Jean Bruce : другие произведения.

Valse viennoise pour Oss 117

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  VALSE VIENNOISE
  
  POUR OSS 117
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Mon nom est Hubert Bonisseur de la Bath, mais l’on emploie souvent pour me désigner mon numéro matricule d’OSS 117. Je suis colonel au Service Action de l’agence centrale de renseignement des États-Unis, la « C.I.A. ».
  
  Il était exactement quinze heures moins cinq minutes lorsque l’Orient-Express, en provenance de Paris, s’immobilisa sous l’immense verrière de la West-Bahnhof, la plus importante des gares de Vienne. Le contrôleur du wagon-lit appela un porteur et lui confia ma grosse valise de cuir fauve. Ma serviette de maroquin noir à la main, je pris aussitôt la direction de la sortie.
  
  Cela faisait bien quinze ans que je n’avais pas remis les pieds en Autriche et je m’attendais à y trouver quelques changements, dont le moindre n’était certainement pas la disparition des armées d’occupation alliées, le pays ayant recouvré sa complète liberté en octobre 1955.
  
  Je pris à gauche dans le grand hall, passai entre les bureaux du tourisme et de la police et me retrouvai dehors. C’était en novembre, quelques jours après la Toussaint. Le temps était gris et froid et mon optimisme naturel s’en trouvait quelque peu diminué. Je me pris à souhaiter que l’affaire qui m’amenait à Vienne fût promptement réglée et que M. Smith, qui est mon patron, m’envoyât ensuite dans un pays chaud.
  
  La blouse rayée bleu et blanc des porteurs viennois les fait ressembler aux garçons charcutiers français. Celui qui avait la charge de ma valise arriva et j’appelai un taxi.
  
  De l’affaire qui m’amenait, je ne savais pratiquement rien. Ces dernières semaines, je les avais passées en France, à Chantilly, montant chaque jour à cheval au Cercle Hippique de Luzarches. C’était là que M. Smith m’avait envoyé un courrier avec une couverture et des instructions. La couverture me transformait en un certain Hubert Delacombe, administrateur de sociétés, de nationalité française, domicilié 18, avenue de Messine à Paris. Elle comprenait tout un jeu de faux papiers : passeport, carte nationale d’identité, permis de conduire, quelques cartes de membre des clubs parisiens les plus en vue, deux ou trois feuilles de contravention pour stationnement illicite dans la zone bleue, une invitation à un « coquetèle », une autre à une générale, et j’en oublie.
  
  Quant aux instructions, elles se résumaient à ceci : « Partez immédiatement pour Vienne (ci-joint billet de chemin de fer) et, dès votre arrivée, prenez contact avec Soslan Kholine, membre du « N.T.S. », demeurant à Vienne, 36 bis, Post Gasse, téléphone : 69-70-75. Reconnaissance : vous lui demanderez combien font 75 et 116 additionnés et il devra vous répondre 301. Il vous mettra au courant et vous déciderez si vous devez poursuivre ou non. »
  
  Le « N.T.S. », c’est le « Narodno Troudoyov Soyouz », autrement dit : l’Alliance Nationale des Russes Solidaires. Il s’agit d’un organisme politique anticommuniste composé d’émigrés russes qui luttent pour débarrasser leur patrie du régime soviétique. Le « N.T.S. » est installé à Francfort, où il dispose d’une imprimerie, et il entretient un important bureau à Berlin-Ouest. Son slogan est sans équivoque : « Nesem Tiranam Smert », soit : « Mort aux Tyrans ». Il existe depuis 1930 et est, depuis un certain temps, subventionné par la « C.I.A. » qui, en contrepartie, utilise certains de ses agents pour les missions en U.R.S.S. Les dirigeants du Kremlin considèrent le « N.T.S. » comme un adversaire avec lequel il faut compter et ils ont essayé à plusieurs reprises de faire assassiner son chef : Georgi Okolovitch.
  
  Je ne crois pas personnellement que le « N.T.S. » ait jamais la moindre chance de changer l’ordre établi en Union soviétique, mais il nous rend quelquefois de précieux services, et dans cette lutte implacable qu’est la guerre du renseignement, aucun concours ne peut être refusé lorsqu’il est efficace ; sous aucun prétexte.
  
  Nous roulions sur le Ring, cette succession de grands boulevards qui ceinturent la vieille ville, et nous fûmes bientôt devant l’Impérial, où descendait autrefois Hitler et qui, remis à neuf, est redevenu le premier hôtel de Vienne. Je m’inscrivis à la réception et un employé me conduisit à ma chambre, au deuxième étage. Sans perdre de temps, en attendant que ma valise arrivât, je décrochai le téléphone et demandai le 69-70-75.
  
  La sonnerie vibra longuement, mais personne ne répondit.
  
  Soslan Kholine raconte :
  
  Mon nom est Soslan Kholine, soixante-deux ans, émigré russe. Il était un peu plus de trois heures et demie, peut-être quatre heures moins un quart, lorsque je rentrai chez moi cet après-midi là. J’étais encore dans l’escalier quand j’entendis la sonnerie du téléphone. Je portais des chaussures neuves qui me faisaient mal et il ne me fut pas possible de me hâter. Puis, mes clés accrochèrent le tissu usé de la poche de mon manteau et je perdis quelques secondes à les dégager. Je pus enfin entrer, mais la sonnerie cessa juste à ce moment-là. J’allai tout de même décrocher. Il était trop tard. Je revins pousser le verrou de la porte, ôtai mon manteau et mon chapeau. Il faisait très sombre dans l’appartement et je dus allumer une lampe. Après quoi, exténué, je m’assis dans mon vieux fauteuil aux ressorts fatigués et déployai pour le lire le dernier numéro de « Za Rossiou », un des journaux publiés par la société d’édition Possev pour le « N.T.S. ».
  
  Je suis moi-même un des plus anciens membres du « N.T.S. » et c’était pour le compte de cette organisation que je vivais à Vienne depuis quelques années, chargé de surveiller les membres des diverses délégations soviétiques et d’établir des contacts avec les transfuges d’au-delà du rideau de fer.
  
  Mon regard glissait d’une ligne à l’autre, mais j’aurais été incapable ensuite de répéter ce que je venais de lire. Mon esprit était ailleurs, préoccupé par un incident qui venait de se produire…
  
  Quelques mois plus tôt, au début de la saison d’été, j’avais réussi en utilisant un faux passeport à prendre part à un voyage en Hongrie, organisé par un bureau touristique de Vienne. À Budapest, un soir, dans un de ces restaurants avec orchestre tzigane où les Hongrois s’enivrent de la musique déchirante des violons, j’avais fait la connaissance d’un membre d’une délégation soviétique, un certain Kolia Vorassov.
  
  Ce Kolia Vorassov, qui avait une trentaine d’années, était saoul comme seuls un Russe ou un Hongrois savent l’être. Pris par l’ambiance, j’avais bu moi aussi plus que de coutume et il m’est encore impossible de me rappeler comment nous en vînmes à parler politique. Je m’aperçus soudain avec terreur que j’étais en train d’exposer à un communiste les idées et les buts du « N.T.S. ». J’étais prêt à fuir, s’il en était encore temps, maudissant ma folle imprudence, lorsque j’avais constaté que mon interlocuteur, loin de s’indigner, paraissait au contraire m’approuver.
  
  Nous avions continué à boire ensemble et la confiance m’était revenue. J’avais laissé partir mes compagnons de voyage et Kolia Vorassov m’avait raccompagné jusqu’à l’hôtel. Là, je lui avais confié quelques-uns des exemplaires de « Possev », de « Za Rossiou » et de « Nacy Dni »(1) que j’avais apportés pour les remettre à l’un de nos agents à Budapest, aux fins de distribution…
  
  Le lendemain matin, j’avais été réveillé par des coups frappés à la porte. C’était Kolia Vorassov, qui me rapportait les journaux. Bien que souffrant d’une magistrale gueule de bois, j’avais tout de même recouvré suffisamment de lucidité pour me rendre compte de ce que j’avais fait. Et j’avais été épouvanté, cherchant les uniformes bleus des agents de l’A.V.O., la police secrète hongroise, derrière mon visiteur.
  
  Mais, il était venu seul. Il avait passé la nuit à lire et à relire nos journaux, de la première à la dernière ligne et, disait-il, cette lecture avait été une révélation pour lui. Il y avait trouvé exprimées des idées qui correspondaient aux siennes sans qu’il l’eût jamais soupçonné. Il voulait me revoir, parler, parler de toutes ces choses qu’il venait de découvrir. Ses fonctions dans le corps diplomatique soviétique pouvaient lui permettre d’aider l’action du « N.T.S. »
  
  Il offrait toutes les apparences de la sincérité, mais j’ai vu trop de choses durant trente années de vie clandestine pour croire encore aux apparences.
  
  J’avais pris mes distances. Je lui avais conseillé de venir à Vienne, si cela lui était possible, et indiqué comment il pourrait me joindre par le truchement des petites annonces d’un grand quotidien autrichien. J’avoue que j’avais été un peu étonné de pouvoir ressortir de Hongrie sans ennuis.
  
  Des semaines avaient passé et j’avais presque oublié cet épisode, lorsque l’annonce était parue. J’avais immédiatement envoyé un rapport à mes chefs, car la situation pouvait évoluer avec rapidité. Puis, le lendemain, j’étais allé au rendez-vous convenu…
  
  À Vienne, un certain nombre de carrefours sur le Ring sont construits sur des passages souterrains qui servent en même temps de galeries marchandes. Celui qui se trouve devant l’Opéra, entre l’Opern Ring et le Kartner Ring, est le plus fréquenté. Il est de plus doté d’une demi-douzaine d’accès avec escaliers roulants et d’un café restaurant au centre. C’était là que je devais retrouver Kolia Vorassov, à dix-huit heures le jour suivant la parution de l’annonce.
  
  J’étais méfiant et j’avais pris la précaution de me rendre méconnaissable. Des lunettes, une moustache postiche, les cheveux coiffés différemment, une allure voûtée alors que je me tiens habituellement très droit, suffisaient. Je m’étais installé au café, près de la cloison vitrée, et j’avais vu arriver Kolia Vorassov par l’entrée sud de Kartner Strasse. En quelques minutes, j’avais acquis la certitude qu’il était surveillé par au moins trois individus. Je m’étais bien gardé de me montrer. Après un quart d’heure d’attente, Vorassov était reparti, visiblement fort déçu.
  
  Trois jours plus tard, l’annonce était reparue. Je n’avais pas bougé. Dans le même temps, j’avais reçu de mes chefs une réponse à mon rapport concernant cette affaire. Quelqu’un m’était envoyé, qui devait tout prendre en main.
  
  Je n’avais pas décommandé, et cela pour une raison très simple : je suis un homme âgé, physiquement diminué, et j’avais peur. J’espérais que celui qui devait venir réussirait à oblitérer le danger suspendu au-dessus de ma tête.
  
  D’autres jours avaient passé, de plus en plus gris, de plus en plus froids. Comme couverture et pour gagner ma vie, je jouais du violon dans un orchestre qui passait alors chaque soir dans un cabaret proche du Graben, le « Casanova ». Une nuit, j’avais reconnu Kolia Vorassov attablé dans un box en compagnie d’une entraîneuse. Il me regardait, mais il n’avait pas cherché à prendre contact. Toutefois, après la fermeture, à quatre heures du matin, il m’avait semblé qu’une voiture suivait le taxi qui me ramenait chez moi.
  
  Et puis, les jours suivants, il y avait eu cette impression d’être toujours observé. J’avais bien essayé de découvrir mes suiveurs parmi la foule des piétons, mais sans résultat. Jusqu’à ce soir-là, où j’avais parfaitement reconnu Kolia Vorassov dans un taxi qui me dépassait lentement à l’instant que je rentrais chez moi, Post Gasse…
  
  Je repliai le journal et me levai pour me servir un petit verre de vodka. J’étais angoissé et j’éprouvais le besoin d’un remontant. Je bus un premier verre sans respirer, puis un second, sachant très bien que j’avais tort de boire, que l’alcool agissant sur moi comme un tranquillisant me rendait encore plus vulnérable.
  
  Je me demandais pourquoi Kolia Vorassov, puisqu’il m’avait retrouvé, se contentait de m’observer sans chercher à me parler. Je ne comprenais pas…
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Mon nom est Kolia Petrovitch Vorassov, trente-deux ans, ressortissant soviétique, attaché d’ambassade en poste à Vienne.
  
  Cet après-midi-là, une fois de plus, j’avais suivi Soslan Kholine jusque devant la porte de son domicile, un vieil immeuble de Post Gasse. Une fois de plus, je n’avais pas osé établir le contact. Un sentiment étrange me retenait, fait de timidité et d’une répugnance certaine à commettre un acte qui m’apparaissait un peu comme une trahison.
  
  Je me fis conduire Stephan Platz et quittai le taxi devant la cathédrale. J’avais l’intention de marcher jusqu’à l’Opéra tout en faisant du lèche-vitrine le long de Kartner Strasse. Depuis mon arrivée à Vienne, j’étais ébloui par le luxe des magasins. Jamais encore je n’étais venu dans un pays non communiste et je ne pouvais m’empêcher de penser, arrivant de Hongrie, que les Autrichiens avaient bien de la chance d’être la seule nation d’Europe que nous ayons évacuée après la guerre.
  
  Il faisait froid et humide et je supportais bien mon manteau de loden et ma toque d’astrakan gris. Une grosse femme me bouscula et ce fut comme si je me réveillais. J’avais déjà parcouru beaucoup de chemin sans regarder les étalages. Soslan Kholine et le « N.T.S. » absorbaient entièrement mon esprit. C’était devenu une obsession, comme une écharde dans ma chair, que je ne pouvais ôter.
  
  J’avais été élevé dans le moule soviétique et, ne connaissant pas d’autre façon de vivre, celle-là me convenait parfaitement. La révolution, la lutte des classes, n’étaient pour moi que des mots abstraits lus dans les manuels d’histoire. J’avais été membre des jeunesses communistes et fait mes études à l’université de Moscou, me destinant à la carrière diplomatique.
  
  Pendant plusieurs années, j’avais été employé au ministère des Affaires étrangères ; puis, l’on m’avait envoyé à Budapest avec une mission militaire de liaison travaillant dans le cadre de l’Organisation du Pacte de Varsovie.
  
  Là, pour la première fois, je m’étais trouvé en contact avec un peuple étranger, un peuple fier, farouche, déconcertant mais extraordinairement sympathique, qui n’hésitait pas à critiquer, ouvertement et avec violence, aussi bien ses propres dirigeants que les ingérences de l’Union soviétique.
  
  J’avais fréquenté « Les caves du Roi Mathias », le café « Hungaria » où se réunissent les artistes et les intellectuels. Je m’y étais fait quelques amis, j’avais lu des journaux qui n’étaient pas communistes, écouté « La Voix de l’Amérique » sur un petit transistor importé d’Autriche.
  
  Je n’avais pas été indigné, seulement troublé, un peu honteux, mais poussé par une force irrésistible à continuer, comme un adolescent au seuil de sa première expérience amoureuse. Et puis, j’avais connu Soslan Kholine et lu les journaux du « N.T.S. » qu’il m’avait confiés…
  
  Cette lecture m’avait bouleversé. Il ne s’agissait plus cette fois de critiques du régime soviétique faites par des étrangers, mais de sentiments exprimés par des compatriotes dont l’amour passionné pour la patrie et pour le peuple russes paraissaient évidents, de sentiments qui dormaient en moi à mon insu et qui venaient brusquement de s’épanouir. Dès lors, je n’avais plus eu qu’une idée en tête : essayer de me faire nommer à Vienne, revoir Soslan Kholine, m’affilier au « N.T.S. ». Une idée fixe.
  
  Je m’arrêtai pour allumer une cigarette. Un homme se planta devant moi, me parlant en allemand. Il était grand, vêtu d’une gabardine grise, nu-tête, presque chauve. J’eus un mouvement de recul et mon cœur se mit à battre follement. Puis, je compris que l’homme voulait simplement du feu et je lui en donnai. Mais, ma main tremblait et je dus craquer une seconde allumette. L’homme me remercia et me lança un regard étrange et scrutateur avant de s’éloigner.
  
  Je repartis, bouleversé par cet incident stupide. J’avais les nerfs malades et je le savais. Cela durait depuis des semaines, depuis que j’avais connu Soslan Kholine à Budapest, et cela ne faisait que s’aggraver. Je ne dormais plus et je maigrissais à vue d’œil. Des angoisses irraisonnées m’étreignaient à chaque instant.
  
  Je comprenais fort bien que cette dégradation de mon état de santé était due au simple fait que je n’avais pu encore résoudre mon problème concernant le « N.T.S. ». Cela ne faisait aucun doute, je ne pourrais longtemps encore tenir le coup ; la dépression nerveuse me guettait.
  
  Brusquement, je décidai d’en finir. Soslan Kholine était chez lui, je n’avais qu’à y retourner et frapper à sa porte. Je fis demi-tour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  OSS 117, raconte…
  
  Ma valise était défaite, mon linge rangé, mes vêtements pendus. J’avais pris un bain. En robe de chambre j’allai jeter un coup d’œil à travers les vitres de la double fenêtre. De l’autre côté de la rue se dressait l’académie de musique. Les amours de pierre, de style Bouchardon, qui ornent la toiture de l’édifice, retinrent un instant mon attention, puis mon regard descendit le long de la façade, découvrit l’intérieur d’une salle de répétitions, un bureau poussiéreux où une secrétaire entre deux âges était fort occupée à se vernir les ongles.
  
  Le ciel était toujours gris et bas et il faisait déjà sombre. J’allumai toutes les lumières et tirai les rideaux. Puis je fis fonctionner le poste de radio encastré dans la boiserie du canapé qui constituait l’élément essentiel du coin-salon. Je n’étais pas particulièrement joyeux. L’attente est un état pénible. J’établissais un plan pour l’emploi de ma soirée, au cas où je ne pourrais joindre Kholine, lorsque le téléphone sonna.
  
  L’appareil était sur le bureau. Je pris le combiné. C’était le concierge. La voiture sans chauffeur que je lui avais demandé de louer pour moi était en bas, à ma disposition. Je dis merci et raccrochai. Puis, je sonnai la femme de chambre et lui confiai du linge à laver et un costume à repasser. Elle n’était pas des plus séduisantes et les clients de l’hôtel ne devaient pas souvent l’appeler pour autre chose.
  
  Je repris le téléphone et redemandai le 69-70-75. L’écouteur à l’oreille, je feuilletai de ma main libre un petit opuscule intitulé en quatre langues : « Une semaine à Vienne ». Mes doigts s’étaient immobilisés sur la page des cabarets lorsqu’une voix d’homme, grave et lasse, répondit.
  
  — Êtes-vous Soslan Kholine ? m’enquis-je.
  
  — C’est de la part de qui ?
  
  — C’est pour un sondage, répliquai-je. Êtes-vous capable de me dire comme ça, tout de suite, combien font 75 plus 116 ?
  
  Il y eut un bref silence, puis mon interlocuteur répondit doucement :
  
  — Je crois que ça doit faire 301.
  
  — En tout cas, c’est la bonne réponse, affirmai-je. Quand puis-je vous voir ?
  
  — Maintenant ?
  
  — Si possible.
  
  — Vous êtes pressé ?
  
  — Je suis toujours pressé.
  
  — Vous connaissez mon adresse ?
  
  — Oui, dis-je. Si ça ne vous dérange pas…
  
  — Je vous attends.
  
  — Dans vingt minutes, une demi-heure au plus.
  
  — C’est parfait.
  
  Je remis l’appareil sur son berceau. Nous nous étions entretenus en allemand et il le parlait fort bien, avec toutefois un léger accent russe. J’entrepris de m’habiller…
  
  Soslan Kholine raconte…
  
  Dans le miroir ancien, au cadre baroque dédoré qui était suspendu au mur au-dessus de la table du téléphone, je vis mon visage souriant et comme rajeuni. Ma tête se tenait plus haute, mes poumons respiraient plus librement. Un sentiment nouveau de sécurité, d’optimisme, avait soudain chassé les vieilles inquiétudes. L’homme que l’on m’avait annoncé était arrivé et j’avais l’impression que du même coup tous mes ennuis étaient terminés.
  
  Si j’avais pu savoir…
  
  Dans les minutes qui suivirent, je déployai une activité fébrile à mettre de l’ordre dans le salon, à nettoyer les cendriers, les verres sales, à fermer les rideaux sur la rue, à replier les journaux. Lorsque tout me parut à peu près présentable, je fis fonctionner le poste de radio. La maison était sonore et il m’arrivait souvent d’entendre les voix de mes voisins du dessous ou du dessus. Dans la clandestinité, on utilise couramment les récepteurs de radio ou les robinets d’eau dans le but de brouiller une conversation professionnelle et de la rendre incompréhensible à d’éventuelles oreilles indiscrètes. Mon nom et mon adresse étant certainement connus de mes adversaires, je ne pouvais pas être sûr de n’être pas espionné. Il existe maintenant des micros d’une telle sensibilité qu’il suffit de les appliquer sur un mur pour enregistrer un entretien se déroulant de l’autre côté de ce mur.
  
  Je me rendis dans le cabinet de toilette pour me laver les mains et en profitai pour me donner un coup de peigne et resserrer le nœud de ma cravate. L’homme qui m’était envoyé par mes chefs était probablement quelqu’un d’important et je ne voulais pas qu’il emportât une mauvaise impression de moi. Je sais bien que le « N.T.S. » ne me laisserait pas tomber si la décision était prise de me mettre à la retraite ; mais, tout de même, cela ne serait plus pareil et il me faudrait alors réduire considérablement mon train de vie.
  
  Je revins dans le salon et allai jeter un coup d’œil par la fenêtre en soulevant les rideaux. Une jeune femme en manteau de fourrure, la tête serrée dans un foulard clair, se hâtait sur le trottoir de l’autre côté. Elle ressemblait à Léopoldine, une prostituée qui venait m’apporter ses soins à domicile chaque vendredi à cinq heures.
  
  La sonnerie de l’entrée se déclencha brusquement et je ne pus m’empêcher de sursauter. Le rideau m’échappa. La bouteille de vodka restée sur la table attira mon attention lorsque je me retournai. Il ne fallait pas que mon visiteur pût croire que je m’adonnais à la boisson. Je fis disparaître la bouteille et allai ouvrir.
  
  C’était Kolia Vorassov.
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Soslan Kholine était devant moi. Il me regardait, la bouche ouverte, l’air à la fois surpris et ennuyé. Sa main gauche tenait toujours la porte ouverte.
  
  — Bonsoir, dis-je. Me reconnaissez-vous ?
  
  Je m’étais exprimé en russe, à voix basse, presque murmurée.
  
  — Je ne vous attendais pas, répliqua-t-il. J’eus l’impression qu’il attendait quelqu’un d’autre.
  
  — Si le moment est mal choisi, repris-je, il m’est possible de revenir plus tard…
  
  Il secoua négativement la tête. Son haleine sentait l’alcool et le tabac.
  
  — Non, non, fit-il.
  
  Mais il ne bougeait pas. Je fus pris d’une brusque envie de renoncer, de m’en aller ; mais, je m’entendis demander :
  
  — Me permettez-vous d’entrer ?
  
  Il tressaillit, puis dégagea l’entrée.
  
  — Bien sûr…
  
  Je pénétrai dans un long couloir flanqué de portes à droite et à gauche. Soslan Kholine referma.
  
  — Débarrassez-vous, suggéra-t-il.
  
  Je lui donnai mon manteau et ma toque de fourrure. Il les suspendit à une patère.
  
  — Par ici…
  
  Je le suivis. Tout au bout du couloir, une porte était ouverte sur un salon garni de meubles modernes et bon marché, du style « jeune ménage ». Un poste de radio fonctionnait et diffusait de la musique. Je reconnus « Unter Donner und Blitz » de Johann Strauss. Soslan Kholine s’approcha du poste et je crus qu’il allait l’éteindre ; mais, au contraire, il augmenta le volume du son.
  
  Il revint vers moi et me montra un siège bas en bois clair revêtu de tissu rouge.
  
  — Asseyez-vous.
  
  Je m’assis. Il s’installa lui-même dans un vieux fauteuil de cuir qui apportait une note insolite dans l’ensemble du mobilier. Il croisa les jambes et posa ses coudes sur les accoudoirs, joignant les doigts de ses mains en forme de dôme.
  
  — Comment allez-vous ? s’enquit-il. Êtes-vous depuis longtemps à Vienne ?
  
  Sa voix mal assurée, un peu rauque et tremblante, dénonçait le malaise qui l’habitait. Il n’était pas heureux de me voir chez lui et cela m’étonnait. Mon propre malaise s’en trouva décuplé. J’avais les joues brûlantes et mon cœur battait follement. Je regrettais ma démarche, mais je n’avais pas le courage de me lever pour repartir.
  
  — Depuis quelque temps, répondis-je.
  
  Je toussai pour libérer ma gorge de ce qui l’oppressait.
  
  — J’espérais vous voir plus tôt, enchaînai-je. J’ai fait paraître l’annonce dont nous étions convenus… Deux fois.
  
  Son regard gris dévia.
  
  — Elles ont dû m’échapper, répondit-il.
  
  Je fus convaincu qu’il mentait.
  
  — Après les entretiens que nous avions eus à Budapest, continuai-je, je pensais que vous seriez satisfait de me voir arriver…
  
  — Bien sûr, murmura-t-il avec un manque d’enthousiasme évident. Comment vous y êtes-vous pris ?
  
  J’entrepris de lui raconter. Je sentais qu’il nous faudrait parler beaucoup, de choses et d’autres, avant que la gêne qui nous paralysait fût dissipée. Je sentais qu’il se méfiait de moi et j’éprouvais un désir profond de le convaincre de ma sincérité.
  
  OSS 117 raconte :
  
  L’escalier était sale, les murs lépreux, la rampe grasse et luisante de crasse. Sur le palier, une fenêtre aux vitres obscurcies de poussière donnait vue sur une cour étroite en forme de trapèze.
  
  J’enfonçai le bouton de la sonnette et attendis en regardant par la fenêtre. À droite, à l’étage inférieur, un appartement était éclairé. Dans la cuisine, un vieux monsieur prenait un bain de pieds en lisant un journal. Dans la salle à manger, une vieille femme fumait un cigare et se curait les ongles sons l’œil intéressé d’un chat blanc perché sur la table.
  
  La porte s’ouvrit et je fis face. Un homme assez âgé, maigre, l’air inquiet, me considérait sans aménité.
  
  — Excusez-moi de vous déranger, dis-je. C’est pour un renseignement… Pourriez-vous me dire combien font 75 plus 116 ?
  
  Si je m’étais trompé d’étage, j’allais sûrement me faire insulter. Mais l’homme répondit sans hésiter :
  
  — Je crois que cela fait 301.
  
  — Vous n’avez guère fait de progrès en calcul depuis tout à l’heure, remarquai-je. Mais cela ne fait rien. Comment allez-vous, M. Kholine ? Mon nom est Hubert Delacombe… En tout cas, c’est sous ce nom-là que je suis entré dans ce pays.
  
  Il mit un doigt sur ses lèvres pour m’intimer de me taire, puis me fit signe d’entrer et m’introduisit dans une cuisine étroite où flottait une odeur caractéristique de seau à ordures mal nettoyé. Il repoussa la porte et murmura :
  
  — Il est là.
  
  — Qui ?
  
  Il fronça les sourcils, visiblement étonné.
  
  — Vous me pardonnerez, repris-je, mais je ne suis au courant de rien. La direction m’a simplement prié de venir ici et de me mettre en rapport avec vous pour que vous m’informiez…
  
  Soslan Kholine fit la grimace.
  
  — C’est un peu bousculé, dit-il. En deux mots : il s’agit d’un diplomate soviétique, de rang subalterne, que j’ai connu récemment à Budapest et gagné à nos idées. Il s’est fait muter à Vienne et parait disposé à nous aider…
  
  — Pourquoi ?
  
  Soslan Kholine ne parut pas comprendre.
  
  — Pourquoi pas ? s’enquit-il ?
  
  — Pourquoi veut-il trahir à notre profit ? Il doit avoir une bonne raison, j’espère.
  
  Une sorte de hoquet souleva mon interlocuteur. Il devint rouge et protesta :
  
  — Il ne s’agit pas de trahir, mais de sauver notre patrie du joug communiste. Comment pouvez-vous parler ainsi ?
  
  Cela, c’était le point de vue de Soslan Kholine, Russe et membre actif du « N.T.S. ». L’idée m’effleura pour la première fois qu’il me prenait pour l’un des leurs ; mais il me parut aussitôt invraisemblable que ses chefs aient pu lui cacher que j’étais un Américain, un agent de la « C.I.A. ».
  
  — Il faut lui parler ainsi, rétorquai-je. Il peut être un provocateur. Conduisez-moi près de lui.
  
  Il déglutit avec peine, soupira, fut sur le point de dire quelque chose, se ravisa et rouvrit la porte.
  
  — Venez.
  
  Je le suivis, content d’échapper aux mauvaises odeurs de la cuisine. Le salon était modestement meublé, mais de façon confortable. Un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux châtain ondulés, aux yeux clairs, au visage typiquement slave, était assis dans l’un des fauteuils modernes. Il se leva vivement en me voyant, puis lança un regard désemparé vers Soslan Kholine.
  
  — Je vous présente un ami, dit celui-ci.
  
  Il se tourna vers moi.
  
  — C’est M. Vorassov dont je vous ai parlé.
  
  Sur le palier, je m’étais adressé à Kholine en allemand et nous avions continué d’employer cette langue dans la cuisine.
  
  Mais Kholine venait maintenant de s’exprimer en russe et je me crus obligé d’en faire autant.
  
  — Je suis très heureux de vous connaître, assurai-je, et je suis certain que nous trouverons une solution satisfaisante à votre problème.
  
  À la « C.I.A. », nous sommes » tous obligés de suivre des cours de langues étrangères. Personnellement, je profite de mes périodes d’inactivité pour me perfectionner en russe ; mais je suis encore loin de compte.
  
  Les deux hommes me considérèrent avec étonnement et j’eus l’impression qu’un rideau venait de se baisser entre nous.
  
  — Vous n’êtes pas un compatriote, constata Kholine.
  
  — Je n’ai jamais prétendu l’être, ripostai-je.
  
  Un ange passa. Kolia Vorassov semblait effrayé, très effrayé. Je maudis les gens du « N.T.S. » qui n’avaient pas estimé utile d’informer complètement Kholine. La situation était embarrassante et je ne voyais pas très bien comment je pourrais m’en sortir avec les honneurs. Je pris le taureau par les cornes.
  
  — Je suis un officier des services spéciaux américains, annonçai-je sans autre précision. Mais je suis ici sur la demande et avec l’accord du comité de direction du « N.T.S. ».
  
  Vorassov fit un mouvement vers la porte.
  
  — Il faut que je m’en aille, bredouilla-t-il.
  
  — Nous ne pouvons pas vous retenir, répliquai-je. Mais, puisque vous êtes là et que nous sommes là, pourquoi ne pas rester le temps de discuter un peu ? Vous partirez quand vous le voudrez.
  
  — Je suis navré de ce malentendu, intervint Kholine. Mais je pense que ce monsieur n’a pas tort.
  
  Vorassov hésitait. Ses mains tremblaient et un tic déformait son visage, à intervalles presque réguliers. Il donnait l’impression d’être à bout de nerfs.
  
  — Asseyez-vous, reprit Kholine.
  
  Vorassov obéit enfin, mais à contrecœur, les fesses posées à l’extrême bord du siège. Kholine proposa :
  
  — Un peu de vodka ?
  
  J’acceptai. L’alcool ne pourrait que détendre l’atmosphère. Notre hôte s’affaira. Cependant qu’il apportait les verres et la bouteille, je me mis à parler d’un ton uni, de Vienne, des changements que j’y avais constatés. Vorassov demeurait crispé, sur la défensive, et j’aurais donné maintenant ma main à couper qu’il n’était pas un agent provocateur. Ou alors, il était le meilleur comédien du monde.
  
  Nous trinquâmes.
  
  — À la Russie !
  
  Ce qui pouvait s’interpréter comme chacun l’entendait. Puis, j’entrai dans le vif du sujet.
  
  — Monsieur Vorassov, notre ami ici présent, m’a très rapidement informé des raisons de votre présence à Vienne et du problème qui vous occupe. Je crois pouvoir vous aider, mais il faut d’abord que je connaisse vos intentions. Voulez-vous quitter le système dans lequel vous avez vécu jusqu’à maintenant et faire ce que nous appelons « choisir la liberté », ou bien désirez-vous plus simplement collaborer à la tâche entreprise par le « N.T.S. » en communiquant à celui-ci des informations ou des documents dont vous pourriez avoir connaissance dans l’exercice de vos fonctions actuelles ?
  
  Le verre que Vorassov n’avait pas reposé tremblait dans sa main. Soslan Kholine but d’un trait ce qui lui restait de vodka. Les deux hommes échangèrent un regard. Il y avait de la colère et de la rancune dans celui de Vorassov et infiniment de gêne dans celui de Kholine.
  
  — Je n’ai jamais eu l’intention de déserter, répliqua Vorassov. Les idées professées par le « N.T.S. » m’avaient paru séduisantes, mais j’étais convaincu que ce mouvement était libre de toute influence étrangère. Maintenant que je sais…
  
  Il considéra Kholine avec un mépris écrasant.
  
  — … que je sais que les membres du « N.T.S. » sont à la solde des capitalistes fauteurs de guerre américains, j’ai envie de vomir et je me sens malade de honte.
  
  Il reposa son verre d’un geste sec, se leva et marcha vers la porte.
  
  — Adieu, conclut-il.
  
  Je ne fis rien pour le retenir et Soslan Kholine ne bougea pas. Nous l’entendîmes parcourir le couloir, ouvrir la porte, puis la faire claquer derrière lui. Alors seulement Soslan Kholine se leva. Il était livide.
  
  — Foutez le camp, gronda-t-il en allemand. Tout de suite.
  
  — Non, répliquai-je. Pas maintenant. Je pense qu’une erreur a été commise, mais je n’y suis pour rien. Les responsables, ce sont vos petits amis de Francfort (2). Et vous n’allez tout de même pas prétendre que vous ignorez les liens qui existent entre le « N.T.S. » et la « C.I.A. » ?
  
  Il ferma les yeux et passa une main sur son visage décomposé, de haut en bas, lentement. Puis, il se servit un nouveau verre de vodka et le but d’un trait. J’eus un instant l’impression qu’il allait claquer des talons et lancer son verre vide par-dessus son épaule, à la cosaque. Mais il n’en fit rien. Il se laissa retomber dans son vieux fauteuil dont les ressorts se plaignirent bruyamment.
  
  — Je sais, admit-il d’une voix lasse. L’action clandestine exige beaucoup d’argent… et cet argent, c’est vous qui le fournissez, en échange bien sûr d’une contrepartie.
  
  — Vous possédez de l’autre côté du rideau de fer une infrastructure qui nous manque, fis-je observer. Et vos agents qui sont des Russes authentiques peuvent facilement y passer inaperçus ; ce qui n’est pas notre cas.
  
  Il redressa la tête. Ses yeux brillaient d’une flamme nouvelle.
  
  — Lorsque nous aurons atteint nos buts, proclama-t-il fièrement, nous vous enverrons vous faire foutre. N’en doutez pas ! N’espérez aucune reconnaissance de notre part.
  
  — Je n’en ai jamais douté, assurai-je.
  
  Soslan Kholine raconte :
  
  Il avait l’air sincère, et de trouver cela parfaitement naturel. Je me sentis un peu ridicule.
  
  — Excusez-moi, repris-je, mais je suis furieux.
  
  — Je vous comprends très bien, dit-il.
  
  Il m’agaçait avec ses airs de tout comprendre. Je me sentais agressif et cela m’aurait soulagé de me disputer avec quelqu’un, mais celui-là n’offrait aucune prise. Je l’observai mieux. Il était grand, solidement bâti et faisait penser à Cary Grant en plus jeune. Une grande impression de force contrôlée se dégageait de lui. On le devinait à la fois charmeur et dangereux. En fait, il avait la nonchalance et les allures d’un grand fauve.
  
  Il se glissa dans un fauteuil, croisa ses longues jambes et demeura parfaitement immobile.
  
  — Racontez-moi, demanda-t-il. Tout, depuis le début.
  
  J’étais trop énervé pour m’asseoir. J’allumai une cigarette et commençai le récit de mes relations avec Kolia Vorassov, depuis l’instant de notre rencontre dans un café de Budapest.
  
