Marc Valleau hésita. Brusquement, il se sentait flemmard. Réaction normale après la journée de labeur acharné qu’il avait fournie depuis l’aurore. Sa main droite tremblait encore après l’avalanche de contrats qu’il avait honorés de sa signature. En se remémorant John Wales à qui il avait arraché des conditions financières ultra-avantageuses, une vague de plaisir l’inonda.
- You’re murdering me ! s’était exclamé l’Américain. You’re a real bastard !
Pourquoi garer la Ferrari Testa Rossa au sous-sol de son hôtel particulier puisque dans un quart d’heure, si du moins Domenica était prête, il allait repartir avec elle pour la réception de l’ambassadeur de Jordanie en France ?
Mieux valait parquer la voiture le long du trottoir où les places étaient nombreuses. La température était clémente et le ciel dégagé. Tant mieux. Domenica aurait détesté cheminer sous la pluie qui aurait gâché sa somptueuse robe de soirée signée Louis Féraud, le grand couturier parisien auquel elle était liée par un contrat de cinq ans que, d’ailleurs elle désirait rompre pour tenter sa chance à Cinecitta.
Marc Valleau se glissa dans le créneau devant la grille séparant du trottoir la pelouse où ses lévriers afghans aimaient sommeiller.
Le moteur coupé, il rafla son attaché-case sur la banquette arrière et sortit pour verrouiller ses portières. Un instant, il resta là, humant l’air de la nuit. Sa tension diminuait. Il alluma une Benson et leva le regard vers le premier étage illuminé a giorno. La silhouette de Domenica se profilait derrière les rideaux qu’il n’aimait pas car il les trouvait trop sombres. Ces voilages avaient même été un sujet de discorde courtoise entre Domenica et lui. Fidèle à ses origines siciliennes, même à Paris, elle ne supportait pas que le soleil entrât dans la maison.
Goulûment, il aspira la fumée et la conserva le plus longtemps possible dans ses poumons. Il se sentait bien. Un doigt de scotch avant la réception chez l’ambassadeur et la fatigue de la journée disparaîtrait. Dans sa poche, il pêcha sa clé et ouvrit la grille, en sifflotant le dernier tube de Julio Gracias dont sa société assurait la protection rapprochée, Mi corazon viaja en Nueva York, une chanson bien rythmée, au tempo en staccato.
Il referma derrière lui et se retourna.
L’espace d’un quart de seconde, il crut que c’était la fumée de la cigarette qui lui incendiait l’œil gauche. Brutalement, sa paupière s’était rabaissée sur l’atroce souffrance. Il ouvrit la bouche pour pousser un rugissement mais aucun son n’en sortit. Ses cordes vocales étaient paralysées. Sans qu’il s’en aperçût, ses doigts lâchèrent la Benson, et il chancela. C’était comme la pointe d’un tisonnier rougi qui s’enfonçait vers son cerveau. Fulgurante, la souffrance traversait la matière et s’irradiait sous son crâne en mille épis torturants. L’autre œil s’était refermé, incapable de soutenir l’effort, et un déluge de larmes inondait les joues de Marc Valleau.
Il en suffoquait et sentait ses genoux vaciller.
Il eut l’impression d’être emporté dans un maelström d’eaux glacées, culbuté par une lame de fond gigantesque, et s’étala de tout son long sur le ciment de l’allée.
Mon Dieu, que m’arrive-t-il ?
Lui qui n’avait jamais témoigné de quelque tempérament religieux, lança une prière désespérée vers les étoiles, un message dont il ne savait s’il parviendrait à temps à son destinataire qui lui était aussi inconnu que l’origine de cette insupportable douleur.
Au premier étage, les battants de la fenêtre s’écartèrent.
- Marc ? lança Domenica.
De toutes ses forces, il tenta de répondre mais, implacable, la lame de fond emplissait d’eau ses poumons. Brusquement, il sombra dans l’univers glauque.
- Marc ? répéta Domenica.
CHAPITRE PREMIER
Quelques miettes de pain restaient accrochées au costume gris avachi du commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. Depuis qu’il avait décidé de ne plus fumer, il mâchait furieusement son chewing-gum à la framboise qui dégorgeait une mousse rosâtre à la commissure de ses lèvres.
- Un assassinat étonnant, commenta-t-il à l’intention du Vieux et de Coplan assis autour de la petite table ronde.
Le premier désigna le second en s’adressant au policier.
