L’homme ouvrit les yeux et regarda la pendule électrique suspendue au mur, au-dessus du portrait du Président. Il allait être deux heures, son instinct ne l’avait pas trompé. Le lit de sangles grinça lorsque l’homme jeta ses jambes de côté pour s’asseoir. Un petit rat gris pâle, occupé dans un coin à grignoter des vieux papiers, se sauva rapidement, effrayé par le bruit.
Assis, l’homme se frotta les yeux avec ses doigts sales. Son visage bronzé ruisselait de sueur et sa chemise vague, qu’il portait comme tout le monde par-dessus son pantalon de toile, lui collait au corps.
Il se leva, s’étira et bâilla bruyamment. Puis il sortit de sa poche un immense mouchoir bleu foncé dont il se servit pour éponger son visage et son cou.
Un nouveau regard à la pendule le persuada qu’il n’avait plus de temps à perdre. Il marcha vers la table, prit le gros Colt 45 en acier bleu, qu’il enfonça dans le holster accroché à sa ceinture de cuir, la grosse torche et le mouchard avec lequel il marquait ses passages aux points de contrôle.
Il quitta le bureau vitré. Le garage ressemblait à une immense caverne, les voitures étaient des monstres assoupis et leurs chromes allumaient d’étranges lueurs dans l’obscurité.
Un courant d’air inattendu lui procura d’abord une sensation de fraîcheur tout à fait agréable, puis, la seconde d’après, une sensation très différente au creux de l’estomac, d’inquiétude.
La porte ! Il pressa le contact de sa lampe et projeta le faisceau lumineux sous la haute voûte cimentée qui reliait le garage à la sortie sur l’avenue. La petite porte de service était ouverte, en grand.
Il marcha lentement jusque-là, tout en réfléchissant. Après la ronde de minuit, il était sorti sur le trottoir pour prendre un peu le frais… Non, ce ne pouvait être à ce moment-là, puisque des voitures étaient rentrées plus tard et qu’il avait dû ouvrir le portail. Voyons…
Il s’arrêta près d’un poste d’eau et se mit la tête sous le jet pour se réveiller complètement. Il s’ébroua en refermant le robinet, s’essuya les yeux, reprit le mouchard qu’il avait dû poser sur le sol.
La dernière voiture à rentrer avait été la grosse Cadillac framboise qui appartenait à ce Philippin, propriétaire d’une mine de manganèse, dont il n’avait jamais pu retenir le nom. Ce n’était pas lui qui l’avait ramenée, mais un domestique.
Il s’était planté devant l’ouverture, regard perdu sur l’avenue déserte. La Cadillac avait sa place au second étage. Il l’avait dit au chauffeur, puis avait refermé le portail. Quand le chauffeur était redescendu, il lui avait crié depuis le bureau de sortir par la petite porte et de ne pas oublier de la refermer…
Ce n’était pas plus difficile que ça. Cet enfant de garce n’était même pas capable de refermer une porte correctement. Por Dios ! Il fallait tout faire soi-même, dans cette chienne de vie si l’on voulait éviter les ennuis.
Il repoussa le battant d’un coup de pied. Le bruit se répercuta longuement sous la voûte, puis dans le garage. Quelques jurons bien sentis suivirent le même chemin puis, soulagé, l’homme revint sur ses pas pour commencer sa ronde.
Il venait de s’engager sur la rampe de ciment qui conduisait au premier étage lorsqu’un léger bruit lui parvint. Il s’immobilisa, simplement intrigué, et se pencha par-dessus le garde-fou, le bruit lui ayant paru venir d’en bas.
Le puissant faisceau de lumière blanche se promena lentement sur les voitures, rangées sur des espaces délimités par des bandes de peinture blanche. Tout paraissait tranquille. Il arrivait quelquefois que des bruits insolites se fissent entendre dans cet immense dortoir pour mécaniques : un amortisseur qui se libérait brusquement d’un léger grippage, des tôles qui travaillaient en se refroidissant…
Mais, s’il y avait prêté attention, c’était justement que le bruit n’était pas habituel. Peut-être avait-il rêvé, ou mal entendu. Il ramena sa lampe par-dessus le garde-fou et se remit en marche…
Son pied resta comme suspendu un court instant. Il s’était figé, le souffle coupé. Puis, son pied toucha de nouveau le trottoir de ciment et son bras gauche refit lentement, en sens inverse, le mouvement qui avait fait décrire au long pinceau lumineux de la lampe un grand arc de cercle, jusqu’à la dernière rangée d’automobiles.