  J’allais et venais devant l’officier américain, dont l’immobilité me fascinait. Lorsque j’eus terminé, il reprocha :
  
  — Vous n’auriez pas dû me laisser entrer, pas même me laisser venir ici.
  
  — Je ne pouvais pas prévoir…
  
  — Il ne s’agit pas de prévisions, reprit-il. Vous m’avez dit que lorsque vous avez été au premier rendez-vous, dans le passage Opern, vous aviez acquis la certitude que Vorassov était surveillé par au moins trois personnes et que c’était précisément pour cela que vous aviez renoncé à prendre contact.
  
  Je voyais maintenant où il voulait en venir et j’étais bien obligé d’admettre qu’il avait raison.
  
  — Même si l’on admet la sincérité de Vorassov, poursuivit-il, il n’en constituait pas moins dès cet instant un grave danger. Il a réussi à vous retrouver et il est venu ici. À moins que la surveillance exercée sur lui n’ait été interrompue, et il n’y a aucune raison, les services de sécurité soviétiques vous ont sûrement identifié et logé. Conclusion : je suis moi-même, très probablement, déjà brûlé.
  
  — Je suis navré, dis-je.
  
  Le ton de ma voix, trop léger, ne correspondait pas à ce que je voulais exprimer. Je m’en rendis compte et cela m’irrita.
  
  — De toute façon, lançai-je, l’affaire elle-même est cuite. Vous pouvez regagner votre port d’attache.
  
  Il me regarda. Dans ses yeux clairs brillait une expression mélangée d’ironie et de fausse ingénuité.
  
  — Je viens d’arriver, répliqua-t-il, je ne suis pas pressé. Et, d’autre part, je ne crois pas que cette affaire soit terminée… Avez-vous l’adresse de Kolia Vorassov ?
  
  Je haussai les épaules.
  
  — Il ne me l’a pas donnée.
  
  — Ce n’est pas une excuse.
  
  — Cela doit être facile à trouver. Les Soviétiques sont groupés à Vienne en deux endroits seulement, Wohlleben Gasse, presque à l’angle de la Prinz Eugen Strasse, et Sternwarte strasse, au 74, je crois, dans le dix-huitième arrondissement.
  
  — Voulez-vous m’écrire cela en caractères d’imprimerie, me demanda-t-il.
  
  Je lui donnai satisfaction. Il se concentra sur le papier pendant quelques secondes, puis me le rendit.
  
  — C’est enregistré, dit-il.
  
  — La délégation est installée Wohlleben Gasse, précisai-je. L’immeuble de Sternwarte Strasse est à usage d’habitation. Presque tous les employés du corps diplomatique y sont logés…
  
  Il se leva. C’était un véritable plaisir des yeux que de le voir bouger. La pensée me vint que les femmes devaient être folles d’un homme comme celui-là et j’en conçus de la jalousie.
  
  — On peut habituellement classer les renégats en quatre catégories, affirma-t-il. Les mystiques, qui trahissent pour un idéal ; les amoureux, qui trahissent pour une femme ; les aigris, qui se sentent mal dans la société qui les a élevés ; les espions, qui tournent casaque pour sauver leur peau lorsqu’ils sont démasqués par l’adversaire ou menacés de sanctions par leur propre service…
  
  Je fus de nouveau indigné.
  
  — Kolia Vorassov n’est pas un renégat, protestai-je. Il désire simplement rendre service à sa patrie et vous avez vu sa réaction lorsqu’il a compris qui vous étiez.
  
  — Kolia Vorassov a été élevé dans un système dont il n’a personnellement pas à se plaindre et il était prêt à trahir ce système au profit d’un groupe d’émigrés…
  
  L’agent des services spéciaux américains s’interrompit et me lança un coup d’œil ennuyé. Je savais ce qu’il avait eu envie de dire : que nous n’avions aucune chance d’abattre le régime communiste en Russie et que, en fin de compte, nous ne représentions pas grand-chose, juste une poignée de troublions dont l’action n’était guère plus gênante pour le colosse soviétique que des piqûres de moustiques sur la peau d’un géant. Il n’avait probablement pas tort, mais je ne pouvais pas l’admettre sans reconnaître du même coup que j’avais gâché ma vie. Et puis, l’important n’est-il pas d’avoir une raison de vivre, même si cette raison n’est valable qu’à vos propres yeux ? Je cherchais encore une réplique cinglante lorsque mon interlocuteur enchaîna :
  
  — La Rochefoucauld a dit que l’on trahit plus souvent par faiblesse que par un dessein formé de trahir, et je crois que c’est vrai. Kolia Vorassov est un faible, cela se voit sur sa figure. C’est, de plus, un névrosé. Et pour ces deux raisons, je suis persuadé que nous entendrons bientôt de nouveau parler de lui…
  
  — Je suis d’un avis contraire, dis-je. Je suis même certain qu’il va maintenant rentrer dans sa coquille avec l’unique souci d’oublier et de se faire oublier.
  
  Il eut un sourire indulgent.
  
  — Nous verrons bien, répliqua-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Le chauffeur du taxi se retourna.
  
  — C’est bien là que vous vouliez aller ? me demanda-t-il.
  
  La question me fit sursauter. Je me penchai pour regarder l’immeuble. C’était bien le 74, Sternwarte Strasse, et c’était bien là que je voulais aller.
  
  — Oui, répondis-je en allemand. Excusez-moi. Je lançai un coup d’œil au compteur et sortis de ma poche un billet que je tendis au conducteur.
  
  — Y a pas d’offense, répliqua-t-il. On a tous des moments de distraction.
  
  Il voulut me rendre la monnaie.
  
  — Gardez tout, dis-je. Il se mit à rire.
  
  — Merci, mon prince, lança-t-il. Si je ne savais pas à qui appartient cet immeuble, je vous prendrais pour un Américain.
  
  Je me sentis pâlir.
  
  — Taisez-vous, grondai-je. Espèce d’imbécile ! Il en resta bouche bée et ne répondit rien.
  
  Mais, quand je fus descendu et que j’eus refermé la portière, il baissa la vitre près de lui et me cria en démarrant :
  
  — Va donc, eh ! sale russky !
  
  Cela me fit l’effet d’un soufflet. Je me mis à courir après la voiture, saisi par une envie de meurtre. Mais elle était déjà loin. Je m’arrêtai, essoufflé, secoué par un tremblement incoercible. Des passants se retournaient pour me regarder. Je me mis à les insulter en russe et ils pressèrent le pas. Sans doute pensaient-ils que j’étais ivre.
  
  Je revins en arrière, le souffle court, le cœur battant à se rompre, un étau douloureux me serrant aux tempes. J’étais bouleversé, désespéré et je me répétais toujours la même phrase, comme un leitmotiv : Qu’est-ce que j’ai fait ? Mais, qu’est-ce que j’ai fait ?
  
  Je sonnai à la porte du 74. Sacha, le concierge, vint m’ouvrir. C’était un homme jovial, toujours content de lui.
  
  — Bonsoir, me lança-t-il. J’espère que vous avez passé une bonne journée.
  
  J’eus l’impression qu’il se moquait de moi et je voulus répliquer par une grossièreté. Mais je ne pus produire qu’un grognement indistinct. Je montai au deuxième étage où se trouvait ma chambre, étouffant le bruit de mes pas. La seule idée de rencontrer un de mes collègues et de me trouver dans l’obligation de lui parler m’emplissait de panique.
  
  J’avais la main sur la poignée de la porte lorsqu’une voix bien connue me frappa dans le dos.
  
  — Tiens, vous voici de retour ? On vous a cherché tout l’après-midi…
  
  C’était la voix de Iouri Kourlitchev, le représentant du « M.V.D. », l’homme dont j’avais le plus à redouter. Blême, la gorge nouée, je me retournai. Iouri Kourlitchev était un homme de taille moyenne, qui portait barbiche comme un personnage de Dostoïevsky. Il était en pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre gis. Ses petits yeux sombres m’observaient avec acuité et j’eus l’impression qu’il pouvait lire dans mes pensées comme dans un livre ouvert. J’essayai de répondre, mais je ne réussis qu’à ouvrir la bouche, comme une carpe sortie de l’eau. Il attendit quelques secondes, puis se moqua froidement :
  
  — J’admire la clarté de vos explications… Je suis obligé de sortir… Mais, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que nous reprenions cette intéressante conversation tout à l’heure…
  
  Je fis un signe de tête qui pouvait passer pour une acceptation. Je me sentais paralysé, comme une souris des champs fascinée par les battements d’ailes d’un oiseau de proie. Il sourit, un sourire mince et cruel.
  
  — À tout à l’heure, répéta-t-il.
  
  Il me laissa. Quelques secondes plus tard, je recouvrai l’usage de mes membres et ouvris ma porte. Tous mes nerfs me faisaient mal, surtout dans les bras, au niveau des biceps qui se contractaient pas saccades comme des cuisses de grenouille excitées par un courant électrique. Je refermai la porte, poussai le verrou, m’adossai au battant.
  
  La voix de Kourlitchev résonnait encore dans ma tête douloureuse, comme dans une chambre d’écho : « À tout à l’heure ! À tout à l’heure ! À tout à l’heure… ». J’y voyais une menace. Kourlitchev savait ce que j’avais fait. J’allais être arrêté, ramené à Moscou et jugé comme traître. Ils me condamneraient à mort, pour l’exemple. J’étais un homme fini.
  
  Des larmes coulaient sur mon visage. Je m’apitoyais sur mon sort. Mais, quelle sottise, aussi, avais-je commise ! Comment n’avais-je pas compris plus tôt que les ennemis du régime ne pouvaient qu’avoir partie liée avec les ennemis de ma patrie ? J’étais un misérable.
  
  De lourds sanglots me secouèrent soudain. Je me mis à pleurer comme un enfant, moi, Kolia Vorassov. Je courus me jeter sur mon lit où, pendant un long moment, je laissai libre cours à mon désespoir.
  
  Épuisé, je repris conscience de ce qui m’entourait, des bruits de la rue, des bruits de la maison. Ma voisine, Lucia Vaienskaïa, première secrétaire d’ambassade, avait mis un disque sur son électrophone et je reconnaissais les mesures du Concerto n0 1 pour piano et orchestre en fa dièse mineur de Rachmaninov, avec Sviatoslav Richter au piano.
  
  Je me relevai, les jambes molles, la gorge douloureuse et marchai vers le lavabo. Je fis couler de l’eau froide et me baignai longuement le visage. Mon cerveau et mon corps étaient comme engourdis. Mais, pour la première fois depuis des mois, je me sentais en paix avec moi-même. J’avais trouvé la porte de sortie.
  
  Je ne sais pas pourquoi les gens qui ont décidé de se suicider éprouvent toujours le besoin d’écrire à quelqu’un pour expliquer leur geste. J’éprouvai ce besoin.
  
  Je n’avais aucun désir de me justifier auprès de mes pairs, et surtout pas auprès de Iouri Kourlitchev. Mes parents étaient morts depuis longtemps et je n’avais ni frère ni sœur. Le seul être qui me fût cher était Rita Trefny, une Hongroise de vingt-sept ans, que j’avais connue à Budapest et pour laquelle je nourrissais depuis plus d’un an un amour sans espoir. Je décidai de lui écrire.
  
  J’ôtai mon manteau et l’accrochai dans la penderie, puis rangeai ma toque de fourrure qui avait roulé sur le lit. Déjà, des phrases se formaient dans mon esprit, les phrases qui raconteraient l’histoire tragique de Kolia Vorassov, l’histoire d’un petit employé d’ambassade qui avait bien failli trahir sa patrie pour un leurre et qui en était mort.
  
  Car, je me considérais déjà comme mort.
  
  Je sortis mon stylo, du papier à lettre et m’installai à ma table de travail. D’un coup de pouce, j’allumai la lampe de bureau. Puis, je commençai à écrire.
  
  Chère Rita,
  
  Quand vous recevrez cette lettre, Kolia Vorassov aura cessé d’exister…
  
  
  
  J’écrivis longtemps. Mon âme slave n’en finissait plus de s’épancher. Je me découvrais des mobiles, des excuses que je n’avais pas soupçonnés. Je me vautrais dans l’introspection. Et pour terminer ce chef-d’œuvre, je fignolai une déclaration d’amour qui me tira de nouvelles larmes des yeux.
  
  Je me relus, corrigeant çà et là quelques fautes d’inattention, laissant de fréquentes répétitions de mots qui, à mon sens, ne pourraient qu’authentifier mon émotion. Si Rita Trefny ne pleurait pas pendant vingt-quatre heures consécutives après la réception de cette lettre, cela prouverait simplement qu’elle n’avait pas de cœur.
  
  Je pris une enveloppe, inscrivis l’adresse. J’avais l’intention d’aller poster la lettre à la boîte la plus proche, puis de revenir pour mettre fin à mes jours. Je ne possédais aucune arme, aucun poison ; mais je pouvais, avec la ceinture de ma robe de chambre, me pendre au tuyau de chauffage qui courait à hauteur du plafond le long de la cloison.
  
  À côté, Lucia Vaienskaïa avait mis un autre disque. Je possédais le même. C’était le Concerto pour violon et orchestre en ré majeur de Brahms, dirigé par David Oistrakh, avec Igor Oistrakh au violon. Tout en écoutant la musique, je pensais que c’était bien de me tuer dans ma chambre. Iouri Kourlitchev s’arrangerait pour qu’il n’y ait pas de scandale. On rapatrierait discrètement mon corps en Russie et personne ne saurait jamais la véritable histoire de Kolia Vorassov, excepté Rita Trefny.
  
  Je pliai la lettre, la glissai dans l’enveloppe, cachetai celle-ci. Je me sentais curieusement détaché de tout, presque joyeux. J’allais reprendre mon manteau dans la penderie lorsque des coups furent frappés à ma porte.
  
  Un bras en l’air, je m’immobilisai, pétrifié, le souffle coupé, le cœur battant à grands coups. La poignée de la porte tourna. Quelqu’un essayait d’ouvrir. Il y eut de nouveaux coups, puis la voix de Iouri Kourlitchev :
  
  — Ouvrez, Vorassov. Je sais que vous êtes là !
  
  Un suaire de sueur glacée couvrit mon corps et me fit frissonner. J’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds, que la pièce se mettait à tourner. Kourlitchev venait m’arrêter, cela ne faisait aucun doute. Jamais il ne voudrait croire que je n’avais pas vraiment trahi, que je n’avais eu que des intentions. Il me torturerait pour me faire avouer des méfaits que je n’avais pas commis. Je connaîtrais la honte d’un procès…
  
  Je perdis la tête, un vent de panique me poussa vers la double fenêtre que j’ouvris. Dans le couloir, Iouri Kourlitchev hurlait :
  
  — Ouvrez, Vorassov ! Ou j’enfonce la porte !
  
  Je me lançai dans le vide.
  
  OSS 117 raconte :
  
  J’étais à ce moment-là devant le 74, Sternwarte Strasse. J’étais venu là directement après avoir quitté Soslan Kholine. J’avais besoin de voir les lieux où vivait et où travaillait Kolia Vorassov. La Wohlleben Gasse étant située à quelques minutes seulement de mon hôtel, j’avais commencé par l’endroit le plus éloigné.
  
  Je vis un homme ouvrir la double fenêtre d’une chambre au deuxième étage et se précipiter aussitôt dans le vide. J’entendis, par-dessus le ronronnement feutré des automobiles qui passaient, le bruit mou, affreux, de l’écrasement du corps.
  
  Je courus aussitôt et arrivai le premier. Il faisait sombre, mais l’homme gisait sur le côté, et je reconnus sans peine Kolia Vorassov.
  
  Il était inerte, mais cela ne prouvait pas qu’il fût mort. Je sentis quelqu’un derrière moi et regardai par-dessus mon épaule. C’était un passant, un jeune homme, qui paraissait effrayé.
  
  — Débrouillez-vous pour alerter Police-secours, dis-je. Faites vite.
  
  Il bredouilla quelque chose d’indistinct et repartit en courant. La porte de l’immeuble s’ouvrit et plusieurs personnes accoururent, conduites, semblait-il, par un barbu qui me lança un coup d’œil venimeux.
  
  Il donna des ordres en russe et les autres me repoussèrent pour enlever le désespéré. Je m’interposai en allemand. J’aurais voulu gagner suffisamment de temps pour que Vorassov fût emmené par Police-secours dans un hôpital viennois, où j’aurais pu le contacter de nouveau s’il s’en tirait.
  
  — Il ne faut pas le bouger, dis-je. Il peut avoir des fractures internes. Couvrez-le chaudement en attendant une ambulance.
  
  Le barbu me foudroya du regard.
  
  — Mêlez-vous de vos propres affaires. C’est un accident il est simplement ivre mort.
  
  Il répéta ses ordres en russe.
  
  — Rentrez-le immédiatement.
  
  Les autres, ils étaient trois, se penchèrent de nouveau.
  
  — Vous ne pouvez pas faire ça, protestai-je. S’il n’est pas mort, vous risquez de le tuer.
  
  Les voitures ralentissaient, mais aucune ne s’arrêtait. Inquiets, quelques rares passants avaient changé de trottoir. Tous les habitants du quartier savaient qui occupait le 74 et les souvenirs de l’occupation étaient encore trop vivaces pour que quiconque prît le risque de se mêler des affaires des Russes. Je restais donc seul et je n’avais pas non plus intérêt à trop me faire remarquer.
  
  Les trois hommes soulevèrent Vorassov dont l’oreille gauche saignait. Je vis une enveloppe qui se trouvait jusqu’alors dissimulée sous le corps. Le barbu la vit en même temps que moi et, mieux placé, se baissa aussitôt pour la prendre. J’avais pu tout juste lire : BUDAPEST, écrit en capitales, le reste de l’adresse m’ayant échappé.
  
  Ils s’éloignèrent et rentrèrent dans l’immeuble dont la porte se referma. Je n’avais plus rien à faire là et je ne tenais pas le moins du monde à ce que la police autrichienne relevât mon nom comme témoin. Je me hâtai vers ma voiture, garée à quelque distance…
  
  Iouri Kourlitchev raconte :
  
  J’ai officiellement droit au titre de consul et j’exerce les fonctions de secrétaire d’ambassade ; mais, en réalité, j’appartiens au « M.V.D. », avec le grade de commandant, et je suis chargé de la surveillance des délégations soviétiques à Vienne, ainsi que de celle des émigrés russes anticommunistes résidant en Autriche.
  
  La première de ces tâches est relativement facile, puisque nous logeons tous au 74, Sternwarte Strasse, un grand immeuble dans lequel nous vivons en vase clos et qui est même doté d’une infirmerie avec bloc opératoire et d’un médecin-chirurgien capable de faire face à presque toutes les situations.
  
  Je fis conduire Kolia Vorassov à l’infirmerie et alerter le Dr Piotr Demidenko. Puis, j’ouvris la lettre ramassée sur le trottoir et qui était adressée à Rita Trefny, 67, rue Alzotmany, Budapest.
  
  Ce qui me surprit, ce ne fut pas que ce chien de Vorassov ait essayé de trahir son pays. Cela, je le savais. Très exactement, le « M.V.D. » était au courant depuis la première rencontre de Vorassov avec cette vipère de Kholine, dans un cabaret de Budapest, trois mois auparavant. Et, si le « M.V.D. » n’était pas intervenu, c’était qu’un grand projet avait été établi, basé sur la trahison quasi certaine de Vorassov.
  
  Or, cet imbécile s’était ressaisi, si l’on peut dire, et tout le beau projet se trouvait du même coup réduit à néant. J’étais furieux. N’allait-on pas m’accuser en haut lieu de négligence, voire d’incapacité ? Cet échec n’allait-il pas avoir de fâcheuses conséquences pour ma carrière ? J’avais été proposé le mois précédent pour être élevé au grade de colonel. Je craignais que cet avancement, pourtant mérité, ne fût maintenant bien compromis.
  
  Quelqu’un sonnait à la porte de l’immeuble. Par le téléphone intérieur, Sacha m’avertit que la police était là. De mieux en mieux ! Je mis la lettre dans ma poche et retournai dans le hall. Un sous-officier et deux agents s’y trouvaient, l’air embarrassé.
  
  — Nous sommes la brigade de Police-secours, dit le sous-officier. Quelqu’un nous a appelés pour nous dire qu’un homme s’était jeté par une fenêtre du deuxième étage de votre immeuble…
  
  Je souris.
  
  — Quel sens dramatique ! m’exclamai-je d’un ton enjoué. La personne qui vous a prévenus devrait écrire des pièces de théâtre. Un de nos collègues est tombé en effet par une fenêtre, mais tout à fait accidentellement. Nous disposons ici d’une infirmerie et il s’y trouve actuellement, entre les mains de notre médecin.
  
  — Est-il gravement blessé ? s’enquit le policier.
  
  — Il ne le semble pas. Mais si notre médecin l’estime nécessaire nous le ferons transporter dans l’un de vos hôpitaux. Soyez tranquille.
  
  — Eh bien ! fit le sous-officier, je vais faire un rapport.
  
  — C’est ça, approuvai-je, faites votre rapport. Mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Vraiment pas de quoi !
  
  Ils repartirent. Je repris le chemin de l’infirmerie. Je pensais à ce grand type qui avait essayé de nous empêcher d’enlever Vorassov du trottoir. Était-ce lui qui avait prévenu la police ? Il m’avait laissé une étrange impression. Il parlait l’allemand sans accent notable, mais j’aurais volontiers parié qu’il était étranger…
  
  De toute façon, il était difficile d’arrêter la nouvelle. Je voyais déjà les gros titres des journaux le lendemain matin. Ils allaient s’en donner à cœur joie !
  
  Le Dr Piotr Demidenko était encore occupé à examiner Vorassov. Demidenko est une espèce de colosse au crâne rasé, qui ressemble un peu à Nikita Khrouchtchev. Une seule faiblesse : l’alcool. Mais il est un bon médecin.
  
  — Alors ? questionnai-je.
  
  Il se redressa, se frotta les paumes des mains sur sa blouse blanche et répondit :
  
  — Il s’en tirera. Rien de grave… Des ecchymoses un peu partout, le tympan gauche éclaté. C’est tout. Une chance extraordinaire.
  
  Au même instant, l’interphone se mit à grésiller. Une voix lointaine se fit entendre, une voix de femme :
  
  — Piotr Demidenko, avez-vous pensé à moi ?
  
  — Oui ! cria le médecin.
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Ce qu’elle peut me casser les pieds, celle-là, avec ses pilules !
  
  Je regardais toujours fixement le haut-parleur ; puis, mon regard dévia, se perdit dans le vide.
  
  — À quoi pensez-vous ? me demanda le médecin.
  
  — À rien, mentis-je.
  
  Lentement, ma main froissait dans ma poche la lettre adressée à Rita Trefny.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Rita Trefny raconte :
  
  Il faisait chaud dans le lit, mais il n’en était pas de même dans la chambre et nos haleines formaient de petits nuages de condensation. J’étais allongée contre Othmar Tomaschek, la tête sur son épaule, la main gauche posée sur son ventre. Nous venions de faire l’amour et je me sentais physiquement très bien, merveilleusement bien. Hélas ! je ne pouvais en dire autant du moral.
  
  J’avais connu Othmar Tomaschek un ans plus tôt, dans l’une des nombreuses piscines d’eau chaude de Budapest et, dès le premier regard, je m’étais sentie attirée vers lui, irrésistiblement. Deux jours plus tard, j’étais devenue sa maîtresse et, depuis, je l’avais dans la peau. J’avais besoin de lui, besoin de le toucher, un besoin maladif, comme un drogué de sa drogue.
  
  Mais cette liaison m’avait bientôt attiré des ennuis. Je travaillais pour l’A.V.H., l’Allam Védelmi Hatosag, autrement dit la police secrète politique, où j’étais employée comme informatrice à la section pour la défense de l’État, Allam Védelmi Osztaly, plus connue sous le sigle d’A.V.O. Mes chefs, s’étant aperçu que je négligeais certaines tâches pour rejoindre plus souvent Othmar, m’avaient mise en demeure de rompre.
  
  Autant me demander de m’arracher moi-même les entrailles. J’étais déjà trop follement amoureuse et, plutôt que d’obéir, j’avais cherché un biais.
  
  Othmar Tomaschek, d’origine croate, était ingénieur aux usines Rakosi, bâties sur l’île de Csepel, au sud de Budapest. Je lui avais tout avoué et suggéré le seul moyen que j’avais trouvé pour que nous puissions continuer à nous voir : qu’il devînt lui-même, par mon intermédiaire, un informateur de l’A.V.O. au sein du personnel des cadres de l’usine Rakosi.
  
  Comme toutes les polices secrètes politiques, l’A.V.O. est unanimement détestée par le peuple. Othmar avait été indigné et il avait tout d’abord refusé. Mais, quelques jours plus tard, il était revenu tout penaud me dire qu’il était prêt à faire n’importe quoi plutôt que de renoncer à moi.
  
  Mes chefs avaient accepté la combinaison. Othmar surveillait ses collègues de Csepel et me remettait ses rapports que je transmettais ensuite. Inutile d’expliquer de quel cérémonial s’agrémentait la transmission de ces rapports.
  
  — Passe-moi une cigarette, demanda-t-il.
  
  Je me retournai pour chercher sur la table de chevet.
  
  — Elles ne sont pas là, répondis-je. Où les as tu mises ?
  
  Il grogna.
  
  — Elles doivent être dans une poche…
  
  Il se leva. Le froid de la pièce pénétra dans le lit et je me dépêchai de me recouvrir. Sans hâte, Othmar se dirigea vers la penderie, dissimulée par un rideau de cretonne. Il avait près de quarante ans, mais le sport lui avait conservé un corps d’athlète et j’aimais le regarder bouger lorsqu’il était nu comme à cet instant. Il trouva ce qu’il cherchait, revint avec un paquet entamé et un briquet.
  
  — Tu en veux une ?
  
  Je fis un signe de tête négatif. Il plissa les yeux pour m’observer pendant quelques secondes. Puis, saisi par le froid, il éternua.
  
  — Reviens, dis-je, tu vas attraper du mal.
  
  Il se dépêcha d’allumer une cigarette et reprit sa place près de moi. Je me serrai contre lui pour le réchauffer.
  
  — Qu’est-ce que tu as ? questionna-t-il enfin en rejetant la fumée. Il y a quelque chose qui ne va pas. Je le sens.
  
  Je ne répondis pas immédiatement. Une boule me bloquait la gorge. Je déglutis avec peine.
  
  — Nous allons être séparés pendant quelque temps, murmurai-je.
  
  Il cessa de respirer. Je n’entendais plus que les battements de son cœur, forts et réguliers.
  
  — Qu’appelles-tu : quelque temps ?
  
  — Je ne sais pas… Un mois, peut-être.
  
  — Tu quittes Budapest ?
  
  — Oui.
  
  — Où vas-tu ?
  
  Mes chefs m’avaient formellement interdit d’en parler à qui que ce soit. Mais, je ne pouvais guère avoir de secrets pour Othmar. Et puis, n’était il pas du même bord ? Il saurait tenir sa langue, sûrement.
  
  — Je n’ai pas le droit de le dire…
  
  — Eh bien, ne le dis pas, répliqua-t-il d’un ton pincé.
  
  — Je vais à Vienne, en Autriche.
  
  Il tourna la tête vers moi. Je reculai la mienne pour soutenir son regard.
  
  — À Vienne ? répéta-t-il. Que vas-tu faire à Vienne ?
  
  Il ne me croyait pas, visiblement, et cela me poussait à lui en dire davantage.
  
  — Je suis détachée provisoirement à la disposition du « M.V.D. », pour une mission spéciale.
  
  Il se mit sur le côté et me ramena contre lui. Nos corps se soudèrent étroitement, nos haleines se mêlèrent dans une même buée.
  
  — Quel genre de mission spéciale ? s’étonna-t-il. Te prendrais-tu pour Mata Hari ?
  
  Il me caressait le dos. Je me cambrai et la réaction chez lui fut presque immédiate. Une onde brûlante me submergea. Mes narines se dilatèrent, mon regard vacilla, mes lèvres cherchèrent ses lèvres.
  
  — Je ne sais pas grand-chose, murmurai-je. Simplement qu’il s’agit d’une affaire d’intoxication des services américains. Une affaire sensationnelle, paraît-il.
  
  Ses ongles montaient et descendaient le long de ma colonne vertébrale. Il m’affolait. Bouche à bouche, il continua d’un ton neutre :
  
  — Alors, ma petite colombe va travailler avec les Russes… Des gens que tu connais ?
  
  J’avais fermé les yeux. Mes mains s’animaient, cherchant à précipiter les choses.
  
  — J’en connais un, murmurai-je, Kolia Vorassov. Je t’en avais parlé… L’autre s’appelle Kourlitchev. Je ne l’ai jamais vu, mais c’est lui qui doit me contacter et m’expliquer ce que j’aurais à faire. On ne m’a rien dit de plus…
  
  Il cessa de me questionner. Nos corps s’appelaient avec une violence inhabituelle et je me donnai à lui comme si cela devait être la dernière fois.
  
  Un pressentiment, peut-être…
  
  Othmar Tomaschek raconte :
  
  Rita venait de s’en aller. Elle s’était rhabillée très vite, avait rapidement refait son chignon, puis m’avait embrassé comme si elle ne devait plus me revoir. Étrange Rita, belle, voluptueuse et tendre, capable du meilleur comme du pire, si complètement, si naturellement amorale qu’il était difficile de la mépriser comme elle le méritait, encore plus difficile de la haïr.
  
  Par la fenêtre, je la vis arrêter un taxi dans la rue. Elle allait maintenant rentrer chez elle, dans son appartement bien chauffé, au troisième étage d’un bel immeuble résidentiel de Buda, de l’autre côté du Danube. Il fallait vraiment qu’elle eût envie de me voir pour accepter de venir me rejoindre presque chaque jour dans cette chambre minable et sans confort, au cœur du quartier le plus populeux de Pest.
  
  La nuit était claire, le ciel étoilé et il allait probablement geler. Il fallait pourtant que je sorte. L’information que je venais de recueillir valait la peine d’être transmise sans délai.
  
  J’avais faim et je me fis un sandwich au salami que je mangeai sur place. Je bus un verre d’eau glacée, puis me couvris chaudement avant de quitter ma chambre qui sentait encore l’amour.
  
  Neuf heures étaient sonnées et il n’y avait plus personne dans les rues. Je me hâtai. Svatôs n’habitait pas très loin de là, mais je craignais qu’il ne lui vînt l’idée de sortir. Il aimait aller traîner le soir dans les cafés.
  
  J’essayais de me rappeler ce que Rita m’avait raconté sur Kolia Vorassov. Elle m’en avait parlé au cours de l’été, quelques mois plus tôt… Elle m’avait dit avoir fait sa connaissance au cours d’une réception chez un colonel de la mission militaire soviétique pour l’Organisation du Pacte de Varsovie. Elle l’avait revu plusieurs fois et elle prétendait qu’il était amoureux d’elle, qu’il lui faisait une cour timide mais assidue. J’avais pensé qu’elle essayait de me rendre jaloux et n’y avais pas autrement prêté attention. Sans doute avais-je eu tort, mais il ne m’avait pas semblé que ce Kolia Vorassov pût être une source de renseignements particulièrement intéressante.
  
  Une voiture noire me dépassa lentement. Il y avait quatre hommes à l’intérieur, qui portaient l’uniforme de l’A.V.O. Ils me dévisagèrent, mais leurs regards durs ne pouvaient pas m’impressionner. N’étais-je pas moi-même, par la grâce de Rita, un informateur de cette redoutable A.V.O. ?
  
  Je ne pus m’empêcher de sourire. Quelquefois, je me demandais ce qu’ils pensaient de mes rapports. J’avais trouvé un biais pour me tirer de cette chausse-trape : je ne dénonçais que les Staliniens les plus farouches parmi mes collègues de l’usine Rakosi, ceux qui donnaient raison à Mao Tsé-toung contre Nikita Khrouchtchev.
  
  Svatôs habitait seul dans une maison à demi ruinée mais entourée d’un jardin. Cette maison avait été démolie par les canons des chars russes pendant les tragiques journées du soulèvement d’octobre 1956. Les habitants tués, personne ne s’était jamais occupé de la faire reconstruire. Svatôs s’y était installé, dans le sous-sol qu’il avait aménagé de façon presque confortable.
  
  Je fis le tour du bloc, puis revins sur mes pas afin de m’assurer, par routine, que je n’étais pas suivi, qu’aucune voiture suspecte ne stationnait dans les environs immédiats. Tout me paraissant tranquille, je pénétrai dans le jardin.
  
  Aucune lumière ne filtrait par les soupiraux, mais je savais que Svatôs les occultait avec soin. Pour accéder chez lui, il fallait entrer dans les ruines de la maison et descendre par un escalier intérieur. Il n’y avait plus de toit et la nuit était assez claire pour que je n’eusse pas besoin de ma lampe de poche. Je suivis de la main gauche le mur noirci par l’incendie et atteignis sans difficulté l’escalier.
  
  Un trait lumineux soulignait la porte tout en bas et je me guidai sur lui pour descendre à tâtons. Le récepteur de radio fonctionnait et les échos de la Danse hongroise n0 6 de Johannes Brahms me parvenaient assourdis.
  
  Je frappai selon le rythme convenu : trois coups espacés. Quelques secondes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit.
  
  Svatôs, qui devait avoir trente-cinq ou trente-six ans, était de taille moyenne, plutôt gras et bedonnant, avec une figure large et colorée, des cheveux noirs abondants et bouclés toujours trop longs. Il était employé comme emballeur à la « Monimpex », un organisme d’État pour l’exportation des vins et autres boissons alcooliques, ce qui lui convenait fort bien car il était personnellement assez porté sur la bouteille.
  
  La pièce était mal éclairée par une lampe à pétrole et il se tenait à contre-jour. Il me parut tout de même bizarre, mais j’étais sans méfiance et je franchis le seuil en plaisantant :
  
  — Sok szerencsêt, bonsoir, Svatôs. Tu as encore piqué quelques flacons de Tokay à l’entrepôt. Tu ne…
  
  Je ne pus en dire plus. Deux agents de l’A.V.O. étaient là, qui braquaient sur moi l’un une mitraillette, l’autre un automatique de gros calibre. Mon premier réflexe fut de faire demi-tour et d’essayer de fuir, mais au même instant le faisceau d’une lampe torche m’atteignit dans le dos, me clouant sur place.
  
  — Ne bouge pas ou tu es mort, conseilla le troisième homme qui descendait derrière moi.
  
  La rage au cœur, je levai les mains à hauteur des épaules. Svatôs, tenant toujours la porte, n’avait pas bougé. Il était blême et de grosses larmes coulaient sur son visage bouffi. Je sentis le canon d’une arme me pousser dans les omoplates et ma réaction, purement instinctive, fut instantanée.
  
  Je pivotai rapidement à gauche, fauchant avec mon bras le bras armé de mon adversaire. Le coup partit, mais la balle ne fit que me frôler. Mon avant-bras remonta sous l’aisselle de l’autre, s’enroulant au-dessus de son coude et ma main pesa sur son épaule. Il fut obligé de se ployer en avant, pour éviter que l’articulation ne cède, et son crâne heurta violemment le battant de la porte.
  
  Tout se déroula ensuite très vite. D’un coup de genou en pleine figure, j’assommai mon antagoniste, puis me laissai tomber sur place pour récupérer l’automatique. Le premier instant de surprise passé, l’homme à la mitraillette ouvrit le feu. Il le fit volontairement trop haut, pour ne pas risquer de toucher son collègue et avec l’espoir que cela suffirait à me calmer. Mais, Svatôs se précipita pour me protéger et il encaissa une partie de la rafale.
  
  Je tirai à mon tour, de bas en haut, entre les jambes de Svatôs qui était encore debout. L’homme à la mitraillette, touché en pleine tête, laissa tomber son arme. Je vis tomber Svatôs devant moi. Une balle ricocha sur le mur à un mètre derrière. Je tirai une seconde fois sur le seul qui fût encore debout. Et je fis mouche.
  
  Je mis un genou en terre et soulevai la grosse tête brune de Svatôs. Il avait les poumons percés et une mousse rosâtre sortait de sa bouche.
  
  — Achève-moi, murmura-t-il.
  
  Un filet de sang coula au coin de ses lèvres. Une opération rapide pourrait peut-être le sauver, mais il serait ensuite rendu aux gens de l’A.V.O. qui n’hésiteraient devant rien pour le faire avouer. Il dénoncerait probablement les membres du réseau qu’il connaissait et, en fin de compte, il serait condamné à mort puis exécuté.
  
