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Vodka et vaudou pour Coplan

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   Vodka et vaudou pour Coplan
  
  
  
  
  
  
  
  No 1990, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  
  
  
  Marc Valleau hésita. Brusquement, il se sentait flemmard. Réaction normale après la journée de labeur acharné qu’il avait fournie depuis l’aurore. Sa main droite tremblait encore après l’avalanche de contrats qu’il avait honorés de sa signature. En se remémorant John Wales à qui il avait arraché des conditions financières ultra-avantageuses, une vague de plaisir l’inonda.
  
  - You’re murdering me ! s’était exclamé l’Américain. You’re a real bastard !
  
  Pourquoi garer la Ferrari Testa Rossa au sous-sol de son hôtel particulier puisque dans un quart d’heure, si du moins Domenica était prête, il allait repartir avec elle pour la réception de l’ambassadeur de Jordanie en France ?
  
  Mieux valait parquer la voiture le long du trottoir où les places étaient nombreuses. La température était clémente et le ciel dégagé. Tant mieux. Domenica aurait détesté cheminer sous la pluie qui aurait gâché sa somptueuse robe de soirée signée Louis Féraud, le grand couturier parisien auquel elle était liée par un contrat de cinq ans que, d’ailleurs elle désirait rompre pour tenter sa chance à Cinecitta.
  
  Marc Valleau se glissa dans le créneau devant la grille séparant du trottoir la pelouse où ses lévriers afghans aimaient sommeiller.
  
  Le moteur coupé, il rafla son attaché-case sur la banquette arrière et sortit pour verrouiller ses portières. Un instant, il resta là, humant l’air de la nuit. Sa tension diminuait. Il alluma une Benson et leva le regard vers le premier étage illuminé a giorno. La silhouette de Domenica se profilait derrière les rideaux qu’il n’aimait pas car il les trouvait trop sombres. Ces voilages avaient même été un sujet de discorde courtoise entre Domenica et lui. Fidèle à ses origines siciliennes, même à Paris, elle ne supportait pas que le soleil entrât dans la maison.
  
  Goulûment, il aspira la fumée et la conserva le plus longtemps possible dans ses poumons. Il se sentait bien. Un doigt de scotch avant la réception chez l’ambassadeur et la fatigue de la journée disparaîtrait. Dans sa poche, il pêcha sa clé et ouvrit la grille, en sifflotant le dernier tube de Julio Gracias dont sa société assurait la protection rapprochée, Mi corazon viaja en Nueva York, une chanson bien rythmée, au tempo en staccato.
  
  Il referma derrière lui et se retourna.
  
  L’espace d’un quart de seconde, il crut que c’était la fumée de la cigarette qui lui incendiait l’œil gauche. Brutalement, sa paupière s’était rabaissée sur l’atroce souffrance. Il ouvrit la bouche pour pousser un rugissement mais aucun son n’en sortit. Ses cordes vocales étaient paralysées. Sans qu’il s’en aperçût, ses doigts lâchèrent la Benson, et il chancela. C’était comme la pointe d’un tisonnier rougi qui s’enfonçait vers son cerveau. Fulgurante, la souffrance traversait la matière et s’irradiait sous son crâne en mille épis torturants. L’autre œil s’était refermé, incapable de soutenir l’effort, et un déluge de larmes inondait les joues de Marc Valleau.
  
  Il en suffoquait et sentait ses genoux vaciller.
  
  Il eut l’impression d’être emporté dans un maelström d’eaux glacées, culbuté par une lame de fond gigantesque, et s’étala de tout son long sur le ciment de l’allée.
  
  Mon Dieu, que m’arrive-t-il ?
  
  Lui qui n’avait jamais témoigné de quelque tempérament religieux, lança une prière désespérée vers les étoiles, un message dont il ne savait s’il parviendrait à temps à son destinataire qui lui était aussi inconnu que l’origine de cette insupportable douleur.
  
  Au premier étage, les battants de la fenêtre s’écartèrent.
  
  - Marc ? lança Domenica.
  
  De toutes ses forces, il tenta de répondre mais, implacable, la lame de fond emplissait d’eau ses poumons. Brusquement, il sombra dans l’univers glauque.
  
  - Marc ? répéta Domenica.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Quelques miettes de pain restaient accrochées au costume gris avachi du commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. Depuis qu’il avait décidé de ne plus fumer, il mâchait furieusement son chewing-gum à la framboise qui dégorgeait une mousse rosâtre à la commissure de ses lèvres.
  
  - Un assassinat étonnant, commenta-t-il à l’intention du Vieux et de Coplan assis autour de la petite table ronde.
  
  Le premier désigna le second en s’adressant au policier.
  
  - Mon cher Tourain, notre ami Coplan ne connaît pas l’affaire. Si vous l’éclairiez ?
  
  Le divisionnaire acquiesça d’un bref signe de tête.
  
  - Commençons par la victime. Marc Valleau, nationalité française, 36 ans, célibataire mais vivant avec sa compagne, le mannequin italien Domenica Dalto, 22 ans. Sorti dans les premiers d’une grande école d’ingénieurs, l’intéressé a monté une société internationale spécialisée dans la protection rapprochée de hautes personnalités. Des chefs d’Etat, anciens ou en exercice, font appel à ses services. Par exemple, il a ses entrées à la Maison-Blanche. Ce faisant, il a acquis une fortune considérable, bien à l’abri dans les paradis fiscaux du monde entier. Il côtoie les milliardaires, joue au poker avec les émirs du golfe Persique, tutoie les stars du show-business, et son carnet d’adresses est un véritable Bottin mondain. S’il a été play-boy, il ne l’est plus depuis sa rencontre avec le top-model italien. Ne croyez pas pour autant que Marc Valleau n’était qu’un frivole. Bourreau de travail, il appartenait à la race des nouveaux conquérants. De sa holding, la société de protection, dépendaient des entreprises de conseils immobiliers et d’investissements de capitaux, Marc Valleau étant passionné de géopolitique. A cet égard, en 1984, la Maison-Blanche lui a confié une mission dans l’île de Grenade. Il devait inonder l’endroit de capitaux nord-américains en vue d’investir dans des industries locales, et restaurer ainsi l’économie délabrée par les politiciens marxistes que les troupes américaines avaient chassés.
  
  « Menée conjointement avec la Brigade Criminelle, notre enquête, pour le moment, stagne.
  
  Dans un premier temps, nos efforts ont convergé sur Domenica Dalto. Elle a été interrogée à trois reprises, en tout quinze heures, mais n’a pu nous livrer aucune piste. Pour elle, son compagnon ne comptait pas d’ennemis, touchait beaucoup d’argent, était extrêmement généreux, et dépensait beaucoup en invitant parfois des tablées entières dont il réglait l’addition uniquement en liquide. A ce sujet, d’ailleurs, le meurtre crapuleux est à écarter puisque la Criminelle a récupéré dans ses poches des liasses de billets de banque en devises françaises, américaines et britanniques. Discrète sur ses affaires, la victime ne se confiait guère et, à mon avis, ce n’est pas Domenica Dalto qui lui posait des questions. Comme tous les mannequins, elle fait une fixation sur sa beauté, verse dans le narcissisme et l’égocentrisme.
  
  « Nous avons passé au crible la dernière journée de Marc Valleau. Là encore, rien de suspect. Nous épluchons son carnet d’adresses et n’en sommes pas encore au bout. En ce qui concerne les amis ou relations que nous avons interrogés, plusieurs thèses s’affrontent. Pour les uns, celle de l’attentat terroriste, pour d’autres, celle du règlement de comptes, pour d’autres enfin, ce serait une vilaine histoire d’espionnage. Pour ces deux dernières thèses, les témoins interrogés se basent sur le caractère louche de toute réussite sociale. Pour eux, Marc Valleau savait beaucoup de choses. Personnellement, je me situerais plutôt dans leur camp. Pour moi, derrière la disparition de cet homme jeune et brillant se profile une énigme d’ampleur internationale. A l’appui de mes dires, laissez-moi vous projeter le petit film tourné par mes services aux obsèques de Marc Valleau. »
  
  Tourain se leva et se dirigea vers la table où était posé un projecteur pour films en super-huit. Le Vieux pressa sa télé-commande et un rideau en bois coulissa sur le mur en démasquant un écran en toile. Les premières images apparurent.
  
  - La cérémonie religieuse a eu lieu ce matin à Saint-Honoré d’Eylau. Maintenant, c’est le défilé au cimetière et les condoléances à Domenica Dalto. Se succèdent des industriels, des hommes politiques, des businessmen nord et sud-américains, du Proche et du Moyen-Orient, d’Afrique noire, le délégué personnel de la Maison-Blanche, des stars de cinéma et des sportifs de haut niveau. Je suis sûr que vous en reconnaissez certains.
  
  - Impressionnant cocktail, concéda Coplan. Business, cinéma, tennis, golf, pétrole et politique.
  
  - Et trafic d’armes, ajouta le Vieux. N’est-ce pas Kevork Seropian qui embrasse Domenica ?
  
  - C’est lui, confirma Tourain.
  
  Lorsque le mannequin aux joues ruisselantes de larmes eut serré la dernière main, le commissaire divisionnaire éteignit le projecteur et s’empara d’un lecteur de cassettes.
  
  - Voici la teneur du discours prononcé par John Wales, gros opérateur à la bourse de New York. En dehors des fadaises habituelles, quelques petites phrases sont à retenir. Je vous les livre.
  
  Il appuya sur la touche « départ »
  
  - ... Quand nous pensons au Tchad, au Congo, au Liban, à la Palestine, au Bangladesh, à Ceylan, au Cambodge, nous ne pouvons nous empêcher de songer à Marc Valleau, ce Français admirable qui s’était fixé pour objectif la restauration de la paix dans le monde... Toujours, il a lutté pour la libération des peuples et l’éradication de l’injustice... Si la vision démocratique de l’existence a conquis des espaces nouveaux au cours de la dernière décennie, c’est bien grâce à lui...
  
  - C’est clair, s’exclama immédiatement Coplan. Ces belles phrases dissimulent la gratitude de ces businessmen et de ces politiciens pour l’efficacité dont a fait preuve Marc Valleau dans le trafic d’armes et le dynamitage de régimes politiques qui ne recueillaient pas la faveur du grand capitalisme.
  
  - Clair comme de l’eau de roche, effectivement, appuya le Vieux. La Palestine, le Bangladesh, Ceylan n’entrent pas dans notre sphère d’influence. Il n’en est pas de même du Cambodge, du Congo, du Tchad et du Liban. Je suis donc vexé que nous n’ayons pas repéré ce Marc Valleau et ses agissements.
  
  - Des agissements d’un très haut niveau, releva Coplan, au vu des personnes présentes à ses obsèques. C’est vraiment le gratin du big business et de la politique.
  
  - Je ne vous le fais pas dire ! s'emballa Tourain qui revint s’asseoir.
  
  - Et la méthode pour tuer Marc Valleau ? s’enquit Coplan.
  
  Le policier frétilla d’aise.
  
  - Là, c’est du jamais vu. Introduction dans l’œil gauche d’un mélange de curare et de cyanure. Une dose de cyanure quantitativement identique à celle qu’utilisaient pour se suicider les Résistants au cours de la Seconde Guerre Mondiale lorsqu’ils étaient pris par la Gestapo.
  
  - Introduction avec seringue ? questionna Coplan.
  
  - Non. Moyen inconnu. Diamètre du vecteur infiniment moindre que celui d’une seringue. A l’autopsie, la tête ne recelait ni dard, ni corps étranger. Mystère total. Et, pourtant, l’œil a été transpercé. Le médecin légiste est catégorique.
  
  - Une nouvelle trouvaille d’un service secret, bougonna le Vieux.
  
  - La mort est intervenue au bout de combien de temps ? poussa Coplan.
  
  - Entre cinq et dix minutes.
  
  - Marc Valleau a-t-il pu parler ?
  
  - Le seul témoin oculaire est Domenica Dalto. Elle fut la première à lui porter secours. Les cordes vocales étaient paralysées, les mâchoires tétanisées, a-t-elle dit. Ces constatations ont été confirmées par l’autopsie. Le curare en est la cause.
  
  - Pas de suspects dans les parages au moment du meurtre ?
  
  - Probablement, mais aucun n’a été repéré.
  
  - Les soupçons de la Criminelle se sont portés sur Domenica Dalto ?
  
  - Bien entendu, mais, à l’heure actuelle, elle est exonérée, du moins, d’un assassinat direct. Peut-être, en revanche, est-elle complice d’un coup fourré. Cependant, les preuves manquent pour l’instant.
  
  Coplan se tourna vers le Vieux.
  
  - Que suis-je censé faire ?
  
  - Rien pour le moment, répondit le patron des Services Spéciaux. Nous voulions vous tenir informé en raison des ramifications vraisemblablement internationales de cette affaire. Dès que notre ami Tourain en saura plus, il n’est pas impossible que je vous envoie sur quelque point chaud du globe pour élucider certains agissements de Marc Valleau.
  
  - Ne soyez pas trop optimistes, recommanda Tourain. Les fils sont embrouillés. Il nous faudra certainement du temps avant d'aboutir à quelque chose. La Criminelle, d’ailleurs, est aussi pessimiste que moi.
  
  - Ne vous pressez pas, sourit Coplan. Une amie et moi avons décidé de revisiter les châteaux de la Loire. Je vous laisserai les coordonnées de mes points de chute.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Tourain cligna de l’œil à l’intention de Coplan et, un brin sarcastique, questionna:
  
  - J’aimerais savoir ce que votre amie, fort belle, je n’en doute pas, a le mieux apprécié. Votre présence ou les châteaux de la Loire ?
  
  - Nous n’avons eu le temps de visiter que Chenonceaux, Chinon et Blois, gémit Coplan, avant ce coup de téléphone fatal. Cependant, pour vous répondre, mon cher Tourain, celle qui m’accompagnait n’aurait pas aimé que je sois le duc de Guise à Blois. Elle était en adoration devant moi comme Jeanne d’Arc devant Charles VII, à Chinon, et a vécu un grand amour, comme Henri II et Diane de Poitiers à Chenonceaux. Satisfait ?
  
  - Arrêtons-là les réminiscences historiques, grommela le Vieux, un peu agacé. Nous connaissons votre attrait sur les femmes, Coplan. Passons aux choses sérieuses. Voici un texte qui a été déposé dans une de nos boîtes à lettres de Moscou, ce qui signifie que celle-ci est grillée.
  
  Il déplia une feuille de papier et la tendit à Coplan :
  
  Si la D.G.S.E. souhaite que lui soient communiqués les mobiles de l’assassinat de Marc Valleau et la méthode inédite employée pour tuer la victime, le prix à payer s’élève à cinq millions de dollars U.S.
  
  Si d’accord, passer annonce dans le Figaro à la rubrique Arts :
  
  Achat Renoir, Manet, Cézanne, Van Gogh. Galerie privée acquiert pièces maîtresses impressionnistes et post-impressionnistes. Ruffico Ltd. Ecrire journal.
  
  Prière respecter scrupuleusement le libellé. Ma réponse paraîtra dans le Figaro, à la même rubrique, dans les jours suivants et sera adressée à Ruffico Ltd.
  
  Signé: Alek.
  
  Coplan restitua la lettre.
  
  - Une provocation ? Un escroc ?
  
  Le Vieux fit la moue.
  
  - Nous n’en savons rien.
  
  - Vous allez passer l’annonce ?
  
  - Que risque-t-on ?
  
  - Pas grand-chose, glissa Tourain.
  
  - C’est vrai, admit Coplan. Seriez-vous prêt à payer cinq millions de dollars pour de tels renseignements ?
  
  - Faut voir, répondit prudemment le Vieux.
  
  Coplan savait que ce dernier disposait d’un énorme trésor de guerre. Sur ordre de l’Élisée, il avait créé dans le plus grand secret une unité du Service Action contre le trafic de drogue. Composée d’éléments du 11e Régiment de Choc, du 13e Régiment de Dragons Parachutistes, du Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes, (les célèbres nageurs de combat dont les exploits contre le bateau Greenpeace demeuraient dans les mémoires) des Commandos de Marine Hubert et de la 19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Etrangère (Voir Coplan et les crabes rouges, Coplan joue le pirate de l’air), cette formation (Les unités énumérées constituent le vivier du Service Action de la D.G.S.E.), avait reçu le nom de C.A.S.T.E. (Compagnie Action Sur Théâtres Extérieurs). Un capitaine de corvette des Commandos Marine commandait des effectifs s’élevant à 167 hommes.
  
  C.A.S.T.E. opérait surtout à l’étranger. Les coups qu’elle portait étaient rudes. Elle détruisait des stocks de drogue, démasquait des pourvoyeurs et récupérait l’argent dont un quart était reversé par Matignon à la D.G.S.E. pour ses fonds secrets.
  
  Ayant à compter dans leurs rangs quelques trois cents cadavres, les trafiquants internationaux se détournaient déjà de la France et orientaient leurs activités vers d’autres marchés moins périlleux.
  
  Washington, savait Coplan, envisageait d’emprunter C.A.S.T.E. à Paris pour lutter contre le Panama et la Colombie.
  
  En tout cas, le butin ramassé par le Vieux aurait cent fois payé la somme réclamée par Alek.
  
  Bientôt, Coplan prit congé.
  
  
  
  Cinq jours plus tard, il était à nouveau convoqué chez le Vieux en compagnie de Tourain.
  
  - On a répondu à notre annonce, l'informa le patron des Services Spéciaux. Le texte paru dans le Figaro nous invitait à récupérer un courrier adressé en poste restante au nom de Jean-Pierre Dubreuil au Bureau des P.T.T., 109 rue de Vienne, dans le VIIIe. Muni d’une fausse carte d'identité, un de mes agents est allé le chercher. Je lis le texte:
  
  Envoyez émissaire à Moscou. Résidera à l’hôtel le National. Il devra contacter Xenia, prostituée de luxe opérant dans l’hôtel. Le signe de reconnaissance qu’il exhibera sera un dollar d’argent percé par le trou d’une balle. Pour prouver qu’elle est bien Xenia, l’intéressée produira un dollar d’argent présentant deux trous réunis formant un 8. Xenia indiquera la marche à suivre.
  
  Le Vieux leva les yeux sur Coplan qui comprit instantanément.
  
  - C’est moi qui suis chargé d’aller à Moscou, c’est bien ça ?
  
  Le Vieux eut un sourire railleur.
  
  - Si j’avais décidé d’envoyer quelqu’un d’autre, vous m’en auriez voulu. Avouez que vous en mourez d’envie.
  
  - C’est peut-être un piège ? objecta Coplan.
  
  - Dans quel but ? rétorqua le Vieux. Capturer l’un de nos agents ? Oui, et ensuite ? Le K.G.B. vous interroge. Vous êtes un agent Alpha. Que pouvez-vous leur livrer? Des opérations passées ? Oui, bien sûr. Et après ? C’est de la vieille histoire. Vous ignorez la composition, la localisation de nos réseaux dans le monde, l’identité de leurs membres, et celle de nos taupes. Et c’est dans ce domaine que les Soviétiques cherchent des renseignements. Par vengeance, parce que vous leur avez porté des coups sévères, ils vous élimineraient ? Trop subtils pour recourir à cette extrémité. Ils savent que les représailles suivraient. Non, ce serait gratuit de leur part et, faites-leur confiance, ils n’avancent jamais leurs pions gratuitement. Il y a autre chose. A nous de le découvrir.
  
  - N’oubliez pas, glissa hypocritement Tourain, que cette Xenia est peut-être fort belle et digne des plus grandes attentions de votre part. Les Russes, m’a-t-on assuré, sont d’un tempérament volcanique. Comme je vous envie, moi qui ne connais que des amours hexagonales!
  
  - Si je ne me trompe pas, riposta Coplan, le préfixe « hexa » signifie « six ». Eh bien, mon cher Tourain, j’ignorais qu’il vous fallait tant de partenaires pour vous éclater !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  De sa chambre à l’hôtel, le National, où il s’était inscrit sous le nom de Francis Carly, Coplan contemplait le Kremlin. La morosité l’envahissait car, depuis son arrivée à Moscou, la situation était au point mort.
  
  Certes, le soir, en mini-jupe affriolante, les prostituées de luxe se promenaient dans les couloirs au tapis rouge en décochant aux clients des œillades assassines. Parfois, carrément, elles frappaient aux portes des chambres pour offrir leurs services, sérieusement concurrencées par les femmes de ménage et les surveillantes d’étage, toutes plus jolies les unes que les autres et aussi hardies que les professionnelles.
  
  Le vent de la perestroïka soufflait sur la capitale soviétique suscitant de nombreuses vocations pour le plus vieux métier du monde.
  
  Malheureusement, aucune de ces femmes n’était Xenia. Coplan avait beau s’enquérir, prétexter qu’un ami occidental ne jurait que par cette Xenia, aucune péripatéticienne ne répondait à ce prénom qui, d’ailleurs, lui avait-on précisé, était passé de mode depuis l’époque des tsars.
  
  Il était là depuis six jours et son pessimisme grandissait. A quoi rimait cette farce ? Évidemment le premier message avait bel et bien été déposé dans une boîte à lettres secrète de la D.G.S.E., ce qui supposait une connaissance des milieux du Renseignement. Mais pourquoi cette longue attente ? S’agissait-il d’un contretemps ou bien l’affaire était-elle tombée à l’eau ? A moins que l’autre partie ne procède à un round d’observation avant d’engager le fer? Coplan était probablement repéré. Le jaugeait-on ?
  
  Sacrifiant au rituel, il avait visité le tombeau de Lénine, avec le même ennui que les fois précédentes. L’apparat du cérémonial lui semblait hautement ridicule. En outre, il avait eu la malchance de se trouver coincé entre une délégation de pêcheurs de la Sibérie qui puaient l’huile de phoque, et un groupe d’étudiantes, de Mongolie-Extérieure, qui cacardaient comme un troupeau d’oies devant le barbichu au visage cireux dans son cercueil en verre.
  
  A pied, il s’était promené dans la ville, de l’Arbat au Goum, avait emprunté le métro, des taxis, avait bayé aux corneilles, acheté un bonnet d’astrakan, tué le temps, toujours tôt de retour à l’hôtel, le premier dans la salle de restaurant, un verre de vodka à la main, guettant une prostituée qu’il n’aurait pas encore vue.
  
  Six jours. Et rien.
  
  Il réfléchit et fit son autocritique. Il s’était contenté de chercher Xenia auprès de ses consœurs qui n’avaient aucun intérêt à le renseigner. Après tout, Xénia était peut-être malade, incapable d’exercer son métier ?
  
  Il décida de changer de tactique le soir même.
  
  Les mains dans les poches de sa veste de tailleur, la fille était adossée au mur. Elle posa sur Coplan un œil coquin et l’interpella en mauvais anglais.
  
  - Tu t’ennuies, mon chéri ?
  
  L’approche classique. Coplan regarde autour de lui. Le couloir était désert. La surveillante d’étage avait disparu. Peut-être satisfaisait-elle un client étranger ?
  
  - Entre, invita-t-il en russe en ouvrant largement la porte.
  
  Elle franchit le seuil en se déhanchant et s’assit sur le lit, remontant sa mini-jupe.
  
  - C’est trois cents dollars, annonça-t-elle d’emblée.
  
  Coplan referma la porte et alla se servir deux doigts de vodka.
  
  - C’est cher. Trop cher.
  
  Elle haussa les épaules avec lassitude.
  
  - Tu parles russe ?
  
  - Couramment.
  
  - Alors, s’enflamma-t-elle, laisse-moi te dire qu’à ce prix-là, je m’en sors tout juste. Vous, les Occidentaux, n’avez aucune idée de ce qui se passe ici. D’abord, cet hôtel me loue une chambre à l’année et me la fait payer quinze mille roubles ( 10 francs français valent 9 roubles au cours officiel et 25 roubles au marché noir) par jour au cours officiel. Ensuite, je dois backchicher le directeur de l'établissement, le comptable, les surveillantes d’étage, les portiers, les miliciens en faction sur le trottoir, le changeur de dollars au marché noir, le Parti, la Mafia qui rackette comme chez vous en Sicile, les proxénètes, les chauffeurs de taxi qui connaissent mon métier ! Tout se sait à Moscou, c’est un village ! Quand ils ont fini de me plumer, tu sais combien il reste de tes trois cents dollars ? Tout juste vingt. A moins de dix clients par jour, je suis cuite ! Tu comprends ?
  
  Coplan hocha la tête, reposa le verre et sortit de son portefeuille cinq coupures de cent dollars qu’il cala sous la bouteille de vodka. Stupéfaite, la Soviétique le regardait, puis elle eut un petit rire gêné.
  
  - Merci. Tu as pitié de moi.
  
  Elle se leva et commença à se déshabiller.
  
  - Pas la peine, refusa Coplan.
  
  Interdite, elle resta là, pinçant entre le pouce et l’index le coulisseur de sa fermeture Éclair.
  
  - Tu préfères me prendre comma ça, habillée ?
  
  Blasée sur les fantasmes masculins, elle rangeait déjà son client dans la catégorie des fétichistes.
  
  - Rassieds-toi, ordonna-t-il, je ne t’ai pas fait entrer pour te faire l’amour.
  
  - Que veux-tu alors ? se rebiffa-t-elle aussitôt.
  
  - Je cherche une de tes collègues, une nommée Xenia. Je sais qu’elle opère dans cet hôtel.
  
  La prostituée rafla les cinq cents dollars, les glissa dans son soutien-gorge et reprit :
  
  - Je la connais, mais elle n’est pas attachée à l’établissement et n’y a pas une chambre à l’année. Elle vient ici épisodiquement. Il y a plus d’une semaine que je ne l’ai pas vue. Elle a peut-être été prise dans la rafle de l'Intourist.
  
  - Quelle rafle ?
  
  - Avec la vague de libéralisme actuelle, des filles se sont cru tout permis, et ont refusé de verser les bakchiches dont je parlais à l’instant. La réaction n’a pas tardé. Les miliciens ont fait une descente à l'Intourist et les ont embarquées. Je crois bien que Xenia faisait partie du lot.
  
  - Que sont-elles devenues ?
  
  - On les a jetées en prison.
  
  - Pour combien de temps ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Que doivent-elles faire pour en sortir ?
  
  - Payer une grosse amende. C’est uniquement le fric qui intéresse les gens à Moscou, qu’ils soient miliciens, maquereaux, membres du Parti, militaires ou fonctionnaires. Le fric, rien que le fric.
  
  - A combien s’élève l’amende ?
  
  - Cinq cent mille roubles. Aucune de ces filles n’a pu économiser une telle somme. A cause des rackets. Alors, elle vont moisir dans un cachot jusqu’à ce qu’elles aient compris que la perestroïka, c’est un miroir aux alouettes destiné à aveugler les Occidentaux. Quand elles l’auront compris et accepteront de rentrer dans le rang, elles seront libérées. Après tout, leur profession ne rapporte-t-elle pas des devises ?
  
  Pas idiote, la fille, jugea Coplan. D’ailleurs, beaucoup de ces prostituées étaient des étudiantes désenchantées sur leur avenir.
  
  Il ressortit son portefeuille pour en extraire deux coupures de cent dollars qu’il brandit sous le nez de la jeune femme.
  
  - Tu me déniches l’endroit où a été emprisonnée Xenia si elle a bien été raflée à l'Intourist, et cet argent est à toi.
  
  La fille se leva avec un sourire confiant.
  
  - Marché conclu.
  
  
  
  Deux heures plus tard, Coplan savait que Xenia Karadjian était détenue au Centre de Redressement Civique n® 11, en fait une prison sordide datant du XIXème siècle, dans la périphérie méridionale de la capitale.
  
  A la première heure, le lendemain, Coplan s’y rendit en taxi. La façade du bâtiment était sinistre. Une AK 47, pendant à son épaule, le milicien lui barra la route.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Je viens verser l’amende pour obtenir la libération d’une détenue.
  
