Mon nom est Hubert Bonisseur de la Bath, mais l’on emploie souvent pour me désigner mon numéro matricule d’OSS 117. Je suis colonel au Service Action de l’agence centrale de renseignement des États-Unis, la « C.I.A. ».
Il était exactement quinze heures moins cinq minutes lorsque l’Orient-Express, en provenance de Paris, s’immobilisa sous l’immense verrière de la West-Bahnhof, la plus importante des gares de Vienne. Le contrôleur du wagon-lit appela un porteur et lui confia ma grosse valise de cuir fauve. Ma serviette de maroquin noir à la main, je pris aussitôt la direction de la sortie.
Cela faisait bien quinze ans que je n’avais pas remis les pieds en Autriche et je m’attendais à y trouver quelques changements, dont le moindre n’était certainement pas la disparition des armées d’occupation alliées, le pays ayant recouvré sa complète liberté en octobre 1955.
Je pris à gauche dans le grand hall, passai entre les bureaux du tourisme et de la police et me retrouvai dehors. C’était en novembre, quelques jours après la Toussaint. Le temps était gris et froid et mon optimisme naturel s’en trouvait quelque peu diminué. Je me pris à souhaiter que l’affaire qui m’amenait à Vienne fût promptement réglée et que M. Smith, qui est mon patron, m’envoyât ensuite dans un pays chaud.
La blouse rayée bleu et blanc des porteurs viennois les fait ressembler aux garçons charcutiers français. Celui qui avait la charge de ma valise arriva et j’appelai un taxi.
De l’affaire qui m’amenait, je ne savais pratiquement rien. Ces dernières semaines, je les avais passées en France, à Chantilly, montant chaque jour à cheval au Cercle Hippique de Luzarches. C’était là que M. Smith m’avait envoyé un courrier avec une couverture et des instructions. La couverture me transformait en un certain Hubert Delacombe, administrateur de sociétés, de nationalité française, domicilié 18, avenue de Messine à Paris. Elle comprenait tout un jeu de faux papiers : passeport, carte nationale d’identité, permis de conduire, quelques cartes de membre des clubs parisiens les plus en vue, deux ou trois feuilles de contravention pour stationnement illicite dans la zone bleue, une invitation à un « coquetèle », une autre à une générale, et j’en oublie.
Quant aux instructions, elles se résumaient à ceci : « Partez immédiatement pour Vienne (ci-joint billet de chemin de fer) et, dès votre arrivée, prenez contact avec Soslan Kholine, membre du « N.T.S. », demeurant à Vienne, 36 bis, Post Gasse, téléphone : 69-70-75. Reconnaissance : vous lui demanderez combien font 75 et 116 additionnés et il devra vous répondre 301. Il vous mettra au courant et vous déciderez si vous devez poursuivre ou non. »
Le « N.T.S. », c’est le « Narodno Troudoyov Soyouz », autrement dit : l’Alliance Nationale des Russes Solidaires. Il s’agit d’un organisme politique anticommuniste composé d’émigrés russes qui luttent pour débarrasser leur patrie du régime soviétique. Le « N.T.S. » est installé à Francfort, où il dispose d’une imprimerie, et il entretient un important bureau à Berlin-Ouest. Son slogan est sans équivoque : « Nesem Tiranam Smert », soit : « Mort aux Tyrans ». Il existe depuis 1930 et est, depuis un certain temps, subventionné par la « C.I.A. » qui, en contrepartie, utilise certains de ses agents pour les missions en U.R.S.S. Les dirigeants du Kremlin considèrent le « N.T.S. » comme un adversaire avec lequel il faut compter et ils ont essayé à plusieurs reprises de faire assassiner son chef : Georgi Okolovitch.
Je ne crois pas personnellement que le « N.T.S. » ait jamais la moindre chance de changer l’ordre établi en Union soviétique, mais il nous rend quelquefois de précieux services, et dans cette lutte implacable qu’est la guerre du renseignement, aucun concours ne peut être refusé lorsqu’il est efficace ; sous aucun prétexte.