  J’appliquai le canon de l’automatique sur sa tempe et pressai la détente. Puis, de la même façon, je donnai le coup de grâce au milicien qui m’avait surpris dans le dos. Svatôs ne savait pas que j’allais venir ce soir-là et il ne semblait pas avoir été maltraité. Il était donc peu probable que je fusse déjà brûlé auprès de l’A.V.O. et, comme aucun des acteurs du drame ne pourrait plus parler, j’avais encore des chances de m’en tirer.
  
  Je me redressai et, alors seulement, je me rendis compte que tout était sens dessus dessous dans la pièce. Ils avaient fouillé partout, mais j’étais sûr qu’ils n’avaient rien trouvé. Svatôs avait trop d’années d’action clandestine derrière lui pour commettre la moindre imprudence et j’ignorais moi-même où il cachait le poste émetteur.
  
  De toute façon, je n’avais aucune envie de rester là plus longtemps. J’ignorais si les trois hommes de l’A.V.O. étaient venus seuls, s’ils n’attendaient pas du renfort. J’essuyai l’arme dont je m’étais servi et la mis dans la main de Svatôs, puis je remontai doucement l’escalier…
  
  Dehors, tout semblait calme. J’entendais le grondement régulier des voitures qui passaient sur le boulevard proche. J’avais peur et je regrettais de n’avoir pas emporté l’automatique. Par les nombreuses fenêtres encore éclairées d’un grand immeuble voisin, je voyais des silhouettes aller et venir. Étouffées dans le sous-sol, les détonations n’avaient pas dû porter jusque-là ; ou alors les gens avaient cru à des bruits d’échappement.
  
  Je traversai le jardin et m’éloignai dans la rue, sans autre ennui. Lorsque je fus assez loin et rassuré, j’essayai de réfléchir. J’aurais voulu savoir ce qui s’était passé, comment les agents de l’A.V.O. avaient pu démasquer Svatôs et ce qu’ils connaissaient exactement de notre réseau. Mais je n’avais aucun moyen de l’apprendre.
  
  Un bruit de moteur me poussa dans une ruelle obscure. Je me dissimulai dans l’encoignure d’une porte, l’estomac noué. Ce n’était qu’une camionnette portant la marque d’une coopérative d’État. Je repartis.
  
  Il me fallait maintenant décider si je restais à Budapest, continuant de vivre comme si rien ne s’était passé, ou bien si j’essayais de franchir le rideau de fer pour gagner l’Autriche. La première solution, pour être la plus facile, n’était sûrement pas la moins dangereuse. Les gens de l’A.V.O., ayant perdu trois hommes, allaient devenir enragés et remuer ciel et terre pour retrouver le coupable. Cela me promettait des jours et des nuits d’abominable angoisse, jusqu’à l’aube fatale où ils viendraient enfin frapper à ma porte. La fuite en Autriche ne serait pas une partie de plaisir, mais elle avait au moins le mérite de déboucher sur l’espoir. Et de me permettre aussi, ce qui n’était pas négligeable, d’informer mes patrons de la « C.I.A. » que le « M.V.D. », avec la collaboration de ma chère Rita, mijotait un mauvais coup à leur intention…
  
  J’optai pour la fuite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Quatre jours s’étaient écoulés depuis que j’avais vu Kolia Vorassov se jeter par la fenêtre du 74, Sternwarte Strasse. Le lendemain, deux ou trois journaux avaient consacré quelques lignes à ce qu’ils appelaient un « accident ». Le traité de paix du 15 mai 1955 l’obligeant à la neutralité, l’Autriche observe avec soin cette neutralité et je pense d’ailleurs qu’elle a parfaitement raison.
  
  J’avais passé ces quatre jours à dormir et à traîner dans la ville, et les nuits dans les cabarets, les bars et les boîtes à strip-tease. Au « Casanova », j’avais revu Soslan Kholine qui grattait consciencieusement son violon au sein de l’orchestre. Je n’avais pas repris contact avec lui. J’étais à peu près certain que les agents du « M.V.D. » à Vienne l’avaient depuis longtemps placé sous surveillance et qu’il était pour moi, en conséquence, plus dangereux qu’utile.
  
  Pendant ces quatre nuits et ces quatre jours, j’avais essayé de découvrir si j’étais moi-même l’objet d’une sollicitude particulière, mais à aucun moment il ne m’avait été possible de déceler la moindre filature.
  
  J’étais occupé à refaire ma valise. Convaincu que l’affaire Vorassov était terminée, au moins provisoirement, et qu’en conséquence je m’étais dérangé pour rien, ce qui arrive quelquefois dans ce fichu métier, il faut bien le dire, j’avais décidé de reprendre le premier train pour Paris, où l’on s’amuse tout de même mieux qu’à Vienne et pour pas plus cher. J’avais même prévenu télégraphiquement de mon retour quelques créatures de rêve dont je m’honore d’être l’ami sincère sinon fidèle, dans l’espoir que l’une d’elles, au moins, serait libre et en mesure de me consacrer les soins habituels que réclame un célibataire en bon état de marche.
  
  Le téléphone sonna. Je cessai de tasser mes chaussettes et mes slips pour aller décrocher.
  
  — Allô ! J’écoute…
  
  — Hubert ?
  
  Je connaissais cette voix et je n’en crus pas mes oreilles.
  
  — Où êtes-vous ? demandai-je.
  
  — À Vienne.
  
  — Qu’est-ce que vous venez foutre à Vienne ?
  
  — Vous donner un peu de travail. Nous nous sommes laissé dire à la boîte que vous vous la couliez douce depuis votre arrivée…
  
  — Bon, dis-je. Je vous attends.
  
  — Ça ne sera pas long, me prévint-il. J’habite au même étage, juste à l’entrée du couloir.
  
  Je raccrochai. Pour que l’on m’envoyât Enrique Sagarra, il fallait qu’il y eût du nouveau et même quelque menace d’un proche avenir agité. Enrique n’était pas le genre d’homme que le service déplaçait uniquement pour porter des instructions. J’eus une pensée émue pour la créature de rêve qui risquait fort maintenant de m’attendre encore quelques jours à Paris, puis j’allai ouvrir la porte.
  
  Enrique Sagarra entra. De petite taille, mince, il avait l’allure et la démarche d’un danseur. Brun de poil et de peau, l’œil sombre et le regard farouche, le visage osseux, le geste vif et précis, il était depuis longtemps mon partenaire préféré, le plus fidèle et le plus sûr dans les coups durs.
  
  Je refermai les deux portes du vestibule, afin de nous isoler d’éventuelles oreilles indiscrètes qui auraient pu traîner dans le couloir. Puis je fis fonctionner le poste de radio et disposai deux fauteuils au centre de la pièce.
  
  — Je vous écoute, dis-je en m’asseyant.
  
  Il s’installa tranquillement.
  
  — Il paraît que votre affaire a foiré ? s’enquit-il.
  
  — Ce sont des choses qui arrivent, répondis-je.
  
  Il n’était certainement pas informé de l’affaire elle-même. On avait dû seulement lui dire que je m’étais déplacé pour rien et les règles du métier m’interdisaient de le mettre au courant ; il le savait d’ailleurs très bien et il ne poserait pas d’autres questions. Il se contenta de hocher la tête, d’un air entendu.
  
  — Je suppose que vous n’êtes pas venu ici uniquement pour me présenter vos condoléances ? repris-je.
  
  Il sourit.
  
  — Non, bien sûr… Il est arrivé un coup dur à une de nos antennes à Budapest. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé mais il semble que l’A.V.O. aie piqué le radio et installé une souricière chez lui. Le lendemain matin, le radio et les trois miliciens qui le gardaient chez lui ont été retrouvés morts, tous les quatre abattus avec le même automatique. Le chef de l’antenne, un certain Tomaschek, a disparu. On pense à la boîte qu’il aurait pu tomber dans la souricière et s’en tirer en zigouillant tout le monde.
  
  — Connaissez-vous l’origine de cette information ? demandai-je.
  
  — J’ai cru comprendre qu’elle provenait d’un informateur qui serait employé à la direction de l’A.V.H. En tout cas, elle avait la cote A.1.(3).
  
  — Si nous possédons un informateur aussi sûr à l’A.V.H., répliquai-je, ce n’est certainement pas pour enquêter que l’on veut nous envoyer là-bas. Je suppose que l’on a identifié le vilain traître qui a vendu l’antenne et que nous avons été désignés pour aller lui faire passer le goût de la trahison.
  
  Enrique secoua négativement la tête.
  
  — Nous n’allons pas en Hongrie, laissez-moi finir… Il parait que Tomaschek va essayer de franchir le rideau de fer pour venir en Autriche et qu’il va essayer de le faire du côté de Moerbish, sur la rive ouest du Neusiedler See.
  
  J’avais entendu parler du lac de Neusiedl, mais je ne le connaissais pas. Je savais que c’était l’un des plus grands lacs d’Europe, un lac de steppe, peu profond, à cheval sur la frontière austro-hongroise qui le traverse dans sa partie sud.
  
  — Il paraît ? relevai-je.
  
  — C’est ce qui avait été prévu pour le cas où l’antenne se trouverait grillée et que Tomaschek pourrait s’échapper. Nous sommes donc priés d’aller nous installer à Rust, tout près de Moerbish, d’aider si possible Tomaschek à passer et en tout cas de le récupérer s’il réussit…
  
  — C’est plutôt vague, remarquai-je.
  
  — Je suis bien de votre avis.
  
  — Et puis, si ça dure quelques jours, nous allons nous faire remarquer. Je pense que Rust et Moerbish doivent être de petits villages. La saison d’été étant terminée, les gens vont se demander ce que nous venons fabriquer là.
  
  — Il paraît que ce lac est le paradis des oiseaux et qu’on y trouve plus de cent cinquante espèces différentes. Il existe même à Neusiedl un centre de recherches ornithologiques. Vous serez un ornithologue distingué et je serai votre assistant. Nous avons un crédit pour acheter tout le matériel nécessaire…
  
  — Alors, dis-je, allons-y gaiement.
  
  J’avais déjà oublié Kolia Vorassov.
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Le Dr Piotr Demidenko entra dans la chambre et me saisit le poignet pour vérifier mon pouls.
  
  — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.
  
  — Pas bien, répondis-je. J’ai des bourdonnements dans la tête, mes nerfs me font mal, j’éprouve comme des angoisses…
  
  — Vous prenez bien toutes vos pilules ?
  
  — Oui, mais je n’arrive pas à dormir. J’ai l’impression par moments que je deviens fou…
  
  — Il faut vous calmer, mon vieux.
  
  — Dites-moi la vérité, Docteur… Je suis tombé sur la tête, n’est-ce pas ?
  
  De mes doigts tremblants, je touchai le pansement de gaze introduit dans mon oreille gauche.
  
  — Oui, vous êtes tombé sur la tête. Mais vous n’avez rien de cassé… Seulement le tympan gauche éclaté. Et ne vous inquiétez pas si vous entendez mal de cette oreille-là. Ça reviendra.
  
  — J’ai pu avoir un ébranlement du cerveau ?
  
  Il fit une moue dubitative, lâcha mon poignet, me souleva la paupière gauche avec son pouce pour m’examiner le blanc de l’œil.
  
  — Ce n’est pas impossible, bien sûr. Mais tout va se remettre en place, ne vous tracassez pas pour ça.
  
  Il cessa de s’intéresser à mon œil et se gratta le sommet du crâne qu’il avait aussi nu et lisse qu’une boule de billard. Sa ressemblance avec Nikita Khrouchtchev était étonnante.
  
  — Vous feriez peut-être aussi bien de vous remettre à travailler, suggéra-t-il. Cela vous changerait les idées. En ce qui me concerne, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous repreniez une vie normale…
  
  Je restai muet, mais j’éprouvais un grand soulagement. Si j’avais été en état d’arrestation, Demidenko l’aurait su ; or, il venait de me dire que je pouvais reprendre une vie normale, retourner à mon travail. Il me regarda, étonné par mon silence :
  
  — Vous préférez avoir quelques jours de convalescence ?
  
  — Non, fis-je. Je crois que vous avez raison…
  
  — Je vais faire le nécessaire, promit-il.
  
  Il me tourna le dos et marcha vers la porte en ajoutant quelque chose que je ne compris pas.
  
  — Pardon ? dis-je.
  
  Il pivota en ouvrant la porte et me lança un coup d’œil surpris.
  
  — Je n’ai pas entendu ce que vous venez de dire, excusez-moi.
  
  — J’ai dit que j’allais faire le nécessaire.
  
  — Oui, mais après ?
  
  — Après ? Mais, je n’ai rien dit après.
  
  Perplexe, je fronçai les sourcils.
  
  — Excusez-moi.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Vous entendez des voix, maintenant ? Il ne manquait plus que ça.
  
  Il sortit, me laissant seul et profondément troublé. J’étais sûr qu’il avait parlé en gagnant la porte, pourquoi affirmait-il le contraire ? Une boule d’angoisse se forma de nouveau au creux de mon estomac. Un bourdonnement continu, parfois entrecoupé de faibles craquements, m’emplissait les oreilles. J’étais dans un état d’excitation difficile à décrire et je souffrais d’une continuelle envie d’uriner.
  
  Je sortis de mon lit pour aller aux toilettes. Outre la plaie interne de mon oreille gauche, je portais les traces de nombreuses contusions sur tout le corps et chaque mouvement était pénible, sinon douloureux. Je prenais pourtant les calmants prescrits par Demidenko, mais j’avais l’impression qu’ils ne me produisaient aucun effet.
  
  Lorsque je revins, Iouri Kourlitchev, l’homme du « M.V.D. », était dans ma chambre. Ses petits yeux sombres à demi fermés, il m’examina un instant tout en lissant sa barbiche pointue d’une main complaisante. Je me sentis glacé de terreur. Je crus comprendre qu’il n’avait rien dit à personne, mais que l’heure du règlement de compte était venue et qu’il allait me sortir la lettre…
  
  — Je viens de rencontrer Demidenko, commença-t-il. Il m’a dit que vous étiez prêt à reprendre le collier…
  
  Je voulus répondre, mais aucun son ne sortit de ma gorge bloquée par la peur.
  
  — Vous n’avez pourtant pas très bonne mine, constata-t-il en m’observant avec plus d’attention.
  
  Je réussis à bouger et allai m’asseoir sur le bord du lit. Il alluma une cigarette, sans me quitter des yeux. Mes mains tremblaient et je ne savais comment les dissimuler.
  
  — Expliquez-moi donc comment vous avez fait pour tomber par cette fenêtre ?
  
  C’était la question que j’attendais. J’en avais depuis longtemps mûri la réponse et elle me vint tout naturellement aux lèvres.
  
  — C’est complètement idiot… J’avais ouvert pour aérer et j’étais penché sur la barre d’appui lorsque quelqu’un a cogné très fort à ma porte. J’ai été surpris et j’ai fait un faux mouvement pour me redresser. Mon pied a glissé et j’ai basculé.
  
  Il opina.
  
  — C’est bien comme ça que j’avais imaginé la chose. Mais vous pouvez vous vanter de nous avoir fait peur. Quand nous sommes descendus, vous étiez déjà entouré par tout un groupe de Viennois qui voulaient absolument vous transporter dans un hôpital. Imaginez le scandale, les interrogatoires des journalistes, les articles dans la presse. Ils auraient sûrement prétendu que vous aviez voulu vous suicider…
  
  Je voulus rire, mais ne pus produire qu’un ridicule gloussement.
  
  — Je n’avais aucune raison pour me suicider, bredouillai-je.
  
  Il sourit, l’air candide.
  
  — Cette idée, Vorassov, ne m’a jamais effleuré.
  
  J’étais maintenant convaincu qu’il n’avait pas trouvé ma lettre à Rita Trefny et, pour un peu, je me serais mis à hurler de joie. Certainement, un des Viennois qui m’entouraient lorsque mes compatriotes étaient arrivés après ma chute l’avait ramassée. J’étais sauvé. Kourlitchev enchaîna :
  
  — Si vous voulez recommencer à travailler, nous pourrions vous mettre quelque part où cela ne serait pas trop pénible… Au bureau d’ordre, par exemple, pour enregistrer les entrées et les sorties du courrier et des documents… C’est une place de confiance.
  
  Je me sentis rougir, mais je pris en même temps la résolution de remériter cette confiance que j’avais commencé de trahir.
  
  — Quand vous voudrez, dis-je.
  
  Les premières mesures d’une sonate me parvinrent aux oreilles. J’écoutai.
  
  — Lucia Vaienskaïa ne travaille pas aujourd’hui ? m’étonnai-je.
  
  Kourlitchev parut surpris.
  
  — Si, pourquoi ?
  
  — Vous n’entendez pas ? Elle vient de mettre un disque sur son électrophone.
  
  Il tendit l’oreille.
  
  — Je n’entends rien, assura-t-il. De toute façon, elle était à Wohllben Gasse il y a une demi-heure et…
  
  — Vous n’entendez pas ? insistai-je. C’est la Sonate pour violoncelle et piano de Prokofiev, avec Richter au piano.
  
  Il fronça les sourcils.
  
  — Vous m’inquiétez, dit-il lentement.
  
  Il ouvrit la porte et je l’entendis marcher dans le couloir jusqu’au seuil de la chambre de ma voisine. Je me levai pour le suivre. Je pensais qu’il était peut-être devenu un peu sourd.
  
  Il frappa.
  
  — Lucia, êtes-vous là ?… Lucia !
  
  Je le rejoignis. La musique me parvenait avec plus de force et je reconnaissais parfaitement l’interprétation de Richter au piano.
  
  — La musique l’empêche de vous entendre, criai-je.
  
  Il sursauta.
  
  — Quelle musique ? Et pourquoi criez-vous comme ça ?
  
  J’en fus stupéfait et je crus un instant qu’il se moquait de moi. Mais il saisit la poignée de la porte et ouvrit. Nous entrâmes. LA PIÈCE ÉTAIT VIDE ET L’ÉLECTROPHONE NE FONCTIONNAIT PAS.
  
  Iouri Kourlitchev me considéra curieusement.
  
  — Qu’est-ce qu’il vous arrive ? questionna-t-il.
  
  Essayez-vous de me faire croire que je suis devenu sourd ?
  
  Désemparé, je secouai négativement la tête.
  
  — Non, répondis-je. Pourtant…
  
  — Pourtant quoi ?
  
  La Sonate de Prokofiev continuait de se dérouler dans ma tête, toujours avec la même intensité.
  
  — J’entends cette musique, assurai-je. Je vous le jure.
  
  Il prit un air ennuyé.
  
  — J’ai l’impression qu’il est temps de vous remettre au travail pour vous changer les idées, remarqua-t-il. L’inactivité ne vous vaut rien.
  
  La musique cessa brusquement. Une étrange impression de vide s’ensuivit et je fus pris d’un court vertige. Kourlitchev me poussa dans le couloir, referma la porte.
  
  — Allez-vous reposer, me conseilla-t-il, et venez au bureau demain matin avec vos collègues. Bonsoir.
  
  Il s’éloigna. Je rentrai chez moi et m’y enfermai. Des bruits étranges résonnaient dans ma tête comme dans une chambre d’écho. J’étais glacé et terrifié. Je pensais que le choc de mon crâne sur le trottoir avait dû provoquer un décollement des lobes, peut-être quelques lésions mineures, une faible hémorragie. Je n’étais pas fou, car il me semblait raisonner normalement, mais je souffrais d’hallucinations auditives.
  
  Je m’assis au bord de mon lit et me pris la tête dans les mains. Puis, brusquement, je me redressai. J’entendais parler. Des voix qui se croisaient et qui me semblaient venir des quatre coins de la pièce. Je rouvris la porte sur le couloir, mais il était désert, je regardai de nouveau dans la chambre voisine, elle était vide. Je revins chez moi. Les voix me cernaient. Je voulus parler, mais un réflexe de pudeur m’en empêcha. Les autres ne me croiraient pas, ils me prendraient pour un fou.
  
  Je m’allongeai à plat ventre sur le lit et me couvris la tête avec l’oreiller, mais les voix, au lieu d’être étouffées, se trouvèrent amplifiées. Je me mordis les lèvres pour m’empêcher de hurler. Puis, ce fut le silence.
  
  Je me mis à pleurer, mes nerfs s’étant brusquement relâchés. Mais le silence fut de courte durée. Une des voix revint, et cette voix, je la reconnus aussitôt. C’était la voix de ma chère Rita ; une voix lasse, inquiète, comme je ne l’avais jamais entendue…
  
  Je retins mes larmes et mon souffle, sortis ma tête de sous l’oreiller. Rita parlait de moi : « … j’ai reçu de lui une lettre bouleversante, dans laquelle il m’annonçait successivement qu’il allait se tuer et qu’il m’aimait… Une commotion… J’ai brusquement compris que je l’aimais, moi aussi… Mais, je le croyais mort. Et puis, par quelqu’un qui arrivait de Vienne, j’ai appris qu’un homme était tombé d’une fenêtre, d’une maison habitée par des diplomates soviétiques, mais qu’il était encore vivant… Alors, je me suis débrouillée pour obtenir un visa et je suis venue ici… Mais, je ne sais plus comment faire… Je n’ose pas téléphoner… Si vous pouviez m’aider… simplement avoir de ses nouvelles…
  
  J’étais pétrifié. J’entendis encore une voix d’homme inconnue répondre qu’il allait essayer ; puis ce fut terminé. Lentement je me retournai sur le dos. Avais-je rêvé tout éveillé ? Je me pinçai et me fis mal. Rita m’aimait-elle vraiment ? Se trouvait-elle vraiment à Vienne ? Prenais-je, dans mon délire, mes désirs pour des réalités ? OU BIEN LE CHOC REÇU PAR MON CRNE M’AVAIT-IL DONNÉ LE DON DE TÉLÉPATHIE ?
  
  J’aurais sacrifié dix ans de ma vie pour savoir. Dix ans de ma vie…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Othmar Tomaschek raconte :
  
  J’étais à Gyor depuis trois jours, caché dans un entrepôt de meubles sur le quai Môricz Zsigmond. Gyor est une ville de soixante mille habitants sur le Danube, à une centaine de kilomètres de Budapest en direction de l’ouest. On y fabrique des wagons et des locomotives, des meubles, des textiles et des alcools. Le trafic du port fluvial est très important.
  
  J’étais arrivé là par le fleuve, dissimulé dans un train de péniches vides tiré par un remorqueur. J’avais un ami à Gyor, un ami sûr, d’origine croate comme je l’étais moi-même et dont je tairai le nom car il se trouve encore en Hongrie, exposé à d’éventuelles représailles.
  
  Mon ami m’avait trouvé cette cachette dans un entrepôt, où je vivais dans une armoire dont je refermais les portes à la moindre alerte. Il vint ce jour-là pendant la pause de midi, comme d’habitude, pour m’apporter à manger.
  
  — Un sandwich au fromage et au salami et une bouteille de bière, annonça-t-il, en joignant le geste à la parole.
  
  Je mordis avidement dans le pain. J’avais faim.
  
  — Dépêche-toi de manger, reprit-il. Après, je t’emmène te raser. Il y a un wagon de meubles en partance pour Sopron. Je vais t’y conduire.
  
  — Maintenant ? m’étonnai-je, la bouche pleine.
  
  — Oui, maintenant. J’en ai marre de te voir ici.
  
  L’expression amicale de son regard démentait ses paroles.
  
  — Ce n’est pas que je me plaise dans cette armoire, repris-je. Mais, sortir en plein jour, ça me paraît risqué…
  
  — Moins, assura-t-il. On ne rencontrera probablement personne, tout le monde est parti bouffer. La nuit tombée, les entrepôts sont bien surveillés et il est difficile de passer inaperçu quand il n’y a plus un chat.
  
  Il avait sûrement raison.
  
  — Je te suis, décidai-je.
  
  Nous traversâmes l’entrepôt où se trouvaient entassés des centaines d’armoires, de buffets, de lits, de tables et de chaises. Il me conduisit dans un cabinet de toilette et me donna le nécessaire pour me raser. Ma barbe avait beaucoup poussé et atteignait presque deux millimètres d’épaisseur. Je me hâtai, cependant que mon ami faisait le guet dans le couloir. Lorsque j’eus terminé, j’eus l’impression d’être un autre homme ; mais j’avais peur. Je ne pouvais pas oublier que j’avais tué trois miliciens et que leurs collègues de l’A.V.O. devaient être enragés. Si jamais je retombais entre leurs mains…
  
  Mon ami reprit son matériel et me rendit mon sandwich et ma bière, dont il avait bu quelques gorgées en attendant. Nous repartîmes par l’entrepôt, jusqu’à une petite porte tout au fond de l’énorme bâtiment.
  
  Là, nous entendîmes parler de l’autre côté et nous dûmes attendre, blottis derrière un buffet. Après un temps qui nous parut interminable, les voix s’éloignèrent. Je mordis de nouveau dans mon sandwich et but avidement quelques gorgées de bière. Mon ami alla ouvrir la porte de fer et regarda dehors. Quelques instants plus tard, il me fit signe d’approcher. Je vis des wagons à quelque distance sur une voie ferrée qui se perdait plus loin entre des bâtiments. Le temps était brumeux, mais le soleil cherchait à percer. Je respirai goulûment l’air frais du dehors, comme un mineur remontant à la surface après un long séjour au fond.
  
  — Je vais partir le premier, me dit mon ami. Laisse-moi une vingtaine de mètres d’avance. Quand je passerai devant le bon wagon, je sortirai mon mouchoir pour me moucher. Assure-toi bien avant de monter que personne ne peut te voir. Adjon Isten. Adieu, Othmar.
  
  — Viszontlatasra, au revoir, répliquai-je.
  
  Il s’éloigna. Je le laissai prendre un peu plus d’avance qu’il ne l’avait suggéré. Si je me faisais arrêter, je ne voulais pas qu’il eût des ennuis. Je fermai la porte de fer derrière moi et partis le long de l’entrepôt. Je continuais de mordre dans mon sandwich, tenant toujours la bouteille de bière dans ma main. J’essayais de marcher le plus naturellement possible, affectant même une certaine nonchalance. Mais, j’avais les jambes molles, autant peut-être d’émotion que d’être resté trois jours pratiquement sans bouger.
  
  Mon ami longeait la rame de wagons immobilisée sur la voie ferrée. Il avançait d’un pas régulier, sans se détourner. Une locomotive siffla dans le lointain, puis j’entendis le « dougdoug » régulier d’une péniche à moteur qui devait remonter le Danube tout proche.
  
  Mon ami sortit soudain son mouchoir de sa poche et se moucha ostensiblement. Je pris note de l’emplacement du wagon qu’il me désignait ainsi et obliquai légèrement pour me rapprocher des rails.
  
  La grande porte latérale à glissière du wagon était fermée, mais non cadenassée. Je l’aurais préférée ouverte, mais il me fallait bien accepter les choses comme elles étaient. Je lançai un coup d’œil par-dessus mon épaule avant de m’arrêter et bien m’en prit. Un gardien du port, en uniforme, arrivait de ce côté-là sur une bicyclette. Mon cœur manqua un battement. Je continuai tout droit. Au carrefour suivant, mon ami regarda tout naturellement vers moi avant de tourner à droite au coin de l’entrepôt. Il vit le gardien et s’arrêta.
  
  J’étais furieux et je me mis à l’insulter à voix basse. Qu’il se fît prendre avec moi n’arrangerait rien, bien au contraire. Je mordis avec rage dans le reste de mon sandwich. J’entendais le crissement des pneus de la bicyclette sur le gravier. Quelques secondes encore et le gardien serait à ma hauteur. Il m’interpellerait, me demanderait de justifier ma présence dans l’enceinte du port, ce que je ne pourrais faire. Et, s’il voulait m’emmener, je serais obligé de passer à l’action brutale, de tuer une fois de plus…
  
  Mon ami leva un bras et cria quelque chose que je ne compris pas. « Il est complètement fou », pensai-je. Mais, aussitôt, le gardien répondit joyeusement à l’appel et me dépassa sans me prêter aucune attention.
  
  Malgré la température plutôt fraîche, j’étais en sueur. Je vis le gardien rejoindre mon ami et descendre de sa bicyclette. Ils se serrèrent la main, puis disparurent à l’angle du bâtiment.
  
  Les jambes coupées, je fis demi-tour. Plus personne en vue. Je mis le morceau de sandwich et la bouteille dans les poches de mon pardessus, poussai la lourde porte sur son rail. Je glissai en montant et me cognai durement le tibia sur la cornière de fer qui protégeait dans l’ouverture le plancher du wagon. Cela me fit si mal que je crus m’évanouir. Mais l’instinct de conservation me fit exécuter les derniers gestes nécessaires. Le souffle coupé, les mâchoires bloquées, j’entrai dans le wagon et refermai le panneau.
  
  Longtemps après, lorsque mon cœur et ma respiration eurent repris leur rythme habituel et que la douleur se fût estompée, j’examinai mon nouveau domaine. Un peu de jour pénétrait par quelques interstices et je pus distinguer un entassement de meubles de cuisine sommairement emballés. Je réussis à me frayer un passage vers une extrémité du wagon et à m’introduire en chien de fusil dans un buffet. Il ne fallait pas que l’on pût me découvrir rien qu’en ouvrant une porte.
  
  Je terminai mon sandwich et conservai un fond de bière pour le voyage. Je ne savais évidemment pas à quelle heure le wagon serait accroché à un train en partance, encore moins à quelle heure j’arriverais à Sopron.
  
  Sopron, la dernière ville hongroise avant la frontière autrichienne, au sud du lac de Neusiedl que les Hongrois appellent le lac Ferto…
  
  OSS 117 raconte :
  
  Nous étions à Rust, dans un petit hôtel moderne construit en dehors du village, à l’embranchement de la route qui conduit aux installations balnéaires et de yachting, à travers la ceinture de roseaux large d’un kilomètre qui cerne le lac de Neusiedl.
  
  Nous déjeunions d’une brochette hongroise très épicée, buvant un vin rouge du pays très acceptable et charmés par les sons un peu acides d’une cithare que manipulait un homme entre deux âges, au visage romantique et d’une maigreur remarquable. Une accorte soubrette s’occupait de nous avec le sourire. Un sourire qu’elle ne perdit même pas lorsque Enrique, probablement distrait, fit un faux mouvement en essayant de désembrocher sa viande et renversa son verre de vin sur la table.
  
  Une jeune femme entra quelques instants plus tard. Elle était de taille moyenne, avec des cheveux blonds coupés courts, vêtue d’un tailleur de gros lainage brun agrémenté de fourrure noire. Elle devait avoir la trentaine, était jolie, avec une certaine classe et l’air intelligent. Elle échangea quelques mots avec la soubrette, puis vint directement à nous.
  
  — Je m’excuse de troubler votre repas, dit-elle gentiment. Mon nom est Margarita Sojka et je travaille au centre de recherches ornithologiques de Neusiedl. Nous avons appris votre présence ici et je viens me mettre à votre disposition…
  
  Nous nous étions levés. Je présentai Enrique, puis me présentai moi-même. Enrique alla chercher une chaise. Elle salua très aimablement le cithariste qui la dévorait des yeux depuis son entrée, puis voulut bien s’asseoir. Enrique et moi reprîmes nos banquettes respectives.
  
  — Avez-vous mangé ? m’enquis-je.
  
  Elle n’avait pas mangé. Elle avait eu peur de nous manquer en venant trop tard. Elle commanda une brochette.
  
  — Qui vous a parlé de nous ? demandai-je.
  
  — Les gens de l’hôtel. Ils nous ont téléphoné. J’espère que cela ne vous ennuie pas. Si je suis importune, n’hésitez pas à le dire…
  
  J’avais été un peu ennuyé lorsqu’elle était arrivée, mais j’entrevoyais maintenant qu’elle pourrait nous être utile. D’abord en nous apportant une caution presque officielle auprès des gens du cru, ensuite parce qu’elle devait fort bien connaître la région et ses habitants. Il me fallait seulement opérer un rétablissement sur le plan scientifique, car elle ne tarderait pas à découvrir que mes connaissances en matière d’ornithologie ne dépassaient guère la possibilité de distinguer une poule d’un canard, un pigeon d’une cigogne.
  
  — Une jolie femme n’est jamais importune, répliquai-je. Maintenant que nous vous avons vue, nous vous garderions même sans raison. Mais, je pense aussi que vous pourrez nous être d’un grand secours…
  
  Ses pommettes hautes se colorèrent légèrement. Elle baissa ses paupières sur ses yeux noisette.
  
  — Vous êtes très gentil, assura-t-elle.
  
  Puis, le moment de confusion passé, elle s’enquit :
  
  — De quelle société faites-vous partie ?
  
  — Nous ne faisons partie d’aucune société et nous ne sommes pas le moins du monde ornithologues, répliquai-je. Nous avons entendu dire que l’on avait dénombré plus de cent cinquante espèces d’oiseaux différentes sur le lac et notre seule ambition est de réaliser un album photographique… qui servira d’ailleurs la cause de l’ornithologie.
  
  — Bien sûr, bien sûr, admit-elle.
  
  Elle nous parla des oiseaux pendant tout le repas. Au café, j’amenai la conversation sur le rideau de fer.
  
  — Vous n’y avez pas été ? s’étonna-t-elle.
  
  — Nous venons d’arriver.
  
  Elle proposa de nous guider. Je montai chercher les puissantes jumelles et le matériel photographique achetés à Vienne avant notre départ. Nous sortîmes. Enrique prit le volant de l’Opel Kapitan et je montai derrière à côté de Margarita Sojka.
  
  Rust, qui est un gros bourg de quinze cents habitants, est surnommée la ville des cigognes. De fait, les nids sont innombrables et l’on peut en voir presque sur chaque cheminée. Mais à cette époque de l’année, bien sûr, les nids étaient vides. À la sortie de l’agglomération, Margarita Sojka nous fit remarquer que certaines maisons étaient marquées au ras du sol d’une bande bleue haute de cinquante centimètres environ.
  
  — Cela signifie que la maison est habitée par une famille de Croates, dit-elle. Je suis moi-même Croate et nous sommes très nombreux dans cette région. Nous avons conservé nos coutumes et notre langue. Même nos enfants qui vont à l’école apprennent le croate comme seconde langue.(4)
  
  — Vous avez des enfants ? questionnai-je.
  
  — Non, répondit-elle. J’ai été mariée. Mon mari est mort il y a deux ans, un accident d’auto.
  
  — Je suis désolé.
  
  Je la regardai. Elle avait un très joli profil, avec un tout petit nez, de minuscules rides au coin de l’œil, qui ajoutaient encore à son charme. Nous avions quitté Rust et la voiture roulait dans la campagne en direction de Moerbish, le dernier village avant la frontière. Il faisait beau et doux, avec une brume légère dans les lointains. Margarita Sojka nous expliqua que cette région était la plus chaude d’Autriche et qu’il y poussait même des amandiers.
  
  Ce n’était que des vignobles à perte de vue, protégés ça et là par des statues de saints juchées sur des colonnes de pierre ou de bois et par une véritable armée d’épouvantails pour les fameuses cent cinquante espèces différentes d’oiseaux.
  
  Nous atteignîmes Moerbish, un village typiquement hongrois, bâti en épi de part et d’autre de la route, les maisons blanchies à la chaux s’allongeant perpendiculairement à celle-ci. Entre les maisons des cours étroites et longues s’étendaient, souvent fermées sur la rue par un solide portail. Il y avait des acacias, des épis de maïs accrochés aux murs, à l’extérieur, des puits hongrois avec leurs balanciers typiques, des oies innombrables. Les maisons des notables se distinguaient par leur entrée formée d’arcades supportées par des colonnes. C’était extrêmement pittoresque. Margarita Sojka nous fit remarquer qu’il existait une église catholique et un temple protestant.
  
  À la sortie du village, nous croisâmes des charrettes emplies de raisin. Les vendanges se terminaient. La route se mit à monter et, un kilomètre plus loin, nous butâmes sur le rideau de fer.
  
  Nous mîmes pied à terre et je sortis mes jumelles. La route était coupée par un réseau de fils de fer barbelés large d’une dizaine de mètres. Au-delà, elle avait été défoncée par les Hongrois et s’était peu à peu transformée en taillis.
  
  Des écriteaux marqués d’une tête de mort mettaient en garde contre le champ de mines qui doublait le réseau de barbelés. Dans l’axe de la route, à cent cinquante mètres environ, un mirador en bois se dressait très haut. Je braquai mes jumelles sur la plate-forme du sommet, qui supportait une vaste guérite. Je vis la sentinelle. Elle nous aperçut et disparut un instant dans la guérite pour revenir, armée elle aussi de lunettes d’approche qu’elle orienta dans notre direction. Pendant près d’une minute, nous nous observâmes mutuellement. Puis, je ramenai mon attention sur les barbelés.
  