Cela se trouvait dans une Chrysler bleu ciel, d’un modèle ancien, qui appartenait à ce jeune technicien de la T.V. qui… Zut ! Il avait aussi oublié le nom de celui-là. C’était pourtant un de ses compatriotes, un Philippin, un bien gentil garçon !
Cela ressemblait à un gros paquet de couleur sombre, mais il avait bien l’impression que cela avait bougé lorsque son regard était passé dessus la première fois. Mais, peut-être s’était-il trompé ; peut-être avait-il simplement été abusé par des ombres fuyantes.
Tout de même, il ne pouvait continuer sa ronde sans en avoir le cœur net. Paquet ou pas paquet, cela n’avait rien à faire dans cette voiture. Le gamin était venu la ranger vers onze heures, vide. Aucun doute là-dessus !
Il posa précautionneusement le « mouchard » à ses pieds, sortit le Colt du holster et l’arma. Après quoi, pas trop rassuré, il regagna le niveau du rez-de-chaussée et se glissa entre deux Ford…
Un nouveau bruit, identique au premier, le fit s’immobiliser, le cœur battant. Cela lui rappelait les temps terribles de l’occupation japonaise, lorsque, malgré le couvre-feu, il courait les routes la nuit à la recherche de ravitaillement et qu’il rencontrait une patrouille…
Par un réflexe né de cette ancienne expérience, il éteignit sa lampe. Puis, retenant son souffle, il attendit… Le garage avait été cambriolé quelques années auparavant, alors qu’il n’y assurait pas encore la surveillance de nuit. Le gardien d’alors avait été assommé, puis ligoté, et les voleurs avaient raflé tout ce qu’ils avaient pu trouver dans les voitures, et ailleurs.
Rassuré par le silence, il se remit en marche, l’obscurité n’était pas complète. Des veilleuses restaient allumées toute la nuit à certains endroits, qui permettaient de se diriger à travers les voitures au repos. Il prenait une torche uniquement parce qu’il aimait bien y voir clair, et aussi parce qu’il avait un peu peur.
Il aperçut soudain le museau bas et large de la Chrysler et s’arrêta. Ce n’était peut-être pas très prudent, après tout, d’approcher davantage. Il pensa à sa femme, à ses enfants, à ses petits-enfants. Avait-il le droit de risquer inconsidérément sa vie ? Il était payé, très mal, pour surveiller le garage, parer aux risques de vol et d’incendie, mais pas pour se faire tuer. Une vie humaine, même la sienne, devait valoir plus cher que ça. Aucun doute là-dessus !
Il eut brutalement l’impression qu’une main de glace le serrait à la gorge. Aucun doute non plus là-dessus : la Chrysler avait bougé !
Paralysé par l’effroi, il ne quittait plus des yeux la ligne du pare-chocs. La voiture bougea de nouveau, en même temps qu’un bruit caractéristique se faisait entendre : la portière venait de s’ouvrir, manœuvrée par une main prudente.
Il était toujours incapable de remuer et commençait à manquer d’air. Ses jambes flageolaient. Il eut envie de s’appuyer à la Chevrolet qui se trouvait derrière lui, mais la seule idée de risquer de trahir sa présence l’empêcha de bouger.
La Chrysler se releva soudain de quelques centimètres, avec un très léger grincement. Quelqu’un venait d’en descendre. Cinq ou six secondes passèrent encore puis il entendit le choc, à peine perceptible, de la portière « reposée » par une main prudente…
Il se rendit compte alors que sa respiration était bruyante et retint son souffle… Mais le sifflement continua et il comprit que ce n’était pas sa respiration qu’il entendait, mais celle de l’autre.
Il ne tira aucune conclusion de ce fait pourtant étrange. Il ne lui vint pas à l’idée que « l’autre » pouvait être aussi effrayé que lui. Il leva son bras armé qui tremblait, prêt à faire feu dès que la silhouette du « bandit » viendrait s’inscrire dans son champ visuel.
