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No Universal-Award House, Inc. 1976
No Presses de la Cité / Éditions du Rouet, 1982
Édition originale : Charter Communications, Inc
ISBN : 0-441-48466-2
ISBN : 2-258-01072-1
CHAPITRE PREMIER
On n’était pas en Chine rouge, mais il était impossible de ne pas sentir sa présence toute proche. Les murs du magasin d’art et d’artisanat chinois, plaque tournante de la propagande maoïste, étaient tapissés de portraits du Grand Timonier, sourire bon enfant aux lèvres. Toutefois les placards et les inscriptions se perdaient dans ce bric-à-brac chatoyant qui donne à Hong-Kong sa couleur locale et les piétons se bousculant dans Canton Road passaient sans même un regard pour les affiches flanquées d’immenses slogans accrocheurs.
Pour moi, New York avait une allure provinciale auprès de cette fourmilière grouillante. Je ne pouvais faire un pas sans me heurter à la foule compacte qui encombrait la rue ou sans me retourner sur les myriades d’aguichantes donzelles qui sont l’un des charmes de Kowloon, la plus grande agglomération continentale de la colonie britannique.
Pourtant, je n’avais pas un œil de badaud, ce matin-là. Je venais traiter un marché, et pas une de ces affaires de routine que l’on expédie par-dessous la jambe. De Canton Road, je bifurquai dans une petite rue transversale pour gagner Nathan Road, l’une des principales artères de la ville. J’avais rendez-vous à l’écart des échoppes bondées et des bars américains. Et l’homme que je m’apprêtais à rencontrer n’aimait pas qu’on le fasse attendre.
D’après le dossier de l’Axe[1], que j’avais consulté à Washington, Poy Chu était le plus renommé des agents doubles chinois. L’appât du gain étant une motivation universelle, il n’avait pas manqué de prédécesseurs. Mais, à ma connaissance, presque tous avaient quitté l’ici-bas pour un monde meilleur. En atteignant l’âge très avancé de trente-quatre ans, Poy Chu avait déjà réalisé une performance indiscutable. Ensuite, il avait eu le temps de se faire un nom. Les renseignements qu’il vendait avaient la réputation d’être, premièrement, très solides, deuxièmement, ultra-secrets.
Le business qui m’amenait concernait justement l’un de ces renseignements. Et j’étais prêt à y mettre le prix. Hawk[2] avait été très clair : le document proposé par Poy Chu pouvait nous permettre de faire tomber pas mal de têtes du côté de Pékin. Encore fallait-il qu’il arrive entre nos mains… Une chose était acquise : la marchandise qui nous intéressait était sortie de Chine populaire. À lui seul, ce prodigieux tour de passe-passe méritait des ovations. Comment l’agent double avait-il pu le réussir ? Je l’ignorais. D’ailleurs, à la vérité, j’ignorais presque tout, à l’exception du lieu de rendez-vous qu’il m’avait fixé. À ses dires, le bain turc où je devais le rencontrer était l’un des endroits les plus sûrs et les plus discrets de la ville. Ce refuge pour épicuriens, au nom évocateur de Yue Lan – « Les Spectres en Colère » –, était situé dans Temple Street, en sandwich entre un « palais » du chop suey et un petit claque.
Les négociations devaient se dérouler dans le bain de vapeur. Lorsque Poy Chu m’avait contacté à mon hôtel, j’avais compris à sa voix que le règlement de la transaction avait pris un caractère d’urgence. Le timbre métallique de la peur m’avait fait sentir qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Les mandarins de Pékin avaient-ils eu vent de son double jeu ? Poy Chu avait-il des raisons de croire que ses jours étaient comptés ? Il avait, en tout cas, perdu ce ton jovial et confiant que je lui avais connu lors de nos entretiens antérieurs.
Il ne me fallut guère plus d’un quart d’heure à pied pour atteindre Temple Street. J’aurais certainement mis beaucoup plus longtemps en taxi en raison du flot ininterrompu de véhicules qui se dirigeaient vers le Star Ferry, au bout de Nathan Road. Le touriste était rare dans ces parages éloignés du centre mais, à l’exception des essaims de vendeurs à la sauvette, personne ne semblait s’intéresser à moi. Tout en refusant un éventail d’offres qui allait de la photo porno à l’opium traité, je tâchai néanmoins de me hâter en évitant de me faire remarquer. Mais, si quelqu’un me filait le train, il devait avoir beau jeu pour se fondre dans la cohue.