  Ils descendaient la colline jusqu’au lac et se prolongeaient dans celui-ci. Une large tranchée avait été coupée dans la ceinture de roseaux. Il y avait deux miradors en bas de la colline, dont un inachevé, un autre plus loin au bord des eaux libres, un autre encore sur une île au milieu du lac. C’était un paysage extrêmement mélancolique, désespérément plat, fait de gris et de jaunes pâles, avec cette brume qui faisait se confondre au loin le ciel et la terre, effaçant la ligne d’horizon.
  
  — Le lac mesure à peu près trente kilomètres sur dix, nous indiqua la jeune femme. En tout, trois cent cinquante kilomètres carrés. C’est un lac de steppe, dont la profondeur excède rarement un mètre. Les eaux sont chaudes et légèrement salées. Quand le vent souffle longtemps du même côté, les eaux se déplacent. C’est un lac plein de mystère…
  
  Je lui passai les jumelles.
  
  — S’il est si peu profond, lança Enrique, on doit pouvoir le traverser à pied.
  
  — Certainement, approuva-t-elle. Un homme assez grand peut marcher d’un bout à l’autre en gardant la tête au-dessus de l’eau.
  
  — Alors, reprit Enrique, il doit y avoir souvent des passages.
  
  — De plus en plus rarement, répondit-elle. Le réseau de barbelés traverse tout le lac et il y a aussi des mines. La nuit, il y a des patrouilles en canot automobile…
  
  Elle donna les jumelles à Enrique, qui me les rendit après un temps d’observation. Je regardai de nouveau, En bas, une barque à moteur se détachait de la base du mirador qui surplombait les eaux libres. Il y avait trois hommes à bord. Elle s’éloigna vers le sud et disparut bientôt derrière les roseaux. Je découvris plus à droite, sur la même ligne, une grande bâtisse à toit noir qui pouvait être une caserne. Je pensais à Tomaschek et je me disais qu’il n’était pas sorti de l’auberge. J’espérais pour lui qu’il bénéficierait de l’aide et des complicités nécessaires. Sinon, je ne lui accordais pas une chance sur dix de réussir…
  
  Nous remontâmes dans la voiture.
  
  — C’est curieux comme il fait beaucoup plus chaud ici qu’à Vienne, remarquai-je.
  
  — Il doit faire moins froid aujourd’hui à Vienne, répondit la jeune femme. Le foehn souffle depuis cette nuit.
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Enrique en manœuvrant pour faire demi-tour.
  
  — Le vent du sud. C’est un vent qui a beaucoup d’influence sur les gens nerveux. Quand il souffle, on enregistre une recrudescence des suicides et de certains crimes. Des gens font des choses qu’ils ne feraient jamais à un autre moment… C’est étrange, très étrange.
  
  — Y êtes-vous sensible vous-même ? questionnai-je.
  
  Elle rougit.
  
  — Un peu, avoua-t-elle.
  
  — J’espère que vous n’allez pas vous suicider, repris-je, ni tuer quelqu’un. Nous avons encore besoin de vous.
  
  — Ce n’est pas de cette façon que le foehn agit sur moi, murmura-t-elle.
  
  Sa rougeur brusquement accentuée me dispensa de poser la dernière question. Elle tourna la tête de l’autre côté pour me dérober son visage. Je ne pus m’empêcher de sourire.
  
  — Si je peux vous aider en quoi que ce soit, dis-je sérieusement, n’hésitez pas. Moi, je suis comme les petits scouts, toujours prêt !
  
  Elle ne répondit pas. Quelque instant plus tard, le cours de mes pensées dévia. Je me demandais si le foehn avait un pouvoir quelconque sur les nerfs de Kolia Vorassov.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Toute la journée, j’avais numéroté et inscrit sur les registres des sorties et des entrées de documents, dont quelques-uns marqués ultra-secret. Je n’étais pas sûr de n’avoir commis aucune erreur. J’étais de plus en plus surexcité, de plus en plus incapable de concentrer longtemps mon attention sur le même sujet. Une secrétaire, qui avait remarqué mon état d’énervement, m’avait assuré que le foehn en était responsable.
  
  J’allai ouvrir la fenêtre qui donnait sur une cour intérieure. La température s’était considérablement radoucie et j’avais l’impression d’étouffer. Il me semblait aussi que mon cerveau se trouvait comprimé dans mon crâne. C’était une sensation extrêmement désagréable.
  
  Puis, une fois de plus, j’éprouvai le besoin de me rendre aux toilettes. Cela se répétait deux ou trois fois par heure et cette incontinence était probablement une des causes de mes insomnies. J’avais peur d’uriner au lit si je m’endormais.
  
  Je pivotai un peu brusquement et je fus obligé de m’accrocher à la fenêtre, pris de vertige. Cela arrivait chaque fois que je faisais un mouvement trop rapide.
  
  J’étais aux toilettes lorsque des bruits confus résonnèrent de nouveau dans ma tête. J’avais été tranquille presque toute la journée, gêné seulement de temps à autre par des résonances bizarres. Et tout à coup, il y eut un cri strident, comme un cri de femme épouvantée. Un cri si aigu que je crus un instant que mes tympans avaient éclaté.
  
  Je me retrouvai le dos au mur, la tête entre mes mains, les yeux clos, la respiration haletante, les membres douloureux. Je me disais que si cela continuait, je ne tarderais pas à devenir réellement fou.
  
  J’entendis ensuite des bruits de pas et je craignis d’être surpris. Je fis un effort pour reprendre une attitude naturelle, mais les pas n’étaient pas réels ou, s’ils l’étaient, ils venaient de plus loin, de je ne savais où.
  
  Je regagnai mon bureau. Lucia Vaienskaïa était là. Elle m’apportait le courrier de départ. Je devais l’enregistrer, puis le porter au service de la valise.
  
  — Vous n’avez pas bonne mine, remarqua-t-elle. À votre place, je n’aurais pas repris le collier si tôt.
  
  — Ça va très bien, assurai-je.
  
  Elle repartit. Elle avait fait un effort pour être aimable, mais elle dissimulait mal la méfiance que je lui inspirais. Et il en était ainsi avec tous les autres. Depuis mon « accident » ils me tenaient à l’écart, comme si j’avais souffert d’une maladie contagieuse.
  
  Un coup d’œil à la pendule m’apprit qu’il ne restait plus qu’un quart d’heure avant la fermeture des bureaux. J’ouvris le registre « départ » et me mis au travail.
  
  Quelqu’un toussa et je tournai vivement la tête vers la porte, mais il n’y avait personne. Il y eut après cela des bruits de chaises remuées, puis la voix de Kourlitchev :
  
  — Je ne vous dérange pas ?
  
  — Pas du tout, entrez, répondit une autre voix que j’identifiai aussitôt comme étant celle du chef de la délégation.
  
  — Je voudrais vous parler de Kolia Vorassov, reprenait Kourlitchev. Ce n’était déjà pas un aigle avant son accident, mais depuis… Franchement, il m’inquiète.
  
  — Comment cela ?
  
  — J’ai vu Demidenko. Il semble que Vorassov est un grand nerveux, un instable et qu’il souffre maintenant d’hallucinations auditives. Je suggère que vous demandiez son rappel à Moscou. Nous manquons de gratte-papier pour les nouveaux combinats créés en Sibérie ; je crois qu’il serait tout de même assez bon pour être envoyé là-bas. À moins quarante, les névroses doivent sûrement disparaître.
  
  Il éclata d’un gros rire, le salaud ! Le chef de la délégation répondit :
  
  — Je vais immédiatement faire le nécessaire, Iouri. Je pense comme vous qu’il serait dangereux de garder ce pauvre type ici plus longtemps…
  
  Le silence. J’étais « débranché ». De grosses gouttes de sueur coulaient sur mon visage. Je continuai d’enregistrer le courrier machinalement. La colère et la peur se mêlaient en moi. J’avais entendu parler de la mise en valeur des terres sibériennes et des conditions de vie de l’endroit. Beaucoup de pionniers partis volontaires étaient revenus. L’année précédente, à Moscou, j’avais connu un de ces hommes qui m’avait longuement parlé des souffrances qu’il avait endurées là-bas, à cause du climat extraordinairement rude et de la mauvaise organisation.
  
  Si l’on m’envoyait en Sibérie, je n’en reviendrais pas ; c’était sûr. Je n’étais pas physiquement assez fort pour résister à des conditions de vie aussi rigoureuses. Ce Kourlitchev voulait ma mort, c’était clair. Il se croyait encore au temps de Béria. D’ailleurs, tous ses pareils regrettaient le temps de Béria et de Staline, pendant lequel ils avaient pu torturer, déporter, assassiner à cœur joie.
  
  Mais, je ne me laisserais pas faire. J’avais des amis à Moscou, des amis bien placés qui plaideraient ma cause, qui me défendraient.
  
  Je terminai l’enregistrement du courrier et me levai avec brusquerie. Ma chaise tomba en arrière et je dus m’accrocher à la table car tout s’était mis à tourner autour de moi. Cela dura quelques secondes, puis je portai le courrier au service de la valise diplomatique, installé tout près.
  
  C’était l’heure de la fermeture des bureaux et tout le monde s’apprêtait à sortir. J’allai chercher mon manteau et ma toque d’astrakan gris et je fus en bas en même temps que les autres, malgré les douleurs que réveillait dans mon corps meurtri la descente des escaliers.
  
  Ils m’ignoraient ostensiblement. Sans doute étaient-ils déjà au courant de ce qui m’attendait : un poste de scribouillard dans le Grand Nord, au pays de la nuit. Ils montèrent tous dans les voitures de la délégation qui assuraient la navette entre Wohlleben Gasse et Sternwarte strasse. Je restai sur le trottoir et personne ne s’en étonna, personne ne me fit le moindre signe pour m’inviter à monter.
  
  Je partis à pied en direction de l’Argentiner Strasse. J’avais envie de marcher, de prendre l’air. Je n’avais pas fait vingt pas que j’entendis de nouveau des voix, plus exactement une voix, celle de Rita Trefny.
  
  — Allô ! vous m’avez bien dit 74, Sternwarte Strasse ?… Oui… Non, je n’oserai jamais… Comment faire… Il faut lui faire savoir que je suis à Vienne… Oui, j’ai trouvé une chambre dans une pension… Prinz Eugen Strasse, au 168… Oui, très bien… C’est ça, je vous rappelle demain…
  
  Je m’étais arrêté et appuyé au mur. Une vieille femme qui passait me demanda si je me sentais mal. Je la remerciai de sa sollicitude et repartis. J’avais maintenant un moyen sûr de savoir si ce que j’entendais dans ma tête appartenait au domaine du rêve ou à celui de la réalité. Il me suffisait d’aller au 168, Prinz Eugen Strasse.
  
  Ce n’était pas loin. Derrière moi, la Wohlleben Gasse aboutissait dans la Prinz Eugen Strasse, en face de l’ambassade helvétique, et je n’avais qu’à remonter à droite en direction de la Sudbahnhof. Mais cela m’obligeait à repasser devant la délégation. Je décidai de faire le tour.
  
  Il y avait des travaux dans l’Argentiner Strasse, une tranchée profonde creusée dans la chaussée en bordure du trottoir. Le bruit des marteaux piqueurs me fut immédiatement intolérable, mais je continuai néanmoins en serrant les dents. Je montai jusqu’à la Belvedere Gasse et regardai en arrière avant de tourner à gauche pour rejoindre la Prinz Eugen. Je ne vis rien de suspect.
  
  Le 168 était un ancien hôtel particulier transformé en maison meublée, avec un très beau portail en bois sculpté. Je sonnai. Un battant s’ouvrit électriquement. Je franchis le seuil de la porte cochère et pénétrai dans un passage voûté au sol pavé. Au fond et à droite était un escalier monumental à l’angle duquel une pancarte indiquait : Bureau au 1er étage. Je montai péniblement, le cœur battant, terriblement angoissé. On allait sûrement me répondre que l’on ne connaissait pas Rita Trefny, qu’aucune personne de ce nom n’habitait la pension.
  
  Il y avait un homme au bureau, un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux déjà grisonnants, d’aspect insignifiant. Je dus tousser pour dénouer mes cordes vocales.
  
  — Hum !… Mlle Rita Trefny est-elle ici ?
  
  Il me regarda, comme s’il ne m’avait pas entendu. J’allais répéter ma question, lorsqu’il répondit :
  
  — Certainement, monsieur. Je crois qu’elle est dans sa chambre. Vous l’attendez au salon ou bien voulez-vous que je vous conduise chez elle ?
  
  L’idée de la retrouver dans un salon, exposé aux regards des autres pensionnaires, me fut insupportable.
  
  — Chez elle, je préfère.
  
  Il fit la moue.
  
  — En principe, reprit-il, le règlement interdit qu’une femme seule reçoive un homme seul, et vice versa.
  
  Je compris ce que cela voulait dire et lui donnai discrètement un billet de vingt schillings. Il le fit disparaître dans une de ses poches et sortit de derrière le comptoir.
  
  — Si vous voulez bien me suivre…
  
  Nous traversâmes un petit salon douillet et confortable, avec des meubles groupés autour d’une cheminée monumentale. Nous montâmes un autre étage, suivîmes un couloir. Tout au bout de ce couloir, mon guide frappa contre une porte.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Mon cœur avait bondi en reconnaissant sa voix.
  
  — Une visite pour vous, mademoiselle.
  
  — J’arrive.
  
  Nous l’entendîmes approcher. Elle ouvrit la porte, se cachant derrière et ne montrant que sa tête. Elle me vit et ses yeux s’arrondirent d’étonnement.
  
  — Kolia ! s’exclama-t-elle.
  
  L’employé fit demi-tour et s’éloigna.
  
  — Entrez, me dit-elle. Dieu soit loué, vous êtes là.
  
  J’entrai, elle referma la porte, puis se suspendit à mon cou et enfouit sa tête dans mon épaule.
  
  — Kolia, gémit-elle, j’avais si peur de ne plus vous revoir… Si peur.
  
  J’étais submergé de bonheur. Je la tenais dans mes bras, toute chaude, toute frémissante, et elle m’aimait. Je n’avais plus d’ennuis, j’étais heureux. Elle se dégagea et marcha vers un grand canapé, de l’autre côté de la pièce. Elle portait pour tout vêtement une chemise de nuit en voile plissé, demi-courte et très transparente. Elle s’assit en biais, les jambes repliées sous elle, ce qui eut pour effet de découvrir largement ses cuisses. Elle avait changé de coiffure, coupé ses cheveux qui, de blond doré, étaient devenus rose orangé. Ainsi faite, elle avait l’air d’une actrice de cinéma américaine, telles qu’on nous les montre en photographie dans les magazines spécialisés.
  
  — Kolia, mon chéri, reprit-elle, fermez donc les volets, que nous soyons tranquilles.
  
  J’obéis, avec l’impression de vivre un rêve. De l’autre côté de la rue, les jardins du belvédère étaient noyés de brume. La nuit tombait rapidement. Les lampadaires étaient allumés, et les lanternes des voitures. Je fermai les volets des deux fenêtres, tirai les lourds rideaux de velours vieil or. Rita appuya sur l’interrupteur d’une grosse lampe posée sur une table près du canapé. Une lumière douce envahit la pièce, vaste et bien chauffée. Mais, je ne prêtais aucune attention au décor. J’étais fasciné par Rita.
  
  — Venez près de moi, dit-elle.
  
  J’approchai. Elle était merveilleusement belle, merveilleusement proportionnée. De sa main droite, elle tenait sa chemise plaquée sur son ventre, ce qui avait pour effet de tendre le léger tissu sur ses seins lourds et fermes dont les aréoles brunes et larges apparaissaient en transparence. Je m’assis près d’elle, bouleversé.
  
  — J’ai reçu votre lettre, murmura-t-elle. J’ai cru devenir folle. Depuis mon arrivée, j’ai remué ciel et terre pour vous joindre. Comment avez-vous su que j’étais ici, dans cette pension ? Qui vous a renseigné ?
  
  — Vous, répondis-je.
  
  — Moi ?
  
  Elle ne pouvait évidemment comprendre. Mais elle était la seule personne à qui je pus tout expliquer. J’entrepris de lui raconter… Mais, ce n’était pas facile. Elle était là, tout près de moi, presque nue, et j’en étais malade de désir.
  
  Rita Trefny raconte :
  
  Il m’avait tout dit, le pauvre imbécile qui se croyait des dons de télépathie, et j’avais beaucoup de peine à m’empêcher de rire. Maintenant, il me tripotait les mains, essayant parfois sournoisement de me caresser les cuisses ou les seins. Je n’aimais pas qu’il me touche, mais il me faudrait bien le supporter.
  
  « – Rita chérie, est-ce que vous m’aimez vraiment ? »
  
  Il était écarlate, au bord de l’apoplexie et ne cessait pas de se tortiller sur place comme s’il avait été gêné aux coutures de son pantalon. Je fermai les yeux pour qu’il ne pût voir l’expression de mon regard et murmurai, avec toute l’émotion voulue :
  
  — Oui, Kolia, je vous aime vraiment. Je l’ai compris quand j’ai lu votre lettre.
  
  L’imbécile se précipita sur moi, m’inondant de baisers mouillés, fourrageant sous ma chemise et posant ses vilaines mains partout. J’avais accepté qu’il me fît la cour, voire une cour pressante, j’avais accepté de m’employer à le rendre aussi follement amoureux de moi qu’il serait possible. Mais, j’étais bien décidée à ne jamais lui accorder l’essentiel. L’essentiel appartenait à Othmar Tomaschek et à personne d’autre.
  
  Je réussis à lui saisir les poignets et à le repousser. Il tremblait et cela m’effrayait un peu.
  
  — Kolia, je vous en supplie, ne me traitez pas comme une fille.
  
  Il se mit à bredouiller des excuses.
  
  — Kolia, repris-je, il faut que nous pensions à notre avenir.
  
  — Je veux que vous soyez ma femme, assura-t-il.
  
  — Je le désire aussi, mentis-je. Mais, justement, il y a des décisions à prendre… Kolia, j’ai quitté la Hongrie avec un faux visa sur un faux passeport. Vous comprenez ce que cela signifie ?
  
  Il resta bouche bée.
  
  — Pourquoi diable avez-vous fait une chose pareille ? demanda-t-il.
  
  — Vous savez combien c’est difficile pour un Hongrois d’obtenir un visa de sortie. Et, après ce que vous m’aviez écrit, je ne pouvais déclarer que je voulais venir vous voir. Vous me laissiez entendre que le « M.V.D. » pouvait être informé de vos démarches…
  
  — Je le croyais. Heureusement, il n’en était rien.
  
  Le pauvre sot ! S’il avait su… Mais il était visiblement à cent lieues de la vérité.
  
  — De toute façon, il m’est interdit maintenant de retourner en Hongrie et, si l’on me laissait entrer en Russie, cela serait très sûrement pour m’y mettre aussitôt en prison. Kolia, il faut regarder les choses en face. Vous devez choisir entre moi et le monde communiste.
  
  Il devint pâle et son désir semblait s’être subitement évanoui. Je me rapprochai de lui pour le réchauffer.
  
  — C’est un choix impossible, bégaya-t-il. Je ne peux pas trahir ma patrie…
  
  — J’ai bien quitté la mienne pour vous, dis-je. Vous êtes maintenant ma patrie. Et, si vous m’aimez vraiment, je dois être la vôtre.
  
  Je l’embrassai longuement sur la bouche malgré la répugnance que j’en avais. Ses mains retrouvèrent une certaine activité.
  
  — Je vous aime, dit-il, je vous aime et je ferai tout ce que vous voudrez.
  
  — Merci, Kolia. Nous serons si heureux ensemble, j’en suis sûre.
  
  Il objecta :
  
  — Avez-vous pensé que je n’ai pas d’argent et qu’il me sera probablement très difficile de trouver du travail ?
  
  Je souris.
  
  — Kolia, que dites-vous là ? Les Américains seront très heureux d’employer un homme comme vous.
  
  Il sursauta et cria d’une voix aiguë :
  
  — Je ne veux rien avoir à faire avec les Américains. Vous entendez ?
  
  — Oui, je vous entends, Kolia. Mais si vous criez comme ça, les voisins aussi vont vous entendre.
  
  Il se calma. Je l’embrassai de nouveau, la thérapeutique ayant fait ses preuves.
  
  — C’est entendu, Kolia, vous ne serez pas obligé de travailler pour les Américains. Mais, vous pouvez tout de même prendre beaucoup d’argent aux Américains.
  
  Il ne comprenait pas. Ses mains s’étaient immobilisées sur mon corps et je résistais à l’envie de les repousser.
  
  — Pourquoi voudriez-vous que les Américains me donnent de l’argent si je ne travaille pas pour eux ? riposta-t-il.
  
  — Il y a sûrement des documents très secrets qui vous passent entre les mains, Kolia. Vous pourriez en photocopier quelques-uns et les vendre…
  
  Il devint blême. D’une voix décomposée, il murmura :
  
  — Mais, quel genre de femme êtes-vous donc ?
  
  Je me blottis contre lui.
  
  — Je suis une femme qui vous aime, mon chéri, et qui désire passionnément faire sa vie avec vous. Mais je suis aussi une femme qui sait qu’un grand amour ne résiste pas longtemps à la misère. Quand nous aurons l’argent, nous pourrons acheter un commerce, monter une entreprise ; nous serons indépendants et heureux. Kolia, je vous en supplie, faites-le pour moi, pour nous…
  
  Je l’embrassais, je le caressais pour l’empêcher de réfléchir. Plus vite j’aurais terminé ma mission, plus vite je retournerais à Budapest, plus vite je retrouverais Othmar… Othmar dont j’avais tant besoin, comme une droguée privée de sa drogue.
  
  — Je vais y penser, promit l’imbécile. Laissez-moi jusqu’à demain…
  
  Je n’insistai plus. Le grain était semé, il fallait lui accorder le temps de germer.
  
  — Je ne veux pas vous chasser, mon chéri, je suis tellement heureuse de vous avoir près de moi. Mais il serait sage que vous rentriez maintenant, de manière à ne pas éveiller les soupçons.
  
  Il accepta sans trop de difficultés, mais je dus encore subir le contact de sa bouche et de ses mains avant qu’il ne consentît à s’en aller.
  
  J’étais épuisée et je me sentais sale. J’enfilai un peignoir, pris une serviette et un savon et gagnai la salle de bains commune à l’étage. J’avais besoin de me laver, un besoin physique.
  
  À peine étais-je de retour dans ma chambre, Iouri Kourlitchev arriva. Je ne le connaissais que depuis trois jours, mais je ne l’aimais pas. La façon qu’il avait de me considérer comme un objet m’agaçait. Je trouvais sa barbiche ridicule.
  
  — J’étais à côté, annonça-t-il, j’ai tout entendu. Bravo !
  
  Il m’espionnait, en plus.
  
  — On vient de m’avertir qu’il était rentré Sternwarte Strasse. Lorsqu’il reviendra demain mettez le paquet. Il faut le décider.
  
  — Ce n’est pas facile, répliquai-je. C’est un patriote.
  
  Il eut un ricanement déplaisant.
  
  — Un patriote ? Laissez-moi rire.
  
  Il alluma une cigarette, sans me demander l’autorisation et sans même penser à m’en offrir une.
  
  — La fumée ne me dérange pas, dis-je d’un ton acerbe.
  
  Il n’eut aucune réaction. Il souffla un long jet de fumée dans ma direction et reprit :
  
  — J’ai reçu de Budapest une information qui vous est destinée… Un certain Othmar Tomaschek, que vous connaissez bien paraît-il, a disparu depuis trois jours. L’A.V.O. pense qu’il peut essayer de franchir la frontière pour venir vous rejoindre ici. Si cela se produisait, vous devriez m’en informer aussitôt. C’est un ordre de vos chefs.
  
  La foudre s’abattant à mes pieds ne m’aurait pas fait plus d’effet. J’étais hébétée. Kourlitchev m’observait avec une grande attention.
  
  — Vous ne vous sentez pas bien ? demanda-t-il.
  
  Je réussis à sourire et ma voix était presque normale pour lui répondre :
  
  — Je suis très bien, merci. C’est simplement cette séance avec Vorassov qui m’a fatiguée.
  
  Il sourit aussi, un sourire cruel.
  
  — Au sujet de ce Tomaschek, ne soyez pas inquiète. Vous serez protégée dès maintenant par des hommes à moi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Bonsoir.
  
  — Bonsoir, répliquai-je.
  
  Il sortit sans hâte, me lança un dernier regard aigu avant de tirer la porte derrière lui. Mes nerfs se relâchèrent brusquement. J’eus froid et me mis à trembler. Othmar… Qu’était-il arrivé à Othmar ? Pourquoi avait-il disparu ? Pour quelle raison mes chefs de l’A.V.O. pensaient-ils qu’il franchirait la frontière pour me retrouver ? Avait-il cru que j’étais partie pour toujours et avait-il préféré tout quitter plutôt que de me perdre ?
  
  Je fis alors une chose étonnante, une chose que je n’avais jamais faite car l’on m’avait élevée en dehors de toute religion. Je me mis à prier pour Othmar. Mon Dieu, protégez-le…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Othmar Tomaschek raconte :
  
  La nuit était claire et tiède par le double effet de la lune et du foehn qui soufflait depuis la veille. J’appréciais le réchauffement de la température, mais beaucoup moins la lumière argentée qui baignait la route et la campagne et qui se reflétait sur les eaux du lac.
  
  Un bruit de moteur me fit me retourner. Une voiture arrivait. La quatrième depuis que j’avais quitté Sopron, peu après minuit. Je m’engageai dans un champ de vignes, à gauche, où se dressaient de nombreux épouvantails pour les oiseaux. Je fis une cinquantaine de pas et m’immobilisai, le dos à la route, le chapeau renversé sur la nuque, les bras en croix.
  
  À cette distance, les passagers de la voiture ne pourraient me prendre que pour un épouvantait parmi les épouvantails. Et cela était d’autant plus important que, en raison de l’heure avancée dans la nuit et de la proximité de la frontière, les occupants de la voiture ne pouvaient être que des policiers.
  
  Elle approchait rapidement. La lumière de ses phares éclaira soudain la terre autour de moi, projetant les ombres des sarments et la mienne et les agrandissant démesurément.
  
  Puis, la voiture ralentit et freina. L’angoisse me tordit les entrailles. J’entendis la voiture s’arrêter à ma hauteur, des hommes descendre et parler, des portières claquer. Je n’étais plus dans la lumière des phares, mais le clair de lune était suffisant pour que l’on pût me voir bouger, même à cinquante pas.
  
  Je n’osais donc me retourner et c’était une situation atroce, car je ne pouvais voir ce que faisaient les hommes derrière moi, s’ils approchaient ou non. La sueur perlait à grosses gouttes sur mon visage et je commençais à me fatiguer d’avoir les bras tendus.
  
  Si j’avais pu seulement comprendre ce qu’ils disaient, mais ils étaient trop loin et le vent agitait les feuilles de vigne, pas encore toutes tombées, produisant un bruissement continu et assez fort pour m’empêcher de distinguer les paroles prononcées au bord de la route.
  
  Je n’en pouvais plus d’avoir les bras écartés et tendus à l’horizontale. Des crampes menaçaient les muscles de mes épaules. Je pensais que je ne pourrais plus tenir longtemps et que j’avais eu tort en voulant trop bien faire. Certains épouvantails tendaient les bras perpendiculairement à la route et, si je m’étais placé ainsi, j’aurais pu maintenant baisser les miens sans danger et, par-dessus le marché, surveiller en coin les silhouettes des importuns.
  
  Ils remontèrent enfin dans la voiture. Les portières claquèrent de nouveau, le moteur ronfla. J’entendis avec un soulagement croissant passer les vitesses, le bruit décroître progressivement.
  
  Je laissai retomber mes bras, puis me massai les épaules en regardant s’éloigner les feux rouges en direction de la frontière. Je revins sur la route.
  
  Ma montre indiquait deux heures et demie. J’avais parcouru une dizaine de kilomètres depuis Sopron, contournant le bourg de Wolfs. J’allais maintenant vers Kroisbach, le dernier village avant la frontière. À Kroisbach, je connaissais une maison où je trouverais le gîte, le couvert et toute l’aide qui me serait nécessaire.
  
  Je me remis à marcher, sur le bas-côté, sans bruit, tous mes sens aux aguets. J’étais arrivé au milieu de la nuit précédente à Sopron et j’avais pu sortir du wagon puis de la gare sans attirer l’attention. J’avais passé toute la journée dans un taillis, n’ayant à manger que quelques fruits à demi pourris trouvés sur le sol d’un verger voisin. Maintenant la faim me tenaillait et j’avais hâte d’arriver.
  
  Je boitais un peu, à cause du coup que je m’étais donné sur le tibia, la veille, à Gyor, en montant dans le wagon. Néanmoins, j’atteignis les premières maisons de Kroisbach vingt minutes plus tard. Les murs blanchis à la chaux reflétaient le clair de lune et l’on y voyait presque comme en plein jour ; ce qui ne faisait nullement mon affaire. Je pris le parti d’éviter la rue centrale et de faire le tour par l’extérieur.
  
  Un chien aboya. D’autres lui répondirent. Puis, ce furent les oies qui se mirent à cacarder. Joli concert, dont je me serais bien passé. Je restai un moment immobile derrière le tronc noueux d’un gros arbre. Le vacarme cessa peu à peu, les oies arrêtant les premières. Un chien continua longtemps encore de japper. Une lumière s’alluma dans une maison toute proche. Des volets s’ouvrirent. Je vis un homme en chemise de nuit se pencher à la fenêtre pour invectiver le chien qui poussa quelques gémissements plaintifs, puis se tut.
  
  Dans le silence revenu, je n’osais plus bouger.
  
  J’avais l’impression qu’au premier mouvement, le tapage recommencerait. J’attendis longtemps. Rien ne me pressait. Il était à peine trois heures et le jour ne se lèverait pas de sitôt.
  
  Quelques minutes passèrent. Je m’étais détendu, appréciant comme il convenait cette nuit claire et douce, ayant presque oublié que j’étais un fugitif et que ma vie serait en danger, à chaque seconde, tant que je n’aurais pas franchi le rideau de fer.
  
  Des coups de feu, puis une rafale d’arme automatique me ramenèrent brusquement à la réalité. Cela venait de la frontière, sans aucun doute, à un kilomètre, un kilomètre et demi plus au nord. Je ne pus m’empêcher de penser que la nuit suivante, cela serait peut-être sur moi que les gardes tireraient.
  
  Les chiens se remirent à hurler, les oies à cacarder. Je décidai de profiter de l’incident pour franchir la dernière étape. Les gens croiraient sûrement que l’agitation des animaux n’était due qu’aux coups de feu.
  
  Il y eut encore deux ou trois rafales et les aboiements des chiens redoublèrent de violence. J’étais évidemment pour une part dans ce crescendo, mais qui pouvait le savoir en dehors d’eux et de moi ?
  
  J’atteignis la maison de mon ami, un Croate, comme moi, qui s’appelait Vincenc Zwulik et qui exploitait depuis toujours un lopin de vigne à Kroisbach. Je frappai au volet de sa chambre.
  
  Le vacarme avait dû le réveiller car la lumière s’alluma aussitôt. Je reculai dans l’ombre d’un acacia planté devant le seuil.
  
  — Qui est-ce ? demanda-t-il à travers le volet.
  
  Je m’assurai d’un regard circulaire que personne ne pouvait nous entendre. Le concerto pour oies et chiens donnait d’ailleurs son plein et suffisait largement à couvrir nos voix.
  
  — C’est Othmar Tomaschek, répondis-je en revenant vers le volet. Éteins la lampe avant d’ouvrir.
  
  Il ne dit plus rien, mais la lumière s’éteignit un instant plus tard, puis la porte sur le perron s’ouvrit en grinçant. Je bondis et me glissai dans l’ouverture. La porte se referma. La lumière revint. Vincenc Zwulik était devant moi, pieds nus, en chemise, l’air effaré :
  
  — Que viens-tu faire ici en pleine nuit ? s’enquit-il.
  
  — J’ai la police aux fesses, répondis-je. Il faut que je passe la frontière, le plus tôt possible.
  
  J’entendis bouger dans la chambre, dont la porte était restée ouverte sur la salle commune. Je vis arriver Ursula, la femme de Vincenc, en chemise elle aussi. C’était une femme dans la quarantaine, plantureuse et drue, avec de longs cheveux blonds dorés qu’elle nouait en chignon dans la journée et une jolie peau, douce et rose, qui la rendait encore très attrayante. Elle me reconnut et se signa.
  
  — Seigneur Dieu, s’exclama-t-elle, il est arrivé un malheur.
  
  — La police le cherche, expliqua Vincenc, et il veut passer la frontière.
  
  — C’est une folie, assura-t-elle. Il y en a un sur dix qui réussit, pas plus.
  
  Vincenc se redressa. C’était un homme de quarante-sept ans, trapu, solide et toujours plein d’ardeur.
  
  — On ne peut pas laisser un frère de race dans l’ennui, dit-il. Je l’aiderai moi-même à passer et il réussira, foi de Vincenc.
  
  Ursula se signa de nouveau.
  
  — Que Dieu vous aie en sa sainte garde, pria-t-elle.
  
  — Tu vas coucher avec nous, reprit Vincenc. Nous n’avons qu’un lit, on se serrera un peu. Dans la journée, tu te cacheras dans la cave. Personne ne saura que tu es là. Il vaut mieux attendre la nouvelle lune pour passer, c’est plus sûr.
  
  — Il faut que je passe la nuit prochaine, dis-je.
  
  Je pensais qu’il me fallait arriver le plus tôt possible à Vienne pour avertir mes chefs de la « C.I.A. » du mauvais coup que mijotait le « M.V.D. » avec l’aide de ma chère Rita. Vincenc fronça les sourcils.
  
  — Tu es fou, riposta-t-il. En ce moment, on repère un homme à deux cents mètres.
  
  — Sur le lac, il y a toujours du brouillard à une certaine heure de la nuit.
  
  — C’est vrai.
  
  — Alors, je passerai la nuit prochaine quand le brouillard sera levé. Si tu ne veux pas m’aider, je passerai seul.
  
  Vincenc soupira un grand coup.
  
  — Puisque tu le veux absolument, tu passeras demain et je t’aiderai.
  
  — Merci, dis-je, tu es mon frère.
  
  Nous nous serrâmes la main, nos regards s’accrochèrent.
  
  — Peut-être avez-vous faim ? questionna Ursula.
  
  — Oui, avouai-je. Je n’ai guère mangé ces jours derniers…
  
  Elle enfila un peignoir de pilou gris et annonça :
  
  — Je vais vous faire une omelette, il vous faut quelque chose de chaud… Vincenc, sort une bouteille de vin.
  
  La gentillesse, la simplicité de ces gens m’alla soudain droit au cœur et j’eus bêtement envie de pleurer. Comme une femme… Sans doute était-ce aussi à cause de la fatigue et de toutes ces émotions que je venais de subir.
  
  OSS 117 raconte :
  
  Un brouillard épais pesait sur le lac comme une compresse. Margarita Sojka bougea et la barque à fond plat roula, poussant les roseaux. Le bruit qui en résulta me fit penser au frottement de deux mains rêches l’une contre l’autre.
  
  — Je suis désolée, murmura la jeune femme. Mais je crois bien vous avoir tiré du lit pour rien. Ce brouillard va tenir jusqu’à neuf ou dix heures…
  
  Enrique me regarda. Il était installé à l’avant et gardait notre matériel, jumelles et caméras munies de téléobjectifs. Ce qu’il pensait était inscrit sur son visage et je touchai la main de Margarita, assise près de moi, afin de détourner son attention. Elle frissonna.
  
  — Vous ne pouviez pas le savoir, dis-je.
  
  — Je pense que nous ferions mieux de rentrer et de nous reposer, proposa-t-elle. La journée va sûrement être belle, comme celle d’hier et nous pourrions revenir un peu avant le coucher du soleil. C’est un moment où les oiseaux regagnent leurs nids et où l’on peut prendre des photos très intéressantes…
  
  — Je suis tout à fait d’accord, dis-je.
  
  Avec un enthousiasme évident, bien que muet, Enrique rangea le matériel et reprit les rames. Guidé par Margarita, il nous ramena dans les eaux libres et suivit ensuite le mur de roseaux. Nous restions silencieux. Margarita Sojka s’appuyait sur moi et j’aimais ce contact.
  
  Nous aperçûmes un héron qui, surpris, se sauva en menant grand tapage. D’autres oiseaux s’envolèrent, effrayés. Pendant quelques secondes, ce fut un concert de cris divers et de battements d’ailes. Puis, tout redevint calme et il n’y eut plus que le léger frottement de l’eau contre les flancs de la barque, le choc des rames à intervalles réguliers et le grincement des tolets mal graissés.
  