  Prestement, Coplan lui fourra dans la main une poignée de billets de mille roubles. Respectueusement, le milicien rectifia la position avant de cogner contre le portail écaillé. La même scène se reproduisit avec le surveillant du poste de garde qui mena Coplan au bureau du greffier-comptable. Ce dernier examina le visiteur avec curiosité et comprenant qu’il avait affaire à un étranger, exigea que le passeport lui soit présenté. Il l’inspecta minutieusement et leva un regard rusé.
  
  - Qu’attendez-vous de moi ?
  
  - La libération d’une certaine Xenia Karadjian.
  
  - Impossible. Le tribunal de Redressement Civique l’a frappée d’une lourde amende dont elle ne s’est pas acquittée.
  
  - Le montant ?
  
  - Cinq cent mille roubles.
  
  De son veston, Coplan sortit une grosse enveloppe et la posa sur la table métallique.
  
  - Les voici, ou plutôt leur contre-valeur, cinq mille dollars américains.
  
  Le fonctionnaire ne toucha pas à l’enveloppe mais s’empara d’une calculette sur laquelle il pianota. Le verdict tomba:
  
  - Cinq cent mille roubles équivalent à soixante-cinq mille dollars et non à cinq.
  
  Impassible, Coplan ramassa l’enveloppe.
  
  - Très bien. Je les changerai moi-même.
  
  Son bluff se transformant en pétard mouillé, le Soviétique le rappela d’une voix blanche.
  
  - Eh, attendez ! Vous avez le feu aux fesses ou quoi ? D’abord, pourquoi portez-vous tant d’intérêt à Xenia Karadjian ?
  
  Comédien-né, Coplan joua à la perfection le rôle du touriste paillard qui tient à rapporter de son séjour moscovite des souvenirs lubriques. Le regard égrillard, il raconta qu’un ami lui avait vanté les talents de cette Xenia Karadjian et qu’il entendait bien ne pas mourir idiot.
  
  - Cela vaut-il soixante-cinq mille dollars ? rétorqua le fonctionnaire, soupçonneux.
  
  - Sur mon passeport est indiquée ma profession : homme d’affaires. Pour être franc avec vous, je ne suis pas à soixante-cinq mille dollars près.
  
  L’autre s’engouffra dans la brèche:
  
  - Alors, ce sera mille dollars pour moi, laissa-t-il tomber d’un ton brutal.
  
  Coplan s’exécuta. Il s’était attendu à cette exigence. Tout miel tout sucre désormais, le greffier-comptable se fit amener Xenia Karadjian.
  
  Elle avoisinait la trentaine et l’incarcération ne semblait pas avoir altéré sa beauté qu’elle arborait sans fard et maquillage. On avait coupé ses cheveux noirs qui avaient été rasés sur la nuque. A cause de la tenue pénitentiaire, en toile gris verdâtre, il était difficile d’évaluer ses formes. Elle promenait un regard brûlant alternativement sur Coplan et sur le fonctionnaire.
  
  - Que se passe-t-il ? voulut-elle savoir.
  
  - Cet étranger s’intéresse à toi, renseigna le Soviétique. Il paraît que tu es chaude comme un brasero.
  
  - Tu dois t’en foutre, riposta-t-elle, méprisante, puisque tu préfères les sentinelles en faction !
  
  Le greffier-comptable rougit violemment et, pour faire diversion, s’en alla extraire d’un classeur métallique une grosse enveloppe en papier kraft dont il vida le contenu devant la prostituée. Tout de suite, Coplan repéra, au milieu du fatras d’objets personnels, le dollar en argent percé de deux trous formant un 8.
  
  Le contact était établi.
  
  Les formalités de levée d’écrou accomplies, il prit Xenia par le bras, l’entraîna. En silence, ils marchèrent le long du boulevard périphérique jusqu’à ce que Coplan rencontre un taxi.
  
  Xenia jeta une adresse et Coplan n’éleva aucune objection.
  
  La jeune femme vivait dans un immeuble de style stalinien, lourd et massif, au débouché du pont Krimsky. L’ascenseur était en panne et Xenia vomit un flot d’imprécations. Ils escaladèrent les marches jusqu’au troisième étage. L’appartement était petit, un deux-pièces-cuisine-salle-de-bains, mais coquet. Selon la vogue des années 50 qui battait son plein à Moscou, Xenia avait décoré l’entrée avec des posters des Platters, d’Elvis Presley, de Miles Davis et de Ray Charles.
  
  Elle emplit de vodka deux verres à pied et, à côté du sien, posa sa pièce d’un dollar en argent. Coplan fouilla dans sa poche et lui tendit la sienne qu’elle examina.
  
  - Tout semble en ordre, articula-t-elle. Pardonnez-moi le contretemps. Un malheureux concours de circonstances. Quant à l’amende, merci de l’avoir payée. Je ne pense pas, cependant, être jamais en mesure de vous la rembourser.
  
  - C’est sans importance, coupa Coplan. Quelles instructions êtes-vous censée me communiquer ?
  
  - Vous devez vous rendre au cabaret Derevnya. Perestroïka fait que chacun à Moscou veut se sentir américain (Derevnya le village. Allusion à Greenwich Village à New York), d’où le nom. Que voulez-vous, c’est la mode. Au Derevnya, vous demanderez Boris Elkine. Il vous dira où trouver Alek. Autre chose. Au Derevnya n’entre pas qui veut. La clientèle est sévèrement sélectionnée. Vous comprendrez pourquoi quand vous serez à l’intérieur.
  
  Elle but un peu de vodka et se dirigea vers un meuble bas dont elle ouvrit un tiroir, pour en sortir un bloc-notes et un crayon-bille.
  
  - Vous lisez les caractères cyrilliques ?
  
  - Aucun problème, assura Coplan.
  
  Elle arracha une feuille de papier et la lui tendit.
  
  - Voici l’adresse du Derevnya et les phrases-codes. Apprenez-les par cœur et rendez-moi le papier. Pendant ce temps, je vais prendre une douche. J’ai encore, collée à la peau, la crasse de la prison.
  
  Elle vida son verre et disparut. Quand elle revint, Coplan connaissait par cœur le texte. Il récupéra son dollar en argent et prit congé.
  
  En sortant de l’immeuble, il marcha vers la cabine publique à vingt mètres du pont Krimsky, qu’il avait repérée pendant le trajet en taxi.
  
  En langage codé, il passa un message à l’attaché naval adjoint de l’ambassade de France, que ce dernier répercuterait au Vieux.
  
  Le contact avait été établi au premier échelon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan commença par baguenauder dans les rues piétonnières de l’Arbat, le Greenwich Village de Moscou. Les façades fantasmagoriques évoquaient le sorbet gigantesque d’un confiseur obsédé par les couleurs de l’arc-en-ciel. Les réverbères Belle Époque, les bancs rococos, les balcons Nouille composaient un paysage décadent qui tranchait avec l’architecture stalinienne qui, tout autour, défigurait la cité.
  
  La jeunesse avait annexé l’endroit. Rockers, punks, vamps en fourrures et bottes, déambulaient joyeusement. Certains agitaient des drapeaux sur lesquels se côtoyaient pacifiquement faucille et marteau, croissant islamique, fanion étoilé, crucifix et idéogrammes chinois. Des slogans accrochaient l’œil : Dynamitez le mur de Berlin ! ; Sidas de tous les pays, unissez-vous ! ; Lénine au dépotoir ! Madonna au Kremlin !.
  
  Gauloises et Camels remplaçaient l’infecte cigarette russe de tabac brun et la vodka coulait à flots, mélangée à du jus d’orange de Crimée.
  
  Dans la rue Rylev, Coplan repéra le Derevnya. Le bâtiment ressemblait à une brown-stone de New York. Une simple porte peinte rouge sang et des volets fermés aux trois étages. Dans le panneau de la porte, était percé un judas.
  
  Coplan pressa la sonnette. Bientôt, le judas coulissa et un visage aux traits mongoloïdes apparut.
  
  - Ya ne znayou chelavyeka bez rouki, no ya znayou chelavyeka bez pal’tsa (Je ne connais pas de manchot mais je connais un homme qui a perdu un doigt), articula clairement Coplan.
  
  - Kto smotrit tam iz-za ougla (Qui regarde derrière le coin de la maison) ?
  
  - Ya nikavo ne vizhou tam (Je ne vois personne).
  
  C’étaient les phrases-clés de Xenia. Effectivement, elles lui ouvrirent la lourde porte. Vêtu à l’ancienne, comme ces potentats qui avaient comblé Marco Polo de cadeaux, le Mongol arborait un chapeau pointu, cerné par un large bourrelet en soie violette. Il était chaussé de bottes en cuir souple fauve, dans lesquelles s’enfonçaient des pantalons bouffants, et portait un yatagan dans sa ceinture au-dessous de laquelle flottait une courte veste damasquinée.
  
  Il reverrouilla la porte et entraîna Coplan en l’informant :
  
  - Nous attendons Boris Elkine d’un instant à l’autre. Asseyez-vous et faites-vous servir à boire.
  
  La salle était immense avec des murs tendus de brocatelle violette. Sur le sol, riches fourrures, tapis de Shiraz ou de Samarkand, peaux de tigres et de panthères. La flamme des bougies vacillait devant des icônes et des têtes de brocards taxidermisés. Les divans étaient si profonds qu’ils rappelèrent à Coplan les vers célèbres de Baudelaire :
  
  Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
  
  Des divans profonds comme des tombeaux.
  
  Coplan obliqua vers le long bar, qui paraissait sorti d’un western. D’ailleurs, les barmen portaient un tablier en cuir noir comme dans les films américains.
  
  Les hommes accoudés au bois sombre s’habillaient chez les grands couturiers français, Pierre Cardin, Miss Man, Yves Saint-Laurent, Ted Lapidus. Coplan se faufila sur un tabouret et commanda une vodka, puis son regard erra sur les couples avachis sur les divans.
  
  Son voisin de droite le poussa du coude.
  
  - Tu es nouveau ici ? Je ne t’ai jamais vu.
  
  - Oui, c’est la première fois que je viens.
  
  Le voisin de gauche, qui avait entendu, se pencha à son tour vers Coplan. En tripotant le revers de son veston, il remarqua avec un rire gras :
  
  - Les partouzes, ça te branche ?
  
  - Tu es venu seul ? reprit le premier.
  
  - Oui, répondit Coplan.
  
  - Ne t’en fais pas. Dès que ces salauds d’Ouzbeks ou de Kirghizs se seront soûlés à mort, tu pourras te jeter sur leurs filles.
  
  - A mon avis, ça ne prendra pas longtemps, ricana l’autre qui était déjà sérieusement éméché.
  
  - Nous aussi, ici au bar, poursuivit le premier, nous attendons qu’ils roulent à terre. Alors, leurs filles seront à nous !
  
  - Qui sont-ils ? s’enquit Coplan innocemment.
  
  - Ce sont eux qui organisent le marché noir et les exportations dans les républiques éloignées. Un jour, ils décident de ne plus approvisionner Moscou en poisson, et nous n’avons plus qu’à nous gratter ou nous ruiner en achetant des conserves made in U.S.A. Une autre fois, ils traitent directement avec les Turcs, et tout le caviar fout le camp en Occident. De temps en temps, quand ils viennent dans la capitale, ils se font kidnapper contre rançon. C’est pourquoi ils se dépêchent de dépenser leur argent au Derevnya en filles et en alcool !
  
  Coplan tourna la tête. Étendus sur des fourrures, des couples se livraient à des ébats tumultueux. Des soupirs extasiés s’élevaient. De temps en temps, quelqu’un agrippait le col d’une bouteille et s’envoyait une bonne rasade d’alcool.
  
  Les filles étaient superbes. A leurs caractéristiques ethniques fort différentes, on devinait qu’elles provenaient de toutes les républiques soviétiques.
  
  Le voisin de Coplan qui avait surpris son regard lui envoya une bourrade amicale.
  
  - Choisis une Tadjik, ce sont les plus chaudes. Je te recommande Yesnika, celle qui est là, à gauche, avec le gros porc chauve. Plus tard, je te présenterai.
  
  L’homme n’eut pas l’occasion de le faire car le portier au yatagan vint chercher Coplan.
  
  - Suivez-moi.
  
  Ses deux voisins se détournèrent comme si la vue du portier leur inspirait de l’effroi. Coplan emboîta le pas au Mongol, et, se frayant un passage entre les divans ils gagnèrent une tenture que le portier écarta. Coplan pénétra alors dans un long couloir aux murs couverts d’icônes éclairés par des spots, qui alternaient avec des sabres cosaques entrecroisés.
  
  Au bout, débouchait un escalier de pierre. L’homme au yatagan fit signe à Coplan de descendre. En bas, quatre hommes attendaient Coplan et se jetèrent sur lui. D’un coup de pied fulgurant, il étala le premier au sol, mais ne put récidiver car la lame du yatagan s’était posée sur sa nuque.
  
  - Ne bouge pas, rudoya le portier.
  
  Un croc-en-jambe fit chuter Coplan et il s’écroula entre les bras de deux hommes qui l’emportèrent dans un cachot sombre, humide et chichement éclairé.
  
  La lourde porte se referma dans un vacarme de verrous tirés.
  
  Coplan s’assit sur le lit de camp et médita. L’hypothèse qu’il avait exposée au Vieux se vérifiait-elle ? Les Soviétiques avaient-ils décidé de kidnapper un agent Alpha de la D.G.S.E. ? Si oui, pourquoi ? Un mystère que, pour le moment, il n’avait aucun moyen d’élucider. Alors, autant patienter jusqu’à ce qu’il soit au courant des intentions de ses ravisseurs.
  
  Il inspecta son cachot. Murs blanchis, soupirail occulté par un volet en acier disposé au-delà des barreaux, lavabo et W.C., pas de draps mais une pile de couvertures sur le matelas. Dans un petit placard, une carafe, un verre, vides, et une boîte métallique contenant des galettes de sorgho. Il en grignota une et grimaça. Une bonne couche de confiture aurait été nécessaire pour la rendre acceptable.
  
  Cependant, durant les deux jours qui suivirent, ce fut la seule nourriture dont il disposa. Personne ne se manifesta jusqu’au troisième jour. Alors seulement le judas de la porte s’ouvrit et un rasoir électrique fut posé sur la tablette. Avant que Coplan ait prononcé un mot, le volet coulissa en sens inverse. Dépité, Coplan entreprit de se raser.
  
  Le quatrième jour, quatre hommes armés de matraques pénétrèrent dans la cellule. Lorsqu’ils s’apprêtèrent à frapper, Coplan anticipa l’assaut et se déchaîna. D’un brutal coup de pied, il déboîta la rotule du premier qui s’effondra en hurlant. Puis du poing droit il emboutit un menton. Cependant, il ne put profiter de son avantage car deux matraques conjuguèrent leurs efforts pour l’assommer.
  
  Quand il se réveilla, il crut qu’on lui avait rompu les os tant il souffrait. Bien qu’il fût couvert de bosses et d’ecchymoses, il roula à bas du matelas et, péniblement, parvint à se lever. Ses jambes flageolaient et il s’écroula à deux pas du lavabo. En grimaçant, il réussit à se remettre debout et plongea son visage dans l’eau glacée.
  
  Ses pensées s’éclaircirent sans que, pour autant, il comprenne à quoi rimait la sauvage correction qu’il avait reçue. Cherchait-on à anéantir en lui toute résistance ? Pourquoi ? Qu’était, en réalité, le sous-sol du Derevnyal Un local clandestin du K.G.B.? L’écheveau lui paraissait compliqué. D’abord, le caractère énigmatique de l’assassinat de Marc Valleau à Paris, puis la transaction proposée par le biais des petites annonces, enfin ce rendez-vous à Moscou, retardé parce que Xenia Karadjian avait été emprisonnée par la police des mœurs. La trame du complot semblait bien enchevêtrée, quoique pas absolument invraisemblable car, parfois, les cerveaux du K.G.B. suivaient des méandres tortueux pour parvenir à leurs fins. Le vieux avançait une théorie à ce sujet :
  
  - La bureaucratie est responsable de ce dévoiement de l’esprit. Ces fonctionnaires ouvrent le parapluie pour fuir leurs responsabilités. Ce faisant, ils multiplient les échelons d’intervention. Une opération du K.G.B. ressemble à une tour de soixante étages que l’on vendrait par appartements. L’inspirateur reste au rez-de-chaussée et c’est celui qui grimpe au soixantième étage qui a le vertige.
  
  A quel étage se situait le Derevnya ? s’interrogea Coplan.
  
  A près s’être essuyé avec une couverture, Coplan tenta de croquer une galette de sorgho mais ses mâchoires étaient si douloureuses qu’il abandonna et décida de dormir pour récupérer des forces.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Un vacarme de ferraille signala l’ouverture des verrous et Coplan rouvrit les yeux. Les quatre matraqueurs entrèrent, précédant un homme que Coplan n’avait pas encore vu, un grand escogriffe au teint jaune, aux cheveux en filasse et aux yeux verdâtres, vêtu avec une élégance qui n’entamait en rien sa laideur.
  
  Coplan se redressa. L’un des matraqueurs boitait, celui dont Coplan avait écrabouillé la rotule. Le menton d’un second était enflé et bleuâtre. Les deux brutes maintenaient sur leur prisonnier un regard haineux.
  
  Coplan posa le pied à terre, prêt à se défendre si les matraques se déchaînaient comme l’avant-veille.
  
  Le grand escogriffe parla d’une voix douce et mélodieuse qui contrastait avec son physique.
  
  - Mon nom est Nikolaï.
  
  - Enchanté, répondit Coplan avec toute l’ironie que lui autorisaient les circonstances.
  
  - Pour vous consoler de vos épreuves, j'aimerais vous faire assister à un spectacle particulier.
  
  Nonchalamment, Coplan se leva.
  
  - Vraiment ?
  
  Nikolaï baissa le regard sur les vêtements froissés et tachés de sang.
  
  - Auparavant, vous vous changerez.
  
  Il adressa un signe à l’un des matraqueurs qui s’esquiva et revint avec un ballot de linge qu’il lança aux pieds de Coplan. Celui-ci se déshabilla pour passer les vêtements propres dont il nota la provenance : Paris. Il bouclait la ceinture du pantalon lorsque les quatre sbires se jetèrent sur lui pour lui bloquer les mains derrière le dos avec une paire de menottes, puis ils lui entravèrent les chevilles avec une chaîne. Cela fait, ils le soulevèrent pour le remonter au rez-de-chaussée où il fut installé dans un fauteuil face à un rideau fixé à des rails dans le mur.
  
  Nikolaï se laissa tomber dans le fauteuil voisin. Sur la table entre les deux sièges, quelqu’un déposa un plateau-repas avec zakouski, blinis et vodka, et l’un des gardes libéra les mains de Coplan.
  
  - Servez-vous, invita le Soviétique.
  
  Heureux d’avaler une nourriture plus goûteuse que les galettes de sorgho, Coplan s’empressa d’accepter. En dégustant les zakouski, il promenait son regard autour de lui. La pièce était vaste avec plusieurs rangées de fauteuils comme une salle de cinéma. Dans un coin, un bar avec un seau à glace d’où dépassait le col d’une bouteille de champagne de Crimée.
  
  Nikolaï mangeait aussi. Lorsque les deux hommes furent rassasiés, le premier se pencha vers le Français :
  
  - A présent, les réjouissances.
  
  Il pressa un bouton sous la table et le rideau en bois coulissa sur ses rails, en démasquant une glace sans teint. En sirotant sa vodka, Coplan contempla le spectacle d’un regard blasé. La partouze allait bon train, pareille à celle du Derevenya, sauf que les deux voisins de bar de Coplan étaient absents. Étendus sur les fourrures, les couples se livraient à des ébats tout aussi tumultueux, que trois jours plus tôt. La touche homosexuelle n’était pas oubliée. Un éphèbe à la silhouette gracile, et aux yeux de biche effarouchée, se livrait à une fellation sur un vieillard affublé d’une barbe de grand mufti, pendant qu’un Mongol à la carrure de bûcheron sibérien l’embrochait.
  
  Coplan se tourna vers Nikolaï.
  
  - Pour être sincère, je ne suis pas franchement intéressé par le spectacle de la luxure.
  
  Les yeux rivés à la glace sans tain, le Soviétique répondit d’un ton impatient :
  
  - Attendez la suite. Elle vous concerne.
  
  Intrigué par les égards dont il était l’objet, après la raclée de l’avant-veille, et par les péripéties mystérieuses qu’on lui promettait, Coplan s’enferma dans le silence, bien qu’il brûlât de demander quand il s’entretiendrait avec Boris Elkine si, du moins, cette rencontre était programmée.
  
  Une demi-heure s’écoula. Les partouzards avaient interrompu leurs étreintes et vidaient force bouteilles de vodka. C’est alors que parut le portier au yatagan. Dans son sillage, deux Mongols traînaient une jeune fille entièrement nue, aux membres liés par des chaînes, une Asiatique au corps frêle, aux cheveux coupés court et rasés sur la nuque, et dont les yeux en amande étaient emplis de terreur.
  
  Une salve d’applaudissements crépita, dont l’écho traversa la vitre.
  
  Une grande blonde ivre déversa sur la tête de l’arrivante une bouteille de vodka à demi pleine. Une autre craqua une allumette et la tendit vers les cheveux humides mais, l’alcool n’ayant pas préalablement été chauffé, la vodka ne s’enflamma pas. Hommes et femmes riaient en pointant un doigt moqueur sur l’infortunée jeune fille. D’une poigne puissante, un géant expulsa verres et bouteilles d’une table en marbre et les deux Asiatiques forcèrent leur captive à s’agenouiller, la tête posée sur le marbre.
  
  Le portier leva son yatagan. La lame courbe accrocha un reflet de lumière et s’abattit sur la nuque offerte.
  
  Écœuré, Coplan ferma les yeux. Quand il les rouvrit, les participants à l’orgie se barbouillaient de sang en se renvoyant avec des rires hystériques la tête de la femme comme s’il s’agissait d’un ballon. Excité par le meurtre qu’il venait de commettre, le portier avait posé son yatagan, baissé son pantalon et soumettait à sa loi lubrique une rousse splendide.
  
  D’autres couples, d'ailleurs, se formaient, exacerbés par la violence de la situation.
  
  - Un peu décadent, commenta Nikolaï, mais intéressant tout de même, à bien des égards, cet épisode.
  
  - Je le trouve absolument dégoûtant, s’indigna Coplan. Pourquoi trancher la tête à cette pauvre fille ? Quel crime avait-elle commis pour mériter un sort aussi cruel ?
  
  Le Soviétique avala une rasade de vodka.
  
  - Aucun, répondit Nikolaï. Elle a simplement été tirée à la courte paille. Il faut leur en donner pour leur argent à ces ivrognes lourdauds, et ils réclament du sang.
  
  - En quoi suis-je concerné ? répliqua Coplan.
  
  - Parce qu’avec vous nous n’aurons pas besoin de courte paille.
  
  Le choc laissa Coplan sans voix quelques secondes.
  
  - Vous voulez dire, reprit-il en gommant toute fureur dans sa voix, que vous me réservez un sort identique ?
  
  - C’est exact, mais au conditionnel.
  
  - Écoutez, s’énerva Coplan, je ne comprends rien. Je suis venu au Derevnya pour rencontrer Boris Elkine. A peine arrivé que l’on me kidnappe. On m’administre une sévère correction, on m’emprisonne puis on me traîne assister à ce spectacle ignoble. A quoi rime cette comédie ?
  
  - Vous ne rencontrerez pas Boris Elkine.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il a été fusillé le matin même de votre visite au Derevnya.
  
  Coplan haussa un sourcil stupéfait.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Atteintes à la sécurité économique de l’État, terme pudique pour le marché noir. Gorbatchev sait que le pays meurt de faim et qu’il est révolté par l’impunité dont jouissent les trafiquants. Par ailleurs, il doit fournir des gages aux investisseurs occidentaux qui sont atterrés par le chaos de notre économie. Alors il a institué des mesures drastiques, et créé la Section Populaire de sécurité économique. Cette juridiction traite des flagrants délits en matière de marché noir. Pas d’instruction, témoins à charge mais pas à décharge, avocat commis d’office, deux sentences possibles, l’acquittement ou la mort. Le jugement est immédiatement exécutoire. Boris Elkine n’y a pas échappé. Condamné à vingt et une heures trente, il a été fusillé le lendemain à l’aube.
  
  Coplan fit un rapide calcul. La rencontre avec Elkine avait capoté tout simplement à cause de son retard à joindre Xenia Karadjian. Quelle malchance !
  
  - Mais s’il est mort, relança-t-il, pourquoi me gardez-vous prisonnier ? Pour le plaisir de voir votre sicaire au yatagan me trancher la tête ?
  
  - Vous êtes un homme riche, monsieur Carly. Vous aviez dix mille dollars que nous avons empochés sans vergogne. En outre, vous aviez payé la caution de Xenia Karadjian. Chez vous, vous devez posséder des comptes en banque bien garnis. Vous êtes donc le tchasovoïpoezd (Littéralement: le train d’une heure. Dans l’argot des bas-fonds de Moscou, terme qui désigne le « pigeon ») idéal. Je vous propose un marché. Vous vous débrouillez pour me faire parvenir un million de dollars et, en échange, je vous accorde la liberté. Sinon, c’est le yatagan.
  
  Un frisson parcourut le dos de Coplan qui, immédiatement, se livra à un combat d’arrière-garde :
  
  - Vous vous trompez, je ne suis pas riche.
  
  Nikolai s’esclaffa.
  
  - C’est ce que le loup répète à la bergère : « Je ne suis pas méchant. » Restons sérieux, monsieur Carly. Réfléchissez et n’hésitez pas à me demander des moyens de communication avec ceux qui vous aideront à vous sortir de l’ornière en transférant la rançon que j’exige de vous.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Coplan s’éveilla en sursaut. Un long grincement l’avait tiré de son sommeil. Il battit des paupières sous la lumière crue de l’ampoule et vit la porte s’ouvrir. Une silhouette entra dans le cachot et, avec stupéfaction, il reconnut l’éphèbe gracile aux yeux de biche effarouchée que, dans la soirée, il avait vu, à travers la glace sans train, participer à des jeux homosexuels avec un vieillard à la barbe de grand mufti.
  
  Le jeune homme se précipita sur lui.
  
  - Debout, vite!
  
  Subodorant un piège, Coplan se garda de bouger.
  
  - Que voulez-vous ? s’enquit-il.
  
  - Vous aider à fuir.
  
  Et le blondinet produisit un Tokarev qu’il tendit à Coplan. Celui-ci examina l’automatique. Il était approvisionné, une cartouche dans la chambre et cran d’arrêt en position verrouillage. Cette fois, les événements prenaient un tour différent. Coplan se leva d’un bond pour s’habiller.
  
  - Vite ! pressa l’éphèbe qui jetait vers la porte des regards inquiets.
  
  Quand Coplan fut prêt, il le précéda hors de la cellule et le long du couloir à l’opposé de la salle des orgies. Coplan avait débloqué le cran de sûreté de l’automatique.
  
  Un coude à angle droit et le couloir buta contre une porte métallique que l’éphèbe ouvrit avec une clé. Un air froid et humide fouetta le visage de Coplan qui frissonna. Les vêtements remis par Nikolaï étaient trop légers pour la fraîcheur nocturne.
  
  Dehors, il faisait noir, et Coplan serra la crosse du Tokarev, son index recroquevillé sur la détente. Le sol était glissant. Coplan emboîta étroitement le pas au blondinet.
  
  Sur une place minuscule éclairée par un antique réverbère à gaz, était garée une de ces Fiat que la firme italienne fabriquait en Ukraine. L’éphèbe se jeta au volant, et Coplan se laissa tomber sur le siège passager.
  
  La voiture démarra en trombe, et parcourut un bon kilomètre, avant que son pilote ne pousse un soupir de soulagement.
  
  - Moi, c’est Piotr, lâcha-t-il, et vous, c’est Francis Carly, n’est-ce pas ?
  