Nous roulions sur le Ring, cette succession de grands boulevards qui ceinturent la vieille ville, et nous fûmes bientôt devant l’Impérial, où descendait autrefois Hitler et qui, remis à neuf, est redevenu le premier hôtel de Vienne. Je m’inscrivis à la réception et un employé me conduisit à ma chambre, au deuxième étage. Sans perdre de temps, en attendant que ma valise arrivât, je décrochai le téléphone et demandai le 69-70-75.
La sonnerie vibra longuement, mais personne ne répondit.
Soslan Kholine raconte :
Mon nom est Soslan Kholine, soixante-deux ans, émigré russe. Il était un peu plus de trois heures et demie, peut-être quatre heures moins un quart, lorsque je rentrai chez moi cet après-midi là. J’étais encore dans l’escalier quand j’entendis la sonnerie du téléphone. Je portais des chaussures neuves qui me faisaient mal et il ne me fut pas possible de me hâter. Puis, mes clés accrochèrent le tissu usé de la poche de mon manteau et je perdis quelques secondes à les dégager. Je pus enfin entrer, mais la sonnerie cessa juste à ce moment-là. J’allai tout de même décrocher. Il était trop tard. Je revins pousser le verrou de la porte, ôtai mon manteau et mon chapeau. Il faisait très sombre dans l’appartement et je dus allumer une lampe. Après quoi, exténué, je m’assis dans mon vieux fauteuil aux ressorts fatigués et déployai pour le lire le dernier numéro de « Za Rossiou », un des journaux publiés par la société d’édition Possev pour le « N.T.S. ».
Je suis moi-même un des plus anciens membres du « N.T.S. » et c’était pour le compte de cette organisation que je vivais à Vienne depuis quelques années, chargé de surveiller les membres des diverses délégations soviétiques et d’établir des contacts avec les transfuges d’au-delà du rideau de fer.
Mon regard glissait d’une ligne à l’autre, mais j’aurais été incapable ensuite de répéter ce que je venais de lire. Mon esprit était ailleurs, préoccupé par un incident qui venait de se produire…
Quelques mois plus tôt, au début de la saison d’été, j’avais réussi en utilisant un faux passeport à prendre part à un voyage en Hongrie, organisé par un bureau touristique de Vienne. À Budapest, un soir, dans un de ces restaurants avec orchestre tzigane où les Hongrois s’enivrent de la musique déchirante des violons, j’avais fait la connaissance d’un membre d’une délégation soviétique, un certain Kolia Vorassov.
Ce Kolia Vorassov, qui avait une trentaine d’années, était saoul comme seuls un Russe ou un Hongrois savent l’être. Pris par l’ambiance, j’avais bu moi aussi plus que de coutume et il m’est encore impossible de me rappeler comment nous en vînmes à parler politique. Je m’aperçus soudain avec terreur que j’étais en train d’exposer à un communiste les idées et les buts du « N.T.S. ». J’étais prêt à fuir, s’il en était encore temps, maudissant ma folle imprudence, lorsque j’avais constaté que mon interlocuteur, loin de s’indigner, paraissait au contraire m’approuver.
Nous avions continué à boire ensemble et la confiance m’était revenue. J’avais laissé partir mes compagnons de voyage et Kolia Vorassov m’avait raccompagné jusqu’à l’hôtel. Là, je lui avais confié quelques-uns des exemplaires de « Possev », de « Za Rossiou » et de « Nacy Dni »(1) que j’avais apportés pour les remettre à l’un de nos agents à Budapest, aux fins de distribution…
Le lendemain matin, j’avais été réveillé par des coups frappés à la porte. C’était Kolia Vorassov, qui me rapportait les journaux. Bien que souffrant d’une magistrale gueule de bois, j’avais tout de même recouvré suffisamment de lucidité pour me rendre compte de ce que j’avais fait. Et j’avais été épouvanté, cherchant les uniformes bleus des agents de l’A.V.O., la police secrète hongroise, derrière mon visiteur.
Mais, il était venu seul. Il avait passé la nuit à lire et à relire nos journaux, de la première à la dernière ligne et, disait-il, cette lecture avait été une révélation pour lui. Il y avait trouvé exprimées des idées qui correspondaient aux siennes sans qu’il l’eût jamais soupçonné. Il voulait me revoir, parler, parler de toutes ces choses qu’il venait de découvrir. Ses fonctions dans le corps diplomatique soviétique pouvaient lui permettre d’aider l’action du « N.T.S. »
Il offrait toutes les apparences de la sincérité, mais j’ai vu trop de choses durant trente années de vie clandestine pour croire encore aux apparences.
