, des S.O.S. par exemple…
  
  Hubert pensa aux bouleversements que la technique pouvait apporter dans l’exercice d’un métier aussi étrange que celui d’agent secret. Depuis que les transistors et les circuits imprimés avaient permis la construction d’appareils de radio pouvant être transportés dans une poche et facilement dissimulés, il était maintenant possible de mener à deux des affaires qui, autrefois, auraient exigé deux ou trois fois plus de personnel.
  
  Il était possible, par exemple, de dissimuler une « boîte de sardines » dans une voiture dont on tenait à ne pas perdre la trace. Pendant vingt-quatre heures, limite de durée de sa pile, le minuscule appareil expédiait inlassablement son signal. Si l’on avait perdu le contact de vue, il suffisait de rechercher en gonio la direction d’où venait l’émission…
  
  La voix d’Enrique jaillit de nouveau du récepteur resté allumé. Hubert répondit. Enrique lui annonça qu’il entendait parfaitement les « Tut… Tut… Tut… » de la « boîte de sardines » qu’il avait placée dans la voiture de l’adversaire et que les signaux semblaient venir du sud-ouest.
  
  — Retrouvons-nous dans dix minutes au marché, proposa Hubert. Dans l’allée centrale. Si vous êtes recherché, c’est encore dans la foule que vous passerez le mieux inaperçu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Hubert, venu a pied par Session Road, était arrivé le premier. Il regardait un grand panneau blanc imprimé en rouge, installé au milieu de l’allée centrale du marché. Ce panneau énumérait les diverses interdictions faites à la population : interdiction de cracher, interdiction de jeter des papiers ou autres déchets, et même interdiction d’uriner en dehors des « Public Toilets » spécialement construites par la municipalité de Baguio. L’injonction « Gardez votre cité propre » rappelait New York à Hubert lorsqu’une main lui toucha doucement l’épaule.
  
  — Content de vous revoir, amigo.
  
  Hubert se retourna en souriant. Enrique ajouta :
  
  — Excusez-moi de vous avoir fait attendre, amigo.
  
  — Vous puez le rhum ! constata Hubert.
  
  — Justement. Je suppose que les Malacanan Guards vont mentionner ce détail intéressant dans le signalement qu’ils vont fournir ou qu’ils ont déjà fourni à la police. Il faut que vous me prêtiez quelque argent… J’ai tout laissé là-bas, excepté mes papiers et mes armes qui étaient sagement restés dans la voiture.
  
  Ils allèrent à la section des vêtements qui se trouvait à deux pas. En moins de dix minutes, Enrique se trouva complètement remis à neuf, avec cet avantage que ses vêtements du cru, alliés à son type espagnol, lui permettaient maintenant de se faire passer pour un Philippin.
  
  Ils se disposaient à regagner la voiture lorsqu’Hubert retint Enrique par le bras.
  
  — Parlons français, dit-il. Personne ne nous comprendra… Écoutez, mon vieux, il faut prendre une décision au sujet de cette bombe. Nous ne sommes pas certains de pouvoir neutraliser les gens de « Paltik » et, de toute façon, nous avons pour ordre d’empêcher l’attentat prévu contre le Président. Il faut donc prévenir la police. Il y a là une cabine téléphonique qui nous tend les bras. Allez-y, l’espagnol est votre langue maternelle…
  
  — Quel numéro ?
  
  Hubert tira de sa poche le Baguio Guide qu’il avait pris à l’hôtel et le feuilleta…
  
  — Important telephone numbers, lut-il, Long Distance… Information… Hospital… Fire Department… Police Department : 21-11 or 32-86.
  
  — 21-11 ou 32-86. J’y vais. Qu’est-ce que je leur dis ?
  
  — Dites-leur que la voiture présidentielle doit sauter entre l’aéroport et « Mansion House ».
  
  — J'y vais. Donnez-moi de la monnaie, s’il vous plaît.
  