Les secondes lui paraissaient des siècles. Il était trempé de transpiration, des pieds à la tête. Une goutte de sueur atteignit un de ses yeux et le brûla. La vue brouillée par les larmes, il vit soudain quelque chose bouger devant lui et tira…
La détonation fit un bruit d’enfer et se répercuta comme le tonnerre dans l’énorme bâtisse de ciment. Il n’y en eut pas d’autre. C’était la première fois que le pauvre gardien de nuit pressait la détente d’un Colt 45, c’était même la première fois de sa vie qu’il tirait un coup de feu. Il n’avait pas pensé que le recul pouvait être aussi puissant et l’arme redoutable lui avait été arrachée de la main, irrésistiblement !
Un cri terrible avait suivi de peu la détonation et les deux échos se mélangeaient curieusement, rebondissaient l’un contre l’autre, luttant semblait-il à qui survivrait…
Le gardien était tombé à genoux, écrasé par une terreur folle qui l’avait en un instant vidé de ses forces ; comme un bol retourné se trouve vidé de son contenu. Il claquait des dents, tout son corps tremblait, des larmes se mêlaient à la sueur pour inonder son visage tordu par la souffrance.
Il se calma progressivement, dans le silence revenu, et une idée nouvelle, qui lui parut baroque, s’imposa dans son esprit bouleversé : il avait tué quelqu’un, il avait pris la vie de quelqu’un ! Mécaniquement, sa main désarmée, douloureuse, s’éleva vers son front pour un signe de croix. Il invoqua la Vierge, et tous les saints, essaya de les persuader qu’il se trouvait bien en état de légitime défense, que ce n’était pas uniquement la peur qui lui avait fait presser la détente.
Il put bientôt prendre son grand mouchoir bleu, essuyer son visage, tamponner ses yeux. Une forme sombre était tassée sur le capot de la Chrysler dont le pare-brise était bizarrement givré. Il se leva en titubant, les jambes molles, et poussa le contact de sa lampe…
La femme était tombée à genoux, elle aussi, le dos appuyé à l’aile de la voiture, les bras pendants, les yeux dilatés derrière ses lunettes à grosse monture d’écaille, pitoyable et… vivante.
Ils restèrent un long moment à se regarder, sans dire un mot. Elle était de race blanche, probablement américaine, assez âgée, peut-être la soixantaine. Sa robe noire avait dû coûter cher, ses lunettes aussi, ornées de petits brillants.
Un gros diamant jetait mille feux sur sa main droite, plaquée contre sa maigre poitrine.
Le gardien se racla plusieurs fois la gorge et réussit à articuler :
— Qui… qui êtes-vous ?
Elle voulut se redresser, mais ne put y arriver.
— Êtes-vous blessée ? demanda-t-il.
Elle secoua négativement la tête. Ses cheveux étaient gris, assez épais ; on aurait dit une perruque. Il ne fit aucun geste pour l’aider. Elle avala péniblement sa salive et questionna :
— Êtes-vous le gardien de nuit ?
— Oui.
— Dieu soit loué ! murmura-t-elle.
Une sorte de rictus découvrit ses dents jaunes, déchaussées. Elle fit de nouveau un effort pour se relever et réussit à s’asseoir sur le pare-chocs de la Chrysler.
— Je vous ai effrayé, reprit-elle, excusez-moi.
Elle s’exprimait en espagnol, mais avec un fort accent américain. Il fut vexé au rappel de sa peur et redressa fièrement la tête.
— Qui êtes-vous ? répéta-t-il. Que faites-vous ici ?
Elle arrangea ses cheveux gris sur sa tempe et il vit que sa main ridée tremblait.
— Peu importe qui je suis… J’étais entrée ici pour trouver un peu de… sécurité.
Sécurité ? On n’était plus au temps de la guerre. Les Japonais étaient retournés chez eux depuis longtemps ; les soldats tout au moins, car il y avait toujours eu pas mal de civils japonais aux Philippines. Cette vieille femme devait être folle. D’ailleurs, il avait toujours pensé que les Américains étaient tous un peu timbrés. Ils avaient une façon de vivre, de parler et de s’habiller qui n’était pas normale. Et puis, ils étaient protestants, pas catholiques ; des renégats !
— C’est pas un asile, ici ! grommela-t-il. Par où êtes-vous entrée ?
— Par où ?… Mais, par la porte.