J’avais pris mes distances. Je lui avais conseillé de venir à Vienne, si cela lui était possible, et indiqué comment il pourrait me joindre par le truchement des petites annonces d’un grand quotidien autrichien. J’avoue que j’avais été un peu étonné de pouvoir ressortir de Hongrie sans ennuis.
Des semaines avaient passé et j’avais presque oublié cet épisode, lorsque l’annonce était parue. J’avais immédiatement envoyé un rapport à mes chefs, car la situation pouvait évoluer avec rapidité. Puis, le lendemain, j’étais allé au rendez-vous convenu…
À Vienne, un certain nombre de carrefours sur le Ring sont construits sur des passages souterrains qui servent en même temps de galeries marchandes. Celui qui se trouve devant l’Opéra, entre l’Opern Ring et le Kartner Ring, est le plus fréquenté. Il est de plus doté d’une demi-douzaine d’accès avec escaliers roulants et d’un café restaurant au centre. C’était là que je devais retrouver Kolia Vorassov, à dix-huit heures le jour suivant la parution de l’annonce.
J’étais méfiant et j’avais pris la précaution de me rendre méconnaissable. Des lunettes, une moustache postiche, les cheveux coiffés différemment, une allure voûtée alors que je me tiens habituellement très droit, suffisaient. Je m’étais installé au café, près de la cloison vitrée, et j’avais vu arriver Kolia Vorassov par l’entrée sud de Kartner Strasse. En quelques minutes, j’avais acquis la certitude qu’il était surveillé par au moins trois individus. Je m’étais bien gardé de me montrer. Après un quart d’heure d’attente, Vorassov était reparti, visiblement fort déçu.
Trois jours plus tard, l’annonce était reparue. Je n’avais pas bougé. Dans le même temps, j’avais reçu de mes chefs une réponse à mon rapport concernant cette affaire. Quelqu’un m’était envoyé, qui devait tout prendre en main.
Je n’avais pas décommandé, et cela pour une raison très simple : je suis un homme âgé, physiquement diminué, et j’avais peur. J’espérais que celui qui devait venir réussirait à oblitérer le danger suspendu au-dessus de ma tête.
D’autres jours avaient passé, de plus en plus gris, de plus en plus froids. Comme couverture et pour gagner ma vie, je jouais du violon dans un orchestre qui passait alors chaque soir dans un cabaret proche du Graben, le « Casanova ». Une nuit, j’avais reconnu Kolia Vorassov attablé dans un box en compagnie d’une entraîneuse. Il me regardait, mais il n’avait pas cherché à prendre contact. Toutefois, après la fermeture, à quatre heures du matin, il m’avait semblé qu’une voiture suivait le taxi qui me ramenait chez moi.
Et puis, les jours suivants, il y avait eu cette impression d’être toujours observé. J’avais bien essayé de découvrir mes suiveurs parmi la foule des piétons, mais sans résultat. Jusqu’à ce soir-là, où j’avais parfaitement reconnu Kolia Vorassov dans un taxi qui me dépassait lentement à l’instant que je rentrais chez moi, Post Gasse…
Je repliai le journal et me levai pour me servir un petit verre de vodka. J’étais angoissé et j’éprouvais le besoin d’un remontant. Je bus un premier verre sans respirer, puis un second, sachant très bien que j’avais tort de boire, que l’alcool agissant sur moi comme un tranquillisant me rendait encore plus vulnérable.
Je me demandais pourquoi Kolia Vorassov, puisqu’il m’avait retrouvé, se contentait de m’observer sans chercher à me parler. Je ne comprenais pas…
Kolia Vorassov raconte :
Mon nom est Kolia Petrovitch Vorassov, trente-deux ans, ressortissant soviétique, attaché d’ambassade en poste à Vienne.
Cet après-midi-là, une fois de plus, j’avais suivi Soslan Kholine jusque devant la porte de son domicile, un vieil immeuble de Post Gasse. Une fois de plus, je n’avais pas osé établir le contact. Un sentiment étrange me retenait, fait de timidité et d’une répugnance certaine à commettre un acte qui m’apparaissait un peu comme une trahison.