  Margarita Sojka frissonna de nouveau. Pourtant, elle était chaudement vêtue et il ne faisait pas froid, seulement humide. Je l’enveloppai dans mon bras gauche et la serrai contre moi. Elle s’abandonna. Enrique prit un air faussement indifférent qui me fit sourire.
  
  Je n’avais pas espéré, en acceptant cette sortie matinale suggérée par la jeune femme, me trouver soudain nez à nez avec Othmar Tomaschek. Le lac était beaucoup trop étendu et nous étions à quatre ou cinq kilomètres au nord de la frontière. J’avais simplement voulu trois choses : d’abord prendre l’ambiance, ensuite confirmer notre « couverture », enfin faire plus ample connaissance avec Margarita Sojka. Car, nous ne savions rien de cette jolie jeune femme qui nous était pour ainsi dire tombée du ciel comme un de ces oiseaux qu’elle était censée étudier.
  
  Elle pouvait nous être fort utile dans la mesure où elle était pure et sincère. Mais, dans notre métier, il n’est pas possible de faire confiance a priori. L’un des soucis permanents de chaque service de renseignement est de réussir à introduire ses propres agents dans les services adverses, et cela réussit assez souvent pour que nous nous trouvions incités à la plus grande prudence. Margarita Sojka était peut-être réellement une ornithologue distinguée et rien que cela ; mais elle pouvait aussi bien être autre chose. Dans ce dernier cas, mieux valait le découvrir tôt que trop tard.
  
  En ce qui concernait l’éventuel passage de la frontière par Othmar Tomaschek, je n’avais guère d’espoir que sur la rumeur publique pour m’en informer. Le rideau de fer tenait évidemment une grande place dans la vie des frontaliers et le moindre incident était aussitôt connu, répété, souvent grossi. Les passages réussis étaient relativement rares, mais la nouvelle s’en répandait immédiatement comme le feu sur une traînée de poudre. L’auberge où nous étions installés, Enrique et moi, étant un de ces lieux où aboutissent généralement toutes les informations, nous étions assurés d’être avertis dans les meilleurs délais, assez tôt en tout cas pour avoir la possibilité de récupérer le transfuge avant qu’il ait eu le temps de s’éloigner beaucoup.
  
  Enrique continuait de ramer, avec la régularité d’un métronome. Par instants, une trouée dans la brume nous laissait apercevoir, à demi enfouis dans les roseaux, des chalets de bois montés sur pilotis, tous à peu près construits sur le même modèle, avec le même embarcadère de planches formant terrasse.
  
  Nous fûmes enfin de retour aux installations de bains et de yachting de Rust. À droite du pont, le grand restaurant vitré était à peine visible. Nous abordâmes près d’un grand voilier à fond plat. J’aidai Margarita Sojka à remettre pied à terre et amarrai notre barque. Enrique rangea les rames et reprit notre matériel.
  
  Nous passâmes devant une sorte de bar ouvert sur trois côtés et où des distributeurs automatiques semblaient attendre les clients. Puis, nous longeâmes le bâtiment de l’office du tourisme. Tout était désert, étrangement triste.
  
  — Ce brouillard me rend toute mélancolique, dit Margarita.
  
  Elle rit nerveusement. Nous retrouvâmes notre voiture, elle avait laissé la sienne à l’auberge. Enrique prit le volant et je montai derrière avec la jeune femme. Nous venions de démarrer lorsqu’elle ôta ses gants, se plaignant d’avoir les mains froides. Je les lui pris dans les miennes pour les réchauffer et cela parut lui plaire. Nous roulions lentement sur la route étroitement bordée à gauche par la muraille brun clair des roseaux et à droite par un chenal d’eau libre.
  
  — Je vais rentrer tout de suite et me mettre au lit, annonça Margarita comme nous nous arrêtions devant l’auberge. Je me sens toute drôle et je crains d’avoir pris froid.
  
  — Prenez un café avant de partir, ou n’importe quoi de chaud.
  
  Elle accepta. Je m’arrangeai en descendant pour ordonner à Enrique, sans qu’elle pût m’entendre :
  
  — Mettez sa voiture en panne. Je la reconduirai moi-même avec celle-ci.
  
  — Espèce de vieux satyre ! me lança-t-il.
  
  Cela ne me vexa nullement. Enrique feignait depuis toujours de ne rien comprendre à ce souci constant qui me caractérise de toujours joindre l’agréable à l’utile, ou réciproquement. Pour notre sécurité, il m’apparaissait nécessaire et urgent de mieux connaître Margarita Sojka ; et rien ne s’opposait à mon sens, ou plutôt à mes sens, à ce que cette recherche d’une connaissance plus approfondie fût bibliquement interprétée.
  
  De toute façon, que mes désirs fussent ou non exaucés, je devais au moins y gagner de savoir où habitait la jeune femme et comment elle vivait, dans quel milieu, dans quelles conditions.
  
  Enrique nous rejoignit au bar et but d’un trait son café qui avait refroidi. J’avais déjà discrètement interrogé la jeune fille de la maison sur les dernières nouvelles. Il paraissait que des tirs d’armes automatiques avaient été entendus vers deux heures du matin sur la frontière, en dessous de Moerbish. Mais aucun passage n’était signalé et les soldats autrichiens pensaient que les sentinelles hongroises avaient usé leurs munitions sur quelque héron noctambule.
  
  Margarita voulut partir.
  
  — Je reviendrai vous prendre en fin d’après-midi, promit-elle.
  
  Nous l’accompagnâmes jusqu’à sa voiture, une petite Volkswagen blanche à toit ouvrant. Je lui baisai tendrement la main, le regard hypocritement navré. Elle actionna le démarreur. Mais sans grand résultat, Enrique étant passé par là.
  
  Nous lui conseillâmes de ne pas épuiser sa batterie. Enrique ouvrit le capot et se mit à tripoter les fils, puis le carburateur. Le malheureux moteur refusait toujours de tourner. Margarita semblait très ennuyée.
  
  — Je vais vous raccompagner, décidai-je. Enrique va s’occuper de trouver un mécanicien et nous vous la ramènerons dès qu’elle sera réparée.
  
  Elle accepta. Enrique me donna les clés de l’Opel et poussa même la complaisance jusqu’à ouvrir et refermer la portière pour la jeune femme.
  
  Elle habitait à Neusiedl, à l’extrémité Nord du lac, à une vingtaine de kilomètres de Rust. À mesure que nous avancions, le foehn qui soufflait de nouveau, balayait le brouillard. Nous ne parlions pas et je laissais volontairement se prolonger entre nous ce silence équivoque et lourd. Je savais depuis la veille quel effet produisait sur ma passagère ce foehn qui en poussait d’autres au suicide. Je me sentais moi-même comme électrisé et j’avais l’impression que Margarita et moi étions excités par des courants de même intensité mais sûrement de pôles contraires s’il fallait en juger par l’attraction que chacun de nos conducteurs respectifs semblait exercer sur l’autre.
  
  Ce qui devait arriver arriva, le plus simplement du monde. Margarita Sojka habitait une petite maison blanche assez coquette, entourée d’un jardin, où elle vivait seule, sans domestiques. C’était gai, sympathique, pleins d’oiseaux, en photographies, en peintures, en gravures, empaillés.
  
  La porte refermée, j’étais entré en ayant accepté de « prendre quelque chose », Margarita ôta son manteau, cependant que j’ôtai le mien.
  
  — Je vais préparer du café, dit-elle soudain d’une voix étrangement rauque.
  
  — Je n’ai pas besoin de café, répliquai-je.
  
  Elle me regarda, faussement candide.
  
  — Alors, quoi ? murmura-t-elle.
  
  Je fis un pas vers elle et la pris dans mes bras. Elle se raidit un peu, mais ne fit rien pour me repousser.
  
  — Vous, répondis-je.
  
  Je l’attirai. Elle bascula sur la pointe des pieds, puis se remit d’aplomb et enfouit son visage dans le creux de mon épaule.
  
  — Ce foehn me rend folle, chuchota-t-elle.
  
  — Béni soit le foehn.
  
  Elle me donna sa bouche, farouchement. Je la soulevai dans mes bras et la portai dans sa chambre.
  
  — Avez-vous toujours froid ? demandai-je.
  
  — Oui, très froid.
  
  — Je vais vous réchauffer, promis-je.
  
  Et je tins ma promesse.
  
  Longtemps après, il allait être onze heures, elle reposait contre moi dans le lit brûlant, apparemment détendue. Elle dit soudain sans préambule :
  
  — Vous devriez me faire confiance. Je peux sûrement vous aider.
  
  Étonné, je ripostai :
  
  — Mais, il me semble que je vous ai fait confiance…
  
  — Je ne veux pas parler des photographies d’oiseaux, reprit-elle.
  
  Je fus immédiatement sur la défensive.
  
  — Expliquez-vous…
  
  — Vous devriez me comprendre à demi-mot.
  
  — Je ne suis pas doué pour les devinettes.
  
  Elle eut un accès de gaieté, très court.
  
  — On ne peut pas être doué pour tout, remarqua-t-elle.
  
  Puis, de nouveau sérieuse :
  
  — Je crois que vous ne vous intéressez aux oiseaux que pour justifier votre présence à proximité du rideau de fer…
  
  Elle avait reculé son visage pour m’observer. Je restai impassible, l’œil candide.
  
  — Vraiment ? fis-je. Et pour quelles raisons croyez-vous cela ?
  
  — Pas de raisons précises… Simplement l’intuition féminine.
  
  — C’est peu.
  
  — C’est beaucoup.
  
  Je pris un air amusé.
  
  — Et quel serait selon vous le vrai motif de ma présence dans cette région ?
  
  — Je suppose que vous et votre camarade attendez quelqu’un qui doit franchir le rideau de fer. Je ne vois pas d’autres possibilités.
  
  — Je regrette de vous décevoir, répliquai-je, mais je suis vraiment venu pour photographier des oiseaux.
  
  — Je n’en crois rien, comme je n’ai pas cru ce matin que ma voiture était réellement en panne.
  
  Elle sourit, malicieuse. Je restai une seconde sans voix. Décidément, elle était plus futée que je ne l’avais pensé.
  
  — Touché, dis-je. Mais, pourquoi n’avez-vous rien dit ?
  
  Je pouvais lui avouer cela ; c’était sans aucun risque.
  
  — Vous le regrettez ?… J’avais envie que vous m’accompagniez et je ne savais pas comment m’y prendre. Vous avez résolu le problème.
  
  Elle était d’une franchise assez étonnante, au moins en ce qui concernait ses sentiments. Elle avait aussi d’autres qualités, de patience et de tact.
  
  — Ne me dites rien si vous n’en avez pas envie, reprit-elle. Mais, si je peux vous aider, je le ferai.
  
  Elle se rapprocha de moi et conclut, bouche à bouche :
  
  — Sans conditions, monsieur.
  
  Je la quittai un moment plus tard pour revenir déjeuner à Rust en compagnie d’Enrique. Une Mercédès 220 noire était garée devant l’auberge, à côté d’un autocar. Il y avait une noce dans une salle adjacente et un homme au bar, qui écoutait avec intérêt le cithariste. Cet homme, je l’avais déjà vu et il ne me fallut pas longtemps pour retrouver où : c’était un des Russes qui étaient sortis du 74, Sternwarte Strasse pour ramasser Kolia Vorassov sur le trottoir.
  
  Il me regarda, mais je n’eus pas l’impression qu’il m’avait reconnu.
  
  Qu’était-il venu faire à Rust. Préoccupé, je montai retrouver Enrique dans sa chambre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  J’étais dans un état de surexcitation extraordinaire, incapable de rester en place. Mes nerfs me faisaient mal, je sursautais souvent sans raison et un léger tremblement agitait constamment mes mains.
  
  Je n’avais pas fermé l’œil la nuit précédente, bien que j’eusse pris double dose du calmant prescrit par le Dr Demidenko. Les idées tournoyaient follement dans ma tête et je me sentais comme écartelé entre mon loyalisme envers ma patrie et mon amour pour Rita Trefny.
  
  La balance oscillait, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. Mais le fait remarquable était que mes sentiments pour Rita se trouvaient exacerbés. Jamais ils n’avaient atteint une telle intensité, une telle violence. C’était devenu une obsession. Son image était toujours présente dans mon esprit, sa voix douce et mélodieuse résonnait constamment à mes oreilles comme la plus divine des musiques : Je vous aime, Kolia… Je veux que nous fassions notre vie ensemble.
  
  Dans ces instants-là, je nageais dans le plus complet des bonheurs. Puis, la réalité reprenait ses droits. J’entendais des voix qui me traitaient de salaud, d’ordure, de vipère. Je pensais de nouveau à ce que voulait Rita et je ressombrais au plus profond d’une abominable angoisse. C’était l’enfer.
  
  J’entendais parfois des conversations qui avaient lieu dans des bureaux plus ou moins voisins. Je reconnaissais les voix. La plupart de ces conversations étaient sans grand intérêt, sinon professionnel. À deux ou trois reprises, mon nom avait été prononcé. Mes collègues s’inquiétaient de mon état de santé, soulignaient mon « air bizarre », se demandaient si mon « accident » ne m’avait pas « fêlé le cerveau ».
  
  Puis, vers quatre heures, j’avais capté un entretien entre Iouri Kourlitchev et le chef de la délégation. Une réponse était arrivée au télégramme chiffré qu’ils avaient envoyé la veille à mon sujet. Le Ministère était d’accord pour me rappeler à Moscou et trouvait excellente la suggestion de m’affecter quelque part en Sibérie où l’administration manquait de volontaires malgré les hauts salaires. D’ores et déjà, on me cherchait un poste.
  
  Iouri Kourlitchev, ce crapaud, avait suggéré que l’on m’expédiât dès le lendemain, mais il craignait un coup de tête, il avait peur que, pressentant ma disgrâce, je ne fis une bêtise. Ils avaient finalement décidé de chercher un biais destiné à m’abuser…
  
  La rage au cœur, je me demandai si, finalement, Rita n’avait pas raison et si je n’étais pas en état de légitime défense contre des gens qui me préparaient un si mauvais tour… Iouri Kourlitchev entra dans mon bureau, l’air patelin, caressant avec complaisance son affreuse barbiche en pointe.
  
  — Alors, questionna-t-il, pas trop fatigué ?
  
  — Ça va, répondis-je laconiquement.
  
  Un son aigu résonna dans ma tête et je sursautai, grimaçant de douleur. Il prit un air apitoyé.
  
  — J’ai eu tort de vous faire reprendre le collier si tôt, enchaîna-t-il. Je m’en rends compte maintenant. Je viens d’en discuter avec le chef et nous avons décidé de vous accorder quinze jours de convalescence. Nous voudrions que vous alliez passer ces vacances à Budapest. Le Dr Demidenko pense que les eaux thermales des bains Budas (5) vous feraient le plus grand bien. Et puis, je crois que vous avez laissé de nombreux amis en Hongrie, peut-être même une petite amie, hé ! hé !
  
  Il eut un rire égrillard, faussement complice. J’avais envie de le tuer. Je fermai les yeux, serrant les dents, et mon oreille gauche me fit mal. J’y portai la main.
  
  — Vous pourrez partir demain, conclut Kourlitchev. Votre place est déjà retenue dans le train. Je vous envie, tenez. J’aurais bien besoin de vacances, moi aussi.
  
  Il sortit. J’étais pâle d’indignation. Ainsi, c’était ce qu’ils avaient imaginé pour m’empêcher « de faire une bêtise ». À Budapest, en pays communiste, je n’aurais plus aucun moyen d’échapper à mon sort. Si je renâclais, ils me contraindraient.
  
  Ce fut à ce moment-là que je pris la décision de suivre les suggestions de Rita. Il ne me restait plus qu’à trouver des documents qui aient suffisamment de valeur aux yeux des Américains. Je pensais qu’il nous faudrait beaucoup de dollars pour refaire notre vie dans le monde capitaliste, sans être pressés par le temps. J’avais d’abord besoin de vacances et je nous imaginais très bien, Rita et moi, nous dorant sur la Côte d’Azur, à Cannes ou à Saint-Tropez, dont j’avais beaucoup entendu parler et que j’aurais tant voulu connaître.
  
  Une demi-heure plus tard, la chance me servit. Mon collègue Pikarevitch m’apporta un certain nombre de documents à enregistrer et m’avertit qu’il avait une course à faire à l’extérieur et qu’il ne reviendrait pas avant un quart d’heure.
  
  L’un des documents, marqué « Ultra-Secret », attira mon attention. Je le parcourus rapidement, mais avec une émotion croissante. Il s’agissait d’une note destinée à un certain nombre de nos représentations diplomatiques à l’étranger. Il y était dit que l’on prévoyait dans les jours à venir une action des U.S.A. contre l’installation à Cuba de fusées soviétiques à têtes atomiques. Il y était affirmé que l’U.R.S.S. répondrait à la force par la force et rendrait coup pour coup, que l’invasion ou le bombardement de Cuba signifierait la guerre nucléaire… Suivaient des instructions énumérant ce que nos représentants devaient faire dans l’attente de ce cataclysme probable, et ce qu’ils auraient à faire après… s’ils avaient survécu. Cela se terminait par un petit couplet patriotico-optimiste affirmant que la victoire finale du camp socialiste ne faisait aucun doute, en raison de la justesse de notre cause et de la supériorité écrasante de notre armement.
  
  En cet instant, si quelqu’un se sentait écrasé, c’était moi. J’allais même jusqu’à penser que si nous devions tous mourir atomisés dans les jours à venir, mon entreprise devenait dérisoire, voire totalement inutile, et que… tout compte fait, mes chances de survie seraient plus grandes dans quelque bourgade isolée de Sibérie que dans n’importe quelle grande ville occidentale.
  
  Mais, il y avait Rita. On ne me permettrait pas d’emmener Rita en Sibérie et, en imaginant qu’on me le permît, elle refuserait certainement de m’y suivre. J’eus alors la vision nette d’un monde dévasté, couvert de ruines fumantes et de cadavres boursouflés, et j’en fus épouvanté. Il fallait absolument empêcher cela. Si je prévenais les Américains, ils renonceraient sûrement à intervenir contre Cuba et le monde serait alors sauvé. Oui, certainement, j’avais là une grande et noble mission à remplir.
  
  Il y avait dans le bureau de Pikarevitch une de ces machines à copier qui vous donnent en moins d’une minute la reproduction fidèle de n’importe quel document. Pikarevitch était sorti et il restait encore sept ou huit minutes avant l’heure prévue de son retour. J’avais donc le temps.
  
  Je pris la note ultra-secrète, la dissimulai sous ma veste et quittai mon bureau pour me rendre dans celui de Pikarevitch. Je parvins au but sans avoir rencontré personne et refermai la porte.
  
  Je m’étais déjà servi de machines à reproduire, mais le fonctionnement de celle-ci ne m’était pas familier. Je dus lire le mode d’emploi fixé au mur par une punaise. J’étais de plus en plus surexcité et, malgré tous mes efforts, je ne pouvais arrêter le tremblement de mes mains.
  
  J’obtins tout de même une copie satisfaisante et lisible d’un bout à l’autre. J’étais occupé à l’examiner lorsque la porte s’ouvrit.
  
  Mon cœur s’arrêta de battre et je me sentis devenir blême. C’était Lucia Vaienskaïa. Elle me lança un regard furtif, posa sur le bureau un dossier cartonné, puis ressortit sans m’avoir adressé la parole.
  
  Un profond soupir de soulagement m’échappa et je passai ma main gauche sur mon visage couvert d’une sueur glacée. Un court instant, j’avais cru que tout était terminé, que j’étais pris la main dans le sac. Je me hâtai de regagner mon bureau.
  
  Quelques minutes plus tard, Pikarevitch revint chercher ses documents. Il m’offrit une cigarette, que je refusai, remarqua que j’avais mauvaise mine, puis s’en alla.
  
  Je me rendis aux toilettes et dissimulai la copie dans mon slip. J’appréhendais la sortie. Bien que je n’eusse jamais entendu parler de la moindre fouille, j’imaginais Iouri Kourlitchev m’arrêtant dans le hall et m’obligeant à le suivre dans la loge du concierge pour une fouille à corps humiliante.
  
  L’instant fatidique arriva plus vite que je ne le souhaitais. Je m’arrangeai pour sortir le dernier, afin de n’avoir pas à refuser une invitation à monter dans l’une des voitures qui assuraient le transport du personnel jusqu’à la Sternwarte Strasse.
  
  Iouri Kourlitchev était dans le hall, tripotant sa barbiche, comme à son habitude. J’eus l’impression que mes jambes se dérobaient sous moi. Les tripes nouées par la peur, j’arrivai devant lui.
  
  — Bonsoir, dit-il simplement. Reposez-vous bien.
  
  Rita Trefny raconte :
  
  La nuit tombait. J’avais allumé les lumières et tiré les rideaux lorsque l’imbécile arriva. Très pâle, les yeux sortis de la tête, il avait l’air d’un fou. Il me serra contre lui, cherchant ma bouche que je dus lui abandonner. Iouri Kourlitchev m’avait téléphoné un peu plus tôt pour m’avertir que l’affaire était dans le sac et la certitude que tout cela serait bientôt fini me fut d’un grand secours pour supporter l’épreuve.
  
  Il me lâcha enfin, ouvrit son manteau, puis sa veste, défit la ceinture de son pantalon, déboutonna sa braguette. Suffoquée, je crus qu’il avait l’intention de me violer sur l’heure et je cherchais le moyen d’éviter cela, lorsqu’il fourra la main dans son slip…
  
  Je fermai un instant les yeux. Lorsque je les rouvris, il avait retiré sa main et me tendait une feuille de papier glacé pliée en quatre.
  
  — Regardez ! dit-il.
  
  Je pris le papier. Kolia Vorassov entreprit de se reboutonner, à mon grand soulagement. Il vint derrière moi pour lire par-dessus mon épaule et il en profita pour me peloter la hanche.
  
  — Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.
  
  J’avalai ma salive. J’espérais, de tout mon cœur que ce document était un faux et qu’il s’agissait bien, comme on me l’avait dit, d’une manœuvre d’intoxication et de rien d’autre. Le spectre de la guerre nucléaire me terrifiait. Je fus obligée de déglutir pour libérer ma gorge de l’émotion qui l’étreignait.
  
  — Je pense que les Américains paieront une fortune pour ce document, assurai-je. Il faut vous en occuper tout de suite…
  
  Il se gratta la nuque, derrière l’oreille gauche. Son autre main continuait de me tripoter et je ne pouvais plus le supporter. Je me dégageai, d’un mouvement assez lent pour qu’il ne pût en prendre ombrage.
  
  — Je ne sais trop comment faire, dit-il.
  
  — C’est très simple, répliquai-je. Il faut que vous alliez trouver ce Soslan Kholine et que vous lui promettiez dix pour cent de commission. Il a ses entrées auprès des Américains, d’après ce que vous m’avez raconté et cela nous fera gagner du temps.
  
  Kolia Vorassov baissa le nez.
  
  — Après l’éclat que j’ai fait l’autre jour chez lui, il va me prendre pour un fou, au mieux pour une girouette.
  
  — Ne soyez pas stupide, l’importance de ce document pour l’humanité justifie votre volte-face. Et puis, ce n’est plus le moment des fausses pudeurs.
  
  — C’est bon, accepta-t-il. J’y vais maintenant.
  
  Il m’embrassa farouchement et je vis ensuite qu’il avait les yeux pleins de larmes. Il sortit sans ajouter un mot.
  
  Quelques secondes plus tard, je ne pensais déjà plus à lui. J’étais revenue à mon unique préoccupation depuis la veille : Othmar. J’étais sortie dans la journée et je m’étais rendu compte qu’une surveillance était exercée non seulement sur la pension de famille, mais aussi sur mes déplacements. Ils étaient donc réellement persuadés qu’Othmar chercherait à me joindre s’il arrivait à passer en Autriche. J’étais folle d’inquiétude.
  
  Pourquoi avait-il fait cela ? N’avait-il pas pensé au tort qu’il pouvait me faire ? Je connaissais suffisamment la mentalité de mes chefs de l’A.V.O. pour deviner que je leur étais, dès maintenant, devenue suspecte.
  
  Soslan Kholine raconte :
  
  C’était le jour de Léopoldine. Une fois par semaine, Léopoldine venait m’apporter ses soins à domicile. C’était une femme dans la trentaine, blonde et grasse, avec une peau blanche et de gros seins, pas très bavarde et plutôt maternelle, consciencieuse et connaissant bien son affaire.
  
  Elle travaillait habituellement le soir dans Kartner Strasse et gagnait bien sa vie. Je la payais trois cents schillings (6) par séance, chaque séance, durant au moins deux heures, plus un verre de porto en arrivant, pour la mettre en train, et un autre avant de partir, assorti de quelques pâtisseries, pour la retaper.
  
  Nous étions, je crois, assez contents l’un de l’autre et cela depuis bientôt dix-huit mois. Elle me proposait quelquefois gentiment de se faire remplacer par une camarade, pour me changer « les idées », mais je refusais toujours. Avec Léopoldine, j’étais sûr d’en avoir pour mon argent et aussi, il faut bien le dire, j’éprouvais pour elle une sorte d’affection qui ne faisait que se consolider avec le temps. J’avais l’intention, cette année-là, de lui offrir un cadeau de Noël.
  
  Elle était donc ce soir-là occupée à me prodiguer les soins habituels, lorsque le brusque déclenchement de la sonnerie de l’entrée lui fit redresser la tête.
  
  Quand Léopoldine était là, je ne répondais ni aux appels téléphoniques ni aux coups de sonnette. Je l’encourageai à continuer et elle se remit à la tâche. Mais l’importun était de l’espèce obstinée. Il recommença, une fois, deux fois. Agacée, dans l’impossibilité de se concentrer, Léopoldine s’interrompit.
  
  Nous attendîmes, nerveux, l’oreille tendue. Un quatrième coup de sonnette, très prolongé, fit déborder le vase. Je me levai, enfilai un peignoir et partis pieds nus vers le vestibule avec l’intention de dire son fait à l’indiscret personnage. Mais, arrivant à la porte, je l’entendis qui s’éloignait sur le palier, puis dans l’escalier.
  
  J’allai entrouvrir un volet sur la rue et me penchai pour regarder. Mon visiteur devait descendre lentement, ou alors j’étais bien impatient. Je le vis enfin et le reconnus lorsqu’il passa sous le réverbère : c’était Kolia Vorassov.
  
  Troublé, je refermai puis retournai dans la chambre où Léopoldine attendait patiemment, allongée sur le dos et se gratouillant les seins.
  
  — Qui était-ce ? demanda-t-elle.
  
  — Je ne sais pas, mentis-je.
  
  Nous reprîmes notre petite affaire où nous en étions restés. Mais, j’étais préoccupé par ce retour imprévu de Vorassov et le cœur n’y était plus. Léopoldine s’en aperçut et me gronda :
  
  — Si tu penses à autre chose, on n’y arrivera jamais !
  
  — Excuse-moi, dis-je.
  
  Et je fis un effort pour chasser Kolia Vorassov de mon esprit.
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Je n’avais pas pensé un seul instant que Soslan Kholine ne serait pas chez lui. C’était complètement stupide, je m’en rendais compte trop tard. J’aurais dû lui téléphoner, prendre rendez-vous.
  
  Je marchais sans but, ce fâcheux contretemps m’ayant laissé complètement désemparé. J’eus envie d’entrer dans une cabine téléphonique pour appeler Rita et lui demander conseil ; mais le sentiment que cela ne servirait en rien mon prestige auprès d’elle m’empêcha de le faire. Après tout, j’étais un homme et je devais le prouver.
  
  Je ne sais pas comment mon regard se fixa soudain sur une plaque de cuivre portant gravées les trois initiales d’une grande agence de presse américaine. Une idée jaillit aussitôt dans mon esprit. Cette agence était certainement capable de payer le prix fort pour le document dont je détenais la copie. Ce serait pour elle une affaire sensationnelle.
  
  J’appuyai sur le bouton de sonnette correspondant et attendis. Les bureaux étaient fermés, mais dans une agence d’information il y a toujours une permanence, forcément. Les nouvelles ne tombent pas toujours pendant les heures normales de travail.
  
  Je dus sonner une seconde fois, car personne ne venait. Une minute s’écoula encore, puis la porte s’ouvrit. Un homme à lunettes, portant une veste renforcée aux coudes par des pièces de cuir, me regarda sans aménité.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il.
  
  C’était un Autrichien, je fus un peu déçu.
  
  — J’ai quelque chose d’extraordinaire à vendre, dis-je.
  
  Il ricana de façon déplaisante.
  
  — Sans blague ?
  
  — Il s’agit d’une copie d’un document diplomatique soviétique d’une importance considérable pour la paix du monde, précisai-je.
  
  Il hocha lentement la tête, ironique.
  
  — Rien que ça ? Et peut-on vous demander où vous avez trouvé ce trésor ?
  
  — Dans mon bureau. Je suis moi-même membre du personnel diplomatique de l’U.R.S.S. à Vienne.
  
  Son attitude changea, il était accroché.
  
  — Comment vous appelez-vous ?
  
  — Je dirai mon nom à votre directeur quand vous l’aurez fait venir. Pour l’instant, je préfère rester incognito…
  
  Il se mordilla l’ongle du pouce de la main droite.
  
  — Pour déranger le directeur, répliqua-t-il, il faut que ça en vaille la peine. Montrez-moi le « bidule » que je voie si ça peut nous intéresser ou non.
  
  — Je le montrerai à votre directeur, repris-je. Mais je peux vous dire qu’il s’agit d’instructions diplomatiques secrètes concernant l’affaire de Cuba et plus spécialement des réactions soviétiques déjà fixées en réponse à une éventuelle action des États-Unis contre Fidel Castro.
  
  Il fit la moue, essayant de se donner l’air important.
  
  — Évidemment, ça peut nous intéresser… Faut voir… combien en voulez-vous, de votre « bidule » ?
  
  — Cinquante mille dollars, lançai-je.
  
  Le chiffre dut mettre un certain temps à lui parvenir, car il ne réagit pas tout de suite. Mais, quand il le fit, ce fut assez spectaculaire. Il ouvrit la bouche et ses yeux s’arrondirent. Son visage devint cramoisi.
  
  — Pa… pardon ? fit-il en postillonnant.
  
  — Cinquante mille dollars, répétai-je. Croyez-moi, ça les vaut.
  
  — Vous vous foutez de moi ?
  
  — Pas du tout.
  
  Il parut soudain pressé.
  
  — Écoutez, mon vieux, repassez demain dans la journée. Le « boss » sera là, vous vous expliquerez avec lui… Bonsoir.
  
  — Hé ! fis-je. Un instant. Il faut que ce soit fait ce soir. Demain, il sera trop tard.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que, demain, je dois en principe prendre le train pour Budapest. Si l’on ne me voit pas demain matin, je vais avoir le « M.V.D. » aux trousses. Ils veulent m’envoyer en Sibérie, ils croient que…
  
  Je m’interrompis, mais l’autre insista :
  
  — Ils croient que…
  
  — Que… que j’ai besoin de repos après mon accident.
  
  — En Sibérie ?… D’abord, de quel accident s’agit-il ?
  
  — Je… je suis tombé par une fenêtre, sur la tête et…
  
  — Je m’en doutais, fit-il, sarcastique.
  
  J’avais l’impression de me débattre dans des sables mouvants et je commençais à perdre mon sang-froid. Les bourdonnements avaient repris dans mon crâne, sur un mode aigu.
  
  — Ils ne savent pas que je sais, repris-je en haussant la voix. Mais, je les entends. Ils ne peuvent pas savoir que je les entends.
  
  Il fronça les sourcils, se pencha vers moi.
  
  — Vous les entendez ? Comment ça ?
  
  — Dans ma tête. C’est comme un récepteur radio. De la télépathie sans doute. Quand on parle de moi, même à grande distance, j’entends…
  
  Il soupira.
  
  — Ça va, dit-il. J’y ai mis le temps, mais j’ai compris. Bonsoir, Jeanne d’Arc, et bien le bonjour à saint Michel.
  
  Il fit claquer la porte avant que j’aie pu faire un geste pour l’en empêcher. Affolé, je me mis à tambouriner contre le battant et à crier :
  
  — Écoutez-moi ! Je ne suis pas fou !
  
  Quelqu’un me frappa sur l’épaule. C’était un agent.
  
  — Pourquoi vous énervez-vous comme ça ? s’enquit-il.
  
  Je passai ma main sur mon front couvert de sueur. Je devais avoir un drôle d’air s’il fallait en juger par la façon dont le policier me regardait.
  
  — C’est le foehn, dit-il d’un ton sentencieux. Ça rend les gens dingues. Même ma bourgeoise qu’est insupportable, vous ne pouvez pas savoir.
  
  Non, je ne pouvais pas savoir ; et, de plus, je m’en fichais complètement. Je lui tournai le dos et repartis, toujours sans but. J’étais furieux après cet imbécile de journaliste qui ne m’avait pas cru et je n’arrêtais pas de l’insulter à mi-voix tout en continuant de marcher.
  
  Des gens se retournaient sur moi et j’entendis deux gosses se dire que je n’étais « pas bien ». Je fis un effort pour me contrôler.
  
  Au carrefour suivant, le vent du sud me poussa soudain par le travers et je reçus quelques gouttes d’eau. Le ciel s’était couvert de lourds nuages noirs que les lumières de la ville coloraient de pourpre à leur base.
  
  Je ne décolérais pas. Mais, curieusement, je ne pensais plus à l’argent que je devais tirer du document. J’étais obnubilé par l’idée que l’humanité était en train de courir à sa perte pour la simple raison que des hommes bornés refusaient de me croire.
  
  Ce fut par ce cheminement que je pris une nouvelle décision : celle d’aller offrir mon secret au ministère des Affaires étrangères autrichien.
  
  Je hélai un taxi. Il pleuvait maintenant en rafales et le va-et-vient grinçant des essuie-glaces se répercutait, comme amplifié, dans ma pauvre tête. Les piétons se hâtaient sur les trottoirs et ils m’apparaissaient à travers les vitres ruisselantes comme des ombres chinoises et floues entraînées dans un ballet incohérent.
  
  Au ministère des Affaires étrangères, les bureaux étaient fermés et je fus reçu par un planton assez aimable.
  
  — Je voudrais voir le ministre, dis-je avec une assurance que j’étais loin d’éprouver. C’est pour une communication d’une importance capitale.
  
  Le planton s’étonna.
  
  — Mais, monsieur, le ministre n’est pas là et de toute façon, il ne reçoit que sur rendez-vous. Écrivez-lui et il vous fera répondre par son secrétariat.
  
  Je respirai profondément et fermai un instant les yeux. Il ne fallait surtout pas s’énerver. Tout allait s’arranger, tout devait s’arranger.
  
  — C’est extrêmement urgent, repris-je. Il y va de la paix du monde.
  
  Je n’aurais pas dû dire cela et je le compris immédiatement au changement de physionomie de mon interlocuteur, qui me considérait soudain avec inquiétude.
  
  — La paix du monde, répéta-t-il lentement.
  
  Surtout, ne pas s’énerver. Il fallait le convaincre. Je réussis à sourire, un bien pauvre sourire.
  
  — Je ne veux pas dire, bien sûr, que la paix du monde est menacée dans l’heure qui va suivre, non. Mais, ce qui est immédiatement menacé, c’est ma propre sécurité, ma vie, même… Écoutez-moi, je suis un secrétaire d’ambassade soviétique et je détiens une information qui peut éviter une guerre presque certaine entre ce que vous appelez l’Est et l’Ouest. Une guerre atomique… Me comprenez-vous ?
  
  Il déglutit péniblement.
  
  — Oui, fit-il.
  
  Il était visiblement dépassé par les événements.
  
  — Vous… vous dites que vous êtes secrétaire d’ambassade ?
  
  — Oui…
  
  — Si… Si vous pouviez me donner une preuve quelconque, je pourrais peut-être vous faire recevoir tout de suite par l’attaché de permanence au cabinet du ministre…
  
  Fébrilement, je sortis mon portefeuille et en tirai ma carte de membre du corps diplomatique. Je la confiai au planton.
  
  — Faites vite, insistai-je.
  
  Il s’éloigna en boitant. Sans doute était-il, comme tous les plantons de tous les ministères dans tous les pays du monde, un invalide de guerre.
  
  Il resta quelques minutes absent, quelques minutes qui me parurent des heures. Puis il revint et me demanda de le suivre. Il me conduisit dans un vaste et luxueux bureau où un jeune homme très élégant, qui paraissait à peine vingt-cinq ans, m’accueillit avec un léger sourire de commande et me fit asseoir aussitôt.
  
