Son carnet de vaccinations et son passeport à la main, Francis Coplan, qui voyageait sous la fausse identité de Francis Clermont, franchit sans encombre les contrôles sanitaire et policier de l’aéroport Sukarno-Hatta. Puis il se présenta devant l’officier des douanes qui traça une croix sur ses bagages sans même les inspecter. Les eût-il fouillés que cela ne l’eût guère mené loin. Le contenu était banal et les techniciens de la D.G.S.E. avaient aménagé les caches avec un tel art - les matériaux utilisés étant réfractaires à la détection électronique - que l’entreprise eût été vouée à l’échec.
Il abandonna l’atmosphère fraîche et climatisée des bâtiments et, sur le trottoir, se heurta à la barrière vociférante des chauffeurs de taxis qui rameutaient le chaland sous le soleil encore implacable de cette fin d’après-midi. D’autorité, un grand gaillard coiffé du pici (Bonnet noir traditionnel porté par les Indonésiens), aux jambes enveloppées d’un sarong, s’empara des deux valises et les enfourna dans le coffre de sa Mercedes.
- Tuan pergi kemana (Où allez-vous) ?
- Hôtel Borobudur.
Lorsque le taxi approcha des limites de Jakarta, Coplan constata que la ville avait peu changé depuis sa dernière visite. Les gratte-ciel orgueilleux défiaient de leur hauteur et de leur puissance, les kompung (Bidonville) misérables aux ruelles sordides encombrées d’épaves humaines venues des villages de Java ramasser des pépites d’or de la grande ville.
A l’hôtel, il prit une douche, changea de vêtements et passa un coup de fil à l’agence de voyages. L’employée lui donna confirmation de son vol pour Sumatra le lendemain matin. La nuit tombée, il dîna dans un restaurant de Glodok et s’offrit des sate-kambing, des brochettes de chèvre, et un excellent nasi goreng, ce riz frit constellé de crevettes et recouvert de lamelles d’omelette au fumet délectable. Un thé glacé arrosa son repas.
Couché de bonne heure, il s’endormit aussitôt malgré le décalage horaire.
Le lendemain, il s’envolait pour Djambi dans l’île de Sumatra. A l’aéroport, l’attendait un hélicoptère à la carcasse bariolée, vers lequel le guida une hôtesse d’accueil en uniforme bleu ciel. Le porteur déposa ses bagages à l’intérieur de l’appareil et Coplan s’y installa confortablement après un regard circulaire.
Il était le seul passager.
Le pilote était jeune et indifférent. L’hôtesse agita la main et s’écarta lorsque le souffle propulsé par les pales faillit la décoiffer. L’appareil s’arracha du sol.
A travers le plexiglas, Coplan laissa son regard errer sur la masse touffue des frondaisons qui annonçaient la jungle. Dans son oreille résonnaient encore les recommandations du Vieux, quarante-huit heures plus tôt :
« - Faites attention, mon cher, nous ignorons dans quel merdier nous mettons les pieds. »
Coplan se remémora la genèse de l’affaire. Quelques années auparavant, un officier du K.G.B. avait spontanément proposé ses services à la D.G.S.E. lors d’un contact établi à Istanbul. En échange des renseignements qu’il offrait, les Français devraient verser une pension mensuelle à une Mexicaine, mère d’une fillette dont il était le père. Conquis par la beauté de cette femme, il avait entretenu avec elle une liaison alors qu’elle exerçait ses fonctions à Mexico sous la couverture de chauffeur d’ambassade. Or les règles édictées par sa direction interdisaient à un résident d’engager des relations personnelles avec une étrangère, en dehors de missions spécifiques. Trahi par un collègue, il avait été rapatrié sur-le-champ par le K.G.B., et rétrogradé à un poste subalterne. Plein d’amertume mais cachant bien son jeu, il était parvenu à force d’opiniâtreté à reconquérir la confiance de ses supérieurs et on l’avait investi de responsabilités plus gratifiantes. Dans l’intervalle, il avait appris que son enfant et sa mère vivaient dans la misère à Mexico.
Au début, le Vieux s’était méfié. Cette taupe potentielle était-elle sincère, ou s’agissait-il d’une manipulation du K.G.B. ? Les Soviétiques étaient coutumiers du fait. Cependant, le Vieux avait finalement accepté, conscient qu’il ne risquait pas grand-chose, d’autant que la pension alimentaire réclamée restait modeste. Doté du nom de code bucolique de Pastor, le Soviétique avait effectué ses premières livraisons qui n’offraient qu’un intérêt relatif. Au fil du temps, leur qualité s’étaient améliorée et, après enquête, les analystes de la D.G.S.E. avaient conclu à la sincérité de la taupe. Les fournitures étaient épisodiques et non régulières. Parfois, elles demeuraient vagues.