Je me fis conduire Stephan Platz et quittai le taxi devant la cathédrale. J’avais l’intention de marcher jusqu’à l’Opéra tout en faisant du lèche-vitrine le long de Kartner Strasse. Depuis mon arrivée à Vienne, j’étais ébloui par le luxe des magasins. Jamais encore je n’étais venu dans un pays non communiste et je ne pouvais m’empêcher de penser, arrivant de Hongrie, que les Autrichiens avaient bien de la chance d’être la seule nation d’Europe que nous ayons évacuée après la guerre.
Il faisait froid et humide et je supportais bien mon manteau de loden et ma toque d’astrakan gris. Une grosse femme me bouscula et ce fut comme si je me réveillais. J’avais déjà parcouru beaucoup de chemin sans regarder les étalages. Soslan Kholine et le « N.T.S. » absorbaient entièrement mon esprit. C’était devenu une obsession, comme une écharde dans ma chair, que je ne pouvais ôter.
J’avais été élevé dans le moule soviétique et, ne connaissant pas d’autre façon de vivre, celle-là me convenait parfaitement. La révolution, la lutte des classes, n’étaient pour moi que des mots abstraits lus dans les manuels d’histoire. J’avais été membre des jeunesses communistes et fait mes études à l’université de Moscou, me destinant à la carrière diplomatique.
Pendant plusieurs années, j’avais été employé au ministère des Affaires étrangères ; puis, l’on m’avait envoyé à Budapest avec une mission militaire de liaison travaillant dans le cadre de l’Organisation du Pacte de Varsovie.
Là, pour la première fois, je m’étais trouvé en contact avec un peuple étranger, un peuple fier, farouche, déconcertant mais extraordinairement sympathique, qui n’hésitait pas à critiquer, ouvertement et avec violence, aussi bien ses propres dirigeants que les ingérences de l’Union soviétique.
J’avais fréquenté « Les caves du Roi Mathias », le café « Hungaria » où se réunissent les artistes et les intellectuels. Je m’y étais fait quelques amis, j’avais lu des journaux qui n’étaient pas communistes, écouté « La Voix de l’Amérique » sur un petit transistor importé d’Autriche.
Je n’avais pas été indigné, seulement troublé, un peu honteux, mais poussé par une force irrésistible à continuer, comme un adolescent au seuil de sa première expérience amoureuse. Et puis, j’avais connu Soslan Kholine et lu les journaux du « N.T.S. » qu’il m’avait confiés…
Cette lecture m’avait bouleversé. Il ne s’agissait plus cette fois de critiques du régime soviétique faites par des étrangers, mais de sentiments exprimés par des compatriotes dont l’amour passionné pour la patrie et pour le peuple russes paraissaient évidents, de sentiments qui dormaient en moi à mon insu et qui venaient brusquement de s’épanouir. Dès lors, je n’avais plus eu qu’une idée en tête : essayer de me faire nommer à Vienne, revoir Soslan Kholine, m’affilier au « N.T.S. ». Une idée fixe.
Je m’arrêtai pour allumer une cigarette. Un homme se planta devant moi, me parlant en allemand. Il était grand, vêtu d’une gabardine grise, nu-tête, presque chauve. J’eus un mouvement de recul et mon cœur se mit à battre follement. Puis, je compris que l’homme voulait simplement du feu et je lui en donnai. Mais, ma main tremblait et je dus craquer une seconde allumette. L’homme me remercia et me lança un regard étrange et scrutateur avant de s’éloigner.
Je repartis, bouleversé par cet incident stupide. J’avais les nerfs malades et je le savais. Cela durait depuis des semaines, depuis que j’avais connu Soslan Kholine à Budapest, et cela ne faisait que s’aggraver. Je ne dormais plus et je maigrissais à vue d’œil. Des angoisses irraisonnées m’étreignaient à chaque instant.
Je comprenais fort bien que cette dégradation de mon état de santé était due au simple fait que je n’avais pu encore résoudre mon problème concernant le « N.T.S. ». Cela ne faisait aucun doute, je ne pourrais longtemps encore tenir le coup ; la dépression nerveuse me guettait.
Brusquement, je décidai d’en finir. Soslan Kholine était chez lui, je n’avais qu’à y retourner et frapper à sa porte. Je fis demi-tour.
