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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  Titre original américain :
  
  
  
  THE LIST
  
  
  
  
  
  Illustration de couverture : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Universal-Award House, Inc. 1976
  
  No Presses de la Cité / Éditions du Rouet, 1982
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc
  
  ISBN : 0-441-48466-2
  
  ISBN : 2-258-01072-1
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  On n’était pas en Chine rouge, mais il était impossible de ne pas sentir sa présence toute proche. Les murs du magasin d’art et d’artisanat chinois, plaque tournante de la propagande maoïste, étaient tapissés de portraits du Grand Timonier, sourire bon enfant aux lèvres. Toutefois les placards et les inscriptions se perdaient dans ce bric-à-brac chatoyant qui donne à Hong-Kong sa couleur locale et les piétons se bousculant dans Canton Road passaient sans même un regard pour les affiches flanquées d’immenses slogans accrocheurs.
  
  Pour moi, New York avait une allure provinciale auprès de cette fourmilière grouillante. Je ne pouvais faire un pas sans me heurter à la foule compacte qui encombrait la rue ou sans me retourner sur les myriades d’aguichantes donzelles qui sont l’un des charmes de Kowloon, la plus grande agglomération continentale de la colonie britannique.
  
  Pourtant, je n’avais pas un œil de badaud, ce matin-là. Je venais traiter un marché, et pas une de ces affaires de routine que l’on expédie par-dessous la jambe. De Canton Road, je bifurquai dans une petite rue transversale pour gagner Nathan Road, l’une des principales artères de la ville. J’avais rendez-vous à l’écart des échoppes bondées et des bars américains. Et l’homme que je m’apprêtais à rencontrer n’aimait pas qu’on le fasse attendre.
  
  D’après le dossier de l’Axe[1], que j’avais consulté à Washington, Poy Chu était le plus renommé des agents doubles chinois. L’appât du gain étant une motivation universelle, il n’avait pas manqué de prédécesseurs. Mais, à ma connaissance, presque tous avaient quitté l’ici-bas pour un monde meilleur. En atteignant l’âge très avancé de trente-quatre ans, Poy Chu avait déjà réalisé une performance indiscutable. Ensuite, il avait eu le temps de se faire un nom. Les renseignements qu’il vendait avaient la réputation d’être, premièrement, très solides, deuxièmement, ultra-secrets.
  
  Le business qui m’amenait concernait justement l’un de ces renseignements. Et j’étais prêt à y mettre le prix. Hawk[2] avait été très clair : le document proposé par Poy Chu pouvait nous permettre de faire tomber pas mal de têtes du côté de Pékin. Encore fallait-il qu’il arrive entre nos mains… Une chose était acquise : la marchandise qui nous intéressait était sortie de Chine populaire. À lui seul, ce prodigieux tour de passe-passe méritait des ovations. Comment l’agent double avait-il pu le réussir ? Je l’ignorais. D’ailleurs, à la vérité, j’ignorais presque tout, à l’exception du lieu de rendez-vous qu’il m’avait fixé. À ses dires, le bain turc où je devais le rencontrer était l’un des endroits les plus sûrs et les plus discrets de la ville. Ce refuge pour épicuriens, au nom évocateur de Yue Lan – « Les Spectres en Colère » –, était situé dans Temple Street, en sandwich entre un « palais » du chop suey et un petit claque.
  
  Les négociations devaient se dérouler dans le bain de vapeur. Lorsque Poy Chu m’avait contacté à mon hôtel, j’avais compris à sa voix que le règlement de la transaction avait pris un caractère d’urgence. Le timbre métallique de la peur m’avait fait sentir qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Les mandarins de Pékin avaient-ils eu vent de son double jeu ? Poy Chu avait-il des raisons de croire que ses jours étaient comptés ? Il avait, en tout cas, perdu ce ton jovial et confiant que je lui avais connu lors de nos entretiens antérieurs.
  
  Il ne me fallut guère plus d’un quart d’heure à pied pour atteindre Temple Street. J’aurais certainement mis beaucoup plus longtemps en taxi en raison du flot ininterrompu de véhicules qui se dirigeaient vers le Star Ferry, au bout de Nathan Road. Le touriste était rare dans ces parages éloignés du centre mais, à l’exception des essaims de vendeurs à la sauvette, personne ne semblait s’intéresser à moi. Tout en refusant un éventail d’offres qui allait de la photo porno à l’opium traité, je tâchai néanmoins de me hâter en évitant de me faire remarquer. Mais, si quelqu’un me filait le train, il devait avoir beau jeu pour se fondre dans la cohue.
  
  Le 27, à Temple Street, était une construction miteuse et délabrée. La porte était close. Je sonnai, l’œil toujours aux aguets. Apparemment, pas un quidam ne semblait intrigué par ma présence en ces lieux. Ce fut pourtant avec un certain soulagement que je vis la porte s’ouvrir pour me laisser pénétrer dans la tanière des Spectres en Colère. N’ayant jamais pu refréner ma curiosité naturelle, je les cherchai vivement des yeux, avide de savoir à quoi ils ressemblaient. Mais la créature qui s’offrit à ma vue n’avait rien d’une apparition venue de l’au-delà.
  
  Une robe moulante, largement fendue sur des jambes gainées de soie, mettait parfaitement en valeur un corps svelte et généreusement pourvu par Dame Nature. Dire qu’elle était étonnante serait à peine lui rendre justice. Elle était simplement renversante. Et, comme si ses formes n’avaient pas suffi à capter l’attention, elle avait des petits yeux pétillants à la « viens voir par ici mon mignon » qui s’accrochaient aux vôtres et n’en décollaient pas, que cela vous plaise ou non. Cela me plaisait plutôt.
  
  Elle se courba en deux et m’invita à entrer d’une main prolongée par d’immenses ongles laqués de rouge sang. Au bout d’un étroit couloir, je franchis un rideau de perles et la suivis dans une pièce de réception meublée dans le style salon de massage moderne. Le velours noir et le nylon rouge s’y trouvaient mêlés à une débauche de mousse de plastique et de boiseries en faux teck. Une foison de poupées chinoises, plus affriolantes les unes que les autres, étaient allongées sur des divans et des causeuses.
  
  — Monsieur désire un traitement complet, avec suppléments ? s’enquit mon hôtesse, la main sur la hanche.
  
  Elle avança une jambe. Les pans de la robe s’écartèrent, laissant apparaître une cuisse dont les contours méritaient d’être étudiés et, un peu plus haut, un embryon de « supplément ».
  
  — Nous avons des filles très propres, assura-t-elle.
  
  Puis, tel un maquignon proposant du bétail sur pied, elle entreprit sans autre préambule de me vanter les innombrables qualités de son cheptel. D’après son discours, le personnel et le service étaient de tout premier choix. Elle m’en fit miroiter tant et tant qu’en d’autres circonstances j’aurais peut-être fini par me laisser tenter et par marchander. Car, quel qu’eût été le prix arrêté, j’étais maintenant persuadé que j’en aurais eu pour mon argent. Mais j’étais attendu.
  
  — Avez-vous un bain de vapeur ? demandai-je.
  
  Instantanément, une moue renfrognée se dessina sur les lèvres vermeilles de la dame. Les agréments d’ordre tactile qu’elle essayait de me placer étaient évidemment plus lucratifs que le simple bain de vapeur.
  
  — Pas de massage ? insista-t-elle.
  
  — Non, répondis-je.
  
  Elle me fit un geste de la main dont le sens est, je crois, universellement compris sans qu’il soit besoin d’y ajouter une parole.
  
  — Non, répétai-je. Pas aujourd’hui. Mais merci quand même.
  
  — Bien, fit-elle, l’air profondément consterné. Alors, par ici.
  
  Navré d’être la cause d’une si grande déception, je m’empressai de lui emboîter le pas. Une porte de tôle était ouverte à l’autre bout de la pièce et je la suivis dans un local au sol couvert de dalles de plastique noires et blanches.
  
  — On va vous donner la clef de votre vestiaire. C’est dix-huit dollars[3]. De Hong-Kong, précisa-t-elle avant d’ajouter d’un ton sarcastique : Ce ne sera pas trop pour la bourse de Monsieur ?
  
  — Une fois n’est pas coutume, répliquai-je. Je crois que je vais m’offrir cette petite folie.
  
  La porte claqua rageusement dans mon dos.
  
  Je m’acquittai de mon droit d’entrée, pris la serviette et la clef qu’on me remit et partis à la recherche de mon vestiaire. L’endroit avait un caractère à peu près aussi universel que le geste obscène de la dame-dragon. Avec ses bancs de bois boulonnés au sol et ses armoires blanches bosselées et piquées de rouille, il ressemblait, en tout cas, à pas mal de vestiaires américains.
  
  J’étais seul, ce qui me permit de désangler mon holster en toute tranquillité. Il fallait bien que je mette Wilhelmina, mon Lüger 9 mm, au rancart, du moins temporairement. Je jugeai en effet délicat de me présenter au sauna la serviette nouée à la taille et Wilhelmina sous le bras. Je pouvais tout de même garder Pierre, mon petit œuf plein de gaz mortel, que je dissimulais dans mon entre-jambes. Mon fin poignard, ce bon vieux Hugo, allait rester sagement avec Wilhelmina, bien au chaud dans son étui de chamois. En fait, je n’avais pas de raison de me méfier de Poy Chu. Il avait quelque chose à me vendre et j’avais un beau magot à lui offrir en échange. Or l’attitude commerciale la plus élémentaire veut que l’on s’abstienne d’attenter à la vie d’un client.
  
  Mon crédit s’élevait à deux cent mille dollars, une somme pour laquelle bien des gens vendraient père et mère. Mais le document de Poy Chu n’avait pas de prix et, naturellement, il était, plus que quiconque, bien placé pour le savoir. Ma seule crainte fondée était donc de le voir refuser mon offre. Mais, dans l’état actuel des choses, il aurait été ridicule de tirer des plans sur la comète. Pour le moment, je devais me contenter de jouer mon solo. Sans partition. Et avec beaucoup de doigté. J’espérais que Poy Chu se sentirait suffisamment acculé pour bondir sur ma proposition. S’il ne le faisait pas, il serait toujours temps de passer à l’improvisation. Mais nous en étions pas là…
  
  Tout en me tenant ces raisonnements fort pertinents, j’achevai de me dévêtir et m’entourai la taille d’une serviette effrangée dont la couleur d’origine avait dû être le blanc. Mes effets entassés dans la petite armoire métallique, je fixai la clef à ma cheville au moyen de l’élastique prévu à cet effet. Puis je me mis en route vers le bain de vapeur, accompagné à chaque pas par un bruit de grelot. « Ding ! Dong ! » tintait joyeusement la petite clef au contact de mon astragale. Si mon entretien avec Poy Chu s’accordait à cette harmonie de bon augure, les dieux seraient avec moi.
  
  Mais, à peine eus-je poussé la lourde porte d’acier qui donnait accès au bain de vapeur, que j’eus l’impression d’être abandonné des dieux. Ou, plus exactement, qu’ils me conviaient à prendre un avant-goût de l’enfer. Une vapeur épaisse et suffocante m’empêchait de voir où je posais les pieds. Des nuages opaques emplissaient l’atmosphère de l’étuve. En quelques secondes, j’eus le sentiment d’être devenu le héros des aventures d’un homard dans la marmite du chef. Des gouttes de transpiration perlaient sur ma poitrine et la sueur qui ruisselait de mon front me brouillait la vue.
  
  Je m’essuyai le visage d’un revers de main et attendis que mes yeux s’accoutument à la quasi-obscurité. Au bout d’une minute ou deux, je me sentis en mesure d’avancer dans la pièce au sol cimenté sans entrer en collision avec un banc de bois ou un client moite et somnolent. En ce qui concernait les bancs, je ne tardai pas à voir qu’ils étaient nombreux dans le grand local rectangulaire. Mais les clients, forts des conseils de Madame-dragon, avaient apparemment tous choisi de s’offrir le massage. Et, peut-être, le supplément… Quoi qu’il en fût, cela faisait parfaitement mon affaire. Le hammam désert constituait un lieu idéal pour les délicates négociations que j’allais mener.
  
  Je crus un instant que j’étais arrivé en avance car aucun des bancs ruisselants n’était occupé. Je me crevai les yeux à essayer d’apercevoir l’agent double. N’y parvenant pas, je décidai de l’appeler.
  
  — Poy Chu ! lançai-je d’une voix déformée par l’air saturé d’humidité.
  
  En l’absence de réponse, je grimpai sur un banc et fis un tour d’horizon.
  
  C’est alors que je le vis.
  
  Il se trouvait à ma droite, étendu sur une couchette en hauteur. La chaleur avait dû lui monter à la tête car il s’était assoupi. Je n’en croyais pas mes yeux. Comment pouvait-il dormir alors que la température avoisinait 50® ? Le réveil en fanfare ne figurait pas au programme de notre rencontre. Mais il me semblait inévitable. Ayant enjambé les quelques bancs qui me séparaient de lui, je levai le bras pour lui tapoter l’épaule. Sans résultat. Apparemment, Poy Chu n’avait pas le sommeil léger.
  
  — Poy Chu ! répétai-je en forçant un peu ma voix amortie par la brume cotonneuse. Réveillez-vous, mon vieux ! Nous avons à faire.
  
  Il ne bougeait toujours pas. Avec le mouvement ascendant de l’air chaud, la vapeur était deux fois plus dense à sa hauteur qu’au niveau du sol. Je le distinguais à peine et il avait la tête tournée vers le mur carrelé qui ruisselait de condensation.
  
  — Hé ! Debout, mon vieux ! criai-je impatiemment en essayant de ramener son visage face à moi.
  
  Je sentis sa sueur me dégouliner sur les mains. De la sueur ? Mais non. C’était trop épais, trop poisseux.
  
  Je regardai mes doigts. Ils étaient écarlates !
  
  — Nom de…, balbutiai-je involontairement.
  
  Je pris un peu de recul et levai les yeux vers l’agent double. Ses lèvres étaient retroussées dans un rictus de peur, d’étonnement, figées par la rigidité cadavérique. Ses yeux vitreux et sans vie étaient exorbités comme ceux d’un batracien.
  
  La gorge de Poy Chu avait été tranchée d’un coup net, d’une oreille à l’autre. Du travail très soigné.
  
  L’instrument utilisé devait être effilé comme un scalpel de chirurgien et manié avec une remarquable précision. La carotide et la jugulaire avaient probablement été sectionnées toutes les deux, si j’en jugeais par le sang qui lui maculait les épaules et le ventre. Il en avait perdu plusieurs litres, probablement en quelques minutes, peut-être moins.
  
  Une chose était certaine, en tout cas : il n’était plus en mesure de négocier.
  
  Il avait pour tout vêtement une serviette identique à la mienne. Je la dénouai par acquit de conscience, mais elle ne dissimulait rien d’autre que des régions intimes souillées de sang à demi coagulé. Malgré la chaleur étouffante qui ne cessait de monter, Poy Chu commençait à se refroidir. Sa peau devenait flasque et, aux endroits où elle n’était pas rouge de sang, elle était d’un blanc laiteux comme le ventre d’un poisson mort. Je ne pouvais plus rien faire pour le pauvre bougre et les attendrissements à retardement ne font pas partie de mon répertoire.
  
  Avant de le quitter, je pris soin de lui replacer le visage contre le mur. À moins qu’un client malchanceux ne tombe nez à nez avec sa macabre dépouille, cela retarderait le moment où l’on remarquerait son décès. Et, lors de sa découverte, je serais tranquillement à l’abri entre les murs de ma chambre d’hôtel.
  
  En allant me rhabiller, mon attention fut attirée par un vestiaire ouvert, à la serrure maculée de sang. Sûrement celui de Poy Chu. J’y trouvai un amas de vêtements lacérés avec le même soin que l’on avait mis à trancher la gorge de leur propriétaire. L’assassin n’avait rien laissé au hasard. Il s’était même montré méticuleux au point de découper la doublure de la veste et les poches du pantalon. Ma conviction était acquise : il cherchait la même chose que moi. Poy Chu m’avait dit qu’il comptait mettre son document en lieu sûr jusqu’au moment où il aurait touché le salaire de sa peine. Il était donc peu vraisemblable qu’il ait laissé traîner dans un vestiaire la marchandise que nous désirions nous approprier, mon concurrent et moi-même. Mais quel concurrent ?
  
  Le trépas de Poy Chu n’arrangeait pas mon affaire. J’étais perdu au milieu du désert, sans carte et sans boussole. Mais les renseignements qu’il aurait bien voulu me vendre étaient très importants et il était hors de question de baisser le rideau malgré le forfait de l’un des principaux acteurs. L’agent double avait-il laissé derrière lui une trace – aussi mince fût-elle – qui me permettrait de retrouver la piste de son secret ? Je soumis les débris de vêtements à une fouille aussi minutieuse que possible, en poussant mon examen jusqu’aux talons des souliers. Qui sait s’ils n’étaient pas creux… ? Et, même si le document proprement dit ne s’y trouvait pas, il y aurait peut-être un indice susceptible de m’orienter dans mes recherches.
  
  Mais, foin du sac à malices d’un agent secret, les chaussures de Poy Chu étaient simplement faites pour marcher. En l’absence d’autres ressources, je passai au crible tout ce qui restait à l’intérieur du vestiaire et finis par dénicher, coincé entre l’étagère du haut et la cloison métallique de l’armoire, un petit morceau de papier. Peut-être avait-il glissé des vêtements de Poy Chu lorsque son meurtrier en avait fait l’inventaire…
  
  La salle des vestiaires était toujours vide. Je saisis le papier du bout des doigts pour l’examiner à la lumière. J’y lus : Fung Ping Shan Mus… Ce n’était qu’une moitié de billet d’entrée, crasseuse et froissée, du musée de l’Université de Hong-Kong que je connaissais bien. À l’heure actuelle, l’autre morceau devait se trouver dans une poubelle du musée. C’était bien maigre. Mais c’est au verso du ticket que je fis une découverte. Deux idéogrammes chinois y étaient tracés au stylo. Je déchiffrai : Tou Wan. Un nom propre. Cette personne ne figurait pas au nombre de mes connaissances, mais c’était mieux que rien.
  
  Je verrouillai le vestiaire de feu Poy Chu et fis glisser la clef à l’intérieur par un orifice de la porte à persiennes. L’écho de sa chute sur le fond de l’amoire métallique me parut assourdissant dans le grand local désert. Jugeant que je n’avais plus rien à faire dans les lieux, je me dirigeai vers mon vestiaire lorsqu’une sensation bien connue, et fort déplaisante, me fit tressaillir la colonne vertébrale.
  
  — Quel endroit charmant, n’est-ce pas ? fit remarquer dans mon dos une voix dont l’accent ne pouvait provenir que du royaume de Sa Gracieuse Majesté britannique.
  
  La gueule glacée d’un automatique était collée au creux de mes reins.
  
  — Absolument, opinai-je. À la forme du canon de votre arme, je crois deviner que vous vous apprêtez à m’abattre au moyen d’un Smith & Wesson modèle 39. Et, si j’osais, j’irais même jusqu’à parier que vous n’êtes pas seul.
  
  — Remarquable perspicacité, apprécia mon nouvel ami en s’esclaffant.
  
  Un autre paroissien, dont je ne connaissais pas encore la voix, lâcha un éclat de rire sarcastique.
  
  — Que voulez-vous, expliquai-je avec un modeste haussement d’épaules, quand on ne tire pas les ficelles, il faut bien essayer de faire travailler ses méninges.
  
  Les deux hommes cessèrent de rire.
  
  — J’espère que vous ferez preuve de la même perspicacité lorsqu’il s’agira de coopérer, déclara British Accent en m’invitant à avancer d’une poussée de son arme.
  
  Il n’avait apparemment rien d’un enfant de chœur. Le moindre faux pas, et j’étais bon pour le grand saut, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Brusquement, malgré les attraits de sa couleur locale, Hong-Kong – et, notamment, le quartier de Temple Street – venait de perdre beaucoup de charme à mes yeux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Je tenais toujours le petit morceau de billet entre le pouce et l’index. Au moment de franchir la porte, je parvins à le laisser tomber sur le sol dallé sans me faire remarquer par mes anges-gardiens.
  
  Le Smith & Wesson de British Accent était toujours collé au creux de mes reins. Je ne pouvais m’empêcher de penser à l’énorme trou sanglant que le projectile ferait dans mon corps à la moindre pression de son doigt sur la détente.
  
  — J’espère que vous n’avez pas encore trop transpiré, me dit-il en laissant échapper une rafale de petits rires secs.
  
  Décidément, ce devait être une manie.
  
  — Non, pas encore, répondis-je. Mais j’ai eu mon content de bain de vapeur aujourd’hui. Croyez-moi, je ne suis pas près de remettre les pieds dans un hammam.
  
  — Notre ami ne manque pas d’humour, lança-t-il à son acolyte. Mais j’ai dans l’idée qu’il ne rira plus très longtemps.
  
  Je n’avais toujours pas vu à quoi ressemblaient mes nouvelles connaissances et j’essayai de tourner légèrement la tête. Mais j’avais à peine esquissé un mouvement que British Accent m’assena une violente claque en plein visage. Il portait une bague au petit doigt et, sur l’élan, le caillou taillé s’enfonça dans la base de mon cou.
  
  — On ne bouge pas sans avoir reçu l’autorisation, mon ami, me conseilla-t-il d’une voix glaciale.
  
  Son sens de la plaisanterie ne devait pas résister à la chaleur humide. Le ton de sa remarque empestait le sadisme, la cruauté à l’état brut. Je me sentais de moins en moins à l’aise.
  
  Une main non baguée, aux doigts épais et velus, traversa mon champ de vision. Puis, d’un coup de pied, British Accent ouvrit une porte et, courtoisement, m’invita à passer devant. Une petite pancarte de bois, écrite à la main, m’indiqua que nous entrions dans le sauna. C’était tout aussi banal qu’inquiétant. N’ayant pas le choix, j’entrai. La lourde porte, pratiquement inviolable, se referma sur nous.
  
  Il me fut enfin donné de voir le visage de mes joyeux compagnons. Jambes écartées, British Accent me tenait toujours soigneusement en respect. Ses yeux, rivés sur les miens, ne présageaient rien de bon. C’était le type même du colonialiste tel qu’on le voit dans les images d’Épinal : costume de lin blanc immaculé et antique cravate à rayures dans le style des écoles anglaises. Il imaginait sans aucun doute que son regard implacable allait raffermir sa position de force et je ne fis rien pour le détromper. Peu désireux de le rendre méfiant, je tâchai de prendre un air aussi terrifié que possible. Mais, ce faisant, j’examinai ses traits anguleux et ses yeux gris aussi chaleureux qu’un glacier. Mon observation achevée, j’avais la certitude de n’avoir jamais rencontré cet homme auparavant.
  
  Son charmant camarade m’était tout aussi inconnu. Le nez écrasé, les oreilles en feuille de chou, il avait une tête de barbouze, ou d’ancien boxeur. Il mesurait une quinzaine de centimètres de moins que l’autre et la carrure courtaude, massive, de son corps, me fit irrésistiblement penser à celle d’un blockhaus. Je compris immédiatement que c’était le genre de monsieur à qui il faut éviter de marcher sur les pieds.
  
  British Accent rompit le silence.
  
  — Détendez-vous, mon garçon et asseyez-vous.
  
  Son rictus me dévoila une dentition étincelante sur laquelle tranchait une couronne en or. Ce n’était certes pas le genre de dentition que je m’attendais à trouver chez un individu qui devait être plus à l’aise sur un terrain de hockey que dans un salon de thé.
  
  Je reculai jusqu’à ce que mes mains entrent en contact avec la surface d’un banc de bois. Je coopérais sagement, comme on me l’avait recommandé. Tout me portait à croire que, pour le moment, je n’avais encore rien à craindre du Smith & Wesson qui me fixait de sa grosse prunelle bleu-noir. La touffeur sèche du sauna me faisait transpirer abondamment et, par intermittence, je me séchais les mains en les essuyant sur ma serviette. Je savais que, le moment venu, il serait essentiel d’éviter les dérapages. Mais, dans l’état actuel des choses, j’attendais que mes deux nouveaux amis lancent le débat. Car j’étais tout aussi avide qu’eux de faire plus ample connaissance.
  
  — Eh bien, commença British Accent avec un large sourire, dites-moi donc ce que vous faites au Yue Lan, monsieur… ?
  
  — Morley. Joshua T. Morley, répondis-je, les coudes collés au corps.
  
  Il ne fallait à aucun prix laisser voir le minuscule tatouage d’identification de l’Axe que je portais au creux du bras droit. Si, par hasard, ses yeux tombaient dessus, c’en était fait de ma couverture. Et probablement de ma personne par la même occasion.
  
  — Parfait, monsieur Morley, reprit-il avec un sourire agrandi par la satisfaction. Il me semble, tout d’abord, que vous n’êtes pas un habitué de cet établissement. De plus, je crois savoir que vous venez de rater un rendez-vous avec le dénommé Poy Chu…
  
  — Poy quoi ?
  
  — Attention, monsieur Morley ! C’est moi qui suis en position de faire de l’humour ! Contentez-vous donc, je vous prie, de répondre à mes questions. Suis-je suffisamment clair ?
  
  — Bien. Puisque vous y tenez, mon brave monsieur…
  
  — Si vous comprenez les règles de base, coupa-t-il, ignorant mon sarcasme, je pense que nous n’aurons pas de problèmes de communication.
  
  Puis, sans relâcher une seconde sa surveillance, il se pencha pour murmurer quelque chose dans l’oreille informe de son comparse.
  
  Je n’entendis pas mais, à voir le visage de l’autre s’illuminer, je compris que les instructions reçues seraient exécutées avec joie et empressement. Effectivement, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le blockhaus se planta dans mon dos.
  
  — Maintenant ? demanda-t-il.
  
  C’était son premier mot. Et il n’en prononça pas d’autres. J’y dénotai néanmoins un fort accent des pays de l’Est. À l’évidence, le blockhaus était né plus près du pays de Raspoutine que de celui de Benjamin Franklin. Cela, d’ailleurs, collait parfaitement avec le style de son costume fripé semblable à celui des gangsters des années 40, de ses croquenots ferrés, de son col râpé et de sa cravate noire élimée. Mais, si Raspoutine ne se distinguait pas par l’élégance de sa tenue, on devait, en revanche, le remarquer pour la puissance bestiale qui émanait de tout son être.
  
  — Quand vous voudrez, mon cher ami, dit Blanc-costume, de plus en plus machiavélique et sûr de lui à mesure que les minutes passaient.
  
  Cela me convenait parfaitement. Plus ils penseraient que j’étais paralysé par la peur, moins j’aurais de mal à les prendre au dépourvu. Mais ce n’était pas encore le moment. Aussi, lorsque le champion de boxe des pays de l’Est exerça sur mon bras une torsion à me briser les os, me contentai-je de serrer les dents pour retenir un cri de douleur. Puis je relevai les yeux vers l’automatique dont la gueule menaçante était pointée juste au centre de ma poitrine.
  
  — Alors ? s’enquit le plus causant du tandem. Est-ce que cela ira mieux ainsi ? Voyez-vous, monsieur Morley, mon ami sait parfaitement s’y prendre. Reprenons donc cette petite conversation. Mais où nous sommes-nous arrêtés ?
  
  — À Hong-Kong, répondis-je en jurant dans ma barbe.
  
  — Bien sûr, acquiesça British Accent avec un rire très forcé, cette petite enclave britannique qu’une personne, sans doute beaucoup plus spirituelle que moi, a baptisée « la Chine en costume de flanelle grise ». Mais il est d’autres choses qui me passionneraient bien davantage. Ne me faites pas languir, monsieur Morley. Quels étaient donc vos rapports avec le malheureux Poy Chu ?
  
  — Je ne vois pas de qui vous parlez.
  
  — Vraiment ? s’étonna British Accent en adressant à son assistant un signe presque imperceptible.
  
  D’une puissante traction, le gorille m’arracha pratiquement le bras puis, en une fraction de seconde, le ramena dans sa position initiale. Je crus un instant qu’il m’avait déboîté l’épaule. La prise brutale avait été exécutée avec une rapidité, une précision et une aisance phénoménales. Sans rien endommager. Une douleur atroce me déchira tout le flanc. Mais le Smith & Wesson était là, je ne pouvais rien faire.
  
  — Pour qui travaillez-vous, monsieur Morley ?
  
  — Pour le petit centre de rencontres qui est sur le même trottoir.
  
  Nouveau signe de British Accent. Nouvelle traction de Raspoutine sur mon bras. La jointure de mon épaule craqua comme une vieille souche jetée dans un brasier.
  
  — Je… Je travaille en indépendant, parvins-je à grommeler.
  
  Le sens de ma réponse semblait avoir échappé à Raspoutine. Mais l’inquisiteur au costume blanc lui adressa un ordre muet et il desserra sa prise.
  
  — Voilà qui est beaucoup mieux, apprécia British Accent. Maintenant, dites-moi ce que Poy Chu avait de si intéressant à vous proposer.
  
  — Je… Je…
  
  Une fois de plus, la brute me tirebouchonna le bras. L’élancement se répercuta jusque dans ma tête et j’eus l’impression que mes yeux allaient sortir de leurs orbites.
  
  — Allons, monsieur Morley, montrez-vous raisonnable, parlez. À moins que vous n’ayez envie de perdre l’usage de ce bras, puis de l’autre, puis d’une jambe, et ainsi de suite…
  
  — Euh… Il… il voulait me vendre de la marchandise.
  
  — Ah ! nous arrivons enfin aux choses intéressantes ! Et quel genre de marchandise, monsieur Morley ?
  
  — Des diamants industriels.
  
  Une grimace féroce déforma les traits de British Accent.
  
  — Monsieur Morley, vous êtes un imbécile ! cracha-t-il en détachant distinctement chaque syllabe. Mais le plus grave, c’est que vous me prenez, moi aussi, pour un imbécile ! Et c’est une chose que je ne supporterai pas de la part d’un apprenti de votre espèce !
  
  Il fit un pas vers moi en caressant du doigt la détente de son arme.
  
  — Les deux bras ! cria-t-il à son acolyte.
  
  L’idée de me transformer en homme-tronc ne semblait pas poser de trop gros problèmes de conscience à Raspoutine. Il s’empara de mon autre bras et l’amena très exactement à la limite de son point de rupture. Ses mains, puissantes comme des serres d’acier, me meurtrissaient les poignets. Je savais que j’étais encore capable de me libérer. Mais le moment n’était pas venu de leur faire une petite démonstration de tae kwon do, le karaté à la mode coréenne.
  
  — Et maintenant, un peu de marche, monsieur Morley, gloussa malicieusement British Accent, manifestement ravi de sa joyeuse farce.
  
  Raspoutine me poussa en avant pour me faire tomber du banc. Les bras verrouillés dans le dos, je ne pouvais me relever. Il me força à marcher en canard jusqu’à ce que je me trouve pratiquement nez à nez avec le canon du Smith & Wesson. British Accent avait perdu tout son flegme. Il était incapable de dissimuler la joie intense qu’il éprouvait à me voir souffrir. Une expression radieuse illuminait son visage sadique et il hochait la tête de satisfaction.
  
  — Vous êtes parfait, monsieur Morley, exulta-t-il. Le rôle vous convient à merveille. Amenez notre ami là-bas, ajouta-t-il à l’adresse de son homme de main en indiquant le bout du réduit surchauffé.
  
  J’étais là, accroupi, ruisselant de transpiration, les bras noués dans le dos par la prise de la grosse brute et British Accent me tenait en respect, tiré à quatre épingles dans son costume d’un blanc de neige. Malgré l’inconfort de ma situation, je ne pus retenir une mimique de stupéfaction en remarquant que pas une goutte de sueur ne perlait à son front.
  
  « Il doit avoir du sang de reptile », me dis-je en moi-même. Mais cette intéressante remarque fit rapidement place à un mouvement de recul impuissant lorsque je compris où me conduisait le sympathique Raspoutine.
  
  Il me poussait implacablement vers la grille du système de chauffage.
  
  Équipé d’une série de résistances de tungstène rougies à blanc, l’appareil ressemblait à un grille-pain géant. La grille était maintenue par un cadre d’acier qui me sembla aussi brûlant que le dispositif calorifique proprement dit.
  
  — Vous voyez qu’on est à la page à Hong-Kong, me fit remarquer Blanc-costume avec une grimace hideuse. Finies les pierres chauffées au feu de bois des Finlandais. On est moderne et on le montre ! Alors, monsieur Morley, vous avez toujours envie de poursuivre cette petite expérience ? Ou êtes-vous disposé à coopérer ?
  
  — Je vous l’ai déjà dit ! insistai-je, essayant de maîtriser ma fureur. Il voulait me vendre une cargaison de diamants industriels. Il les avait volés à…
  
  — Ça ne marche pas, monsieur Morley ! coupa British Accent, sans même me laisser achever mon boniment. Ça ne marche pas du tout !
  
  Il me regardait maintenant avec une expression navrée de bon maître d’école face à un élève indiscipliné qui refuse d’entendre raison. Il émit une rafale de claquements de langue réprobateurs et me pointa son automatique sous les yeux. J’étais à environ quarante centimètres de la grille et je sentais déjà la chaleur de fournaise qui s’en dégageait.
  
  — Un peu plus près, ordonna froidement Blanc-costume.
  
  Raspoutine me poussa le visage à moins de quinze centimètres de l’élément calorifique. Mes cils et mes sourcils se racornirent en grésillant avec une odeur de cochon grillé. Chaque muscle tendu, je fis tout mon possible pour détourner le visage des résistances incandescentes.
  
  — Alors, monsieur Morley, faudra-t-il vraiment vous marquer pour la vie ? Allons, répondez-moi clairement et vous vous épargnerez cette disgrâce ! Vous ne voulez pas ? Très bien. Approchez-le encore un peu, cher ami.
  
  Raspoutine s’exécuta sans l’ombre d’une hésitation. Cette fois, il me fut impossible de retenir un hurlement. Des cloques commençaient à se former sur mon front. Malgré le Smith & Wesson qui ne me lâchait pas, il fallait de toute urgence que je tente quelque chose. Les dieux ne m’avaient pas tout à fait abandonné car, à cet instant précis, la poignée de la porte s’abaissa en grinçant. Certainement un client qui voulait profiter du sauna… mais en usant des installations conformément à leur destination première.
  
  C’était la diversion que j’attendais. Blanc-costume se retourna pour aller verrouiller de l’intérieur. Je comptai il, e, sam – un, deux, trois –, exactement comme mon professeur de karaté me l’avait enseigné à grand-peine. Nul doute que Master Chun aurait été fier de moi s’il avait pu me voir.
  
  Il fallait être le plus rapide. Je savais que c’était ma seule chance. Je n’avais pas le temps de fignoler la correction de mon coup ni la stabilité de mon jeu de jambes. Plus instinctivement que méthodiquement, je lançai un fulgurant coup de pied arrière. Lorsque mon pied entra en contact avec le genou de mon adversaire, je fus récompensé par un bruit de craquement. Son hurlement de douleur s’accompagna néanmoins d’un relâchement de l’étreinte qui m’immobilisait. Blanc-costume semblait peu enclin à faire usage de son pistolet, craignant sans doute de blesser son associé et de se retrouver seul face à moi.
  
  Je m’abstins de lui confier que son attitude m’emplissait d’aise.
  
  À l’instant où Raspoutine desserra sa prise, je pivotai sur place et, d’un coup de coude, achevai de me dégager. Il poussa un grognement de rage et me chargea, tête baissée. Manque de prudence de sa part : son menton fit connaissance avec mon poing. Il fut déséquilibré en arrière, ce qui me donna le champ nécessaire pour lui décocher un coup de pied haut en plein milieu du front.
  
  C’était sacrément plus compliqué que se-bon-kyo-lu-ki, la figure d’exercice à trois déplacements que j’avais laborieusement répétée maintes et maintes fois sous l’œil critique et compétent de Master Chun. Mais il ne s’agissait pas pour moi de faire une démonstration de style. Et c’est d’un bond peu académique que j’évitai le coup de crosse de British Accent au moment où l’Al Capone des pays de l’Est s’effondrait. J’étais, sans aucun doute, plus utile vivant que mort. Décidément, British Accent ne parvenait pas à se décider à me régler mon compte. Ce manque de détermination était en train de se retourner contre lui.
  
  — Espèce de salopard ! jura-t-il en mettant la main sur le verrou.
  
  Mais, après toutes les misères qu’il m’avait faites, je ne me sentais pas disposé à le laisser filer aussi facilement.
  
  Mon pied droit était déjà parti, avant même que j’aie réalisé ce que je faisais. Il cueillit la tempe de British Accent avec un bruit mat. La surprise et la douleur arrachèrent un rugissement suraigu à mon distingué compagnon, qui s’écroula. Après quelques inquiétantes pirouettes dans les airs, le Smith & Wesson tomba sur le plancher avec un bruit de gamelle. Mais le blockhaus n’avait pas dit son dernier mot. Il s’était relevé en une fraction de seconde et me saisit au cou. Je sentis ses pouces puissants s’enfoncer dans ma trachée-artère.
  
  Malheureusement pour lui, le comité d’accueil était prêt.
  
  Il encaissa une attaque du tranchant de la main, joliment baptisée sohn-nal-chi-ki, immédiatement suivie d’un coup de coude à la cage thoracique. Mais il était coriace. Il poussa un râle sourd qui m’envoya au visage une bouffée d’air tiède et fétide mais l’étau de ses mains continuait à me transformer la pomme d’Adam en éponge à vaisselle. Une seconde de plus et j’étais fait. Je lui cassai quelques doigts d’un coup sec.
  
  La main de Raspoutine pendait mollement. Tout en vomissant des bordées de jurons incompréhensibles, il se mit à me secouer d’avant en arrière comme une poupée de chiffon. Malgré une certaine admiration pour sa résistance, je ne pouvais me résoudre à jouer les défouloirs pour sale gosse en colère.
  
  Une torsion latérale du tronc fut insuffisante à me libérer mais me permit de lui assener un coup de pied retourné dans le creux poplité. Sa jambe se plia sous lui et je pus, enfin, recevoir ma ration d’air habituelle. Un second coup de pied suivit immédiatement le premier, cette fois derrière l’autre genou. Il tituba, apparemment prêt à s’effondrer. Mais il n’était pas au bout de ses ressources. D’une main dont le petit doigt ressemblait à un lombric boursouflé et rosâtre, il se mit à fouiller à l’intérieur de sa veste en accordéon.
  