Comme la dernière en date.
Par le canal d’Istanbul, un mois plus tôt, Pastor avait transmis une information dont personne à la D.G.S.E. n’était capable de déterminer l’importance. Pourtant le Soviétique assurait que le Directoire 4 manifestait une ardeur inusitée à mettre sur pied l’opération en cause, baptisée Nikka.
A la faveur du safari annuel qu’organisait à Sumatra le comte de Brynmoor, le K.G.B., jurait Pastor, mettait sur pied une action de grand style.
Il n’en savait pas plus.
« - Plutôt maigre », avait bougonné Coplan en tirant sur le havane offert par le Vieux.
« - La mission vous est confiée, à vous de vous débrouiller », avait tranché le Vieux avec sa désinvolture habituelle.
« - On ne sait même pas de quoi il s’agit », avait protesté Coplan.
« - Raison pour laquelle je fais appel à vous, avait rétorqué le Vieux, l’œil un peu hypocrite. Plus le flou est artistique, plus votre imagination se déchaîne et je compte sur elle pour tirer ça au clair. »
Un temps d’arrêt, puis il avait tendu une chemise cartonnée :
« - Le dossier du comte de Brynmoor et de ses safaris. Nous vous y avons inscrit, chèque à l’appui. L’accusé de réception est dedans. Vous y trouverez aussi votre billet d’avion, vos réservations d’hôtel et le détail de votre voyage. »
« - J’emporte mon fusil ? » avait persiflé Coplan.
« - Il est interdit d’introduire des armes en Indonésie. »
« - Comme partout, hélas », avait soupiré Coplan.
L’hélicoptère suivait, pour se repérer, le cours sinueux de la rivière Djambi qui coulait d’ouest en est. Il survola un îlot sablonneux où paressaient des crocodiles surveillant le débouché des arroyos qui surgissaient de la mangrove.
Brutalement, la jungle s’éclaircit et, ahuri, Coplan découvrit un immense terre-plein où se dressait un château fort de type médiéval européen, édifié sur une grosse butte de terre tropicale que cernaient des douves. Devant la poterne était abaissé un pont-levis.
Le contraste était saisissant et anachronique entre la jungle verdoyante dense et d’apparence impénétrable, d’une part, et cette construction archaïque avec ses tours carrées, son donjon, ses créneaux et ses mâchicoulis, dont l’aspect grisâtre et sinistre jurait avec la nature luxuriante.
- Nous sommes arrivés, lança sobrement le pilote.
L’appareil se posa sur une aire aménagée derrière une tour d’angle.
Une Land-Rover était arrêtée sur l’herbe rase. Adossé à son capot, un homme croisait les bras. Il portait un kilt rouge et vert, des bas aux couleurs de celui-ci, ainsi qu’un béret à pompon orné d’une plaque métallique aux armoiries de son clan. Grand et sec, le visage buriné, il posa sur Coplan un regard noir et amical lorsque ce dernier sauta à terre. Sa poignée de main était ferme et chaleureuse.
- George MacPharden, neuvième comte de Brynmoor, se présenta-t-il en redressant le buste.
- Francis Clermont.
- Heureux de vous accueillir. Vous êtes le premier. Les autres ne nous rejoindront que demain.
A dessein, en vue d’inspecter les lieux, Coplan avait pris une journée d’avance.
Le pilote déposa les bagages à l’arrière de la Land-Rover qui s’ébranla, conduite par l’aristocrate écossais.
Dans la cour intérieure, sur le perron, attendait une splendide Indonésienne, vêtue du costume national qui moulait à ravir ses formes voluptueuses.
- Mon épouse Yani, neuvième comtesse de Brynmoor, déclara l’Ecossais avec emphase.
Coplan s’inclina avec grâce et baisa la main tendue.
- Très honoré, comtesse.
Ses lèvres s’attardèrent plus que de raison mais la belle Asiatique ne s’en offusqua pas.
Un domestique apparut et s’empara des bagages que tendait le pilote.
- Je suggère, reprit le comte, que vous vous installiez dans vos quartiers. Ensuite, nous prendrons le thé de la bienvenue.