Le 27, à Temple Street, était une construction miteuse et délabrée. La porte était close. Je sonnai, l’œil toujours aux aguets. Apparemment, pas un quidam ne semblait intrigué par ma présence en ces lieux. Ce fut pourtant avec un certain soulagement que je vis la porte s’ouvrir pour me laisser pénétrer dans la tanière des Spectres en Colère. N’ayant jamais pu refréner ma curiosité naturelle, je les cherchai vivement des yeux, avide de savoir à quoi ils ressemblaient. Mais la créature qui s’offrit à ma vue n’avait rien d’une apparition venue de l’au-delà.
Une robe moulante, largement fendue sur des jambes gainées de soie, mettait parfaitement en valeur un corps svelte et généreusement pourvu par Dame Nature. Dire qu’elle était étonnante serait à peine lui rendre justice. Elle était simplement renversante. Et, comme si ses formes n’avaient pas suffi à capter l’attention, elle avait des petits yeux pétillants à la « viens voir par ici mon mignon » qui s’accrochaient aux vôtres et n’en décollaient pas, que cela vous plaise ou non. Cela me plaisait plutôt.
Elle se courba en deux et m’invita à entrer d’une main prolongée par d’immenses ongles laqués de rouge sang. Au bout d’un étroit couloir, je franchis un rideau de perles et la suivis dans une pièce de réception meublée dans le style salon de massage moderne. Le velours noir et le nylon rouge s’y trouvaient mêlés à une débauche de mousse de plastique et de boiseries en faux teck. Une foison de poupées chinoises, plus affriolantes les unes que les autres, étaient allongées sur des divans et des causeuses.
— Monsieur désire un traitement complet, avec suppléments ? s’enquit mon hôtesse, la main sur la hanche.
Elle avança une jambe. Les pans de la robe s’écartèrent, laissant apparaître une cuisse dont les contours méritaient d’être étudiés et, un peu plus haut, un embryon de « supplément ».
— Nous avons des filles très propres, assura-t-elle.
Puis, tel un maquignon proposant du bétail sur pied, elle entreprit sans autre préambule de me vanter les innombrables qualités de son cheptel. D’après son discours, le personnel et le service étaient de tout premier choix. Elle m’en fit miroiter tant et tant qu’en d’autres circonstances j’aurais peut-être fini par me laisser tenter et par marchander. Car, quel qu’eût été le prix arrêté, j’étais maintenant persuadé que j’en aurais eu pour mon argent. Mais j’étais attendu.
— Avez-vous un bain de vapeur ? demandai-je.
Instantanément, une moue renfrognée se dessina sur les lèvres vermeilles de la dame. Les agréments d’ordre tactile qu’elle essayait de me placer étaient évidemment plus lucratifs que le simple bain de vapeur.
— Pas de massage ? insista-t-elle.
— Non, répondis-je.
Elle me fit un geste de la main dont le sens est, je crois, universellement compris sans qu’il soit besoin d’y ajouter une parole.
— Non, répétai-je. Pas aujourd’hui. Mais merci quand même.
— Bien, fit-elle, l’air profondément consterné. Alors, par ici.
Navré d’être la cause d’une si grande déception, je m’empressai de lui emboîter le pas. Une porte de tôle était ouverte à l’autre bout de la pièce et je la suivis dans un local au sol couvert de dalles de plastique noires et blanches.
— On va vous donner la clef de votre vestiaire. C’est dix-huit dollars[3]. De Hong-Kong, précisa-t-elle avant d’ajouter d’un ton sarcastique : Ce ne sera pas trop pour la bourse de Monsieur ?
— Une fois n’est pas coutume, répliquai-je. Je crois que je vais m’offrir cette petite folie.
La porte claqua rageusement dans mon dos.
Je m’acquittai de mon droit d’entrée, pris la serviette et la clef qu’on me remit et partis à la recherche de mon vestiaire. L’endroit avait un caractère à peu près aussi universel que le geste obscène de la dame-dragon. Avec ses bancs de bois boulonnés au sol et ses armoires blanches bosselées et piquées de rouille, il ressemblait, en tout cas, à pas mal de vestiaires américains.