  Sans attendre qu’il me sorte sa carte de visite, vraisemblablement sous la forme d’un pistolet équipé d’un silencieux, je le gratifiai d’un terrifiant coup de poing à la rate. En principe, un organe de résistance normale aurait dû éclater. Raspoutine s’écroula enfin. Sa tête heurta au passage l’angle d’un banc de bois et il tomba, inerte, sur le plancher, les lèvres crispées dans un sourire imbécile.
  
  Derrière moi, Blanc-costume s’était quand même décidé à sécréter quelques gouttes de sueur, ce qui me parût être un retour à la normale de fort bon augure. Il rampait à quatre pattes, à la recherche de son automatique. Mon coup de pied lui avait largement entaillé la tempe. Une petite rigole rouge et poisseuse coulait le long de son cou avant de disparaître dans le col de sa chemise.
  
  — Avec les amitiés de Joshua T. Morley, dis-je en abattant de toutes mes forces mon talon sur sa main.
  
  Je l’assommai violemment pour plus de sûreté. Un vilain bruit d’os et de tendons broyés se fit entendre. La bouche écumante de British Accent se dilata comme celle d’une tête de jeu de massacre pour laisser échapper un cri rauque et strident d’animal blessé. Je récupérai le Smith & Wesson et fermai la porte du sauna pour gagner des lieux plus hospitaliers.
  
  Car, plus j’y pensais, moins Les Spectres en Colère me paraissait un établissement fréquentable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Dieu sait pourtant qu’une semaine plus tôt saunas, étuves et bains de vapeur n’étaient pas au centre de mes préoccupations.
  
  Je me trouvais à Washington et j’entrais dans le bureau de Hawk, au QG de l’Axe.
  
  — Asseyez-vous, Nick, me dit-il. Je suis à vous dans une minute.
  
  Je pris place dans un fauteuil de cuir et attendis patiemment que mon supérieur soit disponible. À travers les stores vénitiens, derrière le vieux bureau de chêne patiné, j’apercevais en pointillés le flot des voitures qui contournaient Dupont Circle. Mars venait de s’achever sur une belle température de printemps mais avril semblait décidé à ne pas faire mentir le dicton et, depuis trois jours, le ciel nous tombait sur la tête en hallebardes diluviennes.
  
  Je détestais ce temps pluvieux. En outre, l’humidité atmosphérique éveillait, sous forme d’élancements, le désagréable souvenir du coup de poignard que j’avais reçu à New-Delhi et de la balle qui, moins d’un an auparavant, m’avait transpercé le mollet à Katmandou. Mais ces missions passées qui, au bout du compte, avaient été couronnées de succès, étaient de l’histoire ancienne. Dans l’instant présent, ce qui m’intéressait, c’était le regard et le visage impénétrable de Hawk plongé dans une profonde méditation. Ses yeux se braquèrent sur moi. L’expression que je crus y lire ressemblait à de la préoccupation, voire à de l’incertitude. Comme toujours, il essaya de faire de l’humour.
  
  — Votre passeport est-il en règle ? me demanda-t-il en mâchonnant l’un de ses cigares pestilentiels.
  
  — Comme d’habitude, Sir, répondis-je avec le plus grand sérieux.
  
  — Très bien, apprécia Hawk. Parce que vous allez en avoir besoin. Avec une nouvelle identité, naturellement.
  
  — Où m’envoyez-vous, cette fois-ci, Sir ?
  
  — Hong-Kong. Ordre du Président.
  
  — Comme d’habitude, Sir.
  
  — Pas toujours. Seulement quand il s’agit d’affaires particulièrement, humm… salissantes ou, humm… trop délicates pour les gars de la CIA. D’ailleurs, depuis quelque temps, les fuites concernant la sécurité nationale ont pris des allures d’hémorragie. Ce qui n’est pas de nature à mettre la joie au cœur du Bureau Ovale. Prenez par exemple cette bavure avec ce sous-marin. Elle a mis le gouvernement dans une situation sacrément embarrassante. Estimons-nous heureux de n’avoir pas subi de retour de flamme.
  
  J’écoutais patiemment en hochant la tête de temps en temps, sachant que, si Hawk tournait ainsi autour du pot, ce n’était probablement pas sans raison. Il écrasa soigneusement le mégot humide et informe de son affreux cigare puis tendit la main vers son humidificateur et en sortit un autre, en bien meilleur état.
  
  — Tout cela pour vous faire comprendre que nous ne pouvons pas nous permettre le moindre cafouillage, reprit-il.
  
  Il se tut à nouveau pour gratter une allumette. La flamme s’allongea au moment où il tira sur son cigare avant de souffler une bouffée nauséabonde. Puis il posa les deux mains à plat sur son bureau et me fixa dans les yeux pour bien me convaincre de la gravité de la situation.
  
  — L’un de vos homologues a été tué il y a deux jours, m’annonça-t-il.
  
  — Qui ? demandai-je.
  
  — Rawlings.
  
  — Merde ! dis-je, c’était un sacré vieux renard. Je ne l’aurais jamais cru capable de nous faire un coup pareil !
  
  — Moi non plus, m’avoua Hawk. On l’a retrouvé dans sa chambre d’hôtel. Il était déjà mort depuis plusieurs heures. Overdose. Les assassins voulaient faire croire à un suicide. Inutile de vous dire que ce n’en était pas un.
  
  — Où ?
  
  — À Hong-Kong.
  
  — Et c’est pour ça que vous m’envoyez là-bas ?
  
  — Exactement, répondit Hawk en se renversant sur sa chaise et en soufflant vers le plafond un rond de fumée biscornu qui lui fut renvoyé par les dalles d’isolation phonique et l’enveloppa un instant dans une brume opaque. Rawlings était en mission bien entendu, poursuivit-il. Je l’avais envoyé acheter un rouleau de microfilm. Il n’a même pas eu la possibilité de rencontrer son contact.
  
  — Et je parie que le contact en question attend encore.
  
  Hawk hocha la tête.
  
  — Est-ce que le nom de Poy Chu vous dit quelque chose ?
  
  Je baissai la tête pour me concentrer, conscient du regard scrutateur que le directeur et chef des opérations de l’Axe avait posé sur moi.
  
  — Pas mal de choses, oui, dis-je finalement. Agent double chinois, trente-quatre ans, pas de cicatrices ni de signe particulier apparent, taille moyenne. Quiconque ne le connaît pas lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Il ne mérite qu’une confiance très limitée. Mais les renseignements qu’il communique sont toujours de premier choix.
  
  — Très bien, murmura Hawk d’un ton satisfait. Et maintenant, Nick, tenez-vous bien aux accoudoirs de votre fauteuil, ajouta-t-il en faisant tomber la cendre de son poison à mouches. Quelle serait votre réaction si je vous racontais que Poy Chu a réussi à mettre la main sur un microfilm contenant la liste de tous les noms – je dis bien tous et non pas un ou deux ou même une demi-douzaine – tous, la liste de tous les agents d’espionnage chinois qui opèrent à l’Ouest et en Union Soviétique ?
  
  — Je vous dirais que c’est un homme en or, Sir, répondis-je, incapable de retenir un petit sifflement admiratif.
  
  — C’est exactement ce que je pense, approuva Hawk en ponctuant sa déclaration d’un coup de poing sur son malheureux bureau. Imaginez-vous ce que ce document représente ? Les possibilités qu’il nous ouvre ? Nous connaîtrions tous leurs réseaux d’infiltration dans ce pays, et aussi en Europe ! Et tout cela grâce à quoi ? À notre politique de détente avec Moscou ! Apparemment, leur manitou a eu peur d’une lutte d’influence entre deux blocs. Il a fait rassembler tous les noms sur un même document simplement pour les avoir à portée de la main au cas où quelqu’un chercherait à le court-circuiter.
  
  — Si nous mettons la main dessus, c’est le démantèlement de tout leur service secret, en particulier ici, aux États-Unis.
  
  — Tout juste, acquiesça Hawk. Leur réseau ne s’en remettrait pas. Vous rendez-vous compte, Nick, que nous attendons un filon comme celui-là depuis 1949 ? Voilà pourquoi le Bureau Ovale ne veut aucun impair. Le Président, la Sûreté et le Pentagone feront tout pour avoir ce microfilm. Et ils sont disposés à payer le prix.
  
  — Qui s’élève à… ?
  
  — Pas grand-chose. Tout au moins selon nos critères. Deux cent mille dollars en billets verts américains. Poy Chu n’a même pas chinoisé – si j’ose me permettre – pour avoir des francs suisses. J’ai l’impression qu’il est pressé de prendre sa retraite et, pour lui, deux cent mille dollars représentent un joli petit bas de laine. Seulement, il y a un hic.
  
  — Je n’en attendais pas moins.
  
  — Nous ignorons s’il a fait une copie du document et s’il a lancé un autre appel d’offres.
  
  — En l’occurrence à l’Union Soviétique et au KGB ?
  
  Hawk eut un hochement de tête affirmatif, posa son cigare et examina le bout de ses doigts jaunes de nicotine.
  
  — La seule chose dont je puisse jurer, reprit-il, c’est que Poy Chu aime l’argent. Si, par hasard, nos homologues soviétiques lui offraient plus que nous, il n’hésiterait pas une seconde. Il leur vendrait le film avant même que nous n’ayons eu le temps de dire ouf et de réajuster nos propositions.
  
  — Encore faudrait-il pour cela que les Russes le contactent avant que Pékin ne lui tombe dessus…
  
  — Avant que vous ne lui tombiez dessus, Nick, rectifia Hawk. L’échec n’est tout simplement pas envisageable. C’est clair et net. Il semble que Poy Chu craigne d’avoir été démasqué par Pékin. À notre avis, quelque chose lui donne à penser que les services secrets chinois savent qu’il a microfilmé la liste et l’a passée à Hong-Kong. Il va manœuvrer avec la plus grande prudence.
  
  — Inutile de dire que je devrai en faire autant, remarquai-je en me levant. Quand voulez-vous que je parte, Sir ?
  
  — Vous décollez ce soir de Dulles. Votre chambre est réservée au Peninsula.
  
  — Le meilleur hôtel de la colonie, murmurai-je.
  
  — Rien n’est trop bien pour N3, répliqua Hawk en essayant de rire.
  
  Il n’y parvint pas.
  
  — Sous quel nom vais-je voyager, Sir ?
  
  — Morley, répondit Hawk en se levant à son tour et en me tendant la main.
  
  Ce geste aussi formel que funèbre ne lui ressemblait guère. Je compris que, dès que j’aurais refermé la porte, il allait commencer à se ronger les sangs. Pour la mission d’abord. Pour ma santé ensuite, comme s’il craignait de me voir partager le sort du pauvre Rawlings.
  
  — Joshua T. Morley, ajouta-t-il.
  
  Nous nous serrâmes la main sur cette précision.
  
  Six heures plus tard, je bouclais ma ceinture. Bientôt, le 747 volait. Trente-deux mille pieds. De mon siège, je ne pouvais plus rien voir de Dupont Circle. Et encore moins du visage anxieux de David Hawk.
  
  *
  
  * *
  
  De tout cela, une seule chose ressortait clairement : Poy Chu ne s’était pas montré aussi prudent qu’il aurait dû l’être.
  
  Quelqu’un l’avait définitivement empêché de me révéler la cachette de son microfilm. Mais qui était ce tiers ? Sur ce point, je n’en savais pas plus que sur le contenu exact du précieux document.
  
  Quant aux deux individus que j’avais rencontrés dans le hammam – Blanc-costume et son ami presque muet –, j’étais presque persuadé qu’ils travaillaient pour le KGB, c’est-à-dire l’homologue soviétique de notre CIA. British Accent était probablement un transfuge comme MacLean et Burgess, les espions russes qui s’étaient infiltrés au Foreign Office au début des années 50. Avaient-ils eu une entrevue avec Poy Chu ? C’était une chose que je ne pourrais savoir que lorsque mes hypothèses – déjà fort nombreuses – seraient étayées par des faits solides et irréfutables.
  
  En tout cas j’étais convaincu qu’ils n’étaient pas responsables de la mort violente du malheureux Poy Chu. Le microfilm étant tout aussi précieux aux yeux du KGB qu’à ceux de l’Axe, ils seraient allés à l’encontre de leurs objectifs en faisant disparaître l’agent double. Donc ils étaient venus au bain turc pour y trouver un cadavre. Comme moi. Ils se trouvaient maintenant dans la même panade que votre serviteur, le valeureux N3.
  
  Je devais supposer que Poy Chu ne m’avait pas menti en affirmant qu’il avait caché le document en attendant la conclusion des négociations. Je n’avais, pas d’autre choix puisque, contrairement à ce que j’avais un instant redouté, il ne le portait apparemment pas sur lui. En toute logique, le microfilm se trouvait donc toujours à l’endroit où il l’avait laissé.
  
  « Mais où a-t-il pu le fourrer ? » me demandais-je tout en m’éclipsant le plus discrètement possible du hammam des Spectres en Colère.
  
  Malheureusement pour moi, la bonne fée qui me conseillait habituellement était de sortie ce jour-là. Je pris le chemin le plus direct, par Salisbury Road et Nathan Road, pour gagner le Star Ferry, à quelques centaines de mètres de mon hôtel.
  
  Il me restait encore un atout : le nom griffonné au dos du morceau de billet et qui avait, vraisemblablement, échappé à la vigilance de l’assassin de Poy Chu, ainsi qu’à celle de British Accent et de son gorille. Plus j’y réfléchissais, plus il me paraissait important de m’accrocher à cet indice. D’abord, il y avait très peu de musées à Hong-Kong. La colonie regorgeait de restaurants, de salons de massage et de grands magasins mais elle était d’une extrême indigence en matière de centres culturels. Par ailleurs, je trouvais tout à fait insolite qu’un homme ayant exercé les activités de feu Poy Chu ait pu fréquenter les musées. Les agents doubles ont rarement le temps de s’intéresser aux objets d’art. Sauf pour les voler, bien entendu.
  
  Tout cela, évidemment, n’amenait que des suppositions et des hypothèses. Mais il fallait bien que je tente d’y voir clair dans cette confusion.
  
  Mon hypothèse numéro un était que Poy Chu avait reçu la visite d’un agent de Pékin fermement décidé à récupérer le microfilm avant qu’il ne soit vendu à des puissances « hostiles ». À savoir, les USA ou l’URSS.
  
  Mon hypothèse numéro deux était que Poy Chu s’était fait tirer l’oreille et qu’en refusant de coopérer, il avait gâché les quelques chances qui lui restaient encore de connaître un jour une paisible retraite.
  
  Mon hypothèse numéro trois, enfin, préjugeait de la validité des deux premières : au lieu d’être en route pour Pékin, les documents microfilmés par Poy Chu se trouvaient toujours à l’endroit où il les avait mis à l’abri.
  
  Tout reposait donc sur un vieux morceau de papier sale et froissé. Plus exactement sur le souvenir de deux idéogrammes qui me conduisaient au Fung Ping Shan Muséum de l’Université de Hong-Kong.
  
  Vingt-cinq minutes s’étaient écoulées depuis ma sortie du sauna lorsque je posai le pied sur l’île de Hong-Kong. J’effectuai à pied le court trajet qui me séparait du Mandarin Hôtel, où je pris le bus N® 3 à destination de Bonham Road et du musée.
  
  J’avais tout de même une longueur d’avance sur British Accent et son ami aux doigts en marmelade. Cet avantage m’avait coûté quelques brûlures superficielles au front, ce qui, dans la circonstance, était un incident mineur. Maintenant que ma bonne Wilhelmina avait regagné le creux de mon aisselle et que ce brave vieux Hugo était fermement fixé à mon bras, je me sentais beaucoup moins vulnérable que tout à l’heure chez Les Spectres en Colère.
  
  Je me sentais également incapable de rester paisiblement calé dans mon siège à contempler par la vitre le spectacle coloré de la rue. L’esprit en ébullition, je me tenais courbé en avant, les coudes sur les genoux, fronçant mes sourcils grillés, tandis que les mots tracés sur le dos du billet ne cessaient de tourner dans ma tête.
  
  Tou Wan.
  
  Étrange, ce nom de femme. Qui cela pouvait-il être ? La sœur de Poy Chu ? Sa mère ? Sa femme ? Sa maîtresse ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais, avec un peu de chance, quelqu’un pourrait me renseigner au musée.
  
  Le musée était abrité par une bâtisse d’une totale banalité architecturale. L’endroit était désert. À l’évidence, il ne constituait pas ce que l’on pourrait appeler une attraction touristique. Comme la plupart des constructions de la partie insulaire, le Fung Ping Shan Muséum, témoignage typique de la colonisation britannique, n’était ni une horreur, ni une merveille. Il était tout simplement sans caractère.
  
  Une rapide visite de ses trois niveaux ne m’apporta aucune découverte digne d’intérêt. Les vitrines étaient occupées par des poteries, des porcelaines de Chine et des bronzes alignés sans aucun souci d’esthétique ou d’originalité. En fait, Poy Chu avait peut-être choisi cet endroit peu fréquenté pour y cacher son précieux microfilm. L’hypothèse n’était pas à écarter.
  
  Les coudes posés sur une vitrine, je fixais sans les voir diverses pièces de céramique. Une question me hantait l’esprit : Comment percer le mystère de Tou Wan ?
  
  Une tape discrète sur l’épaule me ramena à la réalité. Je me redressai et fis lentement volte-face. Un jeune guide affublé de grosses bésicles me regardait, un sourire d’excuse aux lèvres.
  
  — Évitez de vous appuyer sur les vitrines, je vous prie, me dit-il dans un anglais légèrement saccadé mais très académique. Elles sont vieilles et fragiles, vous comprenez.
  
  — Excusez-moi, murmurai-je.
  
  Puis, réalisant soudain qu’il pouvait être une précieuse source d’information, je lui fis part de mon admiration pour les fascinantes collections que je venais de contempler.
  
  — Vous aimez ? s’enquit-il, manifestement ravi.
  
  — Énormément ! mentis-je, prêt à toutes les bassesses pour me le mettre dans la poche. Je viens à Hong-Kong plusieurs fois par an pour mes affaires et c’est la première fois que j’ai l’occasion de visiter ce musée.
  
  — Quel dommage ! s’exclama le jeune homme. Vous venez de rater une exposition extraordinaire.
  
  — Ah ! fis-je, l’air de plus en plus intéressé. Je n’en avais pas entendu parler.
  
  — C’était magnifique ! Splendide ! assura avec flamme mon interlocuteur. Malheureusement, l’exposition s’est achevée il y a deux jours.
  
  — De quoi s’agissait-il, au juste ?
  
  — De trésors archéologiques d’une valeur inestimable. Ils appartiennent au Musée d’Histoire chinoise de Pékin et nous avaient été gracieusement prêtés par la République populaire de Chine.
  
  — Je suis réellement navré d’avoir manqué ces merveilles, affirmai-je. À l’heure qu’il est, je suppose que l’exposition est repartie pour Pékin.
  
  Le jeune homme hocha négativement la tête. Le mouvement ébranla ses bésicles qui glissèrent par à-coups jusqu’au bout de son nez. Il les remit en place d’un geste agacé.
  
  — Pas du tout, reprit-il lorsqu’il eut récupéré sa sérénité. Elle est en route pour la fédération birmane. Vous connaissez la Birmanie ?
  
  Je ne la connaissais pas mais je préférais lui faire croire le contraire.
  
  — Rangoon, répondis-je évasivement en évitant de me compromettre.
  
  — Vous avez de la chance de voir du pays, dit le guide avec un hochement de tête et un grand sourire rêveur. Ah ! voyager… C’est le but de ma vie ! Mais un jour je le réaliserai. Oui, l’exposition passe par Rangoon. Le prêt fait partie d’un programme d’échanges culturels. Croyez-moi, ce sont des trésors d’un intérêt historique et artistique considérable !
  
  Je pris un air aussi affligé que possible.
  
  — Si seulement j’avais su ! dis-je en branlant du chef pour bien marquer ma profonde déception. Mais vous serez peut-être à même d’éclairer ma lanterne sur une chose toute différente… Voilà : j’ai entendu parler d’une dame nommée Tou Wan. Je serais désireux de la rencontrer. Si, par hasard, vous la connaissez, sans doute saurez-vous me dire comment je puis entrer en contact avec elle.
  
  — Tou Wan ! s’exclama le jeune homme stupéfait.
  
  Il posa la main sur sa chevelure noire et raide et se mit à la gratter furieusement, comme si la réponse à ma question lui démangeait le scalp. Puis il pouffa discrètement. Il faisait manifestement un effort surhumain pour maîtriser un fou rire.
  
  — Eh bien, finit-il par répondre, disons que je ne la connais pas personnellement…
  
  Qu’est-ce qui pouvait bien l’amuser à ce point ? Je décidai néanmoins d’insister.
  
  — Dans ce cas, vous pourrez peut-être m’indiquer une personne qui la connaisse.
  
  Le jeune homme inclina la tête sur le côté et me regarda un long moment, l’œil en biais, dans un silence à demi hilare.
  
  — Vous êtes sérieux ? me demanda-t-il enfin avec un air mi-figue, mi-raisin. Vous n’êtes pas en train de vous payer ma tête ?
  
  — Absolument pas ! répliquai-je, de plus en plus abasourdi. Je n’ai jamais été aussi sérieux. Quelque chose vous porte à croire que je me moque de vous ?
  
  — Ma foi oui ! Tou Wan est morte.
  
  — Morte ! Mais quand ?
  
  — Oh, il y a un peu plus de deux mille ans…
  
  Puis, incapable de se retenir plus longtemps, le jeune homme explosa. Des éclats de rire tonitruants retentirent dans toute la salle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Évidemment. Je ne risquais pas de retrouver Tou Wan en cherchant son numéro dans l’annuaire…
  
  Réalisant soudain que je pouvais finir par me froisser devant son impertinence, mon jeune guide cessa brusquement de se gargariser.
  
  — Ne le prenez pas mal, s’excusa-t-il. Mais votre question était trop… amusante. Comprenez-moi, Tou Wan était une princesse de la dynastie des Han. À sa mort, qui remonte à un peu plus de deux mille ans, on l’a inhumée dans… – comment diriez-vous ? – dans une armure funéraire faite de plaques de jade. Vous savez ce qu’est le jade, je suppose ?
  
  Je répondis d’un hochement de tête.
  
  — À cette époque, reprit mon professeur improvisé, on pensait que le jade avait pour propriété de conserver les dépouilles humaines intactes pour l’éternité. Naturellement, c’était faux. Mais Tou Wan et la royale lignée dont elle était issue croyaient fermement à cette superstition. Vous concevrez que je n’aie pas pu m’empêcher de rire lorsque vous m’avez demandé comment la rencontrer. Il ne reste plus rien de Tou Wan, pas même un grain de poussière. L’armure de jade est vide.
  
  — Bien sûr, acquiesçai-je. Et, si je comprends bien, cette parure mortuaire faisait partie des trésors archéologiques prêtés par Pékin ?
  
  — Vous y êtes. C’est même le chef-d’œuvre de l’exposition. Elle se compose d’une mosaïque de plaques de jade assemblées par des fils d’or fin. Certains prétendent qu’il a fallu dix ans de travail pour réaliser ce joyau mais, en fait, personne ne le sait avec certitude. C’est beaucoup trop ancien.
  
  — Je regrette vraiment d’avoir manqué cela, dis-je. Mais vous m’avez appris des choses fort intéressantes et je vous en remercie.
  
  — Mais tout le plaisir a été pour moi, affirma courtoisement le jeune homme. Si peu de gens s’intéressent aux richesses de nos musées… Je suis heureux d’avoir pu vous rendre service.
  
  « Pour un service, c’est un sacré service ! » me dis-je en moi-même.
  
  Je hélai un taxi dans Connaught Road Central et indiquai ma destination sans hésiter. Cette fois, mon plan d’action était tout tracé. Je savais que Hawk ne dormirait pas en paix tant que le microfilm ne serait pas arrivé sur son bureau. Et il n’était pas question pour moi de décevoir mon vénéré patron. J’étais décidé à aller jusqu’au bout, même s’il me fallait pour cela prendre en filature un vol de canards sauvages. La parure mortuaire de Tou Wan était, pour le moment, la seule et unique piste que je possédais. J’allais me mettre à sa recherche. C’était aussi simple que cela. Ce serait probablement une affaire de longue haleine, peut-être la plus délicate de ma carrière, mais je n’aurais pas l’esprit en repos tant que je n’aurais pas examiné – palpé de mes propres mains – l’armure de jade de la défunte princesse.
  
  Alors seulement, je saurais si je m’étais engagé dans une voie sans issue.
  
  Je devais faire vite car j’avais dans l’idée que les deux agents du KGB n’allaient pas tarder à réapparaître dans mon sillage. Première chose à faire : obtenir un visa auprès du consulat de Birmanie. Le chauffeur de taxi connaissait parfaitement le secteur. Il me déposa rapidement dans Des Vœux Road Central, face à l’international Building.
  
  On aurait pu croire que mon timing avait été pré-synchronisé car je parvins à m’infiltrer dans le consulat juste avant l’heure de fermeture. Je remplis en toute hâte un formulaire de demande.
  
  — Quarante-huit heures, m’annonça la demoiselle du guichet. C’est le règlement et il n’y a aucune dérogation.
  
  — Je ne pourrais pas l’avoir, disons, dans vingt-quatre heures ? Moyennant un droit supplémentaire…, hasardai-je en utilisant mon charme au maximum de ce que la prudence m’autorisait.
  
  Malheureusement, j’étais tombé sur une bureaucrate endurcie. Une véritable automate. Rien n’aurait pu la faire bouger d’un iota.
  
  — C’est le règlement, répéta-t-elle en examinant la couverture bleu-gris de mon passeport comme si elle y cherchait des taches de graisse. Ce n’est pas moi qui l’ai fait mais l’administration de la République socialiste de Birmanie. Je suis également tenue de vous rappeler que votre séjour dans le pays ne doit pas excéder une semaine. Sept jours, en tout et pour tout.
  
  — Je ne peux pas rester plus longtemps ?
  
  — Pour quel motif désirez-vous vous rendre en Birmanie ? me demanda-t-elle d’un ton brusquement soupçonneux.
  
  — C’est écrit ici : « Tourisme ».
  
  Et je lui indiquai mon formulaire de demande avec mon sourire spécial, celui devant lequel les dames tombent habituellement en pâmoison.
  
  Avec celle-ci, ce fut un cuisant échec.
  
  — Si vous savez tirer parti de votre temps, sept jours vous suffiront amplement pour visiter le pays, déclara-t-elle d’un ton sans réplique.
  
  Elle attacha la demande à mon passeport à l’aide d’un trombone et replongea le nez dans ses paperasses.
  
  — Merci infiniment de votre obligeance, lançai-je en tournant les talons.
  
  Elle se demandait encore si c’était du lard ou du cochon au moment où je franchis la porte. Bien sûr, j’aurais pu faire accélérer le mouvement par le consulat des États-Unis mais ce genre de mic-mac diplomatique risquait d’attirer l’attention sur moi. Or je voulais entrer en Birmanie comme un bon touriste moyen. J’étais prêt, si c’était nécessaire, à me payer un bermuda et un Kodak Instamatic. Si je ne voulais pas me faire remarquer, il fallait que j’attende les deux jours nécessaires à la délivrance de mon visa.
  
  J’étais beaucoup plus ennuyé par la durée limitée de mon séjour légal. J’aurais donc sept jours, pas un de plus, pour trouver l’endroit où la parure de jade allait être exposée dans Rangoon et, surtout, pour chercher un moyen de l’examiner de près. C’était très court. Je n’avais jamais mis les pieds en Birmanie, mais j’avais une assez bonne connaissance du climat politique et de la culture du pays. Je possédais même quelques notions de birman, quoique l’anglais fût pratiqué presque partout, particulièrement à Rangoon.
  
  Toute ma démarche reposait sur une supposition. Une supposition qui, pour le moment, ne pouvait se formuler que sous la forme d’une question : Poy Chu s’était-il effectivement servi de la parure mortuaire pour cacher la liste soit en l’introduisant à l’intérieur même de l’armure, soit en la dissimulant quelque part dans le présentoir ?
  
  Le crépuscule commençait à tomber lorsque je pris mon billet et m’embarquai sur le ferry pour regagner Kowloon. Avec ses bords arrondis, le port ressemblait à une immense écuelle vide, embrasée par les centaines de lumières qui scintillaient jusqu’au sommet de Victoria Peak. Les bureaux des compagnies aériennes avaient déjà fermé leurs portes, de même que la bibliothèque municipale, située dans la partie insulaire, à l’intérieur du bloc massif de l’Hôtel de Ville.
  
  « Enfin, demain il fera jour », me dis-je avec l’à-propos du héros de western quand le soleil baisse à l’horizon.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain matin, je me mis au travail avec une ardeur digne de louanges.
  
  Je pris mon billet d’avion et, par la même occasion, réservai une chambre au Strand Hôtel de Rangoon. Ces dispositions prises, puisque mon passeport était en souffrance au consulat de Birmanie, il ne me restait qu’une chose à faire : attendre. Trente et une heures, pour être précis.
  
  J’avais largement eu le temps de méditer sur mon hypothèse de la veille et je la trouvais de plus en plus convaincante. En dissimulant son microfilm dans la parure de jade, avant que celle-ci ne soit emballée, Poy Chu faisait sortir la liste de Chine populaire sans le moindre risque. Impossible de le prendre en défaut à la douane puisque le document faisait partie de la suite des Han. Poy Chu connaissait peut-être quelqu’un au musée de Pékin, un employé qui avait accès aux pièces de l’exposition et qui avait accepté de l’aider dans son entreprise. On peut faire beaucoup de choses avec de l’argent. Les espèces sonnantes et trébuchantes ont probablement autant d’amateurs en Chine communiste que dans les autres pays du monde. Et, si quelqu’un était bien placé pour le savoir, c’était indiscutablement Poy Chu.
  
  Cette belle théorie pouvait, naturellement, se dégonfler comme une baudruche au stade de la vérification sur le terrain. Tou Wan n’était, après tout, qu’un nom de femme, même si c’était celui d’une illustre princesse décédée quelque vingt siècles plus tôt. J’en étais pleinement conscient. Seulement, n’ayant rien d’autre à me mettre sous la dent, je n’étais pas en position de jouer les difficiles. Comme je crois l’avoir déjà dit, le document que je cherchais était d’une importance extrême pour les services de sécurité de mon pays. Plus important qu’une douzaine de secrets nucléaires auxquels j’ajouterai, pour faire bonne mesure, la clef de deux ou trois codes militaires. Laisser cette liste me filer entre les doigts aurait été tout simplement impardonnable. D’ailleurs, tant que je n’aurais pas fait tout ce qui était humainement – voire inhumainement – possible pour la localiser, je savais que je ne serais pas satisfait.
  
  Ni Hawk.
  
  Ni le Bureau Ovale.
  
  Voilà ce qui m’amenait à prendre un billet pour Rangoon.
  
  Je traversai, une fois de plus, le port pour me rendre à Victoria, sur l’île de Hong-Kong. J’avais déjà l’impression d’être un vieil habitué du Star Ferry. La seconde partie de mon programme était une visite à la bibliothèque. Ses rayonnages occupaient quatre étages dans le bâtiment de l’Hôtel de Ville qui s’élevait face au Queen’s Pier. Du quai de débarquement, je n’avais que la rue à traverser pour y être.
  
  À l’instar du jeune guide qui m’avait renseigné au musée de l’université, les bibliothécaires se mirent en quatre pour me rendre service. Pendant qu’ils me cherchaient les documents demandés, je vérifiai soigneusement que Blanc-costume et son compère ne m’avaient pas filé le train.
  
  Tour d’horizon concluant. Mais quelque chose me disait que je n’allais pas tarder à les revoir.
  
  Après une rapide révision de mes connaissances de birman, je me fis un cours accéléré sur la topographie de Rangoon. Puis je m’attaquai à une pile d’énormes volumes devant lesquels un antiquaire se serait évanoui de volupté. J’y appris que deux nécropoles, composées chacune de plusieurs salles, avaient été mises au jour en 1968 à Manch’eng, non loin de Pékin, et que la parure de jade de Tou Wan avait été retrouvée dans l’une de ces salles. En réalité, on avait découvert deux armures mortuaires, celle de Tou Wan et celle de son époux, Liu Sheng, qui était le demi-frère de Wu, l’empereur Han. Les archéologues et les experts chinois avaient reconstitué les deux mille cent cinquante-six plaques de jade façonnées à la main qui composaient la parure de Tou Wan. Car, contrairement aux espérances de la princesse, le costume n’avait pas résisté à l’épreuve du temps.
  
  Je trouvai même dans un journal récent un article qui donnait tous les détails sur l’exposition itinérante. Le dernier costume de Tou Wan était accompagné de trois cent quatre-vingt-cinq objets d’art dont pas un n’avait été découvert avant 1949. Mais, naturellement, tout mon intérêt allait à la parure de jade. Le magazine contenait une photographie en couleurs de ce trésor archéologique. Les samedis de mon enfance avaient été nourris de séances de cinéma avec deux films au programme : La Malédiction de la Momie suivi du Fantôme de la Momie, ou bien La Main de la Momie suivi du Caveau de la Momie. Devant la parure de Tou Wan, j’eus une sensation de déjà-vu en me rappelant les spectres du grand écran qui avaient peuplé les cauchemars de mon jeune âge…
  
  Mais l’armure de Tou Wan était très différente des momies que j’avais eu l’occasion de voir. Elle ressemblait en fait à une cotte de mailles qui enveloppait le corps en épousant chacun de ses contours. Tout était parfaitement reconnaissable, jusqu’aux oreilles et au nez. Même les deux mains croisées étaient gantées de fines plaques de jade. Un repose-tête de bronze doré avait été prévu pour le dernier sommeil de la princesse. Deux huangs rituels – des demi-lunes de jade – étaient posés devant chacune de ses mains. Quatre disques de jade bleu-vert étaient placés auprès du gisant : les pi, symboles du ciel. Privilégiée et choyée ici-bas, Tou Wan avait la certitude de recevoir un accueil royal à son arrivée au ciel. Elle était tout aussi certaine que son enveloppe charnelle, grâce à l’armure de jade, serait intégralement préservée jusqu’à la fin des temps. Mais, lorsqu’on avait ouvert le tombeau, il ne restait d’elle qu’une poignée de poussière. Ni plus, ni moins.
  
  Ma lecture achevée, je restituai les magazines et les livres à un aimable préposé puis quittai les lieux.
  
  La journée tirait à sa fin et j’avais au moins la certitude d’être plus cultivé que vingt-quatre heures auparavant.
  
  Le consulat de Birmanie m’avait promis mon passeport, agrémenté d’un beau visa tout neuf, pour le lendemain en fin d’après-midi. Un coup de fil à Hawk pour le mettre au fait des derniers événements et j’allai me relaxer sous une bonne douche chaude. Un excellent dîner, dont le clou était du canard à la pékinoise, acheva de me ragaillardir. Les deux agents du KGB ne s’étaient pas montrés depuis notre petite mise au point de Temple Street. Je n’avais pas de projets pour le lendemain et je décidai de m’offrir une petite excursion. Une manière comme une autre de ne pas trop me faire voir en ville.
  
  Il y avait déjà quelques années que je n’avais pas mis les pieds à Macao. Depuis quatre cents ans, pratiquement rien n’avait changé dans cette province portugaise d’outre-mer située dans le golfe de Canton. La péninsule semblait imperméable au XXe siècle. Après les ruines, le jeu était la principale attraction offerte par Macao.
  
  Soixante-cinq kilomètres séparent Hong-Kong de la somnolente petite enclave portugaise. L’hydrofoil met environ une heure à franchir cette distance en traversant le golfe de Canton dans lequel se déverse la fameuse rivière des Perles, l’une des branches du delta du Si-kiang. Les Birmans m’avaient remis un papier indiquant qu’ils avaient conservé mon passeport. Le douanier y apposa un tampon, puis je fus admis à prendre mon billet et à embarquer.
  
  Le temps était splendide. La mer ressemblait à une plaque de verre bleuté. Ayant choisi un siège sur le pont supérieur, j’attendis le départ. Le siège voisin était vacant mais l’hydrofoil n’était pas encore sorti du port que quelqu’un vint s’y installer. Je tournai la tête et eus immédiatement envie de lier connaissance. Elle avait dans les vingt-cinq ans. Ses cheveux blond cendré étaient noués pour former un chignon austère. Ses mains, aux ongles ras et sans vernis, étaient sagement posées sur ses genoux. Je notai également qu’elle portait des souliers à talons plats. En un mot, une tenue fonctionnelle et on ne peut plus stricte. Mais même une robe de nonne n’aurait pu dissimuler ses charmes, qui étaient considérables.
  
  Je le lui fis remarquer avec autant de courtoisie, de brièveté et de finesse que possible.
  
  — Merci, murmura-t-elle en entrouvrant timidement des lèvres sans fard.
  
  Manifestement, elle faisait tout pour se donner des airs de souris de bibliothèque. Mais cela ne marchait pas. Comme je l’examinais plus attentivement, mon petit doigt me dit que sous cette façade Spartiate se cachait une personnalité toute différente et, sans doute, toute disposée à s’exprimer.
  
  — C’est la première fois que vous venez à Hong-Kong ? demandai-je en tirant de ma poche mon porte-cigarettes en or.
  
  — Oui.
  
  J’ouvris mon étui et le lui tendis.
  
  — Non merci, je ne fume pas, répondit-elle en secouant la tête.
  
  Je m’y attendais. L’hydrofoil commençait à prendre de la vitesse. Je pris mes aises dans mon siège et croisai les jambes. J’avais jeté un coup d’œil sur l’embarquement des passagers et n’avais remarqué aucune silhouette me rappelant de près ou de loin celles de British Accent et de Raspoutine. En fait, je ne m’attendais pas particulièrement à les voir apparaître. Mais deux précautions valent mieux qu’une. Surtout dans mon business.
  
  — Mais je crois que je ne me suis pas présenté, dis-je, histoire de ne pas laisser mourir la conversation. Joshua T. Morley.
  
  Après un léger moment de flottement, ma voisine saisit la main que je lui tendais. Je serrai sa petite menotte douce et chaude à la paume légèrement moite.
  
  — Katherine Holmes, annonça-t-elle en rosissant légèrement.
  
  — Kate ?
  
  Elle hocha la tête.
  
  — Ravi de vous connaître, Kate. Je parie que vous arrivez des States, poursuivis-je, essayant à toute force de la mettre à l’aise.
  
  Ce ne devait tout de même pas être aussi difficile que de faire fondre un iceberg. Mais, en apparence, ce n’était pas non plus un jeu d’enfant.
  
  — Oui. Du Wisconsin, m’apprit-elle. Mais tout ceci est tellement… tellement, ajouta-t-elle en déployant maladroitement un bras pour embrasser l’horizon.
  