  Hubert fouilla dans ses poches, lui donna quelques pièces. Enrique alla s’enfermer dans la cabine. Hubert le regarda composer le numéro, puis se retourna. Il y avait foule aux alentours du marché, quelques aveugles martelaient les trottoirs avec leurs cannes, mais l’attention d’Hubert se fixa aussitôt sur un agent en uniforme qui observait Enrique…
  
  L’évasion du poste de garde de « Mansion House » devait maintenant avoir été signalée et toute la police devait être sur les dents. Hubert sentit l’inquiétude le gagner. Le flic avait dû les voir ensemble ; s’il décidait d’interpeller Enrique, il essaierait de les mettre tous deux dans le même panier… à salade.
  
  Enrique ressortit, puis s’éloigna d’un air détaché en direction de Kayang Street, tournant le dos au flic. Hubert comprit que son compagnon avait flairé le danger.
  
  L’agent fit quelques pas, l’air indécis. Hubert se prépara à passer à l’action. Il pouvait profiter de la foule pour frapper l’homme d’un atémi au plexus sans que personne ne pût s’en rendre compte. Il serait ensuite le premier à lui porter secours et à s’étonner du mal qui l’aurait si subitement terrassé… Et le premier aussi à s’éloigner.
  
  Mais une brave femme, vêtue d’oripeaux voyants, accrocha le policier pour lui demander un renseignement. L’homme l’écouta, puis pivota sur ses talons pour lui montrer quelque chose dans l’allée centrale. Hubert se glissa entre les pavillons 3 et 4, rejoignit Harrison Road et tourna à droite.
  
  Il retrouva Enrique dans Abanao Road.
  
  — J’ai eu chaud, grogna celui-ci.
  
  Ils furent bientôt dans la voiture. Enrique avait pris le volant.
  
  — Je me charge de la gonio, avait dit Hubert.
  
  La voiture démarra. Hubert consultait le plan.
  
  — Vous étiez au coin de Felipe Street et de Léonard Wood Road et les signaux vous arrivaient du sud-ouest…
  
  Il suivit du doigt la ligne imaginaire.
  
  — Cela coupe Kennon Road à peu près à hauteur de cette boîte de nuit qui s’appelle Homestead. Je suppose que le cortège présidentiel doit suivre Kennon Road ; cela m’étonnerait qu’il passe de l’autre côté, par Loakan Road et le camp John Hay… Direction Kennon Road.
  
  Il prit en main le petit récepteur dont la longueur d’onde était réglée sur celle de la « boîte de sardines » et le fit fonctionner. Il entendit bientôt les « Tut… Tut… Tut… » de la balise émettrice.
  
  — Une voiture, c’est fait pour se déplacer, dit Enrique. Elle a pu bouger depuis tout à l’heure.
  
  — Je ne crois pas, répondit Hubert en faisant pivoter la boîte du récepteur de droite à gauche, puis de gauche à droite. L’émission vient maintenant du sud-est et cela recoupe parfaitement votre premier relevé, étant donné notre nouvelle position. Toujours Kennon Road.
  
  La vitesse était limitée à vingt km/h dans la ville, Enrique ne pouvait accélérer.
  
  — Qu’est-ce qu’ils ont dit, les flics ? demanda Hubert. Vous ne m’avez pas raconté.
  
  — Rien. La seule chose qui semblait les intéresser était de savoir mon identité et d’où je les appelais. J’ai raccroché.
  
  — Vous êtes sûr qu’ils ont bien compris de quoi il s’agissait ?
  
  — On ne peut jamais être sûr d’une chose comme ça. Mais s’ils n’ont pas compris, c’est qu’ils sont particulièrement bouchés. J’ai été assez clair…
  
  
  *
  
  * *
  
  Ils avaient abandonné la voiture et montaient à pied le long d’un escarpement rocheux qui dominait Kennon Road. Ils avaient emporté le récepteur et leurs Colt 45. Rien de plus.
  
  Enrique murmura, alors qu’ils s’étaient arrêtés pour souffler, au pied d’un énorme pin :
  
  — Si les flics nous ramassent avec notre arsenal, on sera frais !
  
  — Pas du tout, mon vieux. Il y a un petit chapitre consacré aux armes à feu dans le guide de Baguio. Il est seulement interdit d’en porter dans les cabarets, dans les écoles de danse, dans les dancings, dans les bars, dans les salles de billards, dans l’enceinte des piscines et dans je ne sais plus quoi… Les jeux de boules, je crois. Mais c’est tout. Partout ailleurs, vous pouvez vous trimbaler avec un Colt dans chaque poche si ça vous chante !
  