J’étais seul, ce qui me permit de désangler mon holster en toute tranquillité. Il fallait bien que je mette Wilhelmina, mon Lüger 9 mm, au rancart, du moins temporairement. Je jugeai en effet délicat de me présenter au sauna la serviette nouée à la taille et Wilhelmina sous le bras. Je pouvais tout de même garder Pierre, mon petit œuf plein de gaz mortel, que je dissimulais dans mon entre-jambes. Mon fin poignard, ce bon vieux Hugo, allait rester sagement avec Wilhelmina, bien au chaud dans son étui de chamois. En fait, je n’avais pas de raison de me méfier de Poy Chu. Il avait quelque chose à me vendre et j’avais un beau magot à lui offrir en échange. Or l’attitude commerciale la plus élémentaire veut que l’on s’abstienne d’attenter à la vie d’un client.
Mon crédit s’élevait à deux cent mille dollars, une somme pour laquelle bien des gens vendraient père et mère. Mais le document de Poy Chu n’avait pas de prix et, naturellement, il était, plus que quiconque, bien placé pour le savoir. Ma seule crainte fondée était donc de le voir refuser mon offre. Mais, dans l’état actuel des choses, il aurait été ridicule de tirer des plans sur la comète. Pour le moment, je devais me contenter de jouer mon solo. Sans partition. Et avec beaucoup de doigté. J’espérais que Poy Chu se sentirait suffisamment acculé pour bondir sur ma proposition. S’il ne le faisait pas, il serait toujours temps de passer à l’improvisation. Mais nous en étions pas là…
Tout en me tenant ces raisonnements fort pertinents, j’achevai de me dévêtir et m’entourai la taille d’une serviette effrangée dont la couleur d’origine avait dû être le blanc. Mes effets entassés dans la petite armoire métallique, je fixai la clef à ma cheville au moyen de l’élastique prévu à cet effet. Puis je me mis en route vers le bain de vapeur, accompagné à chaque pas par un bruit de grelot. « Ding ! Dong ! » tintait joyeusement la petite clef au contact de mon astragale. Si mon entretien avec Poy Chu s’accordait à cette harmonie de bon augure, les dieux seraient avec moi.
Mais, à peine eus-je poussé la lourde porte d’acier qui donnait accès au bain de vapeur, que j’eus l’impression d’être abandonné des dieux. Ou, plus exactement, qu’ils me conviaient à prendre un avant-goût de l’enfer. Une vapeur épaisse et suffocante m’empêchait de voir où je posais les pieds. Des nuages opaques emplissaient l’atmosphère de l’étuve. En quelques secondes, j’eus le sentiment d’être devenu le héros des aventures d’un homard dans la marmite du chef. Des gouttes de transpiration perlaient sur ma poitrine et la sueur qui ruisselait de mon front me brouillait la vue.
Je m’essuyai le visage d’un revers de main et attendis que mes yeux s’accoutument à la quasi-obscurité. Au bout d’une minute ou deux, je me sentis en mesure d’avancer dans la pièce au sol cimenté sans entrer en collision avec un banc de bois ou un client moite et somnolent. En ce qui concernait les bancs, je ne tardai pas à voir qu’ils étaient nombreux dans le grand local rectangulaire. Mais les clients, forts des conseils de Madame-dragon, avaient apparemment tous choisi de s’offrir le massage. Et, peut-être, le supplément… Quoi qu’il en fût, cela faisait parfaitement mon affaire. Le hammam désert constituait un lieu idéal pour les délicates négociations que j’allais mener.
Je crus un instant que j’étais arrivé en avance car aucun des bancs ruisselants n’était occupé. Je me crevai les yeux à essayer d’apercevoir l’agent double. N’y parvenant pas, je décidai de l’appeler.
— Poy Chu ! lançai-je d’une voix déformée par l’air saturé d’humidité.
En l’absence de réponse, je grimpai sur un banc et fis un tour d’horizon.
C’est alors que je le vis.