  — Différent ? suggérai-je.
  
  — Plus que cela. Exotique… déroutant ! C’est la première fois que je viens en Asie. Pourtant, c’est mon domaine.
  
  Adoptant une position plus confortable, elle se tourna légèrement vers moi et, dans le mouvement, l’ourlet de sa jupe de tweed remonta au-dessus de ses genoux. De ma place, j’avais une vue imprenable sur une paire de jambes qui, honnêtement, méritaient le coup d’œil.
  
  Je l’observai un moment, essayant de lire dans son regard bleu. Le premier qualificatif qui me vint à l’esprit fut « ingénuité ».
  
  — Vous étudiez les civilisations orientales ? demandai-je.
  
  — Non, l’archéologie.
  
  — L’archéologie ! Vraiment ? m’exclamai-je en écarquillant les yeux. J’ai donc l’honneur de voyager en compagnie d’une émule d’Heinrich Schliemann !
  
  Apparemment, il en fallait plus pour la faire mousser.
  
  — Je ne suis que de passage, exposa-t-elle d’une voix égale. Je pars pour Pagan participer à des fouilles sur le terrain. Il y a là-bas des vestiges très anciens de la civilisation des Mon. C’est, paraît-il, fabuleux. En avez-vous déjà entendu parler, monsieur ?
  
  — Appelez-moi Josh, dis-je. Oui, je connais. C’est au centre de la Birmanie, si je ne me trompe pas.
  
  — Exactement. Le village est minuscule mais les ruines qui s’y trouvent sont probablement les plus importantes du monde. Il y a environ cinq cents monuments, dont un grand nombre de sanctuaires. Pour tout vous dire, je prépare une thèse de doctorat sur les Mon.
  
  Je n’étais pas surpris. Kate Holmes n’avait rien de la demoiselle qui s’offre des voyages d’agrément. À tout point de vue, ma jeune interlocutrice était digne du plus grand intérêt. Et j’étais de plus en plus décidé à faire connaissance. Je regrettais simplement de ne pas pouvoir lui révéler que j’étais, moi aussi, sur le point de partir pour la Birmanie. Comme son nom l’indique, l’agent secret doit se montrer le plus secret possible.
  
  — La Birmanie, fis-je, en secouant la tête, l’air rêveur. Vous allez en faire un voyage ! Combien de temps allez-vous y passer ?
  
  — Cinq semaines, répondit Kate avant de m’expliquer qu’elle avait obtenu une autorisation spéciale du fait qu’elle allait travailler avec des archéologues birmans. Il m’a fallu près d’un an pour obtenir ma dérogation, ma bourse, et pour régler toutes les autres formalités. Et voilà que ça y est presque… J’ai l’impression de flotter dans une sorte d’état second, maintenant. Je ne sais pas si vous me comprenez.
  
  — Si, si. Très bien. Je bouge beaucoup et mes voyages me font régulièrement le même effet, dis-je tout en songeant intérieurement aux souvenirs que je ramenais des quatre coins du globe, sous forme de cicatrices, comme d’autres rapportent des étiquettes sur leurs valises. Je suis persuadé que vous allez vivre une expérience passionnante.
  
  — Je l’espère, lâcha-t-elle platement.
  
  Puis elle s’enferma dans un profond silence, le regard braqué sur l’infini.
  
  À coup sûr, je ne pourrais pas compter Kate Holmes au nombre de mes conquêtes faciles. Même avec beaucoup d’imagination, c’était très difficile à concevoir. Mais je n’étais pas homme à baisser les bras face à l’adversité. Sa réserve était un défi. Plus je la regardais, plus j’avais envie de le relever.
  
  Il me fallut pratiquement toute la durée du trajet pour arriver à lui arracher un rire timide. Mais, lorsqu’elle m’accepta comme guide pour une visite in extenso, j’eus le sentiment d’avoir franchi le pas le plus difficile. L’hydrofoil se fraya un chemin sinueux à travers une armée de jonques et de bateaux de pêche. J’aidai Kate à prendre pied sur l’appontement de bois et la conduisis vers un vélo-pousse qui attendait là. Le « taxi », conçu pour transporter deux passagers, me paraissait parfaitement adapté à une agréable promenade touristique.
  
  Comme je l’avais promis, Kate eut droit à une tournée royale, en commençant par les jardins Camoens, avec leur grotte pittoresque et poétique, et en terminant par la cathédrale Saint-Paul, le plus célèbre monument de Macao. Nous contemplâmes ensemble, à une centaine de mètres, la Porta do Cerco, qui marque la frontière entre la péninsule et la Chine communiste. De notre côté de l’arche flottaient les couleurs verte et rouge du Portugal. De l’autre, le drapeau rouge à cinq étoiles de la Chine maoïste claquait orgueilleusement dans le vent.
  
  — Je me demande ce qui se passe par là-bas, me confia Kate en montrant le grand étendard rouge.
  
  — Vous en savez sans doute autant que moi, répondis-je.
  
  Le déjeuner à la pousada de Macao eut raison de ses dernières velléités de froideur. Nous nous délectâmes d’un potage au crabe et aux asperges, suivi de bouquets « à la macanese » puis de beignets de pommes et de bananes accompagnés de lait de poule. Le tout arrosé d’un excellent rosé portugais qui fit merveille pour délier la langue de Kate. Nous menâmes grande conversation, souvent interrompue d’éclats de rire. Lorsqu’un peu plus tard dans l’après-midi, nous allâmes visiter les casinos, la souris papivore avait entièrement disparu derrière les rayons de sa bibliothèque. J’espérais vivement qu’elle ne montrerait plus le bout de son nez.
  
  — Je ne sais comment vous dire, Josh… commença Kate, tandis que nous redescendions paisiblement l’Avenida Almeida Ribeiro bordée de villas ocre et or. J’ai vraiment passé une journée merveilleuse.
  
  — Mais elle n’est pas terminée. J’ai une petite affaire à régler, répondis-je en pensant au passeport que je devais récupérer avant la fermeture du consulat. Ensuite, je suis libre pour la soirée.
  
  — Juste pour dîner ? demanda-t-elle, retrouvant une séquelle de réticence virginale.
  
  — Parole de scout ! promis-je en levant une main à hauteur du cœur.
  
  Kate me sourit et hocha la tête en signe d’acceptation.
  
  — D’accord, monsieur Morley, déclara-t-elle avec bonne humeur. Je suis à vous pour la soirée.
  
  Mais elle acheva de me surprendre lorsque, se haussant sur la pointe des pieds, elle me déposa fugacement un baiser sur la joue.
  
  Je n’en revenais pas. Elle avait fait un pas. Un petit pas, certes, mais dans un sens qui me convenait.
  
  Un peu plus loin, elle me prit le bras. Elle avait dénoué ses cheveux qui volaient au vent et me caressaient l’épaule. M’arrêtant au milieu de la grande avenue, je l’attirai face à moi. Les yeux qui me regardèrent n’étaient plus du tout ceux d’une déchiffreuse de parchemins. Les prunelles câlines de Kate m’invitaient à prendre l’initiative. Sans une parole, ses lèvres me faisaient comprendre qu’elles avaient envie des miennes. Je la serrai tout contre moi et lui donnai satisfaction.
  
  — Oh, Josh, pas ici ! murmura-t-elle en rougissant.
  
  Je ne pourrais pas dire que cela sonnait faux mais c’était en totale contradiction avec la réponse consentante de ses lèvres et de son corps blotti entre mes bras. Je conclus donc à un dernier sursaut de vertu avant la capitulation.
  
  Nous regagnâmes l’hydrofoil. Kate, radieuse, se cramponnait à mon bras. Le quai était bondé de paysans et de touristes prêts à embarquer mais nous avions des aller et retour et c’est sans difficulté que nous récupérâmes nos places.
  
  Hachée par une forte houle, la mer de Chine avait viré au gris fer. Dans le lointain, les nuées d’embruns qui se soulevaient autour des brisants ourlés d’écume blanche enveloppaient la côte continentale d’un brouillard poudreux. Au moment où l’hydrofoil dépassa les balises du port, Kate se pelotonna contre moi et ferma les yeux.
  
  — Trop d’événements en trop peu de temps, lui murmurai-je à l’oreille. Officiellement, Kate Holmes est en Chine mais une partie d’elle-même se promène encore quelque part dans le Wisconsin, n’est-ce pas ?
  
  Elle ne répondit pas. Elle était déjà à demi assoupie.
  
  Tout ce que je puis dire, c’est que l’ami Carter était enchanté de ce voyage de retour. Pour le moment.
  
  J’étais en train de faire des projets pour ma soirée lorsque quelque chose – quelqu’un, plus exactement – retint mon attention. Du coin de l’œil, je remarquai un homme, presque à la limite de mon champ de vision. Il n’avait rien que de très banal, à cela près qu’il ne me quittait pas des yeux.
  
  « Allons, me dis-je à moi-même, tu rêves. Pour une fois qu’il n’y avait pas d’ennuis, il faut que tu te bourres le mou. »
  
  Mais cette tentative de rationalisation resta sans effet. Chaque fois que je tournais la tête, je trouvais ces deux yeux noirs inquisiteurs rivés sur moi qui, immédiatement, changeaient de direction. Si l’inconnu avait envie de jouer au chat et à la souris, d’accord ! Mais je n’étais pas disposé à me laisser croquer.
  
  — Excusez-moi un instant, dis-je à Kate en la secouant un peu.
  
  Assommée par la brise marine, elle ouvrit péniblement un œil brumeux, juste le temps de me demander d’une voix lourde de sommeil :
  
  — Que faites-vous ?
  
  — Je vais aux toilettes, répondis-je en me levant.
  
  L’endroit en question se trouvait au niveau inférieur et je descendis l’escalier sans même me retourner pour voir si mon observateur suivait le mouvement. Dans son holster, le poids rassurant de Wilhelmina me donnait toute confiance en moi. Je sentais également, au creux de mon bras, le contact soyeux de l’étui de chamois dans lequel Hugo se tenait prêt à entrer en action sur une simple torsion du poignet. Et si ces deux précieux auxiliaires ne suffisaient pas, Pierre était encore là pour me prêter main-forte.
  
  Mais j’espérais bien ne pas être obligé de les mettre à contribution.
  
  Le passager au regard insistant s’intéressait peut-être plus à Kate qu’à moi. Je n’y avais pas encore songé mais c’était sans doute aussi bête que cela. Néanmoins, je jugeai plus prudent de m’en assurer. Au bas de l’escalier métallique, je suivis un étroit couloir puis poussai une porte sur laquelle figurait la mention MESSIEURS, en anglais et en cantonais. Une immense glace rectangulaire surmontait un alignement de lavabos en inox. Tout en surveillant dans la glace l’entrée des pipi-rooms, j’entrepris de me laver les mains, lentement, méthodiquement.
  
  Je m’essuyais avec une serviette de papier lorsque ma vigilance fut finalement récompensée. La porte s’ouvrit, laissant passer un petit courant d’air, suivi d’une silhouette furtive : mon passager du pont supérieur. Je portai discrètement la main à mon holster tandis que l’inconnu s’installait sans mot dire devant un lavabo et procédait aux mêmes opérations d’hygiène que moi.
  
  Sans tourner une seule fois les yeux dans ma direction, il s’astiqua les mains avec la minutie d’un chirurgien sur le point d’entrer au bloc opératoire. J’attendais la suite, sans ouvrir la bouche. Wilhelmina était prête à apparaître en une fraction de seconde et cela me suffisait pour rester parfaitement serein. Je me demandais ce qu’il allait me proposer. Une Seiko de contrebande ? Une collection complète de photos cochonnes en grand format ? C’est alors que le visage que j’observais dans la glace se décida enfin à desserrer les dents.
  
  — Je crois que nous avons un ami commun, monsieur Morley, susurra-t-il si bas qu’il me fallut tendre l’oreille pour comprendre sa phrase.
  
  Je m’étais présenté sous le nom de Morley aux deux agents du KGB ainsi qu’au défunt Poy Chu.
  
  — Vraiment ? demandai-je d’un ton légèrement railleur.
  
  — Oui, reprit l’homme en essuyant ses fines mains de garçonnet. Un collègue m’a communiqué un renseignement… un renseignement d’une très grande importance.
  
  — Comment s’appelle votre collègue ?
  
  — Il se nommait Poy Chu, répondit-il dans une grimace, comme si sa révélation était plus comique qu’inquiétante. Mais je crois savoir qu’il est beaucoup moins bavard qu’autrefois. Est-ce que je fais erreur ?
  
  Je pivotai sur place pour lui faire face. Il s’employait prudemment à garder les mains bien en évidence, de peur, sans doute, de devenir soudain aussi muet que son ex-collègue.
  
  — Vous en savez tout autant que moi, dis-je en l’évaluant d’un rapide coup d’œil.
  
  Il avait à peine trente ans. C’était un poids-plume mais, en apparence souple et nerveux. Je préférais rester sur mes gardes. Si celui-là était expert en arts martiaux, il pouvait parfaitement me donner du fil à retordre, malgré Wilhelmina, Hugo, Pierre, et mon avantage d’environ vingt-cinq kilos.
  
  — Je suis au courant, finit-il par avouer en prenant à son tour une serviette en papier pour se sécher les mains. Mon vieil ami Poy Chu faisait parfois preuve d’une certaine négligence. C’est bien triste. Mais, comme je vous l’ai dit, je suis en possession des renseignements que vous cherchez. Vous devez être content.
  
  — Il faut voir, fis-je, préférant garder ma réserve avant d’avoir la garantie qu’il ne bluffait pas. Tout dépend des renseignements.
  
  — Oh, ils sont excellents, affirma mon interlocuteur.
  
  — Et en quoi consistent-ils ?
  
  — Pardon ?
  
  — Je vous demande en quoi consistent les renseignements que vous voulez me donner ?
  
  — Vous vendre, monsieur Morley, rectifia-t-il avec un petit sourire crispé. C’est ce qui était convenu, si je ne me trompe.
  
  Les deux cent mille dollars attendaient toujours à la Hong-kong & Shangai Banck de Victoria. Mais inutile de préciser que le soi-disant ami de Poy Chu n’en verrait pas un cent tant qu’il n’aurait pas annoncé la couleur.
  
  — J’étais prêt à payer Poy Chu, dis-je. Je suis tout aussi disposé à vous payer vous. Encore me faut-il des garanties concernant la marchandise.
  
  L’homme fit une grimace qui me dévoila deux rangées de dents minuscules, parfaitement alignées et d’une blancheur éclatante.
  
  — Il s’agit d’un document d’un intérêt capital, indiqua-t-il. Mais l’endroit est mal choisi pour en parler.
  
  L’hydrofoil fendait les eaux avec un mouvement de roulis paisible et régulier. L’air vibrait des ronronnements du moteur.
  
  — Il me semble au contraire que nous avons ici toute la tranquillité nécessaire, fis-je remarquer.
  
  Le jeune homme lança un coup d’œil vers la porte puis ramena son regard sur moi.
  
  — Vous faites erreur, déclara-t-il.
  
  — Que voulez-vous dire ? demandai-je en plissant les yeux, l’air intrigué.
  
  — On nous surveille tous les deux, monsieur Morley.
  
  — Mais qui on ?
  
  — Une personne qui a, disons, beaucoup d’amitié pour le gouvernement de Pékin.
  
  Le mystérieux concurrent qui avait assassiné Poy Chu, ou quelqu’un d’autre ? Le collègue de l’ex-agent double ne semblait nullement disposé à me fournir des détails sur ce point.
  
  — Sachez que vous êtes suivi depuis que vous avez mis les pieds à Hong-Kong, reprit-il. Ils savent absolument tout ce que vous faites, même en ce moment. Ils attendent que vous les conduisiez au document de Poy Chu.
  
  — Et vous savez où se trouve ce document ?
  
  — C’est exact, monsieur Morley.
  
  — Vous savez également qui me suit ?
  
  — C’est tout aussi exact.
  
  — Alors, qui est-ce ?
  
  Il sourit d’une oreille à l’autre, manifestement amusé par mon feu roulant de questions. Puis il ouvrit la bouche et bascula, la tête en avant dans le lavabo. Ses yeux se révulsèrent pour laisser la place à des globes fixes, d’un blanc jaunâtre. Ma réaction fut totalement instinctive, chacun de mes réflexes succédant à l’autre dans un enchaînement mécanique. En moins d’une seconde, j’étais allongé sur le sol en damiers, Wilhelmina à la main, le regard braqué vers la porte qui oscillait silencieusement sur ses gonds bien huilés. Quant à l’ami de Poy Chu, il avait, lui aussi, perdu la faculté de parler. Il glissa lentement le long du lavabo d’inox et s’effondra à mes pieds en un tas informe et sanglant.
  
  Le temps d’accuser le coup, je me relevai et fonçai vers la porte battante, mon Lüger au poing. Le petit couloir était désert, comme si le meurtrier s’était évaporé. L’hydrofoil transportait plus de cent passagers et il était naturellement exclu de le soumettre à une fouille en règle. Je fis demi-tour et rentrai dans les toilettes.
  
  Une large tache cramoisie s’était formée sur la chemise blanche de l’inconnu, au niveau de la poitrine. Il avait la bouche béante. Une expression d’incrédulité se lisait sur son visage. De toute évidence, il ne s’attendait pas à se faire abattre ici, ni aussi facilement. Quelque part sur l’hydrofoil, un tueur muni d’un silencieux devait se féliciter d’avoir exécuté les instructions de Pékin avec une telle précision.
  
  Je devais faire vite si je ne voulais pas me faire surprendre en compagnie d’un cadavre par un éventuel usager des lieux. Je fouillai les poches du mort le plus rapidement possible et y découvris un passeport de Hong-Kong établi au nom de Wai Tsang.
  
  « Feu Wai Tsang », me dis-je avec un brin d’amertume.
  
  Mais, plus que l’identité de l’homme, ma grande découverte fut, à la dernière page du passeport, un visa pour la Birmanie estampillé de la veille. L’hypothèse sur laquelle j’avais basé mon action me parut soudain beaucoup plus solide que je n’avais osé l’espérer.
  
  Wai Tsang n’avait sur lui aucun autre papier et, naturellement, pas le microfilm. Je le traînai dans un cabinet et l’assis sur le siège. Ensuite, je verrouillai de l’intérieur et ressortis en escaladant la porte. Puis je nettoyai de mon mieux les traces de sang et vidai les lieux. Si Kate me demandait pourquoi j’avais mis tant de temps, j’étais prêt à lui raconter La Revanche de Montezuma en version chinoise.
  
  Les derniers événements consolidaient également une autre de mes suppositions. Mes mystérieux concurrents étaient persuadés que j’allais les conduire droit au microfilm. On me jugeait donc, pour le moment, plus utile vivant que mort.
  
  Mais, pour une obscure raison, cette idée ne suffisait pas à me réconforter totalement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  PREMIER JOUR. Début du séjour légal d’une semaine que m’accordaient les autorités birmanes.
  
  J’avais pris le vol UBA – Union of Burma Airways – qui assure sans escale la liaison entre l’aéroport international de Kai Tak, à Hong-Kong, et celui de Mingaladon, à vingt-cinq kilomètres de Rangoon. Les quatre hôtesses étaient vêtues à la manière traditionnelle. Autour des hanches, elles portaient le longyi, un sarong multicolore et, en haut, l’ingyi, un corsage d’une remarquable simplicité.
  
  Leurs longs cheveux noirs, noués haut sur la tête, leur dégageaient la nuque. Aimables, serviables, heureuses de plaire, elles évoluaient avec grâce entre les sièges de l’appareil et on devinait leurs petits seins en poire se balançant de droite et de gauche au rythme de leur démarche. J’espérais que l’hospitalité birmane serait à l’image de celle de ces charmantes jeunes femmes. Aussi bien sûr le plan visuel que sur d’autres plans, elles incarnaient pour moi le réconfort après la série d’événements malheureux que je venais de vivre.
  
  — Tu ne peux vraiment pas rester un jour de plus, Josh ? Il faut absolument que tu t’en ailles, juste au moment où nous… où nous venons de faire connaissance ? Alors que nous commençons tout juste à nous habituer l’un à l’autre ?
  
  J’avais caché à Kate que je partais pour la Birmanie. Pour le reste, je m’étais efforcé d’être aussi honnête que possible avec elle et de limiter mes mensonges au minimum nécessaire. D’après ce qu’elle m’avait dit, elle ne comptait pas quitter Hong-Kong avant encore plusieurs jours. J’espérais qu’au moment de son arrivée en Birmanie, je serais déjà sorti du pays avec le microfilm dans ma poche.
  
  — C’est drôle, dit-elle en se blottissant contre moi.
  
  — Qu’est-ce qui est drôle ?
  
  — Tu es le premier homme avec lequel je me sens réellement en confiance… en sécurité. Je m’étais toujours considérée comme une fille timide, désarmée.
  
  — Timide, d’accord, répondis-je en riant. Désarmée, certainement pas.
  
  Elle leva vers moi ses yeux bleus étincelants et me regarda avec flamme.
  
  — Tu le penses vraiment ?
  
  — Vraiment !
  
  Du bout des lèvres, je la caressai avec sensualité dans le petit creux accueillant, entre l’épaule et la naissance du cou. Mes mains éveillaient son désir en explorant délicatement son corps. Un instant plus tard, elle se glissa sous moi et, sans une ombre d’hésitation ou de pruderie, cambra les reins pour s’offrir avec un petit râle voluptueux et impatient. Derrière les rideaux, Hong-Kong éclaboussait la chambre du scintillement de ses néons. Je regrettais amèrement de devoir bientôt la quitter. Beaucoup plus amèrement, sans doute, qu’elle ne l’imaginait.
  
  — Monsieur désire-t-il quelque chose ? demanda l’hôtesse, me tirant de ma rêverie.
  
  — Merci, répondis-je. Tout va pour le mieux.
  
  Elle sourit et s’éloigna dans un frou-frou soyeux. Ma brève liaison avec Kate avait représenté bien autre chose que le simple assouvissement d’un besoin physique, j’étais en train d’en prendre conscience et, pourtant, j’étais contraint d’y renoncer. Il ne pouvait en être autrement alors que ma mission commençait à peine, que je n’avais pas retrouvé le microfilm. Lorsque je l’aurais découvert, ce que j’espérais bien, il me resterait encore à le sortir de Birmanie. Car on me suivait. Bien qu’aucun passager de l’appareil me semblât m’accorder un intérêt démesuré, je me demandais si je n’étais pas observé en ce moment même. Mais comment savoir puisque ceux qui me surveillaient m’étaient totalement inconnus ?
  
  *
  
  * *
  
  L’après-midi tirait à sa fin lorsque j’arrivai en vue du National Muséum. Phayre Street n’était qu’une petite allée non pavée, adjacente à une artère beaucoup plus importante et animée, Shwe Dagon Pagoda Road. C’était là que l’Institut culturel avait été construit, un peu plus de vingt ans auparavant. Outre le musée, l’ensemble de bâtiments abritait la National Gallery of Art, la bibliothèque nationale et le Conservatoire national de Musique, de danse et d’art dramatique.
  
  D’un regard aiguisé, je scrutai l’enfilade de l’allée. Pas le plus petit nuage de poussière. Pas la moindre ombre suspecte. J’étais seul, provisoirement, sans aucun doute. Je franchis l’une des portes et gravis les trois escaliers de marbre qui donnaient accès au musée proprement dit.
  
  C’est seulement après avoir passé deux doubles portes que je vis ce que je cherchais. Des affiches, rédigées en birman et en anglais, m’apprirent que l’exposition sur la dynastie des Han était ouverte depuis le matin même. Je tournai à droite, traversai deux halls, une galerie où étaient exposés les joyaux de la cour de Mandalay, pour arriver devant un gardien vêtu d’un uniforme de coupe occidentale.
  
  Après avoir acquitté un modeste droit d’entrée, j’avançai directement jusqu’à la vitrine centrale, qui était entourée par des cordons de velours grenat et surveillée par un autre gardien en uniforme. Jusqu’à présent, je ne connaissais la parure mortuaire qu’à travers une photo. Je constatai au premier coup d’œil que l’image qu’elle m’en avait donnée était très au-dessous de la réalité.
  
  La splendeur de l’armure bleu-vert éclipsait les autres pièces de la collection. Les plaques de jade, hachurées d’un croisillon d’or fin, étaient assemblées entre elles par des fils scintillants, également en or. Il ne restait rien de la princesse Han et, pourtant, j’avais l’impression de sentir sa présence majestueuse et hautaine. Une douzaine de visiteurs, des touristes occidentaux, pour la plupart, passaient d’une vitrine à l’autre dans un lent mouvement tournant.
  
  Pour ma part, j’étais hypnotisé par la parure de Tou Wan. Le reste de l’exposition n’avait aucun intérêt à mes yeux.
  
  Quelque part à l’intérieur de cette cuirasse de jade grandeur nature, Poy Chu – ou l’un de ses acolytes de Pékin – avait dissimulé une liste microfilmée dont je devais m’emparer avant l’expiration de mon visa. Mais il était évident que je ne pourrais pas commencer à fouiller la vitrine et son inestimable contenu tant qu’il resterait un visiteur ou un gardien dans la salle.
  
  D’un coup d’œil circulaire, j’essayai de détecter une éventuelle filature mais seul l’homme en uniforme qui gardait le témoignage posthume de la vanité de Tou Wan m’accordait un semblant d’attention.
  
  Je lui retournai son regard, accompagné d’un sourire poli, et lui demandai s’il m’était possible de voir le conservateur responsable de l’exposition.
  
  — No english, me répondit-il en secouant la tête.
  
  Je lui reposai la question en birman :
  
  — Won ne par de, chay-zoo pyu-pah…
  
  Il lui fallut un certain temps pour capter le message mais il finit par m’adresser un immense sourire, manifestement heureux de voir que je connaissais sa langue. Ou, tout au moins, que j’en connaissais suffisamment pour me faire comprendre. Il m’indiqua la porte du fond, qui donnait sur un petit couloir bordé de bureaux.
  
  — Demandez M. Aung Nu, me dit-il.
  
  Mais ce ne fut pas si facile. À l’autre bout de la salle, un autre employé en uniforme me barra le passage. Les Birmans, ou peut-être les Chinois, ne prenaient pas de risque. Ils faisaient garder la place comme s’ils y avaient exposé le Koh-i-Nor.
  
  — Défense d’entrer, annonça le garde d’un ton sans réplique.
  
  — Je voudrais voir M. Aung Nu.
  
  — Défense d’entrer, répéta-t-il avec l’expression la plus menaçante de son répertoire.
  
  — Mais je veux voir M. Aung Nu, insistai-je.
  
  Avait-il senti ma détermination ou était-ce le ton autoritaire de ma voix ? Toujours est-il que le garde me laissa passer en m’indiquant la direction à suivre d’un signe du pouce par-dessus mon épaule. Je trouvai le bureau du conservateur sans autre difficulté. Je frappai deux petits coups secs très officiels et la porte s’ouvrit sur un petit homme aux yeux de chouette. Il me regarda en clignant les paupières derrière ses lunettes rondes à monture d’acier et une expression interrogative se dessina sur son visage.
  
  — Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ? me demanda-t-il dans un anglais aussi impeccable que ses manières.
  
  — Je crois que oui, répondis-je avant de me présenter. Je suis véritablement fasciné par votre exposition, monsieur Aung Nu. J’ai toujours été un fervent admirateur de l’art oriental, avec une nette préférence pour la dynastie des Han. Et je vous avoue que je n’ai jamais eu l’occasion de voir tant de pièces aussi remarquables rassemblées dans un même lieu.
  
  — Ainsi notre exposition vous a plu, fit Aung Nu avec un large sourire. Vous m’en voyez ravi.
  
  — C’est peu dire, elle m’a envoûté. Notamment la parure mortuaire de Tou Wan qui est-éblouissante. J’ai également remarqué le cavalier T’ang qui a, je crois, été découvert à Ch’iensien. Ce sont des œuvres d’une délicatesse et d’une perfection plastique rarissimes.
  
  Je bonimentai ainsi pendant un petit moment en déployant tout le charme et l’érudition dont j’étais capable.
  
  — Mais donnez-vous donc la peine d’entrer, finit par me proposer l’aimable M. Aung Nu. Asseyez-vous, je vous prie. Je n’ai pas souvent l’occasion de recevoir des gens ayant, disons, un goût artistique aussi sûr que le vôtre.
  
  — Vous m’honorez grandement, monsieur Aung Nu.
  
  La porte se referma sur nous.
  
  Lorsqu’elle se rouvrit, une demi-heure plus tard, c’est un Nick Carter radieux qui ressortait du « modeste sanctuaire », pour reprendre le vocable que se plaisait à employer le conservateur en parlant du placard à balais qui lui servait de bureau. M. Aung Nu était mon hôte pour le dîner. En réalité, je n’avais pas eu besoin d’insister très longtemps pour qu’il accepte mon invitation. J’espérais simplement que son enthousiasme n’était pas dû au fait que les grands restaurants pratiquaient des prix exorbitants. Il va sans dire que les plaisirs de la table et les spécialités gastronomiques du sud-est asiatique n’étaient pas du tout au centre de mes préoccupations. J’avais l’intention de faire parler Aung Nu, de lui tirer cyniquement les vers du nez pour obtenir les renseignements dont j’avais besoin. À savoir, un plan détaillé de la disposition des gardes, des différentes issues et du système de sécurité du musée.
  
  Pour le moment, je trouvais la tournure des événements tout à fait satisfaisante.
  
  Le dîner, pour lequel nous avions pris rendez-vous de bonne heure, semblait vouloir me conforter dans mon optimisme. La salle de restaurant du Strand Hôtel, dominant la rivière de Rangoon, me paraissait être un excellent cadre pour notre seconde rencontre. Dans ce décor fait de palmiers poussiéreux et de statues victoriennes, de serveurs obséquieux et de ventilateurs vrombissant au plafond, j’avais l’impression d’être un colon britannique des années 30. Affable, mais aussi extrêmement bavard, Aung Nu ne s’arrêtait de parler que pour m’adresser un sourire et ne cessait de sourire que pour recommencer à me parler.
  
  Lorsque les plats, ébréchés mais encore utilisables, eurent été débarrassés, il accepta le cigare et le brandy que je lui proposais.
  
  — Vous savez, cette exposition est une véritable victoire culturelle pour notre musée, me dit-il. Après tout, nos relations avec la République populaire de Chine sont encore loin d’être stables. Le prêt de ces objets d’art représente en quelque sorte un geste de bonne volonté de la part des Chinois. Je déplore simplement que si peu d’habitants de notre capitale s’intéressent à l’exposition. Il me semble qu’il reste encore des séquelles de sentiments antichinois qu’il serait bon de… de dissiper.
  
  Il me lança un regard interrogateur qui semblait vouloir me demander mon avis.
  
  — Oui, bien sûr, répondis-je, l’esprit entièrement ailleurs. Je suppose qu’ils assurent eux-mêmes la protection des objets.
  
  Tout en savourant son brandy, Aung Nu secoua la tête et s’enfonça profondément dans son siège. Épanoui par l’atmosphère d’opulence fanée qui nous entourait, il m’expliqua que son gouvernement n’avait pas autorisé l’entrée de Chinois armés sur le territoire national.
  
  — Nous devons donc assurer nous-mêmes la protection de l’exposition. Oh, ce n’est pas une grosse affaire. Les habitants de Rangoon s’intéressent peu aux objets anciens. Les gens n’ont guère de moyens ici, vous savez. Bien sûr, on ne meurt plus de faim mais beaucoup de Birmans passent encore la nuit dans la rue. La ville ne possède pas suffisamment de logements pour abriter tous ses habitants. C’est un très gros problème.
  
  — Effectivement, fis-je, compatissant mais soucieux de réorienter la conversation sur le sujet qui me tenait à cœur. Je suppose que vous utilisez le système américain…
  
  — J’ai bien l’impression que je ne connais pas ce système, m’avoua le conservateur avec un charme ingénu.
  
  Nous avions déjà évoqué les heures d’ouverture et de fermeture, les entrées et les sorties ainsi que les dispositifs d’alarme. Je voulais maintenant savoir combien de gardes restaient en service lorsque Rangoon dormait.
  
  — Les horaires tournants, expliquai-je, prêt à tous les bluffs pour en arriver aux faits que je voulais connaître. Par exemple, au célèbre Musée d’Art moderne de New York, nous avons deux douzaines de gardiens de l’heure de fermeture à minuit. Ensuite, de minuit à 6 heures du matin, l’effectif est réduit de moitié.
  
  — Ah ! je vois, déclara Aung Nu en hochant la tête et en avalant une gorgée de brandy. Non, non… pas du tout. Ici, nous ne pouvons pas nous permettre ce genre de précautions. Manque de crédits.
  
  — Vous devez donc faire avec ce que vous avez.
  
  — Oui. Le musée est pratiquement vide entre 1 heure et 6 heures du matin. Mais parlons plutôt des récentes découvertes de Ch’angs-ha…
  
  Heureusement, j’avais repassé mes leçons et je savais à quoi il faisait allusion.
  
  — La tombe de madame Hsin Chui, si je ne me trompe…
  
  — C’est cela même, confirma Aung Nu.
  
  Son large sourire me montrait à quel point il appréciait mes connaissances.
  
  — J’ai été particulièrement intéressé par la découverte du voile de mousseline qui décrit les exploits de Ch’ang O, le fei i.
  
  — Je vous comprends, déclara le conservateur, l’air toujours aussi satisfait. C’est une œuvre remarquable. Vous n’ignorez pas, naturellement, que Ch’ang O a volé l’élixir d’immortalité en s’envolant sur les ailes d’un dragon…
  
  — À propos d’ailes de dragons, pourrait-on faire l’honneur à une jeune fille affamée de lui offrir un repas chaud ?
  
  Je faillis me tordre le cou en tournant la tête. Je me levai précipitamment et fis de mon mieux pour extirper un sourire de ma panoplie.
  
  — Surpris ? demanda Kate avec un gloussement de collégienne.
  
  Il m’eût été difficile de prétendre le contraire en paraissant de bonne foi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Il me fallut une dizaine de secondes pour retrouver un semblant de naturel.
  
  — Monsieur Aung Nu, dis-je, je vous présente mon amie Kate Holmes.
  
  Aung Nu se leva et salua d’une courbette.
  
  — Enchanté, déclara-t-il.
  
  J’aidai Kate à s’installer et adressai un signe au maître d’hôtel qui vint prendre sa commande. Puis je me rassis et la détaillai avec curiosité. Comment était-elle arrivée ici ? Vêtue d’une tenue de brousse kaki, les cheveux dénoués, elle était encore plus attirante que lorsque je l’avais quittée, un peu moins de vingt-quatre heures auparavant.
  
  — Eh bien, Josh, lança-t-elle avec un petit rire goguenard, tu as l’air aussi à l’aise que le chat qui vient de manger le canari. Nous nous sommes connus à Hong-Kong, ajouta-t-elle en se tournant vers Aung Nu. Je suis en route pour Pagan où je dois participer aux fouilles et Joshua avait apparemment oublié de me dire qu’il passait lui aussi par la Birmanie. C’est probablement un lieu commun, mais que le monde est petit !
  
  — Très petit, approuva Aung Nu en nous gratifiant l’un après l’autre d’un sourire, d’abord Kate, moi ensuite. Quelle heureuse surprise ce doit être pour vous de vous retrouver ici.
  
  — Très heureuse, assurai-je, tâchant de faire bonne figure.
  
  La réapparition de Kate était loin de me ravir.
  
  Moins d’un an plus tôt, alors que je partais pour Katmandou, j’étais passé par Amsterdam où j’avais rencontré une jeune femme, Andrea Yuen. Par malchance, elle avait reçu une balle qui l’avait conduite dans un service de réanimation. Elle y était restée plus d’un mois entre la vie et la mort. Je n’avais aucune envie de répéter l’expérience avec Kate.
  
  — Enfin, Josh, dit-elle, avec l’air de me reprocher un peu mon manque d’enthousiasme, ce n’est tout de même pas si étonnant que ça. Le Strand est le seul hôtel confortable de Rangoon.
  
  — Pas tout à fait, répondis-je, pensant à l’hôtel construit par les Russes à la périphérie de la ville. Il y a aussi l’Inya Lake.
  
  — Il est dans un état pitoyable. Et puis, d’ici, je peux aller à pied à la pagode et au marché de plein air. Mais je me demande ce que j’ai à me justifier ainsi. Après tout, je t’avais dit que je venais en Birmanie le jour où nous nous sommes rencontrés. C’est toi qui m’as caché tes intentions.
  
  — Excusez-moi mais je dois vous abandonner, intervint Aung Nu, apparemment peu désireux d’être pris à partie dans une querelle. Monsieur Morley, je vous remercie pour cette agréable soirée. Si, par hasard, vous repassiez par notre musée, je serais très déçu que vous ne veniez pas me dire un petit bonjour.
  
  — Je n’y manquerai pas, promis-je. Grâce à vous, ce séjour à Rangoon restera gravé dans ma mémoire. Il ne m’est pas si souvent donné de rencontrer des gens de votre culture.
  
  Il se leva, serra la main de Kate en rougissant visiblement puis se retira, nous laissant seuls au milieu du restaurant désert. À l’évidence, Rangoon n’était pas un centre d’attraction pour les touristes.
  
  — Tu es fâché, n’est-ce pas ? me demanda Kate, les yeux rivés sur le contenu de son assiette avec un air boudeur de petite fille gâtée.
  
  — Pas du tout, protestai-je. Simplement un peu étonné. Ça te va ?
  
  Je lui pris une main que je serrai affectueusement, gêné, maintenant, de la froideur de mon accueil.
  
  Quoi de surprenant, en effet, dans le fait que Kate soit descendue au Strand ? Si une présence à Rangoon était insolite, c’était la mienne, non la sienne.
  
  — Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu venais ici ? finit-elle par demander en daignant lever les yeux de son assiette.
  
  — Écoute, franchement, j’étais persuadé que nous n’arriverions pas à faire concorder nos emplois du temps. Voilà pourquoi. Mais, au fait, tu es en avance sur ton programme !
  
  — J’ai simplement trouvé que Hong-Kong manquait singulièrement de piquant sans vous, monsieur Morley.
  
  Elle rit, manifestement ravie de cet aveu quelle devait trouver très osé.
  
  Pour ma part je le trouvai charmant.
  
  Mais plus charmante encore fut la reprise des contacts au stade où nous les avions interrompus à Kowloon. Dans la lumière ambrée de sa lampe de chevet, Kate était plus désirable que jamais. Le fin tissu de sa chemise de nuit laissait apparaître une douce peau rosée. Le balancement insistant de sa poitrine ferme et ronde m’appelait irrésistiblement. Je tendis la main pour dénouer le cordon de sa chemise de nuit. Kate recula d’un petit bond agile, un sourire malicieux au coin des lèvres.
  