  — Sans blague ? C’est vraiment pratique pour nous !
  
  Ils recommencèrent à grimper, silencieusement, guidés par les « Tut… Tut… Tut… » Lancinants de la « boîte de sardines ». Les nuages s’étaient dispersés et le soleil éclairait maintenant le magnifique paysage.
  
  Ils arrivèrent au bord d’une route étroite, mais goudronnée. Hubert, regardant vers la droite, aperçut dans une trouée le mur blanc d’une maison.
  
  — Nous brûlons, murmura-t-il. Suivons ce chemin à bonne distance.
  
  Ils peinèrent cinq minutes encore sur un terrain difficile, puis s’arrêtèrent à cinquante mètres d’une grande villa, bâtie sur une sorte de terrasse naturelle qui surplombait le vide au dessus de Kennon Road.
  
  Enrique poussa Hubert du coude et lui montra une Chrysler noire, rangée avec d’autres sur un terre-plein sableux, à gauche de la maison ; la voiture sur laquelle il avait installé la « boîte de sardines ».
  
  Andong était donc là, et probablement Rosita. Hubert compta sept automobiles en tout. C’était bien la réunion qu’il avait prévue.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Enrique.
  
  — Dix minutes d’observation, répondit Hubert.
  
  
  *
  
  * *
  
  L’avion était passé très bas au-dessus des sommets, puis avait viré pour se placer dans l’axe de la piste unique de Loakan. Il avait disparu, le bruit de ses moteurs s’était lentement estompé…
  
  Allongés à plat ventre dans les aiguilles de pins, Hubert et Enrique observaient les conjurés que le passage de l’avion avait, comme par magie, tirés hors de la villa.
  
  Ils étaient dix, y compris Rosita. Neuf hommes et une femme. Andong ne figurait pas dans le lot. Ils s’étaient tous accoudés sur la balustrade de pierre qui bordait la terrasse, au bord du précipice, et regardaient en bas la route où devait passer le convoi présidentiel.
  
  Hubert fut aussitôt certain que le système de mise à feu de la bombe avait été réglé pour que la Cadillac du Président explosât sur la portion de route qui pouvait être vue de cette terrasse…
  
  Il y avait des Philippins, des Chinois, probablement un ou deux Japonais. Ils étaient très excités, comme des gosses que l’on aurait conduits au feu d’artifice.
  
  Hubert se souleva légèrement sur les mains et dit :
  
  — Je crois que c’est le moment où jamais d’aller jeter un coup d’œil dans cette baraque. Il va bien s’écouler dix minutes ou un quart d’heure avant que le cortège n’arrive, peut-être plus. Ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas une réception officielle sur le terrain.
  
  — Je vais avec vous ?
  
  — Non, vous restez ici, en couverture. Ce n’est jamais bon de mettre tous ses œufs dans le même panier.
  
  — Faites attention. Il peut très bien y avoir quelqu’un à l’intérieur. Des domestiques…
  
  — Je ne vois pas notre chauffeur d’hier soir… Je ferai attention. À tout à l’heure…
  
  — C’est ça. Bonjour chez vous !
  
  Hubert se redressa en souplesse et fila sous le couvert des sapins vers l’arrière de la maison. Tout était tranquille de ce côté-là, mais Hubert n’avait pas pour habitude de se fier aux apparences et il n’oubliait aucune des précautions nécessaires…
  
  Il descendit un talus assez raide derrière une construction de ciment qui devait être un garage, puis se glissa derrière l’écran d’une haie de petits conifères. Il y avait deux portes, dont l’une, la plus petite, devait être celle de l’office.
  
  Il atteignit le mur sans encombre et approcha d’une fenêtre. C’était la cuisine. Andong était là, examinant dans le four des pâtisseries en cours de cuisson.
  
  Hubert passa sous la fenêtre, puis devant la petite porte et atteignit la grande, à double battant, vitrée, qui donnait accès à une sorte de bibliothèque-salon.
  