Il se trouvait à ma droite, étendu sur une couchette en hauteur. La chaleur avait dû lui monter à la tête car il s’était assoupi. Je n’en croyais pas mes yeux. Comment pouvait-il dormir alors que la température avoisinait 50® ? Le réveil en fanfare ne figurait pas au programme de notre rencontre. Mais il me semblait inévitable. Ayant enjambé les quelques bancs qui me séparaient de lui, je levai le bras pour lui tapoter l’épaule. Sans résultat. Apparemment, Poy Chu n’avait pas le sommeil léger.
— Poy Chu ! répétai-je en forçant un peu ma voix amortie par la brume cotonneuse. Réveillez-vous, mon vieux ! Nous avons à faire.
Il ne bougeait toujours pas. Avec le mouvement ascendant de l’air chaud, la vapeur était deux fois plus dense à sa hauteur qu’au niveau du sol. Je le distinguais à peine et il avait la tête tournée vers le mur carrelé qui ruisselait de condensation.
— Hé ! Debout, mon vieux ! criai-je impatiemment en essayant de ramener son visage face à moi.
Je sentis sa sueur me dégouliner sur les mains. De la sueur ? Mais non. C’était trop épais, trop poisseux.
Je regardai mes doigts. Ils étaient écarlates !
— Nom de…, balbutiai-je involontairement.
Je pris un peu de recul et levai les yeux vers l’agent double. Ses lèvres étaient retroussées dans un rictus de peur, d’étonnement, figées par la rigidité cadavérique. Ses yeux vitreux et sans vie étaient exorbités comme ceux d’un batracien.
La gorge de Poy Chu avait été tranchée d’un coup net, d’une oreille à l’autre. Du travail très soigné.
L’instrument utilisé devait être effilé comme un scalpel de chirurgien et manié avec une remarquable précision. La carotide et la jugulaire avaient probablement été sectionnées toutes les deux, si j’en jugeais par le sang qui lui maculait les épaules et le ventre. Il en avait perdu plusieurs litres, probablement en quelques minutes, peut-être moins.
Une chose était certaine, en tout cas : il n’était plus en mesure de négocier.
Il avait pour tout vêtement une serviette identique à la mienne. Je la dénouai par acquit de conscience, mais elle ne dissimulait rien d’autre que des régions intimes souillées de sang à demi coagulé. Malgré la chaleur étouffante qui ne cessait de monter, Poy Chu commençait à se refroidir. Sa peau devenait flasque et, aux endroits où elle n’était pas rouge de sang, elle était d’un blanc laiteux comme le ventre d’un poisson mort. Je ne pouvais plus rien faire pour le pauvre bougre et les attendrissements à retardement ne font pas partie de mon répertoire.
Avant de le quitter, je pris soin de lui replacer le visage contre le mur. À moins qu’un client malchanceux ne tombe nez à nez avec sa macabre dépouille, cela retarderait le moment où l’on remarquerait son décès. Et, lors de sa découverte, je serais tranquillement à l’abri entre les murs de ma chambre d’hôtel.
En allant me rhabiller, mon attention fut attirée par un vestiaire ouvert, à la serrure maculée de sang. Sûrement celui de Poy Chu. J’y trouvai un amas de vêtements lacérés avec le même soin que l’on avait mis à trancher la gorge de leur propriétaire. L’assassin n’avait rien laissé au hasard. Il s’était même montré méticuleux au point de découper la doublure de la veste et les poches du pantalon. Ma conviction était acquise : il cherchait la même chose que moi. Poy Chu m’avait dit qu’il comptait mettre son document en lieu sûr jusqu’au moment où il aurait touché le salaire de sa peine. Il était donc peu vraisemblable qu’il ait laissé traîner dans un vestiaire la marchandise que nous désirions nous approprier, mon concurrent et moi-même. Mais quel concurrent ?
Le trépas de Poy Chu n’arrangeait pas mon affaire. J’étais perdu au milieu du désert, sans carte et sans boussole. Mais les renseignements qu’il aurait bien voulu me vendre étaient très importants et il était hors de question de baisser le rideau malgré le forfait de l’un des principaux acteurs. L’agent double avait-il laissé derrière lui une trace – aussi mince fût-elle – qui me permettrait de retrouver la piste de son secret ? Je soumis les débris de vêtements à une fouille aussi minutieuse que possible, en poussant mon examen jusqu’aux talons des souliers. Qui sait s’ils n’étaient pas creux… ? Et, même si le document proprement dit ne s’y trouvait pas, il y aurait peut-être un indice susceptible de m’orienter dans mes recherches.