  — Tu es un drôle d’homme, Joshua. Comment dire ? Plein de mystère.
  
  — Ça te plaît ?
  
  Elle hocha la tête.
  
  — Oui. Ça… ça m’excite. C’est idiot, non ?
  
  — Non. Si ça te plaît, pas du tout.
  
  — Oh oui, Josh, ça me plaît. Ça me plaît vraiment !
  
  Elle s’allongea sur le lit et se colla tout contre moi. Elle se mit à me caresser doucement la poitrine puis sa main descendit plus bas. Je ne pus retenir un grognement de désir. N’y tenant plus, je m’emparai de ses doigts taquins et les pressai sur mon sexe dressé.
  
  Cette fois, ce fut Kate qui émit un grognement. Je l’entendis pousser un petit cri rauque et étranglé au moment où je poussais sa tête vers le bas. Elle ne protesta pas et se laissa également faire lorsque je la pris par les hanches et l’attirai à moi pour lui faire partager le plaisir qu’elle m’offrait. Une odeur musquée, chaude comme un parfum tropical, s’éleva dans l’atmosphère et se mêla aux riches senteurs de la nuit birmane.
  
  Kate laissa encore échapper un râle de volupté lorsque, bras et jambes enlacés, nous commençâmes à onduler comme deux serpents noués.
  
  *
  
  * *
  
  Quelques heures plus tard, je me glissai silencieusement hors du lit et m’habillai dans le noir. Le cadran lumineux de ma Rolex indiquait 12 : 15. Si je devais en croire Aung Nu, à partir d’une heure du matin, il ne restait plus que quelques vigiles pour garder le musée. Je n’avais guère de temps à perdre. Kate dormait à poings fermés. Je regagnai ma chambre où je récupérai mon arsenal et filai, ni vu ni connu, par une sortie de service que j’avais remarquée à mon arrivée à l’hôtel.
  
  Des essaims de moustiques et d’autres insectes volants formaient des halos bourdonnants autour des réverbères. Chaque fois que je passais sous une lampe, une armée de bestioles m’entourait, s’emmêlant dans mes cheveux, m’envahissant le nez et la bouche. Je fermai les yeux et descendis Strand Road au pas de course en m’essuyant le visage.
  
  La nuit était peuplée de voix chuchotantes. Des familles entières, couchées sur des nattes, revendiquaient leur bout de trottoir. J’empruntai la chaussée et fonçai dans l’obscurité, sans rencontrer une voiture.
  
  Mon objectif me conduisait vers le nord. Je passai Dalhousie Street, Fraser Street et Bogyoke Steet. Partout, le décor était le même. De petits feux jetaient des ombres vacillantes sur les façades miteuses des constructions laissées par les Britanniques. Partout, les yeux curieux d’une multitude de Birmans sans abri me suivaient jusqu’à ce que je disparaisse dans le noir.
  
  Au bout d’une vingtaine de minutes de course à pied entrecoupée de rapides coups d’œil en arrière, je fus à l’angle de Shwe Dagon Pagoda Road et de Phayre Street. Je fis halte, repris mon souffle et vérifiai une dernière fois que l’on ne m’avait pas suivi. Satisfait, je m’engageai dans l’allée et, sans un bruit, marchai jusqu’à l’entrée du ministère fédéral de la Culture. Cela va sans dire, la porte était fermée. Je contournai prudemment la façade et me retrouvai derrière le musée. Un minuscule passage empesté par un fumet d’ordures séparait le ministère du bâtiment adjacent. Les deux constructions, d’une banalité quasi identique, étaient aussi silencieuse l’une que l’autre. Je sortis ma torche et, de son rayon fin et puissant, éclairai le pied du mur de l’institut Culturel. Une enfilade de quatre soupiraux grillagés s’offrit à ma vue. Je m’accroupis devant le premier, éteignis ma lampe et tâtai le grillage du doigt.
  
  La lame de mon couteau de poche vint rapidement à bout du grillage. Je le soulevai et cherchai la poignée de la fenêtre. Il n’y en avait pas. La fenêtre était fermée de l’intérieur. Il fallait donc que je brise la vitre pour accéder au musée, trois étages plus haut. M’étant enveloppé la main dans mon mouchoir, je retins ma respiration et frappai d’un coup sec. Le verre éclata avec un « gling » légèrement amorti par le tampon de tissu. J’introduisis ma main dans le trou, je trouvai la poignée, et j’essayai de faire basculer la fenêtre du soupirail en poussant sur le bas du cadre. Au craquement du bois, je compris que la fenêtre n’avait probablement pas été ouverte depuis des années. J’exerçai une nouvelle pression en m’appliquant à faire le moins de bruit possible et, cette fois, mes efforts furent couronnés de succès.
  
  La description des lieux faite par Aung Nu avait, naturellement, été très incomplète. Je n’avais aucune idée de l’endroit où j’allais atterrir. Mais j’aurais bien le temps de voir. Je me glissai dans l’ouverture les pieds en avant.
  
  C’était le plus facile.
  
  Lorsqu’il s’agit de faire passer mes épaules, je me fis l’impression d’être un poisson emprisonné dans une nasse. J’enfilai le bras gauche, puis le droit, baissai la tête et me laissai descendre jusqu’à ce que je sente le contact du sol sous mes pieds. Autour de moi, l’obscurité était aussi épaisse qu’au moment où j’avais fracturé la fenêtre. Aung Nu n’avait fait aucune allusion à d’éventuelles rondes de surveillance à l’extérieur du musée. Je réalisai, néanmoins, que je prenais un risque. Mais, si ma bonne étoile ne me lâchait pas, personne ne remarquerait la vitre brisée avant que je ne sois ressorti.
  
  Des particules de poussière dansaient dans le faisceau de ma torche comme dans un rayon de soleil. Une odeur douceâtre de moisi et de renfermé enveloppait l’atmosphère, évoquant des visions de soupentes et de maisons hantées. Je ne fus pas surpris, quelques instants plus tard, en découvrant que j’avais mis le pied dans une sorte d’entrepôt, plus proche du débarras que du magasin. Un mouvement tournant de ma torche fit apparaître une succession de fragments de poteries, de statues brisées, de lions de pierre et d’innombrables Bouddhas.
  
  Hintha Gong était là, lui aussi. Derrière la statue de bois qui représentait l’oiseau mythique sortant des flots, des piles instables d’écuelles laquées s’élevaient jusqu’à mi-hauteur du plafond. Je me frayai un chemin au milieu de ce bric-à-brac archéologique jusqu’à la porte qui devait donner accès au sous-sol.
  
  Elle était fermée.
  
  Certes, je ne m’étais pas attendu à voir les portes s’ouvrir devant moi sur un simple « sésame ouvre-toi » mais l’obstacle me contrariait néanmoins. D’autant que je tenais avant tout à faire le moins de bruit possible. Mais le valeureux N3 a plus d’un tour dans son sac, ou plutôt dans sa poche. J’en tirai une petite feuille de plastique semi-rigide que je fis glisser entre la porte et l’huisserie. C’était un vieux truc de cambrioleur. Il s’agissait de faire passer la feuille entre le pêne et la gâche. Le premier coup, je fis chou blanc. Mais je n’étais pas d’humeur à me laisser arrêter aussi facilement.
  
  Je fis une seconde tentative, en appuyant un peu plus fort sur ma feuille de plastique. Cette fois, je fus récompensé par un « clac » discret et le bec de cane s’abaissa avec un grincement de métal rouillé. Sur mes gardes, je sortis du débarras et, prudemment, balayai le décor du faisceau de ma torche. Je me trouvais dans un vaste couloir, parallèle au débarras, au plafond duquel courait un impressionnant réseau de tuyauteries. Je repoussai la porte en douceur et pris le couloir sur la droite.
  
  Pour le moment, tout allait au mieux.
  
  À une quinzaine de mètres, le passage s’arrêtait sur un escalier de bois très délabré. Le cou tendu pour voir si personne ne m’attendait à l’étage supérieur, j’empoignai la rampe d’une main ferme et entrepris de gravir les marches une à une. Il n’y avait personne. Lorsque j’atteignis le premier palier, ma rencontre la plus marquante avait été celle d’un rat. En m’observant de ses yeux rouges luisants dans la pénombre, il s’était fort obligeamment collé contre le mur pour me laisser le passage.
  
  Je m’attaquai à la seconde volée de marches en redoublant de prudence à mesure que je montais. J’atteignis un second palier sans être inquiété et, quelques minutes plus tard, débouchai sur un troisième palier : l’étage du National Muséum.
  
  Je rencontrai le premier équipement moderne : une porte de sécurité métallique qui n’était pas fermée à clef. J’actionnai la barre d’ouverture et poussai le lourd battant, l’entrebâillant juste assez pour m’insinuer de l’autre côté. Sous mes pieds, le béton brut fit d’abord place à du parquet puis à des dalles de marbre. J’attendis un instant que mon regard s’accoutume à l’éclairage diffus et vis, un peu plus loin devant moi, la galerie où étaient exposés les joyaux de la cour de Mandalay. C’était plus que je n’en demandais pour prendre mes repères.
  
  Il fallait donc que je traverse la galerie pour atteindre la vaste salle qui abritait l’exposition itinérante. Les nombreuses vitrines qui bordaient le corridor pouvaient me servir de cachette en cas de besoin. Car il n’était pas question pour moi de traverser paisiblement la galerie en espérant que les salles d’exposition adjacentes seraient vides. Non, tout devait se dérouler le plus discrètement possible. Le mot « échec » ne faisait simplement pas partie du vocabulaire de ma mission.
  
  Avantage appréciable, il ne faisait pas aussi noir que dans le débarras et l’escalier. Quelques ampoules de faible puissance luisaient à l’extrémité du corridor. Le cadran phosphorescent de ma Rolex disait 1 : 09. J’étais tout à fait dans les temps et j’espérais que la suite se déroulerait de façon tout aussi satisfaisante. Finalement, je fis un premier pas vers ce qui pouvait être le début de la réussite de ma mission : l’entrée en possession de la liste. Il resterait encore à sortir sans encombre de Birmanie et à rejoindre Dupont Circle. Je me savais incapable de prendre le moindre instant de répit tant que le microfilm ne serait pas entre les mains de David Hawk.
  
  J’entrais dans la galerie de Mandalay lorsqu’un écho de pas résonna à l’autre bout du corridor. Je m’accroupis vivement dans un recoin et attendis. Le claquement des brodequins de cuir sur le marbre se rapprochait à une cadence égale. À en juger par le rythme régulier de sa démarche, le garde était parfaitement calme. Il n’avait donc rien éventé de suspect.
  
  Je le vis passer, déambulant sans hâte entre les alignements de vitrines. C’était un jeune homme mince, la trentaine, au teint olivâtre. Je me tassai derrière ma vitrine, à moins de trois mètres de lui, les yeux braqués sur l’étui qu’il portait à la hanche et surtout sur la crosse du Colt 38 qui en dépassait. C’était un Police Positive Spécial, une redoutable arme de poing dont le mécanisme à double effet permettait au vigile de tirer six balles dans la foulée sans réarmer.
  
  J’avais négligé d’interroger Aung Nu sur ce problème. Si les gardes de faction à cette heure de la nuit étaient en effectif restreint, ils paraissaient, en revanche, remarquablement armés. La ville de Rangoon ressemblait peut-être à un décor pour film d’espionnage des années 30 mais les gardes qui protégeaient le musée étaient bel et bien des hommes d’aujourd’hui, et équipés en conséquence.
  
  J’attendis dans l’ombre jusqu’à ce que le bruit de pas ait disparu à l’autre bout du couloir puis me remis en route en rasant le mur de mon mieux. J’apercevais maintenant la ligne grandiose d’une monumentale arcade de marbre, puis la forme parallélépipédique d’une guérite à tickets, puis…
  
  — Les fumiers ! jurai-je doucement en me mettant à couvert.
  
  Blanc-costume et Raspoutine m’avaient coiffé au poteau. Ils s’employaient à soulever le couvercle vitré sous lequel la parure de Tou Wan avait été placée. À quelques mètres du socle, deux gardes, inconscients, étaient étendus sur le sol. J’observai British Accent et son épais acolyte – dont les petits doigts enveloppés de bandages blancs ressemblaient à deux momies de la taille d’une saucisse – et me dis que leur présence en ces lieux n’était finalement pas si désavantageuse pour moi.
  
  « Après tout, songeai-je intérieurement, laissons-les faire le sale boulot. J’ai Wilhelmina sur moi, aujourd’hui. Ce sera un excellent argument pour engager les négociations. »
  
  Ils étaient arrivés depuis peu car le garde que j’avais vu passer venait de l’exposition Han. Ils besognaient en silence, sans dire un mot ni en anglais ni en russe. Le couvercle semblait leur donner plus de fil à retordre que je ne l’aurais cru. À l’aide d’un arsenal de petits outils, ils essayaient de le séparer du cadre de bois qui le maintenait au socle.
  
  Je me retournai pour prendre rapidement en enfilade la galerie de Mandalay. Elle était vide. Lorsque mon regard se reporta sur les deux hommes qui, selon moi, étaient mes concurrents du KGB, ils étaient parvenus à dégager une extrémité du couvercle de verre.
  
  — Doucement ! siffla Blanc-costume entre ses dents.
  
  Son acolyte hocha la tête, plaça un tournevis sous le couvercle et exerça un mouvement de levier. Il y eut un craquement, le couvercle de verre oscilla et finit par se séparer totalement de son cadre de bois.
  
  — Attention, maintenant ! murmura Blanc-costume.
  
  Il prit le couvercle par un bout, tandis que son assistant cherchait une prise sur l’autre extrémité. Avec un bel ensemble, ils soulevèrent le couvercle à environ un mètre au-dessus de la parure de jade. Puis ils le déplacèrent latéralement.
  
  — Par terre, ordonna à voix basse British Accent en aidant Raspoutine à déposer le fragile objet sur le sol de marbre.
  
  Cela fait, il se lança sans plus tarder dans l’examen de l’armure funéraire en la soulevant délicatement portion par portion. Je ne voyais aucune raison de les déranger tant qu’ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Mais, bien avant que les deux compères n’aient achevé leurs méticuleuses recherches, un martèlement de pas se fit entendre au bout de la galerie de Mandalay.
  
  Je me tapis dans ma cachette tandis que Blanc-costume et l’homme aux doigts cassés s’empressaient de replacer le couvercle de verre sur son socle. Ils mirent ensuite les corps des deux gardes à l’abri des regards, puis filèrent se cacher derrière une vitrine.
  
  Les pas approchaient. Il me sembla que les gardes hésitaient en arrivant à la salle d’exposition, comme s’ils sentaient qu’il s’y passait quelque chose d’anormal. Sans doute avaient-ils remarqué l’absence de leurs deux collègues.
  
  Je les entendis échanger des propos inquiets tandis qu’ils franchissaient la voûte de marbre et dépassaient la guérite. Ils s’arrêtèrent net, à moins de deux mètres de moi et leurs deux mains se portèrent presque simultanément sur la crosse de leur Police Positive Spécial. L’un d’eux, le jeune homme mince au teint olivâtre que j’avais vu quelques minutes plus tôt, se précipita vers ses camarades inconscients, tandis que l’autre, revolver au poing, s’aventurait prudemment dans la salle d’exposition.
  
  Les deux gardes poussèrent un seul et même cri. Simultanément, le transfuge britannique (le fait qu’il eût parlé en anglais à son complice soviétique confirmait en effet mon hypothèse sur ce point) et son complice jaillirent de derrière leur vitrine et foncèrent vers la sortie, à l’autre bout de la salle.
  
  Mais les deux gardes s’étaient ressaisis. Un coup de feu claqua, puis un second. Les projectiles déchirèrent l’air dans un hurlement rageur. Une troisième détonation me secoua les tympans et Raspoutine s’arrêta sur sa lancée.
  
  Il chancela comme un jeune poulain sur un terrain bourbeux et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il poussa encore un cri rauque, cracha du sang dans une quinte de toux grasseyante et s’effondra. Son collègue ne semblait guère enclin à l’assister dans ses derniers soubresauts d’agonie. Il s’esquiva par la porte du couloir qui menait au bureau d’Aung Nu. Mais les vigiles ne le lâchèrent pas aussi facilement. Ils tirèrent encore un coup de feu et bondirent sur ses traces. La salle d’exposition était à nouveau déserte, à l’exception de ma personne et de trois formes inertes, dont la plus récente, recroquevillée dans une position grotesque, formait sur le sol un monticule dégoulinant de sang.
  
  Je n’avais ni le temps ni le désir de lui administrer les premiers soins. Je constatai, d’ailleurs, qu’il était trop tard. Le séjour terrestre du gorille soviétique venait de prendre fin.
  
  « Il ne faudra pas que j’oublie d’envoyer un petit mot de condoléances à ses chefs », me dis-je intérieurement, tout en me précipitant vers la vitrine centrale. De nouveau, j’entendis les colts aboyer à plusieurs reprises, en crescendo. Je n’avais pas beaucoup de temps devant moi. Les deux gardes assommés sur le sol pouvaient très bien reprendre connaissance sans m’avertir. De même, leurs collègues qui donnaient la chasse à British Accent risquaient de réapparaître à tout moment dans la galerie. Il était également possible que les deux – ou trois, peut-être quatre – gardes restés au poste arrivent promptement à la rescousse.
  
  Et je n’avais aucune envie de servir de cible à tous ces messieurs.
  
  Le tintement aigu d’une sonnerie d’alarme éclata dans les corridors. En me servant de Hugo comme levier, je m’employai de mon mieux à soulever le couvercle de verre, mais ce n’était pas une sinécure. Je parvins finalement à trouver une prise sur le bord dégagé par le défunt Raspoutine. Si le verre cassait, j’étais bon : toute la garde arrivait sur moi dans l’instant. Il fallait que j’aille très vite mais sans prendre de risque.
  
  Je fis glisser le couvercle sur le bord du socle et me mis rapidement à l’œuvre. L’armure de jade était beaucoup plus lourde que je ne l’aurais cru. J’étais obligé de la soulever morceau après morceau. Je fouillai sous la jambe droite, sous la jambe gauche puis sous les bras. Je passai ensuite une main sous la tête et, au prix d’un violent effort relevai le buste. Je cherchai même sous les huangs et les pi qui décoraient la parure de Tou Wan.
  
  Mais le microfilm ne s’y trouvait pas.
  
  D’autres, à ma place, auraient peut-être abandonné. Mais ce n’est pas mon genre. Je suis un entêté.
  
  « OK, me dis-je en cogitant furieusement. Il l’a sûrement caché ailleurs. Creuse-toi, mon vieux ! C’est le moment de faire fonctionner tes méninges ! »
  
  Les plaques de jade étaient assemblées par un fil d’or. Je savais que l’armure était vide mais Poy Chu ou son complice n’avaient vraisemblablement pas brisé les liens pour introduire le film à l’intérieur. Ce genre de déprédation ne serait pas passée inaperçue et la parure n’aurait jamais quitté Pékin dans cet état. La plaque qui servait d’armature au nez était ouverte. J’y glissai un doigt. Elle était vide.
  
  La couche, peut-être… Mais oui, bien sûr !
  
  L’armure était présentée sur un fond de feutre pourpre qui faisait ressortir la couleur bleu-vert du jade. Je saisis le tissu par un bout et entrepris de l’arracher. Il était collé sur un support de bois brut qui contrastait avec les parties apparentes du socle verni. Le film avait probablement été glissé sous le feutre et l’on avait ensuite soigneusement recollé le tissu.
  
  Malheureusement, mes investigations furent bien brèves.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Au milieu du vacarme de la sonnerie, j’entendis claquer des pas précipités.
  
  Je tirai sur le tissu pour le remettre en place, empoignai le bord du couvercle et le rabattis sur le socle. Au premier abord, personne ne remarquerait que l’on avait touché la parure de Tou Wan.
  
  D’un sprint, je traversai la salle d’exposition, franchis la voûte de marbre et me cachai entre deux vitrines de la galerie de Mandalay. Déjà des éclats de voix retentissaient à mes oreilles. Je vis bientôt apparaître quatre gardiens : ceux que je connaissais déjà de vue, accompagnés de deux collègues. Mais, au bout du corridor, des trépidations et des bruits de voix me firent comprendre que d’autres vigiles arrivaient à la rescousse, en provenance vraisemblablement des ailes adjacentes de l’institut Culturel.
  
  Le musée devenait, décidément, un lieu très malsain.
  
  Il était grand temps de tenter une sortie. Le dos collé au mur, je remontai la longueur de la galerie sans cesser de surveiller attentivement les alentours. Je pensais que la meilleure chose à faire était de progresser de vitrine en vitrine jusqu’à la porte métallique et de repartir par où j’étais arrivé.
  
  C’était plus vite dit que fait.
  
  J’atteignis le bout du corridor sans être inquiété pour trouver l’accès bloqué. Mais, si British Accent était parvenu à se jouer des gardes, je ne voyais pas pourquoi je ne serais pas capable d’en faire autant. À moins qu’il n’ait été abattu ou appréhendé. Je n’en savais rien, au fond.
  
  Un garde, Colt 38 au poing, arpentait le couloir devant la porte blindée. Le hurlement d’une sirène se joignit dans une symphonie démente au tintamarre de la sonnerie d’alarme. Le bruit était tel que je ne pouvais même plus m’entendre réfléchir. J’avais comme dans l’idée qu’un régiment de soldats birmans n’allait pas tarder à investir les lieux, avec ou sans consentement de la direction du musée. Le vigile faisait une cible parfaite. Je n’aurais pas eu besoin de presser deux fois la détente. Mais je ne tenais pas à ajouter un meurtre à la série de crimes que j’avais déjà commise. Pour le moment, l’équipe de surveillance n’avait repéré que deux maraudeurs à l’intérieur du musée : British Accent et son compère qui gisait, truffé de plomb, dans la salle d’exposition.
  
  Je sortis quelques pièces de ma poche et les jetai le plus loin possible. Une des pièces ricocha contre une colonne de marbre à une bonne quinzaine de mètres sur la droite du garde. C’était une tactique de diversion. Au bruit, l’homme se figea. Au bout d’un moment, lorsqu’il constata qu’il était encore entier, il se dirigea vers l’endroit d’où le bruit venait. L’accès à l’escalier se trouvait momentanément sans surveillance.
  
  C’était ce « momentanément » que j’attendais.
  
  Il avait à peine quitté son poste que je bondis vers la porte. Elle s’ouvrit sous ma poussée et le garde lança un cri d’alerte. J’étais déjà dans l’escalier. Le rugissement des signaux d’alarme décroissait à mesure que je dévalais les marches quatre à quatre, ayant observé, à mon grand regret, que la rampe n’était pas conçue pour être descendue en glissant. Des pas claquaient derrière moi. J’étais repéré. Il fallait que j’atteigne la réserve avant qu’une balle ne mette un terme à mon séjour en Birmanie. Ce qui n’était pas du tout prévu à mon programme.
  
  Le sang cognait dans mes tempes. Une décharge d’adrénaline me fouetta comme un shoot de méthamphétamine, m’apportant le sursaut d’énergie et de confiance qu’il me fallait. Je redoublai de vitesse en arrivant dans le couloir du sous-sol. Par chance, la porte du magasin était restée ouverte. Pas pour longtemps. Je fonçai dans le local et la verrouillai derrière moi.
  
  De nouveau, j’étais plongé dans l’obscurité. Il fallait que j’allume ma torche. En la tenant très bas, le faisceau directement braqué sur le sol poussiéreux, je retrouvai mon chemin au milieu du capharnaüm d’objets non catalogués qui encombraient l’entrepôt. Arrivé à la fenêtre, je rangeai la lampe dans ma poche, rengainai Wilhelmina et pris appui sur le bord de la tablette.
  
  Tout en prenant garde d’éviter les éclats de verre, je parvins à passer la tête puis les épaules à l’extérieur. Cela me contraignit à une série de contorsions spectaculaires, mais, dès qu’un souffle d’air frais me caressa le visage, la suite me parut un jeu d’enfant. Il ne me restait plus qu’à me hisser en rampant sur la terre battue de l’allée jusqu’à ce que mes jambes et mes pieds aient franchi l’encadrement du soupirail.
  
  Dès que je fus totalement dégagé, je replaçai sommairement le grillage et filai en direction de Phayre Street.
  
  Je stoppai très vite.
  
  Une jeep de l’armée barrait le passage. La trouée jaune de ses phares prenait l’allée en enfilade. Je me plaquai contre le mur et repartis vivement dans le sens opposé. J’ignorais où j’allais aboutir mais c’était mon seul choix.
  
  La présence de l’armée sur les lieux m’amenait à deux réflexions : premièrement, la police municipale de Rangoon souffrait apparemment d’une pénurie d’effectifs ; deuxièmement, les autorités ne prenaient pas à la légère l’intrusion nocturne dans les salles du musée. À l’évidence, elles craignaient les récriminations des Chinois qui allaient les accuser de n’avoir pas su protéger la précieuse exposition. Mais je ne m’attardai pas longtemps sur les craintes des autorités. Les miennes me suffisaient amplement. L’Institut Culturel grouillait de soldats et mon problème immédiat était de savoir comment j’allais regagner mon hôtel. Dire que le rapport des forces était inégal serait donner une image bien plate de la réalité.
  
  Je continuai donc à rebrousser chemin le long du passage encombré d’ordures en me dissimulant prudemment dans l’ombre du mur. Arrivé à l’autre extrémité, je risquai un coup d’œil derrière l’angle du bâtiment. Comme je m’y attendais un peu, la voie n’était pas libre.
  
  La façade arrière donnait sur un vaste jardin entouré de hautes clôtures pare-vent. Des statues anciennes se dressaient sur la pelouse verdoyante. Une rangée de puissants projecteurs inondait de lumière cette exposition de plein air. Du haut de son omniscience, un grand Bouddha me regardait avec un sourire bienveillant. Derrière lui, j’apercevais les symboles de la guerre sous la forme d’un éléphant à trois têtes et d’un lion stylisé. De l’autre côté de la clôture, je dénombrai une demi-douzaine de jeeps, tous feux allumés et braqués dans ma direction. Mais le plus préoccupant à mes yeux était la vague de soldats armés de fusils qui venait d’envahir la pelouse comme une nuée de sauterelles.
  
  Je m’effaçai dans l’ombre et jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. L’autre jeep était toujours là, bloquant l’accès de Phayre Street. Le bâtiment accolé au musée ne possédait pas de soupirail. Il me restait donc deux possibilités : tenter de traverser le jardin au risque de finir criblé par les balles des soldats qui ratissaient la pelouse ou retourner vers Phayre Street et trouver un moyen de franchir le blocus. Pour être sincère, aucune de ces deux formules ne m’enthousiasmait réellement.
  
  Je tournai de nouveau les yeux vers le jardin. Ils étaient une bonne douzaine. Mes chances étaient très minces. Je choisis la jeep. En approchant, j’entendis des voix.
  
  — Encerclez le bâtiment ! Vous, là-bas, passez par-derrière ! Filez me fouiller tout l’étage. Il est peut-être resté à l’intérieur. Et la remise ? Vous êtes sûrs qu’il ne s’y est pas caché ? Est-ce que vous avez bien tout ratissé centimètre par centimètre ?
  
  Ce n’était pas, à proprement parler, de nature à me remonter le moral. Mais le plus déprimant pour moi était de ne pas avoir réussi à mettre la main sur le microfilm. Ce n’était pas le moment, pourtant, de me laisser aller à des regrets stériles. Si je voulais continuer à servir les intérêts de l’Axe, il fallait, avant tout, que je regagne ma chambre d’hôtel, et en un seul morceau de préférence. Je glissai la main dans mon pantalon et en retirai Pierre.
  
  D’un lob soigneusement ajusté, je lançai ce brave Pierre qui passa au-dessus de la jeep et atterrit en plein milieu de Phayre Street. J’entendis un cri de surprise et fonçai tête baissée. J’aperçus du coin de l’œil le nuage de fumée suffocante qui se déployait dans la lumière des phares tout autour du véhicule. Une arme de gros calibre crépita au-dessus des quintes de toux et des raclements de gorge. Je ne m’arrêtai pas pour regarder, trop occupé à dévaler Phayre Street que, faute d’autre possibilité, j’avais prise dans la direction opposée à celle de mon hôtel.
  
  Un projectile siffla dans les airs et me frôla le sommet du crâne. Toutes les lumières étaient dirigées sur moi et je me mis à courir en zigzaguant pour échapper au feu des armes. De lourds souliers martelaient la chaussée au pas de course. Tendant l’oreille, je conclus que trois hommes au moins s’étaient lancés à ma poursuite. Par contre, les coups de feu avaient cessé. Apparemment, leurs fusils de guerre ne leur permettaient pas de tirer en courant.
  
  En filant comme un damné sur le sol de terre battue, je soulevais un nuage de poussière presque aussi corrosif que les émanations de Pierre. J’avais les poumons en feu. Tout en slalomant, je cherchais désespérément une issue. La rue était bordée de clôtures de bois et de bâtiments dont les portes étaient fermées, interdisant l’accès des maisons aux cambrioleurs et aux agents de renseignement.
  
  J’étais enfin sorti de la zone éclairée.
  
  — Halte-là ou je fais feu ! cria une voix en birman.
  
  Mais je n’avais pas besoin d’interprète. C’est alors que, dans la quasi-obscurité, j’entrevis ma planche de salut et, sans une seconde d’hésitation, sautai dessus.
  
  C’était un passage plus qu’une ruelle, entre deux baraques de bois délabrées. Je plongeai dans le noir en m’efforçant de repérer le décor.
  
  Soudain, mon pied heurta quelque chose et je perdis l’équilibre. Au moment où je tombais en avant, j’entendis une femme pousser un hurlement de terreur. Je venais de réveiller une famille endormie à même le sol au beau milieu des détritus qui jonchaient la ruelle. Un bébé se mit à pleurer. Je sortis mon meilleur birman pour expliquer clairement et rapidement à ces braves gens ce que j’attendais d’eux.
  
  Plus que toute forme de discours, les kyats que je leur promis semblèrent les convaincre de m’apporter leur concours. Au moment même où je me glissais sous la couverture la plus proche, j’entendis les voix des soldats qui m’avaient rejoint.
  
  — Il a filé par là ! hurla l’un d’eux.
  
  Une seconde plus tard, le claquement des bottes couvrait les hurlements du bébé.
  
  La lumière crue d’une puissante torche déchira l’obscurité. Immobile, je retins mon souffle, la tête enfouie sous la couverture crasseuse. Une douleur cuisante me fit tressaillir. Une puce ou peut-être une punaise, ravie de changer de menu. Le bébé pleurait toujours. Sa mère le serra sur sa poitrine et je l’entendis qui se mettait à téter goulûment. Le bruit de pas était tout proche. J’essayai de comprendre ce que disaient les soldats.
  
  — Qui va là ? glapit une voix.
  
  — Que… qui êtes vous ? demanda la femme, l’air terrorisé. Nous n’avons pas d’argent.
  
  — Nous ne voulons pas vous voler, voyons, répliqua mon poursuivant. Est-ce que quelqu’un est passé par ici ?
  
  — Non, personne, répondit son mari d’une voix tremblante. Nous dormions.
  
  — Merde, on l’a perdu ! s’exclama le militaire.
  
  — C’est le capitaine qui va gueuler, commenta l’un de ses compagnons.
  
  — Le capitaine, conclut le troisième, on l’emmerde !
  
  Sur ces bonnes paroles, les trois soldats firent demi-tour. Je restai prudemment sous ma couverture jusqu’à ce que le claquement des bottes se soit complètement dissipé. Puis je risquai un œil au-dehors. À l’exception de mes hôtes et de moi-même, le passage était maintenant désert.
  
  — Chay-zoo tin pah-day, dis-je avec un grand soupir de soulagement.
  
  Mais les pauvres gens étaient encore trop apeurés pour répondre à ma formule de remerciement.
  
  Je pris mon portefeuille et en sortis une liasse de kyats. Avec cela, ils pourraient sans doute manger pendant trois bonnes semaines, peut-être plus. Je fourrai les billets dans la main de la femme.
  
  — Chay-zoo tin pah-day, bredouilla-t-elle en me regardant avec de grands yeux noirs incrédules.
  
  Je me levai et pris congé, espérant trouver rapidement un carrefour important à partir duquel je pourrais m’orienter. Mais le plus dur était passé. Maintenant, j’avais toutes les chances de regagner mon hôtel. C’était simplement une question de temps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  DEUXIÈME JOUR en Birmanie. Dans cinq jours, la validité de mon visa expirait.
  
  J’étais plongé dans un sommeil de plomb et je rêvais que l’on frappait à ma porte. Mes maigres ressources inconscientes se mobilisèrent pour essayer de dissiper ce cauchemar mais on insistait. Force me fut de me rendre à l’évidence : on frappait réellement à la porte de ma chambre. J’ouvris un œil maussade et chassieux.
  
  — Josh, c’est moi ! cria la voix de Kate dans le couloir. Tu dors encore ?
  
  — Plus maintenant, grommelai-je d’une voix râpeuse. Une minute.
  
  Je m’extirpai à contrecœur de mes draps et attrapai le premier vêtement à portée de main, en l’occurrence, un caleçon fripé imprégné d’un fort relent de transpiration. Je me propulsai péniblement jusqu’à la porte et tournai le verrou. Kate, pimpante et fraîche comme une rose, entra dans la pièce.
  
  — Je suis désolée, dit-elle, je ne pensais pas te tirer du lit.
  
  — … Pas de mal, balbutiai-je en refermant la porte derrière elle. Laisse-moi simplement un petit moment pour me remettre les idées en place.
  
  — Tu avais un peu trop bu hier soir ? demanda-t-elle tandis que je me dirigeais d’un pas traînant vers la salle de bains.
  
  — Oui, un peu trop, dis-je en me félicitant de cette explication toute trouvée.
  
  Par chance, elle ne me demanda pas pourquoi j’avais regagné ma chambre au milieu de la nuit. Fidèle à ma promesse, au bout de cinq bonnes minutes, j’avais retrouvé un semblant de lucidité. Lorsque je ressortis de la salle de bains, Kate était assise au bord de mon lit.
  
  — Devine ce que vient de me raconter le portier, lança-t-elle pendant que je commençais à m’habiller.
  
  — Quoi ?
  
  — La nuit dernière quelqu’un est entré par effraction au National Muséum.
  
  — Sans blague ?
  
  — C’est ce qu’il m’a dit. Dis-moi, tu as vue l’exposition hier, n’est-ce pas ?
  
  Je hochai la tête, peu enclin à entrer dans les détails.
  
  — Je m’en doutais, répondit-elle simplement. Tu dînais avec le conservateur, tu comprends… Moi, en tout cas, je suis déçue. Très déçue.
  
  — Ah ! pourquoi ? demandai-je en finissant de boutonner ma chemise.
  
  — Eh bien, si je me suis arrêtée à Rangoon, c’est, entre autres, pour aller voir l’exposition Han.
  
  — Et qu’est-ce qui t’en empêche ? fis-je en me retournant vers elle.
  
  Je me félicitais d’avoir songé à cacher Wilhelmina, Hugo et le Pierre tout neuf que j’avais sorti de mon arsenal.
  
  — Qu’est-ce qui m’en empêche ? Dis donc, tu dors encore ? Ah ! mais non, j’ai oublié de te dire…
  
  — Tu as faim ? demandai-je d’une voix pâteuse, histoire de ne pas trahir le vif intérêt que je prenais à ses révélations.
  
  — Oui, répondit-elle en se levant, j’ai une faim de loup. Ce que je voulais te dire, c’est que les Chinois ont décidé de fermer l’exposition et de rapatrier les pièces à Pékin.
  
  — Ah bon ! laissai-je tomber d’un ton que je voulais détaché. Et pourquoi ?
  
  — Oh, Joshua ! Décidément tu n’es pas encore bien réveillé.
  
  Pour la conforter dans sa conviction, je bâillai à me décrocher la mâchoire.
  
  — À cause des événements de cette nuit au musée, m’expliqua Kate.
  
  — C’est bien dommage, commentai-je d’un air vaguement déçu qui n’était qu’un pâle reflet de mes sentiments réels.
  
  Mais, malgré mes yeux mi-clos, j’étais parfaitement éveillé, maintenant. Ainsi il fallait que je fasse encore plus vite que prévu.
  
  C’est seulement lorsque nous fûmes installés dans la salle à manger devant le petit déjeuner – des œufs de cane baveux qui étaient loin de me mettre en appétit – que Kate m’annonça son intention de quitter Rangoon le lendemain.
  
  — Il est temps que je me mette au travail, Josh, déclara-t-elle en triturant ses œufs du bout de sa fourchette. Je pars pour Pagan. Est-ce que ça te dirait de venir avec moi ? Pour quelques jours, bien sûr. Tu crois que tu pourrais… me supporter ?
  
  — Évidemment, répondis-je en essayant de rire. Ça me plairait même beaucoup. Malheureusement, Kate, je ne crois pas que j’aurai le temps.
  
  — Oh, Josh…
  
  Son air déçu faisait pitié.
  
  — Kate, je te jure que, si je pouvais, je viendrais !
  
  — Bien. On ne pourra pas dire que je n’aurai pas essayé. Je dois manquer d’expérience en matière de séduction, voilà tout.
  
  — Kate, je t’assure que ça n’a rien à voir. Tu le sais aussi bien que moi. Arrête donc de toujours te lamenter sur toi-même. Ça ne te va pas du tout.
  
  Un serveur passait par là. Je l’arrêtai et lui demandai de porter l’addition sur ma note puis ajoutai :
  
  — J’ai horreur de manger avec un lance-pierre et de filer, Kate, mais…
  
  — Bien sûr, bien sûr. Cours à tes occupations, dit-elle.
  
  Elle laissa échapper un petit rire acide et se plongea dans la contemplation de son assiette. Elle avait le même air de sale gamine boudeuse que la veille au soir pendant le dîner.
  
  — Bien, à ce soir. Passe une bonne journée.
  
  « Le business et le bon temps n’ont jamais fait bon ménage, me dis-je en moi-même. Dommage. »
  
  — Allô ! Monsieur Aung Nu ? Joshua Morley à l’appareil. Je viens juste d’apprendre… quelle honte !
  
  La voix abattue du conservateur crachota dans l’écouteur.
  
  — Affreux, monsieur Morley. Abominable, scandaleux ! C’est la première fois que je vois une chose pareille ! Mais le pire, c’est que les Chinois le prennent très mal.
  