- Mon cher Tourain, notre ami Coplan ne connaît pas l’affaire. Si vous l’éclairiez ?
Le divisionnaire acquiesça d’un bref signe de tête.
- Commençons par la victime. Marc Valleau, nationalité française, 36 ans, célibataire mais vivant avec sa compagne, le mannequin italien Domenica Dalto, 22 ans. Sorti dans les premiers d’une grande école d’ingénieurs, l’intéressé a monté une société internationale spécialisée dans la protection rapprochée de hautes personnalités. Des chefs d’Etat, anciens ou en exercice, font appel à ses services. Par exemple, il a ses entrées à la Maison-Blanche. Ce faisant, il a acquis une fortune considérable, bien à l’abri dans les paradis fiscaux du monde entier. Il côtoie les milliardaires, joue au poker avec les émirs du golfe Persique, tutoie les stars du show-business, et son carnet d’adresses est un véritable Bottin mondain. S’il a été play-boy, il ne l’est plus depuis sa rencontre avec le top-model italien. Ne croyez pas pour autant que Marc Valleau n’était qu’un frivole. Bourreau de travail, il appartenait à la race des nouveaux conquérants. De sa holding, la société de protection, dépendaient des entreprises de conseils immobiliers et d’investissements de capitaux, Marc Valleau étant passionné de géopolitique. A cet égard, en 1984, la Maison-Blanche lui a confié une mission dans l’île de Grenade. Il devait inonder l’endroit de capitaux nord-américains en vue d’investir dans des industries locales, et restaurer ainsi l’économie délabrée par les politiciens marxistes que les troupes américaines avaient chassés.
« Menée conjointement avec la Brigade Criminelle, notre enquête, pour le moment, stagne.
Dans un premier temps, nos efforts ont convergé sur Domenica Dalto. Elle a été interrogée à trois reprises, en tout quinze heures, mais n’a pu nous livrer aucune piste. Pour elle, son compagnon ne comptait pas d’ennemis, touchait beaucoup d’argent, était extrêmement généreux, et dépensait beaucoup en invitant parfois des tablées entières dont il réglait l’addition uniquement en liquide. A ce sujet, d’ailleurs, le meurtre crapuleux est à écarter puisque la Criminelle a récupéré dans ses poches des liasses de billets de banque en devises françaises, américaines et britanniques. Discrète sur ses affaires, la victime ne se confiait guère et, à mon avis, ce n’est pas Domenica Dalto qui lui posait des questions. Comme tous les mannequins, elle fait une fixation sur sa beauté, verse dans le narcissisme et l’égocentrisme.
« Nous avons passé au crible la dernière journée de Marc Valleau. Là encore, rien de suspect. Nous épluchons son carnet d’adresses et n’en sommes pas encore au bout. En ce qui concerne les amis ou relations que nous avons interrogés, plusieurs thèses s’affrontent. Pour les uns, celle de l’attentat terroriste, pour d’autres, celle du règlement de comptes, pour d’autres enfin, ce serait une vilaine histoire d’espionnage. Pour ces deux dernières thèses, les témoins interrogés se basent sur le caractère louche de toute réussite sociale. Pour eux, Marc Valleau savait beaucoup de choses. Personnellement, je me situerais plutôt dans leur camp. Pour moi, derrière la disparition de cet homme jeune et brillant se profile une énigme d’ampleur internationale. A l’appui de mes dires, laissez-moi vous projeter le petit film tourné par mes services aux obsèques de Marc Valleau. »
Tourain se leva et se dirigea vers la table où était posé un projecteur pour films en super-huit. Le Vieux pressa sa télé-commande et un rideau en bois coulissa sur le mur en démasquant un écran en toile. Les premières images apparurent.
- La cérémonie religieuse a eu lieu ce matin à Saint-Honoré d’Eylau. Maintenant, c’est le défilé au cimetière et les condoléances à Domenica Dalto. Se succèdent des industriels, des hommes politiques, des businessmen nord et sud-américains, du Proche et du Moyen-Orient, d’Afrique noire, le délégué personnel de la Maison-Blanche, des stars de cinéma et des sportifs de haut niveau. Je suis sûr que vous en reconnaissez certains.
- Et trafic d’armes, ajouta le Vieux. N’est-ce pas Kevork Seropian qui embrasse Domenica ?
- C’est lui, confirma Tourain.