  Il entra comme chez lui, referma doucement, traversa la pièce, ouvrit une autre porte et découvrit un couloir qui semblait partager toute la maison en deux dans le sens de la longueur. De l’autre côté se trouvait un grand salon, ouvert sur la terrasse. Des verres sales, des cendriers pleins de mégots indiquaient que les conjurés avaient attendu là l’arrivée de l’avion présidentiel.
  
  Hubert entendit soudain des pas et n’eut que le temps de se dissimuler derrière une grosse armoire sculptée. Il vit Andong passer à deux mètres de lui, portant une dizaine de coupes à champagne sur un plateau. Le Philippin ouvrit une porte au fond du couloir et disparut.
  
  Hubert pénétra dans une chambre qui sentait le renfermé et attendit là le retour d’Andong. Il l’entendit repasser, rejoindre la cuisine… Alors, il quitta sa cachette et alla voir ce qui se trouvait derrière la porte qu’avait franchie le Philippin. C’était un escalier. Un escalier de cave. La lumière était restée allumée. Hubert descendit avec précaution et déboucha dans une cave voûtée garnie de casiers à bouteilles. Un de ces casiers était monté sur une lourde porte, ouverte pour l’instant, mais qu’il devait normalement dissimuler.
  
  Hubert continua sur le chemin des découvertes. Il entra dans une autre cave, de dimensions plus modestes et dut se retenir pour ne pas siffler de surprise. Il venait de mettre les pieds dans un véritable arsenal en miniature.
  
  Revolvers, mitraillettes, fusils mitrailleurs ; des armes prises aux Japonais, d’autres d’origine américaine, sûrement récupérées des livraisons de Spyron (9) à la fin de la guerre. Il contourna des caisses de munitions et tomba sur les explosifs. Il y avait là de quoi faire sauter toute la montagne. Hubert comprit alors l’importance de la pancarte « Défense de fumer » accrochée à l’entrée.
  
  Il entendit de nouveau des pas. Andong revenait. Hubert risqua un œil entre deux caisses et vit passer le Philippin avec un plateau chargé de pâtisseries. Il attendit que le chauffeur-maître d’hôtel remontât pour aller jeter un regard dans le local suivant.
  
  Là, tout changeait. Ce n’était plus une cave, ni une soute à munitions, mais une salle de conférences. Rien n’y manquait. Il y avait une grande table recouverte d’un tapis vert, des chaises, des classeurs, un téléphone, un magnétophone, un énorme poste récepteur de type intercontinental.
  
  Hubert approcha. Des cartons avec des noms marquaient les places. Les verres et les pâtisseries étaient disposés au milieu. Au bout le plus éloigné, à la place du président, quelques dossiers se trouvaient empilés.
  
  Hubert ne put résister à la tentation. Il voulait savoir ce que contenaient ces dossiers… Le premier était marqué : « Plan des opérations », le second : « Élections », le troisième : « Douglas Hillard », le quatrième : « Anthony Winner ». Hubert ouvrit ce dernier et vit une notice de renseignements et quelques photos le représentant avec le cadavre de Dolores sur les bras.
  
  Il referma vivement et plongea sous la table. Andong revenait. Hubert se demanda s’il allait faire la navette longtemps encore. Cela commençait à l’énerver.
  
  Andong reparti, Hubert décida de passer aux choses sérieuses. Après avoir frôlé de justesse l’échec total, il avait maintenant tous les atouts en main. À lui d’en profiter.
  
  Il retourna inventorier le contenu du petit arsenal et trouva facilement ce qu’il cherchait : différents détonateurs et systèmes de mises à feu entre lesquels il ne lui restait plus qu’à choisir. M. Smith lui avait commandé de détruire le parti « Paltik ». Eh bien ! Il allait le détruire !
  
  Tout au moins son état-major, ce qui revenait au même. La tête coupée, le dragon meurt.
  
  Il se mit au travail. C’était dans des moments comme celui-ci qu’il appréciait le plus l’enseignement qu’il avait reçu pendant la guerre dans cette école d’espionnage créée par l’O.S.S. et qui se trouvait installée à Washington dans les locaux du Country Club du Congrès. Là, il avait étudié des choses aussi diverses que la cryptographie, les rendez-vous clandestins, les filatures, les interrogatoires, les perquisitions, la pose de mines, l’allumage d’incendies, la manipulation des explosifs, l’usage de l’entretien des armes à feu, les techniques japonaises de combat à mains nues, etc.
  