  — J’ai entendu dire qu’ils comptaient faire arrêter l’exposition, dis-je en m’efforçant de paraître aussi consterné qu’Aung Nu.
  
  — Hélas oui, confirma Aung Nu. En ce moment même, l’attaché culturel chinois supervise les opérations d’emballage des objets prêtés. Par bonheur, rien n’a disparu mais une vitrine a été endommagée. Il semble que les cambrioleurs aient cherché à s’emparer de l’armure funéraire.
  
  — La parure de la princesse Tou Wan ?
  
  — Exactement. Effarant, n’est-ce pas ? (J’imaginais ses yeux hagards derrière ses verres de lunettes embués.) On m’a appelé très vite. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Certains disent qu’ils étaient trois, d’autres quatre…
  
  — Quatre ? fis-je, dissimulant à grand-peine mon étonnement.
  
  — Oui, quatre. Des crapules, monsieur Morley. Une bande d’aventuriers sans foi ni loi, si vous voulez mon avis.
  
  Ainsi donc, Monsieur X était toujours sur mes traces. Je n’avais toujours pas vu le visage du mystérieux envoyé de Pékin mais, de toute évidence, il continuait de me suivre.
  
  — Y a-t-il eu des blessés ? demandai-je, curieux de savoir ce qu’était devenu British Accent.
  
  — Des blessés ? Je vois que vous n’avez pas eu vent des détails, monsieur Morley. Ils paraîtront probablement dans les journaux du soir. Non, pas de blessés mais l’une de ces canailles a été abattue par un de nos gardes. Pour le moment, les autorités ne l’ont pas identifié. C’est un Occidental mais il n’avait pas de papiers sur lui. La police des douanes fait une enquête.
  
  — Moi qui envisageais de revenir admirer ces merveilles… Vous êtes certain que les Chinois ne changeront pas d’avis, monsieur Aung Nu ?
  
  — C’est absolument irrévocable. Comme je vous l’ai dit, à l’heure qu’il est on est en train d’emballer les objets.
  
  — Je suppose qu’ils vont les rapatrier par avion ?
  
  — Oui, pour une partie du trajet.
  
  — Pardon ? Je ne vous suis pas très bien.
  
  — Oh, tout cela c’est une affaire de politique, monsieur Morley. (Il poussa un profond soupir accablé. Mais, au moins, il ne semblait pas s’étonner de mon insistante curiosité.) Le musée est sens dessus dessous. C’est une catastrophe. Les balles ont fait des trous dans les murs. Il y a des débris de verre, du sang… Mais, pour en revenir au transport, vous ignorez sans doute le problème. Depuis les émeutes, il n’y a plus de liaison aérienne entre la Chine – je parle de la Chine communiste, naturellement – et Rangoon. C’est pourquoi, demain matin, le matériel de l’exposition partira pour Mandalay par voie ferroviaire. Là-bas, les objets seront chargés dans un avion à destination de Kun-ming.
  
  — Je comprends. Je vais vous laisser, monsieur Aung Nu. Il faut vous reposer. Vous me semblez très éprouvé.
  
  Je l’entendis qui essayait de rire. Ce fut un échec pitoyable.
  
  — C’est le moins qu’on puisse dire. Mais il n’y a plus rien à y faire. Maintenant, c’est… c’est…
  
  — … un fait accompli. Vous avez malheureusement raison, il n’y a plus rien à faire.
  
  En ce qui me concernait, c’était loin d’être le cas. Il me restait encore beaucoup à faire, et en très peu de temps.
  
  Dès que j’eus pris congé du conservateur, je m’équipai de mes trois incomparables assistants et sortis de ma chambre. Une fois dans la rue, je refusai deux ou trois propositions pour changer des kyats au marché noir avant de trouver un triporteur libre. Je demandai au conducteur de me déposer à la gare proche du marché de Bogyoke.
  
  Il me fallut près d’une heure pour venir à bout des démarches nécessaires, l’action des fonctionnaires étant ralentie par la prodigieuse complexité des formalités et par la non moins prodigieuse pénurie de papier carbone. Heureusement, un seul train était prévu à destination de Mandalay. Les caisses contenant les objets de l’exposition ne pouvaient donc voyager que par celui-là. Le trajet, sept cents kilomètres, devait durer quelque chose comme vingt-six heures. Au moins, je ne serais pas trop bousculé par le temps après le départ de Rangoon.
  
  Persuadé que le microfilm se trouvait toujours caché soit dans la parure de jade soit dans son socle, je tenais à tout prix à reprendre mes recherches au point où je les avais laissées lors de ma visite nocturne dans le musée. Il n’était pas question pour moi de m’avouer vaincu tant que je n’aurais pas fouillé tous les recoins de l’armure de Tou Wan et de la couche sur laquelle elle reposait. En outre, je ne désespérais pas de découvrir par la même occasion l’identité du meurtrier de Poy Chu et de Wai Tsang. Le voyage en train était, de toute manière, ma dernière chance d’examiner la parure. Une fois à Mandalay, je ne pourrais plus y compter. Inutile de préciser que je n’avais nulle intention de rentrer bredouille aux États-Unis.
  
  Il me restait encore une formalité à remplir avant mon départ. Convaincu que British Accent serait à même de répondre à certaines questions que je me posais, je voulais maintenant le retrouver. Et, à moins que mon distingué collègue ne soit caché quelque part entre les murs de l’ambassade soviétique, il ne m’était pas totalement impossible de découvrir sa retraite. J’étais d’ailleurs prêt à passer au peigne fin tous les hôtels de Rangoon.
  
  Avec près de deux millions d’habitants, la capitale de la Birmanie était une ville très peuplée mais les hôtels ouverts aux touristes occidentaux y étaient peu nombreux. Le Strand était éliminé d’office : si British Accent y était descendu, je n’aurais pas manqué de le rencontrer au moins une fois. Mon champ d’investigation était, en définitive, très limité. Il ne me restait que trois possibilités. Je commençai par l’établissement le plus proche, l’auberge du YWCA[4]. Elle était ouverte aux deux sexes. British Accent et son homme de main pouvaient très bien s’être laissé séduire par le caractère discret et anonyme de l’endroit. Je trouvai facilement le petit bâtiment de brique sans personnalité situé dans Bogale Bazaar Street, non loin du populeux marché à ciel ouvert.
  
  — Je recherche deux amis, expliquai-je à l’employé de la réception, un gentleman à l’accent britannique accompagné d’un petit homme râblé et peu bavard.
  
  Il feuilleta rapidement un alignement de fiches sur lesquelles figuraient le nom et le numéro de passeport des hôtes actuels de l’auberge.
  
  — Désolé, pas ici, répondit-il, à peu près aussi causant que le défunt petit homme râblé.
  
  — Merci.
  
  Je prenais de gros risques en décrivant deux hommes dont la police avait dû donner le signalement… mais cela faisait partie de mon métier.
  
  Mon point de chute suivant fut le Tamada, dans le quartier de la pagode, qui constitue l’un des principaux centres d’attraction touristique de Rangoon. Le réceptionniste de l’hôtel le plus moderne de la ville était un individu d’un tout autre acabit que celui de l’auberge du YWCA.
  
  — Je ne peux communiquer aucun renseignement, me déclara-t-il avec un rictus crispé.
  
  — Pourquoi ? m’enquis-je, jouant la carte de l’innocence. Ce sont des amis de très longue date et j’ai de bonnes raisons de croire qu’ils sont descendus chez vous.
  
  — C’est bien possible, admit-il.
  
  Il referma son gros registre en le faisant claquer et retourna à ses occupations, comme s’il avait déjà oublié ma présence.
  
  — Je sais bien que c’est possible, insistai-je en faisant un gros effort pour conserver mon calme. Ce que je veux savoir c’est si c’est sûr.
  
  — Je n’ai aucun renseignement à vous fournir, répéta l’employé en ajustant d’un geste sec le nœud de la ficelle qui lui servait de cravate.
  
  Un portier musclé nous observait de loin. Je compris qu’à la moindre tentative de coercition, je me ferais flanquer à la porte manu militari. Avec un sourire peiné, je pris mon portefeuille d’alligator et en tirai un billet de cent kyats tout neuf et craquant. Il valait environ sept dollars américains au marché noir, mais beaucoup plus au taux de change officiel. Le réceptionnaire laissa tomber un regard méprisant sur le billet.
  
  — C’est une plaisanterie ? me demanda-t-il en grimaçant un sourire narquois.
  
  — Non, répondis-je, une proposition.
  
  — Vous avez peut-être des lames de rasoir…
  
  — Comment ? fis-je, pas vraiment certain d’avoir bien entendu.
  
  — Des lames, pour le rasoir, exposa l’homme en se caressant la joue pour bien me montrer de quoi il parlait.
  
  Je secouai négativement la tête, me demandant s’il était sain d’esprit ou si j’étais victime d’une hallucination.
  
  — Alors des chèques de voyage, avança-t-il d’un ton qui me laissa comprendre que c’était son dernier mot.
  
  Je remplis un chèque de dix dollars.
  
  — Voilà de quoi vous offrir des lames de rasoir pendant un an, dis-je, en glissant le papier sur le comptoir.
  
  Apparemment satisfait du marché, il daigna lever les yeux sur ma personne.
  
  — Vous voulez donc avoir des renseignements sur deux hommes…
  
  — Oui, répondis-je, en improvisant une petite description de British Accent et de son compagnon.
  
  L’employé examina le contenu de son registre en suivant les lignes au moyen d’un peigne. Puis il me regarda avec un air de profonde déception.
  
  — Désolé, déclara-t-il. Ils ne sont pas ici.
  
  — Et mon chèque ?
  
  — Quel chèque ? Je n’accepte jamais de pourboire de la part des touristes.
  
  Sur cette vertueuse déclaration, il me tourna le dos et disparut dans son bureau.
  
  Sans bien savoir pourquoi, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
  
  Il ne me restait plus qu’à gagner Kaba Aye Pagoda Road où, une bonne dizaine d’années plus tôt l’Inya Lake avait été construit avec l’aide des Russes. D’après ce que j’avais pu lire, l’hôtel avait d’abord été tenu par une société israélienne avant d’être repris par l’agence touristique gouvernementale. Situé au bord du lac du même nom, il était à une trentaine de minutes en voiture du centre de la ville.
  
  En ressortant du Tamada, j’étais allégé de dix dollars mais il me semblait mieux comprendre ce que le guide appelait « la manière de faire birmane ». Je marchandai donc un prix de course qui me parut à peu près acceptable avec le chauffeur d’une jeep-taxi. Je trouvais plus rapide et plus sûr de faire le trajet en « saloon-jeep », comme les appelaient les habitants de Rangoon, plutôt qu’en empruntant l’un des triporteurs qui grouillaient comme des mouches dans les rues de la ville. Tout en prenant place à l’arrière et en m’accrochant fermement à la rambarde, je priais le Ciel pour que mon déplacement soit couronné de succès. Le soleil au zénith embrasait l’air en jetant une clarté blanche et aveuglante sur les rues où se pressaient des femmes et des hommes aux hanches ceintes de longues jupes colorées. La fournaise de midi avait dispersé les essaims de moustiques qui m’avaient dévoré la nuit précédente. Je cuisais sous la chaleur torride et mon blazer ne faisait rien pour arranger les choses. Mais, soucieux de préserver l’intimité de Wilhelmina, je ne pouvais décemment pas tomber la veste. Je tâchai donc de me résoudre à supporter la moiteur de ma transpiration en essayant de me détendre.
  
  Le chauffeur m’arrêta sous une sorte de marquise de béton prolongée par un auvent de tissu, preuve irréfutable de ce que les conceptions architecturales des Russes n’ont rien de commun avec celles des Américains. Lorsque, en guise de pourboire, il me demanda des lames de rasoir, je fus à peine étonné.
  
  Pour le décrire en termes mesurés, l’hôtel était rébarbatif. La façade de béton brut, sans enduit, était rugueuse, crevassée et constellée de traînées de rouille. Une impression générale de grisaille et de délabrement se dégageait de la construction. Je ne pus m’empêcher de penser que ce n’était probablement pas le genre de séjour qu’affectionnait le distingué British Accent.
  
  Je gratifiai mon chauffeur d’un authentique billet de la Réserve Fédérale, assorti d’une solide démonstration de politesse occidentale. Puis, avec un air aussi détaché que possible, j’entrai dans le sinistre hall aux murs dégarnis. L’apparition que je découvris derrière le comptoir de la réception était tout aussi rafraîchissante pour la vue que stimulante pour l’imagination. La ravissante employée portait un ensemble longyi-ingyi d’une transparence de cristal.
  
  — Bonjour, mademoiselle.
  
  — Bonjour, monsieur, me répondit-elle en mettant un point d’honneur à ne pas remarquer mon regard admiratif. Puis-je vous être utile ?
  
  — Certainement, dis-je en m’efforçant de détourner mes yeux qui oscillaient, indécis, entre ses deux pôles magnétiques.
  
  Je lui exposai mon problème, aussi clairement et brièvement que faire se peut. J’avais déjà la main à mon portefeuille lorsqu’elle me donna la réponse à la question que je posais depuis le début de la matinée.
  
  — Mais oui, vos amis sont ici, annonça-t-elle en souriant, manifestement heureuse de pouvoir me rendre service. Ils sont arrivés avant-hier et, si je ne me trompe pas, Monsieur… (Elle se tut un instant, le temps de consulter son registre. Par chance, elle ne jugea pas utile de me consulter moi, pour l’aider à combler son trou de mémoire.) Oui, M. Carrington n’a pas quitté sa chambre de la matinée.
  
  — Ah, ce Carrington ! fis-je avec la plus belle expression de morgue colonialiste de ma collection. Ce vieux bougre n’a pas perdu ses bonnes habitudes de faire la grasse matinée, à ce que je vois. Et son homme d’affaires ?
  
  — M. Smith ?
  
  Si le Lucky Luciano des pays de l’Est s’appelait Smith, je pouvais, moi, me faire appeler Ivan Popov.
  
  — C’est cela.
  
  — Eh bien, vous savez, je n’aime pas trop, euh… surveiller les allées et venues des clients. Mais il ne me semble pas l’avoir vu depuis hier soir. De toute façon, votre ami, M. Carrington, pourra sans doute vous renseigner mieux que moi…
  
  — Vous avez raison. Pouvez-vous me donner le numéro de sa chambre ?
  
  — C’est le 609, répondit l’aimable jeune femme en me montrant les ascenseurs à l’autre bout du hall.
  
  — Vous êtes très obligeante, mademoiselle. Je vous remercie.
  
  — Je vous en prie, dit-elle avec un sourire timide. J’espère que votre séjour dans notre pays vous est… agréable.
  
  — J’en suis enchanté.
  
  Dans l’instant, j’étais parfaitement sincère. L’idée de renouer avec ma vieille connaissance me comblait d’aise.
  
  En sortant de l’ascenseur au sixième étage, je m’engageai dans le couloir avec une extrême prudence. Le contact dur et froid de Wilhelmina me caressait sensuellement la paume. Elle était tout aussi prête que moi à intervenir à la première alerte. En arrivant à la chambre 609, je m’arrêtai devant la porte et tendis l’oreille. Pas un bruit à l’intérieur. Je frappai discrètement. Aucune réponse. De deux choses l’une, soit Carrington était profondément endormi, soit il faisait tout pour décourager les visiteurs.
  
  Je n’avais pas apporté mon petit carré de plastique. Machinalement, je tournai le bouton et, à ma grande surprise, la porte s’ouvrit. Les doubles rideaux étaient tirés. Une forte odeur de renfermé et de transpiration régnait dans la pièce obscure. Je restai un instant sur le seuil, essayant de capter un bruit éventuel. Rien. Je risquai un pas. Le plancher gémit sous mon pied, ce fut tout. J’avançai, précédé de Wilhelmina, que je tenais au bout de mes deux bras tendus. Lorsque mes yeux furent habitués à la pénombre, je distinguai une silhouette allongée dans le lit.
  
  — Salut, mon vieux Carrington ! lançai-je d’un ton goguenard.
  
  Il ne répondit pas.
  
  Je pivotai soudainement sur place et claquai la porte mais personne ne me guettait derrière. Je ne vis rien qu’une chaise de rotin sur laquelle était empilée une montagne de vêtements et de linge sale. J’allumai la lampe de chevet et, chaque sens en éveil, approchai du lit.
  
  — Carrington !
  
  Il ne répondait toujours pas. L’œil aux aguets, je lâchai Wilhelmina d’une main et le secouai.
  
  — Carrington ?
  
  D’un geste sec, je tirai draps et couvertures jusqu’au pied du lit. Carrington était bien là, muet et immobile, à tout jamais.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Les yeux gris délavés de Carrington étaient fixés sur le plafond comme s’il en examinait les taches d’humidité ou la peinture écaillée. Son regard avait la lueur tragique et insistante d’un homme qui demande la charité. Malheureusement pour lui, j’étais à court de petite monnaie. Je réglai le problème en lui fermant les yeux. Ma première pensée fut qu’il s’était fait abattre par surprise comme Poy Chu et Wai Tsang. Mais, en me penchant sur lui, je vis immédiatement que mon hypothèse ne tenait pas.
  
  Une serviette éponge, qui avait été blanche, était appliquée comme une compresse contre son flanc. Elle ressemblait maintenant à une serpillière imprégnée d’une boue brune et incroyablement pâteuse. En examinant le plancher, je notai également un détail qui m’avait échappé à mon arrivée : des gouttelettes de sang séché formaient un pointillé de la porte au lit. De toute évidence, Carrington avait été blessé la veille au musée. Il avait réussi à regagner sa chambre et à se traîner jusqu’au lit. Mais il n’était plus en mesure d’en sortir par ses propres moyens.
  
  J’écartai du bout des doigts la serviette maculée de sang et examinai la cause du décès. Il avait été atteint en pleine poitrine. La balle lui avait fracturé une côte, formant une vilaine plaie ouverte, et s’était logée dans le poumon, où elle devait encore se trouver. Même si la perte de sang n’avait pas eu raison de lui, il n’avait pas résisté à l’hémorragie pulmonaire.
  
  Je pris le soin de verrouiller la porte avant de me transformer en Sherlock Holmes, sans couvre-chef et sans fidèle Watson. Ma première découverte fut un tas de cendres dans une poubelle située sous le lavabo de la chambre. Je le fouillai minutieusement et y trouvai un morceau de carton de la taille d’un ongle provenant, selon toutes les apparences, de la couverture d’un passeport. Il ne s’agissait pas de celui de Carrington qui était posé en évidence sur la commode. J’en conclus que c’étaient les restes de celui de « Monsieur Smith ».
  
  Le passeport de Lloyd Carrington, officiellement établi à Hong-Kong, était un faux de toute beauté. Le seul défaut était la couleur légèrement trop foncée de sa couverture en simili-cuir.
  
  Mais c’est en examinant l’automatique de Carrington que j’eus la confirmation indiscutable de ses liens avec Moscou. Car ce dernier, apparemment fort prudent, possédait une autre arme que le Smith & Wesson que je lui avais subtilisé à Hong-Kong.
  
  C’était un Browning 380, un pistolet court et compact d’une redoutable efficacité. Je mis la sécurité et vidai le chargeur. Il y restait une cartouche sur six. Dans le monde entier les fabricants de munitions marquent leurs produits, généralement autour de l’amorce. J’examinai la cartouche de gros calibre et ce que j’y découvris ne ressemblait ni à Speer, ni à Peters, ni à Norma, les fabricants américains. L’inscription en cyrillique m’indiquait que je me trouvais en présence d’une praline fabriquée en Union soviétique. Le Browning, en revanche, provenait des USA.
  
  Conclusion, Poy Chu avait probablement tâté le terrain du côté du KGB, histoire de voir si l’achat de la liste les intéressait. Il les intéressait, bien évidemment. Même si j’avais conçu le moindre doute à cet égard, la présence de Carrington et de Smith la veille au musée aurait suffi à le dissiper. Mais, dans l’état actuel des choses, ni l’un ni l’autre des deux agents n’était en mesure d’acheter quoi que ce soit, pas plus un microfilm qu’un stock complet de lames de rasoir.
  
  J’empochai la cartouche et le passeport bidon de Carrington. Je me disais que la pièce d’identité, si je pouvais y coller ma photo à la place de celle de son illégitime propriétaire pouvait, le cas échéant, m’être fort utile. Je rabattis le drap par-dessus le corps de l’agent soviétique puis étalai au pied du lit son costume blanc que j’avais découvert en fouillant la penderie. Peut-être ceux qui découvriraient le cadavre allaient-ils comprendre le message. Le dernier sommeil de Carrington, j’en étais persuadé, serait beaucoup plus serein si on l’ensevelissait vêtu de son complet de lin blanc plutôt que d’un vulgaire linceul.
  
  J’avais donc deux concurrents de moins. Mais cela ne signifiait nullement que c’était gagné d’avance. Il restait encore le mystérieux adversaire qui portait la responsabilité de deux meurtres et n’attendait probablement que le moment opportun pour en perpétrer un troisième. C’est-à-dire le moment où je l’aurais conduit au microfilm.
  
  Mais il y avait là quelque chose qui me chagrinait ou, plus exactement, qui me donnait matière à plus ample réflexion. En effet, d’après Aung Nu, les vigiles avaient repéré quatre « aventuriers sans foi ni loi », comme il le disait. Or, si le quatrième était l’agent de Pékin, il était probable qu’il avait examiné la parure de jade au cours des opérations d’emballage précédant la réexpédition vers la Chine communiste. Si tel était le cas, l’inconnu avait peut-être mis la main sur le microfilm, et j’étais refait. Mais, en supposant qu’il était arrivé trop tard au musée, l’inconnu ne nous avait pas vus, Carrington ou moi, en train de fouiller l’armure de Tou Wan. Dans cette hypothèse, il ignorait encore où la liste était dissimulée. Et je restais assez intéressant pour ne pas être assassiné froidement comme Poy Chun.
  
  Tout cela bien sûr, n’était que supposition. Il était tout à fait possible qu’ils aient déjà récupéré le film. Peut-être attendaient-ils la première occasion pour mettre un point final à la carrière de l’affreux N3. Car, malgré les fausses identités sous lesquelles j’opérais depuis des années, ils savaient très certainement qui j’étais. Moins d’un an plus tôt, j’avais été identifié par un conseiller militaire chinois lors de mon passage à Katmandou. En éliminant l’insolent Nick Carter, les services secrets chinois pouvaient parfaitement penser éviter un certain nombre d’ennuis à l’avenir.
  
  Mais rien de cela n’altérait mes projets. Il n’était pas question de me retirer du jeu avant d’avoir soumis la parure de Tou Wan à une fouille en règle. J’étais toujours aussi décidé à prendre l’« express » de Mandalay le lendemain matin.
  
  — Ma compagnie ne doit pas t’inspirer outre mesure. Voilà dix minutes que tu n’as pas prononcé une parole.
  
  — Excuse-moi, Kate. Je crois que je suis encore un peu dans le cirage.
  
  Je la regardai et lui souris. Elle avait raison : depuis le début du repas, je me perdais en conjectures concernant mes concurrents invisibles. « Intéressons-nous aux choses visibles », décidai-je en détaillant la blonde et charmante étudiante en archéologie qui me faisait face.
  
  — Veux-tu un peu plus de vin ? lui demandai-je.
  
  — Une toute petite goutte. Mais, dis-moi, Josh, tu n’as pas touché à ton dîner.
  
  — Leur cuisine laisse franchement à désirer.
  
  — Peut-être, mais il faut tout de même que tu manges quelque chose. Ne serait-ce que pour reprendre des forces.
  
  — Tu me fais penser à ma mère, dis-je en riant.
  
  — Continue comme ça et je n’ouvre plus la bouche moi non plus. Il y a une chose que je déteste, c’est que les messieurs me comparent à leur mère, à leur sœur ou à leur copine d’enfance.
  
  — Si je ne te connaissais pas aussi bien que je le crois, je pourrais imaginer que tu me fais une scène.
  
  — C’est exactement ça, déclara Kate en me tirant la langue. J’en ai assez de jouer les accessoires. Pourquoi ? Monsieur Morley fait sans doute un métier trop risqué, n’est-ce pas ?
  
  — Allons, allons… qu’est-ce que tu vas chercher ! J’exerce des activités parfaitement honorables qui font partie des traditions américaines au même titre que le base-ball et les hamburgers.
  
  — Monsieur est-il satisfait ? demanda fort à propos un serveur surgi du néant.
  
  — Tout va pour le mieux, répondis-je. Un café, Kate ?
  
  — Merci, plutôt un thé.
  
  — Un thé pour madame et un café pour moi, commandai-je.
  
  — Pas de dessert ? demanda encore le serveur en débarrassant les assiettes.
  
  — Kate ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Non, merci. Vous savez, les Américains surveillent leur régime de très près.
  
  Le garçon esquissa un vague sourire et disparut. Je pris une cigarette et reportai mon attention sur Kate.
  
  — Quand je pense à notre rencontre, dis-je en me calant dans mon siège et en allumant ma cigarette. Et maintenant nous voilà ensemble en Birmanie…
  
  Je laissai mon regard errer sur le visage de ma compagne. Le seul reproche – minime – que j’aurais pu lui faire concernait les yeux : un peu trop petits et un peu trop froids. Mais le reste était une perfection. Le nez droit, tiré à la règle, les lèvres pleines, et cette splendide chevelure blonde qui retombait en vagues sur ses épaules. J’étais contraint de la quitter… et Dieu sait que c’était réellement une contrainte.
  
  — Tu es sûr de ne pas avoir changé d’avis ? me demanda-t-elle.
  
  — À quel sujet ?
  
  — Le voyage à Pagan. Tu ne m’accompagnes toujours pas ?
  
  Le serveur revenait. Kate se tut.
  
  Je goûtai une gorgée du café fort et savoureux qu’il venait de déposer devant moi et me dis que c’était indiscutablement la meilleure chose de l’exécrable repas.
  
  — À vrai dire, exposai-je en reposant ma tasse sur la table, j’ai décidé de partir pour Mandalay demain matin.
  
  — Non ? s’exclama Kate en écarquillant les yeux.
  
  — Si. Il paraît que c’est un voyage fantastique, plein de couleur, de végétation tropicale flamboyante, etc., etc. En un mot, à ne pas manquer.
  
  Je lui avais raconté le matin même que je n’avais pas le temps de l’accompagner à Pagan et maintenant, je lui annonçais que je m’offrais une excursion jusqu’à Mandalay. La pauvre fille avait de quoi y perdre son latin. Et j’essayai de noyer le poisson en la soûlant de descriptions et de paroles.
  
  Mais, curieusement, mon revirement ne paraissait pas la perturber. Au contraire.
  
  — Mandalay ! reprit-elle. Tu pars demain matin, par le train de 10 h 30 ?
  
  — Oui, mais…
  
  — … mais moi aussi !
  
  À l’expression radieuse de son visage, je compris que rien ne pouvait l’enchanter davantage.
  
  — Sans blague ? demandai-je en essayant de prendre un air content.
  
  À vrai dire, j’étais un peu dépassé par ce rebondissement. La compagnie de Kate contrariait sérieusement les projets que j’avais conçus pour le voyage. Mais je ne voyais aucun moyen de me dérober.
  
  Kate hocha la tête, l’œil brillant, pétulante comme une gamine heureuse.
  
  — Sans blague. Je prends le train de Mandalay pendant plus de la moitié du voyage. Je descends à… voyons… (Elle tapota le bord de la table du bout des doigts.) à Thazi. Oui, c’est ça. Ça fait près de cinq cents kilomètres. À la gare, on m’a dit que le voyage durait entre quinze et dix-huit heures. On aura tout le temps devant nous pour… euh…
  
  — Tu rougis.
  
  — C’est vrai ?
  
  — Authentiquement vrai.
  
  — Oh, Josh, je n’y peux rien.
  
  Ses joues virèrent progressivement du coquelicot à un pourpre étincelant qui lui enflamma bientôt le visage jusqu’à la racine des cheveux.
  
  — N’essaie surtout pas d’y faire quelque chose. Je trouve ça charmant.
  
  Tandis que nous sortions du restaurant, je pris Kate par le bras en essayant de garder un visage souriant. Mais derrière cette façade, j’étais sérieusement préoccupé. Que cela me plaise ou non, il fallait que j’intègre Kate à mon projet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  TROISIÈME JOUR. Plus que quatre jours avant l’expiration de mon visa.
  
  C’était la cohue dans la gare. Employés, ouvriers, paysans, femmes flanquées de marmots braillant à tue-tête étaient plantés sur le quai prêts à s’engouffrer dans les voitures dès l’arrivée du train. Les douaniers ne nous ennuyèrent pas à fouiller nos sacs. En revanche, l’un d’eux disparut avec nos passeports qu’il nous rapporta au bout d’une demi-heure sans un mot d’explication. J’en conclus que c’était un délai ordinaire et qu’il n’y avait ni de quoi se fâcher, ni de quoi s’inquiéter.
  
  Lorsqu’on nous autorisa à franchir le portillon, le train entrait en gare en roulant au pas. Nous avions réservé des couchettes dans l’unique pullman. À l’exception d’un wagon réquisitionné par l’armée, le reste du convoi se composait d’antiques voitures avec des bancs de bois à claire-voie disposés de part et d’autre d’une allée centrale. Dès que les portières furent ouvertes, des odeurs de rance, de sueur et d’urine se répandirent sur le quai.
  
  — J’aurais peut-être mieux fait de prendre l’avion, me dit Kate tandis que je l’aidais à grimper dans le wagon.
  
  — Trop tard. D’ailleurs le train sera beaucoup mieux si tu veux voir le paysage. Pas vrai ?
  
  — Bien sûr, admit-elle d’un ton qui manquait nettement de conviction.
  
  Lorsque Kate fut installée dans son compartiment, je redescendis pour aller acheter ostensiblement des fruits à un marchand qui arpentait toute la longueur du quai. En réalité, la marchandise qui m’intéressait n’avait rien de commun avec les noix de coco. D’un bon pas, je remontai le train jusqu’à la hauteur du fourgon. On était en train de charger les objets de l’exposition Han. Un détachement de l’armée birmane montait la garde autour du wagon et l’attaché culturel chinois surveillait les opérations. Je fis en sorte de ne pas me montrer. Si Aung Nu venait jeter un coup d’œil aux caisses qui contenaient les précieuses pièces archéologiques et me voyait prêt à prendre le même train que l’exposition Han, la coïncidence pouvait lui sembler plus que fortuite. Je pensais que le conservateur ne me soupçonnait pas d’être intervenu dans le casse du musée et j’aimais autant que les choses restent ainsi.
  
  D’où je me trouvais, je suivais parfaitement bien le déroulement du chargement. L’attaché culturel était le seul Chinois présent. Mon mystérieux adversaire se trouvait donc soit dans le train, soit sur le chemin du retour à Pékin. Mais, où qu’il fût, j’espérais qu’il n’avait pas trouvé le microfilm.
  
  Je regagnai la tête du train, les bras chargés de fruits frais.
  
  — On ne va jamais manger tout ça ! s’exclama Kate en voyant ce que je rapportais.
  
  — Eh bien, on lancera quelques invitations pour une petite fruit-party, répondis-je d’un ton badin.
  
  Je faisais de mon mieux pour jouer les touristes insouciants et, notamment, pour éviter de lui montrer à quel point sa compagnie me préoccupait. J’ignorais si j’étais convaincant. Kate, en tout cas, ne remarquait rien de suspect dans mon comportement, ou alors, elle le cachait fort bien.
  
  Il était près de midi lorsque le train finit par s’ébranler. Le retard ne me contrariait pas car je n’envisageais pas d’entreprendre mes recherches avant la tombée de la nuit. Le seul ennui était Kate, qui allait descendre du train de bonne heure le lendemain matin. Il faudrait donc que j’agisse durant son sommeil. Impossible de faire autrement.
  
  Pendant un peu plus d’une heure, nous parlâmes à bâtons rompus puis Kate sombra dans un profond silence. Je lui posai une question sur Pagan mais elle me répondit par un bâillement et m’annonça qu’elle avait l’intention de faire un somme. Je regardai ma montre. Il était 1 h 52. J’avais encore quelques belles heures d’attente devant moi. Cela en valait-il la peine ? Trop tôt pour le dire.
  
  À part son nom, le train n’avait rien d’un express. Tout au long de l’après-midi, il fit d’innombrables arrêts dans d’innombrables petits villages. Inutile de dire qu’à chaque halte, le retard augmentait. Des femmes allaient et venaient sur les quais, proposant toutes sortes de marchandises. Certaines portaient des hottes de paille dans lesquelles elles transportaient un large éventail de fruits exotiques : mangues, durions, mangoustes, ramboutans. Je mis un point d’honneur à goûter pratiquement tous les échantillons. J’avais consommé tous les fruits achetés à Rangoon et continuais à m’en gaver à chaque arrêt. Kate commençait à me regarder comme si j’avais perdu la raison. Folie, peut-être, mais méthodique et calculée. Il fallait bien que je trouve un prétexte pour la laisser tomber cette nuit, notre dernière nuit commune. Je pensais m’en tirer en invoquant des malaises digestifs de la pire espèce. Mais ma frénésie boulimique cessa net lorsqu’une femme me proposa une spécialité gastronomique très particulière. Elle agitait devant ma fenêtre à demi baissée une baguette de bois sur laquelle étaient embrochés cinq petits oiseaux entiers – tête et pattes comprises – que l’on avait rôtis jusqu’à obtention d’une croûte craquante de couleur brun-rouge.
  
  — Is good ! Is good ! cria-t-elle d’abord en anglais puis en birman. Ah lung kaung pa da !
  
  Elle fit claquer sa langue et se tapota l’estomac pensant achever de me convaincre.
  
  Je l’étais déjà. Pas question pour moi de goûter cette horreur.
  
  — Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Kate.
  
  J’étais étonné de voir qu’elle ne comprenait pas le birman, surtout des choses aussi simples. Elle allait tout de même passer cinq semaines à Pagan avec les Birmans pour seule compagnie.
  
  — Que c’est un régal, traduisis-je.
  
  — Hoke ket, yes, assura la femme. Ve-dy good !
  
  — Alors, tu essaies ? interrogea Kate avec un sourire railleur.
  
  — Je suis persuadé que c’est un délice, dis-je à la femme qui persistait à brandir sa brochette devant ma fenêtre. Mais, honnêtement, je suis calé. Il ne reste plus la moindre place même pour une friandise.
  
  Elle eut un haussement d’épaules méprisant et partit tenter sa chance à une autre fenêtre.
  
  — Tout de même, insista Kate d’un ton sournois, tu aurais dû goûter, juste pour voir.
  
  — Merci, je ne tiens pas à aggraver mon cas.
  
  — Tu ne te sens pas bien ?
  
  Je me pris l’estomac à pleines mains et, riboulant des yeux, fis des grimaces jusqu’à ce qu’elle se torde de rire.
  
  — N’entrons pas dans le détail, répondis-je. Disons que j’ai une légère indisposition.
  
  Il y eut un arrêt de trois heures au village de Nyaunglebin, à environ cent soixante kilomètres au nord de Rangoon. Je descendis du train avec l’envie de faire une petite promenade mais le quai était truffé d’officiers des douanes qui interdisaient aux passagers de sortir de la gare. Je dus me contenter de me dégourdir les jambes sur le quai. J’en profitai pour aller faire un tour vers l’arrière du convoi afin de voir si le retard était lié au transport de l’exposition Han. Une demi-douzaine de soldats birmans, l’arme à la bretelle, étaient accroupis sur les talons le long du fourgon. Dire qu’ils surveillaient le wagon serait franchement travestir la réalité. Mais je n’avais pas le temps de me lancer dans mes investigations. Je devais attendre mon heure : celle du coucher du soleil.
  
  En fait, il me fallut même attendre plus longtemps.
  
  Il était presque onze heures lorsque Kate se leva et me demanda de l’aider à installer sa couchette. Je dépliai le lit étroit fixé au mur et y disposai le linge de couchage que nous avait remis le porteur. Kate était en train de faire descendre le curseur de sa fermeture éclair lorsqu’elle s’arrêta net, voyant que je me précipitais vers la porte.
  
  — Quelque chose qui ne va pas, Josh ? demanda-t-elle d’un ton inquiet et étonné.
  
  — Oui.
  
  — Quoi ?
  
  — Tout. Je me sens vraiment très mal. J’ai bien peur de ne pas être de très bonne compagnie cette nuit, Kate. C’est désolant.
  
  Sur ce triste aveu, je fis vivement demi-tour en feignant – partiellement à vrai dire – d’être victime d’une épouvantable nausée. Je cherchai maladroitement le loquet de la porte.
  
  — Peux pas… peux pas parler, balbutiai-je, d’un ton donnant à penser que, si je ne sortais pas sur-le-champ du compartiment, je ne pourrais plus répondre des conséquences.
  
  — Mon pauvre chou, fit Kate en m’ouvrant la porte avec un air apitoyé.
  
  Le pauvre chou disparut dans le couloir en direction des toilettes.
  
  Je m’enfermai dans les sordides WC qui se composaient d’un trou auprès duquel trônait un genre de boîte à cigares pleine de vieux journaux découpés en carrés. J’y restai aussi longtemps que c’était humainement possible puis regagnai mon compartiment personnel. Je fis mon lit, nettoyai soigneusement Wilhelmina et m’allongeai sur le matelas épais comme une feuille de papier à cigarette.
  
  Bercé par le ronron indolent du train, j’attendis, dans un état de demi-sommeil, que tous les autres occupants du pullman soient couchés. Je sortis alors dans le couloir pour gagner le wagon contigu. Ma Rolex indiquait 12 : 17.
  
  Les bancs de bois à dossiers droits craquaient sous leur charge de Birmans flanqués de bagages les plus divers. En dépit des fenêtres ouvertes, l’atmosphère était âcre et confinée. Un groupe d’hommes qui tapaient le carton dans un coin de la voiture, cessèrent un instant de jouer pour me suivre d’un regard muet et curieux. Je leur adressai le plus beau de mes sourires de bon Yankee et passai dans le wagon suivant qui était la copie conforme de celui que je venais de quitter. Je surveillai mes arrières. Pas la moindre ombre de Monsieur X.
  
  Ayant ainsi traversé cinq voitures brinquebalantes, toutes identiques à quelques détails près, j’arrivai devant la porte du fourgon. J’avalai une grande goulée d’air nocturne et portai la main à la poignée rentrante. La lourde porte métallique coulissa sur ses rails. Comme un seul homme, trois soldats au visage bouffi de sommeil se retournèrent vers moi avec un air peu amical.
  
  J’entrai dans le fourgon et refermai la porte sans leur laisser le temps d’ouvrir la bouche.
  