Elle avait eu peur, visiblement, de le vexer en disant cela. Il questionna avec une soudaine brutalité :
— Elle était ouverte ?
— Oui. C’est justement ce qui m’a donné l’idée.
Il dit lentement, pour se venger de la peur qu’elle lui avait faite.
— J’ai bien envie d’appeler la police.
Elle sursauta. Un silence s’établit entre eux. Puis elle proposa, baissant la voix comme si elle avait eu honte :
— Laissez-moi dormir ici, dans une voiture… Je ne vous dérangerai pas. Soyez gentil.
— C’est pas les hôtels qui manquent à Manille.
— Je sais, mais (elle tendit vers lui ses mains nues) j’ai perdu mon sac et je n’ai plus d’argent… Je vous en prie.
— Vous devez connaître des gens, ici.
— Non, je ne connais personne. Je viens d’arriver.
— Allez à votre ambassade. Ce n’est pas loin.
— À cette heure-ci, tout est fermé.
Il ne savait pas s’il existait une permanence de nuit ; mais il était certain qu’elle lui mentait en affirmant être une nouvelle venue dans le pays. Les Américains ne parlaient généralement aucune langue étrangère et seuls quelques-uns de ceux qui habitaient depuis longtemps aux Philippines connaissaient l’espagnol.
— Il faut vous en aller, dit-il fermement. Je n’ai pas le droit de vous garder ici. Je risque ma place…
— Ne me renvoyez pas, supplia-t-elle. Ils vont me tuer !
Elle est complètement folle ! pensa-t-il. Et il fut renforcé dans l’idée de s’en débarrasser.
— Allons ! Ne dites pas de bêtises. Il y a des hôtels tout près d’ici. Vous n’avez pas l’air d’une mendiante et ils vous feront bien crédit. Vous irez à votre ambassade dans la matinée…
Il s’approcha d’elle et s’enhardit jusqu’à la prendre sous le bras pour la mettre debout. Elle se leva, puis se laissa pousser vers la sortie sans opposer de résistance. Elle pleurait et tout son corps était agité par de gros sanglots silencieux.
Elle fit une nouvelle tentative sous la voûte, à dix mètres de la porte.
— Je vous en supplie. Je vous donnerai quelque chose… Je… voulez-vous cette bague ?
Elle retira fébrilement le solitaire qui ornait sa main et le lui tendit. Il s’arrêta. Ce diamant valait une fortune ; aucun doute là-dessus. Mais pourquoi lui aurait-elle offert une fortune en échange du droit de passer le reste de la nuit dans une voiture ? Non, c’était trop louche. À son âge, il n’allait pas se lancer dans des aventures aussi dangereuses.
— Dehors ! grogna-t-il en la poussant de nouveau.
Il ouvrit la petite porte sans lâcher le bras de la femme.
— Allez à l’hôtel !
Il la poussa et l’entendit répéter d’une voix déformée par la terreur :
— Ils vont me tuer !
La porte claqua avec violence. L’homme attendit que le vacarme se fut apaisé et prêta l’oreille. Aucun bruit de pas. Elle devait être restée plantée sur le trottoir, dans l’attente d’un miracle.
— Complètement folle ! grommela-t-il en s’éloignant.
La pendule, dans le bureau vitré, indiquait deux heures un quart. Cette sacrée bonne femme lui avait fait perdre un quart d’heure et il aurait à s’en expliquer dans son rapport. Il franchit rapidement toute la longueur du rez-de-chaussée et retrouva le « mouchard » où il l’avait posé, sur la rampe de ciment qui conduisait en haut.
Il fit sa ronde en pressant le pas. Ce fut en redescendant qu’il s’aperçut de l’absence du Colt à sa ceinture. Il avait oublié de le ramasser avant de reconduire la folle à la porte…
Il se dépêcha, retrouva sans difficulté l’endroit d’où il avait tiré, chercha autour de lui avec sa lampe. Il y avait une marque très visible sur l’aile de la Chevrolet, là où le lourd revolver avait rebondi avant de tomber sur le sol. Mais pas de Colt. Il se mit à genoux, puis à plat ventre, regarda sous la voiture. Rien. Sous les autres. Rien…
Il se releva trempé de sueur, chercha de nouveau, méthodiquement. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour se rendre à l’évidence : le revolver avait disparu.
— Pas possible ! murmurait-il comme un leitmotiv. Pas possible !