Mais, foin du sac à malices d’un agent secret, les chaussures de Poy Chu étaient simplement faites pour marcher. En l’absence d’autres ressources, je passai au crible tout ce qui restait à l’intérieur du vestiaire et finis par dénicher, coincé entre l’étagère du haut et la cloison métallique de l’armoire, un petit morceau de papier. Peut-être avait-il glissé des vêtements de Poy Chu lorsque son meurtrier en avait fait l’inventaire…
La salle des vestiaires était toujours vide. Je saisis le papier du bout des doigts pour l’examiner à la lumière. J’y lus : Fung Ping Shan Mus… Ce n’était qu’une moitié de billet d’entrée, crasseuse et froissée, du musée de l’Université de Hong-Kong que je connaissais bien. À l’heure actuelle, l’autre morceau devait se trouver dans une poubelle du musée. C’était bien maigre. Mais c’est au verso du ticket que je fis une découverte. Deux idéogrammes chinois y étaient tracés au stylo. Je déchiffrai : Tou Wan. Un nom propre. Cette personne ne figurait pas au nombre de mes connaissances, mais c’était mieux que rien.
Je verrouillai le vestiaire de feu Poy Chu et fis glisser la clef à l’intérieur par un orifice de la porte à persiennes. L’écho de sa chute sur le fond de l’amoire métallique me parut assourdissant dans le grand local désert. Jugeant que je n’avais plus rien à faire dans les lieux, je me dirigeai vers mon vestiaire lorsqu’une sensation bien connue, et fort déplaisante, me fit tressaillir la colonne vertébrale.
— Quel endroit charmant, n’est-ce pas ? fit remarquer dans mon dos une voix dont l’accent ne pouvait provenir que du royaume de Sa Gracieuse Majesté britannique.
La gueule glacée d’un automatique était collée au creux de mes reins.
— Absolument, opinai-je. À la forme du canon de votre arme, je crois deviner que vous vous apprêtez à m’abattre au moyen d’un Smith & Wesson modèle 39. Et, si j’osais, j’irais même jusqu’à parier que vous n’êtes pas seul.
— Remarquable perspicacité, apprécia mon nouvel ami en s’esclaffant.
Un autre paroissien, dont je ne connaissais pas encore la voix, lâcha un éclat de rire sarcastique.
— Que voulez-vous, expliquai-je avec un modeste haussement d’épaules, quand on ne tire pas les ficelles, il faut bien essayer de faire travailler ses méninges.
Les deux hommes cessèrent de rire.
— J’espère que vous ferez preuve de la même perspicacité lorsqu’il s’agira de coopérer, déclara British Accent en m’invitant à avancer d’une poussée de son arme.
Il n’avait apparemment rien d’un enfant de chœur. Le moindre faux pas, et j’étais bon pour le grand saut, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Brusquement, malgré les attraits de sa couleur locale, Hong-Kong – et, notamment, le quartier de Temple Street – venait de perdre beaucoup de charme à mes yeux.
CHAPITRE II
Je tenais toujours le petit morceau de billet entre le pouce et l’index. Au moment de franchir la porte, je parvins à le laisser tomber sur le sol dallé sans me faire remarquer par mes anges-gardiens.
Le Smith & Wesson de British Accent était toujours collé au creux de mes reins. Je ne pouvais m’empêcher de penser à l’énorme trou sanglant que le projectile ferait dans mon corps à la moindre pression de son doigt sur la détente.
— J’espère que vous n’avez pas encore trop transpiré, me dit-il en laissant échapper une rafale de petits rires secs.
Décidément, ce devait être une manie.
— Non, pas encore, répondis-je. Mais j’ai eu mon content de bain de vapeur aujourd’hui. Croyez-moi, je ne suis pas près de remettre les pieds dans un hammam.
— Notre ami ne manque pas d’humour, lança-t-il à son acolyte. Mais j’ai dans l’idée qu’il ne rira plus très longtemps.