  — Interdit ! jappa le plus vif du lot en me faisant signe de rebrousser chemin.
  
  — Quoi ? fis-je en anglais.
  
  Les trois hommes se levèrent avec une expression renfrognée.
  
  — Interdit, répéta en écho un autre garde.
  
  Le troisième appuya leur déclaration d’un hochement de tête avant d’ajouter en anglais, en cherchant péniblement ses mots :
  
  — Le… l’accès de la voiture n’est pas autorisé.
  
  Je voyais dans leur dos les caisses couvertes d’idéogrammes chinois dans lesquelles les pièces de l’exposition étaient soigneusement emballées pour éviter la casse. L’un des soldats s’avança vers moi. Le fusil, pendu à une bretelle trop lâche ballottait dans son dos. Je les entrepris en birman, ce qui eut pour effet de les calmer instantanément. L’un d’eux alla même jusqu’à esquisser un sourire.
  
  — Ils sont tous endormis, expliquai-je en faisant un geste derrière pour montrer les autres wagons. Je m’ennuyais et j’ai eu envie de fumer une petite cigarette avec quelqu’un. Est-ce que ça vous tente ?
  
  Joignant le geste à la parole, j’ouvris mon étui à cigarette et le fis circuler.
  
  — Merci, dirent successivement les trois soldats après s’être servis.
  
  La flamme de mon Dunhill illumina l’un après l’autre trois visages de gosses sans méfiance. Je m’accroupis sur les talons à la manière des Birmans et attendis que les jeunes gens en fassent autant. Ils m’imitèrent, lentement, en émettant d’élogieux commentaires sur la qualité de mon tabac. Une seule ampoule jetait un éclairage diffus à l’intérieur du wagon.
  
  — Je suis reporter pour un magazine de Grande-Bretagne, annonçai-je tout en me demandant quel genre d’accent pouvait bien avoir un Anglais lorsqu’il parlait birman.
  
  — Journaliste ?
  
  — Oui. Je fais un article sur l’exposition chinoise, dis-je en tendant un doigt vers les caisses de bois dont l’une contenait la parure mortuaire de Tou Wan. Lloyd Carrington, ajoutai-je en tendant la main afin d’achever de me présenter.
  
  — Vous séjournez en Birmanie, à Rangoon ? demanda celui des trois qui aimait faire étalage de ses connaissances de ma langue maternelle.
  
  — Oui. À l’Inya Lake Hôtel.
  
  — Beaucoup moins chic que le Strand, exposa-t-il avec un sourire qui fit apparaître une dentition étincelante.
  
  — Les tarifs du Strand sont un peu trop élevés pour les frais qui me sont consentis, répondis-je d’un ton bonhomme.
  
  Avec une lenteur soigneusement calculée, je me relevai en évitant tout mouvement brusque et m’adossai contre la pile de caisses la plus proche. Je soufflai un rond de fumée tout en continuant à bavarder paisiblement. Mais à l’évidence, mes compagnons étaient plus portés sur le sommeil que sur les échanges de vue. Je continuais à leur parler, sans cesser de reculer lentement vers le fond du fourgon.
  
  Le polyglotte de la bande se leva, s’étira puis écrasa le bout de sa cigarette entre deux doigts et fourra le mégot dans sa poche.
  
  — Maintenant, monsieur Carrington, il va falloir regagner votre compartiment, me dit-il en anglais.
  
  D’un mouvement imperceptible, je glissai la main sous ma veste.
  
  — Pourquoi ? demandai-je en anglais.
  
  — C’est interdit. Défendu.
  
  Il avança dans ma direction. Je ne bougeai pas d’un pouce, attendant qu’il soit tout près.
  
  — Allons, monsieur Carrington, lança-t-il, revenant à sa langue maternelle. Vous allez nous créer des ennuis.
  
  J’écrasai ma cigarette d’un coup de talon et dis :
  
  — Je voudrais simplement vous montrer quelque chose.
  
  — Quoi ?
  
  — Venez voir, vous allez bien rire. Venez, juste une minute. C’est… c’est… comment dites-vous ?
  
  Comme si je ne trouvais pas le mot, je lui fis de la main un petit geste obscène qui se passait de tout commentaire. Pour la seconde fois, il me montra son râtelier en souriant d’une oreille à l’autre. Je sortis vivement la main de ma veste et le canon bleuté de Wilhelmina apparut devant ses yeux ronds.
  
  — Que… qu’est-ce que… ? bredouilla-t-il, ahuri.
  
  — C’est tout à fait simple, mon ami.
  
  Avant même qu’il ait compris ce qui lui arrivait, Wilhelmina était collée sur sa gorge et je lui avais raflé son M-14. Ensuite, de ma main libre, je le fis pivoter sur place et me protégeai derrière lui comme derrière un bouclier. Ses deux camarades s’étaient relevés mais avant que l’un ou l’autre n’ait eu le réflexe de réagir ou de crier, je leur exposait très brièvement la situation :
  
  — Un seul geste, un seul cri et j’envoie votre copain au nirvâna. C’est clair ?
  
  — Hoke ket, murmurèrent-ils dans un souffle. Yes, yes.
  
  — Parfait. Déposez vos armes sur le sol.
  
  Mon prisonnier immobilisé d’un arm-lock, je lui tins Wilhelmina sur la gorge jusqu’à ce que les deux autres se soient exécutés. Lorsque les fusils furent posés sur le plancher, je le relâchai et le poussai en avant. Je glissai de nouveau la main sous ma veste et en tirai ma corde de nylon dont j’avais eu soin de me munir.
  
  — N’oubliez pas, répétai-je. Si vous vous tenez tranquilles, je vous laisse entiers. Sinon… Compris ?
  
  — Hoke ket, firent les trois hommes l’un après l’autre.
  
  Je tendis la corde au soldat anglophone et lui expliquai comment ficeler ses amis en leur ligotant les chevilles et en leur attachant les mains dans le dos.
  
  Terrorisé, le jeune garçon s’empressa de faire ce que je lui demandais. Ses deux copains, tout aussi apeurés que lui se laissèrent docilement saucissonner. À la vérité, je n’avais aucune envie de mettre Wilhelmina à contribution. J’avais un silencieux dans ma poche, prêt à servir en cas de besoin mais j’espérais bien éviter cela. Les trois soldats étaient des gamins.
  
  Stimulé par la vision du Lüger, le jeune soldat ne perdait pas de temps. Lorsque les deux autres furent ligotés, je lui dis de s’accroupir près d’eux. Par expérience, je savais qu’un pistolet peut être utilisé au moins de deux façons. Je lui assenai un coup de crosse sur la nuque en calculant précisément la force de l’impact pour l’endormir sérieusement sans provoquer de fracture. Au bruit sec du métal sur les os, les deux soldats eurent un soubresaut dans leurs liens. Leur ami s’effondra sur le sol, roulé en chien de fusil.
  
  — Il aura simplement mal aux cheveux en se réveillant, leur expliquai-je d’un ton rassurant. Rien de plus.
  
  J’avais préparé à l’avance plusieurs bandes de tissu qui me servirent à les bâillonner. Je vérifiai les nœuds de leurs liens puis allai verrouiller la porte coulissante.
  
  Ma Rolex indiquait 12 : 51. Pour le moment, tout se passait selon mon plan. J’abandonnai mes trois soldats ; l’un à ses rêves, les deux autres à leurs méditations et partis à la recherche des deux idéogrammes maintenant familiers qui signifiaient Tou Wan. La caisse où ils figuraient avait la forme et les dimensions d’un cercueil. Elle se trouvait tout au fond du wagon et il me fallut déplacer plusieurs autres caisses pour l’atteindre. Je me retournai alors. Les deux soldats bâillonnés me regardaient avec des yeux dilatés de terreur. Apparemment, ils tenaient à la vie et cela faisait parfaitement mon affaire. Les risques d’intervention de leur part me paraissaient en effet très limités.
  
  — Ne vous en faites pas, les gars, tout sera terminé avant que vous ayez eu le temps de réaliser, dis-je en ouvrant une pochette d’outils miniatures.
  
  J’eus l’impression qu’il me fallait un siècle pour venir à bout du couvercle. Lorsque ce fut chose faite, je le déposai le long d’une caisse et fouillai dans les copeaux. Je fus bientôt récompensé : l’éclat bleu-vert des quelque deux mille plaques de jade et les croisillons d’or resplendissaient sous mes yeux.
  
  Les secondes filaient à un train d’enfer tandis que je m’activais sur le dernier obstacle qui me séparait de la parure de jade : le couvercle de la vitrine. J’étais hanté par l’idée qu’à tout moment quelqu’un pouvait chercher à entrer dans le fourgon – l’officier commandant le détachement, par exemple – et découvrir que la porte était fermée de l’intérieur. Le wagon réquisitionné par l’armée était attelé à l’arrière du fourgon, et je n’avais aucune envie d’entendre sonner le branle-bas, même si, pour parvenir à pénétrer dans le fourgon, les soldats étaient contraints de grimper sur le toit et d’ouvrir la porte extérieure. Fouetté par ces pensées, j’œuvrais avec un acharnement qui méritait des éloges.
  
  C’est alors que l’un des soldats se mit à gémir sous son bâillon. Je fis lentement volte-face et alignai le cran et la mire de Wilhelmina sur la tête du rouspéteur. En moins d’une seconde, il saisit le message. Une grosse larme roula sur sa joue et il hocha la tête comme pour me dire : « Je ne le ferai plus. » Je me remis vivement au travail, pressé de rattraper le temps perdu.
  
  Dix minutes plus tard, je déposais délicatement le couvercle de verre sur le plancher du wagon. Délaissant la parure, je m’intéressai immédiatement au tissu de feutre qui recouvrait le socle. L’armure était attachée aux côtés de la vitrine par des bandes de tissu destinées à l’empêcher de heurter le bois pendant le transport. Je les tranchai rapidement d’un coup de canif et arrachai la couverture de feutre. Pour pouvoir enlever entièrement le tissu de son support, il me fallut déplacer l’armure d’un côté puis de l’autre successivement.
  
  Mais, même lorsque j’eus dénudé toute la surface de bois brut, je ne trouvai aucune trace du microfilm. Je tournai la tête vers mes prisonniers. Muets et immobiles, ils ne me quittaient pas des yeux.
  
  « Enfin ! il faut qu’il soit quelque part ! me dis-je, incapable d’envisager l’éventualité d’un échec. Allons, Carter, fais un peu travailler ton imagination. Où peut-il l’avoir caché ? N’oublie pas que c’était l’un des meilleurs agents doubles en activité. La ruse était son gagne-pain. Mais, bon Dieu, d’une certaine manière, c’est aussi le tien ! Allez, creuse-toi ! Gamberge ! »
  
  Rien sous le feutre.
  
  Rien sous l’armure.
  
  Rien sous les huangs, rien sous les pi. Je les avais déjà examinés.
  
  Où, alors ?
  
  Je soulevai la tête de l’armure et palpai le repose-tête. J’eus une singulière surprise en le soupesant. Une pièce de bronze massif aurait dû peser un âne mort. Or l’oreiller orné de dorures et d’incrustations de jade était d’une légèreté déconcertante.
  
  « Merde ! Il est creux ! Cela veut dire que… »
  
  Je fis immédiatement taire mes exclamations intérieures pour centrer mon ingéniosité sur le coussin.
  
  Du bout des doigts je tâtai tous les recoins de l’objet sculpté, cherchant une fissure, une plaque amovible – je ne savais quoi, mais quelque chose qui me donne accès à l’intérieur. Si l’oreiller était creux, cela signifiait que Poy Chu ou son acolyte du musée de Pékin avait remplacé l’objet d’origine par une remarquable imitation. Malgré la minutie de la sculpture et de la décoration, le repose-tête que j’avais sous les yeux était aussi faux qu’un billet de trois dollars. Je le pris en main et le frappai sur le bord de la caisse d’emballage. L’un des coins se brisa et tomba en poussière. Ce n’était ni du bronze, ni du jade mais un authentique trompe-l’œil en plâtre réalisé par un faussaire de grand talent.
  
  En me voyant profaner de la sorte ce qu’ils prenaient pour une partie du trésor archéologique, les deux gardes me regardèrent avec des yeux écarquillés d’horreur. C’était effectivement un trésor, mais d’une tout autre nature. Je le soulevai et l’abattis d’un coup sec sur le chant d’une planche. Il se brisa net en deux et, enfin, enveloppé d’un morceau de papier de riz, apparut à ma vue l’objet pour lequel j’étais venu de l’autre bout du monde.
  
  Cette fois, j’avais une longueur – et une belle longueur – d’avance sur Monsieur X.
  
  En pressant le mouvement car il était maintenant plus d’une heure du matin, je dévissai le dos de ma Rolex et y introduisis le microfilm. Le logement prévu était suffisant. Ma montre, naturellement était étanche, antimagnétique, etc., etc. La liste y serait parfaitement à l’abri jusqu’au moment où il me serait enfin donné de la sortir de son écrin d’acier.
  
  J’entrepris de refaire toutes les opérations en sens inverse. Le cadran phosphorescent de ma Rolex disait 1 : 21. Je disposai le drap de feutre sur le socle puis remis l’armure en place sans oublier les sangles de tissu découpées que je nouai solidement. Cela fait, je rabattis sur le tout le lourd couvercle de verre, tassai des copeaux dans tous les interstices et parachevai mon œuvre en reclouant soigneusement l’assemblage de planches qui fermait la caisse de bois. Je fis ensuite disparaître les débris du faux coussin en les enfouissant sous différentes caisses. Si quelqu’un les cherchait, il lui faudrait quelque temps pour les découvrir.
  
  1 h 35. Sauf erreur de ma part, le train n’entrerait pas en gare de Thazi avant cinq bonnes heures. Il me restait encore suffisamment de corde pour ficeler le soldat assommé. Ce que je fis. Il était déjà bâillonné comme ses camarades et, lorsqu’il reviendrait à lui – probablement pas avant une heure –, il serait hors d’état de donner l’alerte. Je pris encore le soin de vérifier que les deux autres gardes n’avaient pas desserré leurs liens.
  
  Tout était en ordre.
  
  Il ne me restait plus qu’à mettre la touche finale à mon scénario. En tournant le dos aux deux soldats, je sortis de ma poche le passeport de Carrington puis je me hâtai vers la porte en faisant semblant de le laisser tomber par mégarde. Je remarquai avec satisfaction que l’un des jeunes Birmans avait repéré le passeport et le regardait d’un œil rond.
  
  Je déverrouillai la porte et tournai la tête vers les soldats ligotés.
  
  — Essayez de faire un somme, les gars, leur conseillai-je. La nuit va être longue. Twah pah taw may ! [5]
  
  Lentement, prudemment, je fis glisser la lourde porte de métal. Je coulai un regard au-dehors et me retrouvai nez à nez avec deux yeux bleu pervenche qui me fixaient avec un air de totale incrédulité. Mais, lorsqu’ils aperçurent par-dessus mon épaule les trois soldats ficelés, bâillonnés et gisant sur le sol, j’eus l’impression qu’ils allaient sortir de leurs orbites. Je refermai vivement la porte et la saisis par le bras avant qu’elle ne se sauve en hurlant.
  
  Kate avait l’air hagard d’une personne qui vient de croiser un fantôme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  — Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? soufflai-je en essayant de ne pas ameuter tout le train.
  
  — Quoi ? Comment ? C’est… c’est toi qui me poses des questions !
  
  Elle tenta de se dégager mais je l’avais fermement agrippée. Je lui saisis le menton et lui tournai le visage vers moi.
  
  — Maintenant, tu vas bien m’écouter, fis-je. Et tu feras exactement ce que je te dirai. Compris ?
  
  — Ça ne risque pas !
  
  La petite Kate se rebiffait. Mais je n’étais pas disposé à la laisser exprimer sa vindicte, ne fût-ce que pour sa propre sécurité.
  
  Avant de mettre les choses au point avec elle, je sortis de mon attirail un petit cadenas Yale que je posai sur la porte coulissante. Il faudrait bien cinq ou dix minutes pour faire sauter le cadenas et, pour moi, une minute gagnée pouvait représenter une chance de filer sans être inquiété. Mon travail terminé, j’entraînai Kate entre le fourgon et la voiture précédente. Les grosses plaques de fer superposées tremblaient sous nos pieds. Le vent nous fouettait le visage et les cheveux de Kate volaient en tous sens. De sa main libre, elle écartait les mèches qui lui balayaient le front et de l’autre elle essayait vainement de se libérer de mon étreinte.
  
  — Tu m’as suivi. Je veux savoir pourquoi ! demandai-je.
  
  — Moi ! Te suivre ? Tu plaisantes ! s’exclama-t-elle d’une voix essoufflée mais, apparemment, un peu moins effrayée que quelques instants plus tôt.
  
  — N’essaie pas de me raconter des histoires ! Si tu ne m’as pas suivi, explique-moi ce que tu fais ici.
  
  La jeune fille de bonne famille n’était pas morte en elle. Ce fut elle en personne qui me répliqua d’un ton hautain :
  
  — En quel honneur te crois-tu autorisé à me traiter comme tu le fais ?
  
  Sa voix était cinglante, son visage livide. Je lançai derrière elle un regard dans le wagon bondé. Personne ne venait dans notre direction.
  
  — Je veux savoir pourquoi tu m’as suivi ! répétai-je.
  
  — Mais je ne t’ai pas suivi, à la fin ! Je me faisais du souci après ton… ton malaise. Et puis je ne pouvais pas dormir. Les moustiques me rendaient folle. Alors, j’ai été à ton compartiment et j’ai vu qu’il était vide. Je… je me suis demandé ce qui se passait… Tu sais, c’est tout de même un drôle de pays…
  
  — Pour être drôle, il est drôle, commentai-je, plus à titre de réflexion personnelle que pour la gouverne de Kate.
  
  Je la tenais toujours par le poignet mais, maintenant, je l’entraînais dans les couloirs obscurs des wagons en direction du pullman. Plus je mettais de distance entre le fourgon et moi, mieux cela valait.
  
  — Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais là-bas, lança-t-elle.
  
  — Chut ! Tais-toi ! À moins que tu n’aies envie de nous faire tuer tous les deux.
  
  — Nous faire tuer ?
  
  — Eh oui, ma biche ! On n’est pas dans un feuilleton. C’est du sérieux et il y a de gros risques. Il faut absolument que tu fasses ce que je te dirai, OK ? Je ne tiens pas à ce qu’il t’arrive quelque chose. J’espère que tu me crois.
  
  Elle n’ouvrit plus la bouche avant que nous ne soyons rentrés dans son compartiment. Je bouclai la porte et laissai échapper un énorme soupir. Avais-je gagné ? La question n’était pas encore réglée.
  
  — Tu as volé quelque chose dans les objets de l’exposition, n’est-ce pas ? me demanda Kate d’une voix scandalisée. C’est pour ça que tu as changé d’avis à la dernière minute, hein ?
  
  — Changé d’avis ? À quel sujet ?
  
  — Au sujet du départ pour Mandalay, pardi ! Le matin tu m’avais dit que tu quittais la Birmanie. (Elle s’enfouit le visage entre les mains.) Oh là là, là là… je ne sais plus ce que je dois penser. Je croyais que… que tu étais…
  
  — Quoi ? lançai-je férocement, à peine capable de maîtriser ma fureur. Mais, au fait, comment as-tu appris que l’exposition était dans ce train ?
  
  — C’était écrit noir sur blanc dans le journal de ce matin, figure-toi ! Jusqu’à preuve du contraire, je sais encore lire.
  
  — Peut-être mais, toujours jusqu’à preuve du contraire, tu ne sais pas lire le birman.
  
  — Si tu t’informais un peu mieux, tu saurais qu’il y a une colonne en anglais à la page deux. Et maintenant, cesse de me traiter comme une menteuse. S’il y a une chose que je ne suis pas, c’est bien ça ! D’ailleurs, qu’est-ce que ça veut dire ? Je me le demande bien. J’ai l’impression d’être devant une cour d’assises. Je n’ai rien fait de mal, moi. S’il y a un coupable ici, c’est toi. C’est toi le voleur, pas moi.
  
  — Allons, Kate, je ne suis pas un voleur. Je n’ai rien pris dans les objets de l’exposition. Enfin rien qui ne soit pas…
  
  Je me mordis les lèvres. « Attention, Carter ! Ne sois pas trop bavard… » me dis-je. Je décidai de changer de tactique et d’essayer de la convaincre sans faire la moindre allusion aux choses qui touchaient l’Axe de près ou de loin.
  
  — Écoute-moi, repris-je. Est-ce que j’ai l’air de promener sur moi des statuettes ou des bibelots vieux de deux mille ans ? Hein, franchement ? À moins que je me les sois fourrés dans le…
  
  De nouveau, je me mordis les lèvres, mais ce n’était pas pour ménager les oreilles presque virginales de Kate. Je retins ma respiration et portai un doigt devant ma bouche. Des piétinements pressés résonnaient dans le couloir, accompagnés d’éclats de voix fiévreux. « Vacherie ! me dis-je en moi-même. Il ne leur a pas fallu longtemps pour découvrir le pot aux roses. Attendons la suite, maintenant. »
  
  En dépit du passeport que j’avais volontairement laissé tomber dans le fourgon, je compris que les autorités ne seraient pas dupes très longtemps. Il suffirait aux soldats de jeter un coup d’œil à la photographie de Carrington pour savoir que le propriétaire du document et moi-même étaient deux personnes différentes. La photographie était marquée d’un tampon officiel en relief qu’il était impossible d’imiter avec des moyens de fortune. Si j’avais eu un peu plus de temps devant moi, j’aurais fini par trouver à Rangoon quelqu’un pour faire ce travail et j’aurais remplacé le portrait de l’homme du KGB par le mien. Malheureusement, s’il était un luxe qui, depuis le début de cette mission, me faisait considérablement défaut, c’était le temps.
  
  En toute vraisemblance, ils étaient déjà à la recherche d’un homme correspondant à la description que les gardes leur avaient donnée de ma personne. Et, dans le train, nul mieux que moi ne devait correspondre à ladite description.
  
  On frappa sèchement à la porte. Je regardai Kate avec des yeux éperdus. Elle était mon seul espoir. Sans son aide, maintenant, tout pouvait être fini dans quelques secondes.
  
  — Hé ! cria quelqu’un à l’extérieur. Mademoiselle… Holmes. Ouvrez, s’il vous plaît ! Contrôleur.
  
  Je la regardai de nouveau, essayant de la convaincre – ne fût-ce que par l’expression de mon visage – de ma totale innocence.
  
  — Comment ? répondit Kate, d’une voix endormie.
  
  Elle se dévêtit et se déchaussa en un tournemain puis enfila un peignoir de tissu éponge froissé.
  
  — Ici inspecteur des douanes et contrôleur du train, annonça une autre voix en provenance du couloir.
  
  À son tour, l’homme se mit à tambouriner sur la porte d’un poing autoritaire.
  
  — Une seconde, je vous prie ! reprit Kate d’un ton contrarié. Je suis couchée !
  
  Elle me fit un clin d’œil. Je lui répondis d’un hochement de tête et plongeai sous la couchette où je m’aplatis sur le sol. Si les deux hommes fouillaient le compartiment, ils me trouveraient sans l’ombre d’un doute. Mais je n’avais pas d’autre choix que de courir ce risque.
  
  Kate éteignit la lampe. Il n’y avait plus que des ombres dans le petit local. Des ombres parmi lesquelles la plus compromise était celle de Nick Carter. Je retins ma respiration en entendant Kate manipuler dans le noir le mécanisme d’ouverture de la porte. Elle entrebâilla de quelques centimètres, comme pour protéger sa pudeur des regards indiscrets de deux visiteurs du soir.
  
  — Oui ? Que se passe-t-il ? demanda-t-elle avant de laisser échapper un bâillement parmi les plus convaincants que j’eusse jamais entendus.
  
  — Nous voulons examiner compartiment, déclara le douanier avec l’autorité du monsieur qui n’a pas l’habitude de s’entendre répondre « non ».
  
  — Et pourquoi ? demanda Kate avec un gloussement gêné de petite fille sage. D’abord, vous me réveillez en sursaut et maintenant, vous voulez fouiller mes effets ! Je vous avoue que je ne comprends pas, messieurs. J’ai satisfait aux formalités douanières à Rangoon.
  
  — Excusez… dérangement, laissa platement tomber l’inspecteur des douanes. Mais contrôleur dit que vous étiez avec un gentleman britannique après-midi. Vrai ou non ?
  
  — Vous parlez de monsieur… euh… Fitzhugh, je suppose, répondit Kate avec une hésitation quasi imperceptible. Oui, j’étais avec lui. C’est drôle…
  
  — Pourquoi drôle ? s’enquit le contrôleur, visiblement mal à l’aise.
  
  Il n’avait probablement pas l’habitude d’éveiller en pleine nuit de jeunes touristes américaines.
  
  — Pourquoi ? répéta Kate. Parce que je l’ai trouvé étrange. Il m’a fait l’impression d’un homme bizarre… d’humeur versatile. Mais il est descendu à… Comment s’appelle le village juste après Nyaunglebin ?
  
  — Toungoo.
  
  — C’est cela, fit-elle avec un autre bâillement tout à fait remarquable. Il est descendu à Toungoo. Je lui ai même fait un signe par la fenêtre. Mais que lui voulez-vous ?
  
  — Il n’a pas sorti du train, mademoiselle Holmes ! décréta d’un ton sec l’inspecteur des douanes.
  
  — Comment ? Mais je vous assure que si, messieurs ! Je l’ai vu de mes yeux. Je vous dis que je lui ai fait un signe d’adieu par la fenêtre… et puis, il est parti.
  
  — Ma hoke boo. Euh… je veux dire « non », rectifia immédiatement le contrôleur. Et, après Toungoo passé, vous n’avez plus vu l’homme ?
  
  — Non.
  
  — Bizarre. Beaucoup bizarre. Il a rentré dans fourgon à bagages, tapé soldats et volé dans collection chinoise très chère. Très très ennuyeux pour gouvernement de Birmanie, vous savez.
  
  — Bien sûr, je comprends, compatit Kate.
  
  — Alors, maintenant, exposa l’inspecteur des douanes, il doit être trouvé.
  
  — C’est effarant ! s’exclama Kate comme si elle venait tout juste de réaliser la situation. Dois-je comprendre que cet homme avec lequel j’ai conversé tout l’après-midi a dérobé un objet de valeur ? Mais qu’allez-vous faire pour le retrouver ? Mon Dieu ! j’espère qu’il n’est pas armé ! Oh ! j’en suis toute retournée… Moi qui croyais que la Birmanie était un pays calme et sûr…
  
  — Birmanie calme et sûre, jura le contrôleur. Pas de danger pour vous, mademoiselle. Il y a maintenant soldats partout dans wagons. Grande sécurité pour vous, mademoiselle. Promis.
  
  — Et vous ne l’avez pas encore trouvé ? Avec tous vos soldats !
  
  J’imaginais ses grands cils blonds qui devaient battre à cent à l’heure et ses calots pervenche qui lançaient des lueurs effarées. J’étais vraiment très content de Kate. Fier d’elle, même.
  
  — Pas encore, admit le douanier. Mais bientôt, c’est sûr. Prochaine gare c’est Thazi. On met barricades partout entre Thazi et Manda-lay. Mais maintenant, nous demandons visiter votre compartiment, mademoiselle Holmes.
  
  — D’accord. Mais je ne comprends franchement pas pourquoi. Cela faisait plusieurs heures que je dormais.
  
  Un rai de lumière ambrée s’étala sur le sol. Kate avait ouvert la porte. Je vis entrer deux paires de souliers de toile à semelles de caoutchouc surmontées de deux bas de pantalons de serge bleue. Je me fis le plus petit possible dans le minuscule réduit qui me servait de cachette. Les pieds s’arrêtèrent à quelques centimètres de mon visage et j’entendis que l’on tirait le rideau qui masquait la couchette. Les bagages de Kate étaient entassés devant moi. Je voyais, au sommet de la pile, le chemisier et la jupe qu’elle y avait jetés quelques minutes plus tôt. Si l’un des deux fonctionnaires se baissait pour fouiller les sacs, j’étais bon.
  
  — C’est quoi, ça ? questionna la voix de l’inspecteur des douanes.
  
  — Mes bagages. À propos, cela me fait penser… J’allais oublier !
  
  Oublier quoi ? De leur dire que j’étais là, tapi sous la couchette ? Je me collai le dos à la cloison et glissai la main sous ma ceinture pour me saisir de Pierre. Si je faisais sauter mon petit œuf, tous les occupants du compartiment allaient en quelques secondes être en train de se tortiller au sol sous l’effet du gaz. Tous les occupants, y compris moi, si je ne parvenais pas à leur fausser compagnie assez vite. C’était le risque.
  
  J’entendis le claquement des pieds nus de Kate qui approchait de moi. Deux petites mains blanches apparurent dans mon champ de vision et ouvrirent une valise. Elle laissa le couvercle levé appuyé contre la couchette, formant écran entre les deux visiteurs et moi. Vraiment pleine de ressource, la petite étudiante.
  
  — J’ai des cigarettes américaines, annonça-t-elle de son air le plus frivole. Vous serez peut-être contents de les goûter.
  
  — Du tabac américain ! fit le contrôleur d’un ton de convoitise. Peut-être vous avez aussi… euh, lame de rasoir, mademoiselle Holmes.
  
  Décidément. Par chance, Kate devait se raser les jambes car, environ deux minutes plus tard, le douanier et le contrôleur prenaient congé avec dans leur poche un paquet de cigarettes et une lame de rasoir.
  
  — Vous êtes sûr que je suis en sécurité ici ? demanda-t-elle.
  
  — Entière sécurité, déclara le contrôleur d’un ton rassurant. Pas de danger, mademoiselle Holmes. Chay-zoo tin pah-day.
  
  — Oui, merci beaucoup, renchérit le douanier. Chay-zoo tin pah-day.
  
  — Chay-zoo tin pah-day à vous aussi, conclut Kate en refermant sa porte.
  
  Je restai sous la couchette, caché par le couvercle de valise, jusqu’à ce que les pas des deux fonctionnaires se soient complètement évanouis dans le couloir. Moyennant quelques contorsions, je sortis ensuite de mon trou et me relevai en étirant mes muscles ankylosés. Kate recula jusqu’à l’autre bout du compartiment et s’adossa à la cloison. Elle me regardait comme si j’étais un parfait étranger.
  
  — Je ne sais pas qui tu es, souffla-t-elle d’une voix si basse que je dus faire un effort pour l’entendre, mais tu as fait de moi ta complice. C’est fait. Et je ne peux plus revenir là-dessus.
  
  Mon affaire aurait été fichtrement plus simple si j’avais pu lui dire qu’elle avait tout bonnement accompli son devoir de citoyenne. Mais il n’était évidemment pas question de lui raconter ce que j’étais allé récupérer dans le faux coussin de Tou Wan.
  
  — Merci, fis-je. Pendant un moment, j’ai cru que tout était cuit mais tu as sacrément su t’y prendre pour les embobiner.
  
  — Oui, j’ai des talents cachés. Une vraie professionnelle, ricana-t-elle. Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire, Josh ? Est-ce que tu crois pouvoir quitter le train sans te faire reconnaître ? Tu as entendu ? Ils ont posté des soldats dans tous les wagons. Thazi va grouiller de douaniers, de policiers et de militaires.
  
  « À qui le dis-tu ! » pensai-je intérieurement. Je tournai les yeux vers la fenêtre poussiéreuse qui dominait la couchette. Des ombres obscures défilaient au-dehors. Des masses de végétation informe d’une couleur noir-verdâtre se découpaient sur un ciel sans étoiles. Spectacle inhospitalier au possible. Rien pour se rassurer, se raccrocher. Complice, avait-elle dit. Elle avait raison. J’avais fait tout mon possible pour l’évincer de mon business et, finalement, ce que je redoutais était arrivé. Le pire étant que je ne pouvais plus rien y faire. Il était trop tard, tout était consommé.
  
  — Écoute, Kate, je tiens à te le dire encore une fois, commençai-je tout en choisissant avec le plus grand soin les mots que j’allais prononcer.
  
  — Dire quoi ? lâcha-t-elle sèchement avec du fiel dans la voix.
  
  Elle eut un geste pour resserrer son peignoir sur elle. Un geste qui n’avait rien à voir avec un problème de température.
  
  — Tu dois me croire : j’avais de bonnes raisons de faire ce que j’ai fait. Et je n’ai rien pris. En tout cas, rien de ce qui appartenait… aux Han. Tous les objets qui figuraient à l’exposition du musée de Rangoon sont encore dans le fourgon en ce moment. Absolument tous !
  
  — Alors qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle, manifestement décidée à obtenir l’explication quelle estimait mériter. Et, pour commencer, que faisais-tu dans le wagon de marchandises ? Et les soldats ligotés et bâillonnés ? Qu’est-ce que ça signifie ?
  
  — Si seulement je pouvais t’expliquer, je le ferais, crois-moi. Malheureusement, je ne peux rien te dire. Il faut que tu me fasses confiance.
  
  — Il me semble que j’ai déjà commencé, non ?
  
  C’était une question de pure forme, une question qui n’appelait pas de réponse. Kate laissa échapper un petit rire, tentative dérisoire pour décrisper un peu l’atmosphère tendue.
  
  — Je ne vois pas de raison de m’arrêter maintenant, reprit-elle. Je suis impliquée jusqu’au cou dans ton histoire, Josh. Dis-moi ce que tu veux que je fasse. Maintenant que j’ai mis le doigt dans l’engrenage, autant aller jusqu’au bout.
  
  Elle soupira et fit un nouvel effort pour essayer de se dérider. Je lui demandai ce qu’elle avait l’intention de faire une fois arrivée à Thazi.
  
  — En principe, je devais changer de train pour aller jusqu’à euh… Meiktila, c’est ça. Là-bas, j’avais prévu de louer une voiture pour terminer le trajet. C’est à environ quatre-vingts kilomètres de Pagan. Mais il n’y a que de mauvaises routes et ça représente un voyage de trois heures, à peu près.
  
  Toutes les routes de Birmanie sont mauvaises. En fait, ce sont pour la plupart des sentiers à vaches. Même la fameuse route qui mène à Mandalay n’est pas une vraie route. C’est tout simplement le lit du fleuve Irrawaddy.
  
  Je m’assis sur le bord de la couchette et essayai de récapituler et d’analyser soigneusement, méthodiquement, chaque élément de la situation. Je ne pouvais pas me permettre la moindre erreur. Rien, absolument rien, ne devait être laissé au hasard. Lorsque j’eus terminé, je levai les yeux vers Kate. Paupières mi-closes, elle paraissait épuisée, au bord de l’effondrement.
  
  — Va donc te coucher, lui conseillai-je. Repose-toi… pendant que tu le peux.
  
  — Mais qu’est-ce que tu vas faire ? Comment vas-tu te tirer de là ?
  
  — Ça dépend entièrement de toi, lui dis-je finalement.
  
  Puis je lui exposai point par point, lentement, sans omettre un détail, le plan que j’avais élaboré. Elle m’écoutait avec attention tout en s’allongeant sur sa couchette.
  
  — Tu penses pouvoir le faire ? demandai-je lorsque j’eus terminé.
  
  Elle hocha la tête.
  
  — Je crois que oui. Mais tu es sûr qu’il ne t’arrivera rien ?
  
  — Difficile de le dire à l’avance.
  
  Je regardai ma montre. Il était déjà 2 h 29. « Encore trois heures à tirer, à peu près », me dis-je. Je me glissai sous la couchette, tirai la valise à moi et ouvris le couvercle. Sage précaution au cas où l’inspecteur des douanes et le contrôleur auraient l’idée de revenir.
  
  — Bonne nuit, murmura la voix de Kate dans le noir. Dors et fais de beaux rêves…
  
  Je fermai les yeux avec un sourire amer. Malgré ma nervosité, je finis par sombrer dans un sommeil agité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  QUATRIÈME JOUR. Plus que trois avant la date d’expiration de mon visa.
  
  Les grondements de mon estomac faisaient écho à la trépidation de l’express de Mandalay. J’ouvris l’œil. Le compartiment était inondé de lumière. Je consultai immédiatement ma montre. Il était un peu plus de 5 h 30. Dans moins d’une demi-heure, nous arrivions à Thazi. Je m’extirpai péniblement de mon recoin et m’étirai afin de remettre en état de marche mes membres endoloris et mes muscles contractés. Kate dormait encore, les doigts d’une main posée sur les lèvres. Je la touchai délicatement. Elle eut un sursaut et ouvrit immédiatement les yeux.
  
  — Bonjour.
  
  Elle bâilla et étendit les bras au-dessus de sa tête.
  
  — Bonjour, répondit-elle. Quelle heure est-il ?
  
  — Cinq heures et demie passées. Écoute, je vais aller chercher ma valise dans l’autre compartiment. Enfin, si elle y est toujours. Dès mon retour, il faudra que tu sortes dans le couloir et que tu demandes au contrôleur à quelle heure on arrive à Thazi. OK ?
  
  — OK, fit-elle en hochant la tête. Je m’habille tout de suite.
  
  J’avais déjà la main sur la poignée de la porte lorsque je l’entendis murmurer dans mon dos :
  
  — Prudence !
  
  — Tu sais bien que c’est ma devise, répondis-je en faisant lentement coulisser la porte.
  
  Je passai la tête au-dehors. Malgré les affirmations du contrôleur, le couloir était désert. Pas un soldat, pas un fusil en vue. Je sortis sur la pointe des pieds et filai droit à mon compartiment.
  
  Je tirai la porte d’un coup sec et fis irruption en lançant le pied en avant. Toute mon énergie était concentrée dans cette attaque et le M 14 tomba sur le sol avec un fracas métallique. Le soldat poussa un cri de surprise et se baissa pour récupérer son arme.
  
  Mauvais réflexe.
  
  Je le cueillis d’un coup de genou au flanc qui dut expulser tout l’air de ses poumons car il s’effondra à quatre pattes et, malgré tous ses efforts, ne parvint pas à se rétablir dans la position classique des bipèdes que nous sommes. Un hatemi dans les côtes, sur lequel j’enchaînai avec un revers du poing baptisé pan-de ji-lu-ki en travers de sa gorge, et il s’écroula sur le bord de la banquette. Son visage fonça progressivement pour atteindre une vilaine teinte violacée tandis qu’il se tordait en se tenant la poitrine à pleines mains. Il n’était vraiment pas en forme. Mais, songeant qu’il devait m’attendre patiemment depuis le milieu de la nuit, je décidai de le récompenser de sa persévérance en lui laissant un souvenir inoubliable.
  