  Il fut dérangé deux fois encore par Andong, à tel point qu’il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’occire immédiatement l’encombrant Philippin. Mais les autres pourraient s’étonner de sa disparition et vouloir le retrouver avant de se réunir autour de la table verte pour discuter de l’exploitation politique de l’assassinat du Président, ou plutôt de l’organisation d’un nouvel attentat, puisque l’explosion attendue de la voiture présidentielle n’aurait pas lieu…
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique, toujours dans la même position, commençait à se demander sérieusement ce que pouvait bien fabriquer Hubert. Cette maison n’était tout de même pas si grande qu’il faille vingt minutes pour la visiter.
  
  Il hésitait entre obéir à son chef de mission et rester là, ou aller voir ce qui se passait, lorsqu’une vive agitation se manifesta sur la terrasse. Les quelques personnages qui s’étaient écartés retournèrent vivement à la balustrade. Tous penchés ainsi, ils ressemblaient à une brochette de passagers marins souffrant du mal de mer. Enrique devina que le cortège présidentiel était en vue et ne put s’empêcher de sourire à l’idée de la déception qu’ils allaient connaître…
  
  Il en oublia Hubert pour se concentrer uniquement sur l’observation des conjurés et de leurs réactions. Tous étaient silencieux et Enrique eut soudain l’impression que même la nature retenait son souffle, que les oiseaux s’étaient arrêtés de chanter. Il cessa de respirer.
  
  L’explosion se répercuta dans l’étroite vallée comme un coup de tonnerre, montant en roulant à l’assaut des pentes et reprenant une force nouvelle en atteignant les sommets. Enrique sentit le sol trembler sous lui, puis il entendit les clameurs des conjurés qui sautaient de joie sur la terrasse. Encore hébété, il pensa : « Ce con de flic a dû me prendre pour un fou. Il ne m’a pas cru… »
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert avait aussi senti le sol de la cave trembler sous ses pieds, mais il se refusait à croire que cette secousse avait été provoquée par l’explosion de la voiture présidentielle. Ce ne fut que lorsque les conjurés descendirent et qu’il les entendit discuter avec une folle excitation de la beauté du « feu d’artifice » qu’il dut se rendre à l’évidence.
  
  Il ne gaspilla aucune énergie à se demander ce qui s’était passé. Le Président mort ou pas, ses assassins allaient maintenant payer.
  
  Il attendit patiemment que les responsables du parti « Paltik » se fussent installés autour de la table et que tout bruit de chaises eût cessé. Les bouchons de champagne avaient commencé à sauter lorsqu’il déclencha le mécanisme de mise à feu. Il lui restait cinq minutes pour évacuer la place…
  
  Il s’assura d’un geste qu’il avait bien dans sa poche la liste des membres de l’état-major de « Paltik » qu’il avait relevée en copiant les cartons disposés sur la table. Il avait remarqué les noms de Laurel (10) et de Roces, des noms qui avaient été tristement célèbres sous l’occupation japonaise et qui avaient dû se vendre maintenant à d’autres maîtres…
  
  Il était dans l’escalier, à mi-chemin, lorsqu’il aperçut une paire de jambes devant lui. Son sang ne fit qu’un tour. Il leva les yeux et reconnut Andong. Il l’avait cru en bas, à déboucher le champagne. Sidéré, Andong le regardait comme s’il avait été un fantôme. Hubert réussit à sourire.
  
  — Salut, amigo ! lança-t-il.
  
  Il grimpa deux autres marches. Ne sachant absolument pas quel parti prendre, déconcerté par l’attitude apparemment naturelle d’Hubert, Andong s’écarta pour le laisser passer. Du bon côté. La main d’Hubert, étendue bien raide, partit avec la rapidité de l’éclair. Un atémi classique à la carotide, un coup qui ne pardonnait pas. Sous le choc, la tête du Philippin alla heurter le mur ; mais cela ne pouvait rien ajouter. Andong avait son compte.
  