Lorsque le mannequin aux joues ruisselantes de larmes eut serré la dernière main, le commissaire divisionnaire éteignit le projecteur et s’empara d’un lecteur de cassettes.
- Voici la teneur du discours prononcé par John Wales, gros opérateur à la bourse de New York. En dehors des fadaises habituelles, quelques petites phrases sont à retenir. Je vous les livre.
Il appuya sur la touche « départ »
- ... Quand nous pensons au Tchad, au Congo, au Liban, à la Palestine, au Bangladesh, à Ceylan, au Cambodge, nous ne pouvons nous empêcher de songer à Marc Valleau, ce Français admirable qui s’était fixé pour objectif la restauration de la paix dans le monde... Toujours, il a lutté pour la libération des peuples et l’éradication de l’injustice... Si la vision démocratique de l’existence a conquis des espaces nouveaux au cours de la dernière décennie, c’est bien grâce à lui...
- C’est clair, s’exclama immédiatement Coplan. Ces belles phrases dissimulent la gratitude de ces businessmen et de ces politiciens pour l’efficacité dont a fait preuve Marc Valleau dans le trafic d’armes et le dynamitage de régimes politiques qui ne recueillaient pas la faveur du grand capitalisme.
- Clair comme de l’eau de roche, effectivement, appuya le Vieux. La Palestine, le Bangladesh, Ceylan n’entrent pas dans notre sphère d’influence. Il n’en est pas de même du Cambodge, du Congo, du Tchad et du Liban. Je suis donc vexé que nous n’ayons pas repéré ce Marc Valleau et ses agissements.
- Des agissements d’un très haut niveau, releva Coplan, au vu des personnes présentes à ses obsèques. C’est vraiment le gratin du big business et de la politique.
- Je ne vous le fais pas dire ! s'emballa Tourain qui revint s’asseoir.
- Et la méthode pour tuer Marc Valleau ? s’enquit Coplan.
Le policier frétilla d’aise.
- Là, c’est du jamais vu. Introduction dans l’œil gauche d’un mélange de curare et de cyanure. Une dose de cyanure quantitativement identique à celle qu’utilisaient pour se suicider les Résistants au cours de la Seconde Guerre Mondiale lorsqu’ils étaient pris par la Gestapo.
- Introduction avec seringue ? questionna Coplan.
- Non. Moyen inconnu. Diamètre du vecteur infiniment moindre que celui d’une seringue. A l’autopsie, la tête ne recelait ni dard, ni corps étranger. Mystère total. Et, pourtant, l’œil a été transpercé. Le médecin légiste est catégorique.
- Une nouvelle trouvaille d’un service secret, bougonna le Vieux.
- La mort est intervenue au bout de combien de temps ? poussa Coplan.
- Entre cinq et dix minutes.
- Marc Valleau a-t-il pu parler ?
- Le seul témoin oculaire est Domenica Dalto. Elle fut la première à lui porter secours. Les cordes vocales étaient paralysées, les mâchoires tétanisées, a-t-elle dit. Ces constatations ont été confirmées par l’autopsie. Le curare en est la cause.
- Pas de suspects dans les parages au moment du meurtre ?
- Probablement, mais aucun n’a été repéré.
- Les soupçons de la Criminelle se sont portés sur Domenica Dalto ?
- Bien entendu, mais, à l’heure actuelle, elle est exonérée, du moins, d’un assassinat direct. Peut-être, en revanche, est-elle complice d’un coup fourré. Cependant, les preuves manquent pour l’instant.
Coplan se tourna vers le Vieux.
- Que suis-je censé faire ?
- Rien pour le moment, répondit le patron des Services Spéciaux. Nous voulions vous tenir informé en raison des ramifications vraisemblablement internationales de cette affaire. Dès que notre ami Tourain en saura plus, il n’est pas impossible que je vous envoie sur quelque point chaud du globe pour élucider certains agissements de Marc Valleau.
- Ne soyez pas trop optimistes, recommanda Tourain. Les fils sont embrouillés. Il nous faudra certainement du temps avant d'aboutir à quelque chose. La Criminelle, d’ailleurs, est aussi pessimiste que moi.
- Ne vous pressez pas, sourit Coplan. Une amie et moi avons décidé de revisiter les châteaux de la Loire. Je vous laisserai les coordonnées de mes points de chute.
CHAPITRE II
Tourain cligna de l’œil à l’intention de Coplan et, un brin sarcastique, questionna:
- J’aimerais savoir ce que votre amie, fort belle, je n’en doute pas, a le mieux apprécié. Votre présence ou les châteaux de la Loire ?