- D’accord, acquiesça Coplan.
Hormis les boiseries finement sculptées et deux toiles de maître au-dessus du lit, la chambre était austère et triste. Son étroite fenêtre, orientée au nord, ne laissait jamais entrer le soleil, si bien que l’atmosphère était sombre et fraîche sans besoin de climatiseur.
Le thé était servi dans la salle d’armes et Coplan admira la collection de haches, de fléaux, d’épées et de hallebardes. Intrigué, il s’enquit :
- Vous avez déménagé d’Écosse pour vous établir ici ?
- C’est exact. Avec l’aide d’un architecte, j’ai fait démonter mon château de Brynmoor pour le reconstruire ici selon ses plans d’origine. Puis nous l’avons remeublé avec ce qu’il contenait en Europe.
Coplan écarquilla les yeux.
- Vous avez dû dépenser une fortune ?
- Je me suis ruiné. C’est pourquoi aujourd’hui j’organise des safaris payants. Cependant, je ne regrette rien puisque j’ai obéi aux volontés du deuxième comte de Brynmoor.
- Le deuxième ? s’étonna Coplan.
- Henry MacPharden.
- Mais n’êtes-vous pas le neuvième ?
- Permettez-moi de vous guider quelques instants dans les arcanes de l’Histoire écossaise. Le clan MacPharden a toujours soutenu les Stuart, héritiers légitimes, depuis Marie Stuart, du trône d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande. La reine actuelle, vous le savez, en est l’usurpatrice. Elle ne règne que grâce à une injustice flagrante : l’exclusion des Stuart catholiques. Pour l’Eglise anglicane, le monarque doit être protestant. Cette loi inique ne date pas d’aujourd’hui, mais de la fin du XVIIème siècle. Au XVIIIème, le prétendant Stuart, Charles-Edouard, a tenté avec ses partisans, dont les MacPharden, de reconquérir son trône. Hélas, le 16 avril 1746 à Culloden, il subit une lourde défaite contre les Anglais commandés par le fils du roi. Henry MacPharden, deuxième comte de Brynmoor, mourut à cette bataille en combattant vaillamment pour son souverain. Mais Dieu, dans sa grande sagesse, l’a récompensé. Mon ancêtre a reçu le privilège de communiquer avec ses descendants. Ainsi, c’est lui qui m’a ordonné de fuir ce royaume maudit et de fonder ici de nouvelles racines car, a-t-il dit, un jour, Dieu punira les Britanniques d’avoir accepté un roi usurpateur.
Coplan sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.
- Vous voulez dire que vous dialoguez avec un fantôme ?
- C’est le terme couramment admis, bien qu’il soit péjoratif. Henry MacPharden le déteste. Je le comprends.
- Sous quelle forme vous apparaît-il et quand ? La nuit, dans un voile blanc, en tirant de lourdes chaînes ? ne put s’empêcher d’ironiser Coplan.
- Ne vous moquez pas, monsieur Clermont, répliqua l’aristocrate, vexé. Dans mon pays, ce phénomène est courant.
- Je connais les légendes écossaises. Une précision, cependant. Le deuxième comte de Brynmoor est-il resté dans votre pays ou a-t-il émigré ici ?
- Naturellement, il loge dans ce château.
- Parle-t-il seulement à ses descendants, ou dialogue-t-il aussi avec les étrangers ?
- Dieu ne l’autorise pas à s’entretenir avec les incrédules.
Coplan se tourna vers la belle Indonésienne.
- Vous honore-t-il de ses confidences, comtesse ?
- Je suis musulmane, éluda-t-elle avec un sourire charmant. Ma religion m’interdit de communiquer avec les morts, même quand ils se rebellent contre les usurpateurs.
- Je vois que je ne prêche pas un convaincu, reprit le comte avec une pointe d’humour, mais peu importe. Vous êtes ici pour un safari et vous avez pris une licence A qui vous donne droit à onze gibiers, soit un rhinocéros, trois ours, trois tigres, deux panthères et deux léopards, un tacheté, un nébuleux (Léopard dont le pelage est constitué d’un camaïeu de gris). Par ailleurs, le chèque que vous m’avez envoyé couvre votre transport sur la zone de chasse, la nourriture, le logement, plus les services spécifiques à la chasse : guides et rabatteurs, accompagnateurs et tireurs d’élite, appâts vivants. Le tout durant un mois. Restent à votre charge la taxe gouvernementale sur les animaux abattus, les cartouches et les éventuels travaux de taxidermie si vous souhaitez conserver la peau d’un tigre ou d’une panthère.