CHAPITRE
2
OSS 117, raconte…
Ma valise était défaite, mon linge rangé, mes vêtements pendus. J’avais pris un bain. En robe de chambre j’allai jeter un coup d’œil à travers les vitres de la double fenêtre. De l’autre côté de la rue se dressait l’académie de musique. Les amours de pierre, de style Bouchardon, qui ornent la toiture de l’édifice, retinrent un instant mon attention, puis mon regard descendit le long de la façade, découvrit l’intérieur d’une salle de répétitions, un bureau poussiéreux où une secrétaire entre deux âges était fort occupée à se vernir les ongles.
Le ciel était toujours gris et bas et il faisait déjà sombre. J’allumai toutes les lumières et tirai les rideaux. Puis je fis fonctionner le poste de radio encastré dans la boiserie du canapé qui constituait l’élément essentiel du coin-salon. Je n’étais pas particulièrement joyeux. L’attente est un état pénible. J’établissais un plan pour l’emploi de ma soirée, au cas où je ne pourrais joindre Kholine, lorsque le téléphone sonna.
L’appareil était sur le bureau. Je pris le combiné. C’était le concierge. La voiture sans chauffeur que je lui avais demandé de louer pour moi était en bas, à ma disposition. Je dis merci et raccrochai. Puis, je sonnai la femme de chambre et lui confiai du linge à laver et un costume à repasser. Elle n’était pas des plus séduisantes et les clients de l’hôtel ne devaient pas souvent l’appeler pour autre chose.
Je repris le téléphone et redemandai le 69-70-75. L’écouteur à l’oreille, je feuilletai de ma main libre un petit opuscule intitulé en quatre langues : « Une semaine à Vienne ». Mes doigts s’étaient immobilisés sur la page des cabarets lorsqu’une voix d’homme, grave et lasse, répondit.
— Êtes-vous Soslan Kholine ? m’enquis-je.
— C’est de la part de qui ?
— C’est pour un sondage, répliquai-je. Êtes-vous capable de me dire comme ça, tout de suite, combien font 75 plus 116 ?
Il y eut un bref silence, puis mon interlocuteur répondit doucement :
— Je crois que ça doit faire 301.
— En tout cas, c’est la bonne réponse, affirmai-je. Quand puis-je vous voir ?
— Maintenant ?
— Si possible.
— Vous êtes pressé ?
— Je suis toujours pressé.
— Vous connaissez mon adresse ?
— Oui, dis-je. Si ça ne vous dérange pas…
— Je vous attends.
— Dans vingt minutes, une demi-heure au plus.
— C’est parfait.
Je remis l’appareil sur son berceau. Nous nous étions entretenus en allemand et il le parlait fort bien, avec toutefois un léger accent russe. J’entrepris de m’habiller…
Soslan Kholine raconte…
Dans le miroir ancien, au cadre baroque dédoré qui était suspendu au mur au-dessus de la table du téléphone, je vis mon visage souriant et comme rajeuni. Ma tête se tenait plus haute, mes poumons respiraient plus librement. Un sentiment nouveau de sécurité, d’optimisme, avait soudain chassé les vieilles inquiétudes. L’homme que l’on m’avait annoncé était arrivé et j’avais l’impression que du même coup tous mes ennuis étaient terminés.
Si j’avais pu savoir…
Dans les minutes qui suivirent, je déployai une activité fébrile à mettre de l’ordre dans le salon, à nettoyer les cendriers, les verres sales, à fermer les rideaux sur la rue, à replier les journaux. Lorsque tout me parut à peu près présentable, je fis fonctionner le poste de radio. La maison était sonore et il m’arrivait souvent d’entendre les voix de mes voisins du dessous ou du dessus. Dans la clandestinité, on utilise couramment les récepteurs de radio ou les robinets d’eau dans le but de brouiller une conversation professionnelle et de la rendre incompréhensible à d’éventuelles oreilles indiscrètes. Mon nom et mon adresse étant certainement connus de mes adversaires, je ne pouvais pas être sûr de n’être pas espionné. Il existe maintenant des micros d’une telle sensibilité qu’il suffit de les appliquer sur un mur pour enregistrer un entretien se déroulant de l’autre côté de ce mur.