  Il m’offrit une cigarette que j’acceptai. Fumer me donnait une contenance et m’aidait à conserver un certain contrôle de moi-même.
  
  — Je vous écoute, dit poliment mon interlocuteur.
  
  Je recommençai mon histoire, lentement, cherchant mes mots, évitant certaines précisions qui auraient pu inquiéter le jeune attaché. Lorsque j’eus terminé, il s’enquit :
  
  — Que désirez-vous au juste ? Que nous transmettions votre document à l’ambassade américaine ?
  
  Le problème de l’argent m’était revenu à l’esprit. Je répondis :
  
  — Je voudrais que vous me mettiez en rapport avec les Américains. Vous comprendrez que je répugne à les aborder directement moi-même. Ce que je fais est un peu…
  
  — Une trahison ? suggéra-t-il fort courtoisement.
  
  — J’agis seulement dans l’intérêt de l’humanité, protestai-je.
  
  — Je n’en doute pas, assura-t-il. Combien demanderez-vous aux Américains en échange de ce document ?
  
  — Cinquante mille dollars.
  
  Je me mordis les lèvres. Je n’aurais pas dû lui parler de cela, mais attendre pour le faire de me trouver en présence d’un Américain qualifié. J’essayai de me justifier.
  
  — Comprenez-moi. Après cela, je ne pourrai plus jamais retourner dans mon pays. La vie n’est pas facile pour un transfuge…
  
  Il se leva. Je crus qu’il allait téléphoner au ministre, mais il se mit à marcher de long en large.
  
  — Vous n’avez oublié qu’une chose en venant ici, monsieur, dit-il, c’est que le traité de paix du 15 mai 1955 fait une obligation à l’Autriche de rester neutre. Nous observons scrupuleusement cette clause et il est impensable que nous puissions intervenir dans une affaire comme la vôtre.
  
  J’avais pâli.
  
  — Vous… Vous refusez de m’aider ? bégayai-je.
  
  — Absolument. Je refuse même de vous donner le moindre conseil.
  
  J’eus l’impression qu’il me prenait pour un provocateur et je n’entrevoyais aucun moyen de le détromper. Il me rendit ma carte et sonna le planton. Je me levai. J’étais atterré.
  
  — Je suis un homme fichu, balbutiai-je. Lorsque mes compatriotes s’apercevront de ma disparition, ils me donneront la chasse et ils me tueront.
  
  — Retournez à Sternwarte Strasse avant qu’ils n’aient des soupçons, suggéra-t-il. Et oubliez tout cela.
  
  — Je ne peux pas, assurai-je.
  
  — Je regrette, mais je ne peux rien pour vous.
  
  Le planton arriva. Mon interlocuteur lui demanda de me reconduire. Je sortis sans ajouter un mot, la gorge serrée par une forte envie de pleurer. J’étais accablé, démoralisé, au bord du désespoir.
  
  Je me retrouvai dehors, sous une pluie battante, et il n’y avait aucun taxi en vue. Je partis à pied vers le centre de la ville. J’étais fatigué. J’aurais voulu dormir, dormir, ne plus penser à rien.
  
  Je vis une cabine téléphonique sur le trottoir et m’y enfermai pour appeler Rita. J’avais besoin de l’entendre. Le standardiste de la pension me répondit que Mlle Trefny était sortie pour dîner, mais qu’elle avait laissé un message pour moi indiquant qu’elle serait de retour à huit heures trente.
  
  Il était huit heures dix. Je décidai d’aller dîner, moi aussi. Je n’avais pas faim, mais cela me permettrait de me reposer et de faire le point.
  
  Je dus marcher jusqu’à l’Opéra et je descendis dans l’Opern passage avec l’intention de manger quelque chose au grill du café en rotonde qui occupe le centre du souterrain. C’était là que j’avais attendu vainement Soslan Kholine deux fois consécutives.
  
  Soslan Kholine… Je me rappelai soudain qu’il jouait chaque soir du violon dans l’orchestre du « Casanova ». C’était là que je pouvais le joindre.
  
  Le premier spectacle du « Casanova » commençait à neuf heures. Avec un peu de chance, je pouvais encore intercepter Soslan Kholine lorsqu’il arriverait à son travail.
  
  Je remontai rapidement. Il y a toujours des taxis à ce carrefour le plus fréquenté de la ville et j’en pris un pour gagner du temps, bien que le « Casanova » ne fût pas très éloigné, près du Graben, dans Dorotheergasse, une voie étroite, juste assez large pour le passage d’une voiture.
  
  J’attendis devant l’entrée des artistes. Pas longtemps. Soslan Kholine fut soudain devant moi, visiblement très étonné et plutôt contrarié de me trouver là.
  
  — Il faut que je vous parle, dis-je.
  
  — Excusez-moi, répliqua-t-il, mais je n’ai pas le temps. Je suis déjà en retard et mes collègues m’attendent.
  
  — Il faut que je revoie l’Américain qui est venu chez vous l’autre jour.
  
  — Pour quoi faire ? demanda-t-il brusquement soupçonneux.
  
  — J’ai un document pour lui. Un document d’une valeur extraordinaire pour son gouvernement.
  
  Soslan Kholine fronça les sourcils. Il regarda furtivement à gauche puis à droite dans la ruelle, comme s’il craignait que nous fussions surveillés.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? grogna-t-il. L’autre jour, vous ne vouliez pas en entendre parler.
  
  — J’ai changé d’avis.
  
  Il fit un pas vers la porte.
  
  — Excusez-moi, mais cela ne m’intéresse pas.
  
  Il avait peur et c’était visible. Je me souvins de ce que Rita m’avait dit de lui proposer une commission.
  
  — Je veux cinquante mille dollars pour ce document, repris-je précipitamment. Si vous acceptez de m’aider, il y aura dix pour cent pour vous.
  
  — Merci, répliqua-t-il, mais je vous répète que cela ne m’intéresse pas. Bonsoir.
  
  Je le saisis par une manche et voulus le retenir.
  
  — Écoutez-moi, suppliai-je.
  
  Il se dégagea brutalement.
  
  — Lâchez-moi ! cria-t-il. Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.
  
  Il poussa vivement la porte et se sauva. Car il se sauvait vraiment, comme s’il avait été menacé d’un grand danger. Il n’y avait pas à s’y tromper.
  
  Je restai un moment sur le trottoir, blême et tremblant, indifférent à la pluie qui venait de redoubler et que le foehn poussait en vagues luisantes sur la chaussée.
  
  Soslan Kholine, lui aussi, m’avait pris pour un provocateur. C’était évident. Je me rendais compte, enfin, que ce n’étais pas si facile de vendre des documents secrets. À la lumière de ces récentes expériences, cela m’apparaissait même comme impossible.
  
  Je décidai de retourner à la pension de la Prinz Eugen Strasse et d’expliquer tout cela à Rita qui trouverait peut-être une solution. En ce qui me concernait, j’avais déjà perdu tout espoir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Othmar Tomaschek raconte :
  
  Vincenc Zwulik nageait en tête et je le suivais à faible distance. Nous étions reliés par une corde pour ne pas nous perdre.
  
  Les eaux du lac de Neusiedl sont toujours d’une température au-dessus de la normale, probablement à cause de leur faible profondeur, mais également sans doute pour des raisons aussi mystérieuses que l’existence même du lac. Le foehn qui soufflait depuis bientôt quarante-huit heures les avait encore réchauffées et cela faisait bien notre affaire.
  
  Nous suivions au plus près la ligne des roseaux qui formaient à notre gauche une muraille que l’obscurité rendait compacte et dont nous n’apercevions même pas le sommet. Partout ailleurs, ce n’était qu’une brume épaisse, grise et mouvante.
  
  Nous aurions pu marcher, car nous heurtions souvent le fond avec nos pieds. Mais, il y avait une couche de vase, épaisse de vingt centimètres environ. Nager était non seulement moins pénible, mais surtout, et c’était cela le plus important, beaucoup plus silencieux.
  
  Vincenc Zwulik s’arrêta soudain et tourna la tête pour m’annoncer à voix basse :
  
  — Nous y sommes.
  
  Il dénoua la corde qui nous reliait. Je la ramenai vers moi, l’enroulai et la fourrai, non sans difficulté, dans une des poches de mon pantalon. Je portais un gros chandail par-dessus ma chemise. Ma veste, mon manteau et mes chaussures étaient dans un sac de matière plastique, supposé étanche, fixé sur ma poitrine. Sur la poitrine et non sur le dos car en cas d’alerte pressante, il fallait être sûr de pouvoir disparaître complètement sous l’eau. Pour cette éventualité, nous disposions d’un tube respiratoire et appliquions une technique : nous accrocher par les mains aux pieds des roseaux afin de ne pas remonter à chaque inspiration.
  
  Devant moi, Vincenc Zwulik s’affairait. Il avait apporté une paire de pinces très puissantes et soigneusement enduites de graisse. Il entreprit sans plus tarder de couper un à un les fils de fer barbelés supportés par des pieux enfoncés dans la vase. D’après ce que m’avait dit Zwulik, il y en avait cinq ou six rangs, échelonnés sur une largeur de huit à dix mètres. Mais, les fils barbelés eux-mêmes n’étaient rien. Le véritable danger était constitué par les innombrables mines anti personnel disséminées un peu partout à l’intérieur du barrage.
  
  Zwulik travaillait lentement, usant de mille précautions. Il pensait que certains fils étaient reliés à des mines et il les tâtait soigneusement avant de les sectionner, évitant autant que possible de les bouger. J’entendais les claquements secs des pinces et j’avais l’impression que cela ne finirait jamais.
  
  Vincenc Zwulik n’en était pas à son coup d’essai. Il avait déjà fait passer une femme de quarante-cinq ans et ses deux enfants, une fille de quinze ans et un garçon de dix-sept, qui allaient rejoindre le père, fonctionnaire d’un organisme d’État qui avait « choisi la liberté » à l’occasion d’un déplacement officiel à Vienne. Fort de cette réussite, Vincenc Zwulik n’avait pas voulu que je misse moi-même la main à la pâte, assurant qu’il aurait mieux valu me suicider tout de suite proprement plutôt que d’aller me faire déchiqueter par une mine.
  
  Il vint à bout du premier réseau de barbelés et souffla un peu avant de continuer. Ce fut à ce moment-là que la pétarade d’un moteur hors-bord nous parvint, assourdie, mais à chaque seconde plus distincte.
  
  Vincenc Zwulik m’avait averti. Lorsque le brouillard empêchait les puissants projecteurs des miradors d’éclairer les défenses de la frontière, des patrouilles effectuaient des rondes à bord de barques à moteur munies de phares mobiles.
  
  D’un même mouvement, nous gagnâmes le front des roseaux. Puis, nous mordîmes les embouts de nos tubes respiratoires et nous nous immergeâmes, nous accrochant aux racines des hautes herbes pour nous maintenir au fond.
  
  J’ignore pourquoi mais, à cet instant précis, je n’avais pas peur. Je ne pensais qu’à rendre ma position aussi confortable que possible sans compromettre ma respiration.
  
  À Budapest, il existe de nombreuses piscines et je les fréquentais assidûment depuis des années. J’étais donc relativement à l’aise et gardais mes yeux ouverts. Je vis les eaux troubles du lac s’éclairer par la surface et croître l’intensité de cette lumière à mesure qu’elle se rapprochait.
  
  J’entendais aussi le bruit du moteur, au rythme lent et régulier, et celui de l’hélice. Le bateau avançait lentement. Je me mis à espérer qu’il virerait assez au large, sans trop avancer dans l’angle droit formé par l’intersection des barbelés et des roseaux.
  
  Brusquement, ma belle sérénité céda, comme un barrage qui s’écroule sous la poussée des eaux et, sans transition, un sentiment de panique me submergea. La barque fonçait droit sur nous. Je voyais le halo du phare qui balayait la surface avec une lenteur terrifiante. Je me rappelai que l’on représentait souvent la mort sous l’apparence d’un squelette armé d’une faux et j’identifiais le mouvement du phare avec celui de la faux. Pendant d’interminables secondes, j’eus la certitude que les policiers dans la barque ne pourraient manquer de voir la brèche déjà pratiquée dans l’enchevêtrement des fils barbelés puis de nous découvrir.
  
  Mon sang-froid s’effritait. Je bus un peu d’eau et faillis céder ensuite à l’affolement. Je réussis à reprendre le contrôle de ma respiration, mais il me semblait que je m’étais beaucoup agité et qu’une débauche de bulles avait crevé la surface, trahissant ma présence.
  
  Enfin, le phare tourna, éclaira le mur de roseaux au-dessus de nous, puis s’éloigna. L’eau se troubla, brassée par l’hélice. Moins d’une minute plus tard, tout était redevenu obscur et silencieux. Je sentis que Vincenc Zwulik remontait et j’en fis autant. Nous cherchâmes d’instinct en direction du Sud la lumière du phare, mais la brume était trop dense et nous ne pûmes rien voir.
  
  Sans dire un mot, Vincenc Zwulik retourna vers la brèche qu’il avait pratiquée. Le plus délicat, le plus dangereux restait à faire. Je vis mon camarade assurer de nouveau l’embout de son tube respiratoire dans sa bouche et replonger. Pour la première fois depuis que nous étions entrés dans l’eau, j’avais vraiment froid ; mais la peur y était certainement pour quelque chose.
  
  Je savais ce que Vincenc Zwulik était en train de faire… Avec ses mains, il fouillait la vase en dessous du passage que nous devions emprunter, à la recherche des mines. Un faux mouvement, un geste un peu brusque et cela serait la catastrophe, sans aucun doute irrémédiable.
  
  Un oiseau cria tout près dans les roseaux et, sous l’effet de la surprise, je fis un mouvement involontaire qui déplaça beaucoup d’eau et fit grand bruit. Vincenc Zwulik revint à reculons.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il.
  
  — Rien, répondis-je. J’ai perdu l’équilibre.
  
  Il resta quelques secondes sans parler et ce silence me fit plus d’effet qu’un reproche.
  
  — J’ai déjà trouvé une de leurs saloperies de mines, reprit-il juste assez haut pour que je pusse l’entendre. Je l’ai poussée de côté, mais il faudra tout de même faire drôlement gaffe en passant.
  
  Il retourna et quelques secondes plus tard, le claquement sec de ses pinces coupant les fils de fer me parvint de nouveau. Il attaquait le deuxième réseau.
  
  Je me refroidissais de plus en plus et l’inaction n’arrangeait rien. Je me mis à contracter successivement tous mes muscles, afin de provoquer une accélération de ma circulation sanguine. Poussée par le vent, la brume se déplaçait et l’eau donnait l’impression de fumer. Je ne voyais plus Vincenc Zwulik.
  
  Ma montre était dans mon sac étanche, enfermée dans un étui de plastique pour plus de sécurité. Je n’avais donc aucun moyen de savoir l’heure et j’avais complètement perdu la notion du temps. Je trouvais que Zwulik n’allait pas assez vite et j’entrevoyais déjà que nous serions surpris par le jour, que le brouillard se lèverait avant que le passage fût complètement ouvert.
  
  Je me rendis compte que le cours de mes pensées suivait une mauvaise pente et je m’astreignis à me concentrer sur d’autres problèmes. J’espérais pouvoir atteindre Vienne dans la matinée. Il me faudrait ensuite établir les contacts nécessaires pour informer l’antenne locale de la « C.I.A. » de ce qui se tramait. On me demanderait peut-être de revoir Rita Trefny, d’user de mon influence sur elle pour lui soutirer de plus amples informations, peut-être même pour essayer de la « retourner »(7).
  
  Elle tenait à moi, j’en étais sûr, mais les sentiments que je lui inspirais seraient-ils assez forts pour l’amener à renier son passé, ses idées, ses chefs de l’A.V.O. ? Très sincèrement, j’étais incapable de répondre à cette question par oui ou par non. Peut-être…
  
  Soudain Vincenc Zwulik siffla d’une certaine manière, qu’il m’avait – fait entendre avant le départ, et qui était une invitation à le rejoindre pour être prêt à passer.
  
  Le cœur battant, je me mis à nager doucement, avec un minimum de mouvements, vers l’entrée de l’étroit chenal pratiqué dans les réseaux de barbelés. À cet endroit, la profondeur de l’eau n’excédait pas soixante-quinze centimètres et c’était pourquoi Zwulik s’était donné la peine de sortir les mines de la vase pour les écarter de notre chemin. Car nous ne pouvions pas être absolument sûrs, nageant dans cette coulée pas assez large pour nous permettre d’étendre latéralement nos bras, de ne jamais toucher le fond d’un pied ou de l’autre.
  
  J’avançais, les coudes au corps, battant lentement des jambes, me déchirant parfois les mains aux barbelés repoussés de part et d’autre. Je n’avais plus peur. J’étais sûr que, dans les minutes suivantes, j’allais me retrouver de l’autre côté, en Autriche, en Occident, avec derrière moi cet abominable rideau de fer, coupure arbitraire entre deux mondes artificiellement dressés l’un contre l’autre.
  
  J’arrivai sans encombre dans les jambes de Vincenc Zwulik qui s’affairait à couper les derniers fils de fer du dernier réseau. Lorsqu’il eut terminé, il franchit le dernier obstacle et se retourna, souriant d’une oreille à l’autre, malgré le froid et la fatigue, afin de me voir passer.
  
  — J’ai dû écarter cinq de ces saloperies de mines, m’annonça-t-il à mi-voix.
  
  Il devait être certain que, le barrage traversé, tout danger avait disparu et qu’aucun garde-frontière hongrois ne pouvait être assez salopard pour avoir déposé une mine au-delà, en territoire autrichien. Il se redressa et posa ses pieds pour se mettre debout…
  
  L’explosion fit un bruit terrifiant. Je vis une montagne d’eau, de boue et de chair humaine s’élever devant moi. Je ressentis comme un formidable coup de marteau qui me rejeta en arrière. Tout se brouilla. J’eus l’impression qu’une mâchoire d’acier me broyait le cœur et je perdis conscience.
  
  Lorsque je revins à moi, tout était de nouveau calme et silencieux. Je ne souffrais pas. Il me semblait que tout mon corps était insensibilisé. C’était simplement désagréable.
  
  Puis, j’entendis le hululement d’une sirène d’alarme et ce bruit sinistre acheva de me réveiller. Je voulus franchir les deux derniers mètres qui me séparaient encore de la liberté.
  
  Mais, je me rendis compte immédiatement que quelque chose n’allait pas. Mon bras gauche refusait de bouger et je ne le sentais plus ; ma jambe gauche n’obéissait que péniblement et un liquide chaud et gluant, qui ne pouvait être que du sang m’inondait le visage.
  
  La sirène se tut et j’entendis un autre bruit, pour moi beaucoup plus effrayant : celui d’un moteur hors-bord lancé à grande vitesse. Je compris que si je n’arrivais pas à me sortir de là dans les deux minutes à venir, j’étais fait comme un rat.
  
  Cette certitude me donna des ailes. Mais le souffle de l’explosion m’avait projeté dans les barbelés et mes vêtements s’y étaient accrochés. Je tirai de toutes mes forces, m’arc-boutant avec mon pied droit sur un poteau de bois sans même penser que je risquais ainsi de faire sauter une seconde mine. Il y eut quelques craquements sinistres et je me sentis libre d’avancer. Je franchis le dernier réseau, épouvanté par le ronflement suraigu du hors-bord qui se rapprochait terriblement vite.
  
  Dans les eaux boueuses qui bouillonnaient encore à l’endroit de l’explosion, je butai contre une jambe qui flottait, une jambe arrachée au corps de mon malheureux camarade Vincenc Zwulik. Moitié nageant, moitié marchant, réprimant tant bien que mal l’horreur qui me soulevait le cœur, je me hâtai le long des roseaux.
  
  Après avoir parcouru une vingtaine de mètres, je m’arrêtai pour souffler et me retournai. Les grondements rageurs du hors-bord résonnaient maintenant tout près et j’aperçus le halo lumineux du phare mobile qui me cherchait dans le barrage. J’allais me remettre à fuir quand une rafale d’arme automatique me fit plonger, le souffle coupé, les tripes nouées de terreur.
  
  Je refis surface. Le moteur tournait au ralenti et le faisceau de lumière, polarisée par la brume, s’était fixé, probablement sur le passage ouvert dans le barrage. Je repartis, essayant de faire le moins de bruit possible, traînant ma jambe blessée, trébuchant, n’ayant que mon bras droit, du mauvais côté, pour me raccrocher aux roseaux, aveuglé par le sang.
  
  J’étais incapable de réfléchir. Je n’étais plus qu’une bête poussée par l’instinct de conservation, avec une seule idée en tête : survivre, survivre à n’importe quel prix.
  
  Je finis par trouver un sentier de planches montées sur pilotis et qui s’enfonçait dans les roseaux en direction de l’ouest. Je parvins à me hisser dessus. Mais la poussée de l’eau me manqua aussitôt et je tombai. Alors, les dents serrées, nourrissant ma résolution d’injures adressées aux policiers de l’A.V.O., me fouettant moi-même en me traitant de tous les noms, je me traînai sur cette étroite jetée en bois certainement construite par des chasseurs ou par des pêcheurs, à moins que ce ne fût par les douaniers autrichiens.
  
  J’en vis le bout. J’étais dans un champ, où l’on avait cultivé du maïs. Je me sentais à bout de force. Tout se mit à tourner. Je compris que j’allais m’évanouir…
  
  Iouri Kourlitchev raconte :
  
  Je n’avais guère dormi cette nuit-là. Mes hommes m’avaient tenu au courant, presque minute par minute, des démarches faites par Kolia Vorassov pour vendre la copie du document qu’il croyait avoir prise à notre insu, et de ses échecs successifs.
  
  Cela m’avait rendu furieux. Je m’étais trompé en croyant que le traître était beaucoup plus avancé dans ses contacts avec l’adversaire. J’avais compris que ceux auxquels il s’était adressé s’étaient méfiés de lui et l’avaient pris pour un provocateur. Lorsque j’avais appris que Vorassov, désemparé, regagnait la pension de la Prinz Eugen Strasse où l’attendait Rita Trefny j’avais appelé celle-ci par téléphone pour lui donner de nouvelles instructions.
  
  Elle devait le rassurer, lui faire admettre qu’il ne courait aucun risque de notre part avant le lendemain matin et que, même alors, il nous faudrait du temps pour retrouver sa trace. Elle devait ensuite le convaincre d’aller directement à l’ambassade des États-Unis aux premières heures de la matinée…
  
  Mais, cette nuit-là, peu avant cinq heures, je reçus de Budapest un télex qui bouleversa tous mes plans. Un homme avait été déchiqueté par l’explosion d’une mine en essayant de franchir la frontière sur le lac de Neusiedl, entre Kroisbach et Moerbish. La police hongroise l’avait rapidement identifié. Il s’agissait d’un certain Vincenc Zwulik, un vigneron de Kroisbach. Interrogée, sa femme, avait avoué que Vincenc Zwulik n’essayait pas de franchir lui-même la frontière mais qu’il avait accepté d’aider un de ses camarades poursuivi par l’A.V.O., un certain Othmar Tomaschek. Aucune trace n’avait pu être retrouvée de ce dernier et l’on devait en conclure qu’il avait réussi à passer.
  
  D’après les renseignements que m’avait donnés l’A.V.O., Othman Tomaschek était l’amant de Rita Trefny et celle-ci avait pu bavarder. S’il arrivait jusqu’à Vienne et s’il parvenait à prendre contact avec ses maîtres américains, notre belle entreprise d’intoxication pouvait être compromise. Il fallait donc essayer de l’intercepter avant et faire le nécessaire pour le rendre définitivement muet. À mon avis, c’était encore possible, à condition d’agir vite. Très vite.
  
  Je décrochai le téléphone et appelai Rita Trefny. Je savais que cet imbécile de Kolia Vorassov n’avait pas couché avec elle et qu’il dormait dans une autre chambre, à l’étage supérieur. Rita Trefny me répondit d’une voix ensommeillée.
  
  — Tout va bien, me dit-elle après avoir reconnu ma voix. Il ira ce matin à l’ambassade, mais rien ne presse. Il ne trouvera personne de vraiment intéressant avant onze heures…
  
  — Dépêchez-vous de vous habiller, répliquai-je. Je passe vous prendre dans dix minutes, au coin de Karolinen Gasse. Ne me faites pas attendre…
  
  — Mais, qu’est-ce qu’il se passe ? s’étonna-t-elle. Où voulez-vous m’emmener ?
  
  — Je vous expliquerai, ne discutez pas. Laissez un message pour Vorassov le priant d’attendre votre retour.
  
  Cette dernière instruction parut la rassurer.
  
  — D’accord, accepta-t-elle. Je fais aussi vite que possible.
  
  Je raccrochai. Je pensais que c’était une bonne idée de l’emmener avec moi à Moerbish. Elle pourrait m’être utile, le cas échéant, pour approcher son amant, Othmar Tomaschek. De plus, je l’aurais sous la main et pourrais ainsi la surveiller. Car je la connaissais depuis trop peu de temps pour lui accorder la moindre confiance.
  
  Je descendis prendre ma voiture au garage.
  
  Othmar Tomaschek raconte :
  
  Lorsque je repris conscience, je vis d’abord une ampoule électrique sans abat-jour qui pendait d’un plafond à poutres apparentes, peint à la chaux. Puis, trois visages se penchèrent sur moi, deux visages d’hommes et un visage de femme. L’un des hommes, qui avait une tête de paysan, remarqua :
  
  — Le v’là qui revient.
  
  — Il est solide, remarqua l’autre. Mais, il faut le transporter d’urgence à Vienne pour l’opérer, sinon je ne réponds de rien.
  
  — Vous ne pourriez pas l’emmener vous-même, docteur ? questionna la femme.
  
  — Hélas ! non, répliqua le médecin. Ma voiture est trop petite et il faut le transporter sur un brancard, bien à plat.
  
  Je voulus parler, mais je n’obtins aucun résultat. J’entendais, je voyais, mon cerveau fonctionnait, mais je ne pouvais plus parler ; au moins pour l’instant.
  
  — Je vais réveiller l’épicier à côté, reprit le médecin, et téléphoner de chez lui à Neusiedl pour avoir une ambulance. Je reviens tout de suite.
  
  Il disparut. L’homme et la femme, qui avaient l’air de braves gens, restaient penchés sur moi.
  
  — Tu crois qu’il nous entend ? demanda la femme.
  
  — Je n’en sais rien, répondit l’homme. Il est salement amoché, en tout cas.
  
  Des coups heurtèrent la porte.
  
  — Qui ça peut être ? s’inquiéta la femme.
  
  — Probablement la police… Je vais voir.
  
  Ils se redressèrent tous les deux. Je ne vis plus que l’ampoule du plafond, une ampoule sale, tâchée de chiures de mouches mais qui m’aveuglait tout de même. Je fermai les yeux. Ils allaient me transporter à Vienne, je pouvais donc attendre jusque-là pour m’occuper de transmettre mon information à l’antenne locale de la « C.I.A. ». J’entendis quelqu’un entrer. Il y eut de nouveau trois visages au-dessus de moi, ceux de l’homme et de la femme que je connaissais déjà et la troisième que je n’avais pas encore vu, coiffé du képi d’uniforme de la police autrichienne.
  
  — J’m’étais levé d’bonne heure pour aller rel’ver des nasses, expliquait le paysan. Tout d’un coup, j’entends une explosion. Tiens, que j’pense en moi-même, v’la encore un d’ces grands corniauds d’hérons qu’a fait sauter une mine… Pis, j’entends ces salopards de flics hongrois qui rappliquent avec leur canot à moteur et qui s’mettent à canarder dans tous les sens. Comme y z’avaient déjà fait les cons tout pareil la nuit dernière, je m’suis dit qu’y tiraient comme ça pour se calmer, d’autant qu’avec le brouillard y pouvaient sûrement pas voir grand-chose… Je r’lève donc mes nasses, même que j’avais deux carpes de toute beauté, et pis j’m’en r’viens. Et v’là t’y pas que j’tombe en plein sur ce gars qu’était comme mort, dans le maïs d’Aloys… Tu vois où c’est ?
  
  — Je vois, dit le policier. Et après ?
  
  — Je m’penche sur lui. J’vois qu’y respirait encore. Alors, je me dis comme ça, on peut pas laisser crever un gars dans un champ, je l’ramène à la maison. J’l’ai pris sur mon dos, même que j’ai dû laisser mes carpes, et j’l’ai ramené là. Même que je m’suis fait engueuler par le docteur qui m’a dit que j’aurais pas dû le bouger vu dans l’état qu’il était. Dame, on peut pas tout savoir, hein ?
  
  — Où il est le docteur ? demanda le policier.
  
  — Il est allé à l’épicerie, téléphoner pour une ambulance. Paraît qu’y faut le transporter d’urgence à Vienne si l’on veut le sauver. Tu vois, il lui a fait des garrots pour arrêter le sang, et puis des piqûres pour le soutenir.
  
  — Il avait des papiers sur lui ?
  
  — Il avait un ballot accroché sous lui. Paraîtrait que ça serait ça qui lui aurait sauvé la vie. Si tu veux jeter un coup d’œil.
  
  Ils s’éloignèrent, probablement pour aller fouiller dans mes affaires. Je ne souffrais pas, je ne sentais même pas sur quoi j’étais allongé, sans doute une table. J’avais l’impression de flotter.
  
  Ils revinrent.
  
  — C’est bien sa photo, constata le policier. Il s’appelle Othmar Tomaschek…
  
  — Alors, c’est un Croate, comme nous, remarqua le paysan.
  
  Ce fut alors seulement que je me rendis compte qu’ils avaient tous parlé croate depuis le début.
  
  — Ben, j’suis doublement content, reprit le paysan. J’croyais que c’était un Hongrois.
  
  La porte s’ouvrit. C’était le médecin.
  
  — Ah ! te voilà, toi ! s’exclama-t-il en voyant le policier. Il ne manque plus que le curé… Bon, l’ambulance sera là dans une demi-heure.
  
  — Vous l’accompagnez ? demanda le policier.
  
  — Oui. Il est mal en point et il faudra sans doute lui faire d’autres piqûres en cours de route.
  
  — Je vais prévenir la direction générale à Vienne, dit le policier. De toute façon, il pourrait pas répondre maintenant aux questions que je lui poserais ?
  
  — Sûrement pas.
  
  — Alors, je vais leur dire dans quel hôpital vous l’aurez mis et ils s’en occuperont. Je vais juste prendre la déposition de notre ami Krobat…
  
  — J’veux bien, répliqua le paysan. Mais faut d’abord que je r’tourne chercher mes carpes. Des fois qu’on me les volerait !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Le téléphone sonnait. Je tâtonnai pour trouver l’appareil, mais sans autre résultat que de renverser la bouteille d’eau minérale qui était sur la table de chevet. Je dus me résoudre à ouvrir les yeux, puis à allumer la lampe.
  
  — Allô ! J’écoute, bâillai-je en portant l’écouteur vers mon oreille.
  
  — Ne quittez pas, on vous parle, annonça une voix féminine que je crus reconnaître pour être celle de la patronne de l’hôtel.
  
  — Merci, dis-je. Allô ! J’écoute…
  
  Une autre voix féminine me parvint, une voix douce, tendre, caressante… La voix de Margarita Sojka.
  
  — Je t’ai réveillé, mon chéri…
  
  — Mais non, protestai-je en bâillant de nouveau. Je pensais à toi et je n’arrivais pas à m’endormir. J’allais me décider à te rejoindre…
  
  Elle eut un rire léger, sensuel, qui acheva de me réveiller.
  
  — J’ai l’impression que tu n’en feras rien, reprit-elle. Il y a eu un passage cette nuit. L’homme est gravement blessé et une ambulance vient de quitter Neusiedl pour le transporter à Vienne. Il est encore à Moerbish, chez un vigneron qui habite tout au bout du village en direction de la frontière. C’est un Croate qui s’appelle Krobat. Sa maison a une bande bleue, évidemment. Bonne chance, mon chéri. Dès que tu auras une minute, reviens me voir pour me dire merci…
  
  Elle raccrocha sans me laisser le temps de placer un mot. Je restai perplexe. Elle avait évidemment deviné la vraie raison de notre présence dans la région et elle m’avait promis de m’aider. Mais, il m’était impossible de savoir si elle était « pour » ou « contre », si elle me rendait vraiment service ou si elle ne cherchait pas à m’attirer dans un guet-apens.
  
  De toute façon, le seul moyen d’être fixé était d’aller à Moerbish. Je sortis du lit, enfilai des chaussons et une robe de chambre pour voiler ma nudité, puis sortis dans le couloir. Enrique occupait la chambre voisine. Je frappai à sa porte, discrètement. Comme moi, Enrique ne dormait jamais que d’une oreille. Je l’entendis se lever et venir vers la porte sans allumer. Les mains en porte-voix, je murmurai dans le trou de la serrure :
  
  — C’est votre chef bien-aimé. Ouvrez vite avant que je n’attrape un rhume de fesses.
  
  Il ouvrit, me laissa entrer, referma la porte et alluma. Il portait une veste de pyjama un peu grande. Ses jambes nues, musclées, étaient couvertes de poils noirs. Il bâilla.
  
  — Qu’est-ce qui arrive ? questionna-t-il.
  
  — On vient de me prévenir qu’il y a eu un passage. Le type est blessé et il est actuellement chez un paysan de Moerbish en attendant l’ambulance qui doit le transporter à Vienne. C’est peut-être notre gars, il faut y aller tout de suite.
  
  — Okay, dit Enrique.
  
  Il ajouta en français, simplement pour me prouver qu’il était bien réveillé :
  
  — Je me vêts et j’y vais.
  
  — Ne vous fatiguez pas trop dès le départ, conseillai-je, la journée risque d’être rude.
  
  J’allais retourner chez moi lorsque nous entendîmes une automobile approcher, ralentir, puis s’arrêter devant l’hôtel. Deux coups d’avertisseur, très brefs, achevèrent de nous intriguer. Enrique éteignit la lumière et nous marchâmes vers la fenêtre. Je soulevai un rideau et nous regardâmes par les fentes obliques des volets.
  
  Une voiture noire était juste en dessous, lanternes allumées, éclairée par la lumière d’un réverbère que tamisait un brouillard épais. Un homme en descendit et leva la tête vers la façade de l’hôtel. Il y eut des grincements de volets. En bas, l’homme fit des signes qui pouvaient être interprétés comme une invitation à le rejoindre. Puis, il alluma une cigarette et rentra dans la voiture.
  
  Je refermai le rideau.
  
  — Allumez seulement la lampe de chevet et voilez-la si possible, dis-je à Enrique.
  
  Il s’éloigna dans l’obscurité, buta contre une chaise et jura. Enfin, une lumière douce éclaira la chambre. Je rejoignis Enrique.
  
  — Dépêchez-vous de vous habiller, ordonnai-je, mais ne sortez pas de votre chambre avant que je ne revienne vous chercher.
  
  Je sortis et retournai chez moi. J’étais maintenant persuadé qu’il fallait agir très vite. Lorsque l’homme avait allumé sa cigarette, en bas, avant de remonter dans sa voiture, je l’avais reconnu. C’était le barbu qui avait dirigé la récupération de Kolia Vorassov sous les fenêtres du 74, Sternwarte Strasse, à Vienne, récupération que j’avais essayé d’empêcher. Et celui qu’il venait chercher ne pouvait être que cet autre membre de la même équipe qui habitait l’hôtel depuis la veille. Évidemment, je ne pouvais pas être absolument sûr qu’ils étaient là pour l’affaire qui m’occupait. Mais, c’était assez vraisemblable.
  
  J’achevais de m’habiller lorsque j’entendis une portière claquer, puis la voiture repartir. Le type avait dû être prévenu et il se tenait prêt. Ou alors, il était sorti en pyjama.
  
  J’enfilai mon imperméable fourré et quittai ma chambre. Enrique ouvrit sa porte dès qu’il m’entendit. Il m’offrit un colt automatique de calibre 38, avec deux chargeurs de rechange.
  
  — La direction m’avait donné ça pour vous en cas de besoin, chuchota-t-il. Je ne voulais pas vous encombrer avant que ça ne soit vraiment utile…
  
  Je le débarrassai.
  
  — Et vous ? questionnai-je.
  
  — Je suis également pourvu, affirma-t-il. Pas de jaloux.
  
  Je mis l’arme dans la poche droite de mon manteau, les chargeurs dans la gauche. Nous descendîmes sur la pointe des pieds. En chemise, l’accorte soubrette était plantée au centre de la grande salle éclairée.
  
  — Vous sortez aussi ? s’étonna-t-elle.
  
  — L’ornithologie a ses exigences, répliquai-je d’un ton docte.
  
  Enrique, qui louchait sur les seins gonflés de la jeune personne que sa mince chemise protégeait agréablement mal, ajouta d’une voix lourde de mélancolie.
  