  Je lui fis part de mon admiration en lui expédiant la pointe de mon soulier au milieu du front. Si j’avais visé la pomme d’Adam, nul doute que la famille du jeune militaire recevait un petit billet de condoléances accompagné d’un chèque pour les frais d’obsèques. Mais je n’avais pas l’intention d’assassiner ce gosse. Estimant qu’il était suffisamment sonné, je m’en tins là.
  
  Sa tête, renversée en arrière, avait adopté un angle qui, sur le plan anatomique, constituait indiscutablement un phénomène. Il était totalement anesthésié et allait probablement le rester jusqu’à la fin de la matinée, peut-être même de l’après-midi.
  
  Je pris mon bagage et repartis aussi silencieusement que j’étais arrivé. Lorsque je regagnai le compartiment de Kate, personne n’avait rien remarqué. Ma valise, naturellement, ne contenait rien de compromettant. Elle était équipée d’un double fond mais, à en juger par son poids, personne ne l’avait tripoté.
  
  — Tu es tout essoufflé, fit remarquer Kate tandis que je repoussais et verrouillais la porte.
  
  — Je fais toujours un peu d’exercice avant le petit déjeuner. C’est ce qui me permet de garder la forme superbe que tu me connais.
  
  Ma réponse tomba totalement à plat.
  
  — Je vais voir le contrôleur, dit simplement Kate.
  
  Elle revint moins de cinq minutes plus tard. L’attente m’avait paru interminable. Je n’eus pas besoin de lui faire penser à fermer la porte. Elle avait l’air d’être aussi sur ses gardes que moi.
  
  — Il a dit 6 h 10, annonça-t-elle. Ça ira ?
  
  — Il faudra bien. Ça va être une expédition assez mouvementée, tu sais. Tu es sûre d’être toujours partante ? Je ne veux absolument pas t’impliquer dans une histoire que tu risquerais de regretter par la suite. Tu es libre. Je ne cherche pas à te forcer à faire quoi que ce soit.
  
  — J’ai dit oui. Je ne changerai pas d’avis. Tu te prétends innocent, disons que je décide de te croire. C’est aussi simple que ça.
  
  Ce n’était pas vraiment aussi simple mais je m’abstins de le lui dire. Je ne voyais pas l’intérêt de l’inquiéter inutilement. Je consultai ma montre. Il était temps d’y aller.
  
  — Bien. À la prochaine, miss Holmes ! dis-je d’un ton qui se voulait guilleret.
  
  Kate se planta raide devant moi, le front haut, dans un garde-à-vous qui lui donnait un air à la fois mutin et sinistre. J’écartai une mèche blonde et l’embrassai sur les yeux, puis sur la bouche.
  
  — Fais attention à toi, murmura-t-elle.
  
  — Promis.
  
  — Croix de bois, croix de fer ? demanda-t-elle en se forçant à rire.
  
  — Juré !
  
  Je lui laissai ma valise et me retournai vers la porte. Elle ne bougea pas. Avant de sortir, je la regardai une dernière fois. Les yeux baissés, elle contemplait le bout de ses ongles. Malgré son état de tension, un petit sourire en biais était dessiné sur ses lèvres. Je fis glisser la porte et vérifiai que le couloir était toujours vide. Je le traversai d’une traite et entrai dans les toilettes, à l’autre extrémité du pullman. Par chance, le wagon était encore endormi et personne n’avait eu la mauvaise idée d’occuper les lieux. Je fermai la porte derrière moi. Par le trou circulaire, je voyais défiler les traverses et les étincelles que les rails crachaient par intermittence. Nous ne devions pas être à plus de quinze minutes du dépôt de Thazi mais le train n’avait pas commencé à ralentir.
  
  Je baissai la fenêtre mais mon geste n’avait aucun lien avec l’odeur insalubre qui régnait dans les WC. Je me hissai sur la tablette crasseuse et m’accroupis sur le rebord, les mains fermement agrippées à l’encadrement de la fenêtre, les genoux contre la poitrine. La ligne vert pâle de l’horizon ondulait délicatement sous mes yeux. Ici et là, les circonvolutions dorées d’un temple bouddhiste lançaient des lueurs satinées sous le soleil blafard du petit matin. Le chant du coq retentit au lointain. Un voile de brume planait au-dessus du sol. J’avais l’impression de voir se dérouler sous mes yeux un « meilleur souvenir de Thazi » en Technicolor.
  
  — Thazi ! Thazi ! cria précisément la voix du contrôleur, de l’autre côté de la porte.
  
  Lentement, le train se mit à perdre de la vitesse. Je regardai de nouveau le paysage. « Hé oui, Carter, c’est ça le job que tu as choisi. Personne ne t’a forcé. »
  
  Je me tins sur mes marques, tendu comme un ressort, et je sautai. Le ciel et la terre se mirent à pirouetter dans un tourbillon vertigineux.
  
  J’atterris sur le remblai de gravier. Je ne fis aucune tentative pour résister à l’élan titanesque qui me faisait rouler et rebondir dans une petite ravine parallèle à la voie. J’entendis le reste du train passer derrière moi en mugissant. La terre trembla et une grêle de pierres s’abattit sur moi. L’une d’elles acheva sa course contre mon dos. Une autre m’atteignit à la jambe et une troisième me frôla la tête pour rebondir sur mon coude. Puis, progressivement, tout cessa : le bruit, l’avalanche et les trépidations du sol.
  
  Je restai allongé jusqu’à ce que le vacarme du train ne soit plus qu’un grondement diffus dans le lointain. Les gazouillements et les trilles d’un oiseau chanteur s’élevaient des broussailles. Le « pou-pou-pou » grave et portant d’une huppe me caressa les tympans. Délicieux murmure de la vie. Je relevai la tête puis, tant bien que mal, me mis debout et embrassai les environs d’un regard circulaire. Je vacillai, légèrement groggy, avec l’impression que mes jambes allaient se dérober sous mon poids. Je me palpai. À part quelques égratignures et contusions, j’étais apparemment entier et en état de marche. Pas de fracture. Pas de lésions internes. Salement secoué, certes, mais j’en avais vu d’autres.
  
  Je jetai un coup d’œil sur les alentours pour essayer de me repérer. Ce qui n’était pas tout à fait évident.
  
  Partout où mon regard se posait, je rencontrais une jungle pratiquement impénétrable. J’avais une carte détaillée de la région dans la poche de ma veste mais, tant que je n’aurais pas atteint une route, il allait falloir jouer à quitte ou double. Ma montre et le microfilm qu’elle contenait ne semblaient pas avoir souffert du choc. Je m’époussetai de mon mieux puis dépliai ma carte et m’engouffrai dans le sous-bois. Si la carte était juste, je devais finir par trouver une route – ou quelque chose qui portait le nom de route – après avoir traversé un peu plus d’un kilomètre de jungle.
  
  Je me frayais un chemin au cœur d’une végétation ruisselante d’humidité. Le visage fouetté par les branches, j’avançais prudemment en regardant où je posais les pieds, soucieux de ne pas troubler la sérénité de l’un ou l’autre des deux douzaines de types de serpents venimeux qui habitent la jungle birmane. Mais le jeu en valait la chandelle. J’avais à coup sûr semé celui que mon imagination facétieuse avait baptisé Monsieur X.
  
  Même s’il avait été dans le train, je l’avais grillé, tout comme au musée de Rangoon. Rangoon… je n’en étais qu’à cinq cents kilomètres et j’avais l’impression que c’était l’autre bout du monde. Mais l’heure n’était pas aux considérations philosophiques. Je devais trouver la voie que la carte qualifiait de « route importante » et qui, suivant une trajectoire sinueuse, partait de Thazi, bifurquait légèrement vers le nord-ouest pour desservir Meiktila puis traversait le fleuve Irrawaddy pour faire la jonction avec le village perdu de Pagan.
  
  Je m’y employais de toute mon ardeur. J’avais trouvé mon second souffle et, maintenant, l’idée se sortir de Birmanie – de m’en échapper, en fait – me stimulait suffisamment pour me faire avancer dans cette forêt tropicale qui semblait tout faire pour m’engloutir. Je me prenais les pieds dans des lianes qui s’enroulaient autour de mes jambes comme de gros serpents fibreux. Je trébuchais et glissais sur les souches pourries qui couvraient le sol. Et, naturellement, il y avait la crainte des serpents venimeux qui pouvaient surgir à tout moment. Ajoutons à cela que je n’étais vraiment pas habillé pour la circonstance, et le tableau est dressé.
  
  Il était 7 heures largement passées lorsque le sous-bois commença à s’éclaircir par endroits. La brume matinale s’était levée et j’entendis tinter au loin les cloches d’un temple. Je ne me précipitai pas immodérément par crainte de tomber nez à nez avec un des barrages dressés par les militaires. Une odeur d’herbe imprégnée de rosée embaumait l’air et me sembla le plus subtil parfum de la création. Un char à bœufs passait dans un grincement d’essieux.
  
  — « Ah ! si tout pouvait être aussi calme, aussi serein que cette scène idyllique ! » me dis-je.
  
  Prudemment, je sortis de l’énorme masse de verdure. Peu à peu, la jungle faisait place à un terrain couvert d’arbrisseaux puis de buissons épineux. Je voyais bien la route, maintenant, trouée dérisoire au cœur de l’épaisse forêt tropicale. Je m’accroupis pour examiner ma carte. En marchant vers le nord, je devais atteindre une seconde route, parallèle à l’embranchement de la voie ferrée. C’était là que Kate était censée m’attendre. D’après le plan que j’avais tracé, elle devait louer une voiture à Thazi et prendre la route de Meiktila en me récupérant au passage. Ensuite, nous roulerions jusqu’à Pagan où j’espérais pouvoir louer un autre véhicule qui me ferait passer au Bangladesh. Car il était exclu de retourner à Rangoon. Je n’avais pratiquement aucune chance de passer la douane à l’aéroport de Mingaladon. La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait que je traverse le territoire autonome des Chins, quelque deux cent cinquante kilomètres d’un terrain accidenté et quasi-inexploré, pour gagner le poste-frontière de Paletwa. Mais, une fois au Bangladesh, je pourrais enfin pousser un grand soupir et regarder toutes ces épreuves comme une vieille histoire, un souvenir.
  
  Je pris pied sur la route et tournai à droite. Ma Rolex était équipée d’une boussole et je savais que je me dirigeais approximativement vers le nord. Je marchais sur le bord de la piste poussiéreuse pour pouvoir me mettre rapidement à couvert en cas de nécessité. Mais il n’y avait pas l’ombre d’un véhicule militaire à l’horizon. Les autorités s’étaient peut-être résignées. Peut-être avaient-elles admis que je leur avais filé entre les doigts et s’étaient-elles contenté de faire de plates excuses aux Chinois. L’idée était rassurante, bien sûr, mais tout à fait hypothétique et il n’était pas question de relâcher ma vigilance. J’étais encore en Birmanie, pas à New York.
  
  Le soleil continuait sa course dans un ciel sans nuage. De la piste, j’entendais, de temps à autre, résonner le bruit d’un gong birman. « Pourvu que Kate soit au rendez-vous ! » me disais-je. Sinon, j’étais dans une fâcheuse posture. Je préférais ne pas y penser. Jusqu’à présent, elle avait marché, alors pourquoi m’inquiéter inutilement ? Pendant une quarantaine de minutes, j’avançai à une allure soutenue malgré le soleil qui commençait à cogner. Je ne croisai pas la moindre jeep ni le moindre char à bœufs.
  
  « Elle sera là, ne cessais-je de me répéter. Elle ne me laissera pas tomber. Elle sait que tout dépend d’elle. »
  
  Environ deux heures après avoir sauté du train, j’arrivai en vue du carrefour. En séchant, la poussière collée par la sueur sur mon visage avait formé une croûte semblable à une peau de crocodile. Mes vêtements sales étaient détrempés et puants de transpiration. J’aurais fait peur à n’importe qui. Sauf à Kate. Elle était là ! Assise à l’arrière d’une « jeep-saloon » délabrée, les yeux braqués vers la route où je devais apparaître. À l’instant où nos regards se rencontrèrent elle sauta hors de la voiture et courut vers moi.
  
  — Ah ! te voilà ! cria-t-elle. Je commençais à être morte d’inquiétude. Je ne savais plus si je devais encore espérer.
  
  — Est-ce que tu as de l’eau ? demandai-je.
  
  J’avais la gorge sèche et craquante comme un vieux parchemin. Mon organisme était apparemment en cours de déshydratation.
  
  — Oui, on a apporté un bidon, répondit Kate.
  
  — On ?
  
  — U San et moi. C’est le chauffeur que j’ai trouvé à Thazi. Il est d’accord pour nous conduire jusqu’à Pagan.
  
  Elle s’accrocha à mon bras et m’entraîna vers la jeep. Je me laissai tomber sur le siège arrière et commençai à dire deux mots au bidon d’eau, sans même attendre que Kate ait fini de m’expliquer que c’était de l’eau distillée et qu’il n’y avait aucun risque. Après quoi elle me raconta avec un débit de paroles hallucinant toutes les difficultés qu’elle avait eues à trouver une personne possédant une voiture et, encore plus, à en trouver une qui acceptât de faire le chauffeur.
  
  — Prêt à partir, maintenant ? demanda U San.
  
  Il se retourna et je découvris un jeune homme d’environ trente ans aux sourcils broussailleux. L’un de ses yeux était aveugle et d’une couleur blanc laiteux. Malgré son large sourire, cette particularité lui donnait un aspect plutôt sinistre.
  
  — Hoke ket, dis-je en hochant la tête.
  
  — Ah lung kaung pa da, répondit-il. Nous partons maintenant ? Hokay ?
  
  — Hokay ! répéta Kate en riant.
  
  Elle se pelotonna contre moi, totalement insouciante, comme si elle avait oublié les événements de la nuit précédente. Ce changement d’attitude spectaculaire n’était pas pour me déplaire.
  
  Je me calai contre le dossier, l’âme sereine. U San démarra.
  
  Je demandai à Kate des détails sur ce qui s’était passé après sa descente du train à Thazi.
  
  — Tu me croiras si tu veux, mais c’était encore pire que ce que tu avais imaginé. Des jeeps, des soldats en armes, des douaniers partout. Heureusement, j’ai été trouver l’inspecteur des douanes – tu sais, celui à qui j’avais donné des cigarettes – et il m’a aidée à passer à travers les vérifications en grillant plusieurs étapes. Ils n’ont pas ouvert mes bagages.
  
  Elle regarda derrière le siège, vers le coffre où s’entassaient nos affaires.
  
  — On a eu de la chance, ils n’ont pas ouvert ta valise, me dit-elle.
  
  — De la chance ?
  
  Soit je comprenais mal sa remarque, soit elle était toujours persuadée que j’avais volé quelque chose dans la collection.
  
  — Tu sais très bien ce que je veux dire, répliqua-t-elle en agitant la main dans les airs pour me montrer qu’elle ne marchait pas.
  
  — Ah non, franchement pas ! Il n’y a rien d’autre dedans que mes vêtements. Évidemment, ils auraient pu trouver bizarre que tu te promènes avec la garde-robe d’un jules.
  
  — Enfin, trancha-t-elle avec un petit rire, ils n’ont rien fouillé et c’est l’essentiel, pas vrai ?
  
  — Tu me prends toujours pour un criminel, hein ?
  
  — Absolument pas. Ce n’est pas parce que je pose une question au sujet de ta valise que ça veut dire…
  
  — OK, Kate, laissons tomber cette histoire. Tu es là et, pour moi, c’est ce qui compte avant tout.
  
  — Merci. Tu sais, poursuivit-elle vivement en évitant de me regarder, pour trouver quelqu’un qui ait une voiture à louer à Thazi, ça n’a pas été du gâteau. Ils se promènent tous dans des charrettes tirées par des poneys ! je te jure ! Il a fallu que je fasse quatre endroits différents pour arriver à dénicher U San.
  
  Je tournai les yeux vers le chauffeur. Les deux mains posées sur le volant, il regardait droit devant lui.
  
  — Il parle anglais ? demandai-je en baissant le ton.
  
  — À peine, répondit Kate à qui mon air soucieux n’échappa pas. Juste assez pour se débrouiller. Tu peux parler tranquillement. (Elle se tut un court instant et m’adressa un petit sourire timide.) Tu es content de me voir ?
  
  — Plus que tu ne pourrais le croire, répondis-je.
  
  Et je n’exagérais pas.
  
  — Moi aussi, je suis contente, m’avoua-t-elle en posant la tête sur mon épaule. Mais je parle, je parle, et je ne t’ai même pas demandé comment ça s’était passé pour toi.
  
  — Je suis là, pas vrai ? C’est que tout a bien tourné. Ensuite, j’ai simplement fait un peu plus de marche à pied que je ne l’avais prévu dans mon programme.
  
  Je tendis le bras et tapotai l’épaule de U San. Je croisai son regard borgne qui m’interrogeait dans le rétroviseur.
  
  — Combien de temps pensez-vous que nous allons mettre pour atteindre Pagan ? demandai-je.
  
  — Je comprends anglais très mal.
  
  Je répétai ma question en birman, ce qui me valut instantanément un grand sourire aux dents émaillées.
  
  — Peut-être sept heures, répondit-il d’abord dans un anglais cahotant puis dans sa langue maternelle.
  
  Le bon œil d’U San était rivé sur le rétro.
  
  — Merci.
  
  Lorsqu’il détourna le regard, je m’enfonçai dans la banquette et essayai de me relaxer. La patience est sans doute une vertu, comme le dit le vieil adage, mais j’étais incapable de me détendre. Je me sentais envahi par des fourmis. Le long de la route, je voyais des fumées s’élever par-dessus des haies de bambou qui dissimulaient de petites implantations indigènes. Mais les indigènes ne m’intéressaient pas autant que leur milice. L’absence totale de manifestation de la part des forces de l’ordre me mettait mal à l’aise. Chaque détour de la route apportait avec lui la crainte d’un barrage de police ou d’un détachement de l’armée birmane. Kate capta mon regard anxieux et je la sentis qui se crispait sur son siège. Son comportement minaudier de tout à l’heure se dissipa dans les vapeurs chaudes de l’air tropical.
  
  — Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu comptais faire une fois arrivé à Pagan, questionna-t-elle.
  
  — Je verrai si je peux convaincre U San de me faire passer la frontière en traversant les collines.
  
  — Vers l’Inde ?
  
  — Non, le Bangladesh. C’est un peu plus près. Je pense tenter ma chance en passant par un coin qui s’appelle Paletwa.
  
  — J’aimerais vraiment comprendre à quoi tout cela rime, reprit Kate avec un gros soupir désabusé et légèrement exaspéré. Tu dis que tu es innocent, mais tu n’arrêtes pas de fuir. Tu sais, je ne pensais rien de mal quand j’ai parlé de la valise. Mais, crois-moi, tu ne pourras pas courir jusqu’à la fin de tes jours.
  
  — Tu regardes trop la télévision, lui dis-je en me forçant à rire. Je n’ai pas du tout l’intention de courir toute ma vie. Il faut simplement que je sorte de Birmanie, c’est tout.
  
  — C’est tout ? s’exclama-t-elle en inclinant la tête et en me regardant de biais. Décidément, Monsieur Morley, vous me dépassez. Je crois que je ne vous comprendrai jamais.
  
  Vers 15 h 30, nous arrivâmes en vue des eaux boueuses et brunâtres de l’Irrawaddy. Pagan s’étendait sur l’autre rive du large fleuve au cours lent, en plein cœur d’une plaine désolée qui traversait comme un andain géant la partie centrale de la Birmanie. La jungle et les rizières de Thazi et de Meiktila étaient bien loin. Ici, tout n’était que terre brûlée à perte de vue.
  
  Les temples déserts et les pagodes blanches formaient un ensemble fantasmagorique. Quelque cinq mille monuments et ruines couvraient l’immensité plate comme les pièces d’un échiquier renversé, jetant sur le site une atmosphère irréelle, morose et intemporelle.
  
  Seul U San paraissait totalement imperméable au caractère grandiose du spectacle. Il s’engagea lentement sur une route sinueuse qui conduisait au fleuve. Des bateaux de pêche étroits faisaient un va-et-vient incessant entre les deux rives de l’Irrawaddy.
  
  — Ça me donne la chair de poule, murmura Kate avec le ton révérencieux d’une personne qui entre dans un lieu sacré. J’ai vu des centaines de photos, de gravures, d’illustrations. Mais quand vous avez ça sous les yeux, dans la réalité ! Je ne peux pas m’empêcher de me demander à quoi ça ressemblait il y a neuf cents ans, à l’époque où Anawratha régnait sur cet empire…
  
  Elle se mit à secouer la tête, en proie à une telle émotion qu’elle était incapable de continuer à parler.
  
  — Oui, dis-je et, en 1287, Koubilaï Khan est arrivé. Il a mis la capitale à sac et voilà tout ce qu’il en reste.
  
  — Mais toutes ces ruines désertes ne sont pas mortes, reprit Kate qui avait retrouvé la parole. Elles sont tellement riches d’histoire.
  
  J’en souris intérieurement. Je voulais garder d’elle l’image qu’elle m’offrait maintenant, vivant ses impressions par tous les pores de sa peau, me dévoilant sans retenue sa fascination et son émerveillement. Nous contemplâmes les ruines pendant encore un moment, puis je me tournai vers notre chauffeur et lui demandai :
  
  — Et maintenant, U San ?
  
  — Traverser rivière par bac, répondit-il en tendant le doigt vers un appontement à peine visible depuis l’endroit où nous étions.
  
  — Et ensuite ?
  
  Il haussa les épaules, me fixa de son œil laiteux et dit :
  
  — Sais pas. À Pagan, deux endroits pour rester mais personne me dit lequel aller.
  
  — Est-ce que tu avais prévu quelque chose, Kate ?
  
  — Comment ça ?
  
  — Pour dormir, manger, etc. Je ne sais pas, moi, tu dois passer cinq semaines ici, tu n’as pris aucune disposition ?
  
  — Non, je pensais m’en occuper en arrivant. Voyons voir ce que raconte le guide, dit-elle avec désinvolture en cherchant dans son sac. Il y a deux possibilités, annonça-t-elle après avoir feuilleté les pages de son manuel. Un grand hôtel moderne avec l’air conditionné dans toutes les pièces. Il s’appelle le… oh là là… le Thiripyitsaya, bafouilla-t-elle en s’emmêlant la langue.
  
  — Il est important ?
  
  Elle consulta de nouveau son guide.
  
  — Vingt-quatre chambres.
  
  — Et l’autre ?
  
  — L’autre c’est un gîte touristique de l’UBA, beaucoup moins moderne… beaucoup moins cher aussi.
  
  Et probablement beaucoup plus sûr et anonyme, me dis-je en moi-même avant de déclarer :
  
  — J’aime autant essayer le gîte. Ça te convient ?
  
  — Absolument. Tout me convient.
  
  — Gîte ? interrogea U San.
  
  — Va pour le gîte.
  
  Nous prîmes deux chambres séparées. U San insista pour dormir dans sa voiture.
  
  Kate et moi étions les seuls touristes inscrits sur le registre. Mais cela ne me suffisait pas pour me sentir parfaitement en confiance. J’avais encore un peu de mal à respirer librement. Pourtant, il était très improbable que les militaires viennent aussi loin pour rechercher l’homme qui avait « pillé » le fourgon. Rien ne pouvait leur permettre de penser que le coupable était allé se perdre à Pagan. Le village se composait en tout et pour tout d’un marché, d’une école et des habitations de bambou tressé de quelque trois mille autochtones. Cela mis à part, seuls les ruines et le nouvel hôtel se distinguaient de la monotonie du paysage. Les célèbres ruines – certaines flanquées de stoupas couverts de petits carrés d’or, d’autres d’une blancheur presque insupportable à la vue – bordaient une boucle du fleuve sur une longueur d’environ vingt-cinq kilomètres. Kate proposa d’aller jeter un coup d’œil aux monuments pendant qu’il faisait encore jour. J’étais partant pour la visite car elle me donnerait l’occasion de parler à U San. J’avais appris par le directeur du gîte que les seules voitures à louer étaient deux jeeps et qu’elles ne s’éloignaient jamais des environs immédiats de Pagan. U San avait déjà fait le trajet depuis Thazi et je comptais sur mon pouvoir de persuasion pour le convaincre de me conduire jusqu’à la frontière.
  
  Il nous déposa devant la pagode de Shwezi-gon, dont la façade entière était recouverte de feuilles d’or. Kate avait à peine un pied à terre qu’elle s’engouffra à l’intérieur, me laissant seul en compagnie du chauffeur.
  
  — J’aimerais aller à Paletwa, commençai-je en birman pour éviter toute équivoque au cours de la discussion.
  
  — C’est loin. Et les routes sont très mauvaises. Ce ne sera pas un voyage facile.
  
  — Je suis prêt à vous payer en conséquence.
  
  Les yeux rivés sur le sol, il se mit à gratter le sable du bout de ses pieds nus.
  
  — Vous payez combien ? finit-il par demander en anglais.
  
  — Faites votre prix.
  
  II le fit. Pour un touriste occidental, c’était encore très abordable.
  
  — Est-ce que nous aurons des problèmes pour trouver de l’essence ? dis-je.
  
  — Pas trop. J’ai, euh… comment vous dites ?… réservoirs supplémentaires dans voiture.
  
  — Eh bien parfait, U San. Marché conclu. Nous partons demain matin. Cela vous convient ?
  
  — Hokay, déclara-t-il.
  
  Et nous topâmes là-dessus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  CINQUIÈME JOUR. Plus que deux avant l’expiration de mon visa.
  
  Je me retrouvais, une fois de plus, devant une assiette d’œufs de cane et de riz gluant.
  
  Seul dans la salle à manger du gîte touristique, je cherchais une façon de faire mes adieux à Kate. Je voulais lui dire combien je lui étais reconnaissant de ce qu’elle avait fait pour moi. Elle avait pris des risques, elle s’était mise en quatre pour m’aider, et je n’étais pas près de l’oublier. Je voulais également la remercier de m’avoir accordé sa confiance, à moi qui, exception faite de deux ou trois moments d’intimité, n’étais finalement qu’un étranger pour elle.
  
  Je jetai un coup d’œil à ma montre. Déjà 7 h 30. U San m’avait dit qu’il faudrait deux jours pour atteindre la frontière et je voulais être parti pour 8 heures au plus tard.
  
  Je me servais une seconde tasse de café lorsque des bruits de pas précipités se firent entendre. Essoufflé, le front constellé de gouttes de sueur, U San fit brusquement irruption dans la salle. Il posa les deux mains à plat sur la table et de son œil unique, me lança un regard intense, chargé d’inquiétude.
  
  — Elle n’est pas là ! balbutia-t-il, tout juste capable d’aligner fiévreusement ces quelques mots.
  
  — Comment ça, elle n’est pas là ? fis-je en me levant d’un bond. Vous voulez dire que Mlle Holmes n’est pas dans sa chambre ?
  
  Il répondit d’un hochement de tête et pointa un doigt en direction des petits réduits cloisonnés qui faisaient office de chambres à coucher.
  
  — Je… j’ai frappé à la porte, parvint-il à articuler. Elle n’a pas répondu alors je suis entré et… et elle était vide.
  
  — Elle a dû sortir prendre l’air, je ne sais pas, moi…
  
  J’essayais de le rassurer et de me rassurer par la même occasion. Je le suivis néanmoins. Nous traversâmes un genre de salon meublé de rotin puis un grand couloir bordé de portes identiques. Celle de Kate était entrebâillée. Je la poussai et entrai dans la chambre avec U San sur les talons.
  
  Le spectacle ne me plut pas du tout.
  
  La chambre était sens dessus dessous et le désordre n’était manifestement pas imputable à un manque de soin de la part de Kate. La lampe de chevet était renversée sur le sol, les tiroirs de la commode métallique étaient sortis de leurs glissières et les effets de Kate dispersés dans toute la pièce. L’unique fenêtre, qui donnait sur l’arrière du bâtiment, était ouverte en grand. Lorsque je vis que la moustiquaire avait été arrachée, je compris que Kate n’était pas sortie prendre l’air ou faire une promenade matinale.
  
  « J’ai été suivi ! » Telle fut ma première pensée.
  
  Je n’en revenais pas. Comment un homme que je n’avais pas aperçu une seule fois avait-il pu me damer le pion de la sorte ?
  
  — La chambre était dans cet état quand vous êtes entré ? demandai-je à U San.
  
  — Oui. Exactement.
  
  Je fis le tour de la pièce, examinant le désastre dans tous ses détails, souhaitant désespérément trouver une explication logique à pareil désordre. Mais, lorsque j’aperçus, sur le dessus de la commode, un papier qui voletait dans le courant d’air, le peu d’optimisme qui me restait s’éclipsa sur-le-champ. Je le saisis entre deux doigts. Une phrase y avait été tracée à l’aide d’un bâton de rouge à lèvres :
  
  TEMPLE DE MANAHA IL EST ARMÉ.
  
  Je me retournai vers U San.
  
  — Vous avez fait le plein ?
  
  — Oui, répondit-il en branlant frénétiquement du chef. Ennuis ?
  
  Je n’avais aucune raison de lui mentir.
  
  — On dirait bien, fis-je tout en me maudissant d’avoir entraîné Kate dans mes affaires.
  
  Ce que j’avais craint depuis le début venait de se produire, à mon nez et à ma barbe. Sauf erreur de ma part, la situation était d’une simplicité confondante : Kate avait été enlevée par un homme armé qui la garderait prisonnière jusqu’à ce que j’aie échangé le microfilm contre sa vie. Quel qu’il fût, celui qui avait éliminé de sang-froid Poy Chu et Wai Tsang n’hésiterait pas une seconde à tuer une troisième fois si je ne lui donnais pas satisfaction.
  
  — Sauriez-vous trouver le temple de Ma-naha ?
  
  U San réfléchit un court instant puis hocha la tête.
  
  — Nous allons maintenant ?
  
  — Oui, et en vitesse !
  
  Je lui emboîtai le pas vers la jeep. Wilhelmina était là, dans son nid. Si le fameux Monsieur X m’y contraignait, j’étais tout disposé à la lui faire connaître.
  
  Le temps était chaud et sec. Un calme de mort régnait sur Pagan. U San s’installa à son volant et je sautai à l’arrière. Mon plan, que je croyais à toute épreuve, était percé comme une vieille passoire. J’étais en route vers une confrontation que j’avais toujours voulu éviter. Mais les dés étaient jetés. La vie de Kate était en jeu. J’étais prêt à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour la tirer de là.
  
  « Pourvu qu’il ne soit pas déjà trop tard ! » me répétais-je tandis que nous roulions sur une route déserte et poussiéreuse. U San fonçait à tombeau ouvert en direction du temple et bientôt, le village avait disparu dans un nuage de poussière. Comment avait-il pu me suivre ? Je ne comprenais pas. À Rangoon, d’accord. Mais après ? Quand j’avais sauté du train près de Thazi ? En tout cas, son affaire avait été minutée avec une précision incroyable. Il était parvenu à me rejoindre sans difficulté, et surtout à enlever Kate avec encore moins de difficulté ! Je lui avais dit que l’expédition allait être mouvementée mais Dieu sait que je ne m’attendais pas à cela.
  
  U San quitta la route de terre pour s’engager dans un petit sentier couvert de végétation qui conduisait au centre d’une rizière. C’était la seule tache de verdure au milieu de la plaine aride. Le temple de Manaha se profilait à l’horizon. Avec ses multiples étages superposés, il ressemblait à une gigantesque pièce montée blanche et or. Planté au centre d’une étendue rase et désertique, il ressemblait également à une citadelle avec ses balcons, ses tourelles, ses escaliers étroits et aveugles, ses dédales.
  
  La jeep traversa la rizière vide. U San ralentit progressivement puis freina pour stopper à une centaine de mètres de l’entrée du sanctuaire abandonné. Je descendis prudemment de la voiture et, m’en servant comme d’un bouclier, m’accroupis près d’une roue pour balayer du regard le monument, dont les fenêtres encadrées de pierres me faisaient penser à des yeux aveugles braqués sur moi. Silencieux et attentifs, deux lions sacrés de plâtre et de brique montaient la garde près de l’entrée.
  
  — Aplatissez-vous et ne vous montrez pas ! murmurai-je à U San.
  
  Une seconde plus tard, il m’avait rejoint à l’abri de la jeep-saloon. Au moins, il ne posait pas de questions et suivait mes instructions sans hésiter. J’observai soigneusement le temple et décidai de tenter ma chance. Sans dire un mot de plus, je démarrai en trombe et fonçai en terrain découvert en direction des lions.
  
  Mon objectif atteint, je m’arrêtai pour regarder à nouveau les ouvertures visibles sur la façade du temple. Pendant une infime fraction de seconde, il me sembla apercevoir le reflet du soleil matinal sur le canon d’un revolver. Mais non, ce n’était qu’illusion. Le seul éclat métallique était celui des vieilles feuilles d’or qui restaient encore collées aux tours et aux balustrades du sanctuaire délaissé.
  
  Pourtant il était obligatoirement là, quelque part. J’appelai :
  
  — Kate, Kate ! tu es là ?
  
  Après tout, mon rival n’avait peut-être ni vu ni entendu la jeep. Peut-être m’attendait-il, ignorant que j’étais déjà arrivé. J’avais hâte de conclure cette affaire. Mais, tant que je ne voyais pas celui avec qui j’allais la traiter, je ne risquais guère d’avancer.
  
  C’est alors que je vis les traces de pneus.
  
  Elles pénétraient tout droit dans l’entrée du temple puis en ressortaient pour repartir en direction de Pagan. Sans quitter l’abri que m’offraient les lions, je me penchai pour mieux les examiner. Je parvins à distinguer les caractéristiques des sculptures.
  
  Peu porté sur les rôles de pigeon d’argile, je courus jusqu’à la jeep en zigzaguant. Je la contournai et me jetai à l’abri de ses tôles bosselées. Un simple coup d’œil aux traces laissées par la guimbarde de U San me suffit pour constater que c’étaient les mêmes que celles qui sortaient du temple.
  
  Sans réfléchir une seconde de plus, je portai la main à la crosse de Wilhelmina.
  
  — À votre place, monsieur Carter, je m’abstiendrais de commettre une pareille imprudence, me conseilla U San dans un anglais aussi sophistiqué que la finition nickelée de son Hi-Standard Snub Barrel Sentinel.
  
  C’était un 357 Magnum et Wilhelmina était complètement surclassée.
  
  *
  
  * *
  
  — Vous me paraissez un tantinet ébranlé, monsieur Carter, dit U San en me fixant sans sourciller de son œil mort.
  
  L’index recourbé sur le pontet, il me braquait son 357 Magnum à hauteur de la poitrine.
  
  — Disons simplement que je suis étonné, U San, et restons-en là, répondis-je d’un ton enjoué tout en faisant un pas de côté pour éviter d’avoir le soleil dans les yeux.
  
  U San réagit immédiatement. Son index glissa sur le pontet et caressa la détente. Un mouvement un peu plus brusque et il tirait, je n’en doutai pas une seconde.
  
  — Ne recommencez plus, monsieur Carter, prévint-il avec un sourire suffisant. Ça me rend nerveux et quand je suis nerveux, je suis capable de faire de très vilaines choses.
  
  Je ne dis mot. Toute mon attention était concentrée sur son arme.
  
  — Un joli bijou, n’est-ce pas ? me demanda-t-il en ricanant. Fabrication américaine, pour tout vous dire. Remarquablement efficace, surtout à cette distance.
  
  — Où est Kate ?
  
  — Mlle Holmes ? (D’un rapide mouvement de son bon œil, il lança un regard vers le temple.) Elle est en parfaite sécurité. Maintenant, si vous voulez la revoir – vivante, cela s’entend –, il va falloir me remettre le film, monsieur Carter. C’est aussi simple que cela.
  
  À mon avis, c’était beaucoup plus compliqué mais je n’étais pas d’humeur à me lancer dans une joute rhétorique avec lui. Ainsi donc, c’était ce salopard qui me collait aux fesses depuis que j’avais posé le pied sur le sol de Hong-Kong. Incroyable ! Un citoyen birman, par-dessus le marché. J’en étais comme deux ronds de flanc.
  
  — Alors, monsieur Carter ? lança-t-il sèchement. Ce film ?
  
  Il était tellement avide de mettre la main sur la liste qu’il avait totalement oublié Wilhelmina, à demi dégainée de mon holster. Je gardais les mains près du corps en espérant qu’il aurait un bref moment de distraction.
  
  — Je ne l’ai pas sur moi, répondis-je en lui renvoyant un regard aussi glacial et impavide que le sien.
  
  — Vous mentez.
  
  — Hélas non. Je l’ai laissé au gîte. En lieu sûr, cela va sans dire.
  
  — Il me suffit de presser cette détente, monsieur Carter, et j’aurai la possibilité de vous fouiller tout à loisir. Si je découvre après coup que vous n’avez pas menti, ce sera dommage, pour moi mais surtout pour vous. Car il sera, bien évidemment, trop tard pour revenir en arrière. Tâchons donc de régler cela en respectant les intérêts de chacun. Le film, je vous prie !
  
  — Et Kate ? demandai-je, essayant de gagner du temps pour trouver un moyen d’en venir à bout.
  
  — Je vous ai dit qu’elle était en vie. N’ayez crainte, vous allez la revoir.
  
  — Je veux être sûr qu’elle est en meilleure santé que Poy Chu et Wai Tsang.
  
  U San ne répondit rien.
  
  — Ainsi vous voulez le film ? finis-je par dire bêtement pour rompre le silence sépulcral.
  
  — Oui, monsieur Carter, et je commence à m’impatienter, répliqua-t-il. Où est-il ? À moins que vous ne préfériez recevoir une balle comme entrée en matière.
  
  Je secouai négativement la tête.
  
  — Non, cette journée me paraît trop belle pour être le témoin d’horribles effusions de sang.
  
  Il ne broncha pas, se contentant de me tenir en respect. Un léger à-coup de son index sur la détente et j’avais une porte cochère au milieu de la poitrine. L’idée ne me séduisait pas du tout.
  
  — Si je vous remets le film, vous me promettez de me dire où se trouve Kate ?
  
  — Promis.
  
  — Bon, c’est vous qui avez l’avantage, poursuivis-je en me baissant pour toucher le talon de ma chaussure gauche. Il est creux, expliquai-je, pour le cas où il se serait senti un peu nerveux.
  
  Je fis semblant d’avoir beaucoup de mal à enlever ma chaussure. U San se tenait au-dessus de moi. Son visage était un masque sur lequel ne transparaissait aucune émotion.
  