  - Exact.
  
  - Je vais vous expliquer la situation. Boris vous attendait, inquiet que vous ne veniez pas. Il a compris lorsqu’il a su que Xenia Karadjian avait été raflée par la police. Il se proposait d’assurer lui-même le contact avec vous, mais...
  
  Un sanglot s’étrangla dans la gorge de Piotr.
  
  - ... Il s’est fait arrêter pour marché noir, condamner à mort et fusiller...
  
  Second sanglot plus déchirant que le premier.
  
  - Nous nous aimions, Boris et moi...
  
  Coplan l’avait compris.
  
  - J’ai un chagrin immense, je n’en dors plus, ne mange plus, ne...
  
  Agacé par ces débordements sentimentaux auxquels il ne croyait guère après ce qu’il avait vu des ébats de Piotr avec le vieillard, Coplan ramena la conversation sur la voie qui l’intéressait :
  
  - Qui est Nikolaï ?
  
  - Un représentant de la Mafia, spécialisé dans les rapts contre rançon. Il s’attaque aux nababs des républiques provinciales qui font fortune dans le marché noir et viennent se défouler au Derevnya. Mais il ne crache pas sur un Occidental bourré aux as, quand il s’en présente un. C’est ce que, dans son argot, il baptise un tchasovoïpoezd. Je sais qu’il exige de vous un million de dollars.
  
  - Et c’est ce qui vous a décidé à m’aider à m’évader ?
  
  - Non. C’est Tatiana.
  
  - Qui est Tatiana ?
  
  - Celle à qui Boris devait vous amener. Nous nous rendons chez elle.
  
  Curieusement, nota Coplan, ladite Tatiana vivait dans un immeuble à une centaine de mètres seulement de celui de Xenia Karadjian, près du pont Krimsky. Sur la rivière Moskova, un bateau mouche, illuminé comme un arbre de Noël, charriait vers l’appontement sa dernière cargaison de touristes.
  
  Dans l’ascenseur, Coplan enfouit l’automatique dans sa poche sans cependant relever le cran de sûreté, son index toujours bouclé sur la détente.
  
  Une faucille et un marteau stylisés ornaient la porte, surmontant les initiales T.K. Piotr sonna d’un doigt impatient. Malgré la fraîcheur de la nuit, des gouttes de sueur perlaient à sou front, en même temps que ses mâchoires mastiquaient furieusement un chewing-gum.
  
  Une voix étouffée traverse le panneau.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Piotr. Le colis est avec moi.
  
  La porte s’ouvrit. Elle avait quelque chose de touchant, la jeune fille qui apparut. A peine jolie, la lèvre boudeuse, les cheveux coiffés à la diable, le regard mutin, elle portait, et c’était un défi à cette heure de la nuit, une robe de taffetas blanc pékinée de velours noir, c’est-à-dire une toilette romantique à souhait, dont la jupe très froncée, gonflée de jupons, découvrait des jambes ravissantes.
  
  - Entrez, invita-t-elle.
  
  Piotr salua de la main et s’esquiva vers la cabine d’ascenseur.
  
  L’intérieur était coquet, douillet et tapissé en rose comme une bonbonnière.
  
  Coplan s’assit en conservant, dans la poche, la main serrée sur le Tokarev.
  
  - Mon nom est Tatiana. Je reviens d’un bal, ajouta-t-elle comme pour s’excuser de sa tenue. Vous voulez boire quelque chose ?
  
  - Un café fort, très serré, merci.
  
  Elle disparut dans la cuisine et revint quelques instants plus tard avec une cafetière, deux tasses et un sucrier. Elle s’installa devant lui puis, de sous un cendrier, elle démasqua une pièce d’un dollar en argent percé de deux trous formant un S. Coplan acquiesça d’un bref signe de tête.
  
  - Vous êtes chargée d’un message pour moi ? questionna-t-il.
  
  - Oui, de la part d’Alek.
  
  - Sa teneur ?
  
  - Il sera ici demain à midi pour vous rencontrer.
  
  - C’est tout ?
  
  - Oui.
  
  Elle arbora un large sourire.
  
  - Maintenant que nous avons liquidé le plan professionnel, parlons de choses futiles. Comment est-ce, Paris ? J’envisage de m’y rendre. Alek m’aidera sur le plan financier, d’autant qu’il faut bakchicher dur pour obtenir un passeport et un visa. Alors, comment est-ce, Paris ?
  
  - Moins féodal que Moscou, plaisanta Coplan. Sans doute, en tant que Moscovite, considérerez-vous notre capitale comme le symbole de la démocratie décadente.
  
  Elle sourit.
  
  - Vous en tenez pour la philosophie ?
  
  - Dans ce cas précis, plutôt pour la géopolitique.
  
  - Ce domaine ne m’attire guère. Je suis frivole, j’adore parler chiffons, m’amuser, profiter, manger, boire, paresser au lit. A Paris, je ferai du shopping, je dépenserai tout mon argent en vêtements, et en choses inutiles. Quel plus grand plaisir que de se payer quelque chose que l’on sait parfaitement inutile ?
  
  Elle se leva et fit glisser à terre les jupons qui gonflaient sa robe froncée.
  
  - Ces jupons ne sont-ils pas inutiles ? aguicha-t-elle avec une moue enfantine.
  
  - Le reste aussi, l’encouragea Coplan narquois.
  
  Elle éclata d’un rire qui sonnait frais, puis se dénuda sans fausse pudeur en dévoilant un corps d’adolescente à peine pubère avec un torse un peu plat et des épaules étroites, par rapport aux hanches pleines, aux cuisses fuselées et aux jambes bien galbées. L’ensemble était ravissant, estima Coplan dont la chair, en sommeil durant sa séquestration, s’éveilla en un désir impérieux.
  
  Tatiana s’empara de sa main libre.
  
  - Nous n’avons rien d’autre à faire avant demain midi, observa-t-elle.
  
  A son tour il se leva et la suivit dans la chambre tapissée de rose, elle aussi. Pendant qu’il se déshabillait, elle pressa le bouton d’un lecteur de cassette. Un slow de violon langoureux et nostalgique, joué par les balalaïkas, s’enfuit des baffles pour envahir la pièce.
  
  - Sensationnelle, cette musique, non ? s’extasia-t-elle.
  
  Il en convint mais elle ne prêtait pas attention à sa réponse, fredonnant les paroles du morceau, tout en détachant les nœuds qui retenaient sa chevelure rousse.
  
  Coplan avait l’expérience des rousses. Celles qu’il avait rencontrées étaient des volcans. Tatiana aussi. Avide du plaisir, elle repoussa les préliminaires auxquels son partenaire souhaitait s’adonner et se glissa sous son ventre pour qu’il la pénètre.
  
  - Vas-y fort ! haleta-t-elle. Le plus fort possible. Oui, comme ça, c’est bon, oui, oui !
  
  Elle appartenait à la race des femmes qui aiment parler durant l’amour. Sur ce plan, il était vain de tenter de la faire taire, même si Coplan préférait celles qui conservaient le silence durant ces moments précieux.
  
  Leur étreinte fut brève mais intense. La Moscovite le récompensa d’un long baiser passionné avant de se lever, de baisser le son du lecteur de cassette et de passer dans la salle de bains. Coplan en profita pour glisser le Tokarev sous l’oreiller. On ne savait jamais.
  
  Vêtue d’une robe de chambre, Tatiana revint avec un plateau. Vodka, saumon fumé, caviar et toasts.
  
  - Que fais-tu dans la vie ? questionna Coplan qui, devant ce luxe, se demandait d’où la jeune femme tirait ses revenus.
  
  - Du marché noir, qu’est-ce que tu crois ? répliqua-t-elle, un brin agressive. Mon mot d’ordre, c’est survivre. Dans ce pays, si tu obéis à la loi, tu végètes, tu vis comme un animal et, bientôt, le désespoir t’envahit. Alors, il ne reste qu’une solution, te saouler à mort chaque jour. Si tu forces trop, tu tombes dans la déchéance, tu clochardises. Va jeter un coup d’œil dans les squares à Moscou. Tu les verras, tous les rebuts de notre belle société. Du moins, si tu choisis la belle saison, parce qu’en hiver on les retrouve gelés et on les jette dans la fosse commune. C’est pourquoi je veux émigrer à l’Ouest.
  
  Coplan évita les commentaires, ce n’était pas son rôle. Il se contente donc de déguster l’en-cas délectable et, après avoir modérément sacrifié à quelques libations, il refit l’amour avec la Soviétique qui, derechef, manifesta un tempérament insatiable. Puis il s’endormit, la main sous l’oreiller refermée sur le Tokarev.
  
  
  
  L’une des qualités premières d’Alek était incontestablement la ponctualité car, à midi sonnant, il apparut en compagnie de Piotr. A peine les deux arrivants étaient-ils là que Coplan devina les tendres liens qui les unissaient. Avec une impudeur assez choquante, le bel éphèbe blond qui s’était soumis au Derevnya à la libido du vieillard à la barbe de grand mufti, se serrait amoureusement contre son compagnon. Probablement blasée, Tatiana sirotait en bâillant son thé brûlant.
  
  Mince et élancé, le visage botticellien, la peau mate, le regard andalou dans lesquels perçaient des lueurs cruelles, Alek possédait ce physique dont raffolent les homosexuels, un physique peu soviétique d’ailleurs, plutôt latin. Quand il parla en russe, Coplan reconnut immédiatement l’accent langoureux qui caressait les chuintantes slaves : un Grec.
  
  - Je vous ai apporté des vêtements décents car Piotr m’a dit qu’au Derevnya on vous avait travesti en éboueur.
  
  Tatiana s’esclaffa et pointa un doigt moqueur sur la tenue de Coplan.
  
  - C’est vrai, on dirait un bousourmane (Terme d’argot moscovite possédant deux sens: bougnoule et clodo), s’exclama-t-elle.
  
  Alek déposa un ballot aux pieds de Coplan.
  
  - Allez donc vous changer, vous aurez meilleure allure.
  
  Coplan s’exécuta. Devant l’armoire à glace, il dut reconnaître qu’Alek ne s’était pas trompé. Les vêtements lui seyaient à merveille. La provenance du costume était occidentale. Un Miss Man comme celui que portait un hôte du Derevnya. Pour un observateur superficiel, la conclusion aurait été évidente: obéissant aux impératifs de la perestroïka, toute la population dans la capitale s’habillait chez les grands couturiers parisiens. Rien, cependant, n’était plus faux. Ceux qui possédaient les moyens de sacrifier au bon goût évoluaient dans les cercles marginaux du marché noir.
  
  Coplan terminait de lacer les chaussures lorsqu’un fracas de vitre brisée retentit. D’un bond, il récupéra le Tokarev dont il débloqua le cran de sûreté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  La porte était demeurée entrebâillée. Coplan s’effaça contre le mur et jeta un coup d’œil dans la pièce d’à côté. Tatiana, Piotr et Alek levaient les mains. Une expression terrorisée était peinte sur les traits des deux premiers. En revanche, le Grec restait impassible. Le regard durci, il serrait les dents d’un air farouche.
  
  - C’est la fin du voyage pour toi, lança d’un ton jubilatoire une voix à l’accent moyen-oriental très prononcé.
  
  - On va vous descendre tous les trois, renchérit un second individu qui, à sa façon de parler, était né lui aussi sur les rives méridionales de la Caspienne.
  
  - Pourquoi eux ? protesta Alek. Vous en avez après moi. Eux sont hors du coup. Épargnez-les.
  
  - Les témoins ont tendance à être trop bavards. Tu connais le vieux principe ?
  
  Coplan se pencha sur le lit et ramassa un oreiller froissé sur lequel traînait un cheveu de Tatiana. Il colla le coussin contre le canon du Tokarev puis, en position de crouch, s’élança dans la pièce voisine. Un vent tiède pénétrait à travers la vitre brisée. Barbe et cheveux noirs, le teint olivâtre, deux hommes jeunes dont l’un portait des lunettes, arboraient un croissant islamique au revers de leur veston. Ils arboraient aussi un Tokarev tout pareil à celui que brandissait Coplan, avec, cependant, une notable différence. Le sien tirait plus vite. Étouffées par l’épaisseur de l’oreiller, les détonations se contentèrent de tousser mais la volée de balles frappa au cœur.
  
  En quelques secondes, la cause fut entendue. Bouche bée, Tatiana et Piotr étaient blafards. Alek lui hocha la tête.
  
  - Bien joué, Francis, félicita-t-il d’un ton neutre.
  
  Sans lui prêter attention, Coplan s’en alla fouiller les poches des cadavres. Passeports iraniens, cartes d’étudiant à l’université Patrice Lumumba, réservée aux étrangers du Tiers-Monde. Probablement une couverture.
  
  - Fichons le camp d’ici, décida Alek. Sous peu, ça va sentir mauvais pour nous.
  
  - Mais c’est mon domicile, paniqua Tatiana.
  
  - Toi qui voulais passer à l’Ouest, c’est le moment, répliqua le Grec.
  
  - Al’... à l’Ouest? bégaya Piotr. Avec quel argent ?
  
  - De l’argent, j’en ai, s’impatienta Alek.
  
  Tatiana battit des mains.
  
  - C’est vrai ?
  
  Coplan délogea des Tokarev les chargeurs intacts et les enfouit dans sa poche, puis s’adressa à Alek :
  
  - Comment comptez-vous sortir de ce pays ?
  
  - Clandestinement. Filons vite, pressa-t-il. Malgré l’oreiller quelqu’un a pu entendre les détonations. Ne courons aucun risque. Si nous jouons de malchance, la Milice sera ici d’un instant à l’autre.
  
  Coplan inclina la tête en signe d’assentiment.
  
  Dehors, il faisait très beau. La Fiat de Piotr était garée le long du trottoir. Piotr se glissa au volant et Alek prit place à ses côtés tandis que Coplan et Tatiana s’installaient à l’arrière. L’éphèbe démarra en trombe.
  
  Deux heures plus tard, ils atteignaient les limites de la zone ouverte ( Zone périphérique à l’intérieur de laquelle la circulation est autorisée sans permis spécial) qu’il se garda bien de franchir, à la satisfaction de Coplan dont la nervosité grandissait. Au contraire, il tourna dans une route étroite qui s’enfonçait dans la forêt, et se transformait en mauvais chemin de terre sur lequel la voiture cahota dangereusement. Au bout, une maison modeste, en rondins de bois, squattait la clairière.
  
  - Où sommes-nous ? s’enquit Coplan qui, jusque-là, avait gardé le silence mais conservait ses sens en alerte et sa main sur le Tokarev.
  
  - Chez un ami, répondit Alek.
  
  - Qu’attendez-vous de lui ?
  
  - Qu’il nous fasse sortir de ce fichu pays. Il est bien placé pour le faire. Et il est mon débiteur. J’exigerai qu’il paie sa dette.
  
  - Par quel moyen comptez-vous franchir la frontière ? insista Coplan. Train, bateau, avion, voiture ?
  
  - L’avion.
  
  Coplan ne put pousser plus loin son interrogatoire car la Fiat s’arrêtait devant un homme qui émergeait d’entre les bouleaux remorquant une tronçonneuse dont le fil était relié à un générateur à essence blotti dans une cabane ouverte aux quatre vents, détail qui étonna Coplan. Cet aménagement paraissait peu pratique pour la saison hivernale.
  
  - Salut, Dimitri, lança Alek après avoir sauté à terre. Je peux te parler ?
  
  Dimitri, un gros homme rougeaud, aux yeux froids, lâcha sa tronçonneuse, se pencha vers la Fiat dont il inspecta l’intérieur. Son regard s’appesantit sur Coplan dont le poil se hérissa. Dimitri ne lui inspirait aucune confiance.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna ce dernier d’une voix râpeuse en s’adressant à Alek.
  
  - Je t’expliquerai. Allons faire un tour dans les bouleaux.
  
  Les deux hommes s’éloignèrent et, imité par Tatiana et Piotr, Coplan sortit de la voiture. Le soleil tapait dur sur la clairière, et Tatiana proposa d’entrer dans la maison où régnait une atmosphère fraîche grâce à un climatiseur made in U.S.A. La jeune femme s’affaira à préparer du thé pendant que Coplan se postait près de la fenêtre.
  
  - Qui c’est, ce Dimitri ? lança-t-il par-dessus son épaule.
  
  Piotr s’éclaircit la gorge.
  
  - Un type de la Mafia.
  
  - Il est digne de confiance ?
  
  - S’il touche un paquet de fric, oui, et Alek a du fric.
  
  Lentement, Coplan se retourna et lui fit face.
  
  - C’est la raison pour laquelle tu t’es collé à lui ? questionna-t-il d’une voix à dessein agressive.
  
  Les longs cils féminins papillotèrent.
  
  - Que veux-tu dire ? répliqua l’éphèbe, faussement innocent.
  
  - Tu m’as raconté que Boris Elkine était ton amant avant qu’il se fasse fusiller. A présent, tu frétilles pour Alek. Tu ne serais pas une petite pute ?
  
  Nullement vexé, Piotr s’assit sur une chaise et sourit.
  
  - Dans ce pays, la première loi, c’est survivre. Par n’importe quels moyens. Vous autres, Occidentaux, n’arrivez jamais à comprendre cela. Demande à Tatiana. Elle réagit comme moi. Pute ou pas pute, honnête ou malhonnête, communiste ou pas communiste, ça n’existe pas. Ce qui compte, c’est de se lever le matin avec assez de fric pour profiter de la vie. Gorbatchev n’agit pas différemment. Qu’est-ce que tu crois ? Que ça lui fait plaisir d’imposer la perestroïka ? S’il pouvait faire autrement, il le ferait. Seulement, avec les bons vieux principes de Staline et de Brejnev, il ne survivra pas, alors il change de politique. Pour survivre. Comme moi ou Tatiana.
  
  Celle-ci revenait avec le plateau. Elle écouta la fin de la tirade et hocha la tête.
  
  - Piotr a raison. Déjà, Dostoïevski l’écrivait dans Souvenirs de la maison des morts : « Ce que je veux entendre, c’est le cri du coq demain matin. »
  
  Coplan s’assit pour boire son thé et, par la fenêtre, vit Alek et Dimitri revenir à grands pas. Ils entrèrent dans la maison en silence, puis Dimitri disparut avant de revenir vêtu d’un complet de ville. Sans un mot, il sortit et gagna le garage qui abritait une Volvo 720 rutilante. L’instant d’après, il démarrait. Alek soupira.
  
  - Il est d’accord pour nous faire évader. Il sera de retour demain matin.
  
  Piotr vint se pelotonner contre lui.
  
  - Tu m’emmènes ? susurra-t-il.
  
  - Naturellement.
  
  Tatiana s’engouffra dans la brèche.
  
  - Moi aussi ?
  
  - Je te l’ai promis, non ?
  
  Agacé, Coplan repoussa sa tasse, se leva et invita Alek à le suivre.
  
  - Allons marcher dans le bois. Il est temps de parler sérieusement.
  
  Alek acquiesça. Quand ils furent dans l’allée ombreuse, il allégua de sa bonne foi :
  
  - Une série d’imprévus a dérangé mes projets. D’abord, Xenia Karadjian stupidement coffrée par la police. Ensuite, Boris Elkine fusillé pour marché noir. Quant à vous, vous avez été séquestré par Nikolaï. Enfin, aujourd’hui, deux Iraniens ont voulu m’assassiner. C’est beaucoup. Je réclame votre indulgence, en même temps que je vous dois des félicitations. Vous vous êtes admirablement débrouillé pour l’élargissement de Xenia. En outre, votre intervention, Tokarev en main, a été déterminante pour nous sauver la vie. Félicitations et remerciements.
  
  - Pourquoi ces Iraniens voulaient-ils vous tuer ?
  
  Le regard fuyant, Alek mordilla une brindille qu’il venait de ramasser.
  
  - Une vieille histoire. Parlons d’autre chose, voulez-vous ?
  
  - D’accord. Je suis ici pour conclure une transaction. Vous avez offert d’élucider la mort de Marc Valleau et de nous révéler le moyen utilisé pour l’assassiner. Ceci en échange de cinq millions de dollars. Exact ?
  
  - Exact.
  
  - Nous devons, par conséquent, définir les modalités de notre transaction pour que tout le monde y trouve son compte à condition que ce que vous avez à vendre soit digne d’intérêt pour nous, ce que j’ignore encore.
  
  Alek s’adossa au tronc d’un bouleau.
  
  - Votre petit discours est pertinent. Soyez-en sûr, ce que j’ai à vendre présente le plus grand intérêt.
  
  - Je ne me contente pas de ce genre d’assertions. Il me faut du concret.
  
  Alek alluma une cigarette, puis se reprit et tendit son paquet à Coplan qui accepta. Tout en tirant quelques bouffées, le Grec, les yeux plissés, jaugeait Coplan.
  
  - C’est moi qui ai tué Marc Valleau, livra-t-il.
  
  Coplan demeura impassible.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Essentiellement deux. D’abord : il gênait la Syrie dans sa politique au Liban. Ensuite, pour prouver l’efficacité du moyen que j’ai utilisé.
  
  - Prouver cette efficacité aux yeux de qui ?
  
  - De Damas.
  
  - Aujourd’hui, Damas est convaincu ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, où est votre problème ?
  
  - Les Syriens me proposent deux millions de dollars, j’en exige cinq.
  
  - Ce que vous venez de me révéler, je tiens à vous le dire tout de suite, ne vaut pas un dollar, en ce qui me concerne.
  
  - Évidemment puisque vous n’avez aucun moyen de contrôler mes dires.
  
  - Alors, que suggérez-vous ?
  
  - Un meurtre commis dans les mêmes conditions. Vous assisterez à l’exécution et, de visu, vous verrez que ma méthode vaut cinq millions de dollars. Après nous prendrons rendez-vous pour échanger le procédé contre l’argent. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je ne suis pas contre mais qui sera la seconde victime ?
  
  - Votre choix.
  
  - Pardon ?
  
  - Ne me dites pas, persifla Alek, que les Services Spéciaux français ne souhaitent pas se débarrasser d’un individu gênant quelque part dans le monde. Un traître, un agent double, voire le chef d’État d’une ex-colonie prêt à basculer dans un camp ennemi, ou compromis dans un trafic quelconque. Je me propose de faire le travail à la place de votre Service Action, je suis arrangeant, non ? Désignez-moi la cible, c’est tout ce que je demande.
  
  Coplan tira longuement sur sa cigarette sans proférer une parole.
  
  - Qu’en dites-vous ? insista Alek.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  En dépit de son tempérament volcanique, Tatiana n’avait fait l’amour qu’une seule fois avec Coplan, puis s’était endormie, terrassée par les événements de la journée. Dans la seconde chambre, Alek et Piotr s’en donnaient à cœur joie et Coplan percevait leurs soupirs à travers la mince cloison.
  
  Obéissant à sa méfiance naturelle, il roula à bas du lit, passa dans la salle de bains, se doucha, puis se rhabilla subrepticement avant de prendre une couverture dans l’armoire, qu’il emporta en même temps que le Tokarev.
  
  Au rez-de-chaussée, il étala la couverture derrière le canapé auquel il emprunta un coussin. Ainsi paré, le Tokarev à portée de la main, il s’endormit d’un sommeil léger.
  
  L’aube le réveilla et ses sens furent immédiatement en alerte. Étouffé par la forêt, lui était parvenu un bruit de moteur. Il se leva et sortit pour contourner la maison et s’abriter derrière la cabane du générateur à essence.
  
  Un quart d’heure s’écoula avant qu’il ne vît émerger entre les bouleaux Dimitri accompagné de Nikolaï. Un sourire flotta sur ses lèvres. La gueule de faux témoin de Dimitri ne l’avait pas trompé. Comment ne pas craindre une trahison de la part d’un membre de la Mafia soviétique ? Et si Alek se montrait imprudent dans ce domaine, comment lui faire confiance par ailleurs ?
  
  Dimitri et Nikolaï n’étaient pas seuls. Leurs sbires, une demi-douzaine, s’égayaient à travers les arbres afin de cerner la maison. Il fallait attaquer maintenant, décida Coplan, et éviter d’être pris à revers.
  
  Comptant sur l’effet de surprise, un trio piquait droit vers l’arrière de la maison. Coplan dévissa le bouchon d’un jerrican qu’il fit basculer et imbiba d’essence un vieux chiffon graisseux préalablement roulé en mèche. Il en introduisit une extrémité dans le conteneur, alluma l’autre bout et se releva précipitamment pour catapulter le jerrican à quelques mètres du trio.
  
  Cela produisit le résultat escompté. Le bidon explosa, projetant le liquide enflammé sur les trois hommes qui furent bientôt transformés en torches hurlantes.
  
  Coplan s’agenouilla et, le Tokarev en main, fit feu sur les arrivants.
  
  L’effet de surprise avait changé de camp.
  
  Afin de couper leur retraite à Dimitri et Nikolaï, Coplan avait choisi pour cibles les trois sbires de l’arrière-garde. Son tir fut nourri et précis : ceux qu’il visait tombèrent.
  
  Au jugé, Nikolaï et Dimitri ripostèrent sans atteindre Coplan qui s’était jeté à terre. Paniqués, les deux hommes tentaient de refluer vers le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir.
  
  Coplan introduisit un chargeur neuf dans le Tokarev et, courbé en deux, zigzagua entre les arbres.
  
  Ce fut lui qui arriva le premier auprès des deux voitures du commando. Il s’embusqua derrière la Volvo 720 et attendit.
  
  Nikolaï et Dimitri ne furent pas longs. Coplan bondit hors de sa cachette.
  
  - Lâchez vos armes ! intima-t-il d’une voix rude.
  
  Les deux Soviétiques cillèrent, hésitèrent puis obtempérèrent. Ils étaient furieux. Dimitri apostropha Nikolaï d’un ton aigre:
  
  - C’est lui ton million de dollars de rançon ? Autant dire tout de suite qu’il va te glisser entre les doigts !
  
  Furieux mais en même temps curieux, Nikolaï dévisageait Coplan avec intérêt.
  
  - Il est impossible que vous ne soyez qu’un homme d’affaires, lâcha-t-il enfin. Pas avec cette science des armes à feu et ces astuces de guérillero pour balancer un jerrican d’essence enflammée !
  
  - Demi-tour, ordonna Coplan.
  
  A contrecœur, ils s’exécutèrent.
  
  - Marchez vers la maison!
  
  Au passage, il ramassa les Tokarev qui gisaient sur l’herbe.
  
  Alek, Piotr et Tatiana, réveillés par les détonations, sortaient prudemment de la datcha. Des flammes grimpaient là où se carbonisaient les trois cadavres. Coplan expliqua rapidement ce qui s’était passé. Rouge de colère, Alek s’avança et gifla Dimitri en dévidant un chapelet d’injures, puis il le saisit par le cou.
  
  - Où est l’avion? éructa-t-il.
  
  - A l’endroit convenu, articula péniblement le Soviétique car la poigne d’Alek lui broyait la pomme d’Adam.
  
  - Si tu cherches à me doubler, tu es un homme mort !
  
  Alek le lâcha, et avisant un des Tokarev que Coplan avait dans sa ceinture, il l’arracha, se tourna vers Nikolaï et lui tira froidement une balle en pleine front. Piotr et Tatiana se détournèrent, écœurés, tandis que Dimitri devenait blafard.
  
  - Avertissement, ricana Alek à l’intention de ce dernier. Maintenant, en route.
  
  La petite troupe regagna la Volvo 720 dont Dimitri prit le volant. A l’intérieur, les cinq passagers muets étaient tendus, et Coplan conservait la main sur son Tokarev.
  
  Le trajet dura une heure, par des chemins tracés au cordeau à travers la forêt. Puis la Volvo déboucha sur une piste asphaltée, entre deux hangars métalliques flanqués d’une baraque en bois. Dans l’un des hangars, deux hommes en bleu de mécanicien s’affairaient autour d’un vieil avion à moteurs, un DC-3 antédiluvien d’un vilain vert écaillé et aux hélices rongées par la rouille.
  