  — L’anatomie, par contre, a ses charmes, mon cher professeur. Nous devrions changer de discipline.
  
  Je m’arrêtai devant la soubrette, engageai un doigt dans le décolleté de la chemise et tirai vers moi pour jeter un coup d’œil. Gentiment, ou sottement, je n’en sais rien encore, elle se cambra et se pencha en avant pour me permettre de mieux voir. Si bien que j’aurais pu découvrir jusqu’à ses chevilles… Mais, mon regard ne descendit pas jusque-là.
  
  — Vous avez raison, répondis-je à Enrique. À partir de demain, nous nous consacrerons exclusivement à l’anatomie…
  
  Je flattai le sein droit de la fille dont le visage commençait tout de même à se colorer, puis gagnai la porte. Elle se dépêcha de venir nous ouvrir.
  
  — Bonne journée, dit-elle.
  
  Nous entendîmes la porte se refermer doucement derrière nous.
  
  — Ce que je n’arrive pas à comprendre, me lança Enrique d’un ton acerbe, c’est qu’elles ne vous envoient jamais de gifles.
  
  — Simple question de doigté, ripostai-je. Le doigté, tout est là.
  
  — Vous devriez m’apprendre.
  
  — Ça ne s’apprend pas. On est doué ou on ne l’est pas.
  
  Notre voiture était garée dans la cour. Enrique l’examina rapidement. Il nous était déjà arrivé dans le passé de trouver l’un ou l’autre de nos véhicules piégés et cela justifiait une certaine prudence. Lorsqu’il fut certain qu’aucune mauvaise surprise ne nous était réservée, Enrique affirma :
  
  — On peut y aller.
  
  — Prenez le volant, répondis-je. Direction Moerbish.
  
  Nous démarrâmes. Enrique alluma les antibrouillards. Presque tout de suite, des phares nous éclairèrent par-derrière. Je me retournai. Un clignotant bleu sur le toit de la voiture qui se rapprochait me renseigna.
  
  — C’est l’ambulance pour notre gars, dis-je. Laissez-la passer.
  
  Enrique ralentit, serra autant qu’il le pouvait à droite et baissa la vitre de son côté pour faire des signes avec son bras gauche. L’ambulance nous dépassa. Il y avait deux hommes à bord, dont l’un fit un geste de remerciement.
  
  — Maintenant, suivez-la, ordonnai-je.
  
  Enrique colla derrière, ce qui lui rendait la conduite beaucoup plus facile. Nous traversâmes Rust. La montre du tableau de bord indiquait six heures et demie et des lumières brillaient déjà derrière certains volets. Le chauffeur de l’ambulance maintenait sa vitesse à soixante kilomètre-heure environ, ce qui était rapide en raison de la visibilité qui n’excédait pas trente mètres.
  
  Le trajet jusqu’à Moerbisch ne nous demanda guère plus de cinq minutes. Nous aperçûmes à gauche la façade fraîchement repeinte de l’église.
  
  — Doucement, conseillai-je à Enrique. Laissez-les prendre un peu d’avance.
  
  Les feux rouges de l’ambulance et le clignotant de toit bleu s’éloignèrent. Mais nous ne les perdîmes pas immédiatement de vue.
  
  Je me rappelais avec précision la topographie très simple du village. À hauteur du « drugstore » local, dont la vitrine moderne contrastait violemment avec le caractère ancien de l’agglomération, je dis à Enrique :
  
  — Arrêtez-vous ici. Laissez-moi descendre, faites demi-tour et attendez, toutes lumières éteintes.
  
  Il obéit. Je mis pied à terre et refermai doucement la portière, sans la faire claquer. Puis, je traversai la chaussée et marchai vers l’extrémité sud du village.
  
  Je retrouvai bientôt les feux de l’ambulance dont l’intérieur était également éclairé. Elle était arrêtée devant un portail ouvert sur une de ces cours étroites et longues qui séparent les maisons des fermiers de Moerbish. Je vis dans la lueur des phares la bande bleue, haute de cinquante centimètres à partir du sol, qui indiquait que des Croates vivaient là.
  
  Mais je vis en même temps autre chose et je me dissimulai aussitôt à l’entrée d’une cour non fermée. La voiture noire des Russes, immobilisée à faible distance, capot tourné vers la frontière.
  
  Placé comme je l’étais, je voyais cette voiture en contre-jour sur l’ambulance éclairée. Il ne me fallut pas longtemps pour constater qu’une jeune femme blonde se trouvait à l’intérieur en plus des deux hommes que je connaissais déjà.
  
  J’étais maintenant certain que le barbu s’intéressait à la même affaire que moi, mais la seule conclusion que j’en tirai sur l’instant fut qu’il devait diriger en Autriche une antenne des services spéciaux soviétiques.
  
  Il me semblait évident que mes distingués confrères ne s’étaient pas dérangés simplement pour observer le transport d’un transfuge blessé. Logiquement, ils devaient soit essayer de l’abattre, soit essayer de le reprendre vivant pour le ramener ensuite par un moyen quelconque de l’autre côté du rideau de fer.
  
  Je saisis dans la poche de mon imperméable la crosse nue de mon 38 dont je fis sauter d’un coup de pouce la sécurité. Si les Russes avaient pour objectif de tuer Tomaschek, ils agiraient très probablement à l’instant où les ambulanciers sortiraient le blessé sur un brancard. Il me faudrait alors intervenir très vite pour leur faire échec.
  
  Deux hommes apparurent dans l’ouverture du portail, dont l’un était vêtu de l’uniforme de la police d’État autrichienne. Puis, les deux infirmiers portant une personne allongée sur une civière et recouverte d’un drap. Une femme suivait, la tête enveloppée d’un fichu noir à la mode du pays.
  
  Les deux premiers avaient ouvert la porte arrière de l’ambulance. Les infirmiers poussèrent le brancard à l’intérieur de la voiture.
  
  Les Russes ne bougeaient pas. Je commençais à croire qu’ils avaient décidé de ne passer à l’action qu’en cours de route, dans un endroit isolé, sans témoins, afin de limiter à la fois les risques et les dégâts. L’homme qui était apparu en tête avec le policier, et qui portait une serviette noire, monta près du blessé. J’en conclus qu’il s’agissait d’un médecin.
  
  Les infirmiers reprirent leurs places respectives à l’avant. Toutes les portes refermées, l’ambulance démarra lentement et fit demi-tour. Je vis les Russes se baisser pour se cacher et les phares de l’ambulance n’éclairèrent en passant qu’une voiture apparemment vide.
  
  Quelques secondes plus tard, cette même voiture s’ébranla silencieusement, tous feux éteints, tourna sur la largeur de la chaussée et fila sur les traces de l’ambulance. Je me mis à courir pour rejoindre notre propre véhicule, qui émergea soudain, lui aussi sans lumières, d’une cour de ferme. Je montai en voltige.
  
  — J’avais prévu qu’ils reviendraient tous par-là, dit Enrique, et j’ai préféré me planquer.
  
  — Vous avez bien fait, répliquai-je. Direction Vienne. Il s’agit de rattraper la seconde voiture qui suit l’ambulance et de rester derrière sans se faire remarquer.
  
  Enrique appuya sur l’accélérateur. Quand nous fûmes sortis du village, nous vîmes que le brouillard blanchissait à notre droite. Le jour se levait.
  
  Enrique est un conducteur remarquable, mais il n’aime pas le brouillard. À deux ou trois reprises, il faillit nous mener dans le fossé. Lorsque les premières maisons de Rust apparurent, il déclara forfait.
  
  — Prenez le volant, demanda-t-il. Je n’en peux plus.
  
  Il arrêta la voiture, descendit et fit rapidement le tour cependant que je changeais de place. Je pris le risque d’allumer les feux de croisement pendant la traversée de l’agglomération afin de rattraper un peu du retard que nous avions dû prendre. Je manquai écraser un chien, puis une grand-mère matinale. À la sortie, il s’en fallut d’un cheveu que je ne prisse la route de Neusiedl au lieu de celle de Vienne par Eisenstadt.
  
  Je laissai les phares allumés, certain que c’était le seul moyen de rejoindre ceux que nous poursuivions. Je conduisais vite, avec une marge de sécurité réduite à sa plus simple expression.
  
  — Si nous butons, dit Enrique qui se cramponnait, la poursuite sera terminée.
  
  — Nous ne buterons pas, répliquai-je.
  
  — Ça me rappelle une histoire, enchaîna Enrique. C’était en Espagne avant la guerre civile. Je couchais avec une femme mariée…
  
  — L’adultère est une maladie dangereuse, remarquai-je.
  
  — Surtout en Espagne ! approuva Enrique. Une nuit, le mari est rentré sans prévenir. J’ai sauté sur ma moto et lui sur la sienne. Il y avait du brouillard comme maintenant, à couper au couteau… Le cocu avait d’ailleurs le sien entre les dents.
  
  — Pour aller plus vite ?
  
  — Il m’a reconduit comme ça depuis Barcelone jusqu’à la frontière. Il criait que s’il m’attrapait, il m’ouvrirait le ventre et qu’il m’étranglerait ensuite avec mes tripes.
  
  — Non, dis-je.
  
  Vexé, Enrique me regarda.
  
  — Comment ça, non ?
  
  — Il ne pouvait pas crier s’il avait un couteau entre les dents.
  
  — Il avait dû le remettre dans sa poche. Quand je dis un couteau entre les dents, c’est une image.
  
  — De toute façon, repris-je, avec le boucan que pouvaient faire deux motos de l’époque lancées à pleine vitesse, vous ne pouviez pas l’entendre.
  
  Enrique haussa les épaules, écœuré.
  
  — Si vous le prenez comme ça, grogna-t-il, je ne vous raconterai plus rien, jamais…
  
  Je vis soudain quelque chose devant et coupai brusquement les lumières. C’était des feux rouges. D’après leur disposition, ce ne pouvaient être ceux de l’ambulance dont j’avais eu tout le temps de noter les emplacements quand nous avions suivi celle-ci entre Rust et Moerbish.
  
  — Ce sont eux ? questionna Enrique qui avait subitement cessé de bouder.
  
  — Je n’en sais rien. Ça peut aussi bien être n’importe quel paysan du coin…
  
  La route montait. Il y eut un virage et je crus voir des lumières se déplacer devant la voiture qui nous précédait. Je me rapprochai, jusqu’à une vingtaine de mètres environ et il me sembla que cela pouvait être les Russes.
  
  Soudain, la distance augmenta et je compris que le conducteur de l’autre voiture accélérait à fond, au mépris de toute prudence. Cela leva tous mes doutes, car un automobiliste normal n’aurait pu agir ainsi, et je pensai que les Russes, nous avaient vus.
  
  Je rétrogradai et enfonçai moi aussi l’accélérateur afin de ne pas nous laisser décoller. Notre voiture était la plus puissante et je refis très vite la différence obtenue par l’adversaire au bénéfice de la surprise.
  
  Mais, presque aussitôt, ce fut une nouvelle surprise. Les Russes n’avaient accéléré que pour doubler l’ambulance. Je craignis un instant qu’ils ne balancent une grenade et je freinai par réflexe. Mais ils amorcèrent simplement une queue de poisson, serrant l’ambulance contre le bas-côté pour l’obliger à s’arrêter.
  
  Je continuai de freiner, avec l’idée que les Russes ne nous avaient peut-être pas découverts et que, de toute manière, un carambolage général n’arrangerait rien. Et je fus surpris pour la troisième fois en moins de trente secondes.
  
  Nous avions franchi le sommet de la côte. Une muraille rocheuse bordait la route à gauche, un mur de pierres à droite, qui ressemblait à un parapet mais dont je ne pouvais voir ce qu’il masquait. Et, tout à coup, les deux voitures obliquèrent à droite, virant à quatre-vingt dix degrés, puis disparurent.
  
  Je freinai à mort et m’arrêtai juste devant l’entrée d’un chemin non goudronné. Les deux voitures étaient de nouveau visibles, filant tout droit, l’une derrière l’autre. Je fis une marche arrière pour les suivre. Il y avait à droite, près du mur, un grand écriteau de bois et Enrique se pencha pour essayer de le déchiffrer dans la grisaille de l’aube naissante.
  
  — Je crois que ce sont des carrières, me déclara-t-il. Je n’ai pas eu le temps de tout lire.
  
  Je fonçai à tombeau ouvert, malgré le sol très accidenté, car je redoutais un dénouement rapide. Je me rappelai que Margarita m’avait parlé de carrières (8) qui portaient son nom et qui avaient fourni la pierre d’à peu près tous les édifices de Vienne et où venaient travailler des sculpteurs étrangers. L’ambulance roulait en tête, dévalant la pente assez raide. Elle manqua un virage à gauche et s’immobilisa brutalement. La voiture des Russes s’arrêta aussitôt.
  
  — Sortez l’artillerie, dis-je à Enrique. Le western va commencer.
  
  Je vis le barbu et son compagnon quitter leur voiture et ouvrir aussitôt le feu sur les infirmiers qui étaient descendus de l’ambulance. Dans le cours de l’action, leur attention monopolisée par leur objectif, ils ne s’étaient pas encore aperçus de notre présence.
  
  Les infirmiers tombèrent dans la lumière des phares. Les deux Russes bondirent vers l’ambulance dont la porte arrière venait de s’ouvrir. Le médecin qui sautait à terre, fut cueilli au vol par une balle qui l’étendit raide.
  
  J’immobilisai notre voiture à l’instant que la jeune femme blonde jaillissait en criant de celle des Russes. Ceux-ci se retournèrent et nous virent enfin. Enrique, qui avait sauté avant moi, tira le premier.
  
  À cette distance, il avait peu de chances de faire mouche. Mais, il me permit de sortir à mon tour, cependant que nos deux adversaires bondissaient pour se mettre à l’abri d’une grande pierre sculptée qui ressemblait à un dieu inca.
  
  La femme s’était immobilisée, affolée. Lorsque les Russes rouvrirent le feu sur nous, elle se jeta au sol et se couvrit la tête avec ses bras.
  
  Enrique s’était jeté derrière une femme de pierre, obèse et courtaude. C’était bien la première fois que je le voyais se cacher derrière une femme. Mais je ne perdis pas de temps à jouir du spectacle. À gauche un talus descendait en pente raide jusqu’au fond de la carrière, à deux ou trois mètres en dessous. Je sautai et me reçus sans mal, puis me mis à courir vers l’endroit où la route, au sortir du virage manqué par le chauffeur de l’ambulance, rejoignait le niveau inférieur.
  
  Je fus bientôt obligé de me baisser, car la hauteur du talus allait s’amenuisant. Puis, je risquai un coup d’œil. La femme était toujours au même endroit, mais elle avait relevé la tête et semblait prête à se remettre debout. À vingt mètres au-delà, j’aperçus la partie charnue du dos d’un de nos adversaires. Je levai mon 38, l’appuyai contre le rocher et visai soigneusement.
  
  La détonation rejeta la femme visage contre terre. Ma cible hurla et disparut. Puis la femme se releva d’un bond et courut vers l’ambulance.
  
  Elle tomba en voulant monter derrière, se releva et disparut à l’intérieur. Un des Russes fonça soudain comme s’il voulait la rejoindre. Je pressai la détente. Enrique doubla. Mais la visibilité était des plus mauvaises et l’homme se déplaçait vite. Nous le manquâmes.
  
  Il sauta dans l’ambulance. Je pris alors conscience d’un vacarme insolite et me rendis compte en levant la tête que des centaines de corbeaux réveillés par les détonations tournoyaient, affolés, au-dessus de nous en croassant à l’envi. J’allais me décider à m’élancer à découvert en direction de l’ambulance lorsqu’un cri terrible s’éleva au-dessus du tapage des corbeaux.
  
  Presque au même instant, il y eut un coup de feu, puis le Russe qui venait de pénétrer dans l’ambulance en ressortit à reculons, certainement sous l’effet d’une poussée indépendante de sa volonté, et tomba sur le dos.
  
  Je lui tirai dessus, mais le manquai encore. Il se releva, voulut se baisser pour ramasser quelque chose à terre. Je tirai une fois de plus, le visant aux jambes. La balle pulvérisa un morceau de roche dont les éclats sautèrent au visage de mon adversaire qui se redressa vivement, puis s’enfuit à l’abri de l’ambulance.
  
  Je bondis, mais j’avais oublié l’autre, que quelques grammes de plomb dans la fesse gauche n’avaient pas complètement neutralisé. Il se mit à me canarder. Je me laissai choir en pivotant vers lui et tirai dès que je le vis. Je n’étais pas en forme, ou alors mon arme manquait de précision. L’homme recula vivement. Je tirai encore, la cinquième balle, uniquement pour tenir l’autre en respect le temps de me relever. La voix d’Enrique me parvint :
  
  — N’en jetez plus, je suis là.
  
  Et, dans la lumière crue des phares de la voiture des Russes, je vis rouler sur le sol une tête humaine laissant derrière elle une traînée sombre. La tête s’immobilisa, visage tourné vers moi, trop loin pour que je pusse l’identifier autrement que par son absence de barbe.
  
  Enrique apparut près du faux dieu aztèque. Il tenait encore entre ses mains sa terrifiante corde à piano ; cette corde à piano que j’avais oubliée…
  
  Il s’agissait d’un mince ruban d’acier bleui, coupant comme une lame de rasoir, muni d’une poignée de bois à chaque extrémité. Enrique portait habituellement cette arme effroyable sous sa veste. Pour s’en servir, il formait simplement une boucle qu’il abattait sur la tête de sa victime, comme un lasso. Puis, il tirait sur les poignées en écartant les bras…
  
  L’effet de choc passé, je bondis vers l’ambulance.
  
  — Prenez garde à l’autre, criai-je à Enrique. Il s’est sauvé par là.
  
  Mais, en atteignant l’automobile, je vis le « Tokarev » du barbu sur le sol. C’était son arme qui lui avait échappé lorsqu’il était tombé à reculons et mes balles l’avaient empêché de la ramasser. Je la pris et la mis dans la poche gauche de mon imperméable.
  
  Dans l’ambulance, la jeune femme blonde était effondrée sur le blessé et sanglotait convulsivement. Elle ne me prêta aucune attention lorsque je la rejoignis. Les phares de l’autre voiture éclairaient suffisamment l’intérieur du véhicule. Je vis un homme au visage exsangue, la tête couverte de pansements, dont le regard me fixait. Le drap qui le couvrait était taché de sang à hauteur de la poitrine.
  
  — C’est le barbu qui lui a tiré dessus ? demandai-je en allemand d’une voix neutre.
  
  — Oui, répondit la femme. L’abominable assassin !
  
  Elle était visiblement au bord de la crise de nerfs.
  
  — Comment s’appelle-t-il ?
  
  — Iouri Kourlitchev. L’avez-vous tué ?
  
  — Non, répondis-je. Il s’est échappé. Mais je voulais parler de celui-ci. Ne s’appelle-t-il pas Othmar Tomaschek ?
  
  — Oui, s’étonna-t-elle. Comment le savez-vous ?
  
  Je vis le blessé remuer les lèvres.
  
  — Je savais qu’il allait passer la frontière et j’étais venu pour l’aider. Est-ce votre mari ?
  
  — C’est mon amant, répliqua-t-elle d’un ton farouche. Et je les tuerai tous pour l’avoir mis dans cet état.
  
  — Comment vous appelez-vous ?
  
  — Rita Trefny.
  
  Je me penchai sur Tomaschek.
  
  — Vous êtes 182 tiret 3, articulai-je lentement. Exact ?
  
  La femme ne m’écoutait pas. Elle sanglotait de nouveau, désespérément.
  
  — Je vais vous transporter le plus vite possible à Vienne, repris-je. Mais, si vous avez un message à me transmettre, il vaut mieux le faire tout de suite.
  
  Il se contracta. Je me penchai sur lui. Il avait l’air d’un bègue butant sans espoir sur un mot impossible. Au prix d’un effort surhumain, il réussit à prononcer :
  
  — Ko… lia… Vo… ras… sov.
  
  — Kolia Vorassov ? répétai-je. C’est un nom ?
  
  — Oui, murmura-t-il.
  
  — Continuez.
  
  Il essaya de m’en dire plus, mais ne put y parvenir. Brusquement, il s’évanouit. Je ressortis pour appeler Enrique. La brume s’éclaircissait de plus en plus et les corbeaux s’étaient calmés. Enrique émergea soudain de derrière une sculpture faite de cubes curieusement empilés et rehaussés de motifs de fer forgé.
  
  — Vous allez prendre le volant de l’ambulance, dis-je, et la conduire à Vienne. En arrivant, vous vous arrêterez le temps de téléphoner à l’ambassade. Vous leur expliquerez rapidement de quoi il s’agit et vous leur demanderez de vous indiquer une clinique ou un hôpital offrant le plus de garanties possible au double point de vue des soins et de la sécurité. Vous y conduirez le blessé et vous veillerez sur lui et sur cette femme qui ne voudra sûrement pas le quitter. Compris ?
  
  — Compris, dit Enrique.
  
  Je refermai la porte arrière. Enrique monta devant et démarra. La voiture roulait normalement, n’ayant que quelques dégâts de carrosserie sur le côté droit. Mon second manœuvra pour faire demi-tour et remonta la pente pour rejoindre la route.
  
  Je m’occupai ensuite du médecin et des deux infirmiers. Le médecin était mort, l’un des infirmiers aussi. Le troisième respirait encore, mais je n’osai pas le bouger. Je trouvai un plaid dans la voiture des Russes et revint l’en couvrir. Puis je repris le volant de l’Opel Kapitan et repartis, laissant tout en l’état.
  
  Lorsque j’atteignis Eisenstadt, la capitale du Burgenland, il faisait grand jour et la pluie avait remplacé le brouillard. Je m’arrêtai devant l’étrange église « Bergkirche », où se trouve le tombeau de Haydn, et qui semble avoir été construite par un architecte dément. Je pénétrai dans un café, de l’autre côté de la rue, qui portait l’enseigne, en français, d’« Au Petit Paradis ». Je demandai un café, un sandwich et l’utilisation de la cabine téléphonique. Dans l’annuaire, je trouvai facilement le numéro de la police d’État. Je l’appelai et expliquai au fonctionnaire de service qu’une fusillade venait d’avoir lieu dans les carrières de S. Margareten et qu’il y avait un blessé susceptible d’être sauvé par une intervention rapide. Je raccrochai, alors que le policier s’enquérait de mon identité. J’avalai rapidement le sandwich, but le café, payai et repartis. Je me demandais quelle liaison pouvait exister entre l’affaire Tomaschek et l’affaire Vorassov.
  
  Si Tomaschek, essayant de m’informer, avait d’abord prononcé ce nom-là, quitte à ne rien pouvoir ajouter, c’était qu’il s’agissait d’un nom clé. L’intervention du Russe barbu, dont je savais maintenant qu’il s’appelait Iouri Kourlitchev, prouvait également que les deux affaires étaient liées. Mais, de quelle façon ?
  
  Je décidai d’aller voir Soslan Kholine, aussitôt arrivé à Vienne. Soslan Kholine avait eu plusieurs contacts avec Vorassov et il ne m’avait peut-être pas tout dit…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Je fus chez Soslan Kholine vers neuf heures et demie. Il pleuvait toujours et le foehn continuait de souffler. Je laissai ma voiture un peu plus loin dans Post Gasse et revins à pied.
  
  Soslan Kholine mit beaucoup de temps à répondre à mes coups de sonnette et je commençais à m’inquiéter. Il ouvrit enfin, vêtu d’un pyjama tout fripé, le cheveu en bataille, les yeux bouffis de sommeil, l’haleine chargée de relents désagréables.
  
  — Que voulez-vous ? grogna-t-il d’un ton rogue.
  
  — Bavarder un instant, répliquai-je en entrant.
  
  — Je finis mon travail à quatre heures du matin, protesta-t-il, et je n’aime pas que l’on me dérange avant midi.
  
  — Excusez-moi, dis-je. Mais je n’ai guère dormi plus que vous cette nuit.
  
  — Ce n’est pas une raison. Et, de toute manière, vous avez vingt ans de moins que moi.
  
  Il devait dormir toutes fenêtres closes et cela sentait mauvais dans l’appartement. Il alluma dans le salon, ne paraissant guère disposé à pousser les volets.
  
  — Cette nuit, repris-je, il y a eu un passage près de Moerbish. Je peux vous le dire, car vous l’apprendrez sûrement par les journaux. Le type qui a réussi à franchir le barrage est grièvement blessé. Il travaillait pour nous et, avant de sombrer dans le coma, il a eu le temps de me dire deux mots ; plus exactement un prénom et un nom : Kolia Vorassov.
  
  Soslan Kholine sursauta. Il avait pris sur la table une bouteille de vodka et un verre. Il m’en offrit silencieusement et je refusai de la même manière. Il emplit le verre et le vida d’un trait. J’eus de nouveau l’impression qu’il allait claquer des talons et lancer le verre vide par-dessus son épaule. Mais, il n’en fit rien.
  
  — J’ai vu Kolia Vorassov hier soir, répliqua-t-il lentement.
  
  Il s’interrompit. Ses joues se coloraient sous l’effet de l’alcool et ses yeux devenaient plus brillants.
  
  — Il voulait vous revoir, enchaîna-t-il. Il prétendait avoir un document à vous vendre… Cinquante mille dollars… Il m’a proposé une commission de dix pour cent.
  
  — Qu’avez-vous répondu ?
  
  Son regard dévia, il se versa une seconde ration de vodka.
  
  — En raison de son attitude lorsque vous l’avez rencontré ici en ma présence, cela m’a paru très louche. J’ai pensé que le délégué du « M.V.D. » auprès de la délégation l’avait retourné après son accident et qu’il l’avait convaincu de vous attirer dans un piège… J’ai cru à une provocation et j’ai refusé de l’écouter.
  
  — Quelle a été sa réaction ?
  
  — Il a semblé complètement affolé par mon refus. Et, je dois le dire, j’ai eu un instant l’impression qu’il était sincère.
  
  — Je voudrais le voir, dis-je. J’aimerais savoir ce qu’il a réellement dans le ventre.
  
  Soslan Kholine fit une grimace.
  
  — Je ne vois pas très bien comment vous pourriez faire… Il faudrait essayer de le rencontrer entre la Sternwarte Strasse et la Wohlleben Gasse.
  
  — Bon, repris-je. Je vais y réfléchir. Si quelquefois il vous contactait de nouveau, prenez un rendez-vous pour moi n’importe quand et n’importe où, puis avertissez-moi. Je suis à l’Impérial.
  
  Je le quittai et je me rendis tout droit à la poste centrale, tout à côté. Je cherchai dans l’annuaire les numéros de téléphone du 74, Sternwarte Strasse et du 5, Wohlleben Gasse. Puis, essayant de prendre l’accent viennois, j’appelai successivement les deux endroits en me faisant passer chaque fois pour le tailleur de M. Vorassov. Aux deux endroits, on me répondit que M. Vorassov était en congé de maladie et que la date de son retour à Vienne n’était pas encore fixée.
  
  L’idée me vint que si Vorassov désirait vraiment me joindre, surtout pour me vendre un document de grande valeur, il devait, après son échec auprès de Kholine, tenter sa chance du côté de l’ambassade. C’était logique. D’autre part, j’avais besoin de savoir vers quel hôpital avaient été aiguillés Enrique et ses passagers…
  
  Je filai donc vers l’ambassade.
  
  Kolia Vorassov raconte :
  
  Assez curieusement, malgré mes ennuis, j’avais assez bien dormi cette nuit-là et je me réveillai tard, en meilleure forme que je ne l’avais été depuis longtemps. Pourtant, épuisé par les démarches vaines et par les émotions de la soirée précédente, j’avais plongé dans le sommeil sans même avoir eu le temps de prendre le calmant prescrit par le Dr Demidenko et dont je conservais toujours un tube dans la petite poche de poitrine de ma veste.
  
  Je décrochai le téléphone pour commander le petit déjeuner ; mais, j’avais porté l’écouteur à mon oreille gauche et je dus le changer de côté car je n’entendais rien. Il devenait de plus en plus évident que, depuis mon « accident », j’étais devenu sourd à gauche.
  
  La femme de chambre m’apporta le déjeuner avec un message de Rita. Celle-ci m’informait qu’elle avait été obligée de sortir et me demandait d’attendre son retour, sans précision de temps. Je mangeai d’assez bon appétit et fis ensuite ma toilette. Je continuais de me sentir bien. Mon cerveau était décomprimé et je n’entendais plus de voix.
  
  Lorsque j’ouvris les volets, je découvris les jardins du Belvédère et la Prinz Eugen Strasse noyés de pluie. Je m’habillai, en me demandant quelle raison impérieuse avait bien pu pousser Rita à s’absenter ainsi. J’allumai une cigarette puis retournai à la fenêtre.
  
  J’observais depuis un moment le trafic de la rue lorsqu’il me sembla reconnaître une des voitures noires de la Délégation, qui venait de s’arrêter un peu plus bas. Quelques secondes plus tard, mon sang se glaça dans mes veines. L’homme qui venait de descendre de cette voiture était Iouri Kourlitchev, sans aucun doute possible. Je reculai d’un pas, craignant qu’il ne m’aperçût, puis me remis à l’observer en ne soulevant que très légèrement le rideau.
  
  Kourlitchev remonta d’une dizaine de mètres sur le trottoir, puis entra dans une autre voiture noire en stationnement. Il y resta près de deux minutes, puis en ressortit et rejoignit son propre véhicule, qui redémarra presque aussitôt.
  
  J’étais à demi-mort de peur. Je venais de comprendre que Kourlitchev et ses acolytes du « M.V.D. » connaissaient ma retraite. Et ils attendaient patiemment que je sorte pour me sauter dessus et me ramener à la Délégation. C’était une sensation affreuse. Je me demandais s’ils étaient informés de l’existence de Rita Trefny et des liens qui existaient entre elle et moi. Je souhaitais de toutes mes forces qu’il n’en fût rien.
  
  J’allai m’assurer que le verrou de la porte était bien poussé. Puis, je pris l’annuaire de la ville sous la table de chevet et cherchai fébrilement le numéro de l’ambassade des États-Unis…
  
  OSS 117 raconte :
  
  J’étais à l’ambassade, dans le bureau de mon confrère en poste fixe à Vienne. Je lui avais exposé les grandes lignes de l’affaire et mon désir de retrouver Kolia Vorassov le plus rapidement possible. Nous en étions à l’étude des moyens à employer lorsque le téléphone sonna. Mon confrère écouta pendant quelques secondes, puis répondit :
  
  — Faites-le patienter un instant, puis passez-le-moi.
  
  Il boucha le microphone avec la paume de sa main gauche et me dit à voix basse.
  
  — C’est un Russe qui prétend avoir des documents à vendre et être poursuivi par ses compatriotes. Il demande notre protection. J’ai l’impression qu’on l’a fait se balader de service en service et c’est finalement le premier conseiller qui me le refile…
  
  — Donnez-le-moi, dis-je. Cela pourrait bien être notre homme…
  
  Il me tendit le combiné.
  
  — Allô ! j’écoute…
  
  J’entendis une voix lasse.
  
  — Allô ! je vous en prie, branchez moi avec le service compétent. C’est une question de vie ou de mort…
  
  Il s’exprimait en anglais, assez maladroitement. Je le reconnus aussitôt à son accent et à ses intonations.
  
  — Je crois que cette fois vous avez tiré le bon numéro, Kolia Vorassov, dis-je.
  
  Il y eut un silence.
  
  — Vous me connaissez ? s’étonna-t-il.
  
  — Nous nous sommes déjà rencontrés, chez un ami commun, près de la poste centrale.
  
  — Ah ! s’exclama-t-il avec un soulagement sensible. Je n’espérais plus vous toucher…
  
  — En quoi puis-je vous être utile ? demandai-je.
  
  — Je… J’ai quitté mon travail depuis hier soir et je n’ai pas l’intention d’y retourner. Vous comprenez ?
  
  — Très bien.
  
  — J’ai quelque chose qui peut vous intéresser, quelque chose de très important. Il faut que je vous voie, le plus tôt possible.
  
  — Rencontrons-nous quelque part en ville, proposai-je.
  
  Je ne voulais pas l’amener à l’ambassade sans contrôle préalable. Je craignais toujours une provocation. Il répliqua :
  
  — Je ne peux pas sortir. Les gens du « M.V.D. » savent où je suis et ils montent la garde devant la porte. Ils attendent que je sorte pour m’enlever ou pour me tuer.
  
  — Ce sont peut-être des idées que vous vous faites, objectai-je.
  
  — Certainement pas. J’ai reconnu tout à l’heure le chef du « M.V.D. » à Vienne… Avec sa barbe en pointe, on ne peut pas le confondre avec quelqu’un d’autre.
  
  — Une barbe en pointe ?… Ne serait-ce pas Iouri Kourlitchev ?
  
  — Oui, Iouri Kourlitchev. Si vous le connaissez, vous devez savoir maintenant que je ne mens pas.
  
  — Il y a longtemps que vous l’avez vu ?
  
  — Il n’y a pas dix minutes.
  
  — Où cela ?
  
  — Prinz Eugen Strasse… À la hauteur de Karolinen Gasse.
  
  — C’est là que vous êtes en ce moment ?
  
  — Oui.
  
  — Et vous dites qu’il y a des hommes du « M.V.D. » qui vous attendent ?
  
  — Oui. J’ai vu Kourlitchev leur parler.
  
  — Quelle est la pointure de vos chaussures ? demandai-je.
  
  Il resta un instant interloqué.
  
  — La pointure de mes chaussures ? répéta-t-il.
  
  — Oui, vous ne le savez pas ?
  
  — Du quarante et un, répliqua-t-il.
  
  — Bon. Je connais votre taille, approximativement. Je vais vous faire porter une valise contenant des vêtements de femme, des bottillons et un parapluie. Vous vous travestirez, vous mettrez un foulard sur votre tête et quand vous sortirez, vous ouvrirez le parapluie en l’inclinant de façon à cacher votre visage… Il est dix heures vingt-sept minutes à ma montre, réglez la vôtre sur le même temps…
  
  — C’est fait, annonça-t-il après un court silence.
  
  — J’espère que vous aurez la valise avant onze heures. À onze heures trente très précises, vous sortirez sur le trottoir. Je serai devant la porte de la pension au volant d’une Opel Kapitan noire, la portière ouverte de votre côté. Vous monterez aussitôt, mais sans vous presser. Il ne faut pas que votre attitude puisse paraître suspecte. Vous m’avez bien compris ?
  
  — Oui.
  
  — Maintenant donnez-moi l’adresse exacte de votre pension et le nom sous lequel vous y êtes inscrit, afin que je puisse vous rappeler s’il y avait contrordre.
  
  — 168, Prinz Eugen Strass. J’y suis inscrit sous mon nom, Vorassov.
  
  « L’imbécile », pensai-je en raccrochant. Puis, je dis à mon confrère :
  
  — Kourlitchev, le chef de la « M.V.D. » à Vienne, est de retour. Je vais avoir besoin d’aide pour enlever Vorassov.
  
  Mon confrère ne parut pas emballé.
  
  — Vous êtes certain qu’il ne s’agit pas d’une provocation ? objecta-t-il.
  
  — Pas à cent pour cent, répliquai-je. Dans notre métier, on ne peut jamais être certain de rien.
  
  — Les Russes nous ont déjà joué quelques mauvais tours à Vienne, rappela-t-il.
  
  — De toute façon, repris-je, le seul moyen d’être fixé est de poursuivre, en prenant suffisamment de précautions pour s’en sortir le cas échéant avec les honneurs.
  
  — Dieu nous protège, murmura mon confrère en se levant.
  
  Iouri Kourlitchev raconte :
  
  Il allait être onze heures et demie. J’étais revenu devant le 168, Prinz Eugen Strasse, où j’avais mis tout un dispositif en place. Je disposais de trois voitures, avec deux hommes dans chacune d’elles. La première, où je me trouvais, était placée à hauteur de Karolinen Gasse, tournée vers le centre de la ville. La seconde était rangée au coin de Goldegg Gasse de manière à pouvoir foncer sans délai dans la Prinz Eugen, aussi bien à droite qu’à gauche. La troisième était plus haut, juste en dessous de Weyringer Gasse, dirigée vers la Sudbahnof.
  
  D’après les informations que je possédais, Kolia Vorassov n’avait pas quitté la pension, mais Rita Trefny n’y était pas revenue. J’avais lancé mes meilleurs limiers dans la ville afin de savoir dans quel hôpital avait été transporté Tomaschek. Je voulais savoir s’il était mort ou vivant. Je voulais savoir si cette garce de Rita Trefny était auprès de lui. Je ne lui pardonnais pas sa réaction lorsque j’avais voulu achever Tomaschek. Elle avait fait dévier le coup et m’avait expédié hors de l’ambulance. Par sa faute, j’avais perdu mon « Tokarev » et failli me faire tuer.
  