  Hubert le chargea lestement sur son épaule et le remonta avec lui. Il s’en débarrassa dans la bibliothèque, quitta la maison et siffla pour appeler Enrique.
  
  Ils n’avaient pas suffisamment de temps devant eux pour refaire en sens inverse le chemin qu’ils avaient parcouru et rejoindre leur voiture au bord de Kennon Road. Il y avait suffisamment d’explosifs dans la cave pour faire écrouler la montagne ; cela dépendrait de la solidité du rocher.
  
  Ce n’étaient pas les autos qui manquaient, et toutes avaient leurs clés au tableau. Ils montèrent dans une Studebaker noire.
  
  — Rosita est partie ! cria Enrique en refermant la portière. Je ne savais pas quoi faire.
  
  — On la retrouvera ! Grouillons-nous. Tout va sauter !
  
  Il lança le moteur, démarra brutalement et fonça vers le chemin goudronné qui devait rejoindre Loakan Road quelque part au nord de l’aéroport. Ils étaient déjà loin lorsqu’ils eurent l’impression que la terre se soulevait sous la voiture. Puis la terrible déflagration déferla au dessus d’eux, roula longuement d’une crête à l’autre, courbant les cimes des sapins…
  
  « Paltik » avait cessé d’exister.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Rosita sortit de l’ascenseur, traversa le palier et appuya son joli doigt sur le bouton de cuivre. Un coup d’œil au joli bracelet-montre en or qui ornait son poignet gauche : six heures trente. C’était parfait.
  
  La porte s’ouvrit. Douglas Hillard lui sourit. Il était en chemise blanche et pantalon collant gris, presque beau.
  
  — D’où sortez-vous ?
  
  Elle attendit qu’il eût refermé la porte et répondit, renonçant à dominer son excitation :
  
  — J’y étais !
  
  — Je m’en doutais.
  
  Elle se dirigea vers le grand living-room, médiocrement éclairé par un lampadaire dont l’abat-jour était fait de parchemin.
  
  — C’était formidable ! dit-elle en se laissant choir sur un divan.
  
  Elle entreprit de lui décrire la scène, cependant qu’il s’affairait à préparer des whiskies. Elle eut bientôt terminé son récit et changea de ton :
  
  — Mon petit Doug, vous allez maintenant jouer votre rôle. Pas dangereux, je vous l’assure !
  
  Hillard rectifia comiquement la position.
  
  — À vos ordres, mon général.
  
  — Filez au palais, vous y avez vos entrées, et essayez de savoir les réactions de l’entourage du Président. Je vous attends ici.
  
  — Bien. J’y vais.
  
  — Avez-vous eu des échos ? Je viens d’arriver…
  
  — Tout Manille est en ébullition, vous pensez !
  
  — Filez ! Mon petit Doug, je vous accorde deux heures.
  
  Hillard prit une veste légère et sortit. Restée seule, Rosita attendit deux minutes puis se leva et marcha vers le téléphone. Elle décrocha l’appareil, forma un numéro.
  
  — Allô, le service de police du palais ?… Passez-moi l’officier de garde, s’il vous plaît… Allô ?… Mon nom importe peu, monsieur. Je suis une patriote. Je sais que M. Douglas Hillard, un citoyen américain, fait partie des conjurés qui ont assassiné le Président. Il est actuellement en route pour se rendre au Palais, dans le but de recueillir des informations. Retenez-le. Avant deux heures, vous aurez reçu des documents prouvant sa culpabilité dans l’assassinat de plusieurs personnes, ces jours derniers, et dans celui du Président, aujourd’hui.
  
  — Mais, répondit une voix circonspecte, le Président n’a pas été assassiné. Je veux dire qu’il y a bien eu un attentat, mais que le Président n’est pas mort. La police de Baguio avait été prévenue et il n’était pas monté dans sa voiture habituelle… Vous n’avez pas lu les journaux du soir ?
  
  — Nnnnon, bredouilla Rosita qui tombait de haut.
  