- Nous n’avons eu le temps de visiter que Chenonceaux, Chinon et Blois, gémit Coplan, avant ce coup de téléphone fatal. Cependant, pour vous répondre, mon cher Tourain, celle qui m’accompagnait n’aurait pas aimé que je sois le duc de Guise à Blois. Elle était en adoration devant moi comme Jeanne d’Arc devant Charles VII, à Chinon, et a vécu un grand amour, comme Henri II et Diane de Poitiers à Chenonceaux. Satisfait ?
- Arrêtons-là les réminiscences historiques, grommela le Vieux, un peu agacé. Nous connaissons votre attrait sur les femmes, Coplan. Passons aux choses sérieuses. Voici un texte qui a été déposé dans une de nos boîtes à lettres de Moscou, ce qui signifie que celle-ci est grillée.
Il déplia une feuille de papier et la tendit à Coplan :
Si la D.G.S.E. souhaite que lui soient communiqués les mobiles de l’assassinat de Marc Valleau et la méthode inédite employée pour tuer la victime, le prix à payer s’élève à cinq millions de dollars U.S.
Si d’accord, passer annonce dans le Figaro à la rubrique Arts :
Achat Renoir, Manet, Cézanne, Van Gogh. Galerie privée acquiert pièces maîtresses impressionnistes et post-impressionnistes. Ruffico Ltd. Ecrire journal.
Prière respecter scrupuleusement le libellé. Ma réponse paraîtra dans le Figaro, à la même rubrique, dans les jours suivants et sera adressée à Ruffico Ltd.
Signé: Alek.
Coplan restitua la lettre.
- Une provocation ? Un escroc ?
Le Vieux fit la moue.
- Nous n’en savons rien.
- Vous allez passer l’annonce ?
- Que risque-t-on ?
- Pas grand-chose, glissa Tourain.
- C’est vrai, admit Coplan. Seriez-vous prêt à payer cinq millions de dollars pour de tels renseignements ?
- Faut voir, répondit prudemment le Vieux.
Coplan savait que ce dernier disposait d’un énorme trésor de guerre. Sur ordre de l’Élisée, il avait créé dans le plus grand secret une unité du Service Action contre le trafic de drogue. Composée d’éléments du 11e Régiment de Choc, du 13e Régiment de Dragons Parachutistes, du Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes, (les célèbres nageurs de combat dont les exploits contre le bateau Greenpeace demeuraient dans les mémoires) des Commandos de Marine Hubert et de la 19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Etrangère (Voir Coplan et les crabes rouges, Coplan joue le pirate de l’air), cette formation (Les unités énumérées constituent le vivier du Service Action de la D.G.S.E.), avait reçu le nom de C.A.S.T.E. (Compagnie Action Sur Théâtres Extérieurs). Un capitaine de corvette des Commandos Marine commandait des effectifs s’élevant à 167 hommes.
C.A.S.T.E. opérait surtout à l’étranger. Les coups qu’elle portait étaient rudes. Elle détruisait des stocks de drogue, démasquait des pourvoyeurs et récupérait l’argent dont un quart était reversé par Matignon à la D.G.S.E. pour ses fonds secrets.
Ayant à compter dans leurs rangs quelques trois cents cadavres, les trafiquants internationaux se détournaient déjà de la France et orientaient leurs activités vers d’autres marchés moins périlleux.
Washington, savait Coplan, envisageait d’emprunter C.A.S.T.E. à Paris pour lutter contre le Panama et la Colombie.
En tout cas, le butin ramassé par le Vieux aurait cent fois payé la somme réclamée par Alek.
Bientôt, Coplan prit congé.
Cinq jours plus tard, il était à nouveau convoqué chez le Vieux en compagnie de Tourain.
- On a répondu à notre annonce, l'informa le patron des Services Spéciaux. Le texte paru dans le Figaro nous invitait à récupérer un courrier adressé en poste restante au nom de Jean-Pierre Dubreuil au Bureau des P.T.T., 109 rue de Vienne, dans le VIIIe. Muni d’une fausse carte d'identité, un de mes agents est allé le chercher. Je lis le texte:
Envoyez émissaire à Moscou. Résidera à l’hôtel le National. Il devra contacter Xenia, prostituée de luxe opérant dans l’hôtel. Le signe de reconnaissance qu’il exhibera sera un dollar d’argent percé par le trou d’une balle. Pour prouver qu’elle est bien Xenia, l’intéressée produira un dollar d’argent présentant deux trous réunis formant un 8. Xenia indiquera la marche à suivre.