Je me rendis dans le cabinet de toilette pour me laver les mains et en profitai pour me donner un coup de peigne et resserrer le nœud de ma cravate. L’homme qui m’était envoyé par mes chefs était probablement quelqu’un d’important et je ne voulais pas qu’il emportât une mauvaise impression de moi. Je sais bien que le « N.T.S. » ne me laisserait pas tomber si la décision était prise de me mettre à la retraite ; mais, tout de même, cela ne serait plus pareil et il me faudrait alors réduire considérablement mon train de vie.
Je revins dans le salon et allai jeter un coup d’œil par la fenêtre en soulevant les rideaux. Une jeune femme en manteau de fourrure, la tête serrée dans un foulard clair, se hâtait sur le trottoir de l’autre côté. Elle ressemblait à Léopoldine, une prostituée qui venait m’apporter ses soins à domicile chaque vendredi à cinq heures.
La sonnerie de l’entrée se déclencha brusquement et je ne pus m’empêcher de sursauter. Le rideau m’échappa. La bouteille de vodka restée sur la table attira mon attention lorsque je me retournai. Il ne fallait pas que mon visiteur pût croire que je m’adonnais à la boisson. Je fis disparaître la bouteille et allai ouvrir.
C’était Kolia Vorassov.
Kolia Vorassov raconte :
Soslan Kholine était devant moi. Il me regardait, la bouche ouverte, l’air à la fois surpris et ennuyé. Sa main gauche tenait toujours la porte ouverte.
— Bonsoir, dis-je. Me reconnaissez-vous ?
Je m’étais exprimé en russe, à voix basse, presque murmurée.
— Je ne vous attendais pas, répliqua-t-il. J’eus l’impression qu’il attendait quelqu’un d’autre.
— Si le moment est mal choisi, repris-je, il m’est possible de revenir plus tard…
Il secoua négativement la tête. Son haleine sentait l’alcool et le tabac.
— Non, non, fit-il.
Mais il ne bougeait pas. Je fus pris d’une brusque envie de renoncer, de m’en aller ; mais, je m’entendis demander :
— Me permettez-vous d’entrer ?
Il tressaillit, puis dégagea l’entrée.
— Bien sûr…
Je pénétrai dans un long couloir flanqué de portes à droite et à gauche. Soslan Kholine referma.
— Débarrassez-vous, suggéra-t-il.
Je lui donnai mon manteau et ma toque de fourrure. Il les suspendit à une patère.
— Par ici…
Je le suivis. Tout au bout du couloir, une porte était ouverte sur un salon garni de meubles modernes et bon marché, du style « jeune ménage ». Un poste de radio fonctionnait et diffusait de la musique. Je reconnus « Unter Donner und Blitz » de Johann Strauss. Soslan Kholine s’approcha du poste et je crus qu’il allait l’éteindre ; mais, au contraire, il augmenta le volume du son.
Il revint vers moi et me montra un siège bas en bois clair revêtu de tissu rouge.
— Asseyez-vous.
Je m’assis. Il s’installa lui-même dans un vieux fauteuil de cuir qui apportait une note insolite dans l’ensemble du mobilier. Il croisa les jambes et posa ses coudes sur les accoudoirs, joignant les doigts de ses mains en forme de dôme.
— Comment allez-vous ? s’enquit-il. Êtes-vous depuis longtemps à Vienne ?
Sa voix mal assurée, un peu rauque et tremblante, dénonçait le malaise qui l’habitait. Il n’était pas heureux de me voir chez lui et cela m’étonnait. Mon propre malaise s’en trouva décuplé. J’avais les joues brûlantes et mon cœur battait follement. Je regrettais ma démarche, mais je n’avais pas le courage de me lever pour repartir.
— Depuis quelque temps, répondis-je.
Je toussai pour libérer ma gorge de ce qui l’oppressait.
— J’espérais vous voir plus tôt, enchaînai-je. J’ai fait paraître l’annonce dont nous étions convenus… Deux fois.
Son regard gris dévia.
— Elles ont dû m’échapper, répondit-il.
Je fus convaincu qu’il mentait.
— Après les entretiens que nous avions eus à Budapest, continuai-je, je pensais que vous seriez satisfait de me voir arriver…