  Je voulais retrouver cette dangereuse femelle et son sale espion d’amant, et les réduire tous les deux à l’état de chair à pâté. J’avais avec moi dans la voiture un petit émetteur-récepteur par le truchement duquel je devais être informé des résultats de la chasse à l’homme que j’avais déclenchée.
  
  En ce qui concernait Kolia Vorassov, je ne pouvais pas le laisser libre d’agir à sa guise tant que je ne saurais pas si la mèche avait été ou non vendue par Rita Trefny, Tomaschek me paraissant hors d’état de parler au moins pendant un certain temps. J’avais donc l’intention de l’enlever s’il montrait le bout du nez et de le transporter au 5, Wohlleben Gasse, qui bénéficiait du privilège de l’exterritorialité.
  
  Si je parvenais à liquider Rita Trefny et Tomaschek avant qu’ils n’aient pu faire leur sale besogne, il me serait toujours possible de laisser Vorassov « s’évader » avec le fameux document. J’avais encore l’espoir de réussir. Je pensais à mes galons de colonel et cela me donnait de l’agressivité. Il fallait que je réussisse.
  
  Le chauffeur de ma voiture, qui surveillait la porte du 168 dans le rétroviseur convenablement orienté, annonça soudain :
  
  — Il y a une voiture qui s’arrête devant.
  
  Je me retournai sur la banquette. C’était une Opel Kapitan noire, identique à celle des deux hommes qui m’avaient fait échec dans les carrières de S. Margareten. Mais de nombreuses voitures tout à fait semblables roulaient dans les rues de Vienne. Je fus néanmoins aussitôt en alerte.
  
  — Lance le moteur, ordonnai-je.
  
  La porte du 168 s’ouvrit. Je distinguai mal une silhouette vague qui me parut être féminine. Un parapluie de femme se pointa, puis s’épanouit. C’était bien une femme. Elle referma derrière elle et monta dans la voiture, sans se presser. J’étais rassuré.
  
  L’Opel noire était en double file à gauche, à contre-courant. Mais, c’était dimanche et il y avait peu de circulation. Le conducteur démarra et rejoignit le côté droit de la chaussée en passant derrière un tramway qui descendait de la Sudbahnof. Il dépassa rapidement le tramway et je revis la voiture, qui coupa de nouveau à gauche pour s’engager dans Karolinen Gasse. Elle passa tout près, à moins de dix mètres, et je reconnus le grand type racé qui la conduisait.
  
  — C’est lui, criai-je. Fonce derrière !
  
  Mon chauffeur démarra brutalement. Nous fûmes gênés par une Volkswagen conduite par une femme. Notre voiture vira sur les chapeaux de roues, les pneus hurlant. Une Opel, noire était immobilisée au beau milieu de Karolinen Gasse, obstruant toute la chaussée. Mon chauffeur freina si durement que j’allai donner de la tête dans le pare-brise. Je sautai à terre dans la seconde suivante, la main sur mon arme, dans la poche de mon imperméable… et je me retrouvai tout bête devant un gros homme que je n’avais jamais vu et qui me demanda en soulevant son capot :
  
  — Vous y connaissez quelque chose, vous, en mécanique ?
  
  Je tremblais de rage.
  
  — Ôtez-vous de là, criai-je en allemand. Laissez-nous passer.
  
  Il répondit placidement.
  
  — Moi, je veux bien ; mais, va falloir que vous m’aidiez à pousser.
  
  Je n’eus pas le temps de lui répondre. Un crissement de pneus me fit tourner la tête. Ma seconde voiture arrivait à tombeau ouvert pour nous prêter main-forte. Mais son chauffeur disposait d’une marge moins grande que le mien. Il ne put arrêter à temps et sa voiture percuta la mienne. J’eus tout juste le temps de faire un saut de côté pour éviter de me trouver écrasé contre l’Opel.
  
  Le gros homme était plus agile qu’il n’y paraissait, car il avait lui aussi bondi de côté. Il vint voir les dégâts causés à mon Opel et se gratta la nuque en remarquant :
  
  — Plus question de la déplacer, maintenant ; va falloir faire un constat. Et un dimanche matin, ça ne va pas être rapide…
  
  J’étais blême. Le gros me considéra de son regard bovin et s’enquit aimablement :
  
  — Vous n’êtes pas bien ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Kolia Vorassov était devant moi. Il avait ôté le foulard qui lui couvrait la tête, et l’imperméable. Mais il était toujours vêtu en femme. Encore très ému par les péripéties de son enlèvement, il demanda :
  
  — Ne pourriez-vous me donner des vêtements d’homme ? Je me sens vraiment très mal à l’aise.
  
  J’aurais pu les lui faire donner immédiatement, mais je préférais le laisser ainsi pendant tout le temps de la conversation que nous devions avoir. Simple truc psychologique. Ainsi vêtu, il se sentait en état d’infériorité et j’aurais moins de mal à le manœuvrer.
  
  — J’ai fait le nécessaire, répondis-je. Mais, il faut patienter un peu. En attendant, rien ne nous empêche de commencer à bavarder…
  
  J’avais branché un magnétophone invisible qui tournait déjà. Mon confrère était dans la pièce voisine, dont la porte restait entrebâillée.
  
  — Comme vous voudrez, dit Vorassov.
  
  Sans enthousiasme.
  
  — Soslan Kholine m’a fait savoir que vous désiriez me joindre pour me vendre un document que vous estimez d’une grande importance, repris-je. Exact ?
  
  — Exact. Il s’agit d’une note diplomatique ultra-secrète qui a été envoyée ces jours derniers à un certain nombre de nos représentations à l’étranger et qui contient des instructions en prévision d’un conflit nucléaire entre nos deux pays à cause de Cuba.
  
  Impassible, je m’enquis :
  
  — Je crois savoir que vous demandez un certain prix pour ce document ?
  
  Il se tortilla dans le fauteuil, tira sur sa jupe, regarda ses bottillons.
  
  — Oui… Je… Je pense que cinquante mille dollars…
  
  — C’est une très grosse somme. Vous comprendrez que nous ne pourrons pas vous la verser avant d’avoir une idée suffisamment précise de ce que contient votre document.
  
  Il hocha doucement la tête et enchaîna :
  
  — Cinquante mille dollars et le droit d’asile pour moi et pour une jeune femme de ma connaissance.
  
  — Le droit d’asile, assurai-je, n’est pas un grand problème. Mais, il faudrait que vous me soumettiez le document.
  
  Il sourit, un sourire faussement malin.
  
  — Je peux vous en montrer un échantillon, répliqua-t-il. Et il faudra prendre votre décision sur cet échantillon.
  
  — Montrez toujours…
  
  Il ouvrit le sac à main qui faisait partie des accessoires de son déguisement et en sortit une bande de papier glacé longue de vingt centimètres environ et moitié moins large. Il me la tendit. C’était la moitié supérieure de la photocopie d’un document à en-tête de la présidence du conseil soviétique, qui me parut à première vue authentique.
  
  — Vous avez sans doute un traducteur de russe ? s’enquit Vorassov.
  
  — Je le lis assez bien moi-même.
  
  Il parut surpris. Pas autant que moi parce que j’étais en train de lire. Cela me donna froid dans le dos. Si ce document était authentique, il valait beaucoup plus de cinquante mille dollars. J’étais obligé de lutter pour ne pas montrer mon émotion. Je me levai.
  
  — Cela me semble intéressant, admis-je. Mais, je ne dispose pas moi-même des fonds nécessaires et je dois consulter la personne compétente. J’espère que cela ne sera pas trop long.
  
  Kolia Vorassov fit un geste pour m’arrêter.
  
  — Attendez, demanda-t-il. Je crains qu’Iouri Kourlitchev ne s’empare de ma fiancée. Je voudrais que vous m’aidiez à la retrouver…
  
  — Pourquoi ? Vous l’avez perdue ?
  
  — Elle habitait aussi à la pension du 168, Prinz Eugen Strasse. Une autre chambre… Elle est sortie ce matin de bonne heure, me laissant un message qui me priait simplement d’attendre son retour, sans autre explication.
  
  J’attirai un bloc-notes et un crayon.
  
  — Donnez-moi son identité et son signalement, dis-je. Le nécessaire sera fait.
  
  — Elle a vingt-huit ans, répondit-il. C’est une Hongroise, de taille moyenne, plutôt bien en chair, avec des cheveux courts, teints en rose-mauve. Elle est très belle.
  
  — Je n’en doute pas, répliquai-je tout en pensant que ce signalement correspondait assez à celui de Rita Trefny. Comment s’appelle-t-elle ?
  
  — Rita Trefny.
  
  Je fronçai les sourcils, surpris, croyant avoir mal entendu.
  
  — Comment dites-vous ?
  
  — Rita Trefny… Pourquoi ? Vous la connaissez ?
  
  — J’ai connu cette nuit une Rita Trefny, répliquai-je, qui me paraît être fabriquée exactement comme la vôtre… Vous êtes sûr d’être fiancé avec cette jolie personne ?
  
  — Évidemment, riposta-t-il, l’air outragé. Elle s’est même enfuie de Budapest pour venir me rejoindre ici…
  
  — Racontez-moi ça…
  
  Il commença par la lettre écrite à la jeune femme juste avant son « accident ». Je me souvins alors de l’enveloppe que Kourlitckev avait ramassée sur le trottoir et sur laquelle j’avais eu le temps de lire la ville de destination : BUDAPEST. Il m’expliqua ensuite comment il entendait des voix et comment il avait appris ainsi que Rita était à Vienne et où elle habitait.
  
  Lorsqu’il eut terminé, j’étais franchement perplexe et je me demandais s’il était fou ou bien s’il me prenait pour un naïf.
  
  De toute façon, il y avait quelque chose d’inquiétant dans cette histoire. Si je m’en tenais au ramassage de la lettre par Kourlitchev et à la manière dont Rita Trefny semblait avoir poussé Kolia Vorassov à trahir les siens en notre faveur, je ne pouvais aboutir qu’à la conclusion d’une machination dont le but m’échappait encore mais qui devait m’inciter à la plus grande prudence. Mais, il y avait cette autre Rita Trefny, que j’avais connue quelques heures plus tôt, qui avait lutté contre Kourlitchev pour sauver Othmar Tomaschek et qui était sûrement très amoureuse de ce même Tomaschek, ex-chef d’une antenne de la « C.I.A. » à Budapest.
  
  Connaissez-vous Othmar Tomaschek ? demandai-je.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — C’est un ingénieur hongrois, d’origine croate. Il habitait Budapest jusqu’à ces derniers jours et il était intime avec Rita Trefny.
  
  Il rougit.
  
  — Intime ? Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix subitement assourdie.
  
  J’hésitai un court instant, puis je me décidai pour l’opération à chaud. Ce Kolia Vorassov m’intriguait et j’avais besoin de le percer à jour. Il fallait absolument que je sache ce qu’il avait dans le ventre, même si je devais lui faire vomir ses tripes, même si je devais lui arracher le cœur. Un bon agent de renseignement, s’il veut servir efficacement, s’il veut aussi survivre, n’a pas le droit de faire du sentiment et doit ignorer jusqu’à l’orthographe elle-même du mot pitié.
  
  — Je vais, moi aussi, vous raconter une histoire, répondis-je. Il est possible qu’elle ne vous plaise pas…
  
  Je lui fis le récit de la dernière partie de nos aventures nocturnes. De plus en plus pâle, il apprit ainsi que Rita Trefny accompagnait Kourlitchev à Moerbish, puis comment elle s’était comportée lorsque ce dernier avait voulu achever Othmar Tomaschek.
  
  — Ce n’est pas possible, balbutia-t-il soudain. Vous mentez. Je ne sais pas pourquoi, mais vous mentez…
  
  — Il ne s’agit peut-être pas de la même femme, suggérai-je.
  
  Le téléphone sonna. Je décrochai et dis :
  
  — Allô ! j’écoute.
  
  C’était Enrique.
  
  — Notre gars vient de sortir de la salle d’opération, annonça-t-il. Le chirurgien a été obligé de l’amputer d’un bras et d’un pied, mais il affirme qu’il s’en tirera. C’est un costaud.
  
  — La fille est là ? demandai-je.
  
  — Oui, répondit Enrique. Et elle fait plaisir à voir…
  
  — Passez-la-moi. Je veux lui parler.
  
  Je fis signe à Vorassov d’approcher et lui tendit l’écouteur. Elle fut presque aussitôt en ligne.
  
  — Allô ? fit-elle.
  
  — Rita Trefny ?
  
  — Oui…
  
  — Vous savez qui je suis ?
  
  — Oui, votre camarade me l’a dit.
  
  — Il paraît qu’Othmar va s’en tirer.
  
  — Oui, répliqua-t-elle. Le chirurgien l’affirme. Si vous saviez comme je suis heureuse…
  
  J’observais Vorassov. Il était devenu livide.
  
  — Quels sont vos projets ? insistai-je.
  
  — Je vais rester près de lui jusqu’à ce qu’il soit guéri et après nous verrons. S’il le veut, nous nous marierons.
  
  — Nous allons probablement le transporter aux États-Unis dès que cela sera possible, afin qu’il bénéficie des meilleurs soins.
  
  Un bref silence.
  
  — Croyez-vous que je serai autorisée à l’accompagner ?
  
  — Je ferai tout mon possible pour que cela soit.
  
  — Merci, dit-elle avec ferveur. Vous n’aurez pas à le regretter.
  
  Les genoux de Vorassov cédèrent. Il toucha brutalement la table avec ses coudes. Mais, il se cramponnait à l’écouteur. Je respirai profondément et portai le dernier coup.
  
  — Dites-moi, Rita, connaissez-vous un certain Kolia Vorassov ?
  
  — Oui, répondit-elle avec une soudaine réticence.
  
  — Qui est-ce ? Quel genre d’homme ?
  
  — Un pauvre type, assura-t-elle. Je vous expliquerai.
  
  — J’ai besoin de savoir tout de suite.
  
  — Je ne peux pas comme ça, pas au téléphone.
  
  — Bon. Eh bien ! J’arrive. Dans un quart d’heure, je suis à l’hôpital.
  
  — Comme il vous plaira.
  
  Je raccrochai. Toujours cramponné à l’écouteur, Kolia Vorassov me regardait avec horreur. Son visage était devenu couleur de cendre. Brusquement, il tomba sur les genoux et enfouit son visage dans ses bras repliés sur la table. Et il se mit à sangloter convulsivement.
  
  Je m’éloignai. Je me sentais dur et limpide comme du cristal. Je passai dans le bureau voisin. Mon confrère détourna son regard.
  
  — Occupez-vous de lui jusqu’à mon retour, dis-je. Faites-lui donner des vêtements d’homme… et mettez ceci à l’abri.
  
  Je lui tendis le bout de photocopie que Vorassov m’avait confié. Puis, je sortis. J’avais l’impression que le bout du tunnel n’était plus très éloigné et que je pourrais bientôt y voir clair.
  
  
  *
  
  * *
  
  Enrique était dans le couloir, près de la porte que l’on m’avait indiquée.
  
  — Pourquoi n’êtes-vous pas dans la chambre ? m’étonnai-je. C’est au rez-de-chaussée et le danger peut venir par la fenêtre…
  
  — Il y a un flic qui vient d’arriver, répondit-il. Il m’a demandé de le laisser seul avec la fille. C’était difficile de…
  
  Une explosion formidable lui coupa la parole. La porte de la chambre, soufflée, alla s’écraser de l’autre côté du couloir. Tout près de nous, la cloison s’incurva, se lézarda, mais résista ; heureusement. À demi assommés, les tympans douloureux, nous nous précipitâmes vers l’ouverture béante…
  
  Il ne restait pas grand-chose d’Othmar Tomaschek et encore moins de Rita Trefny ; mais nous cherchâmes en vain quelque chose qui ressemblât à un morceau de policier ; de faux policier, car le subterfuge était évident. Sans doute s’était-il enfui par la fenêtre, elle-même volatilisée, avant que n’explosât la bombe qu’il était venu déposer.
  
  Dans tout l’hôpital, c’était l’affolement. Des gens accouraient, des malades hurlaient d’épouvante, les cloches d’alarme vibraient rageusement. Puis, les hommes du service d’incendie arrivèrent avec leur matériel.
  
  — Je crois que nous ferions bien de changer d’air avant que quelqu’un ne se rappelle que vous étiez dans cette chambre juste avant que ça ne pète, suggérai-je.
  
  Enrique ne répondit pas, mais il me suivit aussitôt.
  
  
  *
  
  * *
  
  À l’ambassade, une autre surprise m’attendait. Kolia Vorassov n’était plus là. Après avoir repris une apparence masculine grâce aux vêtements mis gracieusement à sa disposition, il avait demandé de quoi écrire.
  
  — Il m’a donné cette lettre cachetée en indiquant que c’était pour vous, expliqua mon confrère. Puis, il m’a dit qu’il était obligé de partir, qu’il nous remerciait pour tout.
  
  Je pris la lettre, la décachetai d’un coup de pouce.
  
  — Pourquoi diable ne l’avez-vous pas retenu ? reprochai-je.
  
  Mon confrère semblait ennuyé.
  
  — Vous ne vous rendez pas compte, riposta-t-il. Imaginez un peu ce qui serait arrivé si les Russes avaient appris que nous retenions ici contre son gré un de leurs compatriotes.
  
  De son point de vue, il n’avait pas tort. Mais cela ne faisait guère mon affaire. Je sortis le contenu de l’enveloppe. Il y avait la seconde partie de la photocopie dont nous possédions déjà un morceau et une feuille de papier couverte d’une écriture nerveuse, angulaire, déséquilibrée…
  
  
  
  Monsieur,
  
  Je n’ai plus besoin de rien, ni d’argent ni d’asile. Je vous fais cadeau du document que je voulais vous vendre, avec l’espoir que mon geste servira la cause de la Paix.
  
  Adieu. Cette fois, je ne me raterai pas.
  
  
  
  Kolia Vorassov.
  
  
  
  Je lus ensuite le reste de la note diplomatique. C’était assez effrayant. Les dirigeants soviétiques étaient-ils aussi fous que ce document tendait à le prouver ? M. K s’était-il laissé déborder par les durs de son opposition ? Je ne pouvais le croire.
  
  — J’espère, dis-je à mon confrère, que vous avez au moins pensé à le faire filer ?
  
  — Oui, répondit-il, naturellement.
  
  Je lui tendis la seconde moitié du document secret.
  
  — Portez cela à l’ambassadeur, avec l’autre morceau que je vous ai confié. Mais demandez-lui de ne transmettre qu’avec les réserves d’usage. Il y a dans tout cela quelque chose qui ne tourne pas rond…
  
  Il s’éloignait. Je le rappelai.
  
  — Attendez, mon camarade et moi, nous avons faim. Si vous pouviez nous faire servir à déjeuner, cela nous ferait grand plaisir…
  
  — Suivez-moi, répliqua-t-il, je vais arranger cela…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il était un peu plus de quinze heures lorsque nous apprîmes que Kolia Vorassov errait comme une âme en peine dans le parc d’attractions du Prater. Mon confrère accepta de nous y conduire. Il pleuvait toujours, une pluie fine, pénétrante, désagréable. En ce dimanche après-midi, les rues étaient presque désertes.
  
  Un des collaborateurs de mon confrère nous attendait à l’entrée du « Volksprater », au pied de la Grande Roue. Ce fut lui qui nous guida.
  
  Malgré le temps, il y avait foule autour des manèges. Beaucoup d’enfants, des mères de famille bien à l’abri sous leurs parapluies, des amoureux indifférents aux intempéries, des blousons noirs agressifs et bruyants.
  
  La Grande Roue et les nombreux toboggans absorbaient la majeure partie de la clientèle. Les tavernes, privées de leurs terrasses estivales, étaient bourrées à craquer. Nous marchâmes plus de dix minutes à travers les allées, ne nous arrêtant qu’un court instant pour regarder le départ du train lilliputien qui fait la navette entre le Volksprater et le stade.
  
  Un camarade de celui qui nous guidait nous rejoignit soudain pour nous annoncer que Kolia Vorassov était à dix mètres de nous, devant l’entrée du « Hochschaubahn ». Le « Hochschaubahn » est un énorme rocher artificiel percé de tunnels et de vallées traversées par des viaducs, agrémenté d’un décor artificiel reconstituant un paysage de montagne et dans lequel circulent des wagonnets. À certains endroits, les voies se rejoignent dans une même direction mais sur des plans différents. De nombreuses ouvertures permettent aux spectateurs de suivre les évolutions des wagonnets chargés de voyageurs.
  
  J’aperçus Vorassov au premier rang des badauds devant l’escalier d’accès en bois. Tête nue, sans manteau, il était ruisselant, trempé, misérable. Je fis quelques pas vers lui, suivi d’Enrique. J’avais l’intention d’employer la douceur pour le persuader de nous suivre. Il devait être à bout de résistance. Une épave qu’il nous suffisait de ramasser.
  
  Mais, brusquement, je m’immobilisai, arrêtant du même coup Enrique avec mon bras tendu. Je venais d’apercevoir Iouri Kourlitchev, à moins d’un mètre derrière Vorassov.
  
  Vorassov, qui était un hypernerveux, dut sentir le poids de l’attention dont il était l’objet. Il se retourna soudain et vit Kourlitchev. Une expression de panique déforma son visage. Kourlitchev ne bougea pas. Je supposai qu’il ne devait pas être seul et qu’un véritable filet devait être tendu autour du malheureux Vorassov.
  
  Je réfléchis vite. Il n’était pas question de déclencher une bagarre, peut-être une fusillade dans cette foule. La seule possibilité qui m’était offerte de protéger Vorassov contre ceux qu’il avait trahis était d’alerter la police. Je fis signe d’approcher à l’un des collaborateurs de mon confrère et lui donnai mes instructions.
  
  Que l’on me comprenne bien. La vie ou la liberté de M. Kolia Vorassov ne m’étaient précieuses que dans la mesure où j’avais encore besoin de lui pour éclairer ma lanterne. Je n’ai jamais eu la moindre sympathie pour les traîtres et, si M. Vorassov ne m’avait pas été utile, je n’aurais pas levé le petit doigt en sa faveur.
  
  Je reportai mon attention sur lui. J’espérais qu’il ne tenterait rien avant l’arrivée des policiers. Mais il se rendit compte soudain qu’un train de wagonnets allait démarrer et il se décida, surprenant tout le monde.
  
  Kourlitchev voulut intervenir. Mais les badauds ne lui cédèrent le passage qu’avec mauvaise grâce et, lorsqu’il atteignit les marches d’accès, le petit train démarrait et disparaissait aussitôt dans un tunnel.
  
  L’attente commença. Kourlitchev ne savait pas encore que nous étions là. Les secondes passaient. Nous guettions tous la réapparition de Vorassov. Nous ne savions pas encore qu’aucun de nous ne devait jamais plus le revoir vivant.
  
  Des cris de femmes, des hurlements, éclatèrent soudain sur le côté est du rocher, à notre droite. Il y eut aussitôt un mouvement de foule, des appels. Les policiers que j’avais envoyé chercher arrivaient. Sans comprendre, ils sortirent leurs sifflets et se frayèrent un chemin parmi les gens.
  
  Enrique et moi, nous nous collâmes derrière eux, jouant des coudes, jusque sur les lieux du drame. Dans une large ouverture au flanc du rocher, défendue du côté de l’allée par une barrière, il y avait deux voies ; l’une au niveau du sol, l’autre à trois mètres de hauteur environ et décalée vers l’arrière. D’après les explications que nous entendions, Kolia Vorassov avait sauté de la voie supérieure sur la voie inférieure, à l’instant qu’un autre train arrivait sur celle-ci. Les wagonnets avaient déraillé et s’étaient enchevêtrés à l’entrée du tunnel. Il y avait des blessés, des femmes évanouies, des gosses ensanglantés au bord de la crise de nerfs.
  
  Les policiers firent refluer la foule et demandèrent des volontaires pour les premiers secours. Nous nous présentâmes aussitôt, Enrique et moi. J’espérais que Kolia Vorassov vivait encore. Mais Iouri Kourlitchev s’offrit également, en compagnie de trois gorilles qui auraient pu faire peur à de moins blasés que nous. La situation ne manquait pas de sel. Je dis aimablement à Kourlitchev :
  
  — Ne trouvez-vous pas rassurant que nos deux pays se retrouvent côte à côte dès qu’il s’agit de secourir l’humanité souffrante ?
  
  Il me toisa, réprobateur, et répliqua en anglais :
  
  — Vous êtes un cynique. Je n’aime pas les cyniques.
  
  — Confidence pour confidence, répliquai-je, je n’aime pas les barbus sans humour.
  
  Il haussa les épaules et me tourna le dos. La barrière enlevée, nous entreprîmes de dégager les blessés un à un pour les amener dans l’allée, où l’on s’occupait d’eux en attendant les ambulances. Il nous fallut retirer les wagonnets un à un et ce ne fut pas facile. Les gorilles de M. Kourlitchev firent merveille dans ce travail de force pure.
  
  Nous atteignîmes enfin ce qui restait de Kolia Vorassov. Je dis bien : ce qui restait, car le malheureux avait été affreusement déchiqueté. Ce n’était pas beau. Même Iouri Kourlitchev devint pâle. Je m’inclinai près de lui.
  
  — Cet homme était votre compatriote, dis-je. Mort, il ne m’intéresse plus. Je vous le laisse…
  
  Je fis comprendre d’un signe à Enrique que nous pouvions nous retirer. Kourlitchev nous suivit à l’air libre et réclama un drap et une boîte pour emporter les restes de Vorassov. J’entendis le chef des policiers répondre que cela le regardait personnellement, qu’une enquête était d’ores et déjà ouverte et que la dépouille mortelle du responsable supposé de l’accident devait être envoyée à l’Institut médico-légal pour autopsie.
  
  Nous nous éloignâmes. Je me sentais découragé. Tous ceux qui auraient pu m’apporter des informations au sujet de ce document explosif étaient morts. Je restais avec mes doutes. Nous sortîmes de la foule agglutinée et nous engageâmes dans l’allée qui, passant devant le « Hochschaubahn », rejoignait la Grande Roue qui continuait imperturbablement sa lente rotation dans le ciel noyé de pluie.
  
  Nous vîmes alors quelqu’un descendre du quai désert du « Hochschaubahn » et s’éloigner devant nous, avec sous le bras un paquet relativement volumineux. Nous reconnûmes ensemble l’un des gorilles d’Iouri Kourlitchev.
  
  — D’où sort-il ? s’étonna Enrique.
  
  — Il a dû suivre le tunnel qui débouche sur le quai, répliquai-je. Mais, ce qui m’intéresse surtout, c’est de savoir ce qu’il emporte.
  
  — Allons lui poser la question, répliqua logiquement Enrique.
  
  Nous pressâmes le pas. Le gorille avançait vite, sans se retourner. Nous vîmes que le paquet qu’il transportait sous son bras gauche était enveloppé dans un imperméable roulé en boule. Nous étions fort intrigués.
  
  À deux cents mètres du « Hochschaubahn » les gens semblaient ignorer le drame qui venait de se produire et les manèges fonctionnaient normalement. Nous profitâmes de la foule plus dense pour nous rapprocher encore. Nous passâmes au pied de la Grande Roue. Le gorille avançait toujours avec la même régularité. Il fut bientôt évident qu’il se dirigeait vers une Mercédès 220 noire qui stationnait, vide, le long du trottoir, à trente mètres de la voiture dans laquelle nous attendait mon confrère.
  
  Nous nous séparâmes, effectuant un mouvement tournant, en tenaille. Le gorille ouvrit la portière de la Mercédès et posa le paquet sur le plancher, devant le siège du passager. Nous fûmes sur lui avant qu’il eût eu le temps de se redresser. Un atemi du coude sur une certaine vertèbre lui ôta pour un moment tout souci. Nous le soutînmes et l’assîmes sur le siège, la tête bien posée sur le haut du dossier.
  
  Des gens s’étaient arrêtés pour nous observer. Mais, rassurés par le naturel de nos gestes et par nos sourires, ils repartirent. Nous nous emparâmes du paquet et l’emportâmes jusqu’à notre voiture.
  
  — Foncez, conseillai-je à mon confrère dès que nous fûmes installés.
  
  Il démarra aussitôt. J’eus le temps d’apercevoir Iouri Kourlitchev qui arrivait avec ses deux autres gorilles. Il ne nous vit pas. Un instant plus tard, alors que nous roulions vite sur Prater Strasse j’ouvris le paquet…
  
  IL CONTENAIT LA TÊTE DE KOLIA VORASSOV.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  OSS 117 raconte :
  
  Nous étions dans un bureau de l’ambassade. Mon confrère parlait :
  
  — La Sûreté autrichienne commençait évidemment à s’agiter et elle était sur votre piste. Nous lui avons fait discrètement savoir qu’il s’agissait en fait d’un règlement de comptes entre le « M.V.D. » et la « C.I.A. » et qu’elle risquait en poursuivant l’affaire d’avoir à prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Si, sentimentalement, les Autrichiens penchent vers nous, ils n’oublient pas qu’ils ont une frontière commune avec le monde communiste et que leur neutralité est la plus sûre garantie de leur liberté. Ils vont donc étouffer l’histoire, vous pouvez être tranquilles. Ils seraient simplement désireux que vous ne vous attardiez pas trop dans le pays. J’ai l’impression qu’ils dormiront mieux quand vous aurez repassé la frontière…
  
  — J’espère pouvoir leur donner satisfaction très vite, assurai-je.
  
  On frappait à la porte.
  
  — Entrez, dit mon confrère.
  
  Le médecin que nous avions chargé d’examiner la tête de Kolia Vorassov pénétra dans la pièce, referma la porte. C’était un grand type aux cheveux rares, avec des lunettes à fines montures d’or.
  
  — Alors ? questionnai-je. Allons-nous enfin savoir pourquoi nos amis russes tenaient à conserver pour eux cette malheureuse tête ?
  
  Le médecin ouvrit sa main gauche qui contenait un minuscule cylindre noir.
  
  — C’est possible, répliqua-t-il. En ce qui me concerne, je manque probablement des informations nécessaires pour tirer une conclusion… J’ai trouvé ceci dans l’oreille gauche…
  
  Il approcha du bureau, prit une feuille blanche, un crayon et se mit à dessiner. Nous nous approchâmes pour mieux voir.
  
  — Voici le pavillon, expliqua-t-il, le conduit auditif, le tympan, l’oreille moyenne, l’oreille interne, la membrane qui sépare les deux… J’ai trouvé ce « bidule » ici… dans l’oreille moyenne, contre la membrane qui sépare celle-ci de l’oreille interne. Il y avait sûrement été introduit à travers le tympan, qui avait été recousu, je pense après un éclatement accidentel.
  
  — Et à quoi sert ce « bidule » ? s’enquit mon confrère.
  
  J’avais déjà compris, mais je laissai le médecin répondre :
  
  — Je l’ai ouvert, ça s’ouvre comme une boîte, et après l’avoir ouvert, j’ai cru bon de le montrer au technicien radio de la maison. D’après lui, il s’agit d’un récepteur miniaturisé capable de recevoir certaines émissions spéciales dans un rayon d’une centaine de mètres. Ce type était devenu sourd de l’oreille gauche, mais les gens qui lui avaient mis ça en place pouvaient lui envoyer des messages dans les limites que je vous ai indiquées…
  
  Il se redressa et nous regarda, l’un après l’autre.
  
  — Peut-être pouvez-vous mieux que moi deviner l’utilité réelle du procédé…
  
  Je hochai affirmativement la tête.
  
  — Ce type ignorait qu’on lui avait introduit ce truc dans l’oreille, répondis-je. Il entendait des voix, mais il ne savait pas comment. Il croyait être devenu télépathe à la suite d’une chute sur la tête. En réalité, certaines gens le manipulaient de cette façon en lui faisant entendre des phrases ou des conversations de nature à provoquer de sa part les réactions souhaitées. Il n’était plus qu’une sorte de robot intelligent obéissant naturellement à des impulsions ou à des excitations psychologiquement calculées. En fait, il s’agissait de l’amener à trahir et à nous livrer un document qu’il nous a d’ailleurs livré. Mais, comme nous pouvons être sûrs, maintenant, que ce sont ses chefs qui l’ont ainsi manipulé, nous pouvons également tenir pour certain que le document est apocryphe et que nous avons failli être victimes d’une belle intoxication. Si le Kremlin a voulu nous empêcher d’agir contre Cuba en essayant de nous faire croire que cela signifierait la guerre nucléaire, c’est qu’il a déjà décidé de ne pas réagir contre une telle action de notre part, en ayant pesé les risques, et qu’il a trouvé ce moyen pour ne pas être amené à une situation qui lui ferait perdre la face devant le reste du monde communiste. J’espère personnellement que notre Président saura profiter de la conjoncture et jouer l’atout maître que nous allons lui fournir. En attendant, mon cher confrère, je vous suggère de renvoyer la tête de Vorassov à ce cher Kourlitchev avec un petit mot précisant que nos conservons le « bidule » en souvenir…
  
  Je pris congé du médecin et m’enfermai dans un bureau voisin, en compagnie d’une secrétaire charmante, afin de dicter mon rapport. Lorsque j’eus terminé, je regagnai l’Impérial où Enrique m’attendait en dormant. Je pensais à Margarita Sojka, à cette adorable jeune femme qui m’avait permis de réussir cette affaire en me prévenant assez tôt du passage de Tomaschek. J’aurais aimé la revoir, mais ce désir ajouté au souhait de la Sûreté autrichienne, suffisait à me faire prendre le large. Je fais un métier qui ne tolère aucune attache sentimentale et, personnellement, j’aime trop les femmes pour n’en aimer qu’une seule.
  
  Je décidai d’envoyer six douzaines de roses rouges à Margarita, puis de gagner Paris par les voies les plus rapides. Paris, où m’attendaient peut-être encore les quelques créatures de rêve que j’avais prévenues, prématurément, de mon arrivée.
  
  
  *
  
  * *
  
  Mais, les hommes proposent et l’histoire dispose. À peine arrivé à Paris, je fus rappelé d’urgence à Washington. Quelques jours plus tard, la Maison-Blanche annonçait le blocus de Cuba jusqu’à ce que les fusées offensives soviétiques en fussent retirées.
  
  Cela fit l’effet d’un coup de tonnerre sur le monde entier. Beaucoup parlèrent d’un coup de poker et tremblèrent devant la menace d’une guerre nucléaire. Ceux-là ne connaissaient pas l’histoire de Kolia Vorassov…
  
  FIN
  
  La Ménandière
  
  31-12-62
  
  
  
  
  
  1 « Pour la Russie » et « Nos Jours », périodiques de propagande édités par Possev pour le compte du « N.T.S. ». Possev publie aussi quelquefois de faux numéros de la « Pravda » ou des « Izvestia » qui sont ensuite distribués de l’autre côté du rideau de fer.
  
  2 Le siège du « N.T.S. » se trouve à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne fédérale.
  
  3 La valeur d’un renseignement s’établit de la façon suivante : la confiance accordée à la source est établie par les lettres A,B,C ou D ; A équivalant à 10 sur 10, D à 1 ou 2. Le degré de véracité du renseignement lui-même est déterminé par un chiffre de 1 à 4 ; 1 désignant une information soigneusement contrôlée, 4 une rumeur non vérifiée. Un renseignement coté A.1. peut donc être considéré comme absolument sûr.
  
  4 Jusqu’en 1918, la Croatie faisait partie du royaume de Hongrie et il en était de même pour cette partie de l’Autriche aujourd’hui englobée dans la province du Burgenland qui touche au sud la Yougoslavie. Les invasions fréquentes dans les deux sens ont provoqué de nombreux déplacements de personnes.
  
  5 Il existe de nombreuses sources thermales à Budapest. La source Budas est particulièrement recommandée pour les maladies nerveuses.
  
  6 Environ six mille anciens francs.
  
  7 Dans le jargon des services de renseignement, retourner un agent d’un service adverse c’est l’amener à travailler pour son propre service, c’est-à-dire en faire un agent double.
  
  8 Les carrières de S. Margareten sont immenses. Depuis quelques années, le gouvernement autrichien y invite régulièrement des sculpteurs d’avant-garde auxquels des blocs de pierre sont fournis gracieusement. Les artistes ne payent leur séjour que s’ils arrivent à vendre leurs œuvres. Actuellement, la carrière est encombrée d’un grand nombre de sculptures plus ou moins abstraites et plus ou moins monstrueuses, restées sans acquéreurs.
  
  
  
  
  
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