  Au lieu de me déchausser, je lui jetai brusquement une poignée de poussière au visage. Ayant momentanément perdu l’usage de son unique œil, U San eut le réflexe d’appuyer sur la détente. Le coup de feu claqua furieusement. Je plongeai pour essayer de plaquer U San et de le déséquilibrer. Mais, vif comme un chat, il esquiva et je roulai sur le côté pour sortir de sa ligne de tir. Je me relevai de l’autre côté de la jeep. Une seconde détonation retentit. Le ricochet de la balle souleva un petit nuage de poussière à trente centimètres de moi. Je lançai une autre poignée de terre et rampai sous la voiture-saloon.
  
  Je voyais ses pieds. Il portait des souliers, contrairement à la veille où je l’avais vu nu-pieds. Je le remerciai mentalement de n’avoir pas songé à me subtiliser Wilhelmina et la sortis de son holster. Mais, lorsque je la levai dans la direction de mon adversaire, les chaussures de cuir craquelé et le bas de pantalon en accordéon s’étaient évaporés.
  
  Je me retournai entre les roues de la jeep pour regarder en direction du temple. Le Birman était juste en train de s’accroupir derrière un lion de plâtre lorsque je l’aperçus. Il tira une nouvelle fois. S’il ne faisait pas plus attention, il allait crever les pneus de sa propre voiture. Mais je n’avais ni le temps ni l’envie de le lui rappeler.
  
  Dès que j’entendis crépiter l’automatique de U San, j’alignai le cran et la mire de Wilhelmina. Puis je pressai la détente. Le lion en perdit une oreille et U San l’envie de rester derrière cet abri. Son 357 continuait à cracher un feu mortel tandis qu’il fonçait en avant.
  
  Je parvins à tirer un second projectile avant qu’il n’ait le temps de plonger à l’intérieur du temple. Je fonçai à mon tour espérant atteindre la statue avant que U San ne puisse faire une démonstration de ses talents de tireur embusqué. Je vis le pistolet étinceler, je vis même le léger recul lorsqu’il tira. Je plongeai derrière le lion. Trop tard. Je sentis un fer rouge s’appliquer sur mon épaule. Il me sembla que la balle avait traversé ma manche de part en part et était ressortie de l’autre côté. Aplati sous le lion, j’étais hors de portée de son arme.
  
  La manche de ma chemise, qui avait été bleu outremer, était en train de virer à l’incarnat à une vitesse effarante. Je finis de la déchirer jusqu’à ce que je puisse constater les dégâts réalisés par le projectile de gros calibre. La blessure sanglante était très vilaine. Le triceps avait été transpercé. Je sentais mon bras s’engourdir un peu plus à chaque seconde qui passait. Il fallait d’urgence faire cesser l’hémorragie si je voulais continuer à donner la chasse à U San, avoir quelque chance de porter secours à Kate.
  
  Je commençai par bander la blessure à l’aide de ma manche de chemise. Ensuite, je dégrafai ma fine ceinture en peau l’alligator et me confectionnai un garrot de fortune en la serrant autour de mon bras. Je passai ensuite un stylo à bille sous la ceinture. En tournant le stylo dans un sens, je serrais le garrot. En le tournant dans l’autre, je laissais le sang circuler. Tant que je penserais à le desserrer toutes les dix minutes environ, j’avais des chances de m’en tirer. Puisque j’étais ambidextre – j’avais suffisamment souffert à l’exercice pour réaliser cette performance –, peu importait lequel de mes deux bras était hors d’usage. Wilhelmina était tout aussi efficace dans ma main gauche que dans ma main droite.
  
  U San avait depuis longtemps disparu dans le temple. Je fouillai du regard la semi-obscurité du porche habité d’ombres diffuses. Ne distinguant ni le plaquage nickelé du 357 Magnum ni l’œil blanc de son propriétaire, je n’avais plus qu’une solution : entrer dans le temple pour retrouver U San avant qu’il n’ait lui-même trouvé Kate.
  
  Il fallait pour cela que je sorte en terrain découvert. Si le Birman était toujours dissimulé dans l’entrée, je n’avais pas l’ombre d’une chance. Je ramassai à mes pieds une pierre de la taille d’un poing, fis passer mon Lüger dans ma main droite et la lançai vers le porche du sanctuaire en ruines. J’entendis l’écho assourdi de sa chute se répercuter sous les voûtes. Si U San m’attendait de l’autre côté de la porte, il avait beaucoup plus de sang-froid que je ne le pensais. Il n’avait pas tiré.
  
  Je piquai un sprint.
  
  C’était extrêmement simple. Et extrêmement risqué.
  
  J’avais vu juste. U San et son arme redoutable n’étaient plus sous le porche. Je traversai le parvis comme un bolide. Un coup de feu claqua juste au moment où j’arrivais à l’abri des pierres historiques.
  
  Ma blessure brûlait comme si on m’avait appliqué un fer à souder sur la peau. Je relâchai un instant le garrot, et, tout en reprenant mon souffle, essayai de m’habituer à la pénombre. L’intérieur du temple était constitué par d’étroits passages de pierres de taille. Au-dessus du sol couvert de poussière, une multitude de Bouddhas trônaient dans des niches creusées à même les épais murs de pierre. L’une des statues d’argile, assise en tailleur, avait été récemment repeinte. Le Bouddha qu’elle représentait avait des lèvres vermeilles et des yeux noir anthracite. Il semblait m’observer tandis que j’hésitais, me demandant quel couloir j’allais emprunter. Mais puisqu’il ne se décidait pas à me faire une suggestion concrète, force me fut de faire mon choix tout seul. Je pris à droite et avançai prudemment, le dos collé au mur, précédé de mon irremplaçable Wilhelmina.
  
  Le monument de neuf cents ans offrait une multitude de cachettes. À tout moment, je m’attendais à voir U San me donner de ses nouvelles sous la forme d’une salve de son artillerie. Mais il ne montrait ni son œil mutin ni le bout de son pistolet et je poursuivis ma progression jusqu’au pied d’un escalier de pierre qui conduisait au niveau supérieur.
  
  Les marches étaient inégales. Certaines étaient usées, d’autres basculaient dangereusement sous mon poids et menaçaient de s’effondrer. Il était impossible de se tenir debout, comme si l’escalier avait été construit pour des enfants. En levant les yeux je remarquai que l’on avait écarté les toiles d’araignées. U San avait dû passer par là quelques minutes plus tôt. N’ayant aucune idée de ce que j’allais trouver au sommet de l’escalier, je continuai à monter en redoublant de prudence.
  
  Soudain, un rayon de soleil apparut à ma vue. Il filtrait par une petite fenêtre semi-circulaire ménagée dans le flanc même de la construction. Il me permit de voir les traces de pas de U San, nettement imprimées dans l’épais tapis de poussière qui recouvrait les degrés. Je les suivis, le Lüger au bout du bras, comme un flambeau qui m’ouvrait la voie.
  
  À ce moment, le Birman finit par se trahir. J’étais en train de grimper les marches deux par deux pour le rattraper lorsque j’entendis l’écho d’un bruit de course. J’arrivais en haut de l’escalier et, au moment où je me baissais pour ne pas être vu, j’aperçus le bas d’un pantalon qui disparaissait dans un autre boyau à angle droit. Maintenant que j’avais la garantie qu’il n’avait pas Kate entre les mains, je fonçai sur ses talons en suffoquant dans l’étroit couloir noyé sous la poussière. Je ne tardai pas à tomber sur un autre escalier tout aussi étroit et branlant que le premier.
  
  Une lumière, faible mais bien répartie, avait remplacé l’obscurité du premier niveau. En arrivant en haut de cet escalier, je vis que le troisième étage était entouré par des terrasses en surplomb. La pierre sembla exploser à moins de quinze centimètres de moi. Un nuage de poussière aveuglant et des éclats de roche pointus volèrent dans les airs au moment où la cartouche de U San inscrivait son stigmate dans le mur de l’antique monument.
  
  Je reculai d’un bond à l’abri de l’escalier, cherchant éperdument un signe qui me permettrait de localiser mon adversaire et de le neutraliser. Si l’enfilade de balcons était ininterrompue, il pouvait parfaitement faire le tour complet du temple et me prendre à revers.
  
  Je fis une nouvelle pause, le temps de desserrer mon garrot. La blessure saignait toujours, mais beaucoup moins abondamment. J’attendis quinze à vingt secondes avant de resserrer la ceinture au moyen du stylo à bille. Après avoir essuyé mes mains sanglantes sur mon pantalon pour éviter que Wilhelmina ne glisse, je rampai jusqu’à la terrasse.
  
  Elle était inondée d’une lumière blanche. Derrière la balustrade de pierre, s’étendait l’immense plaine désolée, émaillée d’une multitude de ruines et de quelques rares rizières. L’Irrawaddy formait un fin ruban brun et sinueux sur l’horizon.
  
  Je regardai à droite, puis à gauche, en quête d’une trace de U San. Le jeune homme ne prenait aucun risque. Le balcon paraissait totalement vide. Ici le vent avait balayé la poussière et les pas ne laissaient pas d’empreintes. Je courus me cacher derrière un gros pilier après m’être assuré que U San n’y était pas. Je criai :
  
  — U San ! Je vous propose un marché. Je veux seulement la fille. Dites-moi où elle est et je vous donne le film.
  
  — Menteur ! hurla-t-il en birman.
  
  — Dites-moi simplement où elle est, répétai-je et le film est à vous !
  
  Je ne le voyais pas et si j’avais une certitude, c’était bien qu’il n’allait pas apparaître tout à coup au beau milieu de la terrasse pour se faire cueillir comme une fleur.
  
  Il ne répondit pas.
  
  Un oiseau au plumage aussi écarlate que ma manche se posa sur le garde-fou. Je le vis déployer les plumes de sa queue comme un joueur de cartes qui examine son jeu. Puis il reprit son vol lorsqu’une balle siffla rageusement dans les airs. Je pivotai comme une toupie en même temps que j’appuyais sur la détente.
  
  En définitive, mon Lüger de 9 mm n’était pas du tout surclassé.
  
  Le Hi-Standard Sentinel pirouetta joyeusement en s’échappant de la main de son propriétaire. Je sortis de ma cachette en pointant Wilhelmina sur l’homme qui m’avait suivi à la trace depuis mon arrivée en Asie.
  
  — Ah ! lui dis-je. Je préfère très nettement cette distribution des rôles. Mais ce que j’aimerais par-dessus tout, c’est que vous me disiez où se trouve Kate.
  
  — En Birmanie.
  
  Laconique, mais clair. Il ne prononça pas une parole de plus.
  
  J’approchai de U San et l’empoignai par le bras pour le sortir de l’étroit passage. Un rictus lui découvrait les dents. Son œil borgne rivé sur moi me donnait l’impression d’être un microbe en train de regarder l’œil géant du savant par le petit bout du microscope. Brusquement, cet œil pivota vers un recoin du mur. Instinctivement je suivis la direction de son regard. Je dus tourner la tête tout au plus une seconde. Mais U San savait profiter des occasions. Surtout quand c’était lui qui les provoquait.
  
  Aussi rapide que mon professeur de karaté, il me saisit par la taille tout en déviant le canon de Wilhelmina vers le sol. Ma jambe gauche partit en avant mais U San connaissait sa leçon. Il se déporta sans me lâcher le poignet et riposta d’un coup de poing fermé qui me força à me déséquilibrer vers l’arrière si je ne voulais pas retrouver mes yeux en train de rouler sur le sol de la terrasse comme une paire de billes. J’essayai de nouveau un coup de pied avant mais il esquiva et c’est moi qui reçus son talon dans le bras.
  
  La douleur fut telle que j’eus l’impression qu’on me découpait les nerfs à la tronçonneuse. Malgré l’énergie avec laquelle je m’agrippais à Wilhelmina, je relâchai instinctivement ma prise. Le Lüger tomba à mes pieds et, inutile de dire que je n’eus pas le temps de le récupérer. Le Birman me chargeait, les deux mains levées. Coup, parade, coup, parade. Deux fois de suite, je réussis de justesse à dévier son poing, d’abord de mon bas-ventre, ensuite de ma gorge.
  
  — On est à égalité, maintenant, ricana-t-il avec une joie mauvaise.
  
  Il virevolta légèrement sur le talon et me décocha un coup de pied retourné aux reins.
  
  Un déplacement latéral et j’esquivai de mon mieux en lui présentant l’intérieur de mon bras gauche. Ce fut insuffisant pour le calmer. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un coup de pied droit partit en avant. Je parai des deux mains serrées l’une dans l’autre. Mais son talon m’atteignit au poignet et je reculai en serrant les dents. Mon garrot se desserrait. Une petite rigole de sang commença à suinter de ma blessure. La douleur devenait intolérable et, si je ne passais pas rapidement à l’offensive, je savais que bientôt, je serais privé de l’usage de mes deux bras.
  
  Avec l’énergie du désespoir, j’essayai de prendre le dessus. Je bondis en l’air tout en lui expédiant l’intérieur de mon pied à la pointe du menton. Un bon point pour moi. Sa tête bascula en arrière et il recula d’une bonne douzaine de pas. Il ne réalisa pas qu’il était arrivé très près, dangereusement près, de la balustrade de la terrasse. Il secoua furieusement la tête, cherchant apparemment à récupérer son équilibre. Je n’étais pas décidé à lui laisser le loisir de reprendre l’avantage. Fonçant en avant, les bras levés au-dessus de la tête, je lui appliquai un coup de pied tournant au niveau de la tempe. Il vit arriver le toi rio cha ki, mais ne put l’esquiver et s’effondra contre la balustrade comme un boxeur groggy dans les cordes du ring.
  
  Un coup de pied de côté au plexus solaire le plia en deux. Il pressa ses mains sur son estomac et la pâleur de son visage fit place à une couleur verdâtre assez malsaine. Une seconde plus tard, il restituait tout son petit déjeuner sur le sol de la terrasse. J’avais les deux mains sur sa gorge. Essayant d’oublier la douleur, et le sang qui continuait à couler le long de mon bras, je hurlai :
  
  — Où est Kate ?
  
  Fou de rage, je le secouais d’avant en arrière en le cognant contre le muret de pierre.
  
  U San leva l’œil vers moi. Sa mâchoire inférieure n’était plus qu’une masse de chair molle et boursouflée d’une couleur violet irisé. Son genou partit avec une force et une rapidité telle que je ne pus l’éviter.
  
  C’était ce que l’on peut appeler un coup bas dans tous les sens du terme.
  
  Je relâchai l’étau qui lui enserrait la gorge, fis un bond en arrière et, malgré l’effort que je faisais pour supporter la souffrance fulgurante, je ne pus m’empêcher de me plier en deux. J’avais l’impression que mes poumons étaient vides d’air, que mon bas-ventre était définitivement mutilé. Toujours plié en deux, je reculai en titubant. La terrasse vacillait autour de moi. Dans un tourbillon, j’aperçus Wilhelmina à l’endroit où je l’avais laissée tomber. D’un pas chancelant je me précipitai vers elle mais la plante du pied de U San me cueillit dans le creux des reins. À plat ventre sur la pierre rugueuse, je me traînai désespérément en direction de mon arme.
  
  Mais Wilhelmina était encore beaucoup trop loin, et U San était déjà sur moi.
  
  D’une torsion du poignet, je fis apparaître Hugo dans ma bonne main. La lueur étonnée de l’œil de U San se refléta dans la lame étincelante et effilée de mon poignard. Il se jeta sur l’arme au moment où, d’un coup de reins, je me retournais sur le dos. Le stylet pénétra mollement dans le globe laiteux de son œil mort.
  
  U San poussa un rugissement de douleur animale. Son cri déchirant semblait ne pas vouloir finir, comme celui d’un avertisseur coincé. Il tenta de se dégager de mon étreinte. Le manche du couteau vibrait au-dessus de sa joue, comme s’il avait été animé d’une vie propre. J’extirpai Hugo de son visqueux logement. U San vociférait de plus belle, aveuglé, ne pensant plus qu’à la douleur affreuse qui dévorait la masse gluante et ensanglantée de son visage méconnaissable.
  
  Je me relevai, les jambes encore tremblantes. Dans un réflexe de survie, je saisis l’extrémité libre de ma ceinture et la coinçai entre mes dents. D’un furieux coup de tête je parvins à la serrer et à stopper l’hémorragie. J’étais secoué, étourdi, mes jambes cotonneuses me soutenaient à grand-peine. Devant moi U San reculait en titubant, la main collée sur le trou plein de glaire visqueuse qui avait été son œil.
  
  — Où est-elle ? répétai-je, haletant.
  
  En guise de réponse, il porta la main au revers de son pantalon souillé de sang, de vomissures et de débris gélatineux. Un éclat d’acier refléta la lumière crue du soleil matinal. U San me chargea comme un forcené. Il avait à la main un coupe-chou presque aussi grand qu’une lame de faux dont il fouettait l’air dans de redoutables moulinets.
  
  Un déplacement latéral et je le vis passer devant moi sur son élan. Hugo l’atteignit dans le dos, entre les omoplates. Il chancela, portant une main crispée dans son dos, sans pour autant relâcher son étreinte sur la lame effilée qu’il tenait dans l’autre.
  
  « Sûrement le seul du pays à ne pas avoir de problèmes de rasoir », me dis-je en moi-même.
  
  Sans l’ombre d’une hésitation j’appliquai le plat de ma main sur Hugo qui s’enfonça jusqu’à la garde dans le dos du Birman. U San était arrivé au bout de la terrasse. Il se raccrocha des deux mains à la balustrade de pierre. Il lançait des ruades avec l’acharnement d’un cheval sauvage, refusant de lâcher prise malgré le flot de sang qui s’écoulait à travers sa chemise de coton.
  
  — C’est la fin, mon vieux, dis-je en récupérant Hugo et en m’emparant d’une jambe tressautante que je propulsai en avant.
  
  Il ne poussa même pas un cri.
  
  Je regardai par-dessus le parapet. Le corps de U San, disloqué, gisait au pied du sanctuaire.
  
  Je m’adossai à la rambarde pour reprendre mon souffle et m’éclaircir les idées. D’abord le garrot. Je remis le pan de chemise en place sur ma blessure et resserrai la ceinture au moyen du stylo. Ensuite, je ramassai Wilhelmina et la replaçai dans son holster. Elle avait eu son content d’action pour la journée. Finalement, je nettoyai soigneusement Hugo et le glissai dans son étui de chamois.
  
  Et le Sentinel de U San ?
  
  Je retournai vers l’escalier. Je n’en avais pas encore terminé. D’abord, il me fallait retrouver Kate. Ensuite, il nous resterait à faire disparaître le cadavre du Birman avant de rentrer à Pagan.
  
  « Chaque chose en son temps. De la méthode, me dis-je. Commençons par le pistolet. »
  
  Mais le Sentinel n’était plus à l’endroit où il était tombé.
  
  Un pistolet ne s’envole pas tout seul. Courbé en deux, je ratissai le sol de pierre à l’entrée du passage. Je ne voulais laisser aucune trace permettant à un éventuel visiteur de constater qu’un combat s’était déroulé dans le temple de Manaha.
  
  Enfin, le plus dur était passé, n’est-ce pas ?
  
  Erreur.
  
  Le plus dur restait encore à faire.
  
  Car je finis par retrouver le 357 Magnum de U San. Mais pas du tout sur le sol poussiéreux du passage. Il était dans une main. Une main dont l’index caressait la détente avec délicatesse mais fermeté. Après la main venait un bras puis un corps svelte et très attirant.
  
  — Vous avez eu une matinée très agitée, monsieur Nick Carter.
  
  — Très. Et j’ai l’impression que ce n’est pas terminé… mademoiselle Kate Holmes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  — Surpris ?
  
  C’était déjà ce mot qu’elle avait utilisé en me tombant dessus à l’improviste dans la salle de restaurant du Strand.
  
  — Ça n’était pas mal tant que ça a duré, tu ne trouves pas ? ajouta-t-elle.
  
  — Pas mal ! C’est un peu faible, dis-je, le regard alternant entre le Sentinel et les yeux bleu polaire. Mais j’ai toujours eu une réticence : les yeux. Il y avait quelque chose qui me chagrinait dans tes yeux. Aujourd’hui, je comprends pourquoi.
  
  — Qu’est-ce qui ne collait pas ?
  
  — Trop froids, trop implacables pour une petite étudiante en archéologie.
  
  — Que tu le croies ou non, j’étais réellement étudiante en archéologie.
  
  — Tu étais ?
  
  — Avant… Avant que je comprenne que l’histoire du passé était beaucoup moins importante que l’histoire du présent et, surtout, que l’histoire de l’avenir. Un avenir exaltant et bien moins lointain que ne le croient la plupart des gens. La seule chose que je déplore c’est que la construction de cet avenir passe irrémédiablement par la violence.
  
  Je reculai sur la terrasse inondée de soleil et tendis le doigt derrière moi.
  
  — Va donc raconter ça à ton copain qui vient de faire le grand saut.
  
  — Il a donné sa vie pour la Cause, énonça placidement Kate.
  
  Elle avança lentement, en prenant son temps, et me rejoignit près de la balustrade qui dominait les ruines de Pagan, des ruines souillées de sang, au milieu desquelles gisait le corps désarticulé de U San.
  
  — Et quelle est cette cause, Kate ?
  
  — La liberté pour les opprimés du monde entier, répliqua-t-elle avec le débit d’un robot.
  
  Elle releva fièrement la tête et une lueur d’arrogance traversa son regard bleu.
  
  — Tu as subi un lavage de cerveau, ma parole !
  
  — Ça te plairait, hein ? Pas du tout. Le libéral cherche à aider les opprimés pour faire taire sa culpabilité. Le révolutionnaire, lui, sait qu’il fait partie intégrante de la classe opprimée.
  
  — La révolution mondiale, c’est ça ton truc ?
  
  — Suffit, maintenant, Nick. Je veux le film.
  
  — Qu’est-ce qui te fait croire que je l’ai ?
  
  Elle renversa la tête en arrière et me lâcha au nez un rire chargé de mépris. Un rire que je n’avais jamais entendu dans sa bouche. J’avais l’impression qu’il venait d’une partie profonde d’elle-même à laquelle je n’avais jamais eu accès. Il était dur et froid comme ses yeux, sec comme ses petites lèvres pincées. Kate venait de tomber le masque qu’elle portait depuis le jour de notre rencontre. La jeune femme que j’avais en ce moment sous les yeux était une simulatrice consommée.
  
  — Garde les mains en l’air ! ordonna-t-elle d’un air sombre. (Elle rattrapa la garde de la détente. Je levai les mains bien haut au-dessus de ma tête.) Parfait. Maintenant, tu vas prendre ton arme entre deux doigts. Deux doigts, j’ai bien dit ! Pas trois ni quatre, Nick ! Je n’hésiterai pas une seconde à tirer. Je l’ai déjà fait, alors ne me pousse pas à recommencer. Tu as bien compris ? Tu prends ton arme entre deux doigts et tu la laisses tomber par terre ! C’est clair ?
  
  — Comme de l’eau de roche.
  
  Je fis exactement ce qu’elle me disait. Je la savais capable de me tirer un pruneau de gros calibre dans le ventre. Wilhelmina tomba sur les pierres avec un claquement métallique. De nouveau, je levai les bras en espérant que, contre toute vraisemblance, elle ne remarquerait pas la silhouette de l’étui de chamois qui se dessinait sous le tissu léger de ma chemise.
  
  — Et maintenant, le microfilm, Nick.
  
  — Il est à toi, dis-je. Après tout, tu l’as bien gagné. Je t’ai trouvée sublime. Ton chef va certainement épingler une médaille sur ta valeureuse et néanmoins ravissante poitrine.
  
  Je la maudissais, mais je me maudissais encore plus d’être tombé dans le piège du charme, de lui avoir stupidement fait confiance. J’étais en train de recevoir une leçon, une leçon inestimable et que je n’étais pas près d’oublier… si je sortais vivant de Pagan… si le 357 Magnum de Kate ne mettait pas un terme à mon illustre carrière.
  
  — Je n’ai pas de chef, rétorqua-t-elle. Je suis au service du peuple.
  
  — Quel peuple ? Ils en font partie, de ton peuple, ceux qui ont assassiné Poy Chu et le gars de l’hydrofoil… Wai Tsang ?
  
  — Poy Chu avait trahi la Cause. Mais je n’ai rien à voir dans cette histoire. C’est quelqu’un d’autre qui a fait ce travail de boucher. En principe, il ne devait pas être éliminé. Il était prévu de le ramener à…
  
  Elle se tut soudainement et détourna les yeux.
  
  — À Pékin ?
  
  — Je veux la liste, Nick. C’est la seule chose qui compte. Je sais qu’elle n’est pas dans ta valise, ni dans son double fond.
  
  — Tu as vérifié ?
  
  — Évidemment ! répondit-elle d’une voix de plus en plus énervée. Tu me prends pour une idiote ?
  
  — Oh ! ça non, certainement pas ! affirmai-je avec sincérité. Mais laisse-moi encore te poser une ou deux questions. Fais-moi cette faveur, Kate. C’est tout ce que je te demande. Je te l’ai déjà dit : la liste est à toi. Quand je suis marron, je suis marron. Je sais reconnaître une défaite. J’aimerais simplement savoir…
  
  — … qui a tué Wai Tsang ? compléta-t-elle.
  
  — Oui.
  
  — Je ne pouvais pas le laisser flanquer ma couverture par terre. Je n’avais pas le choix.
  
  — Et tu étais au musée à Rangoon ?
  
  — Oui. Je suis arrivée au moment où la sonnerie d’alarme s’est déclenchée.
  
  — C’est bien ce que je pensais. Mais pourquoi n’avez-vous pas fait fouiller les objets par l’attaché culturel ? Vous saviez que la liste y était cachée.
  
  — On ne l’a su qu’après l’effraction. Mais c’est fini, les questions, Nick. J’ajouterai simplement que j’ai reçu pour mission de faire d’une pierre deux coups.
  
  Le premier coup consistant à récupérer la liste et le second à éliminer l’espion, en toute logique.
  
  — Plus que deux questions et ce sera fini, lui promis-je. U San, pour commencer.
  
  — Un contact local, mort pour la Cause, répéta-t-elle comme un perroquet, reprenant mot pour mot le langage du Parti.
  
  Était-ce bien Kate Holmes qui parlait ainsi ? Je la voyais fonctionner sous mes yeux, aussi implacable et insensible qu’une machine. Je ne pouvais pas croire qu’elle ait pu changer à ce point.
  
  — Mais pour l’amour de Dieu, Kate ! comment ont-ils pu te faire avaler tout ça ?
  
  — L’amour de Dieu n’a rien à voir là-dedans, rectifia-t-elle imperturbablement.
  
  J’élevai la voix, essayant de la toucher d’une manière ou d’une autre, de trouver le point sensible.
  
  — Mais qu’est-ce qu’ils t’ont donc fait subir ?
  
  C’était elle, ce Monsieur X que j’essayais d’identifier depuis le début et dont je n’avais jamais pu déjouer les manœuvres ! Je ne pouvais me résoudre à le croire.
  
  — Personne ne m’a rien fait subir, laissa-t-elle tomber d’une voix métallique, insensible, dépourvue de toute forme d’émotion. Mais, si ça t’intéresse tellement, tout a commencé il y a trois ans, alors que j’assistais à une conférence internationale d’archéologie à Stockholm. Si tu veux vraiment savoir pourquoi une gentille fille comme moi – pour reprendre les termes chers aux sexistes et aux mâles chauvins –, donc, si tu veux vraiment savoir pourquoi je me suis engagée dans une ligne d’action aussi-inhabituelle, la réponse est extrêmement simple. Une personne qui m’était particulièrement chère a été tuée, froidement abattue, assassinée par…
  
  — … les flics du pouvoir ? demandai-je avec un petit rire grinçant.
  
  — Par des hommes qui ignorent tout simplement à quel point ils sont opprimés.
  
  — Ce sont des choses que tout le monde déplore, Kate, dis-je, ne renonçant toujours pas à l’idée de la raisonner. Moi, en tout cas. Je suis sincèrement désolé, Kate, tu peux me croire.
  
  — Inutile de vous mettre en frais, monsieur Carter. S’il est une chose au monde dont je n’ai nullement besoin, c’est d’une épaule pour pleurer. Et, maintenant, pour la dernière fois, le film.
  
  — D’accord. Et merci pour les réponses, sinon pour les souvenirs.
  
  — Le film !
  
  — Voilà, voilà… Il est dans ma chaussure. Le coup du talon creux. C’est un vieux film de James Bond qui m’a donné cette idée.
  
  Je me courbai en deux pour déchausser l’un de mes mocassins. Je n’avais pas de sable sous la main à lui projeter dans les yeux. Je me contentai donc d’ôter le soulier.
  
  — Jette ! ordonna Kate.
  
  Je lâchai le mocassin.
  
  — Pousse-le vers moi avec ton pied.
  
  — Avec plaisir, répondis-je.
  
  Je fis un mouvement du pied, mais pas du tout celui auquel elle s’attendait. Ramenant le genou contre ma poitrine j’expédiai un coup de pied à l’horizontale. Le doigt de Kate se crispa sur la détente et j’entendis le projectile passer à quelques centimètres de mon oreille avec un bruit d’abeille. Mon pied partit une seconde fois pour se heurter à une parade de l’avant-bras.
  
  Ainsi on lui avait aussi enseigné quelques rudiments de karaté. Cela ne me surprenait en rien. À la vérité, ce n’était pas sa connaissance des arts martiaux qui me préoccupait mais plutôt son Sentinel. Elle tira une seconde fois sans l’ombre d’une hésitation.
  
  Sans résultat. L’automatique s’était enrayé.
  
  Cela, je le devais sans aucun doute à ma bonne Wilhelmina, lorsqu’une de ses balles avait touché le canon du Sentinel moins d’une demi-heure auparavant. Au lieu de jeter son pistolet, Kate fit demi-tour et s’élança vers l’escalier au bout de l’étroit passage. J’enfilai vivement mon soulier, ramassai Wilhelmina et démarrai derrière elle.
  
  Au moment où je franchis la frontière entre la terrasse et le petit passage couvert, j’eus l’impression de plonger dans l’obscurité. J’atteignis rapidement le haut de l’escalier dans lequel résonnait le bruit de la fuite de Kate. Si elle arrivait avant moi à la jeep, je n’avais pas l’ombre d’une chance de m’en tirer. Je voyais déjà le scénario se déroulant sous mes yeux comme si j’y étais : Kate sautant dans la jeep et filant à Pagan. Kate expliquant aux autorités que j’étais l’auteur du vol du train. Kate racontant que j’avais assassiné un citoyen de la République socialiste de Birmanie et que j’avais essayé de l’assassiner, elle aussi.
  
  Je ne pouvais pas la laisser faire.
  
  C’était elle, Monsieur X, mon adversaire, mon concurrent, mon ennemi. J’étais au bas du premier escalier, je traversai le couloir principal en grillant tous les stops et fonçai dans le second escalier. Le claquement des semelles de Kate se répercutait sous les voûtes qui en amplifiaient la résonance. Je dévalai les marches de pierre et débouchai au rez-de-chaussée.
  
  Les trois statues de Bouddha me regardaient d’un œil morne. J’enlaçai de mon index la détente de Wilhelmina, prêt à lui donner, une fois encore, la possibilité de faire ses preuves. Je progressais lentement sur l’épaisse moquette de poussière, enveloppé par un silence impalpable. Il n’était pas question de foncer vers la jeep tant que je n’avais pas repéré Kate. Elle pouvait être dissimulée n’importe où, attendant mon passage pour me faire mordre la poussière du sanctuaire en me tirant dans le dos une décharge mortelle qui me pulvériserait la colonne vertébrale. Je tournai la tête juste à temps pour voir l’énorme Bouddha aux lèvres peintes basculer de son piédestal. D’un bond, j’évitai la chute du colosse d’argile qui se fractura en trois morceaux. Deux lueurs menaçantes étincelaient dans la niche qu’il avait occupé quelques instants plus tôt : celle d’un automatique nickelé et d’un regard bleu iceberg.
  
  Une voix d’ordinateur, incapable d’émotion, imperméable à la raison, résonna dans la niche.
  
  — C’est ici que s’achève la route de Birmanie, tueur d’élite N3.
  
  Kate tira et manqua sa cible.
  
  Je ripostai, et fis mouche.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  SEPTIÈME JOUR. Dacca, ville aux mille mosquées.
  
  Paletwa, Cox’s Bazar. Chittagong et Dacca, capitale du Bangladesh. La route de Birmanie s’achevait là, comme Kate Holmes l’avait prédit. J’avais une suite à l’Intercontinental avec eau courante, chaude et froide, air conditionné et toutes les commodités occidentales qu’il est possible de s’offrir moyennant finances. Une couche de tissu cicatriciel toute neuve recouvrait les dégâts de la balle reçue à Pagan. Un pansement immaculé m’enveloppait le bras. J’avais sur le dos des vêtements propres et, au creux de la poitrine, une douleur dont les effets seraient certainement assez longs à se dissiper. Elle n’était ni organique, ni physiologique, ni pathologique. Mais si je n’avais pas appuyé sur la détente…
  
  — À l’ambassade des États-Unis, dis-je au conducteur qui attendait devant l’hôtel auprès d’un vélo-pousse aussi rigoureusement impeccable que son pantalon blanc flottant, sa kirta et sa coiffe musulmane.
  
  Je n’étais pas d’humeur à m’engager dans des discussions de marchands de tapis. Dès qu’il annonça un prix, j’acquiesçai d’un hochement de tête et grimpai dans le véhicule.
  
  Nous roulâmes au milieu des chars à bœufs et des cyclistes, évitâmes prudemment des quartiers où se dressaient les huttes de contreplaqué habitées par des parias faméliques. J’avais les poches pleines de roupies et cette douleur au creux de la poitrine. Nous passâmes dans des rues encombrées d’étals et de marchands assis côte à côte sur les talons et époussetant leur éventaire à l’aide de plumeaux faits de plumes véritables. Des enfants bruns en haillons couraient autour du vélo-pousse en criant :
  
  — Bakchich ! Bakchich !
  
  L’air était imprégné de relents de cacahuètes, de curry et de famine.
  
  J’avais emprunté la jeep du U San pour passer au Bangladesh. J’avais soudoyé les gardes-frontière de Paletwa. La traversée des collines du territoire des Chins avait duré les deux jours prévus par U San, sur des routes exécrables lorsqu’elles n’étaient pas complètement inexistantes.
  
  Ni rien ni personne ne pourrait me convaincre que Kate n’avait pas été manipulée, qu’on ne lui avait pas fait subir de bourrage de crâne. Personne ne me ferait croire qu’elle était entrée dans leur ambassade de Stockholm avec un œil souriant et la sagesse du Grand Timonier dans la bouche.
  
  — Le sahib veut que j’attende ? demanda le conducteur à notre arrivée devant l’ambassade.
  
  — Merci. Je vais peut-être rentrer à pied.
  
  — À pied ? Dangereux. Beaucoup de gens demandent de l’argent.
  
  Je ne répondis pas. Il referma sa paume moite sur les roupies et repartit avec un haussement d’épaules. Je montrai patte blanche au planton qui montait la garde devant la grille, pénétrai dans l’enceinte et empruntai la longue allée de graviers qui conduisait aux marches de l’ambassade.
  
  Le microfilm devait partir par avion le soir même dans la valise diplomatique de l’ambassadeur. David Hawk assurerait en personne la réception à l’aéroport. Quant à moi, mon retour à Washington était prévu dans deux jours. La boucle était bouclée, à un point de détail près.
  
  Je fus accueilli à la porte par le secrétaire particulier de l’ambassadeur, un jeune homme strict, vêtu d’un non moins strict costume à rayures. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il incarnait la nouvelle vague des diplomates de carrière, mais il était parfaitement insignifiant.
  
  — Comment allez-vous aujourd’hui, monsieur Carter ? me demanda-t-il, manifestement plus soucieux de respecter les convenances que de connaître les réalités de mon état de santé.
  
  — Fatigué, répondis-je, bien que ma lassitude fût plus morale que physique. Le lecteur de microfiches est-il prêt ?
  
  — Par ici, s’il vous plaît.
  
  Je traversai le hall derrière lui puis une enfilade de couloirs plus bureaucratiques les uns que les autres. Des machines à écrire crépitaient furieusement. Des téléphones sonnaient. Le vrombissement de l’air conditionné faisait vibrer l’atmosphère environnante.
  
  — Que d’activité, que d’activité ! commentai-je.
  
  — Oui, ça a toujours été ainsi et ça le sera toujours.
  
  Il finit par ouvrir une porte tout au bout des couloirs. La pièce minuscule était vide, à l’exception d’une chaise et d’un bureau de bois sur lequel on avait installé le lecteur.
  
  — Je suis là si vous avez besoin de moi, dit mon accompagnateur en s’effaçant pour me laisser entrer. Vous savez faire fonctionner cet engin ?
  
  — Je crois que je m’arrangerai, répondis-je avec un hochement de tête.
  
  Lorsqu’il eut refermé la porte, je m’installai devant le bureau, ôtai ma montre et dévissai le boîtier d’acier inoxydable. Je sortis fiévreusement le microfilm et remontai le boîtier.
  
  Cinq minutes plus tard, le point de détail s’était éclairci. L’évidence était là, sous mes yeux, absolument irréfutable. Le texte chinois ne présentait aucune difficulté de traduction :
  
  HOLMES KATHERINE, également connue sous le nom de Hollis, Carolyn et de Carlton, Helene. Née à Kenosha, Wisconsin, USA, en 1951. Dernier domicile connu : 608 East 84 Street, New York City. Mentions additionnelles : formation en art dramatique (trois ans au Théâtre populaire), formation en archéologie, Weathermen (deux ans). Excellente dans le maniement des armes de poing, bonne en arts martiaux. Parle couramment : chinois, russe, allemand…
  
  Je ne pus m’empêcher d’avoir une pensée pour Sam Spade, le héros de fiction créé par Dashiell Hammett qui eut un jour cette réplique : « Je n’aime pas être pris pour un jobard. »
  
  Déjà la douleur de ma poitrine commençait à se dissiper. À la vérité, je ne la sentais presque plus.
  
  
  
  
  
  IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
  
  7, bd Romain-Rolland – Montrouge.
  
  Usine de La Flèche, le 02‑06‑1982.
  
  1163-5 – N® d’Éditeur 4579, juin 1982.
  
  
  
  
  
  Notes
  
  
  [1] Agence au service du Président des États-Unis. Axe signifie hache.
  
  [2] Directeur de l’Axe.
  
  [3] Dix-huit dollars H. K valent à peu près trois dollars US.
  
  [4] Young Women Christian Association : Association chrétienne de jeunes Femmes.
  
  [5] Au revoir.
  
  
  
  
  
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