  - C’est avec ça que vous comptez fuir ? s’offusqua Coplan.
  
  - Ne vous tracassez pas, il vole, c’est le principal, rétorqua Alek.
  
  - A deux cent quatre-vingt-dix kilomètres ! objecta Coplan.
  
  - On s’en moque. A basse altitude, il évite les radars et dispose de 2 500 kilomètres d’autonomie, ça nous suffit ! Braquez les deux mécanos, moi je m’occupe du reste. Arrête-toi, Dimitri !
  
  Coplan ouvrit la portière et bondit, l’automatique à la main. Les hommes en combinaison bleue levèrent les bras, ahuris.
  
  L’affaire fut vite réglée. Poussé par Alek, Dimitri s’installa au poste de pilotage. Tatiana et Piotr les rejoignirent et Alek passa son arme à ce dernier, puis il sauta à terre, courut vers Coplan et lui arracha le second Tokarev. Celui-ci n’eut pas le temps de réagir que déjà Alek avait logé une balle dans le crâne des deux mécaniciens.
  
  - Inutile de laisser des bavards derrière nous, expliqua-t-il. Bon, maintenant aidez-moi à lancer les hélices.
  
  Les moteurs crachotèrent, puis vrombirent. Alek entraîna Coplan vers l’échelle métallique.
  
  Dimitri se prépara à faire son point fixe et un quart d'heure plus tard, le DC-3 décollait.
  
  - Où allons-nous ? s’enquit Coplan.
  
  - En Finlande. C’est le plus proche, répondit Alek qui, tout réjoui, se frottait les mains.
  
  - A qui appartient cet appareil ?
  
  - A la Mafia. Dimitri s’en sert pour faire de la contrebande pour le marché noir.
  
  - Quels sont les risques d’interception?
  
  Alek eut un gloussement moqueur.
  
  - Quasiment nuls. Dimitri va suivre un itinéraire en zigzag à très basse altitude, hors de portée des radars. Il connaît la route par cœur. Il n’est pas le seul, d’ailleurs. Les autres zincs de la Mafia l’empruntent aussi. L’U.R.S.S., depuis quelque temps, est un vrai gruyère. Vous vous souvenez de ce jeune Berlinois qui a atterri sur la place Rouge après avoir franchi la frontière sans encombre ?
  
  - Comment ce DC-3 était-il prêt à décoller alors que Dimitri et Nikolaï voulaient prendre d’assaut la datcha ?
  
  - Parce que Dimitri, sachant l’intérêt que vous portait Nikolaï, vous excluait du marché qu’il a passé avec moi, mais il entendait tenir sa promesse envers Piotr, Tatiana et moi.
  
  Coplan se satisfit de cette réponse mais revint sur l’itinéraire de l’avion :
  
  - A voyager en zigzag, on risque de dépasser notre autonomie de vol ?
  
  - Nous volerons en tout deux mille kilomètres, ce qui nous en laisse cinq cents de marge. Ne vous inquiétez pas, Dimitri a tout intérêt à ce que notre vol soit sans histoires. Allez vous asseoir, moi je prends la relève de Piotr.
  
  L’appareil n’était équipé que d’une rangée de sièges, l’espace restant étant réservé à la cargaison. Coplan prit place à côté de Tatiana qui souriait.
  
  - Enfin, s’enthousiasma-t-elle, je vais connaître l’Ouest ! Dis, tu me feras visiter Paris ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Ce n’est pas une promesse en l’air ?
  
  - Puisque nous sommes en altitude, c’est automatiquement une promesse en l’air, répliqua-t-il en se reprochant ce calembour détestable.
  
  Tatiana se renfrogna.
  
  - Tu me laisseras tomber, conclut-elle.
  
  - C’est Alek qui me laissera tomber.
  
  Elle haussa un sourcil surpris.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Tu verras.
  
  Il ne pouvait lui expliquer les détails de son arrangement avec Alek. Aussi ferma-t-il les yeux et feignit-il de dormir.
  
  Comme il l’avait calculé, à près de trois cents kilomètres à l’heure en vitesse de pointe, le voyage dura sept heures.
  
  Lorsque l’avion perdit de l’altitude, Piotr applaudit :
  
  - Nous sommes en Finlande !
  
  - Hourra ! jubila Tatiana.
  
  Coplan regarda par le hublot. Un lac avec des gens dans l’eau et d’autres qui se doraient au soleil. Plus loin, une forêt. Enfin, apparut une piste et l’appareil entreprit de se poser. Lorsqu’il s’immobilisa, Coplan déverrouilla la porte et aida Tatiana à sauter à terre. Piotr la suivit et Coplan se retourna vers Alek qui, le Tokarev à la main, le regardait fixement. Dimitri prit la parole :
  
  - Vous voilà arrivés. Dans le hangar, vous trouverez une camionnette Ford. Les clés sont sur le tableau de bord.
  
  - Et toi, que vas-tu faire ? s’enquit Alek.
  
  - Le plein, et repartir. Il n’est que quatorze heures. Je serai de retour à la nuit. Je ne risque rien, je pourrais piloter les yeux fermés, tellement je connais le trajet, ne t’inquiète pas.
  
  - Je ne m’inquiète pas, rétorqua Alek en déplaçant le canon de son arme. Je me demande simplement s’il ne serait pas préférable de t’éviter le voyage du retour. Je tiens beaucoup à ce que l’on ignore que j’ai quitté l’Union soviétique.
  
  Coplan détourna la tête. Le sort de Dimitri était scellé. Alek n’était peut-être pas l’assassin de Marc Valleau mais, en tout cas, il en présentait le profil.
  
  La détonation claqua et le sang éclaboussa le plexiglas du cockpit. Coplan sauta à terre et rejoignit Tatiana et Piotr sous le hangar. Coplan fouilla le compartiment à gants de la Ford, découvrit une carte qu’il déplia sur le capot. L’itinéraire pour Kotka, la ville la plus proche, était tracé au crayon bleu. A environ deux cents kilomètres d’Helsinki.
  
  La démarche chaloupée, l'air guilleret, Alek vint se pencher à son tour sur la carte.
  
  - Si on poussait jusqu’à Helsinki ? proposa-t-il.
  
  - Bonne idée, concéda Coplan. A Kotka, il n’y a sûrement pas de lignes aériennes régulières.
  
  - Il nous faudra trois heures, à tout casser. Ensuite, chacun va de son côté. Vous n’avez pas oublié comment me contacter, si vos services donnent suite à mon offre ?
  
  - Tout est gravé dans ma mémoire.
  
  - Dans ce cas, partons.
  
  Alek rameuta Tatiana et Piotr :
  
  - Allez, on s’en va.
  
  A dix-sept heures trente, Alek déposait Coplan devant la gare d’Helsinki.
  
  - Tu nous quittes ? s’étonna Tatiana. Et ma visite de Paris ?
  
  - Ce n’est que partie remise, éluda Coplan.
  
  Le Ford redémarra. Mains croisées dans le dos, Coplan la regarda s’éloigner, puis disparaître. Il attendit encore une bonne dizaine de minutes, et, satisfait, gagna une petite rue où il s’arrêta devant un hôtel particulier cossu. Il sonna. La bouche collée à l’interphone, il s’identifia par son code personnel. Au bout de cinq minutes, le temps de vérifier le code avec Paris, la porte s’ouvrit sur un homme chauve, au visage lugubre, aux yeux mornes, mais Coplan savait qu’il trompait bien son monde. Lieutenant-colonel de la D.G.S.E., il réceptionnait à Helsinki les transfuges de l’Est.
  
  - Entrez, invita-t-il. Que puis-je pour vous ?
  
  - Je suis sans un sou. J’ai besoin d’argent et d’un passeport pour rentrer à Paris.
  
  L’officier esquissa un sourire soulagé.
  
  - Voilà une requête facile à satisfaire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Ses anciens collègues du K.G.B. n’auraient pas reconnu Maksim Ivanovitch Borgnine sous les traits de ce gentleman à l’allure british, ni vieux beau, ni chasseur de grouses écossais. Rétréci, le long nez busqué, remodelées, les oreilles en pavillons de marine, remplacés, les cheveux disparus, gommée, la couperose des joues, épaissies, les mâchoires étriquées, et durci, le menton un peu veule. Masqués par les lentilles noires, les yeux avaient perdu leur profondeur bleu Baltique, et des injections hypodermiques avaient bronzé le teint qui était devenu celui d’un golfeur impénitent.
  
  Qui à Moscou se serait souvenu du transfuge sauf quand il parlait. Les professeurs d’élocution avaient baissé les bras. Maksim Ivanovitch Borgnine conserverait son lourd accent slave jusqu’à sa mort.
  
  En l’instant présent ce handicap importait peu.
  
  Le Vieux pointa sa règle sur le portrait-robot que Coplan avait tracé avec l’aide du commissaire principal Tourain et de ses spécialistes de la D.S.T.
  
  - Au travail, Maksim, invita-t-il. Vous connaissez cet homme ?
  
  Le Soviétique fronça les sourcils. Il se flattait de posséder une mémoire d’éléphant, c’était, d’ailleurs, la condition pour que les Français continuent à l’entretenir grassement et à le protéger.
  
  Un long moment, il resta silencieux, en fumant une Dunhill mentholée en dégustant l’excellent armagnac du Vieux. Bien calé dans son fauteuil, attentif au pli de son pantalon, il compartimentait son cerveau, et fouillait sa mémoire.
  
  - Quel âge ? questionna-t-il.
  
  - Environ trente ans, répondit Coplan.
  
  - Et vous êtes sûr qu’il est grec ?
  
  - Simple supposition.
  
  - Basée sur quoi ?
  
  - Son accent lorsqu’il parle russe.
  
  Borgnine se rengorgea. Il allait donner une leçon à ces Français et leur prouver la supériorité des Soviétiques.
  
  - Les Grecs et les Turcs ont le même accent lorsqu’ils parlent russe, renvoya-t-il avec condescendance.
  
  - Imaginons qu’il soit turc, concéda Coplan. Êtes-vous plus avancé ?
  
  - Et c’est un tueur ?
  
  - Oui.
  
  - Dessinez-moi une courte barbe pointue.
  
  Tourain s’exécuta. Borgnine tira posément sur sa cigarette.
  
  - Rabattez les cheveux sur le front, exigea-t-il.
  
  A nouveau, le commissaire de la D.S.T. obtempéra.
  
  - Avec un nez plus aquilin, un nom me vient à l’esprit, poursuivit le Soviétique en redressant le menton.
  
  - Lequel ? questionna le Vieux.
  
  - Ogül Sirvak.
  
  - Son historique ?
  
  - Nationalité turque, environ trente ans. Étudiant. A milité très jeune dans une organisation locale d’extrême droite, « les Loups gris », à laquelle appartenait le Turc qui a tenté d’assassiner le Pape voici quelques années. Très vite, est devenu indépendant et a travaillé pour nous au coup par coup pour des O.P.S. ( Opération ponctuelle sélective. Euphémisme désignant, dans le jargon des Services Secrets, l’assassinat) Parallèlement, a œuvré pour des Services du Proche et Moyen Orients. Les chefs des Services Spéciaux là-bas étant presque tous homosexuels, Sirvak a eu beaucoup de succès auprès d’eux, lui-même étant pédéraste. Pour être plus précis, je dirais qu’il est bisexuel, car de temps en temps, il aime les femmes. En ce qui concerne les missions que nous lui avons confiées, j’en connais trois diligentées par le Direktorat auquel j’appartenais. D’abord l’exécution à Tunis d’un dirigeant de l’O.L.P. Puis : l’élimination à Beyrouth d’un lieutenant-colonel américain dont l’activité nous gênait. Enfin l’annulation (Équivalent d’O.P.S.) par une franchise ( Exécution d’une mission par une tierce partie) d’un évêque polonais, émigré au Vatican, qui favorisait outrageusement, au gré du gouvernement de Varsovie, le mouvement Solidarnosc. Je suis persuadé que Sirvak a été utilisé à d’autres reprises, mais n’en ai pas la preuve. Puis-je avoir un peu d’armagnac ?
  
  Borgnine esquissa une grimace satisfaite. Il les bluffait, ces Français ignares ! Bien entendu, il avait évité de révéler que lui-même étant sporadiquement homosexuel, il se souvenait avec délices des nuits passées entre les bras d’Ogür Sirvak.
  
  Coplan lui remplit son verre.
  
  - Je crois qu’il s’agit de notre homme, déclara-t-il, enchanté. Beau boulot, Maksim Ivanovitch.
  
  Ce dernier, toujours consciencieux, crut bon de recommander :
  
  - Prenez garde, il est dangereux. La vie humaine ne compte pas pour lui.
  
  - Il se drogue ?
  
  - Trop intelligent pour ça.
  
  - Quelles sont ses motivations ?
  
  - L’esprit de lucre, c’est tout.
  
  - Dispose-t-il d’un point fixe où il se reposerait, se cacherait ?
  
  - A ma connaissance, non. D’ailleurs, ces globe-trotters de l’assassinat n’en ont jamais.
  
  - J’ai à vous parler, Coplan, intervint le Vieux. Venez donc avec moi.
  
  Il l’entraîna dans son bureau.
  
  - Le délai que vous a accordé Alek Ogül Sirvak est court, observa-t-il. Il nous faut songer à la cible.
  
  - Vous avez quelqu’un en tête ? aiguillonna Coplan.
  
  - Slimane Ojji.
  
  Coplan retint son souffle. Ce salaud allait-il enfin payer ses crimes ? C’est lui qui avait téléguidé l’attentat contre le contingent français de la F.I.N.U.L. au Liban. Bilan: 78 parachutistes écrasés sous des blocs de béton. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, il avait tué de sa main un capitaine de la D.G.S.E. en mission. Entre Lyon et Paris, il avait provoqué le déraillement d’un T.G.V. : bilan : 94 victimes dont 37 morts. A la roquette, dix ans plus tôt et pour le compte des indépendantistes corses, il avait abattu une Caravelle d’Air Inter : 101 morts.
  
  Il était bien le digne pendant d’un Ogül Sirvak, à la différence que ce dernier n’avait pas, apparemment, œuvré contre la France.
  
  - Un mercenaire tuant un autre mercenaire, le schéma me paraît moral, rêvassa le Vieux.
  
  - Où se cache ce salopard ?
  
  - Aux Comores. Il a vieilli et a pris peur. Aujourd’hui, il tremble à l’idée que nous allons lui régler son compte. L’asile lui est refusé dans les pays qui l’ont si grassement rétribué pour nous porter ses coups. Alors, il s’est rabattu sur les Comores, indépendantes depuis peu et dont la population est en majorité islamique. Il a racheté une citadelle en ruines, l’a restaurée, a engagé des gardes du corps et s’est assuré la sympathie des autorités. Plusieurs fois, j’ai envisagé une action de commando contre la forteresse, mais les éventuelles complications diplomatiques m’en ont dissuadé. Techniquement, ce serait pourtant facile puisque, l’une des îles, Mayotte, a choisi de rester française. De là on aurait pu expédier une petite unité de choc pour faire sauter cette satanée citadelle et abattre Slimane Ojji ! Seulement la position de Mayotte est délicate et la géopolitique imposant de ménager les Comoriens, je suis obligé de garder mon calme... Mais si cet Alek était capable de mijoter un coup qui, discrètement, conduirait à l’annulation de ce salopard d’Ojji, je suis preneur !
  
  Le patron des Services Spéciaux marqua un temps d’arrêt, se passa une main dans les cheveux et articula avec netteté:
  
  - Nous proposerons Slimane Ojji comme cible à Alek. Le test sera excellent. S’il parvient à nous en débarrasser, nous pourrons aborder avec lui la négociation sur les cinq millions de dollars qu’il demande.
  
  Le Vieux poussa vers Coplan un volumineux dossier.
  
  - Tout ce que vous avez toujours voulu savoir et que vous n’avez jamais osé demander au sujet des Comores. Plans, cartes, photographies. Détaillés à souhait. Et le joyau : la citadelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  En treillis poussiéreux, les soldats du génie démolissaient le Mur qui, depuis vingt-huit ans, coupait la ville en deux. Armés de pioches, des civils étaient parvenus à grimper sur le toit de la porte de Brandebourg et s’attaquaient à la pierre. Des policiers, les Vopos de sinistre mémoire, dressaient des échelles pour monter à leur tour empêcher la destruction d’un monument historique aussi prestigieux. A travers les brèches s’engouffraient des hordes d’Allemands de l’Est qui profitaient de l’aubaine pour s’échapper à l’Ouest.
  
  - Combien d’espions, de saboteurs, de provocateurs, se sont mêlés aux réfugiés ? soliloqua Coplan, morose.
  
  - Dix pour cent agissent sur ordre, affirma Alek, catégorique, en écartant à son tour le rideau. Ils vont rejoindre les Verts, et la R.F.A deviendra un peu plus pacifiste, ce qui apaisera Moscou qui craint toujours les revanchards de Bonn. A tort, car la bourgeoisie allemande n’a qu’un objectif: faire des affaires dans les pays de l’Est.
  
  - Vous haïssez la bourgeoisie ?
  
  - Partout où elle a acquis le pouvoir, elle a détruit les relations humaines pour les remplacer par la dure loi de l’argent et du profit. Elle a dévoyé la religion et l’amour en érigeant en principes l’égoïsme et l’individualisme. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange et substitué aux libertés l’unique et impitoyable liberté du commerce.
  
  - Cette diatribe n’est pas de vous, fit remarquer Coplan.
  
  - Elle est de Karl Marx.
  
  - J’avais reconnu son analyse, mais j’ignorais que vous étiez un idéologue. Je vous savais seulement tueur.
  
  - On peut être tueur et idéologue, riposta Alek en se redressant avec arrogance.
  
  - Et aussi, poursuivit Coplan acerbe, tueur, idéologue et commerçant. Vous ne crachez pas sur le profit. A preuve : les cinq millions de dollars que vous réclamez.
  
  - C’est de la récupération. Vous appartenez à un pays capitaliste, donc bourgeois. Je récupère ce que vous avez volé aux travailleurs. Je suis logique.
  
  - Non.
  
  - Comment ça, non ?
  
  - La récupération est une notion anarchiste, non marxiste.
  
  Un peu stupéfait, Alek contempla un instant Coplan puis éclata de rire.
  
  - Maintenant, c’est vous l’idéologue. Bon, oublions les ressortissants de la R.D.A. en fuite et examinons notre dossier.
  
  Alek abandonna la fenêtre et s’assit à la petite table que cet hôtel de second ordre mettait à la disposition de sa clientèle. Pendant une bonne heure, il étudia le dossier que Coplan avait apporté, puis enfin laissa tomber:
  
  - Pas de problème pour moi. Naturellement, je devrai reconnaître les lieux. Qui est la cible ?
  
  - La série de photos marquées 14.
  
  - Le visage m’est familier.
  
  - Vous avez peut-être croisé l’intéressé. Il s’appelle Slimane Ojji.
  
  - Non, je ne le connais pas, mais il a vraiment une sale gueule. Rien que pour ça, il mérite de crever.
  
  - Karl Marx n’approuverait pas vos critères, ironisa Coplan.
  
  Alek haussa les épaules sans répondre.
  
  - Au fait, que sont devenus Tatiana et Piotr ? reprit Coplan.
  
  - Ils sont à Amsterdam. Les Pays-Bas sont de plus en plus décadents. Quel meilleur endroit pour s’y cacher ?
  
  - J’aimerais avoir un long entretien avec vous sur le plan philosophique. Il serait sûrement instructif.
  
  - Désolé, Francis, nous n’avons pas le temps. J’ai un besoin urgent de ces cinq millions de dollars.
  
  - A cause des Iraniens ?
  
  - Mêlez-vous de vos affaires ! Où se retrouve-t-on ?
  
  - A Moroni, la capitale de la Grande Comore. Elle compte deux hôtels acceptables, le Galawa Sun et l'ltsandra Sun. Vous descendrez au premier, moi au second. Soyez là-bas jeudi prochain. J’y serai déjà depuis quarante-huit heures. Évitons de nous faire remarquer. Ojji entretient sans doute des espions en ville. Les Comores sont encore peu touristiques. Cinq mille visiteurs par an, qui voyagent en groupes, le plus souvent.
  
  - Ojji se méfie ?
  
  - Il se sait condamné à mort.
  
  - Dans le fond, vos raisons de l’éliminer ne m’intéressent pas.
  
  - La citadelle où il vit est inexpugnable.
  
  - Ce n’est pas un problème.
  
  Alek brandit une des photographies marquées 14.
  
  - Voici la clé de voûte de l’opération.
  
  - Je verrai sur place comment vous vous débrouillez.
  
  - Vous serez satisfait du résultat. Ensuite, je compte bien empocher les cinq millions de dollars.
  
  - Si vous tuez Ojji et que vous me livrez votre méthode, ils seront à vous.
  
  - Avez-vous un accès à la citadelle ?
  
  - Non.
  
  - Alors, un point me tracasse.
  
  - Lequel ?
  
  - Si je tue Ojji et qu’il soit inhumé à l’intérieur de la forteresse, comment diable saurez-vous que j’ai réussi ?
  
  - Il ne sera pas inhumé dans la citadelle. Et puis il y aura le bûcher
  
  - Quel bûcher ?
  
  - Ojji a épousé une Indienne et s’est converti à l’hindouisme. S’il meurt, sa femme l’accompagne dans l’au-delà. Or, traditionnellement, les crémations se font hors de la citadelle, en un lieu considéré comme sacré par les Indiens qui peuplent l’île.
  
  Alek eut un bref ricanement.
  
  - Et si, au dernier moment, l’épouse se dérobait ?
  
  - Vous avez mal lu le dossier, reprocha Coplan. Reportez-vous au document 23. Vous découvrirez que cette femme est très croyante. Pour elle, le mort est une délivrance. Elle lui permet de quitter notre vallée de larmes, pour rejoindre, dans le Nirvana, Brahmà-Siva-Visnu, la trinité des dieux.
  
  Un brin moqueur, Alek se renversa sur le dossier de sa chaise.
  
  - Je l’avais lu, mais j’aime vous l’entendre répéter.
  
  
  
  
  
  En chemise et pantalon, coiffé d’une casquette de joueur de base-bail et chaussé d’espadrilles, Coplan jouait au touriste. Dans leurs amples chiromanis (Étoffes de couleurs vives), de grosses matrones offraient sur leurs étalages fruits et légumes, sapotilles et mangues, girofle et cardamome. L’air embaumait la vanille. Coiffés du keffieh brodé, flottant dans leur boubou blanc, des hommes stationnaient devant les échoppes des orfèvres, avec leur fiancée, guignant les bijoux qui enrichiraient la corbeille de mariage.
  
  Coplan photographiait d'abondance, fidèle à son rôle.
  
  Bientôt, il atteignit le marché aux poissons. Ici, plus d’odeur de vanille, mais l’âcre senteur marine. Dans leurs galawas (Pirogues à balancier construites en bois d’okoumé), les pêcheurs avaient disposé sur des feuilles de bananier leurs prises de la nuit et, avec force gestes, rameutaient le chaland.
  
  Coplan multiplia les clichés avant de s’éloigner vers les bazars. Un groupe de touristes cacardait devant les cuivres finement ouvragés. Coplan les dépassa et, soudain, sursauta. Toute souriante, Tatiana se dressait devant lui, vêtue comme une comorienne. Aguichante, elle se passa la langue sur les lèvres.
  
  - Surpris ?
  
  - Je te croyais à Amsterdam.
  
  - Alek a pensé que voyager à trois paraîtrait moins suspect. Ne me demande pas pourquoi car tu le sais sûrement.
  
  - Piotr est le troisième ?
  
  - Oui, et Alek le regrette déjà.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il a découvert ici des jeunes garçons de toute beauté. Alors, il se mord les doigts d’avoir amené Piotr. Mais, moi je suis contente de te revoir. Les peaux pain d’épices ne me branchent pas. Heureusement, tu es là. D’ailleurs, Alek pense qu’il serait bien qu’on nous prenne pour un couple. Nous passerions plus inaperçus.
  
  - Ce n’est pas une mauvaise idée, convint Coplan. Où est Alek ?
  
  - J’avais rendez-vous ici avec lui.
  
  - Tu as ta voiture de location?
  
  - A l’hôtel.
  
  - Allons-y.
  
  Coplan la retint par le bras.
  
  - Dis-moi d’abord où est Alek.
  
  - Je vais t’y mener.
  
  A l'Itsandra Sun, Coplan retrouva la Peugeot et Tatiana s’installa à ses côtés.
  
  - Prends la route du volcan, indiqua-t-elle.
  
  Ce dernier culminait à plus de 2300 mètres d’altitude, et paraissait vouloir écraser l’île sous son poids. Le Karthala, c’était son nom, avait le plus grand cratère du monde: sept kilomètres de diamètre.
  
  - Je vis un rêve, s’enthousiasma Tatiana. Depuis que je suis sortie d’Union soviétique, j’ai l’impression d’habiter une autre planète. Ma vie a adopté un rythme de météore. Les jours et les nuits se succèdent sans me laisser le temps de respirer. C’est une fête permanente.
  
  - Alek a beaucoup d’argent ? questionna Coplan, mine de rien.
  
  - Il semble, répondit-elle, laconique.
  
  - Ce que je ne m’explique pas, c’est l’intérêt qu’il te porte. Tu serais un garçon, d’accord, mais ce n’est pas le cas.
  
  Il la vit se renfrogner.
  
  - Nous sommes liés par le passé, murmura-t-elle avec effort. Ne cherche pas plus loin, tu perdrais ton temps et tu me mettrais de mauvaise humeur, moi qui n’ai que des raisons de me réjouir. J’imagine que tu ne souhaites pas être un rabat-joie ?
  
  - Surtout pas !
  
  Une mauvaise route serpentait au flanc du volcan, à travers les boursouflures provoquées par les coulées de lave. En haut, sur les bords du cratère, des flammèches orangées dansaient sur la roche, avant de s’élancer vers le ciel, propulsées par les gaz.
  
  - De quand date la dernière éruption ? voulut savoir Tatiana, soudain craintive.
  
  - 1977.
  
  - Et ça peut recommencer n’importe quand ?
  
  Coplan opina.
  
  - Oui. Un volcan est aussi imprévisible qu’un schizophrène.
  
  - Ce serait dommage de mourir, soupira-t-elle. Je viens à peine de naître.
  
  Allongé sur promontoire rocheux, à une vingtaine de mètres de la route, Alek sommeillait paisiblement. Il se réveilla et sourit à Coplan avant de prier Tatiana de s’éloigner.
  
  - J’ai trouvé l’endroit idéal.
  
  Coplan se pencha. La citadelle était là, juste en dessous, vestige de l’époque où les occupants arabes ( Comores est la déformation française de l’arabe Kamar (Lune). Ancien nom des Comores : Al Djazair al Kamar i.e. les îles de la Lune) se défendaient farouchement contre les Bantous d’Afrique. Elle n’était pas impressionnante par la taille mais par son aspect hermétique et rébarbatif, masse de pierre percée d’une seule ouverture avec, sur le côté face à l’océan, un pan en zinc incliné pour recueillir les eaux de pluie, car la Grande Comore ne compte ni source, ni rivière.
  
  Alek caressa les jumelles qu’il avait posées sur le roc.
  
  - Vous aviez raison, on ne voit personne à l’intérieur. Vous êtes certain de vos informations ?
  
  - Absolument. Vous pensez réussir ?
  
  - Demain ici à la même heure. Vous verrez bien.
  
  - Comptez sur moi.
  
  Coplan repartit vers la Peugeot suivi de Tatiana.
  
  - Nous formons un couple, tu t’en souviens ? fit-elle, essoufflée. Nous passerons au Galawa Sun prendre mes valises. Piotr sera content. Ma présence commence à l’agacer.
  
  Coplan ne protesta pas. Pour les éventuels espions d’Ojji, un touriste esseulé se devait de rencontrer l’âme sœur. Sinon il était suspect.
  
  Sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent à Moroni pour déjeuner dans un restaurant pittoresque du port aux boutres. A l’intérieur se mêlaient de douces odeurs de palma rosa et d’ylang-ylang. Tatiana opta pour une soupe de tortue et un boudin de chauves-souris nourries aux fruits exotiques. Peu désireux de s’aventurer dans des choix hasardeux, Coplan préféra des crevettes au basilic, et un steak de poisson grillé, puis il commanda une bouteille de vin blanc sud-africain.
  
  - A quoi penses-tu ? s’enquit-il en voyant sa compagne rêveuse.
  
  - A Tolstoï qui écrivait que le grand tort du Romantisme réside dans l’attachement à des valeurs trop exclusives, si bien que ce défaut conduit à ne pas aimer l’être ou l’objet aimé, mais seulement la représentation idéale que l’on s’en fait.
  
  - Et à ne pas supporter les déceptions de la cruelle réalité ?
  
  - C’était sa conclusion. Je pense qu’il se trompait. J’ai idéalisé l’Occident et ne suis pas déçue. Regarde l’admirable paysage qui nous entoure, respire ces parfums exotiques, anticipe cette chère succulente que l’on s’apprête à nous servir, et compare à ce que tu as connu à Moscou. Comment serais-je déçue ?
  
  Coplan goûta au vin, puis, en baissant les yeux, questionna :
  
  - Quel avenir Alek envisage pour toi ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  L’engin en caoutchouc mousse n’était autre qu’un phallus, une de ces prothèses que l’on vend dans les sex-shops du monde entier. Certes, il était difficile de le cataloguer dans les tailles maxi. Au royaume de Lilliput, il aurait fait bonne figure, sans plus.
  
  L’œil malicieux, Alek regardait Coplan.
  
  - Pour les contrôles de douane, de police et d’immigration, c’est très pratique, expliqua-t-il. Je repousse mon sexe entre les jambes et je l’installe à sa place. Avec le slip par dessus, ni vu ni connu.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Ingénieux, concéda-t-il.
  
  De l’ongle, Alek souligna les deux minuscules trous bordés de métal.
  
  - L’aération.
  
  - Jamais de problèmes ? Même à l’intérieur du slip ?
  
  Alek sourit, amusé.
  
  - Jamais.
  
  - Imaginez un douanier louche qui vous tâterait d’un peu trop près ?
  
  - C’est arrivé à Roissy lorsque je suis venu liquider Marc Valleau.
  
  - Comment cela s’est-il terminé ?
  
  - Le C.R.S. a rougi.
  
  Coplan sourit à son tour et s’assit sur le promontoire avant de consulter sa montre-bracelet.
  
  - Il est temps. A vous de jouer.
  
  - C’est comme si j’avais déjà les cinq millions de dollars !
  
  De la main gauche, Alek brandit le caoutchouc mousse en direction de la citadelle et, de la droite, le pressa brutalement.
  
  Tendu, Coplan regardait mais ne vit rien.
  
  
  
  
  
  Le bûcher était dans l’alignement du volcan. De loin, les flammes et la fumée qui s’en dégageaient semblaient émerger du cratère et monter vers un ciel qui, pour participer à cette journée de deuil, avait choisi les nuages et la grisaille.
  
  Hommes et femmes en sari priaient pour que les dieux acceptent de recevoir les esprits des bienheureux qui sollicitaient leur admission.
  
  Dans des urnes brûlait de l’encens qui combattait faiblement l’odeur atroce de chair carbonisée.
  
  Se protégeant de son mouchoir abondamment imprégné d’ylang-ylang, Alek toussotait. Il tira Coplan par le bras.
  
  - Ça vous suffit, non ? Bien sûr, vous n'avez pas approché le cadavre d’Ojji mais j’imagine que vous êtes convaincu, fût-ce par l’épouse qui s’est fait rôtir vivante.
  
  - Oui, assura Coplan avec sincérité. Partons d’ici.
  
  - Enfin ! L’odeur des crémations me soulève le cœur.
  
  Ils regagnèrent la Peugeot et Alek sortit une flasque de vodka.
  
  - Un petit coup pour se remettre l’estomac en place ? proposa-t-il.
  
  Coplan accepta. Bien que rodé, il n’était pas à son aise. L’alcool le ragaillardit et il restitua le flacon avant de lancer le moteur. En redescendant vers Moroni il questionna:
  
  - Maintenant, nous passons au second stade : l’argent contre le procédé. Qu’avez-vous prévu ?
  
  - D’abord, le lieu : Dubaï.
  
  Coplan haussa un sourcil surpris.
  
  - L’émirat ?
  
  - Exactement. Vos services vireront la somme à votre ordre à la Trucial State Bank of Dubaï. Ainsi saurai-je, dans un premier temps, si l’argent est bien là. J’ai des amis dans cet établissement.
  
  Coplan n’éleva aucune objection. La procédure était normale.
  
  - Pourquoi Dubaï ?
  
  - Je viens de vous le dire, à cause de mes amis à la banque.
  
  Coplan ne fut guère convaincu mais n’en laissa rien paraître.
  
  Trois mois plus tôt, en préliminaire à une mission que lui confiait le Vieux, il s’était rendu dans ce minuscule État désertique d’une superficie de quatre mille kilomètres carrés, l’équivalent du département des Alpes-Maritimes, et y avait constitué un dossier. Grâce à des conditions fiscales offertes aux investisseurs, l’émirat était devenu le lieu de toutes les ambitions et de tous les trafics y compris celui des armes. Faisant appel à une main d’œuvre sous-payée, principalement indienne, chinoise, sri lankaise, Dubaï offrait aux sociétés étrangères d’excellentes opportunités de plus-values sur un coût de production réduit. Le flux de l’immigration était tel, d’ailleurs, que les autochtones ne représentaient plus que dix pour cent de la population totale. N’échappant pas à ce déséquilibre, l’armée était surtout composée de mercenaires étrangers.
  
  Sous l’égide d’un émir dynamique, Dubaï rêvait de prendre, sur le plan affaires, la place de Hong-Kong lorsque la colonie britannique serait restituée à la Chine en 1997.
  
  Dans cette perspective, des centaines de sociétés étrangères s’y étaient déjà installées.
  
  En dehors du prétexte invoqué, quel intérêt poussait Alek à choisir ce symbole du capitalisme le plus impitoyable ?
  
  - Aucune liaison aérienne directe pour nous rendre là-bas, poursuivait Alek en rempochant la flasque de vodka. Nous devrons passer par Dar-Es-Salaam, Adis-Abeba et Aden. Ce délai permettra à vos mandants d’expédier l’argent.
  
  Coplan inclina la tête en signe d’assentiment.
  
  
  
  
  
  Dans sa chambre de l’hôtel Hyatt Regency Dubaï, Coplan venait tout juste de terminer sa communication téléphonique avec le Vieux lorsque l’on frappa à sa porte. C’était Alek qui souriait de toutes ses dents.
  
  - C’est bien. L’argent est là, mon correspondant me l’a confirmé. Maintenant, nous partons rencontrer le producteur. Il vous montrera les deux spécimens, le vivant et celui qui est disséqué pour que vous puissiez mieux vous rendre compte. Nous prendrons ensuite un autre rendez-vous pour que vous apportiez l’argent, et nous procéderons à l’échange, seul à seul. D’accord ?
  
  - C’est ce qui a été convenu, acquiesça Coplan.
  
  - Piotr nous attend avec la Ford. Tatiana étant hors du coup, elle reste dans sa chambre. Piotr, d’ailleurs, ne sait rien non plus mais, pour la voiture de location, j’ai besoin d’un chauffeur qui la gardera pendant que nous rencontrerons le producteur. On vole beaucoup les voitures à Dubaï. C’est une spécialité des immigrés sri lankais.
  
  Coplan ne l’ignorait pas. Les véhicules dérobés à leurs propriétaires aboutissaient à la zone franche de Djebel Ali en attendant d’être exportés vers l’Inde à des prix imbattables.
  
  Tous deux quittèrent la chambre. Sur le parking, la température était caniculaire et Piotr s’éventait avec un dépliant commercial. Ses yeux cernés témoignaient d’une nuit tumultueuse. Vite, il se glissa au volant et brancha la climatisation de la Ford. Puis il démarra. Il semblait bien connaître l’itinéraire.
  
  La voiture suivit une avenue bordée de buildings ultramodernes. Sur leurs façades, des plaques en cuivre portaient les noms des multinationales et des banques les plus prestigieuses. En raison de la chaleur torride, les rues étaient peu fréquentées. Quelques hommes coiffés du keffieh et vêtus de la disdacha, la longue robe blanche en tissu léger qu’affectionnent les Arabes du Golfe, cheminaient d’un pas pressé. A eux se mêlait une poignée d’Européens, la main serrée sur l’inévitable attaché-case.
  
  Piotr tourna à droite. Un quart d’heure plus tard, le paysage avait changé totalement d’aspect. Des masures contrastaient avec les gratte-ciel que l’expansion économique avait édifiés dans les espaces libres. Dans des tons terre de Sienne brûlée, les crépis s’écaillaient, se fissuraient. Seule note de modernisme : les antennes de télévision plantées sur les toits plats, entre lesquelles étaient tendues les cordes à linge.
  
  - C’est dans ce coin que vivent les victimes du capitalisme, grommela Alek, fidèle à son antienne. Les immigrés que les Arabes de Dubaï traitent comme des esclaves.
  
  - Et comme les femmes sont inaccessibles, les gens les remplacent par des immigrés, de jeunes et beaux garçons asiatiques, intervint Piotr avec jubilation.
  
  Sur ce terrain qui lui convenait parfaitement, Alek s’épancha :
  
  - Les travestis de Singapour, de Manille et de Bangkok ont accouru en masse. Ils ont un succès fou. La prostitution masculine s’est organisée. La police est complice, quand elle n’est la première à en profiter.
  
  - C’est un pays béni, s’extasia Piotr.
  
  - Si Lénine avait vécu à Dubaï, il aurait proclamé : « Homosexuels de tous les pays, unissez-vous ! », railla Coplan, un peu agacé.
  
  - Nous n’attendrons pas la résurrection de Lénine, riposta Piotr, vexé. Nous...
  
  La rafale de pistolet-mitrailleur, partie de la Chevrolet qui doublait, le décapita à demi, projetant sur Alek un nuage de sang, de matières cervicales et d’os brisés. La voiture, après une embardée, se trouva projetée contre une pyramide de bouteilles de Coca-Cola vides.
  
  Coplan avait déjà ouvert la portière et roulait-boulait dans la poussière. D’un bond, il se catapulta derrière une maison, évitant de justesse la volée de balles qui lui frôla les talons. Sans souffler, il banda ses jarrets, se propulsa, s’accrocha au faîte, et se hissa pour se laisser tomber de l’autre côté au moment où une troisième rafale craquelait le haut du mur.
  
  Une femme hurla, serrant contre elle deux bambins. Coplan reconnut une Malaise.
  
  - Jangan takut (N’ayez pas peur), recommanda-t-il.
  
  Bouche bée, en ouvrant de grands yeux stupéfaits, elle se tut. Coplan l’entraîna avec ses enfants à l’intérieur de la masure. Tout de suite, il se précipita vers la fenêtre étroite.
  
  En titubant, Alek émergeait de la Ford. Coiffé de son keffieh, drapé dans sa disdacha, un homme ouvrit le feu sur lui. Alek rebondit contre le mur et s’écroula.
  
  Coplan repartit dans la cour. Un homme en treillis militaire vert olive, tenant un pistolet-mitrailleur Uzi venait de franchir le mur et se laissait tomber, les genoux repliés.
  
  Il n’eut pas le temps de braquer son arme sur Coplan qui shoota impitoyablement dans son plexus. Sous la puissance du coup, l’assaillant cligna des yeux et s’effondra. Prestement, Coplan lui arracha l’Uzi, puis il dénoua la corde à linge tendue en travers de la cour, et ligota solidement son captif avant de le fouiller. Les poches étaient vides. Il avait le même faciès que les Iraniens abattus chez Tatiana à Moscou.
  
  Coplan repassa le mur.
  
  En le voyant, l’homme au keffieh marqua un temps d’étonnement avant de lever son Uzi. Cette seconde d’hésitation lui fut fatale. Coplan plus prompt écrasa la détente. Troué par les projectiles, le tueur buta contre la Ford tandis que la belle disdacha blanche se colorait de rouge.
  
  Dans un vrombissement infernal, la Chevrolet démarra. Hachée par les balles de Coplan, la plaque minéralogique se détacha, et le réservoir explosa. Coplan se jeta à terre puis, voyant qu’il était hors d’atteinte de l’essence enflammée, il se releva et courut jusqu’à Alek. Ce dernier était mort. Coplan fouilla ses poches humides de sang, mais ne découvrit aucun indice lui permettant de retrouver le producteur avec qui ils avaient rendez-vous pour voir les spécimens.
  
  Il n’eut guère le temps de s’appesantir : deux Land-Rovers chargées de policiers menaçants surgissaient.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le lieutenant dardait sur Coplan son regard noir et soupçonneux.
  
  - Votre doigté est redoutable, monsieur Clech. Son passeport au nom de Carly ayant été volé par Nikolaï à Moscou, Coplan voyageait sous cette nouvelle identité. Il joua l’innocent :
  
  - Quel doigté ?
  
  - Les témoignages étayent votre déposition. Vous vous trouviez dans la Ford prise sous le feu d’inconnus. Vos deux compagnons ont été tués, vous vous en êtes sorti grâce à un sang-froid remarquable de la part de quelqu’un dont la profession « officielle »...
  
  A dessein, le policier appuya sur le terme.
  
  - ... Est celle d’homme d’affaires. En général, ceux-ci et, croyez-moi, ici nous en voyons beaucoup, pensent surtout à leur vie, et à leurs capitaux. Vous, avec un sang-froid extraordinaire, alors que vous êtes désarmé, capturez un des assaillants, lui arrachez son Uzi et abattez les deux assassins de vos amis !
  
  - Ce n’étaient pas mes amis, protesta Coplan. Nous nous sommes rencontrés à l’hôtel Hyatt Regency Dubaï et nous avons sympathisé. Ils m’ont proposé de visiter la ville à bord de la voiture de location, j’ai accepté avec joie car ces Finlandais étaient d’aimable compagnie et je m’ennuyais. Aussi, je...
  
  - Leur passeport finlandais sont faux, coupa le lieutenant avec quelque impatience.
  
  Coplan feignit la surprise.
  
  - Vraiment ?
  
  - Revenons à la façon étonnante dont vous vous êtes servi des armes à feu.
  
  - En France, je suis officier de réserve et donc astreint à des périodes d’entraînement annuelles de trois semaines. Les pistolets-mitrailleurs Uzi n’ont aucun secret pour moi. Quant à ma vigueur physique, elle est normale : je mesure un mètre quatre-vingt-dix et pèse quatre-vingt-dix kilos. Par ailleurs, je tiens à vous préciser que je suis, effectivement, un homme d’affaires, mais ma vie était en danger. Je l’ai sauvée, quitte à abattre deux tueurs. Ai-je violé une loi dubaïote ?
  
  Le policier parut gêné.
  
  - Au contraire, avoua-t-il, un peu contraint. En tuant ces meurtriers, vous avez agi en citoyen responsable. S’ils avaient été capturés, ils auraient été condamnés à mort et exécutés car l’Émir n’exerce jamais son droit de grâce. Vous n’avez fait qu’anticiper, mais je n’en suis pas moins intrigué. A votre avis, pourquoi voulait-on tuer vos deux compagnons ?
  
  Coplan leva les bras en signe d’impuissance.
  
  - Ayez la bonté de me croire, je n’en sais rien ! S’ils voyageaient sous de faux passeports, ils avaient probablement quelque chose à cacher. Mais pourquoi n’interrogez-vous pas l’homme que je vous ai remis ?
  
  Le Dubaïote eut une moue sardonique.
  
  - Nous l’interrogeons, soyez-en sûr. Mais c’est un Iranien fanatique. Il se ferait couper en morceaux plutôt que de nous livrer un renseignement.
  
  Coplan fut encore interrogé deux bonnes heures puis, n’en tirant rien, le lieutenant, à regret, le laissa partir.
  
  Coplan se fit conduire en taxi au Hyatt Regency Dubaï. Il se doucha, se changea et alla frapper à la chambre de Tatiana à qui il raconta les événements. Effondrée, celle-ci pleura sur ses deux amis, puis recouvrant ses esprits:
  
  - Que vais-je devenir ? sanglota-t-elle.
  
  - Ne t’inquiète pas, consola-t-il. Je vais t’envoyer à Paris. Là-bas, quelqu’un prendra soin de toi. Je ne te laisse pas tomber.
  
  Elle sourit.
  
  - C’est vrai ?
  
  - Juré.
  
  - Merci.
  
  Mais, en pensant à Alek et à Piotr, elle se remit à pleurer et courut se réfugier dans la salle de bains. Quand elle revint, Coplan entreprit de l’interroger méthodiquement :
  
  - Pourquoi cet attentat, à ton avis ?
  
  - A cause d’Alek.
  
  - Qui lui en voulait ?
  
  - Les Iraniens. Tu l’as constaté à Moscou avec ces deux types que tu as descendus.
  
  - Et Piotr et toi ? Si je me souviens bien, ces tueurs voulaient aussi vous abattre. Sans moi, ils auraient réussi.
  
  - Ces « Fous de Dieu » sont ivres de sang. Ils tueraient n’importe qui. Piotr et moi étions extérieurs aux affaires d’Alek, mais nous étions là quand les assassins sont arrivés. Cela suffisait pour qu’ils aient envie de nous descendre. C’est la même chose aujourd’hui. Piotr et toi étiez dans la Ford avec Alek. Pour vos agresseurs, vous étiez, comme Alek, des « chiens enragés » à éliminer. Ne cherche pas plus loin. Je vous aurais suivis, je serais probablement morte à l’heure qu’il est.
  
  A cette pensée, de nouvelles larmes roulèrent sur ses joues.
  
  - Pourquoi cette folie meurtrière ?
  
  - Alek était l’amant d’un ayatollah, patron des Services Spéciaux iraniens. Il l’a doublement trahi en passant dans le lit du patron des Services Spéciaux syriens et en livrant à ce dernier les secrets du premier. Ces espions du Moyen-Orient sont presque tous homos. Alek assurait que c’est à cause de leur méfiance traditionnelle à l’égard des femmes.
  
  - Quels renseignements a-t-il livrés au Syrien ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Donc, l’ayatollah aurait voulu se venger ?
  
  - A un double titre, cocu et escroqué. D’ailleurs, après la tentative de Moscou, Alek avait peur. Il avait déjà pris contact avec un chirurgien esthétique pour changer de visage. Si j’ai bien compris, c’est toi qui devais financer ce projet.
  
  Coplan digéra le renseignement, puis poussa plus avant :
  
  - Aujourd’hui, lorsque nous avons été agressés, nous nous rendions chez quelqu’un qu’Alek devait me présenter. Sais-tu qui c’est ?
  
  - Non.
  
  Coplan esquissa une moue déçue.
  
  - Essaie de te rappeler, insista-t-il. Qui cela pourrait bien être ?
  
  L’alcool étant interdit dans l’émirat, Tatiana dut se rabattre sur une tasse de café qu’elle confectionna dans la kitchenette pour calmer ses émotions.
  
  - Tu en veux ? proposa-t-elle.
  
  - Volontiers.
  
  En un intense effort de réflexion, elle fronçait les sourcils. Elle but à petites gorgées le breuvage brûlant mais s’avoua vaincue :
  
  - Vraiment, je ne vois pas.
  
  En réalité, Coplan n’était guère surpris. Pourquoi Alek aurait-il révélé à Tatiana ou à Piotr les détails de l’opération ? Cela aurait été contraire à la logique.
  
  - Il ne t’a fait aucune confidence sur les raisons de son voyage, d’abord aux Comores, ensuite ici ?
  
  Tatiana secoua la tête.
  
  - Non. Et, sincèrement, je m’en fichais. Il m’offrait du bon temps. Que demander de plus ? Seuls les fous sont trop curieux. Et, quelquefois, ils paient de leur vie ce vilain défaut. Moi j’attends beaucoup de l’existence.
  
  - Tu as eu l’occasion de voir le godemiché ?
  
  Elle écarquilla des yeux effarés.
  
  - Quel godemiché ?
  
  Véritablement, conclut-il, elle n’était pas au courant. Il aurait aimé visiter la chambre d’Alek et Piotr, mais celle-ci avait été fouillée par la police qui avait emporté les effets personnels des deux victimes. En outre deux hommes montaient encore la garde devant la porte.
  
  - Maintenant qu’il est mort, peux-tu me révéler ce qui vous liait ?
  
  Tatiana hésita, se mordit la lèvre inférieure, puis refusa d’un sec mouvement de menton.
  
  - Non. De toute manière, c’est sans importance et, surtout, sans rapport avec sa disparition. Dans le fond, je suis pudique et ne veux pas offenser la mémoire d’un mort.
  
  - Savais-tu que lui-même était un tueur ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Sans doute avait-il ses raisons.
  
  - A quel chirurgien esthétique envisageait-il de s’adresser ?
  
  - Un as. Je sais seulement qu’il est canadien.
  
  - Où exerce-t-il ?
  
  - A Haïti.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le Royal Haïtien Hôtel ressemblait à un petit paradis. Une succession de bungalows étagés sur une colline et séparés les uns des autres par une végétation luxuriante, où dominaient les flamboyants, appelés ici poincianas, Des carrés de pelouse d’un vert éblouissant composaient une mosaïque de refuges paisibles entre des haies de plantes tropicales. Partout, des vasques, des cascades, des sources jaillissantes.
  
  Devant le bâtiment de la réception s’allongeait une piste de danse carrelée à cause des soudaines pluies tropicales. Un kiosque se dressait pour abriter l’orchestre. Le tout ceinturé par une pelouse immense.
  
  Coplan était arrivé à Port-au-Prince dans l’après-midi et n’avait pas choisi cet hôtel au hasard. Son luxe en faisait un des meilleurs de la capitale haïtienne, mais il était aussi le lieu de rendez-vous fixé par le Vieux quand Coplan était rentré à Paris en compagnie de Tatiana. Cette dernière avait été placée provisoirement sous la protection de la D.G.S.E.
  
  Ses affaires déballées, Coplan s’était douché et était allé piquer une tête dans la piscine.
  
  Le soir venu, il dîna au restaurant de l’hôtel, de crevettes à la sauce caraïbes et de crabes à la créole en arrosant son repas d’un sauvignon de Californie.
  
  Puis il s’installa à une table au bord de la piste de danse, devant un cocktail de rhum et de jus de papaye. Sabra attaquait son premier morceau sur un rythme de boléro teinté de merengue.
  
  No matter which way the wind blew
  
  I guess I always knew
  
  I can count on y ou...
  
  Métisse au teint clair, aux yeux verts, elle ondulait lascivement, souple comme une liane, et le bustier étroitement lacé rehaussait les seins aux trois quarts dénudés. La minijupe, vert tendre, serrée aux hanches par une large ceinture mexicaine, dévoilait des jambes longues couleur café au lait contrastant avec la peau plus claire du visage. La voix était un peu rauque, comme celles des chanteuses de blues américaines des années flamboyantes.
  
  No matter the deals that fait through
  
  The words that spell untrue
  
  I can count on you...
  
  Née à Saint-Domingue d’un père haïtien et d’une mère dominicaine, Sabra chantait indifféremment en anglais, en espagnol et en français. Deux décennies plus tôt, lors de la sanglante dictature de François Duvalier, son père avait été tué par les sinistres Tontons Macoutes, les sbires du régime. Avant d’être égorgé, il avait eu le temps de confier sa famille à un agent de la D.G.S.E. qui, in extremis, lui avait fait franchir la frontière et l’avait aidée à s’établir en République Dominicaine. Sabra avait sept ans à l’époque et elle en avait gardé une éternelle reconnaissance à la France, si bien que, tout naturellement, lorsque, à sa majorité, elle avait été contactée par les Services Spéciaux français elle avait accepté de coopérer.
  
  Sur la piste, des gens se mirent à danser. Coplan se leva, invita une Américaine d’un âge canonique. Époustouflée par ce beau garçon, elle faillit refuser mais se ravisa et se colla au corps de son cavalier. Habilement, Coplan la guida jusque devant le micro et tourna la tête vers Sabra qui, imperceptiblement, cligna de l’œil pour signifier qu’elle l’avait reconnu. En pinçant les doigts comme pour souligner le rythme du tempo, elle lui indiqua le numéro de son bungalow. A la fin du morceau, Coplan reconduisit galamment à sa table l’Américaine en déclinant, cependant, une offre de récidive. Puis, il regagna son bungalow et, allongé sur son lit, il attendit patiemment minuit trente, heure à laquelle Sabra et l’orchestre achevaient leur prestation.
  
  Quelques instants plus tard, il frappait à la porte du bungalow de la jeune femme qui était en train de se démaquiller.
  
  - Entre, Francis, invita-t-elle. Je suis à toi dans dix minutes. Sers-toi à boire. Il y a des boissons dans le fridge.
  
  Elle retourna à la salle de bains et, quand elle réapparut, Coplan dégustait son troisième rhum-papaye, confortablement installé dans un fauteuil en rotin. Sabra avait revêtu un déshabillé vaporeux. Un certain émoi s’empara de Coplan mais l’heure était au travail.
  
  - J’ai bien aimé ta première chanson, complimenta-t-il, I can count on you.
  
  - C’est moi qui l’ai composée.
  
  - Musique et paroles ?
  
  - Les deux.
  
  - Bravo. Venons-en à ta mission. Tu as déniché quelque chose ?
  
  - Oui. Les chirurgiens esthétiques ne sont pas légion à Haïti. Le premier vit à Cap-Haïtien et est allemand. Le second réside ici même à Port-au-Prince et est canadien. C’est sûrement lui. Il s’appelle Pierre Beauregard.
  
  - Qu’as-tu appris sur lui ?
  
  - Il s’est installé ici voici une quinzaine d’années, au temps de Baby Doc parce qu’une cousine du dictateur, qui était laide comme un crapaud, était sa cliente. Beauregard l’a transformée en prix de beauté. Reconnaissant, Baby Doc lui a offert une splendide villa et notre chirurgien a décidé de rester ici. Assuré de la protection du gouvernement et bénéficiant d’une exonération fiscale, il a monté une clinique ultramoderne. Malgré son amitié avec Baby Doc, il n’a pas été inquiété lors du putsch des généraux. Et comme on dit ici dans notre patois, Piti piti zwazo fè nich (Petit à petit l'oiseau fait son nid ). Aujourd’hui, Beauregard est multimillionnaire en dollars.
  
  - Quel genre de clientèle ?
  
  - Hétéroclite. D’abord, le lot habituel des gens qui ne sont pas satisfaits de leur nez, de leur bouche ou de leurs rides dans le cou. Ensuite, des maffiosi qui souhaitent changer de visage parce qu’ils sont traqués. Des fugitifs, escrocs, terroristes, espions recherchés par toutes les polices du monde. C’est surtout avec ceux-là que Beauregard s’enrichit car il exige, paraît-il, des sommes colossales.
  
  Coplan digéra ces renseignements, posa encore quelques questions et se révéla satisfait. Sabra s’empara d’une carte de la ville et la remit à Coplan.
  
  - J’ai marqué l’adresse d’une croix rouge.
  
  - Très bien.
  
  A la vue du corps somptueux de la métisse, l’excitation de Coplan n’avait fait que grandir. Son émoi n’avait pas échappé à Sabra qui dégrafa son déshabillé et le laissa choir. Coplan retenait son souffle. Sur ses seins durcis, elle vida une longue rasade de rhum rouge et, de sa voix rauque, elle invita :
  
  - Lèche-moi.
  