- Pour confectionner un manteau pour celle qui occupe votre cœur, glissa plaisamment Yani.
- Celle qui occupe mon cœur m’aime sans peau de léopard sur ses épaules, marivauda Coplan.
- Comme prévu dans le contrat, poursuivit l’Ecossais, je fournis les armes. Vous aurez le choix. Fusils Springfield ou Winchester de calibres évoluant entre le 375 et le 475. J’ai aussi trois carabines Winchester calibre 30 datant du dernier conflit mondial mais parfaitement opérationnelles.
- C’est l’une d’elles que je choisirai, décida Coplan.
- J’ai affaire à un amateur éclairé, se réjouit MacPharden. Moi-même j’utilise cette arme. Naturellement, elle est équipée d’une lunette de visée et d’infrarouges pour la chasse de nuit. Pour vos vêtements et votre équipement, vous avez suivi mes conseils ?
- Je n’en suis pas à mon premier safari ! protesta Coplan faussement vexé.
- Très bien. Finissons notre thé et, si vous le voulez bien, nous ferons le tour du propriétaire.
- Avec grand plaisir.
Dans le sillage de l’Écossais et de son épouse, Coplan visita le château de fond en comble mais demeura sur sa faim. Manquait-il d’imagination ? En tout cas, il ne voyait pas quelle opération importante le K.G.B. aurait eu l’intention de monter dans un décor pareil.
CHAPITRE II
Dans la salle d’armes, autour des tasses de thé, le neuvième comte de Brynmoor procédait aux présentations. Une heure plus tôt, ses clients, au nombre de dix, avaient débarqué de l’hélicoptère.
L’œil sagace, Coplan les détaillait.
D’abord, quelques grands noms du Gotha international et, parmi eux, les inévitables acteurs de cinéma hollywoodiens. Elle, Dolorès Luzon, d’origine mexicaine, un corps mince et nerveux, des jambes magnifiques, un visage pur et un regard noir qui avait tourné la tête d’une demi-douzaine de milliardaires. Ceux-ci l’avaient épousée et leurs pensions alimentaires dépassaient largement les cachets qu’elle recevait pour se produire sur l’écran.
Lui, Robert Morgan, belle tête de séducteur aux tempes grisonnantes, yeux bleus, moustache désuète, sourire fade et silhouette avantageuse, offrant constamment son meilleur profil, le gauche.
Ensemble, ils avaient tourné quelques succès, mais, surtout, un bon nombre de remakes, dont la Reine Christine, les Trois Mousquetaires, la Dame aux Camélias et Lola Montès.
« Ils sont incapables d’apparaître dans une œuvre originale », se moquait-on à Hollywood.
Venait ensuite Samia Haddad, richissime Libanaise dont la fortune défiait l’imagination. Enfance dorée sans école ni précepteurs (« c’est bon pour les pauvres », assenait sa mère avec mépris), Samia Haddad avait grandi à la va-comme-je-te-pousse, le moindre de ses désirs exaucé. Fantasque et tyrannique, elle exigeait que ses poupées soient habillées par Yves Saint-Laurent. Jurant comme une charretière, elle insultait grossièrement ses nurses et ses gouvernantes qu’elle terrorisait.
Adulte, elle s’était heurtée au vide, car elle ne s’intéressait à rien et n’avait ni hobbies ni vices. Le jeu, l’alcool, la drogue et même l’amour la laissaient indifférente. Elle n’affectionnait que les bijoux en toc, les sucreries et les ours en peluche. Peu habile de ses doigts, elle ne faisait rien elle-même, pas même sa toilette dont elle laissait le soin à sa vieille nounou.
Jusqu’au jour où, par hasard, elle avait découvert la chasse aux fauves et en elle était née une passion pour le sang et la mort.
Depuis, elle courait les safaris après avoir suivi une sévère cure d’amaigrissement.
Brune, la peau sèche et craquelée, elle offrait un visage peu amène.
Autres figures du jet-set international, Constantin et Angeliki Lazaridès. Armateur panaméen, le premier était doté d’une fortune confortable. Avoisinant la soixantaine, trente années le séparaient de son épouse, Miss Grèce une décennie plus tôt. Se souvenant de ce titre, celle-ci n’avait pas laissé le temps entamer son physique et conservait une silhouette d’adolescente et un visage juvénile. Son mari, petit et ventripotent, chauve et affligé d’une peau grêlée, avait piètre allure à ses côtés.