Puis, il « découvrit » que le pare-brise de la Chrysler était brisé et supposa que la balle avait dû faire d’autres dégâts en ressortant…
Deux voitures abîmées, un revolver disparu… Il se demanda alors s’il n’avait pas eu tort de mettre la vieille folle dehors. Il aurait dû appeler la police, faire constater les dégâts, afin de se couvrir à l’égard de son patron…
De toute façon, il fallait appeler la police maintenant, sans plus tarder. Il regagna le bureau, courant presque, décrocha le téléphone, forma le numéro, expliqua son histoire en bégayant d’émotion à un fonctionnaire endormi.
— Faut pas vous énerver somme ça, grand-père ! dit le policier. Por Dios ! Le feu n’est pas dans la rivière !
Le feu dans la rivière, le vieux gardien avait connu cela en 1941, lorsque la marine américaine avait vidé ses réserves de pétrole dans la Pasig juste avant l’arrivée des Japs.
— C’est sérieux ! protesta-t-il. Faut que…
— Je vous envoie quelqu’un tout de suite, promit l’autre.
Le gardien raccrocha et s’épongea le front…
— J’ai pas fini d’avoir des emmerdements avec cette histoire ! dit-il à voix haute.
Et il ne croyait pas si bien dire.
CHAPITRE II
Dolores ne dormait pas. Pedro était venu la rejoindre très tard, bien près de minuit. Ils avaient fait l’amour jusqu’aux environs de deux heures. Après quoi, ils avaient tous deux sombré dans un profond sommeil, d’où le sinistre hurlement d’une sirène de police les avait tirés.
Dolores avait allumé la lampe de chevet pour regarder la pendulette : trois heures moins dix. Pedro s’était rendormi aussitôt. Pas elle.
Elle toucha d’une main caressante, le flanc nu de son amant. Pedro était capitaine d’infanterie, marié, père de trois enfants. Ils s’étaient connus un jour qu’il avait accompagné sa femme, venue acheter une robe chez Dolores. Pendant que la femme de Pedro se trouvait dans la cabine d’essayage, ils n’avaient pas cessé de se regarder. Pedro était grand et fort, et beau comme savent l’être les Philippins quand ils s’en mêlent. Il avait quarante ans. Dolores en avait trente-cinq et en avouait seulement trente. Elle était belle, avec un regard de feu et un corps splendide et ferme, juste aux limites de l’embonpoint.
Il était revenu le même soir, sous un prétexte vague, quelques minutes avant l’heure de fermeture. Il l’avait invitée à prendre un cocktail dans un bar chic du boulevard Dewey. Deux jours plus tard, elle le recevait dans son appartement et se donnait à lui, incapable de résister plus longtemps.
C’était la première fois qu’ils pouvaient passer ensemble une nuit entière. Pedro avait été en mission dans l’île de Leyte et il était rentré un jour plus tôt que prévu. On ne l’attendait chez lui que le lendemain et il avait décidé de venir passer cette nuit « volée », avec sa maîtresse.
Elle se rendit compte que sa main s’était égarée et la ramena doucement. Elle ne voulait pas le réveiller. Ses doigts impurs remontèrent le long de son propre corps et touchèrent la petite croix d’or qui reposait au bout de sa chaîne entre ses seins plantureux. Elle avait une conscience très nette de l’état de péché dans lequel elle vivait depuis la première fois qu’elle avait vu Pedro et qu’elle avait eu envie de lui. Elle allait se confesser régulièrement après chaque « rencontre », exécutait scrupuleusement les pénitences qui lui étaient infligées par le prêtre. Il lui arrivait même de trouver ces pénitences trop légères, pas en rapport avec le plaisir qu’elle avait tiré du péché. Elle en rajoutait alors, se privait de pâtisserie ou de cinéma, donnait un peso à chaque pauvre qu’elle rencontrait.
Pedro se retourna et leurs corps nus se touchèrent étroitement. Il était en sueur, mais cela ne lui était pas désagréable. Elle frémit de plaisir, puis se mit à réciter une prière à la Vierge…
Le bruit de la détonation la fit violemment sursauter. Pedro se réveilla et grogna :
— Qu’est-ce que c’est ?
— On dirait un coup de feu ! répondit-elle en tremblant. Je suis sûre que c’était un coup de feu !