  Coplan se déshabilla prestement et fit droit à la requête de Sabra qui, électrisée, lui agrippa la tête en griffant le cuir chevelu avant de faire basculer Coplan sur le lit. L’odeur d’alcool était si puissante qu’il se crut transporté dans une rhumerie. Lapée et butinée avec volupté, Sabra se transforma vite en un brasier torride. Coplan lui fit l’amour en expert. Quand elle percuta les cimes, elle explosa comme un cocktail Molotov. Enhardi, Coplan s’engouffra dans son sillage.
  
  
  
  
  
  Vêtue d’une blouse blanche amidonnée qui crissait au moindre mouvement, la réceptionniste, avec sa blondeur glacée venue des brumes canadiennes, semblait aussi aseptisée qu’un instrument chirurgical au fond d’un autoclave.
  
  - Je voudrais rencontrer le docteur Pierre Beauregard, déclara Coplan.
  
  - A quel sujet ? s’enquit-elle d’un ton neutre.
  
  - Je suis recommandé par Alek Zamis.
  
  C’était là le patronyme sous lequel avait circulé Alek et que lui avait révélé Tatiana au cours de leur retour à Paris.
  
  - Il est absent en ce moment.
  
  - Pour longtemps ?
  
  - Il pêche au gros en haute mer et comme il n’a pas de rendez-vous urgent, il n’a pas précisé son retour.
  
  - Dans quel délai, approximativement ?
  
  - Une semaine, sans doute.
  
  Coplan ravala sa déception.
  
  - Peut-on le joindre par radio ?
  
  - Il n’aime pas être dérangé. En général, s’il a un message urgent, il émet, sinon son récepteur est éteint. S’il appelle, je lui ferai part de votre visite. Monsieur ?
  
  - Francis Clech. Je suis un ami d’Alek Zamis qui doit subir une opération ici.
  
  La blonde aux lèvres pincées pianota sur un clavier et consulta son écran.
  
  - En effet, acquiesça-t-elle. Alek Zamis. Son rendez-vous est fixé au vendredi de la semaine prochaine. Le professeur Beauregard sera rentré d’ici là.
  
  - Comment s’appelle son bateau ?
  
  - Le Toucan.
  
  Coplan repartait lorsqu’il fut rejoint par une jeune femme qu’il avait remarquée assise dans un fauteuil, durant l’entretien.
  
  - Puis-je vous parler ?
  
  Coplan se retourna en feignant d’être surpris.
  
  - Oui ?
  
  - Vous êtes un ami d’Alek ?
  
  - Effectivement.
  
  La peau délicate, le teint caramel, les cheveux plats et noirs, elle donnait l’impression d’une sang-mêlé européenne et asiatique. Les yeux, cependant, n’étaient pas bridés.
  
  - Je m’appelle Kerwyne Zale, et j’ai un passeport australien.
  
  - Votre passeport dit-il la vérité ?
  
  - Quelle importance. Comment va Alek?
  
  - Il se repose dans le golfe Persique. Où l’avez-vous connu ?
  
  Familièrement, elle lui prit le bras et l’entraîna sous une charmille de frangipaniers.
  
  - Je l’ai connu ici et là, nulle part, ailleurs et partout, répondit-elle évasive.
  
  Ils s’installèrent sur un banc au bois.
  
  - Êtes-vous une cliente du professeur ?
  
  - Oui.
  
  - Vous vois-je avant ou après l’opération ?
  
  Elle rit.
  
  - Vous aimez ce que vous voyez ?
  
  - Je l’adore.
  
  - Alors, c’est après.
  
  - Je ne parviens pas à croire que vous étiez laide avant.
  
  - Je ne l’étais pas.
  
  - Pourquoi, dans ce cas, vous être fait opérer ?
  
  - Les événements font que, parfois, on est obligé de changer de visage. N’est-ce pas ce qui arrive à Alek et, sans doute à vous aussi ?
  
  Elle lui offrait sa chance. Il la saisit, et joua le fugitif affolé avec un art qui emporta la conviction de Kerwyne.
  
  - La mort me suit pas à pas, fit-il avec lyrisme. Ma dernière chance, c'est Beauregard.
  
  - Malheureusement, il est inaccessible. On ne sait jamais où il part pêcher. Même si vous louiez un bateau, vous pourriez patrouiller durant des semaines sans le croiser. Il en profite en ce moment car son carnet de rendez-vous est plein dès la fin de la semaine prochaine. Moi-même, d’ailleurs, j’attends son retour pour partir après un dernier check-up.
  
  Elle marqua un temps d’arrêt et questionna :
  
  - De qui avez-vous peur ?
  
  Naviguant à l’estime et craignant de commettre une erreur, Coplan se garda bien de fournir des précisions.
  
  - Le danger peut venir d’ici et de là, de nulle part, d’ailleurs et de partout, répondit-il en la parodiant, ce qui amusa son interlocutrice.
  
  - Pourquoi ne pas demander la protection des Tontons Macoutes ? suggéra-t-elle.
  
  Il aurait pu rétorquer que sa déontologie lui interdisait d’avoir recours à des tueurs, mais c’eût été aller à l’encontre du personnage qu’il tentait d’accréditer. Aussi fit-il semblant d’accepter tout en émettant un doute :
  
  - Pourquoi me protégeraient-ils ?
  
  - Parce que ce sont les amis de Beauregard, et leur influence bien que moindre n’a pas entièrement disparu. Les généraux en place se méfient d’eux mais composent avec leurs chefs qui tiennent les villages des montagnes.
  
  - Et vous connaissez quelqu’un chez les Tontons Macoutes ?
  
  - Je connais Jacques VIII. Ceci mérite, j’imagine, quelques explications. En septembre 1804, un ancien esclave noir, Jacques Dessalines s’est proclamé empereur après l’indépendance accordée par la France. Il a pris le nom de Jacques Ier. Deux ans plus tard, il a été assassiné dans une embuscade. Deux de ses rivaux, Petion et Christophe se sont partagé le pays, mais ses descendants n’ont jamais abdiqué leurs droits à la couronne impériale. L’aîné conserve le nom et adopte le quantième suivant. Actuellement, nous en sommes à Jacques VIII.
  
  - C’est bien archaïque. En tout cas l’histoire de cette île n’a aucun secret pour vous.
  
  - J’aime connaître l’environnement avant de me rendre quelque part.
  
  - Excellent réflexe.
  
  - Si ma proposition vous intéresse, nous pourrions prendre contact avec son correspondant en ville ?
  
  - Pourquoi pas ? accepta Coplan, pris au piège de son personnage.
  
  - Allons-y à pied. Ce n’est pas très loin et j’adore marcher.
  
  Ils sortirent du parc et enfilèrent la rue Jean-Marc Guilloux vers le centre-ville. Il avait plu tôt le matin, une de ces ondées tropicales qui déversent des déluges en quelques instants. Les trottoirs défoncés en étaient boueux et les nids de poules de la chaussée transformés en mini mares. La foule était bruyante et bariolée. Porcs, vaches et ânes circulaient librement, compliquant l’écoulement déjà anarchique des véhicules vétustes. Parmi eux, les taxis ordinaires et les taxis « ruban rouge » ou taxis collectifs, des tap-tap, ces gros bus peinturlurés de couleurs vives, qui rivalisaient dans la force des slogans religieux inscrits sur leur carrosserie : Dieu est mon Sauveur ; Priez pour moi ; Doux Jésus-Marie ; Aime-moi, Vierge du Sacrifice. Sur les plaques d’immatriculation était gravée l’expression d’une gloriole chauvine : Haïti, la perle des Antilles.
  
  - A mon avis, déclara Kerwyne avec une pointe d’humour, c’est l’injonction Priez pour moi qui est le plus conforme aux sentiments des passagers de ces tap-tap brinquebalants, on ne sait jamais s’ils ne vont pas se renverser d’un moment à l’autre.
  
  - Ce sont probablement les passagers qui ont imposé ces slogans, de façon à être plus près du Ciel en cas d’accident, répliqua Coplan, ironique.
  
  Ils passèrent devant le palais présidentiel. Des années plus tôt, se souvint Coplan, une gigantesque banderole proclamait : Vive Jean-Claude Duvalier, président à vie ! Mais le temps, le putsch des généraux, les revirements de l’Histoire l’avaient jeté aux orties.
  
  Ils pressèrent le pas pour s’éloigner du marché aux odeurs putrides, et atteignirent la rue des Fronts-Forts qu’ils remontèrent jusqu’à la cathédrale où ils tournèrent dans la rue du Docteur Aubry. Kerwyne stoppa devant une vieille demeure d’apparence coloniale et frappa à la porte. Deux minutes plus tard, celle-ci s’ouvrit sur un homme au visage dur dont les traits s’adoucirent lorsqu’il vit Kerwyne.
  
  - Entrez, invita-t-il simplement en s’effaçant.
  
  L’intérieur était somptueusement meublé dans le style moderne nouveau riche. Quelques jolies lithographies du XIXème siècle juraient dans cet ensemble ostentatoire, de même que le drapeau rouge et bleu, traversé en diagonale par deux bandes blanches : l’étendard des monarchistes partisans du prétendant au trône impérial.
  
  Le maître des lieux se nommait Rougebeau. Il offrit des boissons fraîches et écouta Kerwyne exposer l’objet de leur visite. Lorsqu’elle eut terminé, il hocha la tête et son regard s’attarda sur Coplan sans que ce dernier y lût quelque bienveillance.
  
  - Je demanderai à Sa Majesté l’empereur s’il accorde sa protection à un ami du professeur Beauregard, promit-il en se détournant pour faire face à Kerwyne dont il détailla le corps avec concupiscence.
  
  Elle n’ignorait pas l’intérêt que le grand Noir lui portait, remarqua Coplan, mais n’en semblait pas émoustillée.
  
  - Quelle sera ma récompense ? s’enquit Rougebeau d’un ton plein de sous-entendus.
  
  Coplan porta la main à sa poche, tout en sachant que l’argent n’intéressait pas le Haïtien. Avec mépris, ce dernier, d’ailleurs, lui signifia qu’il se méprenait sur ses intentions.
  
  Pour dissiper l’équivoque, Kerwyne se leva sans finir son verre et pivota sur ses talons pour se diriger vers la porte.
  
  - Votre récompense sera d’avoir servi votre empereur en lui amenant un autre ami, lança-t-elle par-dessus son épaule. Plus il aura d’amis, plus il aura de chances de régner.
  
  Rougebeau la rattrapa et lui saisit le bras.
  
  - J’avais à l’esprit une séance de vaudou, pas autre chose, se rétracta-t-il d’un ton hypocrite. Je sais que vous adorez cette tradition.
  
  Elle hésita.
  
  - Je serai un des participants, poursuivit le Tonton Macoute sentant la partie gagnée. Rien que du beau monde, très choisi. Vous ne le regretterez pas.
  
  - Où ? questionna-t-elle, vaincue.
  
  - A Mariana. Voici l’adresse. A vingt et une heures.
  
  Il écrivit sur une feuille de papier qu’il tendit à la jeune femme.
  
  - Vous aurez la réponse pour mon ami ? interrogea-t-elle en désignant Coplan.
  
  Le Noir se massa le menton d’un air dubitatif.
  
  - Peut-être, éluda-t-il. L’empereur est très occupé ces jours-ci en raison de la situation politique. La population est mécontente des généraux. Elle bouge. Probablement existe-il une chance pour nous de prendre le pouvoir comme l’a fait Jean-Bedel Bokassa en Centrafrique.
  
  Coplan n’en crut pas ses oreilles. Vraiment, l’exemple était mal choisi. La couronne impériale n’avait pas eu le temps de rouiller sur la tête de Bokassa que, déjà, ses adversaires le détrônaient. Il faillit éclater de rire devant l’irréalisme du Haïtien.
  
  - C’est bon, j’y serai, promit Kerwyne.
  
  Le Tonton Macoute s’inclina devant elle cérémonieusement.
  
  - Nous serons honorés de votre présence. Vous verrez, il y aura d’autres jolies femmes, mais leur beauté n’est pas comparable à la vôtre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  A bord de sa Chrysler de location, Coplan traversait les faubourgs dont les noms charmants s’égrenaient au fil des panneaux routiers : Bizoton, Arcachon, Carrefour. Partout, des enseignes lumineuses vantaient les mérites de la borlette, cette loterie haïtienne et dominicaine, grâce à laquelle le plus misérable des autochtones se voyait milliardaire, espérance qui l’aidait à supporter ses cent dollars de revenus annuels.
  
  - Vous connaissez Rougebeau depuis longtemps ? questionna Coplan.
  
  - C’est le professeur qui me l’a présenté à une soirée qu’il a donnée deux jours après mon arrivée. Rougebeau a eu le coup de foudre pour moi. Nikki m’a conseillé de me méfier de lui.
  
  - Qui est Nikki ?
  
  Kerwyne pouffa.
  
  - Une autre amie d’Alek.
  
  - Combien a-t-il d’amies ici ?
  
  - A un moment, il en avait quatre. Nikki, moi et deux autres. Ces dernières sont reparties après leur opération. Nikki est restée car elle attend Alek. Ils ont quelque chose à faire ensemble.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - Quoi ?
  
  - Un truc porno, répondit-elle d’un ton railleur.
  
  - Une partouze ?
  
  - Peut-être bien.
  
  Brusquement, la mémoire de Coplan lui ressuscita Alek sur le promontoire rocheux accroché au flanc du volcan, Alek tourné vers la citadelle où se terrait Ojji, Alek brandissant son poing tendu.
  
  - Un godemiché ? énonça-t-il d’un ton neutre.
  
  Kerwyne parut soulagée.
  
  - Alek vous a mis au courant ?
  
  - En partie.
  
  - Il est formidable. Il nous a sauvées toutes les quatre. Sans lui, nous étions piégées.
  
  - Comment cela ?
  
  - S’il n’a pas jugé bon de vous en parler, je ferais mieux de me taire. De toute manière, je suis très bavarde, Nikki me l’a déjà reproché. Voilà, nous arrivons. C’est ici Mariana. Prenez la deuxième à droite et descendez jusqu’au bord de mer.
  
  Coplan obéit et, quelques instants plus tard, s’arrêtait sur une aire de stationnement occupée par quelques véhicules. Elle bordait un bâtiment allongé, à la façade mangée par des plaques de mousse verdâtre que rendait plus sinistres le chiche éclairage des réverbères d’un autre âge.
  
  Dans la salle, l’assistance était clairsemée. Une dizaine de Noirs qui buvaient du bois-cochon, ce rhum dans lequel ont macéré des herbes réputées aphrodisiaques. Et quatre femmes seulement : quatre jeunes et belles Anglaises qui caquetaient en se trémoussant. Rougebeau avait dit la vérité. Aucune d’elles n’était aussi jolie que Kerwyne. Celle-ci et Coplan prirent place à l’écart. Bientôt, une mélopée plaintive s’éleva des coulisses qui jouxtaient la scène surélevée. Les lumières s’éteignirent, en même temps qu’une troupe de danseurs et danseuses faisait son entrée. Les premiers ne portaient qu’un caleçon noir et mi-long, les secondes, un short jaune citron et une étroite bande de même couleur autour des seins. L’une d’elles versa de l’alcool sur un tas de bûches qui s’enflamma aussitôt. Alors, Rougebeau s’avança sur le devant de la scène en bombant les biceps, les quatres Anglaises applaudirent. Puis il attaqua son discours préliminaire:
  
  - Ce soir, nous honorons le dieu de la Mer, celui de la Guerre et de la Mort, et celui de l’Amour et de la Passion. Ils veulent des sacrifices rituels et nous leur obéirons sinon ils nous retireront leur protection et aucun être humain ne peut vivre dans la joie s’il est exclu par les dieux.
  
  Rougebeau réintégra le cercle de l’assistance.
  
  Suivit une logorrhée d’incantations, scandées par les pieds nus martelant le sol et interrompue par force libations de bois-cochon. Puis les musiciens commencèrent à se déchaîner sur leurs tumbas. Sur ce rythme hallucinant, la troupe se mit à danser sur place en poursuivant sa mélopée totalement désaccordée au tempo des tumbas.
  
  Comme des boxeurs à demi groggys hommes et femmes commencèrent à tituber, à vaciller, le corps couvert de sueur, dans un état semi extatique. Une adolescente arracha son short et son bandeau et se jeta dans les flammes.
  
  A côté de lui, Coplan sentit que Kerwyne frémissait.
  
  Frénétiquement, la danseuse piétinait les braises, enlaçait une bûche en combustion, l’étreignait. Par un effet de magie qui avait toujours échappé à l’esprit rationaliste de Coplan, la femme ne semblait pas se brûler. Rougebeau versa dans sa bouche ouverte une large rasade de bois-cochon et elle se démena de plus belle bientôt imitée par une deuxième femme, puis une troisième.
  
  Embouchant une raraga, une trompette en bronze, Rougebeau entonna un morceau trépidant qui accéléra les contorsions des danseurs. Tout en chantant et dansant hystériquement, hommes et femmes s’aspergeaient d’alcool qu’ils enflammaient mais ne les brûlait pas.
  
  Étonnant phénomène, admira Coplan. Existait-il un truc qu’il n’avait jamais su déceler?
  
  Sur le sol une adolescente en transe, les yeux révulsés, gémissait des plaintes inintelligibles. Rougebeau se pencha sur elle puis leva la main. Des coulisses surgirent deux hommes. L’un brandissait un cimeterre affûté comme un rasoir. Le second tenait un pigeon blanc dans chaque main. Rougebeau s’empara d’un des pigeons et l’éleva au-dessus de sa tête comme un calice. Les ailes, affolées, battaient désespérément. Le cimeterre trancha la tête de l’oiseau. Rougebeau laissa le sang s’écouler de la gorge encore palpitante dans la bouche de l’adolescente en transe ; puis l’autre pigeon subit le même sort. Le menton dégoulinant de sang, la fille, en écartant les jambes, s’offrit à l’homme au cimeterre qui la pénétra brutalement.
  
  Le signal de l’orgie était donné.
  
  Sur scène, danseurs et danseuses se mirent à copuler furieusement. Éberlué, Coplan vit les quatre Anglaises se concerter puis se déshabiller avec des gestes prompts. Les Haïtiens les imitaient et s’approchaient d’elles.
  
  Sauf trois d’entre eux.
  
  Aussi suffoquée que Coplan par la tournure des événements, Kerwyne s’était levée et tirait son compagnon par le bras.
  
  - Partons.
  
  Rougebeau courut vers elle. Coplan voulut s’interposer mais les trois Noirs se jetèrent sur lui. Décontenancé par l’attaque, il perdit des secondes précieuses. Un coup de matraque le précipita au sol, puis un talon de chaussure lui emboutit le menton. L’espace d’un instant, il perdit connaissance, mais il se ressaisit lorsqu’il sentit qu’on le ligotait. Tous ses muscles bandés, il sauta comme une carpe et libéra ses mains. Deux de ses agresseurs plongèrent sur lui pour l’immobiliser. Ce fut leur erreur. Chacun de ses bras encercla leur nuque et serra fort. Ce que voyant, le troisième voulut se redresser pour porter secours à ses acolytes. Alors Coplan remonta ses genoux, et ses pieds réunis catapultèrent le Tonton Macoute contre l’estrade des danseurs. A demi étouffés, les deux autres assaillants mollissaient sous l’étau qui les broyait. Coplan les lâcha et sa main droite tira de son pantalon le Bernardelli modèle 68. A tout hasard, Sabra lui avait remis cet automatique. A présent, il la bénissait de cette initiative.
  
  Mise nue sur la scène, la bouche bâillonnée, Kerwyne, malgré ses efforts, ne pouvait échapper au viol que s’apprêtait à commettre Rougebeau. Celui-ci exhibait un sexe monstrueux.
  
  Coplan fit feu. Sa précision fut telle que le sexe fut coupé en deux par la balle.
  
  Rougebeau hurla, les doigts plaqués sur le pubis, d’où fusaient des jets de sang. Durant quelques secondes, la stupeur régna, puis les danseurs s’enfuirent dans les coulisses en abandonnant Kerwyne.
  
  A nouveau, Coplan se jeta de côté et braqua son arme sur ses trois agresseurs qui se relevaient.
  
  Sur scène, Kerwyne rassemblait ses vêtements épars et se rhabillait tant bien que mal. Puis, elle saisit le cimeterre et frappa brutalement la nuque de Rougebeau. Après quoi, elle courut vers Coplan.
  
  - Fichons le camp d’ici.
  
  Dans la Chrysler, Kerwyne serrait les poings.
  
  - Les salauds! Vous auriez dû tous les tuer !
  
  - Mon Bernardelli ne tire que cinq coups, répliqua Coplan en démarrant en trombe.
  
  - En tout cas, merci ! Vous m’avez sauvée!
  
  - Nous sommes dans le pétrin.
  
  - Pardon ?
  
  - Nous nous sommes mis à dos les Tontons Macoutes et je ne sais si votre candidat-empereur Jacques VIII pourra nous sortir de cette impasse. Rougebeau, si vous ne l’avez pas tué, va chercher à se venger. Et s’il est mort, ce seront ses amis. Ces gens-là sont vindicatifs. A mon avis, la meilleure solution, c’est de quitter le pays !
  
  - Allons d’abord chez Nikki, décida la jeune femme après avoir réfléchi.
  
  Coplan acquiesça. Nikki n’était-elle pas l’associée d’Alek ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Surfeuse émérite, Nikki était svelte et élancée, et arborait un air faussement évaporé que démentaient les yeux bleus et froids. Ses cheveux blonds étaient relevés en chignon et elle parlait anglais et français avec un accent germanique. Sans être jolie, elle possédait un charme certain.
  
  Devant une bouteille de scotch et trois verres, elle écouta patiemment le récit de Kerwyne, puis son regard se fixa sur Coplan et elle l’étudia attentivement.
  
  - Vous êtes un ami d’Alek ?
  
  - Je l’attends.
  
  - Moi aussi. Mais, pour le moment, ce qui est préoccupant, c’est l’incident avec Rougebeau. Ces Tontons Macoutes sont dangereux, et Jacques VIII ne vaut guère mieux.
  
  Mal à l’aise, Kerwyne s’agita car elle avait affirmé le contraire à Coplan.
  
  - Je suggère, poursuivit Nikki, que vous passiez tous les deux en République Dominicaine et y attendiez le retour du professeur Beauregard. Il arrangera votre affaire avec l’empereur.
  
  - Partons tout de suite, décida impulsivement Kerwyne.
  
  - De nuit, ce serait d’une folle imprudence, objecta Nikki. Attendez le jour et jouez les touristes.
  
  - Ma voiture a pu être repérée, remarqua Coplan.
  
  - Je vous en prêterai une, proposa Nikki. Et vous n’aurez qu’à passer la nuit ici. L’ennui, c’est que je n’ai qu’une chambre d’ami.
  
  Avec spontanéité, Kerwyne s’empara de la main de Coplan et assura, avec un sourire en biais :
  
  - Ce ne sera pas un problème.
  
  Coplan vit que cette solution déplaisait à Nikki. Son visage changea. Durant quelques instants, son expression oscilla entre l’agressivité et la pudeur outragée. Puis elle se reprit et reversa du scotch dans les verres, d’un geste un peu raide qui n’échappa pas à Coplan. Elle se tourna vers lui :
  
  - Vous semblez être un as au pistolet ?
  
  - Je me défends.
  
  - Vous connaissez Alek depuis longtemps ?
  
  - Un certain temps, oui.
  
  - Vous avez déjà travaillé avec lui ?
  
  - Nos chemins se sont croisés.
  
  Elle se mordit la lèvre.
  
  - Vous vous méfiez de moi?
  
  - Non, puisque vous êtes une amie d’Alek.
  
  - Vous n’êtes guère précis dans vos réponses.
  
  - Une vieille habitude dont je me suis toujours félicité.
  
  La réponse flotta et Kerwyne détourna le regard tandis que Nikki ajustait machinalement son T-shirt qui ne dissimulait qu’une poitrine plate.
  
  - Francis reste sur la défensive, remarqua-t-elle, vexée.
  
  - C’est un professionnel, expliqua Kerwyne. Il est excusable. Elle se leva brusquement.
  
  - Tu nous montres la chambre ?
  
  Nikki coula un regard nostalgique vers Coplan, puis :
  
  - Suivez-moi.
  
  La chambre était au premier étage. Nikki ouvrit la porte, s’effaça, souhaita bonne nuit et, avec un brin de regret, s’en retourna au rez-de-chaussée. Kerwyne referma la porte et décocha à Coplan un clin d’œil appuyé.
  
  - Tu prends une douche avec moi ?
  
  Il rit.
  
  - Si tu veux.
  
  Lascive comme une danseuse égyptienne, la jeune femme ondula sous les caresses de Coplan, puis elle le savonna à son tour. Ces attouchements répétés les amenèrent bientôt au paroxysme de l’excitation. Kerwyne coupa l’eau et ils firent l’amour.
  
  
  
  
  
  La route vers la frontière sinuait entre les champs de coton. Creusée de fondrières, elle autorisait une vitesse maximale de trente kilomètres à l’heure.
  
  Bientôt, Coplan et Kerwyne dépassèrent Croix de Mission, une bourgade misérable de cahutes en torchis et de baraques en bois, autour desquelles erraient des gosses dépenaillés, que tentait de rameuter un vieux prêtre d’allure douteuse.
  
  Kerwyne consulta la carte routière.
  
  - Encore dix kilomètres et nous passons en République Dominicaine. Tu connais ?
  
  - C’est le Quart-Monde, comme ici, à la différence qu’on y parle espagnol et non français.
  
  - Ce n’est pas un problème pour moi. Je parle couramment espagnol.
  
  - Où l’as-tu appris ?
  
  - A Cuba.
  
  Coplan tressaillit. A la D.G.S.E., ou se méfiait des gens qui avaient séjourné à Cuba.
  
  - Que faisais-tu là-bas ? s’enquit-il d’un ton léger, comme pour entretenir la conversation.
  
  - J’apprenais.
  
  - Quoi ?
  
  - Des choses, éluda-t-elle en pointant son doigt vers les champs de coton. Regarde ces pauvres paysans qui s’échinent sous ce soleil accablant.
  
  - C’est à Cuba que tu as rencontré Alek ?
  
  - A ma connaissance, Alek n’a jamais mis les pieds à Cuba.
  
  - Et Nikki ?
  
  - Non plus.
  
  - Elle, où l’as-tu connue ?
  
  - En prison.
  
  - Où ?
  
  - Tu es le vrai flic ! se rebella-t-elle. On se croirait à un interrogatoire du F.B.I. !
  
  - Tu as déjà eu affaire au F.B.I. ?
  
  - Tu vois bien ! triompha-t-elle. Tu ne peux, t’empêcher de poser des questions !
  
  - J’aime savoir où je mets les pieds. Souviens-toi, on ne se connaît que depuis hier.
  
  - C'est vrai, concéda-t-elle, mais nous avons vécu intensément depuis notre rencontre, ça crée des liens. D’abord, tu m’as sauvée et, ensuite, nous avons fait l’amour toute la nuit.
  
  - Tu crois que Nikki a été jalouse ?
  
  - Tu lui plaisais, c’est sûr.
  
  - Elle couche avec Alek ?
  
  - Il préfère les garçons. Tu ne le savais pas ? interrogea-t-elle, soupçonneuse.
  
  Coplan qui ne risquait pas d’être contredit, l’intéressé étant mort, rétorqua :
  
  - Bien sûr que si, puisqu’il m’a fait des avances.
  
  - Tu y as répondu ?
  
  - Ce n’est pas ma tasse de thé.
  
  Elle pouffa.
  
  - Je m’en suis aperçue la nuit dernière.
  
  Coplan négociait un virage quand il freina brusquement : formant un V, capot contre capot, deux camions militaires, des G.M.C., bloquaient la route. Devant des Tontons Macoutes en uniforme, ressemblaient à des policiers new-yorkais. Sur leur col de chemise était accroché l’insigne doré portant les trois lettres V.S.N. (Volontaires de la Sécurité nationale. Dénomination officielle de cette formation paramilitaire). Ils étaient une dizaine chacun armé d’un pistolet-mitrailleur Uzi, seul leur chef portait sur la cuisse droite un Colt. 45 dont la crosse dépassait de l’étui.
  