Je n’avais toujours pas vu à quoi ressemblaient mes nouvelles connaissances et j’essayai de tourner légèrement la tête. Mais j’avais à peine esquissé un mouvement que British Accent m’assena une violente claque en plein visage. Il portait une bague au petit doigt et, sur l’élan, le caillou taillé s’enfonça dans la base de mon cou.
— On ne bouge pas sans avoir reçu l’autorisation, mon ami, me conseilla-t-il d’une voix glaciale.
Son sens de la plaisanterie ne devait pas résister à la chaleur humide. Le ton de sa remarque empestait le sadisme, la cruauté à l’état brut. Je me sentais de moins en moins à l’aise.
Une main non baguée, aux doigts épais et velus, traversa mon champ de vision. Puis, d’un coup de pied, British Accent ouvrit une porte et, courtoisement, m’invita à passer devant. Une petite pancarte de bois, écrite à la main, m’indiqua que nous entrions dans le sauna. C’était tout aussi banal qu’inquiétant. N’ayant pas le choix, j’entrai. La lourde porte, pratiquement inviolable, se referma sur nous.
Il me fut enfin donné de voir le visage de mes joyeux compagnons. Jambes écartées, British Accent me tenait toujours soigneusement en respect. Ses yeux, rivés sur les miens, ne présageaient rien de bon. C’était le type même du colonialiste tel qu’on le voit dans les images d’Épinal : costume de lin blanc immaculé et antique cravate à rayures dans le style des écoles anglaises. Il imaginait sans aucun doute que son regard implacable allait raffermir sa position de force et je ne fis rien pour le détromper. Peu désireux de le rendre méfiant, je tâchai de prendre un air aussi terrifié que possible. Mais, ce faisant, j’examinai ses traits anguleux et ses yeux gris aussi chaleureux qu’un glacier. Mon observation achevée, j’avais la certitude de n’avoir jamais rencontré cet homme auparavant.
Son charmant camarade m’était tout aussi inconnu. Le nez écrasé, les oreilles en feuille de chou, il avait une tête de barbouze, ou d’ancien boxeur. Il mesurait une quinzaine de centimètres de moins que l’autre et la carrure courtaude, massive, de son corps, me fit irrésistiblement penser à celle d’un blockhaus. Je compris immédiatement que c’était le genre de monsieur à qui il faut éviter de marcher sur les pieds.
British Accent rompit le silence.
— Détendez-vous, mon garçon et asseyez-vous.
Son rictus me dévoila une dentition étincelante sur laquelle tranchait une couronne en or. Ce n’était certes pas le genre de dentition que je m’attendais à trouver chez un individu qui devait être plus à l’aise sur un terrain de hockey que dans un salon de thé.
Je reculai jusqu’à ce que mes mains entrent en contact avec la surface d’un banc de bois. Je coopérais sagement, comme on me l’avait recommandé. Tout me portait à croire que, pour le moment, je n’avais encore rien à craindre du Smith & Wesson qui me fixait de sa grosse prunelle bleu-noir. La touffeur sèche du sauna me faisait transpirer abondamment et, par intermittence, je me séchais les mains en les essuyant sur ma serviette. Je savais que, le moment venu, il serait essentiel d’éviter les dérapages. Mais, dans l’état actuel des choses, j’attendais que mes deux nouveaux amis lancent le débat. Car j’étais tout aussi avide qu’eux de faire plus ample connaissance.
— Eh bien, commença British Accent avec un large sourire, dites-moi donc ce que vous faites au Yue Lan, monsieur… ?
— Morley. Joshua T. Morley, répondis-je, les coudes collés au corps.
Il ne fallait à aucun prix laisser voir le minuscule tatouage d’identification de l’Axe que je portais au creux du bras droit. Si, par hasard, ses yeux tombaient dessus, c’en était fait de ma couverture. Et probablement de ma personne par la même occasion.
— Parfait, monsieur Morley, reprit-il avec un sourire agrandi par la satisfaction. Il me semble, tout d’abord, que vous n’êtes pas un habitué de cet établissement. De plus, je crois savoir que vous venez de rater un rendez-vous avec le dénommé Poy Chu…
— Poy quoi ?