  — Remarquez qu’il y a tout de même pas mal de morts. Dix minutes après l’attentat, la montagne s’est écroulée sur la route. On pense que c’est une villa, tout en haut, qui a sauté…
  
  Rosita n’écoutait plus. Elle reposa doucement le combiné. Elle se retourna et blêmit davantage encore. Trois hommes la regardaient. Trois hommes armés, aux regards impitoyables. Elle en connaissait deux : Douglas Hillard et Anthony Winner. Il lui semblait vaguement avoir vu l’autre quelque part…
  
  Hubert dit d’un ton neutre et glacé.
  
  — C’est fini pour vous, maintenant, Rosita. Le Président n’est pas mort. J’ai fait sauter la villa, avec tout l’état-major de « Paltik » dedans. Nous sommes venus vous présenter la note. Je ne m’appelle pas Anthony Winner. Ce garçon (il montra Enrique) et moi, sommes des agents secrets américains. M. Hillard nous a beaucoup aidés…
  
  Elle s’était mise à trembler et leur offrait un visage décomposé. Elle savait qu’ils allaient la tuer et que rien ni personne ne pourrait les en empêcher. Mais ce n’était pas cela qui la rendait le plus malade ; c’était son immense orgueil blessé, détruit, foulé aux pieds. Elle avait cru tenir deux de ces hommes, comme un montreur de marionnettes tient des pantins, et elle découvrait que ce n’était pas elle qui avait tiré les ficelles, qu’ils les avaient tirées à sa place et à son insu.
  
  — Finissons-en, dit Hubert.
  
  Enrique marcha vers Rosita, passa derrière elle et lui fit le coup du lapin. Il la reçut contre elle en la faisant pivoter. On aurait cru deux amants étroitement enlacés.
  
  — Éteignez, ordonna Hubert. On peut nous observer depuis le Bay View.
  
  Il était bien placé pour le savoir. Hillard alla manœuvrer un interrupteur. L’obscurité se fit.
  
  — Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda-t-il.
  
  — Transportons-la dans votre chambre, les volets sont fermés.
  
  Ils y allèrent à tâtons. Enrique portait le corps inerte de la taxi-girl. Il la posa sur le lit, puis enfila des gants et sortit de sa poche son fameux « fil à couper le cou ».
  
  — Tenez-moi ça, dit-il à Hillard qui se trouvait près de lui.
  
  Hillard saisit l’arme étrange par les poignées et protesta.
  
  — Vous n’allez pas faire ça ici, hein ?
  
  — Bien sûr que non !
  
  Hubert était venu se placer derrière Hillard qui ne se méfiait pas. Il l’assomma d’un coup sur la nuque, exactement de la même façon qu’Enrique avait assommé la femme. Hillard s’écroula sur place. Hubert le souleva, cependant que Enrique récupérait son fil métallique avec ses mains gantées.
  
  — Grouillez-vous, ordonna Hubert en sortant de la chambre. Ce n’est pas le moment de glandouiller !
  
  Il regagna le living-room obscur et marcha jusque sur la terrasse. Il posa le grand corps sans connaissance dans un fauteuil d’osier, puis se pencha par-dessus le garde-fou de ciment pour regarder en bas. À cinq étages au-dessous, il y avait le toit plat d’une construction à usage de magasins.
  
  Hubert reprit le corps de Hillard et le fit passer par dessus bord. Il attendit le bruit de l’arrivée sans aucune émotion. Hillard était un salopard qui payait sa dette, rien de plus.
  
  Il retrouva Enrique dans le vestibule. Pas besoin de lui demander s’il avait fait son travail. Enrique était un ouvrier consciencieux. Ils quittèrent l’appartement et descendirent par l’escalier, en souplesse, sans se presser outre mesure.
  
  Hubert pensait aux titres des journaux, le lendemain matin :
  
  
  
  PRIS DE FOLIE UN AMÉRICAIN
  
  ÉGORGE SA MAÎTRESSE
  
  PUIS SE JETTE PAR LA FENÊTRE.
  