  La Pontiac de Coplan se trouva aussitôt cernée et Coplan reconnut l’homme qui, au cours de la séance de vaudou, avait apporté le cimeterre pour trancher le cou des pigeons blancs.
  
  - Cé koné lou, cé ko tonpé (Ce sont eux, je ne peux pas me tromper), l’entendit-il crier en créole.
  
  Les portières furent ouvertes et sous la menace des pistolets-mitrailleurs, Kerwyne et Coplan furent arrachés à leur siège. La jeune femme lança un cri de frayeur vite étouffé par la grosse poigne d’un mastodonte à l'œil lubrique. Coplan fut jeté à terre et fouillé. L’arme avec laquelle il avait sectionné le sexe de Rougebeau fut rapidement découverte et confisquée. En un tournemain, il était ligoté avant d’être précipité, avec Kerwyne, dans l’un des G.M.C. Celui-ci recula brutalement, puis démarra dans une pluie de gravier. Coplan aurait aimé parler à Kerwyne mais les Tontons Macoutes braquaient sur lui leur Uzi avec, sur le visage, une expression sans équivoque.
  
  Le trajet dura une courte demi-heure. Coplan et Kerwyne furent transportés dans une maison qui évoquait un manoir français Louis XV.
  
  On les installa sur des chaises, et bientôt, apparut une femme âgée vêtue anachroniquement d’une robe blanche, presque virginale. Elle posa un regard féroce sur les deux captifs et Coplan reconnut la très redoutée Tante Léontina, égérie des Tontons Macoutes depuis trente-cinq ans, la reine du racket. Un tiers de siècle plus tôt, elle avait été l’amante de fournées entières de Tontons Macoutes à qui, en récompense, elle avait accordé le droit de cuissage sur les adolescentes des villages soumis à son autorité. Assoiffée de sang, elle avait organisé avec la bénédiction de Papa Doc Duvalier, une multitude d’exécutions sommaires dans les montagnes. Indéracinable malgré les changements politiques, elle était toujours là. Redoutable équilibriste, funambule incomparable, misant à la fois sur son magnétisme personnel et sur la légende vaudou selon laquelle elle représentait les dieux et ceux-ci foudroieraient les imprudents qui oseraient contester son pouvoir.
  
  Elle s’assit dans un fauteuil avec une majesté qui ne manquait pas de ridicule, et regarda Coplan avec colère.
  
  - Ainsi, c’est toi qui as tué notre vénéré et fidèle ami Rougebeau.
  
  Kerwyne et Coplan eurent ainsi la confirmation que l’intéressé était mort.
  
  - Il s’apprêtait à commettre un viol, se défendit Coplan. Son attitude était inqualifiable. Une femme doit être respectée. C’est ma loi et je n’entends pas la voir bafouée. Tant pis pour lui. Il n’a eu que ce qu’il méritait.
  
  Tante Léontina écumait de fureur.
  
  - Tu parles avec arrogance, étranger, éructa-t-elle. Sache qu’ici, dans notre île, les femmes appartiennent aux Tontons Macoutes. S’ils désirent une femme, ils la prennent, qu’il s’agisse d’une Blanche ou d’une Noire. Je leur ai consenti ce droit et toi, tu viens t’insurger contre ma volonté ?
  
  - Nous sommes des amis du professeur Beauregard, tenta de plaider Kerwyne. C’est un ami de l’empereur. Si nous pouvions rencontrer ce dernier, je suis certaine que le malentendu se dissiperait.
  
  L’interruption eut le don d’accroître la fureur de Tante Léontina.
  
  - Jacques VIII n’est qu’un paltoquet pitoyable, vilipenda-t-elle. Un pourceau qui s’imagine de la lignée de nos empereurs, alors qu’il n’est qu’un bâtard enfanté par une putain. Ce n’est pas lui qui règne sur cette île, c’est moi ! Quant au professeur Beauregard, qu’ai-je à faire de lui ? Qu’il gagne son argent, me verse les redevances et ne se mêle pas des affaires locales.
  
  Elle planta son regard dans celui de Kerwyne.
  
  - Ainsi, c’est toi qui as repoussé Rougebeau ?
  
  - Il voulait me violer, riposta Kerwyne, la bouche mauvaise.
  
  - Tu es raciste ?
  
  - Pourquoi raciste?
  
  - Tu n’aimes pas les Noirs ?
  
  - Noir ou Blanc, ça m’est égal, mais à condition que je sois consentante.
  
  Tante Léontina revint à Coplan.
  
  - Vous couchez ensemble?
  
  - Oui ! défia Kerwyne en gigotant sur sa chaise comme pour se débarrasser de ses liens. Et lui n’a pas eu besoin de me violer !
  
  - Tu es aussi arrogante que ton amant, grinça Tante Léontine. Ce sont des manières qui méritent châtiment.
  
  Elle compta les Tontons Macoutes qui s’entassaient dans la salle.
  
  - Ils sont neuf. Ce n’est pas assez. Je vais en convoquer d’autres et ils te feront tout ce qui leur plaira. Ton amant y assistera. Puis vous serez fusillés tous les deux.
  
  D’un ton railleur, elle parodia Coplan :
  
  - C’est ma loi, et je n’entends pas la voir bafouée !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan contemplait Kerwyne prostrée à l’autre extrémité de la cave, enchaînée, comme lui, à un gros anneau scellé dans le mur.
  
  - Cette fois-ci, c’est bien la fin, murmura-t-elle.
  
  Malgré les épreuves, elle conservait les yeux secs et Coplan l’admira pour sa dignité. Elle n’avait pas crié ni supplié à l’énoncé de la sentence de Tante Léontina. Parfaitement maîtresse de ses nerfs, elle avait même craché au visage de la despote.
  
  - Nous n’avons plus rien à nous cacher, amorça Coplan. J’aimerais que tu nous renseignes. Que faisais-tu à Cuba ?
  
  - Une école d’espionnage, répondit-elle sans hésiter. Je suis cubaine.
  
  - Et comment as-tu rencontré Alek ?
  
  - C’est une longue histoire. Nous n’avons pas le temps de nous attarder sur le passé, et ce n’est pas l’endroit.
  
  - Raconte quand même, insista-t-il.
  
  Elle passa la langue sur ses lèvres gercées par la soif.
  
  - C’était la première mission que m’avait confié le D.G.I.S. (Departamento General de Inteligencia y Seguridad: Services Spéciaux cubains), livra-t-elle avec réticence. Nous étions cinq, coiffés par un agent. Trois hommes, deux femmes. Notre mission : exécuter à Chypre un ancien colonel de notre corps expéditionnaire en Angola, qui avait trahi et était passé dans le camp ennemi, l’U.N.I.T.A., soutenu par les Sud-Africains. Ces derniers l’avaient remis à la C.I.A qui a exploité les renseignements qu’il détenait avant de le laisser tomber en lui remettant une grosse somme d’argent. Il s’était réfugié à Chypre. Nous l’avons exécuté. En fait, c’est moi qui ai pressé la détente. A La Havane, on voulait savoir si j'étais capable d’assassiner quelqu’un. J’ai été à la hauteur. Nous nous apprêtions à quitter Limassol lorsque nous avons été kidnappés après que notre chef d’équipe eut été abattu.
  
  - Kidnappés pas qui ? s’étonna Coplan.
  
  - Les Iraniens.
  
  - Pourquoi eux ?
  
  - Parce qu’ils cherchent de la main-d’œuvre pour leurs missions terroristes. Ils enlèvent les agents qu’ils ont repérés et tentent de les convaincre de travailler. Avant tout, ce qu’ils cherchent, ce sont des Européennes afin qu’elles ne soient pas soupçonnées d’agir pour le compte de Téhéran.
  
  - A Chypre, quelqu’un vous avait trahis ?
  
  - Un des trois hommes.
  
  - Pourquoi les Iraniens n’avaient-ils pas cherché à s’attacher les services du colonel que tu as descendu ? remarqua Coplan avec pertinence.
  
  - Je les ai pris de vitesse.
  
  - Ensuite ?
  
  - Les hommes de l’équipe, je ne les ai jamais revus, sauf le traître. Nous, les deux femmes, avons été transportées par bateau jusqu’à Abadan et, de là, à un camp spécial où nous étions une vingtaine. Nikki y était. C’est une Allemande de l’Est. D’ailleurs, toutes provenaient de pays communistes. Nous n’étions que deux Cubaines. C’était un camp de formation religieuse pour nous convertir à l’Islam chiite, et nous subissions un véritable lavage de cerveau. D’ailleurs des filles ont craqué. Elles se sont laissé convaincre ou ont feint leur conversion. Mais il subsistait un noyau dur qui refusait l’endoctrinement. Un jour, l’autre Cubaine n’a pu résister et a souligné le paradoxe à prôner la valeur spirituelle de l’Islam tout en offrant de l’argent pour nous séduire. Des soldats l’ont emmenée et elle a disparu...
  
  151
  
  A présent, Kerwyne parlait avec volubilité, comme si l’évocation du passé conjurait le sort funeste qui l’attendait.
  
  - Ces Iraniens étaient des fanatiques dangereux, prêts à bousiller l’univers pour établir le règne de leur Dieu auquel ne nous croyions pas.
  
  - Pourquoi ne pas feindre d’adhérer à leurs thèses pour vous tirer d’affaire ? objecta Coplan. C’eût été logique.
  
  - Ils y avaient pensé avant nous. Un jour, nous avons assisté à une exécution. Une Allemande, une Bulgare et une Roumaine, qui avaient cru jouer au plus fin ont été décapitées au sabre.
  
  Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
  
  - Je m’étais liée d’amitié avec Nikki et deux autres filles, des Allemandes de l’Est, elles aussi, Monika et Heidi. Un jour, est arrivé Alek. A l’époque, il travaillait pour Téhéran en free-lance. J’ai appris plus tard qu’il était l’amant de l’ayatollah des Services Spéciaux iraniens. Quand il nous a connues, Alek trahissait déjà Téhéran pour le compte des Syriens, mais l’ayatollah l’ignorait.
  
  A Dubaï, Tatiana avait relaté les mêmes faits, se souvint Coplan.
  
  - Au camp, Alek était chargé de veiller à notre formation de terroristes. Dans ce domaine, c’était un as, surtout avec les explosifs. Bien plus fort que les instructeurs du D.G.I.S. Il a sympathisé avec notre groupe de quatre filles. Je ne sais par quel canal, un jour, il a su que sa trahison était découverte. Alors, il a décidé de s’évader et nous a offert de l’accompagner. Sa proposition n’était pas entièrement gratuite. En réalité, il avait besoin d’agents pour former son propre réseau et comptait sur notre gratitude pour passer sous ses ordres. L’évasion a réussi et nous avons franchi à pied la frontière du Koweit. De là, nous avons gagné Damas où les Syriens nous ont protégées.
  
  - Pourquoi n’êtes-vous pas retournées dans votre pays et expliquer ce qui vous était arrivé ? objecta encore Coplan.
  
  - C’était mon intention, mais j’étais novice. Plus expérimentées, Nikki, Monika et Heidi m’ont expliqué que les Services Spéciaux des pays communistes sont si méfiants qu’ils ne nous auraient pas crues et nous auraient liquidées. J’avais entendu parler de Muiriel ( Prison cubaine destinée aux détenus politiques, où sont exécutées les sentences de mort) où disparaissaient tant d’opposants au régime du « Lider Maximo » que j’en étais terrorisée.
  
  - Ensuite ? pressa Coplan.
  
  - Une par une, Alek nous a fait quitter Damas. D’abord, Heidi puis Monika. Ensuite, Nikki et moi. Le professeur Beauregard a modifié nos visages. Alek a payé les opérations. Heidi et Monika sont reparties pour Paris où elles ont participé à une opération montée par Alek, je ne sais laquelle.
  
  Coplan fut persuadé qu’il s’agissait de l’assassinat de Marc Valleau.
  
  - Alek envisage une mission pour toi ?
  
  - Je l’ignore. Il me considère comme novice encore malgré ma réussite de Chypre.
  
  Coplan poussa son avantage.
  
  - En revanche, il va tenter quelque chose avec Nikki ?
  
  - Oui.
  
  - En utilisant le godemiché.
  
  Un faible sourire effleura les lèvres gercées de Kerwyne.
  
  - Ceci a-t-il encore de l’importance ?
  
  - Tu sais ce qu’il y a à l’intérieur du godemiché?
  
  - Naturellement! s’insurgea-t-elle.
  
  - Quoi ?
  
  Le vacarme de verrous violemment tirés couvrit sa voix. La porte s’ouvrit sur une demi-douzaine de Tontons Macoutes aux uniformes souillés. Trois d’entre eux débloquèrent la chaîne de Kerwyne et l’entraînèrent. Coplan baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard horrifié. Puis il fut délivré à son tour. Il n’en conservait pas moins les menottes qui entravaient ses chevilles et ses poignets dans son dos. Passant un bras sous ses aisselles, deux des sbires de Tante Léontina le remorquèrent hors de la cave, puis le long d’un couloir sombre, et l’aidèrent à grimper un escalier jusqu’à une esplanade derrière le manoir Louis XV.
  
  Au centre, se dressait une table. A chaque coin, un gros piton en acier, enfoncé dans le bois retenait une sangle en cuir.
  
  Appuyée sur une canne, Tante Léontina attendait, une expression féroce sur ses traits burinés. Autour une centaine de Tontons Macoutes se dandinaient. Ils ne portaient qu’un slip.
  
  Un ouragan de quolibets obscènes salua l’arrivée de Kerwyne et de Coplan. Perdant son self-control, la Cubaine hurla, ce qui arracha un sourire sardonique à l’égérie des Tontons Macoutes.
  
  - Alors, ma belle, tu ne fais plus la fière ? apostropha-t-elle.
  
  Sur ses reins, Coplan serra rageusement les poings.
  
  - Fusillez-moi tout suite! implora Kerwyne.
  
  - Certainement pas, répliqua la Haïtienne qui, visiblement, jouissait intensément.
  
  Elle leva sa canne et ses sbires soulevèrent la Cubaine pour la coucher sur la table avant de la délivrer de ses menottes. Puis ils l’écartelèrent en lui liant les poignets et les chevilles aux sangles d’angle. Enfin ils lui arrachèrent ses vêtements.
  
  Tante Léontina s’approcha. Kerwyne se raidit et Coplan insulta la vieille tant sa fureur était grande. Tante Léontina se dirigea vers lui et le frappa violemment au visage avec sa canne. Mais Coplan ne broncha pas. De toute la force de son regard, il lui transmit le mépris qu’il éprouvait pour elle.
  
  Les Tontons Macoutes s’impatientaient et insensiblement, se rapprochaient de la table.
  
  La vieille se retourna vers eux.
  
  - En rangs par un ! ordonna-t-elle en levant sa canne et en se figeant en un garde-à-vous impeccable.
  
  Bientôt, une longue file s’étira jusqu’aux limites de l’esplanade. Satisfaite, Tante Léontina s’adressa à Kerwyne:
  
  - Maintenant, tu vas connaître le vrai plaisir que ces hommes beaux, jeunes et noirs, vont te donner !
  
  Elle recula de quelques pas et fit signe au premier de la file.
  
  - Vas-y.
  
  Comme une bête, le Tonton Macoute se jeta sur la femme qui lui était offerte. Kerwyne hurla. Coplan tenta de s’arracher à la poigne de ses gardes mais en vain. Au premier, succéda un second Tonton Macoute qui n’eut guère le temps de profiter de l’aubaine car, dans le ciel, apparurent les hélicoptères dont les mitrailleuses de 50 arrosèrent l’esplanade.
  
  En entraînant ses gardiens avec lui, Coplan se jeta à terre. L’un d’eux se renversa sur son dos et, ce faisant, lui sauva la vie car une balle lui fracassa l’omoplate gauche, laboura le cœur et, par un cheminement mystérieux qui freina considérablement sa course, ressortit pour déchiqueter la chaîne des menottes de Coplan. Le projectile ricocha et traça une courte estafilade dans le muscle couvrant les reins et stoppa sa trajectoire à hauteur de la hanche. Coplan grimaça de souffrance mais ne bougea pas, le cadavre sur son dos lui assurant une protection contre d’autres balles.
  
  Autour de lui, il entendit des hurlements de douleur et des bruits de galopade.
  
  Lentement, avec mille précautions, il ramena ses bras en avant. D’un geste fulgurant, il arracha l’Uzi qu’étreignait encore le garde qui avait chuté à sa gauche et lui lâcha une courte rafale sous le menton. Le crâne explosa. Avec promptitude, Coplan prit de vitesse le Tonton Macoute affalé sur l’autre flanc qui, déjà, déplaçait son pistolet-mitrailleur pour le tuer. Les trois balles qu’il expédia à vingt centimètres de distance disloquèrent le front de l’homme.
  
  Il fallait sauver Kerwyne.
  
  Coplan changea de position et s’arc-bouta sur les épaules en repliant ses genoux à hauteur du menton. Dans le mouvement, le cadavre sur son dos bascula sur le côté. Coplan visa la chaîne des menottes passées autour de ses chevilles. Une balle suffit.
  
  Enfin libre, il inspecta le ciel. Les hélicoptères avaient cessé le feu et s’apprêtaient à se poser. Du coin de l’œil, Coplan aperçut Tante Léontina qui s’enfuyait vers le manoir. Terrorisée, elle en avait oublié sa canne. Coplan leva l’Uzi et, d’une rafale, lui cisailla la nuque. Elle s’effondra sur le sol, morte.
  
  Coplan se remit debout. Autour de lui, morts et blessés jonchaient le sol. Les hurlements de douleurs montaient encore.
  
  Il courut jusqu’à la table et faillit vomir. Frappant sans discrimination, les mitrailleuses n’avaient pas épargné Kerwyne dont il ne restait que le tronc. Décapitée, la tête avait roulé sur le sol. Coplan se détourna, la rage au ventre.
  
  Un capitaine, accompagné de quelques soldats, s’avançait vers lui, l’œil méfiant.
  
  - Qui êtes-vous ? aboya-t-il.
  
  - Un prisonnier de Tante Léontina. Elle s’apprêtait à me faire fusiller.
  
  Coplan montra les menottes à ses poignets et à ses chevilles.
  
  - En voici la preuve.
  
  Le visage de l’officier se radoucit.
  
  - Vous me raconterez cela plus tard.
  
  Et il tourna les talons.
  
  - Hé! le rappela Coplan. Je suis blessé et j’ai besoin d’un médecin.
  
  - Je vous en envoie un. Il est dans l’hélicoptère de queue qui ne s’est pas encore posé.
  
  - A quoi rime cette intervention ? voulut quand même savoir Coplan.
  
  Le capitaine lui fit face à nouveau.
  
  - C’est un putsch, déclara-t-il. Nous allons une fois pour toutes débarrasser Haïti des généraux pourris et des Tontons Macoutes ! Nous allons les liquider tous, sans exception, et je commence maintenant !
  
  L’officier dégage son Colt .45 et visa l’un des blessés gisant à trois mètres de lui. La détonation claqua sèchement.
  
  - C’est une bonne chose, félicita Coplan avec sincérité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  La blessure n’était pas sérieuse mais l’élançait douloureusement. Par ailleurs, elle lui interdisait de prendre une douche complète et Coplan ne s’était livré qu’à des ablutions partielles.
  
  A présent, vêtu de propre, il contemplait le spectacle de la rue par la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Port-au-Prince.
  
  Les putschistes ne s’étaient pas embarrassés de détails. Après avoir creusé une fosse, ils y avaient enfoui les cadavres des Tontons Macoutes tués lors de l’assaut sur le manoir. Kerwyne les avait rejoints. Coplan n’avait élevé aucune objection. Elle était morte. Qu’importait la sépulture ?
  
  Il avait été ramené dans la capitale en hélicoptère. Au cours du trajet, il avait constaté que le combat avait été sanglant. Sur l’esplanade devant le palais présidentiel, de nombreux cadavres de militaires jonchaient le gazon. En revanche, en ville, pas de victimes chez les civils.
  
  Un putsch propre, sans grosses bavures.
  
  A peine capturés les Tontons Macoutes étaient fusillés sur place. Le seul fait d’appartenir à la phalange abhorrée entraînait l’exécution sommaire. Coplan avait tenté de savoir qui téléguidait le coup d’État mais l’officier s’était contenté de répondre :
  
  - Des patriotes.
  
  Coplan n’avait pas insisté car d’autres préoccupations l’habitaient.
  
  Tout bruit de fusillade avait cessé dans la capitale. La nuit tombait. En cachette, Coplan avait réussi à rapporter avec lui une Uzi et deux chargeurs pleins dans une musette, sans que les putschistes aient l’idée de fouiller le bagage. Il prit ce dernier sous le bras et descendit à la réception. Derrière le comptoir, l’homme était âgé et semblait à la coule. La coupure de cent dollars que Coplan lui glissa le mit instantanément en branle.
  
  - Que puis-je pour vous, monsieur ? s’enquit-il, servile, en raflant le billet.
  
  - J’ai besoin d’une voiture.
  
  - Un taxi ?
  
  - Non. Une voiture particulière.
  
  Le réceptionniste fronça les sourcils.
  
  - Hélas, je n’en possède pas. Dans ce pays...
  
  Il s’interrompit et réfléchit.
  
  - Bien sûr, renseigna-t-il d'une voix lente, il y a un break BX, une des voitures de service de l’hôtel. Seulement, je risque ma place si...
  
  Coplan exhiba deux autres coupures de cent dollars.
  
  - Ceci effacerait-il vos scrupules?
  
  - Assurément.
  
  Le réceptionniste s’empara des billets et, en contrepartie, Coplan reçut un trousseau de clés.
  
  - Le véhicule est immatriculé PAP 89105 et est au fond du garage. Quand le ramènerez-vous ?
  
  - Je n’en sais rien encore, éluda Coplan.
  
  Il découvrit facilement le break et, sans plus tarder, prit la direction de Pétionville. La nuit était complètement tombée quand il stoppa devant la villa où Nikki attendait Alek. Coplan traversa le terre-plein et sonna à la porte. Pas de réponse. Il récidiva sans plus de succès, fit demi-tour et gagna le garage où il avait échangé sa Chrysler de location contre la Pontiac prêtée par Nikki. La Chrysler n’était plus là. La Toyota qu’utilisait Nikki non plus.
  
  Coplan rebroussa chemin, sonna encore et tourna le bouton de la porte. Celle-ci n’était pas verrouillée. Il abaissa le commutateur.
  
  Nikki était nue et, sur sa poitrine plate, s’ouvrait une large brèche d’où le sang avait coulé à flots sur l’épais tapis jaune aux fleurs orange. Les jambes étaient écartées et des taches suspectes ne laissaient subsister aucun doute sur le viol à répétition dont l’Allemande avait été victime.
  
  Les amis de Rougebeau, subodora immédiatement Coplan. L’hypothèse expliquait l’embuscade des Tontons Macoutes sur la route avant la frontière. Nikki avait aussi été torturée comme en témoignaient les doigts écrasés, les lèvres tuméfiées et les dents brisées. Malgré l’entraînement subi dans les écoles du M.F.S. (Ministerium für Staatssicherheitsdienst : Services Spéciaux est-allemands), elle avait craqué et était passée aux aveux. Les vengeurs de Rougebeau avaient su alors quel itinéraire suivaient Coplan et Kerwyne.
  
  Oui, l’hypothèse tenait.
  
  Coplan se détourna de l’affreux spectacle et entreprit de fouiller les lieux.
  
  Assez rapidement, il découvrit le godemiché. A l’aide d’un couteau cuisine, il en découpa le latex, mais l’intérieur était vide. Le tueur, c’était logique, n’avait pas encore été placé. Nikki avait attendu l’arrivée d’Alek pour ce faire si, du moins, la prothèse était destinée à servir dans un proche avenir.
  
  Il chercha encore. Se pouvait-il, après tous ces efforts, ces pérégrinations de Moscou à Haïti, en passant par les Comores et Dubaï, que la piste se termine ici ? Alek, Kerwyne et Nikki étaient morts. Tatiana ne savait rien. Coplan devait se débrouiller seul.
  
  Dans la chambre à coucher, il retira de l’armoire un drap propre et alla en recouvrir le cadavre de Nikki. Il passa dans la cuisine, se versa un verre de bourbon et s’assit pour réfléchir en forçant sa mémoire. Une phrase lui revenait. Prononcée par Kerwyne ou Nikki ? Non, c’était plus ancien. Tatiana ? Ils s’obligea à se concentrer. Ce n’était pas Tatiana non plus. Ni Piotr. Restait Alek. Mais quoi ?
  
  Il vida son verre. La collection de vidéocassettes rangée dans un meuble à côté du magnétoscope attira son attention. La majeure partie des bandes entassées sur les étagères étaient du porno.
  
  Un tilt dans le cerveau de Coplan. Il se souvenait maintenant. C’était aux Comores lorsque, pour la première fois, il avait vu le phallus en mousse dans la main d’Alek qui avait souri d’un air entendu.
  
  - Rien de tel que le matériel pornographique pour cacher les secrets, avait-il déclaré avec importance.
  
  Coplan compta les cassettes vidéo. Trente-huit. Il soupira. Cinquante-sept heures de spectacle érotique à visionner sans être certain du résultat. Tant pis, il fallait s’atteler à la besogne.
  
  Il retourna au rez-de-chaussée et passa un coup de fil au réceptionniste du Royal Haïtien pour l’informer qu’il conserverait le break BX plus longtemps que prévu, probablement trois jours. Un long gémissement lui répondit. Il précisa alors qu’une indemnité compenserait ce contretemps et raccrocha. Dans la cuisine, il se lava les mains et inspecta l’intérieur du réfrigérateur. Il avait faim. Il se confectionna un plat de saucisses et de haricots rouges, ouvrit une bouteille de bière et découpa une papaye en tranches. Il plaça le tout sur un plateau et s’installa devant le téléviseur qu’il brancha pour écouter les informations.
  
  Le putsch avait réussi. Les généraux au pouvoir avaient été fusillés devant une foule hilare. La chasse aux Tontons Macoutes se poursuivait. Le personnel diplomatique des deux ambassades latino-américaines communistes, celles de Cuba et du Nicaragua, avait été expulsé vers son pays d’origine. Interviewé, le chargé d’affaires américain assurait que la normalisation était en bonne voie. La junte était présidée par un certain général Belle-carrière dont le patronyme laissait supposer qu’il était prédestiné à ce poste.
  
  Coplan introduisit la première cassette et, les yeux fixés sur l’écran, commença à manger.
  
  A quatre heures du matin, il éteignit, la tête farcie d’horreurs.
  
  Épuisé, il monta se coucher. Réveillé à midi, après avoir déjeuné et s’être douché, il alla en ville chez un médecin faire changer son pansement. Il acheta aussi quelques provisions. Les rues étaient calmes. Plus de fusillades, quelques patrouilles, rien de plus. La vie avait repris ses droits. Un avion passa en lâchant des tracts. Coplan en ramassa un. La nouvelle junte promettait aux Haïtiens un avenir radieux, un bonheur incommensurable. Le blabla habituel. Il froissa la feuille de papier et la jeta dans le caniveau avant de remonter dans le break.
  
  A quinze heures, il recommença à visionner des films porno. Cependant, ce ne fut que le lendemain, en fin d’après-midi, qu’il toucha le jackpot.
  
  Le film était franchement ennuyeux. Sans grande imagination, en utilisant une technique rudimentaire et des dialogues d’une pauvreté désolante, il contait les banales aventures d’une femme de chambre jeune et jolie qui couchait avec les clients de l’hôtel où elle travaillait. La trame était archi-usée.
  