— Attention, monsieur Morley ! C’est moi qui suis en position de faire de l’humour ! Contentez-vous donc, je vous prie, de répondre à mes questions. Suis-je suffisamment clair ?
— Bien. Puisque vous y tenez, mon brave monsieur…
— Si vous comprenez les règles de base, coupa-t-il, ignorant mon sarcasme, je pense que nous n’aurons pas de problèmes de communication.
Puis, sans relâcher une seconde sa surveillance, il se pencha pour murmurer quelque chose dans l’oreille informe de son comparse.
Je n’entendis pas mais, à voir le visage de l’autre s’illuminer, je compris que les instructions reçues seraient exécutées avec joie et empressement. Effectivement, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le blockhaus se planta dans mon dos.
— Maintenant ? demanda-t-il.
C’était son premier mot. Et il n’en prononça pas d’autres. J’y dénotai néanmoins un fort accent des pays de l’Est. À l’évidence, le blockhaus était né plus près du pays de Raspoutine que de celui de Benjamin Franklin. Cela, d’ailleurs, collait parfaitement avec le style de son costume fripé semblable à celui des gangsters des années 40, de ses croquenots ferrés, de son col râpé et de sa cravate noire élimée. Mais, si Raspoutine ne se distinguait pas par l’élégance de sa tenue, on devait, en revanche, le remarquer pour la puissance bestiale qui émanait de tout son être.
— Quand vous voudrez, mon cher ami, dit Blanc-costume, de plus en plus machiavélique et sûr de lui à mesure que les minutes passaient.
Cela me convenait parfaitement. Plus ils penseraient que j’étais paralysé par la peur, moins j’aurais de mal à les prendre au dépourvu. Mais ce n’était pas encore le moment. Aussi, lorsque le champion de boxe des pays de l’Est exerça sur mon bras une torsion à me briser les os, me contentai-je de serrer les dents pour retenir un cri de douleur. Puis je relevai les yeux vers l’automatique dont la gueule menaçante était pointée juste au centre de ma poitrine.
— Alors ? s’enquit le plus causant du tandem. Est-ce que cela ira mieux ainsi ? Voyez-vous, monsieur Morley, mon ami sait parfaitement s’y prendre. Reprenons donc cette petite conversation. Mais où nous sommes-nous arrêtés ?
— À Hong-Kong, répondis-je en jurant dans ma barbe.
— Bien sûr, acquiesça British Accent avec un rire très forcé, cette petite enclave britannique qu’une personne, sans doute beaucoup plus spirituelle que moi, a baptisée « la Chine en costume de flanelle grise ». Mais il est d’autres choses qui me passionneraient bien davantage. Ne me faites pas languir, monsieur Morley. Quels étaient donc vos rapports avec le malheureux Poy Chu ?
— Je ne vois pas de qui vous parlez.
— Vraiment ? s’étonna British Accent en adressant à son assistant un signe presque imperceptible.
D’une puissante traction, le gorille m’arracha pratiquement le bras puis, en une fraction de seconde, le ramena dans sa position initiale. Je crus un instant qu’il m’avait déboîté l’épaule. La prise brutale avait été exécutée avec une rapidité, une précision et une aisance phénoménales. Sans rien endommager. Une douleur atroce me déchira tout le flanc. Mais le Smith & Wesson était là, je ne pouvais rien faire.
— Pour qui travaillez-vous, monsieur Morley ?
— Pour le petit centre de rencontres qui est sur le même trottoir.
Nouveau signe de British Accent. Nouvelle traction de Raspoutine sur mon bras. La jointure de mon épaule craqua comme une vieille souche jetée dans un brasier.
— Je… Je travaille en indépendant, parvins-je à grommeler.
Le sens de ma réponse semblait avoir échappé à Raspoutine. Mais l’inquisiteur au costume blanc lui adressa un ordre muet et il desserra sa prise.
— Voilà qui est beaucoup mieux, apprécia British Accent. Maintenant, dites-moi ce que Poy Chu avait de si intéressant à vous proposer.
— Je… Je…
Une fois de plus, la brute me tirebouchonna le bras. L’élancement se répercuta jusque dans ma tête et j’eus l’impression que mes yeux allaient sortir de leurs orbites.