  
  
  Enrique avait laissé sa corde métallique près du corps décapité de Rosita, mais on ne retrouverait sur les poignées que les seules empreintes de Hillard…
  
  Ils se retrouvèrent dans la rue. Tout était tranquille. Personne n’avait vu le corps tomber. On ne le découvrirait que le lendemain, quand il ferait jour. Ils prirent la direction du Bay View, tout proche. Ils atteignaient le boulevard lorsqu’Enrique dit d’une voix légèrement enrouée :
  
  — Ça me rappelle une fille que j’ai connue en France et qui avait un vrai cou de girafe…
  
  — Fermez ça, mon vieux. Vous me la raconterez une autre fois.
  
  Il ne fallait tout de même pas exagérer. Vexé, Enrique resta dix secondes sans parler. À seule fin de ne pas le laisser bouder, Hubert demanda en s’arrêtant devant la vitrine de la S.A.S. :
  
  — Je voudrais bien savoir pourquoi ils se sont contentés de faire grimper le Président dans une autre voiture.
  
  Enrique haussa les épaules.
  
  — Ce con de flic me laissait à peine parler. Il a dû simplement comprendre qu’un attentat allait avoir lieu contre la voiture du Président, mais ils n’ont pas pensé que la bombe pouvait déjà être installée. Alors, ils ont fait ce qui se fait partout dans ce cas-là : ils ont foutu des flics dans la voiture visée et ils ont planqué le Président dans une bagnole de la suite.
  
  — C’est sûrement ça, approuva Hubert.
  
  Ils repartirent. Le soldat de garde à la porte de l’hôtel les salua. Ils franchirent le tambour. Enrique dit en français afin que personne ne pût les comprendre :
  
  — Ce que j’aurais bien voulu savoir, moi, c’est pourquoi ils avaient fauché la robe de la mère Bryce.
  
  — On ne le saura jamais, mon vieux. Tous ceux qui auraient pu nous le dire sont morts. De toute façon, on s’en fout. Pas vrai ?
  
  Ils prirent leurs clés et marchèrent vers les ascenseurs.
  
  — Qu’est-ce qu’on fabrique, ce soir ? Questionna Enrique.
  
  — Les valises. J’ai l’impression qu’on ferait bien de ne pas trop moisir dans le secteur. Les flics vont devenir mauvais comme des mouches un soir d’orage. Nous allons prendre le premier avion pour Hong Kong, ou Tokyo.
  
  — Tokyo ! Je connais une fille, au Yoshibasha ! Une pure merveille !
  
  — Vous me la présenterez.
  
  — Salaud ! murmura Enrique. Ils se mirent à rire. C’était fini…
  
  FIN
  
  Le Prieuré,
  
  Chenehutte-les-Tuffeaux, 1957
  
  
  
  
  
  1 Service de Renseignements de la Marine U.S., comprend deux divisions principales et un Bureau des Communications doté d’un service cryptographique très efficace et très réputé. Publie une revue hebdomadaire « très confidentielle » baptisée « O.N.I. Weekly », destinée à informer les chefs militaires et politiques.
  
  2 Bureau des Services Stratégiques. Organisme de renseignements américain crée pendant la dernière guerre mondiale. Comprenait trois divisions principales et une section autonome des « Opérations Spéciales », chargée du sabotage.
  
  3 Le peso vaut 15 cents U.S.
  
  4 Les Manillais appellent ainsi la vieille ville espagnole entourée de remparts, qui a été complètement détruite par les canons de la Marine U.S. pendant la reprise de la ville aux Japonais, en 1945. Une seule église est restée debout.
  
  5 Équivalent de l’« Aloha » des îles Hawaï. Signifie « Longue vie ! », « Bonjour ! », « Soyez le bienvenu », « Bon voyage ! », etc.
  
  6 Gendarmerie japonaise.
  
  7 Langage indigène officiel aux Philippines. Il existe en fait de nombreux dialectes.
  
  8 Le directeur s’appelait réellement ainsi à l’époque où je logeais au Pines Hôtel.
  
  9 Condensé de « Spy Squadron », escadre d’espionnage. Le « Spyron », créé par Mac Arthur, avait pour but d’organiser la résistance dans les îles Philippines et d’armer les partisans contre les Japonais. Les liaisons et les livraisons d’arrhes s’effectuaient par sous-marins.
  
  10 Un Laurel fut nommé Président des Philippines par les Japonais.
  
  
  
  
  
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