  Après une demi-heure de projection, les ébats érotiques s’interrompaient au moment où un représentant de commerce s’apprêtait à sodomiser sa partenaire ancillaire. La scène changeait du tout au tout. Le décor était celui d’un laboratoire aux murs ripolinés. Rien d’érotique dans l’environnement. Quelques gros plans fugitifs sur le visage d’un homme. Figure sèche et osseuse, yeux gris, pommettes saillantes, front haut et dégagé. Une épaisse moustache ombrait des lèvres en lames de rasoir. Quand l’homme se tournait de biais on remarquait la voussure qu’accusaient les épaules étroites et fuyantes.
  
  Ses doigts minces et nerveux installaient le tueur à l’intérieur du godemiché en caoutchouc mousse. Complaisamment, la caméra vidéo s’attardait sur ses mouvements et, fasciné, Coplan regardait intensément. En fait, il ne voyait pas grand-chose car les doigts qui virevoltaient et la caméra qui filmait maladroitement, probablement maniée par un amateur, lui dissimulaient la séquence des opérations. Au stade ultime, l’ouverture dans les testicules, qui avait permis l’introduction du tueur, fut recousue avec un catgut et, précaution supplémentaire, une mince bande de caoutchouc mousse fut collée sur la « cicatrice ».
  
  Nonchalant, l’objectif se fixa à nouveau sur le visage de l’homme, puis dévia vers la fenêtre comme s’il voulait terminer sur un post-générique plaqué sur les magnolias et les frangipaniers du jardin.
  
  Le cœur de Coplan accéléra son rythme, mais l’image fut coupée et le film banal reprit.
  
  Coplan réembobina la dernière minute et la reprojeta, l’œil attentif. Il ne se trompait pas. Entre les frangipaniers et les magnolias se dressait un mât. A son sommet flottait un drapeau aux deux bandes verticales, noire et rouge. A leur jonction, un rectangle reproduisant les armoiries de la République d’Haïti.
  
  Coplan réembobina la totalité de la séquence et la visionna une troisième fois avec un soin accru mais n’apprit rien de nouveau.
  
  C’était l'heure du journal télévisé. Les ambassadeurs haïtiens à Cuba et au Nicaragua, ainsi que leur personnel diplomatique et leurs familles, atterrissaient à l’aéroport. Ils se livraient à des commentaires abondants sur les réactions au putsch dans les pays qu’ils venaient de quitter.
  
  A Port-au-Prince, un yacht revenait à quai. A son bord une poignée de Tontons Macoutes avait tenté de s’enfuir vers des cieux plus cléments. Le bateau avait été arraisonné par la marine nationale.
  
  Sa proue se glissa entre un yacht et un bateau de pêche et Coplan tressaillit. En lettres noires sur la coque blanche, il lisait sur ce dernier l’inscription Toucan.
  
  Ainsi, le professeur Beauregard était-il rentré de sa pêche en haute mer, sans doute alarmé par les événements.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Colosse aux yeux bleus, à la peau recuite par le soleil, aux cheveux blonds blanchis par les embruns, Beauregard ne pouvait être celui que montrait la bande vidéo insérée au milieu du film pornographique.
  
  - Monsieur Clech, que puis-je pour vous ? s’enquit-il dans un français teinté d’accent québécois.
  
  - Je suis le dernier de la liste, bluffa Coplan.
  
  Le regard bleu s’étonna.
  
  - Pardon ?
  
  - Je suis l’héritier d’Alek. Il m’a remis ses pouvoirs. Il est mort. Tout comme Kerwyne et Nikki. Les Iraniens ne pardonnent pas. J’ai besoin de votre aide.
  
  Beauregard paraissait catastrophé.
  
  - Morts tous les trois ?
  
  - Oui. L’excellent travail que vous avez opéré sur Nikki et Kerwyne ne leur a pas profité. Les Iraniens les ont quand même retrouvées et tuées. Sans doute ont-elles été vendues. Par qui ? Je l’ignore. Quant à Alek, il n’avait pas eu le temps de passer entre vos mains. Aussi a-t-il été plus facile pour les tueurs de Téhéran de le repérer.
  
  Beauregard réfléchit et posa sur Coplan un regard rusé.
  
  - Comment puis-je être sûr de ce que vous avancez ?
  
  - Je ne peux vous montrer le cadavre d’Alek qui a été mitraillé à Dubaï, dans le golfe Persique. Pas plus que celui de Kerwyne qui a été jeté à la mer. En revanche, si vous acceptez de me suivre, je vous conduirai dans la villa que Nikki avait louée à Pétionville. Son corps est affreusement mutilé, vous vous rendrez compte par vous-même.
  
  Le regard bleu jaugea Coplan et Beauregard demeura silencieux durant plus d’une minute.
  
  - D’accord, j’accepte, finit-il par consentir.
  
  - Mon break est devant la porte de votre clinique.
  
  - Je vous suivrai à bord de ma voiture.
  
  - A votre guise.
  
  Coplan fit demi-tour et le chirurgien lui emboîta le pas. Au moment où Coplan posait la main sur la poignée de la portière, il le héla.
  
  - L’aide que vous sollicitez, quelle est-elle ? Chirurgie esthétique, modification du visage ?
  
  - Non, il s’agit d’autre chose.
  
  Coplan s’installa au volant et démarra. Dans le rétroviseur, il vit que Beauregard l’imitait. Sans forcer l’allure, il gagna Pétionville et se parqua dans le garage de la villa. Beauregard semblait connaître les lieux. Sans mot dire, il laissa Coplan le précéder à l’intérieur. Il eut un haut-le-cœur devant le cadavre de Nikki et, vivement, fouilla dans sa poche pour en extraire un mouchoir qu’il plaqua contre son nez. Coplan l’entraîna au rez-de-chaussée où il emplit deux verres de bourbon.
  
  - Suffisant comme identification ?
  
  - Oui, grogna le chirurgien, mais rien ne me prouve que ce n’est pas vous qui l’avez tuée.
  
  - Exact, admit Coplan. Cependant, vous n’y croyez guère.
  
  - Effectivement, reconnut Beauregard, fair-play, après avoir vidé son verre et claqué la langue.
  
  Pensivement, il hocha la tête comme pour s’accorder un temps de réflexion, puis il questionna :
  
  - Où cela nous mène-t-il ?
  
  - A l’aide dont j’ai besoin.
  
  - Je vous écoute.
  
  Coplan s’en alla presser le bouton de marche du magnétoscope. Sur l’écran apparut le laboratoire aux murs ripolinés. Le caméra bascula vers le visage de l’homme au teint pâle.
  
  - Vous le connaissez ? Il vit ici à Haïti.
  
  Beauregard semblait étonné.
  
  - C’est tout ce que vous attendez de moi ?
  
  - C’est tout. L’identité de cet homme et son adresse.
  
  Beauregard posa son verre et se leva pour stopper le magnétoscope puis, vaguement railleur, se planta devant Coplan.
  
  - Grâce à la chirurgie esthétique, expliqua-t-il, j’ai gagné une fortune. L’argent m’a appris à devenir vénal. Sur le plan moral, je vous le concède, cette inclination est critiquable, sinon répréhensible. Néanmoins, elle fait partie intégrante de ma nature. Vous connaissez sûrement la fable : la Grenouille et le serpent. Ce dernier ne sait pas nager et demande à la première de le prendre sur son dos pour franchir la rivière. La grenouille refuse. « Ton venin est mortel, lui dit-elle, et tu risquerais de me mordre au beau milieu de l’eau ». « Ce serait illogique, rétorque le serpent, je mourrais noyé. » Ce raisonnement convainc la grenouille qui accepte de le laisser s’enrouler sur son dos et, au centre de la rivière, le serpent la mord. « C’est illogique ! » s’exclame-t-elle en s’enfonçant dans l’eau. « C’est juste, c’est illogique, reconnaît le serpent mais je n’y peux rien, c’est dans ma nature ». Monsieur Clech, je suis un serpent, je ne peux lutter contre ma nature. En clair, versez-moi cent mille dollars et je vous fournis les renseignements que vous désirez.
  
  Impassible, Coplan acquiesça d’un bref signe de tête et s’en alla soulever un coussin sur le canapé. Sa main s’empara de l’Uzi qu’il avait rapportée avec lui à la barbe des soldats putschistes, et la braqua sur le chirurgien dont le visage pâlit.
  
  - Hé, attendez ! protesta-t-il.
  
  - Monsieur Beauregard, énonça Coplan d’une voix glacée, chaque nature humaine présente des défauts. Vous, c’est la vénalité, moi, c’est l’impatience. Lorsque je désire quelque chose, j’exige qu’il me soit livré. Le grand Richard Wagner disait : « le monde me doit ce dont j’ai besoin. » Vous êtes comme le serpent, je suis comme Richard Wagner.
  
  Coplan arma le pistolet-mitrailleur et lâcha une courte rafale dans la bourre du canapé. Le chirurgien verdit.
  
  - Quelle est votre décision, monsieur Beauregard ? Souhaitez-vous mourir comme la grenouille ?
  
  L’intéressé capitula.
  
  - Il s’appelle Arthur Kunzler et demeure à Petit-Goave.
  
  - Vous me montrerez la route, décida Coplan.
  
  - Non, je vous donne l’adresse, vous trouverez facilement, ensuite, vous vous débrouillerez, quoi que vous ayez à faire, protesta le chirurgien.
  
  Coplan agita son Uzi.
  
  - Cessez donc de contrecarrer mes plans, intima-t-il d’une voix sèche.
  
  En grognant, Beauregard abdiqua et Coplan lui ordonna de sortir pour prendre le volant de sa Mercedes. Coplan s’assit sur le siège passager après avoir ramassé un rouleau de corde qui tramait sur le sol du garage. Sa veste pliée sur ses genoux dissimulait le pistolet-mitrailleur.
  
  Beauregard démarra, suivit la route qui longeait la côte du golfe de la Gonave. De temps en temps, on apercevait le cadavre d’un Tonton Macoute pendu à un arbre.
  
  Ce fut Beauregard qui réengagea le dialogue :
  
  - Que voulez-vous à Kunzler ? C’est en rapport avec la mort d’Alek, de Nikki et de Kerwyne ?
  
  - Que savez-vous de lui ? contra Coplan.
  
  - C’est un scientifique qui effectue des recherches. Un cerveau. Je ne sais rien de plus. Alek était en relations avec lui. Kunzler est plutôt du genre ermite. Même au temps des fastes de Baby Doc Duvalier, je ne l’ai jamais vu dans un cocktail. Il se consacre à ses recherches mais tire le diable par la queue car il y a englouti sa fortune personnelle et recherche des financements.
  
  Alek et ses cinq millions de dollars s’apprêtaient à lui apporter un ballon d’oxygène, s’amusa intérieurement Coplan.
  
  - Il vit seul ?
  
  - Il est veuf et se méfie des femmes. Vous citiez Wagner tout à l’heure. Il affirmait qu’une femme constitue un frein pour ceux qui veulent accomplir une grande œuvre. A mon avis, Kunzler souscrit à cette philosophie.
  
  - Quelle grande œuvre ? harponna Coplan.
  
  - Je n’en sais rien, dans le fond, avoua piteusement le chirurgien.
  
  - Il réside sur l’île depuis longtemps ?
  
  - Avant mon arrivée qui se situe en 1975.
  
  - En quinze ans, vous l’avez rencontré souvent ?
  
  - Quinze fois, soit une fois par an, se moqua Beauregard. C’est insuffisant pour devenir amis.
  
  - Et Alek était en relation avec lui ? relança Coplan.
  
  - C’est Kunzler qui m’a recommandé à Alek qui, à son tour, m’a amené Nikki, Kerwyne et les deux autres. Alek devait être le cinquième de la bande à me passer entre les mains. Son visage en aurait été totalement changé. Vous ne le savez sans doute pas, mais je suis un artiste. Donnez-moi Eléphant Man et j’en fais une Miss Monde !
  
  Arrivé à Petit-Goave, Beauregard stoppa devant un long bâtiment que bordait un liséré de plage désert. Coplan se tourna de biais sur son siège et décocha un violent uppercut au menton du chirurgien. Ce dernier s’affala lourdement sur le volant.
  
  Du tranchant de la main, Coplan lui cisailla la nuque et se pencha pour ramasser le rouleau de corde à l’aide duquel il ligota solidement son prisonnier avant de le bâillonner avec un chiffon découvert dans le compartiment à gants. Puis, il abandonna la Mercedes, l’Uzi dans la main gauche, dissimulée par la veste repliée.
  
  Dans le patio, il reconnut tout de suite Arthur Kunzler qui faisait la sieste dans un hamac. Sans ménagement, il le secoua. Le vieil homme ouvrit les yeux.
  
  - Que voulez-vous ? s’enquit-il d’un ton rogue.
  
  - Je viens de la part d’Alek, bluffa Coplan. Les cinq millions de dollars lui ont été payés à Dubaï. Je viens prendre livraison.
  
  - Pourquoi ne le fait-il pas lui-même ? rétorqua Kunzler, méfiant.
  
  - Il a quelques ennuis de santé.
  
  - Lesquels ?
  
  - Des balles de tireurs iraniens dans le corps. Alek en a réchappé de justesse, grâce à moi. Il m’a expédié ici d’urgence. L’acheteur à Paris est pressé. Il a versé l’argent, et exige la contrepartie.
  
  - Je n’ai pas confiance en vous, je veux voir d’abord la couleur de l’argent.
  
  Coplan conserva un visage patient :
  
  - Écoutez, plaida-t-il, je sais tout de l’affaire. Alek, qui est mon associé, me l’a expliqué, et je vais vous en fournir la preuve. A l’origine, une histoire comique. Un scientifique de l’université de Belem au Brésil a importé dans son pays des abeilles africaines qui possèdent la particularité d’être plus travailleuses et plus agressives que les autres. Mû par la curiosité et ce tempérament de chercheur que vous connaissez bien, monsieur Kunzler, notre scientifique a croisé ces Africaines avec des Brésiliennes, ce qui s’est révélé une expérience désastreuse. Les rejetons organiquement sont devenus des tueurs équipés d’un dard projetant un venin mortel contre lequel, jusqu’à aujourd’hui, aucun antidote n’est connu. Ce Brésilien était votre ami ou, plutôt, un confrère éminent, qui vous a appelé à la rescousse. Sceptique, vous avez testé ces tueuses sur du bétail et des Indiens d’Amazonie. Et vous avez été stupéfié par le résultat. Le chercheur impénitent que vous êtes s’est dit que l’expérience méritait d’être poursuivie. Vous avez alors apporté chez vous à Haïti un large échantillonnage de cette nouvelle race d’abeilles. A l’origine, vous êtes un électronicien spécialisé dans la computerisation. Et ces abeilles vous ont insufflé une passion nouvelle. Elles sont capables de tuer, mais uniquement poussées par leur instinct. Ne serait-il pas possible de les téléguider ? Et vous vous êtes attelé à la besogne, vous y avez consacré votre fortune personnelle et, après de dures et longues années, vous avez touché le bout du tunnel. Les descendants de vos premières abeilles sont devenus opérationnels. Comment ? Grâce à un ordinateur miniaturisé que vous insérez dans le cerveau de l’abeille en même temps qu’une mini-cellule photographique reproduisant le visage de la cible à assassiner. Ingénieux et, surtout, d’une minutie époustouflante. Vous opérez au microscope pour installer vos gadgets dans la tête de l’abeille, et Alek assure que votre vue en subit le contrecoup. En tout cas, chapeau ! J’ai assisté à l’élimination de Marc Valleau à Paris, et d’Ojji aux Comores. Du super-boulot de professionnel. L’abeille ne manque pas sa cible, elle est réellement conditionnée !
  
  Flatté, Kunzler s’agita dans son hamac.
  
  - Allons prendre un verre, invita-t-il.
  
  Dans son salon, il versa de larges rasades de scotch dans les deux verres.
  
  Il trempa ses lèvres dans l’alcool et questionna.
  
  - Comment puis-je être sûr que les Français ont versé l’argent ?
  
  Coplan avait prévu cette objection. Sans démasquer l’Uzi, il sortit d’une poche intérieure de la veste le reçu de la Trucial State Bank of Dubaï attestant qu’un M. Francis Clech avait déposé dans l’établissement la somme de cinq millions de dollars. Habilement, les services techniques de la D.G.S.E. avaient gommé le prénom et le nom et les avaient remplacés par ceux d’Ogül Sirvak, l’identité révélée par le transfuge Borgnine au service de la D.G.S.E.
  
  Coplan tendit la feuille de papier à Kunzler en remarquant :
  
  - Alek n’est qu’un pseudonyme. Ceci est sa véritable identité.
  
  Son interlocuteur lut et hocha la tête, satisfait.
  
  - Tout me semble en bon ordre effectivement. Pardonnez-moi cette méfiance. Le jeu en vaut la chandelle.
  
  - Je n’en doute pas, répliqua Coplan. Au fait, j’aimerais jeter un coup d’œil à vos abeilles.
  
  - Venez avec moi.
  
  - C’est vous qui avez eu l’idée du godemiché ?
  
  - Non, c’est Alek.
  
  - Une trouvaille géniale.
  
  - Mais c’est moi qui ai inventé le système de turgescence et de déterguscence. Ce dernier permet de franchir aisément les contrôles de douane et de police.
  
  - Vous ne manquez pas d’imagination, félicita Coplan.
  
  En terrain découvert, dans un quadrilatère au centre de quatre bâtiments allongés, s’élevait une pyramide protégée par un grillage métallique dense. A l’intérieur s’entrecroisaient des couloirs longeant les étages de ruches.
  
  Kunzler amena Coplan sur la face nord de la pyramide et lui montra une petite ruche séparée des autres par un paravent métallique haut et large.
  
  - Celles-ci ont été traitées.
  
  - Traitées ?
  
  - Leur cerveau recèle le guide computerisé. Il ne reste qu’à ajouter la micro-cellule photographique de la victime qui sera désignée. Alors, elles seront opérationnelles et seront logées dans les testicules de la prothèse en caoutchouc.
  
  Coplan eut un soupir intérieur. Il avait parcouru un long chemin pour parvenir à ce but mais le résultat était là et, si les choses n’évoluaient pas dans le mauvais sens, il n’en coûterait pas un sou à la D.G.S.E. pour mettre la main sur un outil aussi sophistiqué. Le Vieux serait content.
  
  Il sortit encore une photographie d’une qualité parfaite représentant le visage d’un agent de la D.G.S.E. mort au Venezuela.
  
  - Voici la prochaine cible des Français. J’aimerais découvrir comment vous la transposez dans la cellule micro-photographique et, ensuite, comment vous placez cette dernière dans le cerveau de l’abeille.
  
  - J’ai besoin d’une dizaine d’heures, objecta le scientifique.
  
  - J’ai tout mon temps, assura Coplan.
  
  Kunzler l’entraîna dans le laboratoire aux éléments modernes et ultra-sophistiqués, et Coplan s’appliqua à ne perdre aucun des gestes minutieux qu’accomplissait le vieil homme. Le délai d’une dizaine d’heures que ce dernier s’était imparti lui convenait parfaitement. Beauregard ne risquait guère de s’échapper de la Mercedes. Par ailleurs, très tôt, Coplan avait téléphoné au Vieux en utilisant son brouilleur. Un aviso de la marine nationale avait quitté la Martinique et voguait en direction d’Haïti. A la limite des eaux territoriales, il attendrait le signal de Coplan pour expédier à terre un commando clandestin qui s’emparerait de Kunzler.
  
  Coplan consulta sa montre-bracelet.
  
  Oui, il avait vraiment tout son temps.
  
  Il se pencha sur le microscope géant et admira le micro-ordinateur logé dans le cerveau de l’abeille. A quelques pas, Kunzler s’affairait à miniaturiser la photographie de l’espion mort.
  
  - Comment parvenez-vous à greffer les deux éléments ? voulut savoir Coplan.
  
  Témoignant d’une fierté légitime, le vieil homme redressa son dos voûté.
  
  - Je prélève une partie infinitésimale du cerveau. Au préalable, sachez que les cellules nerveuses du cortex déchargent des myriades d’influx électriques qui tissent un dense réseau interconnecté. Je mesure leur intensité et les radioactive afin de les amener dans le champ magnétique de la pile animant l’élément. Lorsque je suis parvenu à l’unisson, je dissocie un fragment de la matière prélevée et le remplace par l’élément. Ensuite, je remets en place. Naturellement, j’utilise pour vous un langage de profane. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué et il m’a fallu des années et des millions de dollars pour mettre au point cette merveille.
  
  - Et quel intérêt personnel cette invention représente-t-elle ?
  
  Les épaules se voûtèrent à nouveau.
  
  - Pourquoi les recherches scientifiques devraient-elles obligatoirement représenter un intérêt personnel ? répliqua Kunzler, agacé. Le seul plaisir d’avoir inventé quelque chose n’est-il pas suffisant ? N'est-il pas une preuve de l’intelligence ?
  
  Les épaules se redressèrent orgueilleusement.
  
  - Non seulement une preuve de l’intelligence mais une prime à l’intelligence, flatta Coplan qui, sachant qu’il avait ferré solidement, cherchait à se ménager les bonnes grâces du savant. Ce dernier ne lui ayant pas encore divulgué de plus amples renseignements sur son invention pouvait, à tout moment, choisir d’arrêter.
  
  Il avait visé juste. Kunzler bomba son torse creux.
  
  - A une époque, reprit-il d’une voix hésitante, s’est posé pour moi un problème d’ordre moral.
  
  Avais-je le droit d’inventer une arme destinée à tuer subrepticement des êtres humains ?
  
  - Et votre conclusion ? questionna Coplan faussement indifférent.
  
  - Vous êtes un tueur comme Alek ?
  
  Coplan prit le temps de répondre.
  
  - A mes heures.
  
  - Alors, vous ne vous intéressez probablement pas à la philosophie.
  
  - Vous vous trompez.
  
  - Laissez-moi vous tester. Connaissez-vous l’ouvrage Hier et demain ?
  
  - Parfaitement. Signé Gustave Le Bon, un philosophe né en 1841, mort en 1931 à un âge canonique.
  
  Stupéfait, Kunzler resta sans voix, puis se reprenant, persifla:
  
  - Je dois dater et ne plus être dans le coup. Ah, ces nouvelles générations qui fabriquent des tueurs intellectuels !
  
  - On est intellectuel, d’abord, tueur ensuite, répliqua finement Coplan.
  
  - Dans le fond, philosopha Kunzler, vous êtes comme Alek. Pour terminer au sujet de mon problème moral, j’aurai recours à une citation tirée d'Hier et demain. Le Bon affirmait que les hommes d’intelligence supérieure ont parfois une mentalité voisine de celle d’un sauvage.
  
  - Après avoir inventé cette arme, vous vous considérez donc comme un sauvage ?
  
  - Exactement.
  
  - Alors, nous sommes tous des sauvages. Alek, vous, moi et quelques autres.
  
  - C’est la raison pour laquelle je n’éprouve aucun scrupule à ce que mon invention soit utilisée à des fins perverses !
  
  - Comment jurer qu’elles le sont ?
  
  Coplan se pencha à nouveau sur le microscope.
  
  - Un point me tracasse, lâcha-t-il.
  
  - Lequel ? l’encouragea Kunzler.
  
  - Comment être sûr, lorsque l’abeille a piqué la cible qu’elle ne va pas s’attaquer à une victime indéterminée, choisie au hasard de son instinct animal ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  A dessein, le technicien avait fait mollir la cire sur le visage du mannequin car, ainsi, le dard y pénétrerait plus facilement pour y vider son venin mortel. Malgré cette précaution, la ressemblance avec son modèle, l’espion mort au Venezuela, demeurait frappante.
  
  - Desclouzeaux aurait-il aimé que l’on recompose ses traits afin qu’ils servent à cette expérience ? objecta le colonel, chef du Service Action.
  
  - Desclouzeaux n’avait qu’un souci dans la vie : servir son pays. C’était son but, son honneur, riposta le Vieux avec aigreur. Là où il est, il nous voit et doit être heureux qu’on ait pensé à lui.
  
  - Je suis prêt, déclara Coplan.
  
  Le Vieux et les officiers présents ajustèrent leurs jumelles. Coplan pressa brutalement les testicules en caoutchouc. Pas plus qu’aux Comores, il ne vit partir l’abeille. Les autres non plus, d’ailleurs, mais leurs jumelles captèrent l’impact de l’insecte contre la cire molle au centre de l’œil gauche.
  
  - Comme pour Marc Valleau, murmura le Vieux. Allons voir.
  
  Donnant ainsi l’exemple, il marcha vers le mannequin installé à cinquante mètres contre la butte, dans l’enceinte du Fort de Montrouge. Coplan et les officiers supérieurs de la D.G.S.E. le suivirent.
  
  Dans l’iris de l’œil gauche, la cire s’était boursouflée. De ses doigts gantés, le colonel commandant le Service Action ramassa l’abeille sans vie qui était tombée sur le sable.
  
  - De quoi diable est-elle morte ? s’exclama-t-il, un peu effaré. Ce n’est quand même pas la cire qui l’a tuée ?
  
  Le Vieux coula un regard complice à Coplan. Ce dernier lui avait décrit l’astuce inventée par le génial Kunzler. L’événement se produisait à l’intérieur du cerveau de l’insecte. Lorsque la cible désignée était frappée par le dard, la cellule microphotographique effaçait l’image. Relié à elle, le micro-ordinateur entrait alors en lice et déclenchait une tornade d’ondes électriques si puissantes que l’organisme de l’abeille ne pouvait y résister. Ainsi était éliminé le risque que celle-ci, sa tâche accomplie, ne revienne s’attaquer à celui qui l’avait éjectée du godemiché.
  
  Satisfait, le Vieux se lança dans un petit discours pour l’édification de son auditoire.
  
  - Messieurs, acheva-t-il, l’essai, comme vous l’avez constaté, est concluant. Nous tenons une arme diabolique que nous utiliserons à bon escient. Inutile de vous préciser que cet homme est également entre nos mains. Ainsi possédons-nous l’exclusivité, ce qui nous place fort en avant sur nos concurrents. En tout cas, nous en reparlerons au cours de nos briefings. Messieurs, je vous remercie de vous être, pour une matinée, transformés en apiculteurs.
  
  Un rire général salua ces paroles et celui qui les avait prononcées entraîna Coplan à l’écart.
  
  - Vous repartez, cher ami.
  
  - Pardon ? s’offusqua Coplan qui avait escompté un congé bien mérité.
  
  - Au Proche-Orient, la situation est préoccupante. Vous connaissez les données du problème. Nous procurons aux chrétiens libanais une aide non seulement alimentaire mais aussi militaire. En sous-main, évidemment. Dans notre camp, nous avons l’Irak et l’O.L.P. de Yasser Arafat. Contre nous, l’Iran, la Libye, la Syrie et les Palestiniens hostiles à Arafat. L’un de ces derniers est un trafiquant d’armes d’envergure mondiale. Il nous gêne car il se propose de rafler l’énorme stock de matériel militaire abandonné dans le désert par les Libyens lorsque nous leur avons flanqué une déculottée au Tchad. J’ai des ordres pour que ce matériel soit racheté par un intermédiaire ami et être ensuite livré aux chrétiens libanais. Ainsi la France n’apparaîtra-t-elle pas en première ligne des fournisseurs. Ce Palestinien se dresse sur notre route, obstacle puissant à nos projets.
  
  Coplan avait compris.
  
  - Je vois où vous voulez en venir. Où est-il ?
  
  - A Tripoli. Laissez-moi vous dire combien j’apprécie votre compréhension, fit le Vieux, hypocrite.
  
  - Pas de pommade, je vous en prie ! Et dans quel délai dois-je partir ?
  
  - Demain. Le temps presse. Notre homme vaque à ses occupations à une vitesse hallucinante. Il nous est impossible de courir le moindre risque. Ce serait un désastre s’il nous coiffait sur le poteau.
  
  Dépité, Coplan acquiesça d’un bref signe de tête.
  
  - Très bien. Je partirai demain. Mais vous ne m’obligerez pas à me munir d’un godemiché, j’espère...
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en mars 1990 sur les presses de Cox and Wyman Ltd (Angleterre)
  
  
  
  
  
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