La seconde moitié de la clientèle se composait d’une femme et de quatre hommes. La première, une Américaine, se nommait Laura Guild. Rousse flamboyante aux yeux verts, elle avait approximativement le même âge que l’ex-Miss Grèce et n’avait rien à lui envier dans le domaine de la beauté. Le regard hardi, la bouche volontaire, elle semblait ébahie de se trouver dans un château médiéval en pleine jungle sumatranaise.
De l’autre côté de la table, un homme très brun, aux traits figés, fumait un gros cigare qu’il serrait entre des doigts crochus. Il maintenait son regard baissé sur la tasse de thé à laquelle il n’avait pas touché.
Il se nommait Carlo D’Agrigente et était italien.
A sa droite, longiligne et dégingandé, la tête coiffée d’un ridicule chapeau tyrolien, la lèvre coupante et les yeux glauques, celui que George MacPharden avait présenté sous le nom de Kurt Achbach admirait le panneau d’armes moyenâgeuses. De nationalité allemande, il atteignait avec raideur le cap de la quarantaine.
Visage de doux intellectuel, un homme un peu plus âgé, à l’abondante chevelure blonde rejetée en arrière, aux épaules légèrement voûtées, détonnait un peu dans une assemblée vouée à la chasse aux fauves. Coplan le voyait en rat de bibliothèque, théoricien du tiers-mondisme, professeur d’université, mais sûrement pas pressant la détente d’une Winchester calibre 30.
Il s’appelait Lars Frederiksen et était norvégien.
Finalement, conclut Coplan, le seul qui paraissait vraiment à sa place ici était l’homme à la gauche de Carlo D’Agrigente. Grand, costaud, le visage émacié, le regard glacé, les cheveux coupés ras, il offrait une belle gueule d’aventurier et l’allure d’un reître qu’accentuait la longue cicatrice blanchâtre sur le côté gauche du cou. A sa peau sèche couleur châtaigne, on devinait que sa préférence allait à la vie au grand air, en plein soleil, dans le vent et les embruns. Il n’aurait pas dépareillé dans un commando de mercenaires sud-africains traquant les gouvernementaux dans la brousse angolaise. Dick Sherwood était pourtant canadien.
Cette première journée était vouée au repos. Le soir, au cours du cocktail et du dîner, Coplan entreprit de faire plus ample connaissance avec la femme et les quatre hommes, mais il ne réussit son approche qu’avec la rousse flamboyante qui n’était pas revenue de son étonnement.
- Incroyable ! Ce château médiéval démonté en Écosse et reconstruit en pleine jungle !
Elle jeta autour d’elle un regard prudent et murmura à l’oreille de Coplan :
- Ne croyez-vous pas que notre hôte est un peu fou ?
- Non, je pense simplement qu’il éprouve le plus profond respect pour son ancêtre.
- Quel ancêtre ?
- Le fantôme.
Elle écarquilla les yeux.
- Vous plaisantez ?
- Pas du tout.
Coplan lui relata le récit du neuvième comte de Brynmoor, la veille, et la fit frissonner.
- Je suis gâtée pour mon premier safari, gémit-elle. Enfin, j’ai une consolation : j’ai obtenu de superbes autographes de Dolorès Luzon et de Robert Morgan. Ce ne sont pas mes acteurs préférés mais c’est quand même excitant de savoir que je vais vivre à leurs côtés durant un mois.
Ce soir-là, le repas fut bref. En raison du décalage horaire, les arrivants aspiraient au repos. Coplan alla se coucher, s’endormit et se réveilla cinquante minutes après minuit, ainsi qu’il avait programmé son cerveau. Sans se presser, il se rhabilla et délogea le Teckel caché dans le double fond d’une des valises.
A pas de loup, il sortit de sa chambre, traversa le couloir et escalada silencieusement les marches de l’étroit escalier qui conduisait au sommet de la tour nord. Quand il émergea, il se courba et alla s’asseoir à l’abri du merlon.
Ses doigts pianotèrent sur les touches phosphorescentes. Il était dix-huit heures trente, la veille, à Paris et le Vieux travaillait encore dans son bureau. Coplan lui rendit compte et conclut :
- En dehors des grands noms du Gotha international, disposons-nous de renseignements sur les cinq autres ?