Le Vieux leva les yeux sur Coplan qui comprit instantanément.
- C’est moi qui suis chargé d’aller à Moscou, c’est bien ça ?
Le Vieux eut un sourire railleur.
- Si j’avais décidé d’envoyer quelqu’un d’autre, vous m’en auriez voulu. Avouez que vous en mourez d’envie.
- C’est peut-être un piège ? objecta Coplan.
- Dans quel but ? rétorqua le Vieux. Capturer l’un de nos agents ? Oui, et ensuite ? Le K.G.B. vous interroge. Vous êtes un agent Alpha. Que pouvez-vous leur livrer? Des opérations passées ? Oui, bien sûr. Et après ? C’est de la vieille histoire. Vous ignorez la composition, la localisation de nos réseaux dans le monde, l’identité de leurs membres, et celle de nos taupes. Et c’est dans ce domaine que les Soviétiques cherchent des renseignements. Par vengeance, parce que vous leur avez porté des coups sévères, ils vous élimineraient ? Trop subtils pour recourir à cette extrémité. Ils savent que les représailles suivraient. Non, ce serait gratuit de leur part et, faites-leur confiance, ils n’avancent jamais leurs pions gratuitement. Il y a autre chose. A nous de le découvrir.
- N’oubliez pas, glissa hypocritement Tourain, que cette Xenia est peut-être fort belle et digne des plus grandes attentions de votre part. Les Russes, m’a-t-on assuré, sont d’un tempérament volcanique. Comme je vous envie, moi qui ne connais que des amours hexagonales!
- Si je ne me trompe pas, riposta Coplan, le préfixe « hexa » signifie « six ». Eh bien, mon cher Tourain, j’ignorais qu’il vous fallait tant de partenaires pour vous éclater !
CHAPITRE III
De sa chambre à l’hôtel, le National, où il s’était inscrit sous le nom de Francis Carly, Coplan contemplait le Kremlin. La morosité l’envahissait car, depuis son arrivée à Moscou, la situation était au point mort.
Certes, le soir, en mini-jupe affriolante, les prostituées de luxe se promenaient dans les couloirs au tapis rouge en décochant aux clients des œillades assassines. Parfois, carrément, elles frappaient aux portes des chambres pour offrir leurs services, sérieusement concurrencées par les femmes de ménage et les surveillantes d’étage, toutes plus jolies les unes que les autres et aussi hardies que les professionnelles.
Le vent de la perestroïka soufflait sur la capitale soviétique suscitant de nombreuses vocations pour le plus vieux métier du monde.
Malheureusement, aucune de ces femmes n’était Xenia. Coplan avait beau s’enquérir, prétexter qu’un ami occidental ne jurait que par cette Xenia, aucune péripatéticienne ne répondait à ce prénom qui, d’ailleurs, lui avait-on précisé, était passé de mode depuis l’époque des tsars.
Il était là depuis six jours et son pessimisme grandissait. A quoi rimait cette farce ? Évidemment le premier message avait bel et bien été déposé dans une boîte à lettres secrète de la D.G.S.E., ce qui supposait une connaissance des milieux du Renseignement. Mais pourquoi cette longue attente ? S’agissait-il d’un contretemps ou bien l’affaire était-elle tombée à l’eau ? A moins que l’autre partie ne procède à un round d’observation avant d’engager le fer? Coplan était probablement repéré. Le jaugeait-on ?
Sacrifiant au rituel, il avait visité le tombeau de Lénine, avec le même ennui que les fois précédentes. L’apparat du cérémonial lui semblait hautement ridicule. En outre, il avait eu la malchance de se trouver coincé entre une délégation de pêcheurs de la Sibérie qui puaient l’huile de phoque, et un groupe d’étudiantes, de Mongolie-Extérieure, qui cacardaient comme un troupeau d’oies devant le barbichu au visage cireux dans son cercueil en verre.
A pied, il s’était promené dans la ville, de l’Arbat au Goum, avait emprunté le métro, des taxis, avait bayé aux corneilles, acheté un bonnet d’astrakan, tué le temps, toujours tôt de retour à l’hôtel, le premier dans la salle de restaurant, un verre de vodka à la main, guettant une prostituée qu’il n’aurait pas encore vue.